LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

X. — LES DIPLOMATES ÉTRANGERS.

 

 

En aucun temps, le monde diplomatique étranger ne fut aussi fêté aux Tuileries que sous le Second Empire. Il faut reconnaître qu'en aucun temps, en vérité, les gouvernements européens n'envoyèrent à Paris une aussi brillante réunion d'hommes distingués, élégants, spirituels et politiques, dans l'acception particulière et psychologique du mot.

J'ai dit, précédemment, que les diplomates étrangers accrédités auprès de Napoléon III se trouvaient parfois assez gênés dans leurs rapports avec les Tuileries, par suite de leurs relations mondaines ou de famille, avec les principaux membres de l'aristocratie française et qu'il résultait de cette situation, comme une contrainte, comme une réserve qui inquiétaient. Le fait est exact. Cependant après la guerre d'Italie, lorsque M. de Metternich fut envoyé à Paris, par l'Autriche, cette réserve et cette contrainte s'atténuèrent et, dans le mouvement de fête, dans l'enthousiasme qui s'emparèrent de la cour, ils eurent leur part et leur venue fut la bien accueillie.

C'est, en effet, à dater de cette époque, surtout, que l'engouement manifesté aux Tuileries pour la colonie étrangère se développe réellement, et cet  engouement n'aurait eu que peu d'importance, après tout, si, dans l'entourage de la souveraine qui l'encourageait, d'ailleurs, on n'eût donné aux agents des puissances que la stricte amabilité des salons officiels. Mais ces agents, sous une apparence mondaine très en vue, entraient davantage et fatalement, non seulement dans l'intimité des hommes ou des femmes de la cour, mais dans celle de Napoléon III et de l'Impératrice, et ils se servaient de leur mondanité très goûtée comme d'un moyen plus sûr, plus immédiat et presque infaillible d'observation.

Si on analyse, en effet, les divers événements politiques qui se sont succédé en France depuis la guerre d'Italie, on est amené à constater que la plupart des diplomates qui furent reçus aux Tuileries,  en intimes amis, en compagnons de toutes les joies, tinrent un rôle important et souvent hostile à notre pays, dans les débats que provoquèrent les différentes questions à l'étude sous le règne de Napoléon III, depuis le traité de Villafranca jusqu'à la déclaration de guerre en 1870.

Quoi qu'il en fût, la société diplomatique étrangère était fort à la mode, sous l'Empire, à la cour, et cette société, par ses mondanités, par ses réceptions, par ses équipages même — ce qui peut paraître un insignifiant détail — rivalisait de luxe avec les principaux personnages de l'entourage de l'Empereur — avec l'Empereur même.

C'était, d'ailleurs, une règle établie, sous l'Empire, que le luxe le plus éblouissant devait s'imposer à toute individualité, tenant de près ou de loin au monde des Tuileries. Ainsi, on ne se rendait au Bois de Boulogne, pour le tour du lac, qu'en voiture de gala, et chaque jour apportait aux habitués de cette promenade, une surprise nouvelle, un sujet nouveau d'admiration ou d'envie.

Parmi les principaux hommes politiques étrangers qui eurent, à la cour, la faveur de l'intimité de l'Empereur et de l'Impératrice, il en est qui ne sauraient être oubliés.

Ceux qui vécurent, en ce temps, et qui furent admis à la cour, se rappellent le nonce du pape, Mgr Chigi, si fin, si délicat et si écouté, qui après avoir été un soldat, un sportsman passionné, s'était fait prêtre et qui — ce détail est charmant — se rendait souvent chez la duchesse Pozzo di Borgo, dans sa villa de Longchamp, les jours de réunions hippiques, pour voir les courses à l'aide d'une longue-vue.

Après la chute de l'Empiré, Mgr Chigi fut au mieux avec M. Crémieux et il fit même, un jour, cet aveu qu'il avait obtenu plus volontiers gain de cause auprès du ministre républicain, qu'auprès des hommes d'Etat des Tuileries, de M. Baroche, particulièrement.

Puis, c'étaient Djémil-Pacha, le brillant ambassadeur de Turquie ; MM. de Kisseleff et de Stackelberg, les très habiles envoyés du Tzar ; M. le comte de Goltz, ambassadeur de Prusse, l'intime du château, le confident de l'impératrice Eugénie, l'un des meneurs infatigables des plaisirs de la cour ; M. le comte de Solms, attaché à l'ambassade de Prusse, également, charmant cavalier qui eut tous les succès et toutes les bonnes fortunes ; M. le prince de Linar, grand seigneur aimable ; M. le prince de Reuss — tous deux de l'ambassade de Prusse encore, et ce dernier célèbre par sa passion pour la souveraine. Enfin, M. le baron Beyens, ministre de Belgique ; lord Cowley et lord Lyons, ambassadeurs d'Angleterre.

Il est toujours quelque peu fastidieux de dresser une liste de noms. Cependant, celle qui précède était nécessaire et l'énumération qu'elle renferme dit une longue suite d'années employées à rire, à espérer à rêver, hélas, davantage.

 

On ne peut s'empêcher de remarquer que, â. partir du retour en France de M. Metternich, immédiatement après la guerre d'Italie, ce sont les hommes d'Etat de l'Autriche qui ont le plus captivé, en France, l'attention non seulement du monde politique, mais aussi celle du public. L'Italie et la Prusse, dans cet ordre d'idées, n'ont qu'un rang presque secondaire ; quant à la Russie et à l'Angleterre, on pourrait à peu près dire qu'on ne s'en occupait que pour mémoire et lorsqu'on n'avait, semble-t-il, rien de mieux à faire.

Ce fait s'explique. L'empereur Napoléon III, que l'alliance anglaise ne cessait de hanter, considérait cette alliance comme une chose certaine, accomplie et, en dépit de la conduite du gouvernement britannique dans l'affaire du Mexique, il n'éprouvait nul besoin de regarder, avec trop de minutie, vers la Manche ; la Russie, dont il fut malhabilement toujours un ennemi, même après Sébastopol, ne l'eût inquiété sérieusement, s'il eût dû par elle être inquiété, qu'au sujet de la Pologne ; mais comme la question polonaise le laissait relativement indifférent, il demeurait vis-à-vis du Tzar dans une sorte d'attitude ni officiellement hostile, ni franchement cordiale. Il ne voyait pas, d'autre part, dans l'unification de l'Italie, le danger qu'on lui montrait, et pourvu que le roi Victor-Emmanuel ne le contrariât pas trop dans ses desseins sur le pouvoir temporel de la Papauté, il ne sentait, de ce côté, nul immédiat besoin de surveillance ; enfin, la Prusse, à Stuttgard, s'était montrée si aimable, si rampante, même, devant lui, — une correspondance du ministre des affaires étrangères d'alors établit nettement l'humilité de cette attitude — la Prusse, dans la question du Luxembourg, lui avait exprimé tant de désirs d'amitié, elle avait si bien, encore, su accaparer sa confiance lors de son affaiblissement matériel momentané, après Sadowa, en flattant son idée fixe des nationalités, qu'il lui paraissait sinon inutile, mais imprudent de contraindre à s'éveiller par une politique plus nettement réservée ou autoritaire, vis-à-vis de ces quelques puissances, l'esprit des hommes d'Etat, comme celui du public.

Restait l'Autriche. — L'empereur Napoléon III, après Solferino, conçut sincèrement un projet d'alliance définitive avec cette nation, car il comprenait que le concours de l'Autriche, dans l'état de l'Europe, après la guerre d'Italie, dont elle sortait amoindrie, sans cloute, mais non écrasée, pouvait lui être d'une grande ressource dans sa politique, soit en lui permettant de maintenir l'Italie, si celle-ci montrait quelque velléité de trop complète indépendance, soit en opposant un contrepoids nécessaire aux ambitieux désirs de la cour de Prusse. Pourquoi l'Empereur, plus tard, au lendemain de Sadowa, abandonna-t-il cette politique ? Lui seul, peut-être, eût pu répondre à cette question, lui seul, dans la brume de ses conceptions humanitaires, eût pu l'expliquer, peut-être la faire comprendre.

Les hommes d'État autrichiens, clone, jouèrent un rôle important à la cour des Tuileries, sous l'Empire.

En les inscrivant par ordre alphabétique, c'est d'abord M. le comte Andrassy qui, en 1867, eut, en compagnie de François-Joseph, son souverain, une entrevue célèbre avec Napoléon III, à la suite de laquelle l'Empereur d'Autriche vint à Paris, pour visiter l'Exposition universelle.

Quoique peu aimé aux Tuileries, et quoique n'aimant point la France, ou plutôt l'empereur Napoléon III, dont les idées de nationalité lui déplaisaient en sa qualité de Hongrois, tenant au fond de son cœur pour l'autonomie de sa patrie d'origine, M. le comte Andrassy fut très choyé à la cour, en cette année 1867, et s'y montra aimable.

Mais son amabilité n'était que superficielle, mais l'accueil qu'on lui fit n'atténua point, en lui, ses sentiments hostiles et, de retour en Autriche, il fut l'un de ceux qui déterminèrent son gouvernement à se détourner de la France.

C'est, ensuite, avec le plus d'importance, avec le rôle le plus en relief, M. le comte de Beust. En 1866, Lorsque François-Joseph fut vaincu à Sadowa, il vint trouver Napoléon III pour le convaincre de la nécessité de son intervention et pour l'amener à prendre les armes contre la Prusse. Mais il se heurta à un refus catégorique.

Il y eut même, entre l'empereur des Français et le comte de Beust, à ce sujet, un assez violent échange d'observations, et comme Napoléon III mettait en avant, pour excuser son attitude, cette unification de l'Allemagne qui était, alors, dans l'esprit de tous, ou comme une crainte de guerre ou comme une assurance de paix, le comte de Beust répliqua :

— Sire, vous vous trompez. L'heure est venue pour la France d'entrer en scène, de dire ce qu'elle veut. Lorsque l'Allemagne sera unie et inféodée à un seul homme, il ne sera plus temps, pour elle, de protester ou de combattre. L'Allemagne acceptera sa servitude, et si Votre Majesté menaçait son maître elle se lèverait toute pour le défendre.

Lorsqu'en 1870 la guerre éclata entre la France et cette Allemagne, dont parlait, avec tant de justesse, M. de Beust, celui-ci se trouvait en Autriche, au pouvoir, et dirigeait les affaires étrangères.

Le bruit courut alors, et a couru depuis encore, qu'il avait promis au gouvernement français l'intervention de l'Autriche, en cas de défaite de nos troupes, et qu'il avait chargé M. de Metternich d'entretenir l'Empereur et l'Impératrice dans cette assurance.

J'ai déjà répondu à cette question en reproduisant une conversation de M. de Metternich, de laquelle il résulte que l'Empereur ne devait conserver aucune espérance d'appui de la part de l'Autriche[1].

Cependant, il paraît certain qu'à la cour on escomptait le concours de cette puissance et que l'Impératrice même, un moment, le crut acquis.

La lettre suivante de M. le prince de la Tour d'Auvergne, alors ambassadeur de France à Vienne, ne permettra plus, je le pense, d'erreur à ce sujet.

Elle est datée du 5 août 1870 et fut écrite à la suite d'une entrevue qu'avait eue l'Impératrice avec M. K..., ancien député de Posen, à Berlin, et directeur politique, à cette époque, du cabinet du comte de Beust.

D'après ce que M. M... m'a dit, l'Impératrice se préoccuperait un peu de savoir si les idées que notre ami M. K... a eu l'honneur de développer devant elle, ont une attache officielle quelconque. Je tiens donc à vous faire immédiatement savoir que M. K... n'a aucune mission, qu'il n'a pu parler, par conséquent, qu'en son nom personnel. Le comte de, Beust l'aime, il est vrai, et l'apprécie beaucoup, comme cœur et comme esprit ; mais il convient qu'il a parfois l'imagination un peu vagabonde et que ses combinaisons politiques pèchent, souvent, par le côté pratique. Ainsi donc, si M. K... est intéressant à entendre, il faut bien se garder d'attribuer à toutes ses conceptions, quelque généreuses qu'elles puissent être, une portée et un caractère qu'elles n'ont pas et que le comte de Beust ni-même — je viens d'en causer avec lui — se refuse à leur donner.

 

Cette lettre ne laisse donc aucune équivoque sur les intentions de l'Autriche, à quelque moment que ce soit, en 1870. Elle démontre, en outre, et cette constatation n'est point sans tristesse, qu'on n'était assuré d'aucune alliance en engageant la campagne et qu'on en était réduit, à la cour, chez les souverains même, à accueillir des communications fantaisistes, généreuses sans doute, mais qui, dans la forme non officielle où elles se produisaient, mettent en évidence le désarroi qui régnait aux Tuileries.

Ce désarroi était si complet, si déplorable, si préjudiciable à nos intérêts, d'ailleurs, que M. de La Tour d'Auvergne, laissé sans communications, s'en plaint, dans la suite de sa lettre :

La dépêche Wolf, de Berlin, dit-il, qui annonce une victoire des Prussiens à Wissembourg, nous a, comme vous pouvez le penser, bouleversés. J'espère qu'elle n'est point exacte, au moins dans tous ses détails. J'ai télégraphié au duc de Gramont pour savoir ce qu'il en est. Il serait bien désirable, au surplus, qu'on me tint un peu au courant des faits et gestes de notre armée pour répandre les bonnes nouvelles et rectifier celles qui sont controuvées ! C'est là, il ne faut pas se le dissimuler, un des principaux éléments de succès de ma mission.

 

Un poète a dit que les larmes sont la fin dernière des choses inéluctables : il n'y avait alors qu'à pleurer.

 

Lorsque M. de Bismarck vint à Biarritz pour l'entrevue fameuse, il y fut fêté — quoiqu'il y restât sur une assez grande réserve et quoiqu'il y parût quelque peu soucieux. — On a publié, sur l'entrevue de Biarritz, diverses relations qui n'ont trop rien appris au public et quelques documents que la chancellerie allemande a fait aussitôt déclarer apocryphes.

Ce que je puis affirmer, c'est qu'alors, et à la veille de quitter la cour, M. de Bismarck eut une conversation avec l'un des plus illustres personnages de l'entourage de Napoléon III, et qu'il lui dit textuellement, presque, ces paroles :

— Je m'en vais, car j'en ai assez. L'Empereur ne veut pas me comprendre. Il eût été beau, cependant, de s'entendre. A nous deux nous aurions mangé l'Europe, tandis que ce sera l'un de nous qui sera dévoré. Lequel ? Je ne pense pas que ce soit moi — ou plutôt le pays que je représente. J'ai tout dit à l'Empereur pour l'amener à être notre allié. Il n'a rien voulu écouter. Il rêve, et s'en va, on ne sait où, avec la fumée de sa cigarette. Qu'a-t il retiré de ses campagnes ? Quel profit a-t-il obtenu de la guerre de Crimée, de la guerre d'Italie, de l'expédition du Mexique ? Aucun — peut-être même ces événements l'ont-ils amoindri. Je lui ai exposé cette situation. Il ne m'a rien répondu ou, quand il a parlé, il n'a prononcé que des mots vagues de gloire, d'humanité, de fraternité des peuples — que sais-je ? — des sornettes. Donc, je m'en vais, il est inutile que je reste davantage. L'Empereur est sourd à toutes mes offres, à toutes mes combinaisons ; il n'y a rien à faire avec lui.

Et comme le personnage en question protestait ; M. de Bismarck l'interrompit et, bourru, conclut :

— Mais non, mais non, du plus grand au plus petit, en France, personne, monsieur le comte, ne possède le sens pratique des choses.

 

Les silhouettes et les anecdotes qui précèdent remettent en vigueur l'histoire des vingt années du règne de Napoléon III. Elles passionnent, elles émeuvent, comme les éléments d'un roman, et je ne me dissimule pas qu'il est très particulièrement délicat de les livrer à la publicité. Quoique, en effet, les documents inédits que je produis soient d'une authenticité absolue et aisément contrôlable pour ceux qui auraient la curiosité de me questionner personnellement à ce sujet, quoique les renseignements dont je me sers, proviennent de sources indiscutables, ce n'est pas sans crainte que je les publie.

Cette crainte s'accentue davantage devant la personnalité de trois hommes qui remplirent toute une période du Second Empire : de MM. le prince de Metternich, le chevalier Nigra et le comte de Goltz. Deux de ces hommes sont vivants encore, l'un d'eux même est ambassadeur quelque part en Europe, et ayant à parler d'eux dans un sentiment de scepticisme peut-être, à coup sûr de réserve, je ne puis m'empêcher de songer à M. de Buffon qui mettait des manchettes de dentelles pour écrire.

Je parlais de roman tout à l'heure. — MM. de Metternich, Nigra et de Goltz furent, réellement, des héros de roman à la cour des Tuileries, et c'est comme tels, un peu, qu'il faut les envisager — ce qui ne veut pas dire que leur portrait soit aisé à tracer, et qu'il n'y ait point quelque témérité à l'essayer.

J'aborde, cependant, cette étude, et je vais tenter, tout en la faisant rapide, de la rendre intéressante.

 

 

 



[1] L'impératrice Eugénie.