De tous les hommes du Second Empire, le plus ignoré, le plus oublié même, et non le moins important, cependant, est, à coup sûr, M. le comte Walewski — dont la figure hautaine, quelque peu dédaigneuse et trop sentimentale, par certains côtés, s'éclaire et disparaît, soudainement, au plein de la gloire — ou si on préfère un autre mot — de la puissance de l'empereur Napoléon III. Il y a là, peut-être, une injustice. M. le comte Walewski fut, en effet, l'un des collaborateurs les plus intimes et les plus précieux de l'Empereur. Très grand seigneur, très mondain, très brillant dans les salons comme dans la politique, il avait le masque de Napoléon Ier et une légende veut qu'il en ait été le fils. Le secret de cette naissance ne l'empêcha point, toutefois, de servir avec dévouement et avec habileté le gouvernement du roi Louis-Philippe, et ses amitiés avec MM. Guizot, Thiers et le duc d'Orléans sont célèbres. Il était l'un des habitués même du salon de M. Thiers et, sous l'Empire, il ne cessa de conserver avec son chef politique de la veille, devenu son ami, les plus cordiales relations. 11 eût désiré même rallier à la cause de l'Empereur cet homme d'Etat. Mais M. Thiers fit longtemps le coquet devant les ouvertures et les instances de M. Walewski — si longtemps, en vérité, que la mort du comte survint sans que ses projets eussent reçu le moindre commencement d'exécution. Après avoir un instant rêvé, dit un récit peu exact, je crois, d'être roi de Pologne, M. le comte Walewski décida de rester en France, et lorsque l'Empire fut proclamé, il était ambassadeur du prince Louis, à Londres. Fort aimé de la société anglaise, au milieu de laquelle il avait vécu, il réussit à aplanir les difficultés que les desseins du Prince-Président soulevaient dans la politique du cabinet britannique, on l'a vu dans le premier chapitre de ce livre, et avec l'aide de son ami, lord Palmerston, il rallia au parti de l'Empire les réfractaires, ceux que le seul nom de Napoléon semblait effrayer. J'ai dit comment il parvint à faire admettre par les ministres de la Reine, par la Reine elle-même, que Napoléon serait reconnu par l'Angleterre, comme troisième empereur des Français, et cette question, qui peut nous paraître aujourd'hui puérile, avait alors une extrême importance, menaçait même de provoquer des complications diplomatiques fort inquiétantes. Président du congrès de Paris, après la campagne de Crimée, lorsque la guerre d'Italie fut résolue, le comte Walewski dirigeait le département des affaires étrangères. En cette qualité et en qualité, aussi, de conseiller intime de Napoléon III, avec qui il se trouvait souvent en désaccord, M. Walewski fit une violente opposition aux projets du souverain. Autant il s'était montré, naguère, favorable à la Russie, lorsqu'il s'agit d'arrêter les préliminaires de la paix avec cette puissance, autant, alors, il se montra hostile à toute alliance avec Victor-Emmanuel, contre l'Autriche. Il entrevoyait, en effet, dans l'abaissement de cette nation au profit de l'Italie, des complications gênantes pour l'avenir de la politique impériale et l'ombre grandissante de la péninsule se dressait devant lui comme un péril, aisé à détruire encore, mais difficile à conjurer en un prochain lendemain. M. Nigra n'ignorait pas les sentiments du comte Walewski à cet égard, et leurs relations conservèrent toujours un caractère de réserve, sinon de froideur, que l'on commentait à la cour. Il n'en était pas ainsi entre M. le comte Walewski et M. le prince de Metternich. Très liés et s'entendant à merveille, ils marchaient dans une unité parfaite d'idées. C'est grâce à cette amitié, même, que M. Walewski se trouva, un peu malgré lui, entraîné dans l'organisation de l'affaire du Mexique. Quoique ayant fait, sur cette question, toutes les observations qu'il jugea nécessaires, quoique désapprouvant cette expédition, il donna son appui à sa réalisation et prêta son concours aux réunions que l'Impératrice, Mme de Metternich, l'ambassadeur d'Autriche, M. Hidalgo et Mme d'Arcos avaient décidées pour la discussion du dessein commun, pour la mise en pratique — selon la pittoresque expression de M. de Metternich — du rêve californien[1]. Lors de son passage au ministère des beaux-arts, M. le comte Walewski fut en rapport avec la plupart des hommes qui ont occupé et qui occupent encore, actuellement, vieillis et chargés de gloire, un rang important dans les arts et dans les lettres. A une époque où tout ce qui touchait à la littérature, au journalisme ou à l'art était suspect, ou surveillé avec la plus jalouse autorité, il fut un libéral, un amateur éclairé et sincère du Beau, et le monde spécial de ceux qui travaillent, qui créent, lui doit, sans nul doute, quelque reconnaissance. C'est à lui, en effet, que revient l'honneur d'avoir jeté les bases de la loi sur la Propriété littéraire et artistique. On connaît sa liaison avec Rachel, qu'il aima profondément et qui lui donna un gage vivant de l'affection qui l'unissait à elle. Il est, à ce sujet, une anecdote particulièrement délicate que je veux, cependant, raconter, car elle est tout à l'honneur des deux femmes qui en furent les héroïnes. Lorsque la tragédienne se sentit mourir, elle écrivit à Mme la comtesse Walewska — de qui je ne tiens pas ce détail, on le comprendra aisément une longue lettre par laquelle elle osait, confiante dans sa bonté, lui recommander son enfant et le lui léguer. La comtesse, n'écoutant que son cœur, devant cet appel d'une mère, accueillit avec émotion la requête de Rachel et éleva son fils comme s'il eût été le sien. Il y a peu d'exemples de semblable générosité et c'est pourquoi j'en mentionne ici l'expression. M. le comte Walewski, quoique s'étant accordé avec la pensée de l'Impératrice au sujet de la guerre d'Italie et de l'expédition du Mexique, n'était point, cependant, goûté par la souveraine qui lui reprochait son caractère entier, ainsi que l'influence très réelle qu'il eut un moment sür l'Empereur. Lorsque le spirite Home, dont j'ai conté déjà l'histoire[2], vint aux Tuileries, M. le comte Walewski fut un de ceux, en effet, qui s'élevèrent vivement contre l'admission de cet homme à la cour. Il ne pouvait concevoir, en vérité, qu'à l'heure où Napoléon III se rendait à Stuttgard pour son entrevue avec l'empereur de Russie, on ne s'occupât à la cour, alors à Biarritz, que des jongleries d'un charlatan. Le comte Walewski, dans son attitude toujours correcte, dans sa respectabilité, portait ombrage aux tètes folles des Tuileries et on ne l'y voyait, dans l'entourage des souverains, qu'avec un certain embarras. Très mondain, toutefois, ainsi que je l'ai dit, nulle maussaderie n'était en lui. Les bals qu'il offrit à la société parisienne et à celle des Tuileries, au ministère des affaires étrangères, sont restés fameux et furent le point de départ de ces fêtes merveilleuses qui mirent autour de l'agonie du Second Empire comme un mouvement de houle, comme un bruit de mer, qui ne permirent pas à ceux qui avaient mission d'observer et de prévoir les événements, d'être perspicaces. Lorsqu'il mourut, subitement, étant à Strasbourg, je crois, le comte Walewski n'était plus au pouvoir, mais paraissait, dans les desseins de l'Empereur, indiqué pour reprendre en main les affaires du pays. En dépit des injustices, des rivalités, ce fut alors, autour de son cercueil, une sincère manifestation de regrets. Le comte Walewski, en effet, quoique libéral et déplaisant à la coterie des autoritaires qui ne cessaient de tenter d'accaparer l'esprit de Napoléon III, laissa un vide profond, dans le monde politique. Son libéralisme lui valut des inimitiés implacables, et dans ses démêlés avec MM. Fould, Rouher, de Morny et Persigny, s'il fut parfois vaincu, il ne se découragea jamais. Très absolu dans ses idées, très droit clans sa pensée, il n'abdiqua point devant ses adversaires et demeura dans une intransigeance de principes qui fait de lui une figure, un caractère. Il fut, durant toute sa carrière, un ennemi déclaré de la politique des nationalités, et l'Empereur renonça, non sans amertume, à lui faire partager son rêve. C'est à lui que M. Emile Ollivier doit d'avoir connu Napoléon III et d'être devenu son collaborateur. L'une de ses amitiés les plus fortes, aussi, fut celle qui le lia à M. Magne, et il y eut entre lui et cet homme d'Etat une correspondance très curieuse, sur la politique impériale, dont la publication — s'il était possible de la tenter — formerait comme l'un des documents les plus vrais, les plus vivants de l'histoire du Second Empire. Je possède quelques pièces intéressantes de cette correspondance. Dans l'une, datée du 13 juillet 1863, M. Magne ne ménage guère M. Rouher. ... L'échec fait au prestige personnel de l'Empereur par l'adjonction d'un tuteur qui s'est présenté et qui a été accepté comme nécessaire ; les 10 premières années de l'Empire ravalées contre toute justice et toute vérité, au détriment de l'histoire contemporaine et au profit d'une personnalité exagérée au delà de toute mesure ; tous ces faits ne parlent-ils pas d'eux-mêmes ? N'ont-ils pas dû faire ouvrir les yeux et diminuer singulièrement l'influence venue de ce côté ? Alors que s'est-il donc passé ?... A l'exemple de mon philosophe, j'examine, je ne comprends pas et je m'arrête. Plus tard, en date du 7 août 1866, après Sadowa M. Magne écrit encore à M. le comte Walewski et il lui fait part de ses appréhensions devant la situation nouvelle de l'Europe. C'est aussi un portrait intéressant de M. de Bismarck. C'est probablement parce que je n'entends rien à la politique que j'aime à politiquer. Oui, Bismarck, le Roi, la Prusse, l'Italie, la France, l'Europe, le passé et l'avenir comparés sont de bien graves sujets d'entretien. A mes yeux, Bismarck n'est pas seulement un conservateur révolutionnaire ; il faut être juste, c'est un véritable homme d'Etat, et un caractère. L'avenir pourra détruire son œuvre, mais combien de grands hommes n'ont pas cessé d'être grands, parce que leur œuvre ne leur a pas survécu ! Quoi qu'il arrive, Bismarck fera figure dans l'histoire. Le roi de Prusse a un mérite singulier. C'est d'avoir soutenu son ministre à travers tous les obstacles. Si, après avoir approuvé le plan de son ministre et autorisé sa mise en pratique, le Roi l'avait lâché et renié au premier échec, le Roi et la Prusse ne seraient pas ce qu'ils sont. Ce que j'admire dans la conduite de ces deux personnages, c'est qu'ils ont su concevoir un système, le méditer à fond dans toutes ses parties, préparer lentement et sûrement les moyens d'exécution, bien déterminer leur but, et le moment d'agir étant venu, le poursuivre résolument, avec précision et constance sans se laisser intimider, ni décourager par rien. On pourra blâmer, au fond, cette partie, personne ne pourra dire qu'elle n'a pas été jouée de main de maitre. Bismarck, le Roi ont eu le grand mérite de diriger les événements au lieu de se laisser conduire par eux. La Prusse a grandi, c'est justice. Quant à la France, ce que je vois de plus clair, en ce moment, c'est que les Prussiens y sont détestés. Leur orgueil blesse, leur conduite à Francfort révolte, mais surtout leurs succès, leur ambition, leur agrandissement, ne sont pas vus chez nous, sans une vive pointe de jalousie nationale. En province, comme à Paris, je vois ce sentiment se produire avec énergie ; c'est ce qu'il importe que l'Empereur sache. Pour ma part, je l'ai dit et écrit peut-être trop crûment, la France, malgré sen vif désir de la paix, ne se résignerait pas platoniquement comme l'Autriche à perdre sa situation, à descendre du premier rang de puissance militaire au second rang. On ne pardonnerait pas à l'Empereur de n'avoir tiré de son intervention officieuse, ou provoqué de ses conseils, de son influence, d'autre résultat que d'avoir attaché à nos flancs deux puissants et dangereux voisins. Par un juste sentiment des proportions, la France se sentirait relativement affaiblie par cette nouvelle organisation et cette distribution des forces autour d'elle. A ses yeux, les traités de 1815 seraient aggravés. Eh bien ! de deux choses l'une : Ou bien, dans les arrangements qui vont suivre, la Prusse, par une abnégation qui n'est guère dans la nature humaine, dans la sienne surtout, fera à la France une part telle que son rang, sa sécurité, sa puissance relative, sa prépondérance actuelle seront équitablement ménagés ; dans ce cas, quelques esprits moroses pourront bien, comme en Italie, pour la Vénétie, voit d'un mauvais œil que la générosité nous restitue ce que la victoire nous aurait donné ; mais le grand résultat étouffera les petites récriminations. On attribuera ce résultat à un plan de conduite prémédité ; l'Empereur aura triomphé sans combattre. La voix des amis de la paix et celle des patriotes se confondront pour célébrer sa sagesse : jamais il n'aura été si grand. Jamais les villes n'auront été pavoisées et illuminées avec un entraînement plus sincère, telles sont mes conjectures et mes espérances. Mais si le contraire arrive ! Oh ! alors préparons-nous ! N'être pas préparé ne peut servir deux fois d'excuse. La guerre est une chose abominable. Mais lorsqu'elle est dans la nature des situations, il n'y a qu'un moyen de l'éviter : c'est de ne pas la craindre. Je voudrais que l'on comprit bien que laisser la Prusse faire, comme on dit, son lit toute seule et à sa guise, c'est absolument prendre d'avance l'engagement de la déloger par la force un peu plus tard. C'est là, sans contredit, une des plus belles lettres qu'ait écrites et pensées M. Magne. Il s'y révèle homme d'Etat véritable et, quoiqu'il affirme n'entendre rien à la politique, il devine trop les secrets — présents et à venir — de cette politique pour que nous ayons de lui l'opinion modeste qu'il exprime. La personnalité de M. le comte Walewski se prête peu aux anecdotes. Figure grave, aimable et mondaine à la fois, il passe dans la griserie du Second Empire, songeur un peu, souriant aussi, et comme résigné. |