LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

IX. — LE MONDE POLITIQUE.

 

 

Le titre de ce chapitre évoque une longue liste d'hommes d'Etat, de cour même, que les Tuileries virent apparaître et briller comme autant de superbes météores, que la chute de l'Empire dispersa, jeta vers des destins nouveaux, entoura d'ombre ou mit clans un relief plus accentué.

Cette liste serait aisée, mais peut-être trop minutieuse à établir ; c'est pourquoi, sans la dresser complètement, je me bornerai, dans cette question, à une sélection de quelques noms — les principaux, les plus fameux — et à marquer, surtout, la physionomie générale, ainsi que l'attitude, dans ses rapports avec Napoléon III, du monde politique qui se rendait aux Tuileries ainsi que des personnages de cour qui savaient s'y montrer mondains aimables et politiques habiles à la fois.

Des mondains proprement dits, je ne retiendrai que peu de chose, individuellement. Leur histoire est limitée à leur participation aux fêtes qui avaient lieu au château, et si parmi eux il y eut des hommes d'esprit, il serait puéril de prêter au plus grand nombre une importance qu'ils n'ont jamais eue, il serait vain même de mettre les premiers en une place qu'ils ne méritent pas et qu'ils n'ont, d'ailleurs, en aucun temps enviée.

Les mondains qui fréquentaient les Tuileries assidûment ne se firent pas aimer du public et furent cause, trop souvent, que l'impopularité qui les frappait et qui résultait de leur attitude officielle ou privée, atteignit la personne même de l'Empereur.

Si la phrase célèbre : — Paris est une vaste auberge où l'on boit, on mange, on joue, on aime, — fut réellement prononcée, elle fut dite assurément pour eux, car ils la mirent en pratique consciencieusement. Ils aimèrent, jouèrent, mangèrent et burent. Après quoi, la salle du festin s'écroulant, ils disparurent comme ils étaient venus, n'ayant plus souci du Patron — c'est le mot par lequel ils désignaient Napoléon III. — Mais pourquoi récriminer ? — N'est-ce point, là, la fin dernière de toute humaine chose ? Et l'oubli et l'égoïsme ne sont-ils pas derrière toute aumône, derrière toute bonté ?

Quant aux hommes politiques qui devinrent les familiers des Tuileries, il semble qu'ils aient eu, plus que les mondains, tout en se mêlant à leurs joies, la divination des événements tragiques qui devaient emporter la dynastie impériale, et l'on retrouve, en eux, comme un sentiment de tristesse, d'amertume ou de satisfaction cruelle devant la puissance formidable et passagère de l'Empereur, aussi bien que devant les éclats de gaîté qui emplissaient le château, aussi bien que devant l'imprévoyance des courtisans.

Etrangers ou Français, ces hommes s'accordèrent pour prévoir l'effondrement terrible de ce palais qui les abritait, soit que la politique de l'Empereur ne leur inspirât qu'une confiance relative, soit que le mouvement mondain qui agitait la cour, leur dictât une philosophie morose et les rendit songeurs.

 

J'ai publié, à ce sujet, dans mon précédent livre : l'Impératrice Eugénie, deux lettres de MM. le général Fleury et Caro qui sont sans réplique et qui donnent de la situation du monde politique et de la cour impériale, un tableau peu rassurant et très exact

On ne saurait, en effet, imaginer les difficultés que l'Empereur rencontrait dans la mise en pratique de ses conceptions, soit au point de vue de la politique intérieure, soit au point de vue de la politique extérieure. Il était sans cesse, à cet égard, sinon en contradiction avec ses collaborateurs, avec les représentants même des puissances, mais en lutte contre leurs idées. En outre, l'intrigue, parmi les hommes d'État français qui servaient Napoléon III était à l'ordre du jour des Tuileries et rendait compliquées les questions les plus simples. Il résultait de cet état de choses alarmant, instable, comme une sorte de malaise clans la marche générale des affaires, comme une sorte d'incohérence, d'hésitation clans les résolutions gouvernementales et les ambassadeurs étrangers qui surveillaient de près cet enchaînement fatal de faits attristants, mettaient à profit le trouble qu'ils faisaient naître pour obtenir souvent de la fatigue, du découragement ou de la confiance du souverain, des décisions qu'il n'eût certainement pas prises s'il n'eût obéi qu'à sa seule pensée.

Il ne faudrait, cependant, pas croire que l'empereur Napoléon III fût un être pusillanime, passif et sans caractère.

Il avait la fermeté et le courage nécessaires en politique, et lorsqu'il avait intimement acquis la conviction que ses sentiments devaient primer tous ceux de ses conseillers ou de ses amis, rien n'eût pu le décider à abandonner ses idées.

Je suis fâché, dit-il en date du 13 février 1834, à son ambassadeur à Londres, d'être obligé aujourd'hui de vous écrire pour vous faire quelques sérieuses recommandations. Vous savez toute l'amitié que je vous porte et combien j'apprécie le zèle que vous mettez à cimenter mes relations avec l'Angleterre, aussi ce que je vais vous dire ne doit pas vous blesser ; seulement, faites-en votre profil.

Je ne trouve pas que depuis quelque temps votre correspondance avec M. Drouyn de Lhuys soit ce qu'elle doit être. Au lieu d'exécuter les ordres qu'il vous transmet de ma part, vous les discutez et omettez pendant ce temps des choses essentielles. Ainsi il y a quelque temps vous disiez que vous aviez lu et relu ses dépêches sans les comprendre, ce qui n'était guère poli ; aujourd'hui, dans votre dépêche n° 34, vous comprenez tout de travers la proposition du comte Buol et, au lieu de la soutenir à Londres, vous avez l'air de soutenir à Paris l'avis de lord Clarendon, et vous ne répondez rien sur les frégates russes qui sont dans la Méditerranée. Enfin, pour ce qui a eu lieu au sujet du traité entre les deux puissances, je crois que vous en avez pris l'initiative sans savoir si cela me convenait ou non. Je vous prie donc, non pas de mettre plus de zèle, mais d'en mettre moins dans certains cas, et surtout de penser pour le moment que ma lettre à l'empereur de Russie doit être la seule base des opérations. Aussi est-ce avec plaisir que j'ai vu le comte Orloff et le comte Buol l'accepter comme tel.

Maintenant que j'ai vidé mon paquet — en surcharge : SAC —, croyez toujours à mes sentiments d'amitié.

 

Et plus tard, en date du 18 janvier 1856, toujours au sujet des affaires de Russie sur lesquelles Napoléon III, il faut le reconnaitre, s'entretenait dans une erreur regrettable, il résume sa politique dans une note énergique et nettement formulée :

Ma politique extérieure ne peut réussir que si mon ministre s'inspire de mes sentiments et de mes idées sans se laisser influencer par l'état vacillant de l'opinion publique. Dès le commencement des négociations, j'ai aperçu à regret une divergence entre vous et moi.

Vous sembliez toujours prêt à céder à nos ennemis ou à nos amis douteux dans leurs prétentions. Moi, j'étais toujours prêt à céder à nos alliés lorsqu'ils étaient dans le vrai. Vous me conseilliez d'accepter la limitation des forces russes dans la mer Noire au lieu de la neutralisation de cette mer, prétendant que la Russie ne l'accorderait jamais. Vous étiez donc plus Russe que les Russes. Lorsque l'ultimatum de l'Autriche nous a été communiqué, vous vous êtes opposé tant que vous avez pu aux modifications anglaises, prétendant que l'Autriche ne les accorderait jamais. Elle les a admises sans difficulté. Vous étiez donc encore dans ce cas plus Autrichien que l'Autriche. Maintenant vous venez me dire que je suis engagé vis-à-vis de l'Autriche à signer l'armistice et à repousser les exigences de l'Angleterre et qu'il faut montrer à cette dernière puissance que je ne veux pas toujours lui céder. Vous me trouvez hésitant ? Mais à qui la faute ? Je suis lié — entre nous — sans le savoir ; vous n'avez nullement appelé mon attention sur ce fait que les préliminaires de paix seraient signés avant qu'on ne soit d'accord sur les conditions particulières ! Ainsi me voilà en désaccord avec l'Angleterre sans le savoir et même contre ma volonté.

En un mot, je veux la paix, mais je veux la rendre aussi chère que possible aux Russes et non aussi bon marché que possible. Je veux, en outre, que l'alliance anglaise survive à la paix. Ceci dit sans vous fâcher, voyons ce qu'il y a à faire !

Ne pourrait-on pas dire à l'Autriche : Nous demandons que les préliminaires de paix soient la paix elle-même, c'est-à-dire les préliminaires contiendraient les 4 points, sauf les modifications suivantes :

On laisse la Bessarabie à la Russie, on ne conserve que Reni Ismaël et Veilia, tous les points fortifiés sur la rive gauche du Danube. La Russie s'engage à évacuer l'Asie-Mineure et Kars et à ne pas refortifier les îles d'Oland.

Les frontières asiatiques de l'Empire ottoman seront définies comme elles l'étaient par les traités antérieurs à la guerre.

Ceci signé, on n'ouvrirait les conférences que pour les questions secondaires. Réfléchissez à tout cela et sortez-moi de la difficulté où je me trouve.

En attendant, croyez, malgré ma franchise un peu rude, à toute mon amitié pour vous.

 

Ces deux lettres me paraissent ne laisser subsister aucune équivoque sur le tempérament politique de Napoléon III, sur l'esprit d'à-propos, d'autorité et de résolution qu'il savait mettre dans ses actes publics.

L'Empereur fut faible, sans doute, dans les choses de son intimité. Mais n'y aurait-il pas quelque hypocrisie à lui reprocher cette faiblesse ?

 

J'ai dit qu'un déplorable esprit d'intrigue régnait à la cour des Tuileries, parmi les collaborateurs de Napoléon III ; les rivalités, les haines, en effet, enveloppaient le souverain, se heurtant, s'entrechoquant violemment et créant ainsi des difficultés constantes dans l'élaboration de ses projets.

MM. de Morny, Roulier, Fould, Baroche furent les principaux meneurs de ces intrigues et, dans un incompréhensible oubli des intérêts du souverain qu'ils devaient éclairer, ils combattaient, à ses côtés, non pour lui, semble-t-il, mais inconsciemment, ou plutôt — car l'indulgence ici serait déplacée — mus par le seul sentiment de leur personnalité — contre lui.

C'est là un chapitre d'histoire qui demande à être appuyé non plus simplement par des anecdotes, non plus simplement par des opinions sujettes toujours à la discussion, mais par des documents incontestables.

Les lettres suivantes de M. Rouland viennent confirmer mes appréciations.

M. Rouland me paraît avoir observé avec quelque philosophique résignation la crise politique et intime du Second Empire, et ses lettres présentent autant et mieux même que les lettres de MM. le général Fleury et Caro, la physionomie de ce monde tourmenté qui s'agitait autour de l'Empereur et qui, dans un égoïsme trop humain, le conduisait à la perte de son pouvoir.

M. Rouland juge les hommes et les choses sans passion, et l'on ne peut guère objecter de critiques aux remarques, aux faits, aux silhouettes, aux appréciations qui tombent de sa plume. Ses lettres sont empreintes d'une sorte de pitié, de désespoir et de fatalisme qui rendent, en outre, plus vivant, plus fort, l'aspect de ceux dont il parle.

Voici ces pages. Je les transcris en conservant l'ordre des dates. Elles sont adressées au ministre des affaires étrangères et se rapportent à divers événements du règne de Napoléon III, à sa politique intérieure principalement, et je les publie sans trop de commentaires, des explications étant, devant la clarté de cette correspondance, à peu près inutiles.

Paris, le dimanche 21 juin 1863.

Très confidentielle.

Il me revient de divers côtés que hier, bien avant le Conseil, l'Empereur aurait fait appeler M. Fould pour le prier d'engager M. de Persigny à se retirer. — Ces bruits ajoutent qu'à cette occasion il serait question de M. Baroche, pour l'intérieur — de M. Rouher, au Conseil d'Etat — de M. Haussmann, aux travaux publics — de M. Piétri, à la préfecture de la Seine — enfin, que M. de Morny, souhaitant de se débarrasser des difficultés de la Chambre future, sollicitait votre ministère — auquel cas Billault, qui se souciait peu, de son côté, des batailles prochaines, prendrait la présidence, etc., etc.

Voyez ce que tout cela vaut. — Il est tout simple que l'Empereur, averti par la voix publique qui éclate de toutes parts, veuille décliner la responsabilité du système décousu, tantôt mou, tantôt violent, empreint d'une si déplorable personnalité, qui nous a amené des élections agitées, mauvaises, à travers la presse laissée libre de tout attaquer depuis 3 ans. — Sur ce point, si évident pour le pays, il y a unanimité — et aviser, en pareil cas, c'est pourvoir à une grande nécessité politique.

Mais ce déclenchement fait sous l'influence d'une idée de salut public et d'intérêt dynastique, il est à craindre que les suites n'en soient exploitées auprès de l'Empereur par des considérations purement personnelles. Les hommes qui seront admis à l'honneur ou au péril de donner avis à l'Empereur, en si graves conjonctures, préféreront-ils l'intérêt de l'Etat et de Sa Majesté aux tentations de leurs sentiments personnels ? That is the question.

Je vois distinctement, parmi nous, deux catégories d'hommes, qui, rejetant la grande considération du bien public et de l'Empereur, agiront, conseilleront — ou pour la satisfaction de leurs amitiés ou de leurs antagonismes — ou pour le succès de leurs calculs égoïstes, cherchant à se faire la position la moins périlleuse ou la plus douce. — A mon sens, chacun, au contraire, doit bravement payer la dette de dévouement suivant les forces et les aptitudes.

Je vous crois dans ces idées si droites et si justes. Vous m'avez dit souvent que, devant les nécessités politiques, les hommes devraient être, dans la main de l'Empereur, de bons serviteurs et non des agents égoïstes et capricieux. Veillez donc autant que vous le pourrez, car nous sommes en présence d'une situation délicate et grave, et ce n'est pas quand tous les partis se coalisent et relèvent audacieusement la tête qu'il faut une administration moins ferme, moins intelligente et moins désintéressée.

J'aborde un autre point. Il est manifeste que l'Empereur doit avoir confiance dans votre attachement si loyal pour lui, et dans votre esprit si pratique et si sensé. Mais je crois que, pour des raisons peut-être passagères, il juge utile de garder M. Fould vis-à-vis de vous. Or, dans les arrangements actuels, je vous conjure de ne pas être un embarras pour l'Empereur, en faisant prédominer vos répugnances. L'essentiel aujourd'hui est de sortir d'une difficulté qu'il faut absolument et promptement résoudre. L'Empereur devra savoir un gré infini à ceux de ses amis qui, pour lui rendre la tâche actuelle moins aride, sacrifieront au moins présentement les justes récriminations qu'ils pouvaient manifester. Mais, pour Dieu, défendez ! vous carrément à l'encontre du nouveau duc, car je ne comprends guère la moralité de ces appétits qui n'ont pas même pour excuse la fatigue des services rendus. Si on ne peut ou si l'on ne veut plus présider la Chambre, on se retire, mais on ne vole pas la place d'autrui.

Je ne sais pas si, en tout ceci, je vois juste, mais je puis vous affirmer que je vois et que je juge en loyal ami et, autant que je le puis, en homme de bon sens. Je déteste les coteries qui cherchent à profiter de la crevasse actuelle pour faire la guerre aux hommes qu'elles n'aiment pas. Voilà pourquoi je vous dis : Ne les imitez pas, tout en les démasquant. L'avenir réglera définitivement bien des choses. C'est pourquoi, encore une fois, veillez.

 

Cette lettre, tout à fait remarquable, est une peinture fidèle des mœurs politiques qui étaient en faveur dans l'entourage de Napoléon III. Elle n'est point tendre pour les hommes qui convoitaient le pouvoir, pour M. de Morny — le nouveau duc — particulièrement, et elle puise son importance dans l'indulgence, dans le calme de celui qui l'a écrite.

Celles qui vont suivre sont plus explicites et plus curieuses encore.

Tout d'abord c'est une jolie page qui restera comme l'un des documents secrets les plus suggestifs du Second Empire et qui renferme des silhouettes tracées de main de maître :

Paris, le lundi 23 juin 1863.

Confidentielle.

Je vous ai écrit hier en termes un peu vagues, un peu généraux, comme si ma lettre devait vous trouver parfaitement informé — ou encore, comme si elle devait être lue par d'autres que par vous — aujourd'hui que les intrigues continuent ici à grande volée, je vais m'expliquer nettement, surtout après une conférence que j'ai eue avec Rouher.

Oui — il y a deux catégories d'hommes qui, dans les graves circonstances présentes, seront disposées à y voir le moi passionné — ou calculateur — plutôt que l'intérêt de l'Etat ou de l'Empereur.

M. Fould, à l'œil serein, à l'air joyeux — à propos des Fould et des Péreire élus comme une fournée de champignons —, ne se préoccupe guère des intérêts de l'Empereur. Au contraire, il jouit de ses embarras. Voilà de nouveaux et rudes contrôleurs de dépêches qui lui viennent en aide à la Chambre et qui le glorifient. Plus on criera haro sur l'Empereur dépenseur et aventurier, plus le système Fould es solide, et plus le pied du contrôleur général des finance s appuie fortement sur la gorge de Napoléon III, dénoncé au pays, mis en pénitence et réduit en tutelle. Qu'import e le Mexique ? Est-ce qu'on n'a pas eu l'habileté de faire dissoudre la Chambre quand on pouvait évidemment convoquer les élections sans cette mesuré préalable ? — Mais il fallait la Chambre en novembre prochain afin de lu donner la pâture de la discussion des crédits extraordinaires — il fallait éviter aussi la nécessité personnelle du ministre des finances pour y faire face, malgré son absurde système — tandis que, maintenant, il se croise les bras et dit à l'Empereur : Vous aurez ce que la Chambre vous donnera — et mon absurde système évite le choc des réalités. — Mais je m'écarte de mon sujet.

Donc, M. Fould joyeux, alerte, n'a plus que le souci d'intrigues personnelles pour la satisfaction de ses antipathies ou de ses amitiés — voilà ma première catégorie. — Il lui faut un cabinet à lui. — Allons — écartons Rouher du chemin des Péreire et des boursiers. Haussmann est grand ami des Péreire. — Mettons à l'intérieur M. Baroche, notre nouveau collègue — continuons à tripoter avec M. de Morny — et pour le coup suprême, comme l'Empereur pourrait bien ne pas se soucier de lui pour mener une Chambre difficile, poussons-le au ministère d'Etat, et Walewski tombe. — Cela s'appelle faire d'une pierre deux coups. — Puis, ayons Vuitry pour ministre sans portefeuille, avec la banque s'entend. Il n'y en a jamais trop pour nos amis. Et vive le pouvoir ! vive la Bourse ! Et vivent les habiles et les audacieux. L'Empereur ! Il est maté, et la maison Fould ne l'appauvrit pas en gloire et en argent. Quant à Persigny... tant pis pour lui.

Puis, vient l'autre catégorie qui commence à poindre. — Billaut est fort caressé par Fould, et Billaut, artiste sentimental et nerveux, craint l'avenir, la lutte, le parterre, et voudrait bien couler des jours plus tranquilles. — Sa manière de procéder dans ce jeu, c'est de dire bien haut que désormais le rôle des ministres sans portefeuille est impossible. — Conclusion : — mettez-moi ailleurs ; par exemple à la présidence de la Chambre. — Mais, cela repousse Morny — sans nul doute. — Mais Fould arrive et dit : — Mettez Morny à la place de Walewski. — Et on se donne la main. Voilà la catégorie de ceux qui, dans la gravité de la situation, songent à faire leur nid.

Et, enfin, pour faciliter toutes ces combinaisons, on laisse tranquilles, quant à présent, les gros mangeurs, comme la guerre et la marine. On se résigne, on sourit même à l'occupation du Mexique — on est le meilleur enfant du monde, ce qui prouve qu'on peut être le chef ou le dominateur d'un cabinet, sans causer de souci au maître. — Parbleu ! je le crois bien — on a jeté le maître à la gueule du Corps législatif, et c'est là où il recevra les coups que maître bâton, habile, souriant et doucereux, n'oserait plus lui donner lui-même.

Voilà la comédie qu'on peut voir à vue, sans lunettes ni télescope.

Toutefois et voici ma pensée : si l'Empereur, voyant tout, estime qu'il ne peut pas ou ne doit pas encore briser de pareils calculs, s'il tient encore à M. Fould, je persiste à croire que vous ne devez pas imiter ce dernier dans les répugnances et les attaques obstinées. — Vous en défendre et les démasquer, oui. — Mais faire un antagonisme absolu, non. — L'Empereur passera par bien des dégoûts et des amertumes au milieu de ces intrigues.

— Aidez-le en ami, en loyal serviteur, à arranger à présent ce qui se détraque. — Mais n'augmentez pas les difficultés en le poussant à une guerre absolue. — Bref, restez avec Fould s'il le faut, car c'est le moyen de le neutraliser.

Tout cela est attristant. Le fond est 600.000 voix d'opposition en plus qu'en 1857. — L'Empereur attaqué, amoindri, mis en discussion — la force gouvernementale altérée — et tout cela par les utopies orgueilleuses et les incapacités d'un homme toqué. Il est temps d'y regarder — de savoir ce qu'on veut — d'arrêter la pente — et d'agir avec calme et fermeté avec d'honnêtes gens. — La France aime la probité et le bon sens.

 

On chercherait vainement, dans les archives des ministères et de la cour des Tuileries, un document plus net, donnant la description des intrigues qui entouraient Napoléon III et des embarras au milieu desquels il se débattait.

Dans une autre lettre, en date du lundi 22 juin, également, M. Rouland accentue encore l'exposé qu'il vient de faire de la situation dans laquelle se trouvait le souverain et des sentiments qui dictaient la conduite des hommes qui le servaient.

Tout cela, dit-il, est une indigne cuisine faite sous les yeux du public. Il semble vraiment qu'on dispose de l'Empereur et que l'intrigue est plus puissante que le bon sens et la moralité des situations. — On affirme que de Morny s'est senti un peu joué quand on le poussait aux affaires étrangères sous le prétexte secret de son insuffisance à la Chambre, et il y aura peut-être une journée des dupes, si M. Baroche n'étant pas ce qu'il veut être, M. Billant devient plus qu'on ne voulait qu'il fût.

Laissons cela, du reste. — Il y a de grandes tristesses dans le cœur des hommes honnêtes et dévoués en face de ces curées ambitieuses. A l'Empereur d'ouvrir les yeux et de sauver son initiative et sa majesté ; qu'il fasse des hommes ce qu'il voudra, mais qu'il ne donne aucune prime aux égoïsmes effrénés et aux intrigues honteuses.

 

Ces lignes sont empreintes d'un pessimisme extrême. Elles sembleraient exagérées même, M. Rouland, leur auteur, ayant été un homme d'autorité, un partisan du pouvoir absolu de l'Empereur, si les événements n'avaient, hélas, confirmé tragiquement leur justesse.

Quelques mois après les avoir écrites, M. Rouland consigne de nouvelles et alarmantes constatations.

Paris, le 24 novembre.

Très confidentielle.

Ce que je recueille dans l'air me donne la certitude que les intrigues se forment et se continuent. La coalition vit et travaille et on m'assure que de Morny, Fould et Persigny frappent à toutes les issues. Tout cela est triste et ne fortifie pas le gouvernement qui, chaque jour, perd de son ascendant moral au milieu de ces ardentes et égoïstes compétitions. On va chercher des auxiliaires jusque dans les puissances de la finance, et le public assiste, voit et siffle quand il ne s'inquiète pas. C'est à l'Empereur d'être maitre chez lui, à moins qu'il ne veuille revenir au temps parlementaire ou accepter les nouveaux Richelieu. Je ne souhaite de mal à personne, et je me sens peu d'attrait pour ces luttes d'ambition. Mais je doute que la paix renaisse au milieu de nous avec de pareils germes de division, avec de pareilles prétentions d'omnipotence.

Le mieux serait, vraiment, ou de repousser vivement et pour toujours, par une sévère leçon, la personnalité exubérante de ceux qui nous ramènent au Roi qui règne et ne gouverne pas, ou de nous demander à tous nos portefeuilles afin d'aviser, en toute liberté, en toute dignité, à un ministère qui veuille bien comprendre la Constitution impériale. Tout souffre de cet état de sourdes luttes, tombées d'ailleurs dans le domaine public, et nul n'a le cœur ferme au labeur de l'Etat, dans toutes ces querelles et ces misères de l'intrigue.

Je voudrais me tromper sur mes appréhensions, mais je les donne comme beaucoup d'autres les partagent.

 

A cette correspondance — à ce journal, devrais-je dire — il convient d'ajouter une lettre de M. de Banneville, alors à la légation de Berne, sur la politique extérieure de Napoléon III. Elle est le reflet exact des impressions qui troublaient les hommes politiques que les projets de l'Empereur trouvaient peu enthousiastes, et elle sonne comme le glas du drame qui termina l'odyssée impériale.

Cette lettre est, en effet, datée de 1866 — l'année de Sadowa — et elle me paraît compléter l'exposé général des sentiments qui naissaient, aux Tuileries, parmi ceux qu'en raillant on nommait les philosophes  au sujet de la politique intérieure du Second Empire, comme au sujet de sa politique étrangère.

Paris, 17 septembre 1866.

La lettre sur la nouvelle organisation militaire n'est pas encore prête et la publication en est un peu différée. Je crois, cependant, qu'elle paraîtra avant le départ de l'Empereur qui, se trouvant sensiblement mieux, parait-il, partira, dit-on, pour Biarritz, mercredi ou jeudi. On se dit, ce matin, au ministère de l'intérieur où j'ai rencontré le préfet de police, satisfait de la première impression. On n'a vu encore, il est vrai, d'après le dire du ministre lui-même, que des gens prédisposés à la satisfaction quand même. Pour mon compte, voici le résumé à peu près textuel d'une conversation, qu'au risque de passer pour une vieille bête encroûtée, j'ai eue hier avec mon seigneur intérimaire :

— Ce que je reproche surtout à ce qui se fait, c'est de n'être pas Français. Faites de la politique à la diable, si vous voulez, mais ne faites pas de là politique d'utopistes et de songe-creux. Faites de la politique révolutionnaire si c'est votre goût, votre tempérament, votre nécessité — je ne suis pas plus timoré ni peut-être plus scrupuleux que le roi Louis XIV ou M. de Bismarck —, mais au nom du ciel, faites de la politique française. Vous me dites que c'est la politique de l'Empereur, qu'il vous a répété que si les peuples étaient contents, heureux, satisfaits, il ne voulait pas autre chose... Ne le dites pas trop haut. L'Empereur n'a pas charge des peuples, il a charge du peuple français et tenez pour certain que celui-là ne tiendra pas son souverain quitte envers lui, quand on lui aura expliqué que le peuple allemand et le peuple italien sont pleinement satisfaits. Cela lui est entièrement indifférent, et cela cesse de lui être indifférent pour lui devenir souverainement désagréable quand on lui démontre que la satisfaction de ces deux peuples étrangers provient de ce qu'ils sont devenus plus puissants et qu'il y a désormais à compter serré avec eux. La haine aveugle, un peu maniaque, des traités de 1815, et de ceux qui les ont faits — ils sont morts depuis longtemps eux et leur œuvre ! — a conduit à cette préoccupation excessive de la haine de gouvernements contre la France et a confirmé dans la supposition toute gratuite de la sympathie des peuples. Je crois cela absolument faux.

J'admets les mauvaises intentions des négociateurs de 1815. mais je soutiens que leurs précautions se sont trouvées illusoires et que les faits ont trompé leurs prévisions. Je soutiens surtout ceci : c'est que les gouvernements qui sont des êtres de raison plus ou moins éclairés, peuvent bien lutter entre eux, se combattre, etc., mais ne se haïssent pas. Ce qui se déteste et s'exècre, ce sont les peuples, les races surtout, parce qu'elles obéissent à des instincts en quelque sorte physiques et qu'elles ne raisonnent pas, tandis que les gouvernements raisonnent même leurs sympathies et leurs antipathies.

Le jour où vous aurez constitué les races européennes dans les grands groupes que vous rêvez, vous ferez bien d'avoir votre million de soldats disponible, car vous aurez en perspective, au premier choc, des guerres abominables. Et vous rendez-vous bien compte de l'élément nouveau que va apporter dans l'organisation politique du I pays la création d'une puissante garde nationale ?

Je crains bien que, tout imbibé que vous devez être de la politique humanitaire, cosmopolite, démocratique et sociale, de votre illustre ami et voisin de Prangins, vous ne considériez mes humbles réflexions comme le produit d'un cerveau fêlé, rétrograde et bon à mettre au grenier en compagnie des vieilles têtes à perruques et de toutes les défroques usées...

 

Il serait superflu, je le répète, de commenter ces documents. Précieux pour l'Histoire, ils donnent en même temps la physionomie du monde politique qui entourait l'Empereur.

Ils disent, éloquemment, le défaut de cohésion qui existait parmi ceux qui, dans ce monde, détenaient le pouvoir ainsi que les responsabilités. Une sorte de griserie jetait, alor5, en avant les hommes d'Etat du Second Empire ; chacun marchait, dans son opinion, sans se préoccuper de celle de son voisin, et dans ce choc continuel de pensées, de projets, de constatations enthousiastes ou sceptiques, dans cette accumulation de contradictions, de vues différentes, c'était un peu, aux Tuileries, comme dans la Babel de l'Ecriture — où tous parlaient, à la fois, cent langages divers, où nul ne se comprenait.

Placé au centre de tant de divisions, il n'était point aisé, toujours, à l'Empereur de gouverner, de donner à sa politique l'impulsion, l'importance même qu'il eût désirée, d'atteindre le but qu'il se proposait.

Cependant, comme il ne délaissait pas facilement les idées qui lui étaient personnelles, il ne cessait de lutter contre l'autorité croissante de ses ministres ou de ses conseillers officiels, il ne cessait de réagir contre la pression qu'ils tentaient d'exercer sur son esprit, contre la mauvaise volonté qu'ils opposaient à ses décisions, en un mot, contre l'enveloppement obstiné et patient, dont il était l'objet. Et pour rendre publique sa pensée, sans entraves, pour se mettre en communication directe avec le peuple, pour essayer de faire prévaloir ses opinions, il avait recours à un subterfuge qui lui réussit souvent.

Dans le secret de son cabinet, il élaborait, avec l'aide d'hommes dévoués, ayant une situation dans la presse — dans la presse libérale même — des brochures ou des articles qu'on publiait aussitôt et qui, la plupart du temps, faisaient sensation, leur origine n'étant, au fond, ignorée de personne.

Plus tard, même, dans les dernières années de son règne, l'Empereur fonda un journal, le Peuple, je crois, qui devint son organe officiellement intime et qui refléta l'exacte expression de ses sentiments.

Les ministres, par tous les moyens, dans leur rivalité inapaisée, cherchèrent à amoindrir l'influence du cabinet occulte de Napoléon III. Mais ils durent renoncer à cette hostilité, le souverain étant peu disposé à supporter, alors, qu'on restreignît sa liberté d'action.

Les hommes qui, ainsi, se trouvèrent en contact avec Napoléon III, et qui reçurent sa parole, furent assez nombreux. D'aucuns, dont le nom demeurera toujours inconnu, disparurent dans l'orage qui détruisit l'Empire. Mais il en est d'autres qui, déjà célèbres en ce temps, ne désertèrent point devant la tourmente et restèrent, fermement campés, soit dans le journalisme, soit dans la politique.

 

Parmi les écrivains do l'opposition à qui l'Empereur s'adressait le plus volontiers pour donner à sa pensée une importante publicité, je citerai — pour mémoire seulement et pour ne point laisser ici une lacune que des contradicteurs peu indulgents imputeraient à de l'ignorance — je citerai, dis-je, M. Havin, le directeur du Siècle qui, ayant ses grandes et ses petites entrées à la cour, n'y venait point seulement dans un but de mondanité, mais surtout pour conférer avec Napoléon III sur les questions à l'ordre du jour qui inquiétaient ou qui passionnaient le public, et pour s'entendre, avec lui, sur l'article du lendemain, même, sur la façon encore dont le journal combattrait le gouvernement — au mieux des intérêts du souverain — bien entendu.

M. Ila vin était un homme fort intelligent, correct, très fin, sous une apparence un peu lourde et bourgeoise, qu'une sympathie naturelle, sans doute, pour la personne de l'Empereur, pour ses théories politico-sociales, aussi, aidait dans cette tâche, dans ce rôle délicat qui lui a été tant, et, en vérité, peut-être injustement reproché.

Le plus illustre, parmi les collaborateurs de Napoléon III, fut, sans contredit, M. le vicomte de La Guéronnière. Bien avant que le public ou que le monde officiel sût l'emploi qu'il tenait auprès de l'Empereur, il le secondait dans ses travaux.

D'un tempérament ardent, passionné dans les choses qui étaient soumises à ses attaques comme à ses louanges, polémiste de premier ordre, M. de La Guéronnière mena, sous le Second Empire, mondainement et politiquement, ce que l'on peut appeler, sans trop d'exagération, un train d'enfer.

L'Empereur, plus d'une fois même, fut dans la nécessité de lui imposer quelque modération, et il y eut plus d'une brouille entre le souverain et le journaliste.

M. de La Guéronnière fut, surtout, le porte-parole de Napoléon III dans la question d'Orient et dans la question romaine. L'Histoire a enregistré l'apparition de sa brochure fameuse, le Pape et le Congrès, dont la publication eut pour résultat immédiat prévu d'ailleurs en haut lieu — le départ des plénipotentiaires accrédités à Paris pour l'examen des affaires pontificales.

Plus tard, M. Clément Duvernois prit auprès de Napoléon III la place de M. de La Guéronnière, dont sa nature exubérante, fougueuse, dont son talent de polémiste, également, s'accommodèrent.

Un collaborateur célèbre et regretté du Figaro, M. Auguste Vitu, mort récemment, travailla aussi, avec l'Empereur. M. Auguste Vitu avait le don de s'assimiler aussi bien les questions de politique, de littérature, de théâtre, que les questions de finances. Ses diverses et merveilleuses facultés, ses grandes connaissances en cette dernière matière, surtout, lui valurent la confiance du souverain qui le chargea, plus d'une fois, de dresser, sur ses indications, les projets qu'il souhaitait de voir adopter par le pays.

Le docteur Conneau, également, rendit, dans ce genre de travaux, de réels services à Napoléon III. Il lui fut principalement utile dans les affaires d'Italie et son rôle, alors, ne se borna point simplement, dit-on, à rédiger des notes ou des projets sous la dictée du souverain. Il serait intéressant de connaître, en détails, la participation du docteur Conneau au rêve de Napoléon III. Mais les documents font défaut en ce qui le concerne et il est peu probable que ceux qui pourraient parler avec autorité, fassent entendre leur voix.

Il existe, je le sais — et cette indication est absolument inédite, est livrée pour la première fois au public — au ministère des affaires étrangères, un manuscrit assez volumineux, tout entier écrit par Napoléon III et qui porte ce titre exact : Pourquoi j'ai fait la guerre d'Italie. Il ne sera permis aux écrivains de le lire, de le copier, que dans cent ans environ, alors que les choses dont il est fait seront sans intérêt pour des générations qui ne les comprendront peut-être plus. La forme administrative alliée à la raison d'Etat est, il faut l'avouer, quelque peu excessive dans ses exigences.

M. Granier de Cassagnac père — ce n'est un secret pour personne — fut, aussi, un dévoué collaborateur de l'Empereur ; mais l'homme qui, à coup sûr, fut le plus dans la pensée, dans l'intimité, dans la main du souverain, fut M. Mocquart, son chef de cabinet. On peut affirmer, sans la crainte de se tromper, que Napoléon III n'écrivit point une phrase, ne prononça point une parole, avant que M. Mocquart n'eût approuvé, critiqué ou rectifié le discours ou l'imprimé impérial.

M. Conti, qui lui succéda, n'eut jamais, autant que lui, sur l'esprit de l'Empereur, de l'influence.

J'ai eu sous les yeux une partie des papiers trouvés aux Tuileries, après le Quatre-Septembre, dans le cabinet de M. Mocquart et dans les Archives qui étaient directement confiées à sa garde. Le travail accompli par cet homme, pendant le temps qu'il resta auprès de Napoléon III, est considérable, est inouï. Il n'est pas un papier — lettres, pétitions, documents de toutes sortes — qui n'ait été annoté de sa main et classé sous son active et incessante surveillance. Il n'est pas une question que son intelligence n'ait fouillée.

On disait, aux Tuileries, qu'il était la pensée de l'Empereur. Cette assertion, dans le sous-entendu railleur et jaloux qu'elle renferme, n'était pas juste. Napoléon III avait une pensée très personnelle et il n'était point nécessaire de le conseiller pour qu'il prît une résolution ou pour qu'il se formât une idée des choses ou des hommes. Mais il est avéré que si M. Rouher, en un temps, fut un vice-empereur officiel, M. Mocquart fut, lui, le Richelieu — ce mot est bien gros — de cet autre taciturne qui s'en allait, au travers de son règne, comme s'il eût passé dans la brume d'un songe.

L'Empereur, le plus souvent, dans les travaux qu'il confiait à M. Mocquart, pratiquait ainsi : il donnait à son collaborateur, verbalement ou dans une note rapide, au crayon, le sujet, le résumé du discours qu'il devait prononcer, de l'article qu'il voulait que certains journaux insérassent, de la brochure ou du livre même qu'il souhaitait de faire imprimer. Et M. Mocquart se mettait à la besogne. Il écrivait et lorsque sa tâche était terminée, il la présentait à l'Empereur qui l'examinait et la discutait. On revoyait l'œuvre en commun et il était très rare que des modifications y fussent apportées.

Ces détails sur les hommes qui collaborèrent secrètement avec Napoléon III et sur la manière dont l'Empereur travaillait, aux Tuileries, intéresseront, sans nul doute, le public.

Ayant forcément dû montrer celui qui régna pendant près de vingt ans, sur la France, au milieu des mondanités de son palais, j'ai voulu dessiner également son attitude aux heures laborieuses qu'il vivait, enfermé en son cabinet, lassé, énervé, surexcité aussi par les mille tracas.qui se dressaient devant lui et devant lesquels il ne se déroba jamais tant que son être physique lui permît de faire face aux événements, tant que son être moral fut en mesure de les analyser.

Pour ceux qui aiment à regarder les choses par le petit côté de la lorgnette, j'ajouterai que l'Empereur, dans son cabinet, travaillait sans aucun souci de l'apparat, vêtu simplement d'un veston, d'un pantalon large, d'habits commodes, en un mot, ayant à portée de sa main, sans cesse, d'innombrables cigarettes qu'il plaçait soit dans un verre, soit éparses sur la table, soit dans ses poches même et qu'il fumait sans interruption.

Il est à ce sujet une amusante anecdote.

L'Empereur, qui avait beaucoup d'affection pour M. de Persigny, en dépit' des scènes terribles qu'il lui faisait presque chaque fois qu'il le venait trouver, ne redoutait rien tant que l'entrée de son ami, chez lui, non comme on pourrait le penser, dans l'effroi des scènes qu'il allait subir, mais dans l'intérêt de ses cigarettes.

M. de Persigny, en effet, à peine la discussion était-elle ouverte, &en allait vers lesdites cigarettes, les prenait à pleine main, les écrasait,, et les jetait, éventrées sur les tapis, sur les sièges, un peu partout.

L'Empereur suivait ce manège avec désespoir et, laissant passer la colère de son familier, ne s'occupait plus qu'à replacer les cigarettes soit dans le verre où il les disposait de préférence, soit sur son bureau.

Un jour, 'enfin, exaspéré, il arrêta le bras de son farouche ami, au moment de l'habituel massacre.

— Voyons, Persigny, lui dit-il, cognez sur moi, si vous voulez ; mais, pour Dieu, laissez mes cigarettes tranquilles. Elles ne vous contrarient pas — elles !

 

Avant de parler du monde politique étranger, des diplomates accrédités à Paris, qui brillèrent à la cour des Tuileries par leur élégance et par leur habileté, en appuyant ces silhouettes, rapidement esquissées, de faits qui se rattachent aux principaux événements du règne de Napoléon III, je demande la permission pour faire cette étude complète, de dire, brièvement, un mot de l'attitude des salons sous l'Empire.

Il y eut, sous le Second Empire, deux partis politiques qui s'allièrent, un instant, assez intimement, dans un but d'opposition commune : il y eut le parti des princes et le parti des libéraux.

Le parti des princes, laissant de côté tout principe de dynastie légitime, c'est-à-dire le comte de Chambord, affirmait ses préférences pour les fils du roi Louis-Philippe. Les libéraux demandaient la République.

Ces derniers, manquant de relations mondaines, créèrent des journaux pour exposer leurs doctrines. Les premiers organisèrent des réunions qui, sous l'aspect de réceptions, étaient autant d'assemblées politiques et opposantes.

Le parti des princes, jusqu'à l'avènement du ministère Ollivier, n'apporta que peu d'entraves dans la politique intérieure de l'Empereur. L'administration, parfaitement établie alors, tint en échec sérieux, sans cesse, les hommes dont il se composait, et les procès retentissants même, comme celui de M. de Montalembert, ne produisirent qu'un effet relatif sur le public, habitué à considérer le gouvernement impérial ainsi qu'une chose nécessaire, voulue, sans fin, et en dehors de laquelle il n'était plus rien.

Mais l'influence de ce parti ne fut pas autant stérile dans les relations que le Second Empire avait assurées entre les Tuileries et les représentants des puissances.

Le parti des princes avait un organe important : le Journal de Paris, qui était lu et très en faveur dans les ambassades. En outre, ses membres, appartenant presque tous à l'aristocratie française, se trouvaient non seulement en rapports quotidiens avec les aristocratiques envoyés des puissances, mais surtout en communion d'idées avec eux, unis même par des liens de parenté.

Le Journal des Débats, la Revue des Deux Mondes, dans une note plus effacée que celle du Journal de Paris, appuyaient et cimentaient ces sympathies, et sous la correction officielle, sous l'amabilité mondaine même, que les étrangers observaient aux Tuileries, il était facile de deviner qu'une contrainte, qu'une réserve ne cessaient d'exister.

MM. de Broglie, Decazes, de Falloux, d'Haussonville, de Rémusat, de Montalivet, parmi les mondains politiques ; — MM. Prévost-Paradol, Weiss, Teste, Hervé, parmi les écrivains royalistes, tenaient le public intelligent et lettré, que le principe autoritaire de l'Empire gênait, en haleine par leurs discours ou par leurs articles, et chaque fête qui se donnait dans l'un ou dans l'autre faubourg prenait l'importance d'une manifestation antigouvernementale.

Ceux-là même qui passaient pour s'être ralliés à l'Empire et qui étaient reçus aux Tuileries, parmi les membres de l'aristocratie, redevenaient frondeurs lorsqu'ils se retrouvaient au milieu des leurs, et les moqueries et les sarcasmes ne tarissaient pas, dans leur bouche, sur la cour du roi Pétaud, comme sur la personne du souverain et de sa compagne.

On se répétait, clans les salons, le mot de M. Thiers à Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, à la suite d'une discussion sur les diverses phases de son existence : — Mais, enfin, avait dit le prince, si je n'avais pas fait Strasbourg et Boulogne, je ne serais pas ce que je suis. — Monseigneur, avait répondu M. Thiers, vous oubliez Austerlitz. — On blaguait — qu'on me pardonne cette expression — les dîners des Tuileries, les bals, les réceptions officielles, les Lundis ; on faisait à l'Empire une guerre à coups d'épigrammes, en attendant l'heure de le combattre, ouvertement, à coups de millions, la haute banque étant, secrètement, sympathique aux opposants.

Un journal, encore, le Courrier du Dimanche, subventionné richement, et que rédigeait une élite d'écrivains, indiquait l'assaut contre les institutions impériales. Et l'Académie couronnait et appelait à elle ceux qui avaient le mieux guerroyé.

A propos du Courrier du Dimanche, il est une anecdote que M. Louis Teste a contée devant moi et qui est fort plaisante.

C'était M. Bocher qui était chargé, chaque semaine, d'apporter au Courrier les fonds nécessaires au paiement de la rédaction. Or, lorsqu'il son entrée au journal, il se trouvait devant MM. Prévost-Paradol, Weiss, Louis Teste, il saluait, restait silencieux, s'asseyait, prenait une feuille quelconque et feignait de lire attentivement. La Rédaction qui connaissait ce manège, se retirait dans un coin de fenêtre et semblait oublier la présence de M. Bocher. Alors, celui-ci, toujours silencieux, déposait l'argent sous un journal, sur une table, et disparaissait. C'était ainsi, hebdomadairement.

Cette opposition des salons est loin aujourd'hui, et dans le chaos des événements qui se sont succédé depuis l'époque où elle se produisait, on ne la voit qu'indistinctement. Elle eut son importance, cependant, elle eut ses résultats. Et l'empereur Napoléon III, qui la dédaigna, qui tenta de l'apaiser en la tolérant courtoisement, en offrant des sièges de sénateur ou des habits de cour à ceux qui l'inspiraient ou qui la dirigeaient, ne comprit peut-être jamais qu'elle avait précipité sa chute. Il est ainsi, dans la vie, des erreurs généreuses.