LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

VIII. — AVANT LA GUERRE DE 1870.

 

 

En dépit du succès du plébiscite, en 1870, et du libéralisme soudain du gouvernement impérial, il était aisé, pour des esprits observateurs et sensés, de prévoir que de graves événements se préparaient, menaçants ou heureux, on n'eût pu dire lesquels, pour la dynastie napoléonienne.

Des symptômes de renouveau, de révolution ou de guerre, troublaient le peuple et mettaient dans le pays comme une impatience, comme une anxiété dont les causes inexpliquées et mystérieuses, presque, ne devaient pas tarder à être connues. L'Empereur lui-même qui, pourtant, s'était prêté de bonne grâce et loyalement, à la réforme de la politique qui avait marqué tout son règne, avec des alternatives d'insuccès peut-être, mais non sans gloire, il faut le dire très haut, l'Empereur lui-même sentait devant cette incertitude soudaine des esprits, son intelligence, sa prévoyance et son jugement frappés d'un malaise qu'il n'aurait sans doute pu, subissant aussi cette influence appréhensive dont tous souffraient, définir.

Seule, la Cour, c'est-à-dire les fous et les folles qui composaient le personnel habituel des Tuileries, et avec la Cour, l'Impératrice, ignoraient ou feignaient d'ignorer ces signes précurseurs des événements et se livraient à leurs jeux ordinaires, jeux d'amour et de hasard calqués sur leur vie même faite d'instabilité, d'insouciance et du mépris du lendemain,

La Cour, en cette année 1870, s'était installée d'assez bonne heure à Saint-Cloud, l'Empereur et l'Impératrice ayant manifesté l'intention de passer dans cette aimable localité, les mois de juin et de juillet et ayant décidé que Fontainebleau, dans le cours de cette saison, ne recevrait par leur visite coutumière.

L'Empereur en effet, très fatigué et malade, avait peu d'entrain et sa santé, dont on cachait soigneusement au public le véritable état, exigeait peu de déplacements et beaucoup de repos.

Cependant, la Cour, à Saint-Cloud, dans sa gaîté légendaire, dans ses plaisirs, n'eut pas trop lieu de compter avec la gêne et la réserve que menaçaient de lui imposer les souffrances du souverain et l'existence, parmi les cocodettes qui entouraient l'Impératrice, ne se trouva pas sensiblement changée.

L'Impératrice avait auprès d'elle, alors, ses nièces, les filles de la duchesse d'Albe et, de son côté, elle mettait tout en œuvre pour leur procurer quelque amusement. La jeunesse était donc nombreuse et choisie qui, en cette année 1870, papillonnait à Saint-Cloud et en faisait les beaux jours.

La stupéfaction, l'effroi de cette société indifférente et étrangère aux choses comme aux intérêts du pays, n'aurait pu se décrire quand, soudainement, ainsi que des jets de feu projetés dans la nuit, l'incident Hohenzollern d'abord, la déclaration de guerre ensuite, passèrent sur la France et la brûlèrent.

Ce fut. alors, dans cette Cour si brillante et si oublieuse de tout ce qui ne l'intéressait pas directement, comme un apeurement, comme une déroute auxquels succédèrent bientôt une sorte d'enthousiasme conventionnel, des entraînements d'autant plus irréfléchis que ceux qui les exprimaient se croyaient très à l'abri des mécomptes d'un avenir qui leur paraissait invulnérable et assuré.

Tous n'eurent point, cependant, cette attitude incohérente.

L'Impératrice et, avec elle, un clan de courtisans et de courtisanes dociles à chacun de ses actes, à chacune de ses paroles, dès le premier jour de l'incident Hohenzollern prirent une position qu'ils ne quittèrent pas et s'affirmèrent, tout d'abord, comme des partisans résolus de la guerre.

On a voulu voir, parmi ces partisans obstinés d'une rupture entre la France et la Prusse, le due de Gramont qui, à cette époque, était ministre des Affaires Etrangères et sur qui, depuis, la haine publique s'est abattue et sur qui, encore, le monde officiel, dans une hypocrisie et dans un égoïsme qui lui sont particuliers, a tenté de rejeter toutes les responsabilités.

Le duc de Gramont, comme Napoléon III, l'heure est peut-être venue de le dire, était opposé à toute guerre et il se dépensa, vainement, dans les quelques jours qui précédèrent l'irrémédiable et fatale réalité, pour renouer entre les cabinets de Paris et de Berlin d'amicales relations.

Mais il était seul, ou à peu près, de son avis, car la volonté, car l'autorité de l'Empereur étaient méconnues depuis que le parlementarisme en avait fait un souverain constitutionnel, et il dut céder aux exigences de ses collègues qui, forts de l'approbation de l'Impératrice, ne cachaient nullement leurs désirs impatients et belliqueux.

M. le duc de Gramont aurait dû offrir, dans ces circonstances, sa démission, dira-t-on. — Il l'offrit : et eu plein conseil, en présence de l'Empereur, dans un geste emporté et indigné, dans une désespérance aussi, renonçant à faire comprendre à ces hommes qui n'écoutaient que les calculs de leurs ambitions et de leurs vanités, toutes les conséquences d'une guerre entre la France et non seulement plus la Prusse, mais l'Allemagne tout entière, il jeta sur la table son portefeuille et, se levant, se dirigea vers la porte du salon. L'Empereur, très ému, alla à lui et le retint.

— Non, non, restez, mon cher duc, lui dit-il, restez, je vous en prie, et ne me créez pas une crise ministérielle dans un pareil moment.

Et comme le duc résistait, cherchant à se dérober aux instances du souverain, celui-ci lui saisit les mains, et, m'a-t-on assuré, avec un sanglot dans la voix, le supplia.

— Gramont, mon ami, je vous en conjure, implora-t-il, ne vous en allez pas. C'est là un service personnel que je vous demande de me rendre.

M. de Gramont, troublé, désarmé, pris d'une respectueuse pitié pour cet Empereur malade alors, hier superbe et puissant, qui le priait, esquissa un geste vague et, revenant à sa place, reprit ses fonctions.

Dès lors, il accepta, logiquement, chevaleresquement, les conséquences de sa soumission et ce lut lui qui, en sa qualité de ministre des Affaires Etrangères, porta à la tribune la fatale déclaration.

L'impératrice Eugénie a été, est même encore accusée, publiquement, d'avoir voulu, ainsi que je le disais plus haut, cette guerre de 1870, qui lui a été si fatale. Elle l'a voulue, en effet.

On a publié, cependant, sur cette donnée, d'innombrables racontars dont le défaut est de ne pouvoir être contrôlés. Où est la vérité ?

L'Empereur, c'est un fait historique, désormais indiscutable, était réfractaire à toute déclaration de guerre.

Quelque temps avant la funeste résolution qui mit fin à son règne, il avait eu connaissance. en effet, de documents qui ne laissaient aucun doute sur la force de la Prusse, sur ses sentiments à notre égard, et des avis, chaque jour, lui étaient envoyés, à ce sujet, par ses agents à l'étranger.

L'un de ces agents avait même adressé à une personne de son entourage un billet que je transcris textuellement ici, et qui le fortifiait encore dans son hésitation.

Karlsbad, 26 juin.

Je reviens d'un diner chez le roi de Prusse, avec Bismarck, Manteuffel, etc. Ces gens-là sont de la réaction ouverte et de pareils exemples sont dangereux. — Manteuffel parle de coalitions de Roi (!) contre toute la canaille démocratique des Chambres et veut un retour pur et simple à l'absolutisme paternel ! Moi, je me permis de lui parler de la question pratique de l'argent ! et refus la réponse incroyable :

On fait les meilleures guerres sans argent ! Commençons seulement, et dans un (sic) couple de mois nous irons chercher l'argent à Paris !

Je le regardai pour voir s'il avait trop bu et il reprit :

Nous sommes là à peu près comme en 1851, à Olmütz ; mais vous autres n'avez pas de Schwarzenberg aujourd'hui !!!

Qu'en dites-vous ? Sont-ils à enfermer ces gens-là !!!

 

Cette lettre — qui n'est pas signée — mais qui est authentique, n'est-elle pas curieuse et ne dit-elle pas tout ce que l'on pourrait dire sur les hommes qui entouraient le vieux Guillaume ? Ne nous montre-t-elle pas, aussi, le général de Manteuffel sous un jour tout différent de celui sous lequel on s'est plu à nous le présenter jusqu'alors ?

 

L'Impératrice ne pouvait ignorer la pensée de Napoléon III, et l'on a quelque raison de se demander comment, dans une circonstance aussi solennelle, sou opinion prévalut sur celle de son mari. Jusqu'au dernier instant, l'Empereur ne cacha l'oint ses inquiétudes. A Saint-Cloud, même, lors de son départ pour l'armée, répondant à ceux qui lui criaient, enthousiastes :

— Dans huit jours, nous serons à Berlin ! — il avait murmuré :

— Ne dites pas cela. La campagne sera longue... même si nous sommes vainqueurs.

Devant de telles déclarations, ou serait en droit de douter qu'il y eût, alors, un désaccord entre l'Empereur et l'Impératrice. Cependant, des hommes d'une moralité absolue, d'un dévouement à toute épreuve aux choses et aux êtres de la famille impériale, affirment que ce désaccord existait. Et comme, ici, je ne veux être qu'un narrateur impartial, je ne saurais passer sous silence le récit de la scène dernière qui précéda la signature de la déclaration de guerre. Ce récit a été fait par l'une clos personnalités les plus en vue du second Empire, et si je n'ignorais que cet homme est incapable d'un mensonge, j'hésiterais à le mentionner.

L'Empereur, donc, ne voulait pas la guerre. Et quand, au conseil des ministres, la crise étant arrivée à son état le plus aigu, on lui soumit le décret relatif aux hostilités à signer, pour faire suite au vote prévu des Chambres, il refusa d'apposer son nom au bas du terrible papier. Comme on insistait, il se fâcha— lui, le doux entêté, selon l'expression même de sa mère — il devint violent et, s'emparant du projet de décret, il le déchira et en jeta les morceaux au travers du salon.

Puis, malade, épuisé autant par l'obsession qui le poursuivait, que par les souffrances physiques qu'il endurait depuis longtemps, il se retira et se coucha.

L'Impératrice, en apprenant la scène qui venait d'avoir lieu, ainsi que la résolution de l'Empereur, fut vivement contrariée. Une émotion très intense la saisit. A son tour, elle prit de la colère, et ayant forcé les ministres à rétablir le libellé du décret, elle s'empara du nouveau feuillet et elle se rendit auprès de l'Empereur qui, peut-être ainsi que clans un rêve, signa.

Telle est l'anecdote. Elle est extrêmement grave. Et, je le répète, si elle n'avait été contée par une bouche autorisée, je la considérerais comme une pure invention.

Il parait avéré, encore, que ce fut sur le désir formel de l'Impératrice que le gouvernement français témoigna à la Prusse une raideur inaccoutumée, en présence du retrait de ses prétentions, et qu'on exigea du cabinet prussien ce qu'on appela, alors, des garanties.

L'Impératrice, dit-on, agit, dans cette occasion, sous l'influence d'un sentiment tout infinie. Espagnole, elle avait été profondément émue à la pensée qu'un prince étranger pût régner sur sa patrie d'origine, et quand l'Empereur, à Saint-Cloud, après l'apaisement éphémère du conflit, se présenta, joyeux d'avoir enfin mis un terme à l'inquiétude générale, elle l'accueillit fort mal. Les courtisans firent chorus avec elle. Un nouveau conseil des ministres fut décidé et la guerre, une minute écartée, devint inévitable.

L'Empereur, oui, avait été heureux quand, un instant, il avait pu croire que les bonnes relations entre la France et la Prusse allaient être reprises.

Mais, hélas, il n'était pas le maître dans l'Etat depuis 1867, et l'Impératrice qu'un entourage encombrant, intrigant, sot et intéressé entretenait dans l'idée fixe de gouverner et de mêler son autorité à celle des hommes politiques, collaborateurs de son mari, imposait à tout et à tous sa volonté, ses souhaits, ses inconséquences.

En 1870, l'Impératrice, poussée par on ne sait quelle société d'ambitieux et d'insignifiants personnages désireux de se créer, à la faveur d'une émotion publique, une situation à la Cour, dans l'administration ou dans l'armée, l'Impératrice se retrancha derrière un entêtement systématique, repoussant toute tentative de conciliation, et met tant l'Empereur dans l'impossibilité de ne point l'approuver, sous peine d'un scandale, elle se posa résolument devant ses conseillers, comme l'âme même de la campagne qui se préparait.

L'Impératrice, à toutes les représentations qui lui furent faites, répondit par la même inébranlable volonté.

Ses arguments, en faveur d'une action immédiate, ne se bornaient point d'ailleurs à la seule expression d'une sentimentalité, d'un caprice ou l'un égoïsme politiques.

Elle croyait sincèrement, sur la foi de conversations familières et d'hommages émus, que MM. de Metternich et Nigra soutiendraient la cause de la France auprès de leurs gouvernements respectifs, et elle escomptait des alliances problématiques.

L'Autriche, en effet, n'avait aucune apparente raison d'abandonner sa quiétude en partie recouvrée depuis Sadowa et de défendre un peuple qui l'avait laissé écraser :

Comme on interrogeait, à ce sujet, le prince de Metternich, il fit la réponse suivante qui ne laissa dès lors, aucun doute, sur l'appui des armes autrichiennes.

— Il ne nous est point possible de prendre parti pour vous dans la lutte qui va avoir lieu ; car nous le savons, car nous en avons la triste certitude, vous serez battus. Vous ignorez votre ennemi ; il est plus fort que vous et je n'oserais affirmer qu'il ne vaincrait pas les armées réunies de l'empereur Napoléon et démon auguste Maître.

Quant à l'Italie, quant à Victor-Emmanuel qui, lui, au moins, aimait sincèrement l'Empereur, un intérêt national dont on ne saurait trop, après tout leur garder rancune, ne leur permettait pas de venir à notre aide. Ils espéraient, que la France fût victorieuse ou vaincue, s'emparer de Rome à la faveur de la désorganisation qu'entraîne toujours, dans un pays une guerre heureuse ou funeste, et le souci d'être délivrés de notre tutelle sur les Etats Pontificaux, passait, dans le cœur du roi comme dans l'esprit du peuple, avant toute générosité, avant toute reconnaissance.

C'est ainsi, en présence de tels présages, que la guerre fut déclarée à la Prusse ; c'est ainsi, en présence de tels présages, que l'Impératrice n'hésita pas à jouer, sur un coup de canon, l'avenir de la France et de la dynastie napoléonienne.

Tout semblait concourir, d'ailleurs, alors, à la perte de Napoléon III et du pays.

Tandis que des scènes violentes avaient lieu au conseil des ministres entre M. de Gramont et ses collègues, d'autres scènes non moins violentes se produisaient entre l'Empereur et sa compagne et, parmi les familiers même de la Cour, des incidents survenaient qui, dans leur étrangeté, montrent quelle désorganisation, en cette année 1870, frappait le monde officiel et l'entourage des souverains.

Un général, aide de camp de Napoléon III, dont je veux taire le nom, ne se permit-il pas, un jour, à Saint-Cloud, alors que tout prétexte d'hostilité semblait écarter, de s'élever contre ce qu'il appela une lâcheté publique, de déboucler son épée et de la jeter au travers d'un billard en criant que si on ne faisait pas la guerre à la Prusse, il briserait son épée.

L'Impératrice elle-même, le jour du départ de son mari pour l'armée, à Saint-Cloud, s'emporta violemment, comme on déjeunait, sur une observation de l'Empereur qui ne cessait d'émettre des doutes cruels sur l'issue de la lutte, et sur sou attitude qui, en effet, était pleine de tristesse.

L'impératrice apostropha son mari et, frappant sur la table, brusquement, s'écria qu'on ne la comprenait pas, qu'on voulait lui porter malheur.

Ceux qui assistèrent à ce déjeuner se rappelleront cet incident.

L'Empereur partit. Il semble que l'Impératrice ait eu hâte d'être sinon seule — l'hypothèse d'un tel désir est inadmissible — mais en possession d'un pouvoir qui allait être le sien, dans l'absence du souverain, et qu'elle convoitait depuis longtemps.

Jusqu'à la dernière minute de sa puissance, elle affirma ce désir, et quand l'Empereur, ainsi qu'on le verra dans un prochain chapitre de cette étude, voulut rentrer à Paris avec son fils, après nos premiers échecs, elle s'opposa formellement à ce retour.

Et pourtant, qui sait, peut-être le salut de la dynastie comme celui du pays était-il, alors, dans la présence de l'Empereur aux Tuileries ?

Au lieu de se traîner, par ordre de sa compagne, humilié, sans commandement, à la suite de son armée démoralisée et vaincue, il eût pu rétablir l'ordre dans la capitale — demander une paix honorable, et certes, à ce moment, l'Allemagne n'aurait point exigé de cet homme malheureux, mais libre — une indemnité de cinq milliards et l'abandon de deux provinces.