LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

XII. — L'IMPÉRATRICE ET LE PRINCE IMPÉRIAL.

 

 

Lorsque la paix avec l'Allemagne fut signée, lorsque la Commune fut vaincue et lorsque l'Assemblée nationale, quittant Bordeaux, vint siéger à Versailles, l'espoir d'un retour en France, même à longue échéance, ne fut plus guère possible à l'Empereur et à l'Impératrice, et l'exil, dès lors, fut absolu pour eux.

A partir de cette heure, Napoléon III se consacra à l'instruction et à l'éducation définitives de son fils et tant qu'il vécut, le Prince fut heureux.

Mais ce bonheur devait être de courte durée. En effet, quelque temps après la mort de son père, des dissentiments éclatèrent entre sa mère et lui. Le jeune homme, privé d'argent, ayant prié M. Rouher et l'Impératrice de lui rendre leurs comptes de tutelle, celle-ci refusa très nettement d'accueillir sa requête et exigea qu'il eût sans cesse recours à elle pour ses besoins.

Le Prince avait le droit pour lui et il eût pu obliger sa mère, ainsi que M. Rouher, à se soumettre. Mais un appel à la loi lui répugnait et il s'inclina, muet, devant cette tyrannie.

M. le comte d'Hérisson, dans son très remarquable ouvrage, Le Prince Impérial, nous apprend que l'Impératrice ne se contentait pas de détenir injustement des sommes qui appartenaient à son fils, mais qu'elle fit, après la mort de son mari, disparaître un testament qui, sans nul doute, assurait au Prince une existence indépendante. L'accusation est grave. Mais si l'on considère l'attitude de l'Impératrice devant son fils, en exil, elle semble fondée.

A l'éternelle et irritante question d'argent, des incompatibilités de caractère, de pensée et de. vie vinrent s'ajouter, et ce fut bientôt, entre l'Impératrice veuve et le Prince Impérial orphelin, une suite non interrompue de vexations, de tracasseries, de mesquineries, qui rendirent odieux au jeune homme le temps qu'il passait sous son toit. Il ne goûtait un peu de paix, un peu d'abandon que loin de sa demeure, à Wolwich principalement, où, aimé de tous, il aimait également ceux qui l'entouraient.

Ces choses sont cruelles, peut-être, à dire ; mais il importe pour l'Histoire qu'elles ne soient plus tenues secrètes. Ceux qui ont chéri le Prince Impérial, le Petit Prince, ainsi qu'on le nommait toujours en France, dans le peuple surtout, me sauront gré du courage que je mets à les écrire et aussi de l'émotion pénible qu'elles me procurent.

Le Petit Prince ! — Appellation charmante, mots magiques qui s'en allaient vers les cœurs comme des tintements sonores, tout vibrants d'affection et d'espérance, auxquels les mères et les sœurs, l'ardeur de la jeunesse intelligente et française, la foi naïve des tout petits, répondaient ; autour desquels, encore, un désensommeillement de courage et de dévouement se manifestait ; devant lesquels s'élevaient les battements de mains de la foule, tombait le salut de ceux qui permettent encore à l'idéal de prendre un peu de leurs pensées.

La vie du jeune, infortuné et impérial enfant est sue en France, dans ses grandes lignes, cette vie ayant été courte et ayant été vite parcourue.

Le Prince, dans son attitude de Prince, solennel, réservé, ayant pris aux Anglais leur légendaire et apparente froideur, tous ceux qui ont été à Chislehurst se le rappellent.

Mais connaît-on, autant eu lui, l'enfant, l'adolescent ivre de jeunesse, de grand air et d'amour ?

Naguère, j'ai crayonné un portrait du Prince Impérial et je demande la permission de le reprendre, ici, avec plus de détails.

Sa silhouette de garçonnet est en mon regard, toujours, et je l'aperçois, tantôt dans un costume militaire, tantôt serré dans un veston, le cou bien droit, en un large col rabattu, la jambe tendue cl nerveuse, quoique chétive.

C'était, alors, un bambin comme tous les bambins, à cela près qu'en lui, une sorte de gravité naturelle retenait le rire sans cesse prêt à jaillir de ses lèvres.

Il aimait la gaîté, pourtant, faisait signe à la folie des belles années de venir rompre, un peu, la monotonie de ses heures officielles ; il était bon et il dut souffrir cruellement quand, en une distribution de prix, un élève se permit de l'outrager.

Plus tard, il eut sinon la beauté physique, ridicule, souvent, chez l'homme, mais l'absolu prestige de l'intelligence. De son père — ce rêveur et ce silencieux— il tenait un esprit méditatif et raisonné ; de sa mère, un sang ardent, des nerfs, une exubérance de vie.

Blond, en sou enfance un peu gâtée, il était resté blond, et sa taille s'était élevée au-dessus de la moyenne. Superbe, étranger aux frivolités, aux joies malsaines et abêtissantes, aux entraînements dissolvants, aux mensonges ; tout entier à son rêve, imbu de l'idée de sacrifice et plein des réveils radieux qu'évoquait son nom, il passait, au travers de l'exil, ne donnant au monde, à la société des hommes oisifs ou à celle des femmes légères, que la stricte aumône de sa personne, gardant secrets le battement de son cœur, la pensée qui animait son regard.

L'inconnu était devant lui, il le pressentait. Il désirait son approche, il en appelait la divulgation.

Pour tous, après la chute de l'Empereur, il était resté le Petit Prince, je l'ai dit. Et elle était juste et elle était divinatrice, cette dénomination affectueuse qui mettait, immuablement, entre lui et ceux qu'il avait quittés, un lien. Sa naissance avait ému les entrailles des mères et c'est à la gracieuse popularité qu'il avait auprès d'elles que sa mémoire doit d'être encore, en France, conservée religieusement.

Ce nom, le Petit Prince, était dans l'esprit et dans la bouche du peuple comme une évocation, comme un symbole charmant et radieux, comme un rapprochement fraternel.

Avant tout, le Prince Impérial était Français et sur ce sujet — la France — il n'entendait point qu'on ergotât. Il eût fait bon marché du trône, à la condition d'exposer sa vie pour son pays.

Une fièvre de revanche, de réhabilitation battait en ses artères et il avait des crises terribles alors que certains de nos journaux lui apportaient des malédictions ou des injures imméritées.

Une après-midi, parcourant, avec la princesse Béatrice — celle-là même à qui l'opinion le fiançait— l'une des galeries du palais de la Reine, comme la jeune fille lui montrait, avec des commentaires, la collection des portraits de ses aïeux, le Prince eut un sourire triste, se retourna et indiquant à sa compagne, du doigt, l'horizon :

— J'ai un ancêtre, aussi, dit-il. Il dort, là-bas, sous un dôme, entouré de ses grands-maréchaux, veillé par de simples et vieux soldats, sous la garde d'un peuple.

Il est un mot curieux du prince Victor, le successeur difficile du Petit Prince sur le même sujet.

Le prince Victor, parlant de sa famille, laissa tomber, un jour, m'a-t-on conté, cette phrase devant deux de ses fidèles, MM. B... et Hyrvoix :

— Notre Maison...

Et comme cette expression demeurait vague en sa bouche, l'un de ses interlocuteurs le questionna.

— Notre Maison ?... De quelle Maison, monseigneur, voulez-vous parler ?

— De la Maison de Savoie, déclara le prince Victor.

Le Prince Impérial, fût-il né d'une fille de roi, n'eût jamais songé à se réclamer d'autres ancêtres que de ceux dont il arborait fièrement et la devise et le nom.

Le Prince Impérial est mort de la catastrophe qui a brisé le trône de son père, il est mort de son exil ; mais il est mort surtout, exubérant de jeunesse, aspirant la vie par tous les pores, de l'oppression, qui lui était imposée à son foyer, de l'état moral et matériel qu'il subissait, et qui était incompatible avec l'état de son corps et de son âme.

Ses poumons étaient avides d'air, son regard cherchait la lumière des étoiles, son cœur demandait la chaleur forte et douce, à la fois, d'une affection intelligente ; et c'était, autour de lui, comme le raréfiement de machines pneumatiques, comme l'obscure clarté d'une veilleuse — la glaciale expression de sentiments enveloppés, sans cesse, de contrainte et de solennité.

Un jour, comme devant l'Impératrice, M. Piétri et Mme Le Breton, on lui annonçait la visite de quelques Français, il ne put contenir sa joie et, dans une gaîté irréfléchie d'enfant heureux, soudainement il bondit et battit des mains.

L'Impératrice, importunée par cet enthousiasme, se fit grave.

— Eh bien, Louis, que faites-vous ? gronda-t-elle. Songez devant qui vous êtes.

Le Prince, alors, redevint prince.

Et c'était ainsi, quotidiennement. — On brisait, en lui, inconsciemment, toute jeunesse, toute générosité.

Le Prince avait essayé de s'arranger un coin, clans la demeure de sa mère, qui fût bien à lui, rien qu'à lui ; il avait essayé de greffer, sur l'existence misérable qui lui était faite, une existence tout individuelle, tout intime, dont lui seul pût jouir librement. Obligé aux réunions familiales, il obéissait aux désirs de l'Impératrice, mais moralement, il s'isolait, fuyant par la pensée la promiscuité détestable offerte à son esprit ; et il s'en allait loin, bien loin, porté par son rêve, dans le pays des rêves, là où l'on espère, ou respire, on se bat, on aime, on meurt. Car la mort, à ses yeux, devenait préférable à cette vie châtrée, étrangère à toute humaine manifestation. Mais, en dépit des efforts de son imagination, il retombait sous l'autorité de sa mère. Il lui fallait, bon gré, mal gré, s'enfoncer avec elle dans le vide qu'elle creusait, chaque jour davantage, sous ses pieds ; il lui fallait apercevoir l'ombre lugubre qui passait, entre lui et le soleil, le noyant d'obscurité, l'imprégnant de froideur, aveuglant son regard, annihilant ses facultés. Et c'était, alors, une dégringolade de son intimité, une déroute de ses idées, un énervement de tout son corps.

Eperdu, ayant la sensation épouvantable d'être enterré vivant, le Prince redoutait sa mère. C'étaient entre lui et elle, sans cesse, des explications, des lamentations. Elle l'exhortait, ainsi qu'on exhorte les jeunes filles, elle le moralisait, dans une attitude et un verbiage de confesseur. Le jeune homme supportait mal ces remontrances qui l'obsédaient. Mais, respectant sa mère, il les subissait, en apparence soumis. Lassé, écœuré, il traînait ses heures comme le condamné son boulet, ne reprenant courage qu'en dehors des siens, que loin de son foyer — de ce foyer qui eût dû, pourtant, être pour lui comme le tremplin de son idéal, mais en lequel, jamais, ne brûlait une flamme, morne, toujours, plein de cendres.

Le manque d'argent d'une part, l'atrophie de sa vie familiale, la tyrannie de l'Impératrice de l'autre ; en outre, les outrages qui lui venaient de France, telles sont les causes qui déterminèrent le Prince Impérial à partir pour le Zululand. On chercherait en vain, ailleurs, des motifs pour expliquer sa funeste résolution.

Lorsque le Prince Impérial s'éloigna, il y eut, autour de lui, une manifestation touchante. Quarante jeunes gens français, s'offrirent à l'accompagner et à lui constituer une garde d'honneur.

De funestes pressentiments agitaient ces jeunes cœurs, et ils voulaient mourir avec le Prince, si la mort était là-bas. Mais ces courages, mais ces volontés, mais cette explosion de sentiments généreux furent stériles. L'Impératrice, en effet, ne les accepta pas.

— Non, dit-elle, non, personne ne doit accompagner mon fils. Il revêt l'habit du soldat. Il fera ainsi que tous les soldats. Il sera, sur les champs de bataille, au même titre que les autres, protégé également, mais point davantage.

On s'inclina, malheureusement, élevant ce désir qui était un ordre. On sait le reste.

On sait le reste, oui ; ce qui n'empêche pas M. Prudhomme, les pieds en ses pantoufles, tout près d'un bon feu, de déclarer que les temps ne sont plus tragiques.

Après le martyre du Petit Prince, on a exhibé, à Paris, des Zoulous. Et il a été les contempler. Et, pour quarante sous, sur des tréteaux, à la lueur de quinquets, entre deux clowneries — ô misère ! — il a pu voir comment le Prince Impérial était mort.

M. Prudhomme, demain, fera pour un autre, prince ou plébéien, ce qu'il a fait pour le Prince Impérial. Il se renseignera, moyennant quarante sous, en achetant des illustrés, et if s'endormira dans la parfaite quiétude de son esprit — qui est de la bêtise et qui tourne à la méchanceté, à la mauvaise foi.

Qu'il raille, lourdement, ceux qui savent ou mourir ou souffrir, il importe peu.

M. Prudhomme ne détruira pas l'impression douce et triste qu'a laissée, dans le peuple, la disparition du Prince Impérial — du Mort aimé — et il ne parviendra pas à éveiller, devant ce nom, les susceptibilités des hommes de parti qui ont de l'âme, qui ont du cœur, encore.

Le Petit Prince !... — Ah ! tête blonde et folle, c'était autour de toi comme un murmure indistinct, comme des appels et des espérances. C'était autour de toi comme la sonnerie d'une diane qui, soudain, éclate, comme l'éveil magique d'un tas de jeunes épris d'art, de littérature et de liberté, comme le vol d'une troupe d'oiseaux las d'une longue route, claquant de l'aile à la vue du clocher hospitalier.

 

Lorsqu'on rapporta la dépouille du pauvre enfant, lorsqu'on leva le couvercle qui le cachait aux regards, il y eut, parmi les assistants, comme une sorte de stupeur faite de désespoir, de doute, d'espérances, aussi.

Le Prince, en effet, couché dans la boite funèbre, était méconnaissable, et tous étaient unanimes à déclarer que ce n'était point là celui qu'ils avaient aimé.

Une méprise était-elle donc possible ?

L'espoir fut de courte durée. M. le docteur Evans, celui-là même chez qui l'Impératrice, dans la journée du Quatre-Septembre, s'était réfugiée après sa fuite des Tuileries, et qui, lui aussi, assistait à la lugubre cérémonie, fit cesser tous les doutes en affirmant, après un examen attentif de la bouche du mort, qu'il reconnaissait une dent — et il la désigna — qu'il avait lui-même soignée quelque temps avant le départ du Prince pour le Zululand.

Le jour de l'enterrement, une foule considérable, on le sait, fit cortège à la dépouille du fils de Napoléon III.

Vers quatre heures, plusieurs dames étaient réunies dans un petit salon attenant à l'oratoire de l'Impératrice et Mme Le Breton leur tenait compagnie lorsqu'un chambellan vint mander celle dernière de la part de la souveraine.

Mme Le Breton se leva aussitôt et se tournant vers les visiteuses, leur dit :

— Je vous demande pardon de vous quitter, mesdames ; mais l'Impératrice me réclame pour lui lire sa prière habituelle. Il est quatre heures et je suis en retard.

Et elle disparut.

N'est-ce point là un document humain, comme on dit aujourd'hui ? Et que penser de cette oraison inoubliée en une heure comme celle qui sonnait alors ? Que penser de celle qui l'exigeait ?

 

Hélas ! je l'ai dit déjà, l'Impératrice fut une grande inconsciente dans ses joies comme dans ses peines. Elle fut la Fatalité cruelle qui souffle sur les Empires les plus puissants et les abat. Dans le tourbillon mondain et politique du règne de Napoléon III, charmeuse et rieuse, moderne déité, elle passe avec l'implacabilité d'une divinité antique et païenne, ne laissant rien là où son ombre a glissé.

Elle a pleuré sur les maux dont elle a été l'inconséquente semeuse ; elle a souffert des deuils et des désespoirs qu'elle a accumulés. Et devant sa détresse le silence serait généreux, sans doute. Mais de même qu'en présence du cadavre de son fils elle réclamait une habituelle oraison, en face de son écroulement, l'Histoire la réclame. Et l'Histoire, devant les vainqueurs comme devant les vaincus de la Vie, demeure, elle aussi, implacable, impartiale et sereine.

 

FIN DE L'OUVRAGE