Etant à Turin, en qualité de ministre plénipotentiaire, M. le prince de la Tour d'Auvergne offrit, une Fois, un grand dîner et mit sur la liste de ses convives le nom du chevalier Nigra, alors simple secrétaire de Cavour. Ce dernier, en apprenant l'intention du ministre de France, eut comme un hochement de tête, alla trouver M. de la Tour d'Auvergne et le pria d'oublier M. Nigra dans ses invitations, en ajoutant : — Pourquoi donner tant d'importance à mon secrétaire ? Il n'en vaut pas la peine, encore. Le encore qui terminait la phrase de Cavour semblerait indiquer que le ministre italien avait conscience de la valeur de son collaborateur et de son élévation future. En effet, M. Nigra fut l'un des hommes d'Etat les plus remarquables et les plus justement renommés de l'Italie. Il fut le type parfait du diplomate, n'ayant point seulement pour appuyer ses idées et ses desseins, l'amabilité ordinaire à sa profession, mais une habileté consommée, mais un sens politique absolu — une divination des choses et des hommes qui le tenait sans cesse en garde contre une erreur et qui, selon l'expression d'un ministre de Napoléon III, lui faisait sentir les événements, comme le chien de chasse flaire le gibier. Sous ce rapport, M. Nigra fut très supérieur au prince de Metternich, son fidèle compagnon des Tuileries, et l'on peut dire qu'il eut raison de lui dans presque toutes les questions qui passionnèrent la politique du Second Empire. Comme M. de Metternich, il était instruit, lettré et élégant. Comme lui, il était mondain et était, à la cour, le meneur attitré de toutes les joies. Mais tandis que M. de Metternich obéissait, souvent, à une politique de sentiments, aux élans chevaleresques de son cœur, M. Nigra, sans cesser d'être charmant, restait en toute circonstance le maître de soi-même et ne pratiquait qu'une politique de raison. Nul mieux que lui ne savait séduire par la parole, par le geste ou par le regard ; mais s'il était prêt à tout accepter de ceux qu'il flattait, il se réservait le secret de sa pensée, il se garait des enthousiasmes et, dans une sécheresse d'âme implacable, ne livrant rien de son intimité, il analysait le pour et le contre de l'attitude qui allait être la sienne. Il n'y a point lieu d'examiner, ici, si la nature d'un tel homme est ou louable ou blâmable. Celui qui, dans la circonstance qui nous occupe, la posséda fut, par elle, utile et précieux à son pays, et nous ne devons point voir au delà des résultats obtenus par ses procédés. L'Empereur connaissait M. Nigra, savait le degré de sa force et il le tenait en méfiance. Il eût souhaité de lui opposer un homme capable de lui résister, de le deviner, de le jouer, de le vaincre, mais cet homme lui manqua et ce fut l'un de ses malheurs. De même âge, à peu près, que le prince de Metternich, lorsque M. Nigra parut à la cour, il y fit sensation. Très beau cavalier, en effet, usant du jabot, chaussé de bottes à revers, pour les chasses de Compiègne, il devint aussitôt le favori des élégantes des Tuileries, se vit très entouré, et son défaut de prononciation même fut recherché et vanté comme l'un de ses attraits. La situation de M. Nigra, dans la société parisienne, fut d'abord très délicate, pourtant. On le savait un ennemi déclaré du pouvoir temporel du pape, un revendicateur ardent de Rome pour capitale de l'Italie, et les salons s'émurent quand il s'installa parmi nous. Avec une adresse que l'on remarqua, M. Nigra ne prit aucun souci du trouble que sa présence menaçait d'apporter dans les rangs de l'aristocratie, et laissant à son collègue, M. de Metternich, le soin de recevoir et de fêter le faubourg Saint-Germain, ainsi que le monde officiel, il s'imposa une règle absolue de conduite et ne fréquenta, dès les premières heures de son arrivée à Paris, que les fonctionnaires du gouvernement ou que les maisons connues par leurs attaches avec les Tuileries. Il fit taire, ainsi, les mécontents, évita des complications à sa politique et Napoléon III lui-même lui sut gré de cette réserve qui arrêtait net les récriminations ou les bouderies plus accentuées de ses adversaires. Son rôle politique commença tôt et il fut non seulement le secrétaire de Cavour, mais son élève préféré, mais son collaborateur. Il prit une part active aux négociations qui précédèrent et qui préparèrent la guerre d'Italie et, à cette époque, l'Empereur, qui n'avait point eu encore l'occasion de l'étudier de près, lui confia diverses missions qu'il accomplit, d'ailleurs, avec beaucoup de finesse. Le roi Victor-Emmanuel l'avait en grande affection et en grande estime. Après Cavour, il le considérait comme son auxiliaire le plus dévoué, le plus docile à ses idées. Sans vouloir, en effet, amoindrir la gloire de ces deux hommes, on peut affirmer que le seul édificateur de l'indépendance italienne fut Victor-Emmanuel. Il avait peu de confiance dans les ministres qui se succédaient autour de lui et il avait coutume de dire chaque fois qu'il lui arrivait de changer son cabinet : — Mes mannequins ont de nouvelles têtes. Je n'en travaillerai pas moins, et ce sera, avec ces têtes-là, comme c'était avec les autres : le maître sera toujours moi. C'est là un mot à la Louis XIV. Victor-Emmanuel, sous son apparente familiarité, était, en effet, un autoritaire, et c'est à son autorité, à sa patiente obstination dans ses projets, que l'Italie doit d'être ce qu'elle est. Puisque je parle de Victor-Emmanuel, je demande la permission de reproduire une anecdote un peu gauloise qui le concerne. Lorsqu'il vint en France pour y négocier, avec l'Empereur, les préliminaires d'un traité d'alliance, il ne cessait de s'extasier devant le charme des femmes de la cour, et l'une d'elles, Mme de M..., dame du palais de l'Impératrice, dont le mari fut ambassadeur à La Haye et à Florence, le frappa plus particulièrement, par sa beauté , par sa grâce et par son esprit. Or, si le roi Victor-Emmanuel passait pour galant, et non sans raison, il avait parfois la galanterie un peu vive. Se trouvant, dans une soirée, aux Tuileries, devant Mme de M..., il l'arrêta et se mit à causer avec elle. Comment la conversation roula-t-elle, sur la toilette des femmes, et comment le Roi devint-il, soudain, fort osé ? C'est ce que nul ne saurait dire. Quoi qu'il en fût, Victor-Emmanuel adressa, bientôt, cette question à son interlocutrice : — Que pensez-vous, madame, des femmes qui portent des... pantalons ? Et comme Mme de M... demeurait quelque peu interdite : — Elles me font horreur, déclara le Roi. Puis reprenant son interrogation qui devenait trop significative : — Je parie, madame, que vous ne devez pas être de celles-là ? Mme de M... rougit, mais comme on écoutait autour d'elle, elle assura sa voix et, très haut, répondit : — Vous vous trompez, sire, je suis justement de celles-là. Alors, Victor-Emmanuel s'inclina et dit : — Merci, madame. Et mille excuses de vous avoir ainsi questionnée. Et dès lors, il ne lui parla plus. L'anecdote est jolie. Je la tiens d'une amie de Mme de M... qui occupait à la cour une haute situation, et on ne m'en voudra point de l'avoir racontée, puisqu'elle est cette fois je jure que je ne mets, ici, aucune ironie — tout à l'honneur de la vertu. Ambassadeur d'Italie, en France, après la guerre d'Italie, M. Nigra demeura tout d'abord dans une sorte d'attitude faite d'observation et d'attente. Il n'eut que peu l'occasion, en effet, de se mêler à la politique militante dans les années qui succédèrent à la défaite de l'Autriche, et quoiqu'il eût désiré que cette défaite fût plus complète, il sut, patiemment, épier les événements favorables à ses vœux ; il sut, habilement, cacher et diriger ses espérances. L'expédition du Mexique parut, un moment, le tirer de son immobilité. Il fut l'un des adversaires déclarés de cette campagne, qui ne pouvait profiter qu'à l'Autriche — nominalement, du moins — qui, je l'ai dit, dans ses résultats et dans le profit qu'elle devait rapporter, semblait comme une atténuation jetée sur le traité de Villafranca, et il tenta de faire dévier, au bénéfice de sa politique, les hésitations que l'Empereur mettait à entreprendre cette guerre. S'il échoua, dans ses négociations, il faut reconnaître que l'avenir s'est largement chargé de lui donner satisfaction. La guerre du Danemark, d'ailleurs, vint bientôt offrir à son esprit de plus sérieuses préoccupations. Dès le début de cette campagne, il était assez aisé de prévoir qu'elle n'aurait point seulement pour résultat le démembrement de ce valeureux et infortuné petit pays contre lequel s'étaient coalisées deux puissantes nations, la Prusse et l'Autriche, mais qu'elle amènerait, à brève échéance, une brouille entre ces deux alliées. Dès lors, M. Nigra, avec une finesse incomparable, accumula, autour de l'empereur Napoléon III, séductions sur séductions, pour qu'à l'heure où l'Italie tenterait d'assurer davantage son indépendance, en présence de l'Autriche engagée, il ne mit aucun obstacle aux desseins de son gouvernement. Et, en effet, lorsqu'après Sadowa M. de Metternich implorait l'Impératrice et mettait son cœur à nu devant elle pour qu'elle secourût son pays, M. Nigra, de son côté, certain à peu près des intentions pacifiques de l'Empereur, assurait davantage la neutralité du cabinet des Tuileries, en faisant entrer dans les intérêts de sa politique la souveraine elle-même. M. de Metternich, je l'ai dit, fut violemment épris de l'Impératrice. M. Nigra eut pour elle une égale passion, ou plutôt si M. de Metternich fut sincère dans l'expression de ses sentiments, M. Nigra, maître des siens, feignit pour la souveraine une tendresse qui ne fut jamais, en réalité, au fond de son cœur. C'est, ici, un point d'histoire assez délicat, mais que je ne puis, cependant, laisser ignorer. L'Impératrice était plus sensible aux hommages de M. Nigra qu'à ceux de son rival ; elle l'écouta mieux et les conseils qu'elle fut appelée à donner à Napoléon III, dans cette circonstance, ne furent point favorables à l'Autriche. On ne peut exiger que je mette plus de tact à dire les romans qui s'ébauchaient aux Tuileries et qui mêlaient leurs pages roses aux pages sombres de la politique. En dehors de cette intime psychologie, l'impératrice Eugénie tenait beaucoup à la conquête de M. Nigra, à s'en assurer la bienveillance, espérant ainsi le retarder dans sa haine contre la papauté, lui faire peut-être abandonner l'hostilité qu'il ne cessait de lui témoigner. Sous ce rapport, le concours de M. de Metternich et de la cour de Vienne lui était acquis. M. Nigra, qui ne se laissait jamais prendre aux pièges qu'on lui tendait, demeurait dans une sorte de réserve, dans une sorte d'hésitation respectueuse qui permettait d'espérer alors qu'on désespérait toujours. Ce seul détail montrera son habileté. Quant à l'Empereur, qui, tout en prodiguant à M. Nigra des amabilités, se défiait de lui, il était redouté de l'ambassadeur à cause, justement, de cette réserve que, malgré tout, il devinait au fond de toutes les sympathies dont il était l'objet de la part du souverain. Dès après Sadowa, M. Nigra comprit que le rôle de Napoléon III était sinon fini, mais considérablement diminué en Europe, dans le présent comme encore plus dans l'avenir, et il travailla résolument à amoindrir son influence dans les affaires d'Italie. Il fut aussi davantage, à partir de cette heure, attentif devant M. de Metternich et l'étudia de plus près, l'accablant de plus nombreuses et apparentes démonstrations d'amitié. Et l'Empereur, dans sa généreuse obstination, continuait, sa politique d'avant Solférino, au lieu de se tourner nettement vers d'autres alliances qui, alors, le sollicitaient. Les souverains comme les amoureux sont dupes, souvent, de leur cœur. En 1870, malgré les instances de l'Impératrice, du prince Napoléon, de retour de son voyage dans le Nord, et de la princesse Clotilde, M. Nigra ne fit rien pour que le roi Victor-Emmanuel se portât au secours de l'Empereur. Cependant, comme ces instances devenaient plus pressantes, plus réitérées, M. le comte Vimercati, de l'ambassade italienne, quitta Paris et fut envoyé auprès du Roi, avec mission d'en obtenir sinon une promesse d'alliance, mais une réponse quelle qu'elle pût être. De retour à Paris, M. le comte Vimercati se rendait à Saint-Cloud, pour rendre compte à l'Impératrice de son voyage, lorsqu'il la rencontra, dans le Bois de Boulogne, allant aux Tuileries, pour présider le Conseil des ministres. Et c'est là qu'il mit la souveraine au courant des faits. — Madame, lui dit-il, le Roi, à son grand regret, m'a chargé de déclarer à Votre Majesté qu'il n'est point en mesure de combattre actuellement. Il ne serait prêt à venir en aide à l'Empereur qu'en septembre — dans deux mois — et il pense qu'alors son intervention ne sera plus nécessaire. Cette conversation, cette rencontre sont absolument exactes, et la personne qui me les a fait connaître, parente un peu du comte Vimercati, je crois, se trouvait, ce jour-là, auprès de l'impératrice Eugénie. Nous nous sommes beaucoup indignés, en France, de l'attitude de l'Italie en 1870. Cependant, pour qui tient compte de la raison d'Etat, des nécessités politiques qui s'imposent aux gouvernements, cette attitude n'a rien d'anormal et n'a rien à voir, surtout, avec la reconnaissance un peu agaçante que, depuis Solférino, nous exigeons de cette nation. L'Italie n'ignorait pas, en 1870, que l'Empereur recherchait autant son concours que celui de l'Autriche. Or, à cette époque, il lui semblait irritant, sinon impossible, de marcher à côté de l'Autriche, dans une campagne contre la Prusse, son alliée de la veille — et son alliée d'autant plus précieuse qu'elle entrevoyait, dans le 'succès de ses armes, tournées contre nous, comme l'achèvement de son unification. M. Nigra, alors qu'on le sonda au sujet de l'appui qu'on attendait de lui, répondit nettement que si l'Empereur s'engageait à renoncer à aider le Pape dans sa résistance aux vœux de la nation italienne qui voulait Rome pour capitale, il ne verrait point d'impossibilité à ce que les troupes de Victor-Emmanuel s'unissent aux nôtres, dans une action commune. L'Empereur, devant cette déclaration formelle et sans équivoque, se prit à réfléchir, hésita, fut très près de répondre aux ouvertures de l'ambassadeur par une promesse de neutralité relative aux affaires de la Papauté ; mais l'Impératrice s'éleva avec violence contre cette politique, qu'elle traita de lâcheté et comme son opinion prévalut, les négociations furent abandonnées. C'est alors que M. Nigra, jugeant qu'il serait imprudent de se joindre à une attaque dont l'issue semblait, de l'aveu même de Napoléon III, problématique, regarda vers le Nord, c'est-à-dire vers l'Allemagne, et attendit tout du succès de ses armes. Il vit partir l'Empereur avec la certitude presque absolue qu'il ne reviendrait pas dans ses Tuileries, car il était renseigné sur les forces allemandes, et lorsqu'au Quatre-Septembre, en compagnie de M. de Metternich, il protégea la fuite de l'Impératrice, dans la tristesse sincère qui s'empara de lui devant la détresse de celle qu'il avait vue adulée et heureuse, dont il avait partagé les joies, il y eut, certes — et ce sentiment est humain — comme une sensation de soulagement, comme une impression de délivrance : de l'écroulement de cet Empire, en effet, la liberté, l'indépendance, l'unification absolue de sa patrie allaient surgir — et s'affirmer pour jamais. C'était là un rêve, ennemi, alors, de notre rêve, sans doute, mais conforme aux devoirs égoïstes de celui qui le formait. Nous ne pouvons le lui reprocher. M. Nigra est, je le répète, l'un des derniers représentants de cette diplomatie qui jeta tant d'éclat sur le monde et dont la renommée semble être comme l'écho d'une légende. Depuis 1870, il n'a plus guère fait parler de lui, quoiqu'en fonctions toujours. Il restera comme l'un des hommes d'Etat les plus remarquables de l'Europe. A la cour des Tuileries, il fut Don Juan et il fut Machiavel — toutes proportions gardées avec le souvenir de ces héros du Roman et de l'Histoire — il fit risette aux belles, ainsi qu'à la politique et, conquérant sans cesse heureux, ne se laissa battre ni par l'une ni par les autres. Il faut envier sa fortune et non paraître l'ignorer. |