LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

XI. — LA RESTAURATION DE L'EMPIRE EN 1870-71.

 

 

Je viens de citer quelques lettres fort curieuses de l'impératrice Eugénie, dont plusieurs sont datées de 1873 — trois ans après le renversement de son trône.

On l'a vu, mue par un sentiment généreux qu'on ne saurait nier, l'Impératrice fit un moment abstraction de ses intérêts dynastiques, de l'espoir d'un retour en France, pour ne songer qu'au relèvement du pays. Cependant, ce renoncement fut éphémère et bientôt, chez elle comme chez l'Empereur prisonnier à Wilhelmshöhe, le désir de revoir les Tuileries, de reprendre le pouvoir, ne tarda pas à germer et à éclore.

Sous le coup des événements, sous l'effroyable accumulation des désastres, un effarement s'était emparé d'elle, bientôt suivi d'une grande prostration. Mais, à mesure que la chaîne des faits inévitables se déroulait, une habitude de la situation nouvelle qu'elle subissait s'imposa à son esprit et, revenant à elle, pour ainsi dire, ainsi qu'au être évanoui qui se ranime, elle osa avec moins d'effroi, avec plus de raison, envisager les choses et les relier, si possible, à l'avenir incertain.

C'est alors que la pensée d'une restauration impériale, à bref délai, la saisit tout entière et comme, de son côté, l'Empereur, en dépit de la Révolution et aussi des malédictions qui accueillaient son nom, ne douta plus de rentrer dans Paris pour y ramener l'ordre et pour y rétablir son gouvernement, les principaux chefs du parti bonapartiste furent avertis d'avoir à se tenir prêts à obéir à leurs anciens souverains.

Ce projet d'une restauration impériale dès 1870 et 1871, par une succession de circonstances à peu près inexplicables, est resté jusqu'à ce jour ignoré non seulement du public, mais encore de la plupart des hommes qui occupèrent la scène politique pendant et après la guerre.

Je vais le faire connaître, en tous ses détails.

Lorsqu'il eut été décidé, par l'Empereur et par l'Impératrice, qu'une restauration de la dynastie devait être tentée, ou procéda à l'organisation des forces bonapartistes et Napoléon III se mit aussitôt en relations avec ceux de ses anciens familiers réputés pour leur énergie.

L'Empereur appela à Wilhelmshöhe plusieurs de ses partisans à qui il donna des instructions précises ; des émissaires furent envoyés un peu partout avec mission de rapprocher entre eux, par des rapports directs et ininterrompus, les différents centres d'action et lorsque tout fut préparé pour un mouvement d'ensemble, il ne resta plus qu'à fixer le lieu où se tiendrait, libre, le quartier général de cette campagne politique.

D'un commun accord, tout point du territoire français fut écarté comme ne présentant aucune sécurité ; Londres, un instant désigné, fut également abandonné, à cause des difficultés, si faibles quelles fussent, d'une traversée. Une ville s'offrait aux conspirateurs merveilleusement disposée, Bruxelles, et cette ville fut définitivement choisie.

On était alors en novembre 1870, et il faut reconnaître qu'on ne perdait guère de temps ; il faut reconnaître également, sans chercher ici une incrimination, que l'Impératrice était en désaccord avec elle-même, lorsqu'elle écrivait qu'elle était prête à sacrifier ses intérêts dynastiques pour ne songer qu'au relèvement du pays.

Elle était de bonne foi, j'en suis certain, en parlant ainsi, et je crois que dans les découragements qui l'abattaient, elle repoussait souvent, lassée, toute idée de retour en France. Mais, fidèle à sa nature primesautière, dans l'excitation d'une revanche aussi, elle s'unissait, sans trop faiblir, à l'Empereur, dans l'œuvre presque mort-née qu'il avait entreprise.

Bruxelles, en 1870, après le Quatre-Septembre, présentait une physionomie intéressante, originale et attristante à la fois. C'était comme un camp en lequel une foule, venue de tous côtés, un peu, de France surtout, s'entassait. Beaucoup des anciens habitués des Tuileries s'y étaient donné rendez-vous et l'on eût dit que la Cour impériale reprenait là ses assises.

L'hôtel de Flandre, principalement, abritait plusieurs des personnalités importantes du parti bonapartiste, et c'est là que fut ouvert le salon où devaient se réunir les conseillers de l'Empereur, où devait se développer le pian du retour aux Tuileries.

La maréchale de Mac-Mahon, sa mère, la duchesse de Castries, sa sœur, la comtesse de Beaumont. M. Teschard, ministre de France, accrédité à Bruxelles par le gouvernement de la Défense nationale, la maréchale Canrobert, le général Changarnier, le duc d'Albufera, le général de Montebello, le général Fleury, M. Levert, et d'autres qu'il serait trop long d'énumérer, se rencontraient dans le salon en question, que présidait l'une des illustrations mondaines et politiques du second Empire, la comtesse X...

Je viens de nommer M. Teschard, et de dire qu'il était un assidu du salon de l'hôtel de Flandre. On pourrait se méprendre, ici, sur ma pensée. M. Teschard, en se mêlant à un monde qui n'était point sympathique au gouvernement qu'il représentait, ne se rendait coupable d'aucune félonie. Ministre de France à Bruxelles et un peu perdu dans le cosmopolitisme de cette ville, en 1870, il était tout naturel qu'il recherchât, comme homme privé, la société des quelques compatriotes qui s'y trouvaient. Doué de beaucoup d'esprit, serviable, instruit et de bonne compagnie, il plaisait à ses ennemis politiques comme lui-même se plaisait parmi eux—ces ennemis, en somme, étant des Français. Il était marié et, sa femme étant allemande, il opta, je crois, pour la nationalité de sa compagne après la guerre, des intérêts considérables de famille le retenant en Alsace.

Ses fréquentations lui valurent une réprimande de Gambetta, qui lui demanda, un jour, ce qu'il pouvait bien aller faire au milieu de ces charmeurs. Ce mot, dans la bouche du tribun, pour désigner les hommes et les femmes de l'Empire, n'est-il pas typique ?

L'un de ces charmeurs depuis, eut une conversation avec Gambetta, quelque temps après sa nomination comme ministre des Affaires Etrangères. Et comme les événements écoulés faisaient les frais de la causerie, tout à coup le tribun ouvrit un tiroir et, se tournant vers son interlocuteur, lui dit :

— Vous voyez ce tiroir. Il est plein de lettres et de dépêches, de papiers de toutes sortes concernant la politique. Eh bien, plus je lis et relis ces choses, plus je me convaincs que beaucoup des actes qui ont été reprochés à l'Empereur seraient justifiables. Ah ! quand on n'a que de l'opposition à faire, quand on ne connaît pas les difficultés énormes d'un gouvernement, quand, enfin, on ignore le dessous des cartes, oui, tout semble facile et critiquable. Mais, c'est un aveu que je ne crains pas de vous faire, on a tort de blâmer systématiquement son ennemi. Il n'y a que ceux qui n'ont point la main à la pâte qui peuvent le faire ; j'ai été de ceux-là et je le regrette.

 

Tout d'abord, dans les premières heures de sa captivité, sous l'influence de cette prostration qui suit les secousses suprêmes, l'Empereur parut se détacher de toutes les choses qui avaient été siennes et accepter, sans révolte, les faits accomplis.

Répondant à l'un de ses fidèles qui l'interrogeait au sujet de ses intentions, il ne cherchait point à cacher son découragement et, dans un laconisme lamentable, il arrêtait net toute velléité de restauration.

Je vous remercie de votre lettre, qui m'a fait grand plaisir, dit-il, en date du 28 septembre 1870, et de Wilhelmshöhe ; les sentiments que vous m'exprimez ne m'étonnent pas, car j'ai toujours compté sur votre amitié. Dans les circonstances actuelles, je crois qu'il n'y a rien à faire si ce n'est de rectifier par la presse les faits erronnés (sic) et d'agir autant qu'on le pourra sur l'opinion publique. Conti, que vous avez peut-être vu à Bruxelles (il demeure 2, place du Trône) m'est très utile dans ce sens.

Dieu veuille que le siège de Paris soit bientôt fini ; car je redoute à l'intérieur toute espèce d'excès.

 

D'autre part, tous les amis de Napoléon III n'étaient point, vers cette époque, d'accord sur l'opportunité d'un mouvement impérialiste et M. Magne entre autres, consulté, n'hésita point à déconseiller une tentative de restauration.

Voici sa lettre :

Verney-Montreux, près de Vevay, canton de Vaud,

Suisse, le 12 octobre 1870.

Je vous ai déjà écrit ; je crains que ma lettre ne vous soit pas parvenue ; celle-ci, que je fais charger, sera-t-elle plus heureuse. La poste est si troublée que la correspondance par ballon offre autant de régularité que celle du chemin de fer.

... Je suis en Suisse avec ma femme, ma belle-fille et mes petits-enfants. J'y suis venu par hasard en les ramenant d'Aix. J'y suis resté, sur quelques avis que j'ai reçus pour y attendre les élections. J'ai appris que ma présence, pendant cette opération, pourrait être un embarras pour mes amis bien décidés à ne pas me donner leurs voix auxquelles je n'ai, d'ailleurs, aucune prétention.

Les élections étant indéfiniment ajournées, je me propose , à moins d'empêchement imprévu , de gagner bientôt Montaigue ; je compte y terminer ma vie comme je l'ai commencée, c'est-à-dire dans un état plus que médiocre, ne gardant des affaires et des hommes que le souvenir et la conscience d'avoir toujours fait mon devoir, bien heureux si j'y retrouve les amitiés de ma jeunesse et une partie de celles que la prospérité m'avait values, — je ne serai sensible qu'à cette privation.

... Un mot, maintenant, de politique.

On répand et on exploite beaucoup de faux bruits et de fausses appréciations sur les événements accomplis au sujet de la guerre. C'est à les rectifier qu'il faudrait employer son temps ; au contraire, toute tentative de réaction me paraît insensée et dangereuse. Au milieu des désastres de la guerre dont chacun est plus ou moins victime et qu'on attribue à l'Empire, les esprits sont montés, exaltés, furieux. Tout semblant de retour en arrière ne peut qu'irriter ce sentiment. Voilà l'état de l'opinion, si j'en juge par les renseignements qui me parviennent et que vous devez aussi recevoir.

D'ailleurs l'attention publique est presque exclusivement tournée du côté de la défense nationale. En prenant cette étiquete (sic), le gouvernement provisoire a été bien inspiré. Il s'est rallié le concours de tous les partis qui oublient avec raison son origine pour ne considérer que son but. Dieu veuille, pour notre malheureux pays, que la même union préside à la formation du gouvernement définitif.

Mais que l'horizon est obscur ! que l'avenir est incertain ! Sans désespérer de la France, qui ne peut pas périr, bien téméraire est celui qui fait des conjectures et des prédictions, ou qui, comme je viens de le faire dans ma lettre, forme des projets prochains ou lointains.

 

M. Magne, on le voit, était très nettement opposé à une tentative de restauration impériale et lorsqu'on novembre, un mois après avoir écrit cette lettre, on le consulta de nouveau, il fit encore la même réponse.

Châlet du Grand-Hôtel de Vevay,

A Vevay, le 18 novembre 1870.

... Cette malheureuse guerre trouble tout, ruine tout et partout, pour le présent et pour un long avenir, le suis comme vous profondément triste et découragé. Je ne vois pour notre malheureux pays qu'une suite indéfinie de calamités. Je comprends l'exaspération du public contre ceux qu'il accuse d'avoir amené cette situation. Seulement, je crois qu'il se trompe et qu'on cherche à le tromper de plus en plus sur les véritables causes qui sont multiples. Le partage des responsabilités, quand on pourra le faire avec sang-froid et liberté, causera plus d'une surprise, j'en suis convaincu ; c'est à l'éclairer qu'il faudrait s'appliquer uniquement.

En attendant, je ne comprends rien aux bruits qui courent sur de prétendus complots réactionnaires ; à mon sens, ainsi que je vous l'ai déjà dit, ce serait une lotie. Personne ne peut savoir ce que l'avenir réserve. Mais, dans ce moment, il n'y a de choix qu'entre une République modérée et une République à la Robespierre.

Faire sortir le bien de l'excès du mal est une maxime qui m'a toujours paru antipatriotique et scabreuse. Aussi, j'ai vu avec une vive satisfaction l'attitude de Paris et de Marseille contre les rouges, dût le gouvernement provisoire, malgré son origine, en être consolidé pour longtemps. J'ai seulement la crainte que ces tentatives recommenceront, s'étendront, lasseront et effrayeront les honnêtes gens qui finiront par laisser faire comme toujours. — chacun croyant se sauver par sa faiblesse.

Chez moi, un club socialiste a décidé que la rue qui porte mon nom serait débaptisée, que ma propriété serait confisquée et vendue et que le premier venu pourrait et même devrait me fusiller. Il est vrai que la masse île la population s'indigne, proteste et promet de rétablir immédiatement mon nom s'il est enlevé ; il est vrai, aussi, que les honnêtes patriotes qui ont fait ces menaces n'ont pas osé bouger jusqu'ici. Mais il ne faut pas s'y fier. Dans tout les cas, ce fait concernant quelqu'un qui avait dans la ville d'innombrables obligés, dans toutes les classes, et pas un ennemi personnel même parmi les opposants, est un symptôme très significatif et peu rassurant.

Nous allions partir, en effet, lorsque nous avons appris la catastrophe de Metz, l'agitation furieuse des villes du Midi que nous étions obligés de traverser et l'invitation signifiée à Forcade et autres de quitter la ville de Bordeaux, ma voisine ; je n'avais pas l'espoir d'être mieux traité, malgré un passeport bien en règle que votre ami, M. Groffray, avait eu l'obligeance de me faire envoyer par notre résident de Berne.

La reddition de Metz, si déplorable en elle-même, donne lieu à un spectacle bien affligeant, celui des soldats, des officiers, des généraux, s'accusant les uns les autres et réunissant leurs malédictions contre leur chef.

Le silence, plausible et habile quelques fois (sic) n'est pas toujours la meilleure manière de se défendre. Il me tarde de voir une justification du Maréchal plus péremptoire que celle qui résulte de sa courte lettre. Il n'y est pas seul intéressé.

Avez-vous lu les décrets trouvés aux Tuileries et par lesquels Rouher et Lavalette avaient obtenu de l'Empereur la signification de mon congé comme membre du conseil privé. Vous savez que j'en avais le pressentiment fondé sur la connaissance que j'avais de leurs sentiments et de ceux de l'Impératrice.

 

Telles sont les deux lettres intéressantes, à divers titres, écrites par M. Magne sur le sujet qui nous occupe. Malgré l'avis qu'elles portent invariablement, c'est de ce mois de novembre 1870 que date la résolution définitive de rendre Napoléon III à son trône et que l'Impératrice et l'Empereur eux-mêmes dirigèrent le mouvement en lequel ils espéraient.

Un homme — le général Changarnier — qui se trouvait, je l'ai dit, à Bruxelles, fut alors très sollicité par les impérialistes d'entrer dans leurs rangs ; l'Empereur lui-même, l'Impératrice, à sa suite. mirent tout en œuvre pour se l'approprier et il s'en fallut de bien peu que le général ne jouât alors le rôle d'un Monck.

Le général Changarnier se rendait chaque jour, à trois heures, dans le salon de l'hôtel de Flandre et se maintenait ainsi en relations avec les chefs du mouvement bonapartiste.

Sa récente entrevue, en France, avec l'Empereur, n'avait point ébranlé en lui ses convictions monarchiques et, à cette époque, il affichait d'ardentes opinions légitimistes. Selon lui, le comte de Chambord seul était capable de rendre le calme et la prospérité au pays et, intimement persuadé que le roi accepterait le drapeau tricolore, il se dépensait en sa faveur.

Cependant, travaillé activement par les partisans de la restauration impérialiste, par le général Fleury entre autres, qui vint à Bruxelles le trouver, muni d'instructions particulières de Napoléon III, il se laissa bientôt saisir par le courant de l'opinion de ceux qu'ils fréquentaient et, après avoir proposé de prendre la régence avec le Prince Impérial, à l'exclusion de l'Empereur et de l'Impératrice, il attendit de plus formelles ouvertures.

Ces ouvertures n'étant point venues, il retourna à ses précédentes convictions et se refit royaliste.

La lettre par laquelle Napoléon III se mit directement en rapport, à Bruxelles, avec le général Changarnier fut écrite au sujet du maréchal Bazaine et dans le début de cette conspiration qui ne devait jamais aboutir.

Les lignes suivantes nous la font connaître, en même temps qu'elles nous montrent dans quelle ignorance des événements l'Empereur, alors, était tenu :

Wilhelmshöhe, le 16 nov. 1870.

... Cependant, à Bruxelles, vous devez voir beaucoup de monde et être au courant de bien des choses que nous ignorons ici. Je voudrais donc bien que de temps à autre vous me fissiez part de vos impressions, de ce que vous entendez dire, enfin de ce que vous espérez ou craignez pour l'avenir.

On me dit que vous voyez souvent nos ennemis. Si c'est pour les apprivoiser, tant mieux. Mais je crains leur mauvaise influence. Déjà Bourbaki et la maréchale Canrobert, ont, je crois, été circonvenus par eux. Si vous voyez le général Changarnier, engagez-le à écrire dans les journaux un mot en faveur de Bazaine. Je le lui avais déjà conseillé, mais il m'a répondu que la rédaction de l'Indépendance Belge n'ayant pas inséré sa lettre, il en avait demandé la raison et qu'on lui avait répondu qu'on ne publierait sa lettre qu'en l'accompagnant de réflexions très désobligeantes pour Bazaine et que alors il avait retiré sa lettre. Je le regrette, car la parole de Changarnier aurait eu un grand retentissement, tandis que les injures du journaliste auraient passé inaperçues. Tâchez de le faire revenir sur sa décision.

 

Quelques semaines plus tard, l'Empereur devint très catégorique à l'égard du général Changarnier. et comme alors l'organisation du complot impérialiste était accompli, il tenta de se le rendre favorable, à tout prix.

W., le 11 déc.

Cette lettre vous sera remise par M. Levert, ancien préfet de Marseille, qui est un homme très dévoué et très distingué. Il doit causer avec vous des démarches qu'il y aurait à faire auprès du gal Changarnier pour le maintenir dans ma cause. Je vous prie de lui ménager une entrevue avec le général.

 

Le général, ainsi que je l'ai dit, faiblissait chaque jour devant les sollicitations dont il était l'objet et une nouvelle missive de l'Empereur vint confirmer de quel intérêt pour la réussite du plan projeté étaient, aux yeux du parti bonapartiste, son intervention et son adhésion.

W., le 23 déc. 1870.

Je vous remercie des bons rapports que vous entretenez avec le général Changarnier. Il faut le maintenir dans ses bonnes dispositions en lui disant que, le moment venu, je pense bien avoir recours à ses conseils. D'après ce qu'on m'écrit, Claremont aurait dit que Paris ne pouvait pas tenir au-delà de trois semaines. Mais alors qu'arrivera-t-il ?

L'attitude de certains officiers français en Allemagne est, bien mauvaise ; mais ils sont travaillés par des émissaires de plusieurs couleurs.

 

Il semble que, pendant un moment, le général Changarnier ait été comme le pivot de la restauration impérialiste, pivot autour duquel évoluaient foutes les séductions, tous les charmes, toutes les personnalités du parti.

On lui avait promis le maréchalat au cas où l'Empire serait rétabli et il fut un temps où l'on put croire qu'il mettrait résolument son nom et ses influences au service d'une cause que l'on tentait de faire ensine.

Mais il s'obstina dans son idée de régence, en mettant pour condition à son initiative l'éloignement de l'Empereur et de l'Impératrice, et la situation se traîna ainsi, dans des discussions stériles, jusqu'à l'heure où les préliminaires de paix ayant été signés, le pays fut appelé à élire des députés pour une Assemblée nationale chargée de ratifier ces préliminaires et de les rendre définitifs.

Dès les premiers jours de janvier 1871, la conspiration bonapartiste se désagrégea, d'ailleurs, et Napoléon III lui-même fut repris par une sorte de lassitude, de découragement.

Malheureusement vous n'êtes pas mieux instruits à Bruxelles qu'ici des événements futurs, écrit-il alors, en date du 4 janvier. On ne sait que croire à cause de la diversité des opinions qu'on entend au sujet de la résistance probable de Paris.

Tout le monde désire la paix, mais personne ne sait comment elle pourra se faire.

 

Après le 8 février et dès que les représentants du peuple se dirigèrent vers Bordeaux, le général Changarnier s'empressa de quitter Bruxelles et de rejoindre quelques amis dans cette ville. Il y vit M. Thiers ; de son propre aveu, il le sonda au sujet. d'une restauration — non plus impérialiste — mais monarchique et ayant acquis la certitude que le malin petit homme ne tenait aucunement à faire le jeu des princes, il revint à Bruxelles et se sépara nettement de ses alliés d'un moment.

Dès lors, la désorganisation fut entière au camp bonapartiste. Aux difficultés naturelles que présentait une telle entreprise — la restauration de l'Empire — s'ajoutèrent des désaccords, des inimitiés qui rendirent cette tentative impraticable.

Un manque de cohésion dispersa les groupes et le salon de l'hôtel de Flandres fut abandonné. Les uns, en effet, parmi les impérialistes, voulaient l'Em - pire avec l'Empereur, c'est-à-dire l'Empire d'avant les événements, tandis que les autres paraissaient disposés à se ranger uniquement autour d'une régence, avec le Prince Impérial.

Il résulta une déroute, de cette situation et bientôt l'Assemblée nationale, devenant un obstacle presque insurmontable aux projets des partisans de l'Empire, chacun, pour employer une expression familière, tira de son côté et renonça à son rêve.

M. Thiers fut un de ceux qui connurent ces faits et quelque temps après l'avortement du complot impérialiste, étant à Versailles, chef du pouvoir exécutif, il eut, à leur sujet, une conversation assez curieuse avec l'un des anciens fidèles du salon de l'hôtel de Flandre.

Le personnage dont je parle étant allé le trouver pour le prier de faire rendre à l'Impératrice quelques objets qui lui appartenaient, M. Thiers se montra très empressé à satisfaire son ancienne souveraine et donna, en effet, des ordres, pour que la requête qui lui était adressée fût suivie d'exécution.

C'était la première fois que le chef du pouvoir exécutif se retrouvait en présence d'un intime de la famille impériale depuis la guerre, et une curiosité le portait à savoir. — Il se fit aimable, insinuant et posa enfin la question suivante, qui amena une causerie intéressante et historique.

— Que dit-on de nous à l'étranger ?

— Beaucoup de mauvaises choses, monsieur le Président ; on ne nous aime pas, à l'étranger, et on a peur, surtout, de votre République.

— Ma République, ma République... — Elle est, cependant, le seul gouvernement possible, en France.

— Vous le dites, monsieur le Président. Mais comment voulez-vous que des gouvernements monarchiques voient, avec indifférence, un tel voisinage s'établir à côté d'eux. On affirme à Bruxelles, chez le roi, que la République est une maladie contagieuse dont on doit se garer eu imposant la quarantaine à ceux qui n'en meurent pas.

M. Thiers se mit à rire.

— Les cabinets européens ne sont pas raisonnables, reprit-il ; n'ont-ils pas conscience du nombre des partis qui, chez nous, se disputent le pouvoir ? Et croient-ils qu'un retour aux traditions servirait aujourd'hui les intérêts de la France, mieux qu'une marche en avant, vers le progrès ? Non ; ces gens-là sont des ignorants ou des fous et nous sommes plus instruits et plus sages qu'eux. Les empereurs et les rois me paraissent avoir fait leur temps, chez nous. Une bonne république les remplacera et saura mieux qu'ils ne le feraient, panser les blessures du pays.

Puis, allant et venant dans son cabinet, il se planta les bras croisés, bien en face de son interlocuteur :

— Tenez, vous-même, mon cher, s'écria-t-il de sa voix flûtée, vous pensez absolument comme moi. Tout récemment, n'avez-vous pas été un des chefs d'une conspiration qui avait pour but de nous ramener l'Empire ? Qu'est devenue cette conspiration ? Où sont allés tous vos beaux projets ? Vous n'avez même pas pu, entre vous, vous entendre et le général Changarnier que vous avez voulu séduire, ne vous a pas écoutés.

— Pardon, monsieur le Président, le général Changarnier a été, pendant deux mois environ, aussi bonapartiste que moi, qui le resterai, toujours. Il a même, un moment, été régent et futur maréchal de France.

— Oh !

— C'est ainsi.

— Eh bien, cela ne prouve rien. Changarnier est un brave soldat, mais une vieille bonne femme, à idées étroites, à recettes empiriques, qui n'entend rien aux affaires. On m'a dit aussi qu'il a été légitimiste. Maintenant, il veut les d'Orléans.

— Mais vous-même, mon cher Président...

— Moi... je ne veux que la République, je vous l'ai dit. Les d'Orléans ne sont pas plus possibles en France que l'Empereur ou que le comte de Chambord.

Puis il réfléchit :

— Les d'Orléans, oui, auraient pu avoir quelque chance de régner. Mais ils n'ont fait que des sottises qui les ont rendus impopulaires ou qui leur ont enlevé tout prestige. Ils se sont fait élire députés, ils ont, de concert avec les Allemands, réclamé de l'argent à la France. Ils ne comptent plus.

M. Thiers, en cet endroit de la conversation, demeura une minute silencieux. Mais reprenant la parole et frappant amicalement de la main sur l'épaule de son visiteur :

— Je vous répète que la République a pour longtemps à vivre en France, fit-il. Mais s'il faut vous dévoiler toute ma pensée, je crois, en effet, que malgré les désastres dont il est la cause, l'Empire seul serait susceptible d'être accepté par le pays, à son défaut. Les Bonapartes sont finis, bien finis, actuellement ; mais, si dans un avenir éloigné, le peuple rappelle une dynastie, cette dynastie sera la leur. Nous ne verrons pas cela, par exemple ; mais nos petits-enfants peut-être ; les Napoléons sont démocrates et leur nom ne peut s'oublier. Et secouant la tête :

— Mais non, mais non. Aujourd'hui, c'est la République que demande le peuple, c'est elle qui lui convient le mieux. Elle est populaire, en dépit de l'Assemblée nationale ; elle se popularisera chaque jour davantage, prenant plus de force, et les partis ne seront pas assez puissants, dans leur coalition même, pour la renverser, pour la détruire. Elle est le seul, l'unique gouvernement qui puisse apporter au pays le calme dont il a besoin, et qui puisse inspirer confiance à nos voisins ; car elle n'est point belliqueuse et veut la paix, résolument, avec tous. Quand vous retournerez à l'étranger, dites tout cela, je vous y autorise ; dites que vous m'avez vu, que je vous ai parlé ; et je vous serai reconnaissant de l'aide que vous m'offrirez ainsi, en échange du petit service que je vous rends, ou plutôt, que je rends à l'Impératrice dont vous êtes l'envoyé.

Et il ajouta :

— Si Dieu me prête vie, je la ferai aimer, moi, la République et, avec elle, peut-être ferai-je de grandes choses.

L'homme propose et... les Assemblées disposent. Le 24 Mai vit la chute de M. Thiers, comme le mois de janvier 1871 avait vu l'avortement de la restauration impériale. Les historiens diront si M. Thiers fit, étant au pouvoir, quelques-unes des grandes choses qu'il avait promises. Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître qu'il a été perspicace, qu'il a vu clair dans les événements, dans l'avenir, et que cette République, qu'il aimait d'un amour égoïste et sénile — comme un vieillard aime l'enfant tardivement venu — s'est imposée au pays et que, sous son étiquette, la France, libre, prospère, rajeunie et forte, pourrait marcher vers les apaisements et vers les progrès.