LE SECRET D'UN EMPIRE : L'IMPÉRATRICE EUGÉNIE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Cette page, mise en tête de ce volume, était écrite lorsque je publiai, au Figaro, quelques extraits de la présente étude sur l'impératrice Eugénie. Comme je livrais aux lecteurs, à l'appui de mon récit, des documents inédits, des lettres émanant soit de ministres, soit d'ambassadeurs, soit de membres de la famille impériale, qui formaient l'entourage habituel de Napoléon III et de sa compagne, j'avais lieu de penser que ma relation serait accueillie sans protestations et qu'il ne s'élèverait aucune voix assez osée, de bonne foi ou intéressée, pour tenter d'infirmer mes révélations.

Je me trompais. Un journal, le Gaulois, répondit à chacune de mes chroniques contenant — je ne dirai point une attaque, mais une preuve de l'influence néfaste de l'Impératrice sur la politique impériale, et sur les mœurs de la Cour — par une chronique, en essayant péniblement de rétablir en faveur de la souveraine déchue, une légende mensongère et qui, devant l'Histoire, a fait son temps.

Cette défense dont la naïve fausseté ne saurait être mise qu'à l'actif d'un système, m'ayant été signalée, je n'ai pas cru devoir l'arrêter, préférant attendre la liberté du livre pour en faire connaître au public, la valeur.

J'ajoute même que cette défense fut fort maladroite ; et ceux qui l'ont inspirée regretteront peut-être de l'avoir opposée à mon récit.

Mon intention n'était point, en effet, d'écrire un volume sur l'impératrice Eugénie. Je voulais borner ma relation aux quelques feuillets d'une brochure et, dans un sentiment de pitié, laisser dans l'ombre et dans le silence, certains faits historiques qui se rattachent directement à la compagne de Napoléon III et dont, en dépit des louangeurs patentés, la responsabilité retombe sur elle, entièrement.

Les attaques du Gaulois m'obligent à ne plus me taire et à dire, nettement, ce que fut, dans le bien comme dans le mal — dans un bien et dans un mal inconscients, peut-être — l'impératrice Eugénie.

Après tout, n'appartient-elle pas à l'Histoire ? Pourquoi mentir ou pourquoi détruire, par un mutisme de convention, le lien qui l'unit aux destinées de la France ? Pourquoi répudier, en ce qui la concerne, ce jugement impartial du Temps dont les autres reines qui l'ont précédée, aux Tuileries, n'ont point été exemptées ?

L'Impératrice fut cruellement frappée dans sa vie publique ainsi que dans ses affections d'épouse et de mère. Cela est vrai.

Mais de cela naît-il la raison qui empêche la vérité de se dresser en face d'elle, même dans sa peine, même dans sa déchéance ?

Je ne le pense pas.

La guerre de 1870 dont elle fut l'instigatrice, ne laisse-t-elle pas derrière elle des épouses, des mères aussi, dont la douleur est grande, dont le souvenir se noie, chaque jour encore, dans des larmes ? Et s'est-il trouvé, dans un monde spécial, se trouve-t-il, actuellement, un écrivain pour poétiser ce souvenir, pour plaindre cette douleur de femmes qui, pour n'avoir pas été impératrices, ne sont pas moins dignes de notre émotion, de notre sollicitude ?

Je sens toute l'inanité d'une telle discussion ; je la cesse et reprenant, un à un, les articles du Gaulois, j'y réponds.

 

A la date du 22 septembre 1890, sous ce titre : La vérité sur le départ du prince Impérial pour le Zululand, le Gaulois nous retrace un entretien qu'aurait eu le prince avec sa mère, peu de jours avant son embarquement. Or, cet entretien est absolument imaginatif et appartient au plus romanesque roman. Le prince n'avait qu'un désir, s'éloigner de cette mère qui ne le comprenait pas, secouer cette tutelle absurde qui le faisait ridicule aux yeux des jeunes gens de son monde et de son âge, et s'en aller, par delà les mers, conquérir cette indépendance qu'on lui refusait sous son propre toit. Manquant d'affection, manquant d'argent, dépouillé même d'un héritage qui lui venait d'une parente, surveillé et sermonné comme un gamin, il avait l'horreur de sa maison et il aima mieux risquer son avenir dans une aventure obscure, que d'offrir davantage sa jeunesse pleine de vie, d'intelligence et de bonté, aux mesquines tracasseries de l'Impératrice.

Telle est la vérité. Elle est connue de tous ceux qui approchèrent le Prince Impérial, et ceux qui la travestissent mentent à la France qui aimait le prince, le Petit Prince comme on l'appelait toujours chez nous, et à l'Histoire qui exige des faits précis et non des fables.

A la date du 4 octobre 1890, sous ce titre : La fable de Yung et sa fin à la Cour de Napoléon III, le Gaulois, reprenant l'article que je venais de publier au Figaro, reproduit à peu près les mêmes faits visés par moi précédemment. Mais dénaturant mon récit et lui opposant une version contraire, il place l'aventure de Home en 1860, pour le besoin de sa cause, et pour mieux pouvoir nous raconter que l'Impératrice demanda au célèbre spirite de lui permettre de serrer la main de sa sœur morte, la duchesse d'Albe.

Or, le passage de Home et non Yung aux Tuileries, eut lieu en 1857. Et comme à cette époque la duchesse d'Albe était très vivante, la souveraine ne put adresser la prière en question au spirite.

Les lettres que j'ai publiées à ce sujet et qui, datées de septembre 1857, sont toutes de la main du ministre des Affaires Etrangères, prouvent surabondamment la sincérité de mon récit, et démontrent, en outre, que c'est à l'Impératrice seule que l'Américain dut l'engouement qu'il trouva auprès des familiers de la Cour.

Plus loin, le même journal relatant la confusion de Home, pris à Biarritz en flagrant délit de jonglerie, nous dit que l'Empereur assistait à cette confusion. Or, Napoléon III, ce même soir, se trouvait à Stuttgart, avec l'Empereur de Russie, pour l'entrevue fameuse. Il ne pouvait donc en même temps morigéner Home à Biarritz. Une lettre de M. Rothan qui se trouvait alors, en qualité de premier secrétaire de la légation française, à Stuttgart — celle que je cite en ce livre, ne permet à ce propos, aucune discussion.

A la date du 22 octobre 1890, le Gaulois, sous ce titre : M. Emile Ollivier aux Tuileries, écrit ces lignes qui me concernent personnellement, puisque seul à ce moment, je donnais au public une narration sur le second Empire :

A part certains faits indiscutables par leurs conséquences, par les monuments qui nous restent, comment accorder une certitude absolue à la plupart des traditions historiques, lorsqu'on voit les événements contemporains travestis avec une habileté et un talent qui feraient douter de la vérité même ?

 

Reconnaissons-le, il faut posséder une certaine audace pour diriger une telle attaque contre un homme, après avoir publié les mensonges historiques que je viens de relever.

Je me permettrai de faire observer au Gaulois que je n'ai mis dans mon récit aucune habileté ni aucun talent — les deux substantifs sont évidemment ici dans un sens qui m'est défavorable ; — mais que je me suis contenté de demeurer indépendant pour conserver la faculté d'être impartial. Je ferai également remarquer à mon confrère que l'Histoire ne se paie pas de découpures de journaux et de gentilles fables arrangées pour plaire à ceux qui ont joué, publiquement, un rôle important dans la Vie, mais qu'elle veut des certitudes. — Or, je serais bien curieux de voir comment le Gaulois s'y prendra pour infirmer, après cette préface, les lettres des personnages ci-dessus nommés et pour persister dans ses dénégations comme dans son imaginative bienveillance.

Mais je n'en finirais point avec ce journal s'il me fallait le suivre dans ses erreurs.

Je n'en veux relever qu'une seule encore avant de clore un incident que l'on m'a imposé.

On nous parle souvent de la charité, de la générosité de l'Impératrice et de sa sollicitude toute maternelle et constante envers ceux qui l'ont servie au temps de sa puissance, et que l'infortune, que l'indigence même, ont depuis accablés.

Or, désire-t-on connaître l'étendue de cette sollicitude, de cette générosité, de cette charité — qui dans tous les cas, fausses ou réelles, en ce qui touche des étrangers, auraient bien dû s'exercer en faveur du malheureux Prince Impérial ? — Qu'on lise les lettres suivantes, qui me sont parvenues, alors que je publiais des extraits de ce livre. Elles fixeront l'opinion, sans qu'il soit besoin de les accompagner de longs commentaires.

Monsieur,

Etant un ancien serviteur de l'Empereur, je lis toujours avec intérêt ce qui se rapporte aux événements qui se sont passés aux Tuileries.

Je vous dirai, premièrement, sans arrière-pensée, que l'impératrice Eugénie ne sera jamais assez punie pour tout le mal qu'elle a fait tant au pays qu'à ses vieux serviteurs auxquels elle n'a jamais donné une bonne pensée.

Il lui reste, cependant, assez de millions pour s'intéresser aux gens qui ont servi l'Empereur avec dévouement ; mais non, pas une pensée, pas un souvenir, rien, pour eux : l'Empereur, le Prince Impérial, oui, nous les aimions et nous espérions en eux ; mais de l'Impératrice nous étions sûrs d'être délaissés comme nous l'avons été.

Depuis 1870, un petit capital donné avec bonne intention, aurait pu fournir, depuis longtemps, une rente qui aurait soulagé quelques malheureux et bons serviteurs...

 

Monsieur,

Il est certain que l'Impératrice fit beaucoup de bien à des ingrats, et je trouve que son caractère est bien dépeint dans ce que vous dites de la femme. Elle était, en effet, un peu comédienne dans ce qu'elle faisait, un peu extravagante, comme par exemple, au musée chinois de Fontainebleau où elle allait au fumoir, avec ses dames, brûler quelques cigarettes ; mais là ne serait pas un grand crime. Quelle est la petite bourgeoise qui n'a pas de distractions de ce genre ?

Quant au cœur, elle ne l'a pas des meilleurs pour une femme dans sa sphère ; elle ne devait pas s'occuper jusqu'à s'interposer auprès des souverains et des étrangers qui venaient à la Cour, pour défendre qu'ils offrissent aux serviteurs des gratifications particulières, et c'est cependant ce qu'elle s'empressait de faire.

Quand elle allait en voyage, elle donnait beaucoup pour surpasser les autres par sa munificence, mais afin, toujours, d'avoir l'air d'être au-dessus de tout le monde.

Aujourd'hui si l'Impératrice a, parfois, l'idée de faire du bien aux petits, les gens qui sont auprès d'elle l'en empêchent.

Il est certain que l'Empereur avait l'intention de faire des pensions à son personnel. S'il ne l'a pas fait, c'est à l'Impératrice qu'on le doit et à ceux qui l'entouraient.

Pour moi, j'ai, peu après le Quatre-Septembre, trouvé une situation, qui grâce à Dieu, m'a mis hors du besoin ; mais il n'en a pas été de même pour tous.

J'étais dévoué à Leurs Majestés ; mais lorsque je vois le peu de cas qu'on a fait des serviteurs, je reviens un peu du dévouement.

 

Une troisième lettre, aussi, jette un jour assez spécial sur les sentiments maternels de l'impératrice Eugénie et nous la montre telle que je l'ai peinte dans son caractère, comme dans certaines questions de politique.

Monsieur,

... En ce qui concerne le Prince Impérial, à côté de grandes démonstrations d'amour, tout à coup elle avait une réserve presque glaciale. Dans les dîners où le prince assistait placé à la droite de l'Empereur, lorsqu'on lui offrait des friandises au dessert, il regardait d'abord si sa mère le voyait, et dans ce cas il n'en prenait que peu, car elle ne tolérait point qu'il en mangeât. L'Empereur riait souvent, de cette petite comédie.

Il est bien certain que le Prince avait plus de caresses auprès de son père. L'Impératrice affectait toujours, devant lui, des airs de grande sévérité, et c'est malheureusement, comme vous le dites, ce manque de tendresse qui a été une des causes déterminantes du départ du pauvre enfant, heureux de se soustraire à une tutelle exigeante.

Autant l'Empereur était bon pour son fils et l'aimait, autant l'Impératrice lui en imposait. Il n'était pas à son aise devant elle.

Je vois encore le Prince à Compiègne, en 1869. C'était un soir de spectacle et l'on jouait La consigne est de ronfler. Au moment où l'ordonnance est prise de colique, il riait tellement que tous ses voisins le regardaient plutôt que la scène. L'Empereur avait, ce soir-là, un double plaisir en voyant son fils si gai.

La princesse Mathilde se trouvait là, à côté de l'enfant, et elle doit avoir gardé souvenir de ce moment.

Je me disais, comme beaucoup peut-être : On s'aperçoit bien que l'Impératrice est loin d'ici. — Elle était, en effet, à Suez.

Au sujet de la défense du pouvoir temporel du Pape, et de l'esprit incohérent de l'Impératrice, voici une anecdote. C'était à Saint-Cloud, avant les événements de Mentana. Le général de Failly était venu prendre les dernières instructions de l'Empereur qui l'avait retenu à déjeuner. Mais voilà qu'à table, en causant avec l'Impératrice, il dit qu'il devait monter en wagon à la gare de Lyon, à telle heure, pour s'embarquer à Marseille avec sa division. Alors l'Impératrice s'écria : Mais, général, vous allez manquer le train. Sauvez-vous bien vite ; vous n'avez que juste le temps pour arriver ! — Il eut beau affirmer qu'avec la chaise de poste qui était à ses ordres, il n'aurait aucun retard, il lui fallut, bon gré mal gré, se lever avant d'avoir fini de déjeuner, obtenant la permission d'emporter un morceau de pain cl une tranche de viande qu'il dévora en descendant l'escalier en riant.

Un autre fait :

En 1839, après Magenta, M. Klein de Klenemberg, officier d'ordonnance, fut chargé par l'Empereur d'apporter à Paris, les drapeaux pris sur l'ennemi. Mais à son arrivée, au lieu de se rendre immédiatement à Saint-Cloud, il s'en fut chez lui pour se nettoyer, pour faire toilette afin de se présenter à l'Impératrice dans une tenue convenable.

Quand il fui admis auprès de Sa Majesté, il n'eut pas la réception à laquelle il s'attendait. L'Impératrice, en effet, le regardant des pieds à la tète, lui dit : — Vous venez d'Italie, monsieur, on ne s'en douterait pas à votre mise. Vous ne sentez ni la poudre ni la poussière du champ de bataille. Lorsqu'on a l'honneur d'être choisi pour apporter de si beaux trophées, on doit se présenter à n'importe quelle heure et dans n'importe quelle tenue.

Elle faisait ainsi allusion, sans doute, à ces officiers d'autrefois qui franchissaient de grandes distances et se montraient couverts de boue et de poussière après avoir crevé plusieurs chevaux. Cette scène fut un peu théâtrale.

 

Il serait, certainement, imprudent d'attacher à ces diverses lettres une importance exagérée. Cependant, un fait est indéniable : elles ont été écrites par d'anciens serviteurs des Tuileries qui, tous, professent à l'égard de l'Empereur et de son fils, un culte profond, une reconnaissance émue.

Pourquoi n'expriment-ils point les mêmes sentiments lorsqu'il est question de l'Impératrice ?

Il est permis de penser que si cette dernière s'était montrée bonne autant que Napoléon III, les mêmes hommages qui vont à l'Empereur mort — et par conséquent loin des affections comme des inimitiés — iraient à elle avec autant de spontanéité.

 

On m'a attaqué — maladroitement. — J'ai répondu.

Et, maintenant, un dernier mot.

On a prétendu, lors de la publication de quelques chapitres de ce livre, au Figaro, que j'écrivais sous un pseudonyme — voire même que je n'existais pas.

Je tiens à renseigner les personnes qui ont bien voulu s'intéresser à moi et que la mise en vente de ce volume va, sans doute, inquiéter encore :

J'existe, je n'ai point de pseudonyme, et je suis seul l'auteur responsable de cette œuvre que j'offre aux lecteurs.

 

P. DE L.

Paris, janvier 1891.