On affirme que MM. de Persigny et de Morny ont laissé des mémoires sur le Second Empire. A coup sûr, le récit de ces deux hommes serait intéressant à lire. Il est, cependant, un personnage de la cour qui, lui aussi, dit-on, a légué à ses héritiers un journal sur l'époque impériale, et dont la narration, si elle est sincère, exciterait au plus haut point la curiosité du public. Je veux parler de M. le général Fleury dont le nom est resté célèbre autant que celui des deux individualités que je viens de citer. La célébrité de M. le général Fleury fut toute spéciale, sous l'Empire ; et depuis la chute de Napoléon III, elle est demeurée, dans l'esprit du monde, comme étrangement particularisée. Par suite d'un enchaînement de faits impossibles à analyser comme à expliquer, par suite d'une malveillance implacable qui ne cessa de s'attacher aux paroles ainsi qu'aux actes de M. le général Fleury, cette célébrité prend devant la foule un peu l'apparence d'une réputation bâtarde, d'une renommée de mauvais aloi. Sans vouloir, ici, me faire l'avocat du général, je tiens à dire que l'on est injuste envers lui, que le jugement qui le frappe, défavorablement — on ne sait trop pourquoi — comme frappent souvent les jugements, quelle que soit leur origine, est exagéré. En effet, M. le général Fleury ne fut, sous l'Empire, ni plus ni moins que les hommes de l'entourage de l'Empereur, un cynique, un jouisseur, et l'on comprend peu que la chronique s'acharne avec méchanceté, de préférence, contre lui. Faut-il dire la vérité ? — M. le général-Fleury, par sa situation, fut quotidiennement, naguère, assailli par les solliciteurs et, s'il rendit des services à beaucoup, s'il aida nombre de gens dans leurs requêtes à l'Empereur, il en oublia plus encore et fit des mécontents. D'une déception à la haine, il y a peu d'écart, on le sait. De là cette rancune de l'opinion qui pèse sur la tombe même de cet homme. On peut déclarer, sans craindre qu'on lui oppose un rival, qu'il fut, à la cour, le plus séduisant, le plus fêté, le plus aimé. Il semblait, en effet, avoir tous les dons ; joli homme tout en conservant grand air, spirituel, brave, charmant, enfin, il était, avec M. de Morny, le type de ces hauts gentilshommes de palais qui mènent, en même temps, la politique et les plaisirs, et qui paraissent sans cesse prêts à jouer leur vie pour les uns comme pour l'autre. Très sceptique, mais cachant son scepticisme sous une apparence de sentimentalité qui plaisait aux femmes et qui donnait le change aux hommes, très fin dans son esprit comme dans ses goûts, brillant causeur, ayant la faculté rare de savoir se taire à temps, élégant sans vaine parade, sans ostentation, dévoué, mais non encombrant, M. le général Fleury fut adoré de l'Empereur et de tous ceux qui, aux Tuileries, le connurent. Il était l'un des amis de la première heure de Napoléon III, qui le distingua parmi les officiers d'Algérie, et qui en fit, dès son élection à la Présidence de la République, son fidèle compagnon. Celui qui devait être, en effet, le général Fleury, après quelques folies de jeunesse s'était engagé dans les spahis et à une époque où, là-bas, sur la terre africaine, on brûlait souvent des cartouches, où il y avait à donner et à recevoir des horions, il s'était montré brave parmi les plus braves. Quelque temps avant le coup d'Etat du Deux-Décembre, une réunion secrète eut lieu à l'Elysée, chez le Président, la nuit, à laquelle assistèrent ceux que le Prince avait mis dans le mystère de ses desseins. Cette réunion avait pour but de choisir et de désigner le général qui inspirerait assez de confiance pour prendre en mains, lorsque l'heure serait venue d'agir, la cause du Prince. Comme l'on hésitait, comme plusieurs noms avaient été prononcés et n'avaient été accueillis qu'avec réserve, M. Fleury, officier d'ordonnance du Président, dit nettement, en s'adressant à Louis-Napoléon : — Monseigneur, je n'ai, ici, que bien peu d'autorité pour élever la voix. Cependant, s'il m'était permis d'exprimer ma pensée, je dirais qu'il n'y a qu'un homme capable, en ce moment, de conduire et de faire réussir un coup d'Etat : c'est le général Saint-Arnaud. Et il ajouta : — Malheureusement, il est en Afrique. Il se produisit, après ces paroles, quelques objections ; il y eut même parmi les assistants quelque discussion assez vive. Le Prince, qui écoutait et qui n'avait rien dit jusqu'alors, exprima, enfin, son opinion. — Fleury, fit-il, vous avez raison. C'est Saint-Arnaud qu'il me faut. Allez donc le trouver de ma part et ramenez-le-moi. M. Fleury fit, en effet, le voyage d'Algérie pour se rendre auprès du général et c'est au cours de son séjour auprès de lui qu'il le décida à seconder les projets du Prince. Ainsi qu'en sa qualité d'officier d'ordonnance très mondain, il avait à l'Elysée, durant la Présidence du Prince, dirigé les élégances de ce palais, M. Fleury, aux Tuileries, étant grand-écuyer de l'Empereur, prit la surveillance de tout ce qui constituait le luxe extérieur de la cour. Il eut, pour lui-même, alors, un train de maison, donna des fêtes et des dîners restés fameux, où l'on allait ainsi qu'aux redoutes merveilleuses d'Arsène Houssaye, en se disputant la faveur d'une invitation, et il organisa magnifiquement ce que l'on appela les écuries de l'Empereur. Ces écuries — pour ceux qui aiment les petits détails — étaient ainsi composées : Pour les chasses, les promenades, lorsque la cour était en villégiature, il y avait des chars-à-bancs pouvant contenir chacun quinze à dix-huit personnes. Ils servaient, également, lors des séries à Fontainebleau et à Compiègne, pour aller chercher les invités à la gare. Pour les voyages de courte durée, il y avait des berlines. Il faut ajouter que ces véhicules servaient rarement, les souverains n'ayant à accomplir aucun voyage qui permît de les utiliser. Les voitures de poste étaient employées davantage et cent cinquante postiers environ leur étaient affectés. Dans les grands jours, on sortait les voitures de gala qui formaient deux types : Les daumonts, que l'Empereur et l'Impératrice utilisaient de préférence, et les carrosses à six chevaux conduits en main, avec un cocher, ainsi que des laquais debout, derrière, qui n'étaient presque jamais employés et qui ne furent réquisitionnés que pour le mariage de Napoléon III et que pour le baptême du Prince Impérial, je crois. Je ne mentionne que pour mémoire les voitures de jardin, ainsi que les paniers, alors très à la mode, dont l'Impératrice se servait, aimant à conduire. Enfin, c'était l'écurie proprement dite, composée de chevaux de selle, soit pour la ville, soit pour le chasses. On voit, par cette énumération, que le grand-écuyer n'était point sans occupation. La vie de M. le général Fleury s'écoulait, ainsi, à la cour, auprès de Napoléon III, sans trop d'accidents — si l'on excepte la blessure qu'il reçut, sur les boulevards, le deux décembre 1851 — et rien ne faisait présager qu'il pût avoir un avenir politique, lorsqu'après la cession de la Vénétie, en 1866, l'Empereur le chargea d'une mission de confiance auprès -du roi Victor-Emmanuel. Le secret de cette mission a toujours été gardé. Cependant, des personnes qui ont connu très particulièrement M. le général Fleury et qui n'ont jamais cessé d'être en correspondance avec lui durant son ambassade à Saint-Pétersbourg, principalement — m'ont affirmé que l'empereur Napoléon III avait tenté, alors, de s'assurer la neutralité de l'Italie, alliée récente de la Prusse dans sa guerre contre l'Autriche, au cas où il aurait quelque démêlé avec le roi Guillaume. M. le général Fleury aurait donc passé les Alpes pour assurer au cabinet des Tuileries l'immobilité de Victor-Emmanuel, sinon son concours, dans l'hypothèse d'une campagne franco-prussienne. Victor-Emmanuel aurait répondu au négociateur secret par des protestations d'amitié, par des déclarations formelles, affirmant que jamais il ne tournerait ses armes contre nous — contre son bon frère Napoléon III ; mais l'ambassadeur de ce dernier avait dû s'en revenir sans autre résultat, obligé de se contenter de ces vagues certitudes. Faut-il voir dans l'insuccès de cette mission — ce mot peut-être prononcé, si ce qui précède est exact — la cause de la résignation de l'empereur Napoléon III devant le triomphe de la Prusse, devant l'unité de forces des nationalités allemandes ? Peut-être. Ce ne fut réellement qu'en 1869 que le rôle politique de M. le général Fleury prit un caractère officiel. Il quitta, alors, ses voitures, ses chevaux, ses écuyers, et il s'en alla loin de Paris, à Saint-Pétersbourg, où l'Empereur l'envoyait en qualité d'ambassadeur. Cette mission, qui eut, en somme, et sans atténuation de mot, l'exil du général pour but principal, fut la conséquence naturelle et logique de l'inimitié qui existait entre le grand-écuyer et l'Impératrice. Par ses amitiés, par ses relations, par ses tendances d'esprit même, le général Fleury déplaisait à la souveraine. Il ne se gênait pas pour exprimer, tout haut, ses idées sur la politique du jour, et comme il professait des opinions fort libérales qui le rapprochaient de MM. Walewski, Magne, Emile Ollivier, depuis longtemps déjà, il était, aux Tuileries, entre l'Empereur et sa compagne, un sujet de discussions, d'embarras même. Napoléon III, fidèle à ses affections, se refusait à sacrifier son grand-écuyer. Pourtant, lui ayant fait part de la situation, et l'ayant trouvé disposé à lui éviter tout ennui, il le nomma ambassadeur en Russie, adoucissant ainsi, par l'honneur d'une telle fonction, le chagrin qu'une séparation ne pouvait manquer de lui causer. Le général quitta donc les Tuileries et la France, et c'est à partir de ce moment, surtout, que commence sa carrière politique. On sait quel accueil il reçut à la cour de Russie et quelles sympathies il sut se concilier auprès du Tsar et de son entourage. En cette heure où il est question d'alliance franco-russe, il n'est peut-être pas téméraire, et il est peut-être simplement juste de dire, en évoquant son souvenir, qu'il fut l'un de ceux qui jetèrent, entre la France et la Russie, les premiers jalons de cette alliance, ou plutôt de ce rapprochement. Lorsque le ministère libéral du Deux-Janvier prit le pouvoir, le général se trouvait à Saint-Pétersbourg et M. Emile Ollivier lui continua la confiance qu'avait mise en lui son prédécesseur. Le général, d'ailleurs, fut un ardent partisan des réformes gouvernementales qui s'annonçaient, et dans une lettre que j'ai publiée déjà[1], il s'exprime avec une sorte de chaleur enthousiaste sur l'avenir de l'Empire ainsi métamorphosé. On ne pourrait dire, sans être inexact, que la déclaration de guerre à la Prusse, quelques jours après ce renouveau, le surprit. M. le général Fleury n'était point sans appréhensions au sujet de la politique extérieure de l'Empereur, et quand il fut question de l'envoyer en Russie, il ne cacha point au souverain sa pensée. Résigné, et afin de n'être pas pour lui, je le répète, une cause d'embarras, il consentit à son éloignement, mais il ne voulut partir, abandonner Paris et les Tuileries, qu'après avoir reçu de Napoléon III la promesse qu'il lui serait confié un commandement, qu'il lui serait permis de combattre à côté de ses camarades d'armes, si un événement tragique survenait et mettait en péril le pays. A l'heure fatale, il écrivit à l'Empereur pour lui rappeler sa parole et pour le prier de le relever de ses fonctions d'ambassadeur. Mais rien ne prévalut contre l'hostilité qui le poursuivait et il dut continuer de servir son souverain dans le poste qu'il lui avait donné. Lorsque l'Empire fut tombé, M. le général Fleury revint à Paris où, dans une philosophie de sage, il vécut tranquille et ignoré. Quoique fidèle aux choses disparues, il connut Gambetta et le tribun, plus indulgent et plus sensé que les doctrinaires implacables, lui fit fête : le général Fleury le charma et se laissa charmer par lui. Deux augures, dit-on, ne peuvent se regarder sans rire. II en est de même des hommes d'esprit qui ne peuvent se rencontrer sans s'aimer. Homme d'esprit, M. le général Fleury le fut dans toute l'acception du mot. Dans la sympathie qu'il inspire, en ses lignes générales, je n'irai pas jusqu'à dire qu'il fut, sous l'Empire, sans péché. Mais s'il est vrai que les fautes cachées sont à demi pardonnées, il sera beaucoup excusé, car nul mieux que lui ne sut enguirlander une peccadille, car nul mieux que lui ne sut la faire oublier. Tout l'art de l'homme de cour est là. Cet art profite, quelquefois, à l'homme politique — lorsque le premier est doublé du second. Et c'était le cas de M. le général Fleury. |