L'empereur Napoléon III et l'Impératrice Eugénie firent, relativement, peu de voyages durant le cours de leur règne ; on ne peut compter comme tels, en effet, leurs déplacements habituels. La plupart de ces voyages sont connus ; ils n'ont eu qu'une très problématique utilité politique, que d'incertains résultats, dans tous les cas, et il serait peut-être superflu de les mentionner si quelques-uns n'avaient été marqués par d'assez curieux incidents ou n'avaient produit, par les péripéties qui les particularisèrent, une impression profonde sur l'esprit de la jeune souveraine. L'Impératrice, dans le désir de nouveauté qui sans cesse était en elle, n'eût pas été fâchée, et ce sentiment n'a rien que de très normal, que de très légitime, de promener davantage sa double royauté de jolie femme et de souveraine heureuse au travers de la France ou de l'Europe. Mais elle dut s'incliner devant la raison d'Etat qui lui imposa une inactivité dont elle souffrit sincèrement. Dès le début de son règne et tandis que l'on se battait encore en Crimée, l'Empereur avait conduit sa compagne en Angleterre, auprès de la reine Victoria, et à la suite de l'apothéose que l'Impératrice Eugénie avait trouvée sur la terre britannique, elle avait caressé un peu le rêve d'une souveraineté plus générale. La réception que lui avait réservée l'Angleterre était de nature, en vérité, à faire pardonner et comprendre ce rêve. L'Impératrice débarquait en Angleterre avec toute la grâce enchanteresse de sa beauté, avec tout le rayonnement de l'Empire victorieux, et elle avait, certes, dans l'ardeur, dans la mobilité d'une imagination qui ne l'abandonna jamais, le droit de penser que les peuples devaient l'aimer. Ce fut pour elle, alors, comme c'est dans la vie pour toute femme, quelle que soit sa condition, l'évocation à l'admiration et à l'amour infinis. L'Empereur et l'Impératrice débarquèrent à Douvres, après une traversée contrariée par un épais brouillard et, dès cette première station sur le sol anglais, et en dehors des témoignages de la sympathie, de la courtoisie officielles, le peuple fit à Napoléon III et à sa compagne un accueil enthousiaste. En touchant la terre anglaise pour la première fois depuis son avènement impérial, Napoléon III ne put se défendre d'une émotion intense. Il eut, le soir de son arrivée à Windsor, un mot bien charmant et qui révèle, en effet, toute la force du sentiment qu'il avait éprouvé. — En revoyant ce pays où j'ai vécu pauvre, d'où je suis parti pour faire fortune, dit-il, je me suis rappelé l'histoire du bonhomme qui, arrivé à Paris en sabots, une fois riche s'en revient pour un jour, même, dans le village où il est né et se repose dans la masure qui a abrité son ancienne indigence. L'impression était juste, humaine, et il eût été surprenant même que l'Empereur ne l'eût pas ressentie. La reine Victoria n'avait rien négligé pour faire à ses hôtes une réception magnifique. Cependant, elle n'avait jamais aimé et n'aimait point encore, en cette heure, celui qui devait devenir, pendant un temps, du moins, le plus résolu, le plus fidèle de ses alliés. Les premiers moments de l'entrevue furent donc quelque peu embarrassés, et la cordialité officielle qu'ils devaient exprimer ne laissa pas que d'être tempérée par une très visible réserve. Mais l'Empereur ne tarda pas à gagner l'affection de la Reine, comme il savait gagner celle de tous ceux qui l'approchaient et qu'il voulait séduire. La beauté, la splendeur merveilleuses de l'Impératrice achevèrent de triompher des hésitations de la Reine et la franchise la plus absolue régna bientôt entre celle-ci et ses hôtes. Un détail concernant la réception qui fut faite à Napoléon III donnera une idée du luxe, de la somptuosité qui furent déployés en son honneur et en celui de sa compagne. Partout où ils se présentaient, invités, partout où ils dînaient, les services, soit en porcelaine, soit en cristal, soit en vaisselle plate, étaient timbrés aux initiales impériales surmontées de l'aigle ou de la couronne, et ces services leur étaient ensuite offerts, puis étaient expédiés à Paris. La reine Victoria, dans ses. Mémoires, a elle-même raconté la visite que lui firent l'Empereur et l'Impératrice en avril 1855, et je ne m'attarderai pas à la détailler davantage. Une grande sympathie résulta, entre les deux cours, de cette entrevue ; mais ce ne fut guère que lors du second voyage en Angleterre de Napoléon III qu'une intimité réelle s'établit, d'une façon incontestable, entre les Tuileries et Windsor. Au sujet de ce nouveau voyage, il est une anecdote amusante. En vue d'Osborne, Napoléon III voulut monter sur la passerelle du bâtiment qui le portait ; mais il glissa sur la marche supérieure de l'escalier et roula, à la renverse, sur le pont. On le releva avec de fortes contusions. Cependant, oubliant sa douleur et peut-être aussi son émotion, l'Empereur se prit à sourire et dit à ceux qui s'empressaient autour de lui : — Nous allons à la conquête de l'Angleterre. Mais c'est mal jouer au conquérant ; j'aurais dû attendre le débarquement pour tomber. Sous sa forme plaisante, cette parole était vraie ; Napoléon III, durant tout son règne, poursuivit un but t la conquête politique de l'Angleterre. Il crut, bien des fois, l'avoir réalisée ; mais il ne parvint jamais à l'assurer sur des bases Sérieuses. Il eut, tout d'abord, avec lui, de l'autre côté du détroit, un allié précieux, lord Palmerston. Mais plus tard, cet homme d'Etat changea d'attitude et lui suscita même des embarras. En effet, à la veille de la guerre d'Italie, le roi de Sardaigne étant à Compiègne pour les négociations d'une entente définitive entre Napoléon III et son pays, lord Palmerston, se déclara, soudain, l'ennemi résolu de toute intervention française, et la lettre suivante du ministre des affaires étrangères d'alors, qui se trouvait également à Compiègne, constate cette hostilité : Vendredi 7, à 6 heures. ... Ce matin le courrier m'a remis un paquet de dépêches arrivées tout exprès de Londres pour me faire enrager. Ah ! Palmerston, Palmerston, si j'ai contribué à faire arriver où tu es, j'ai été bien sot. Au surplus, le r de Sardaigne en raconte de belles sur notre ancien ami. Décidément il a perdu la caboche et bat la campagne. Persigny et Palmerston ensemble ! C'est de la belle besogne !! L'Empereur est mieux, toujours charmant, et son coup d'œil dans les grandes affaires toujours aussi sûr. Son sang-froid est toujours aussi inaltérable ; il se pourrait bien, cependant, que le diable n'y perdit rien. L'expédition du Mexique vint accentuer la mésintelligence qui s'élevait entre les cabinets de Paris et de Londres, et l'impératrice Eugénie, en dépit de la sincère affection qu'elle portait à la reine Victoria, n'hésita point à prendre position contre elle dans cette question. J'ai fait déjà connaître cette attitude en appuyant mon récit de lettres diplomatiques et secrètes[1] ; elle est, d'autre part, confirmée par une conversation que l'Impératrice, étant à Florence, après la guerre de 1870, eut avec le général italien Moceni. Comme, devant elle, on s'entretenait des différents actes politiques du règne de Napoléon III, prenant soudain une part active à la conversation, elle fit cette textuelle déclaration : — La guerre d'Italie nous a brouillés, à peu près, avec l'Angleterre et je vous avoue que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour rester d'accord avec la Reine, pour repousser l'intervention armée de la France en faveur de Victor-Emmanuel. Quant à la guerre du Mexique, je l'ai conseillée, sachant très bien qu'elle augmentait notre malentendu avec le cabinet de Londres, parce que cette guerre était nécessaire, parce qu'elle devenait comme la revanche obligée, comme le contrepoids naturel de l'alliance italienne qui pesait trop lourdement sur la politique de l'Empereur. Ayant prononcé ces paroles, elle resta un moment silencieuse, puis ajouta, presque à mi-voix : — De la guerre de 1870 qu'on m'accuse d'avoir provoquée, que vous dirai-je ? Elle pouvait, elle eût dû sauver l'Empire et la Papauté. Cette conversation, dont je garantis l'authenticité — la personne qui me l'a rapportée étant au-dessus de toute suspicion — a une extrême gravité. En cette heure où l'on s'occupe de rechercher, avec quelque passion, les responsabilités qui engendrèrent la campagne de 1870, elle fixe, dans ses grandes lignes, un point d'histoire. On peut lui opposer un démenti — depuis que j'écris la chronique mondaine et politique du Second Empire, on m'a habitué à ce genre de réclamation — je maintiens purement et simplement mon récit. Le Livre des Rois renferme des pages tragiques et comiques à la fois. Les faits s'y rencontrent, s'y pressent, dans une diversité, dans une multiplicité étranges. Ici, c'est le mot, c'est le geste qui feront s'entre-tuer des peuples ; là, c'est le sourire qui tombe paisiblement de la lèvre maternelle ou conjugale ; ici, là encore, c'est l'intimité du foyer — sereine, cruelle ou grotesque — qui s'offre à la curiosité du public. Cette intimité ne fut jamais autant en péril, aux Tuileries, qu'à l'époque où l'Impératrice se rendit, seule, en Angleterre, et fit un voyage en Ecosse. Ce voyage masqua une véritable séparation entre elle et l'Empereur. Très jalouse, la souveraine, à la suite d'une discussion violente, décida de quitter Paris et de s'en aller, hors de France, chercher quelque calme au trouble de son âme. Lorsque Napoléon III apprit sa résolution, il refusa d'abord d'autoriser son départ et déclara, de son côté, qu'il n'aurait pas lieu. Cependant, comme l'Impératrice demeurait inébranlable dans sa volonté, il se soumit en apparence et voulut, au moins, donner le change à l'opinion, en mettant un prétexte à l'absence de sa compagne. Le Moniteur, dès lors, annonça le voyage en Ecosse de la jeune femme. Je l'ai dit déjà, l'Empereur, quoique patient et opposant sans cesse à l'impériosité de sa compagne ce que l'on nomme la force d'inertie, était fatigué par ses continuelles tracasseries, courbé douloureusement sous son inquiète autorité, à laquelle s'ajoutaient quotidiennement les mille et un tracas provoqués soit par la politique, soit par les inconséquences de son entourage. Il nourrit, en maintes circonstances, la pensée d'un divorce, et si l'on s'en rapporte à certaines confidences qu'il fit, alors, à ses plus intimes familiers, devant l'attitude de l'Impératrice révoltée et prête à une rupture, cette pensée grandit en lui, en cette heure. Mais il la repoussa bientôt, espérant que le temps imposerait un repos fatal à l'impétuosité de la souveraine, et dans la crainte, aussi, de paraître ridicule aux yeux du peuple. Une phrase qu'il prononça, un soir, dans une promenade sur la terrasse des Tuileries, mit à nu l'absolu de ses sentiments : — Mon oncle a divorcé et cela ne lui a point porté bonheur, dit-il. J'ignore s'il faut être superstitieux en cette matière. Quoi qu'il en soit, le divorce ne me serait pas permis. N'a-t-on pas crié déjà que je ne suis qu'une copie mauvaise de Napoléon Ier, que ma Présidence n'est que la parodie de son Consulat, que mon Deux-Décembre n'est que l'imitation de son Dix-Huit Brumaire ? Si, comme lui, je me séparais de l'Impératrice, créant forcément pour cette circonstance une loi spéciale, on se moquerait de moi. Et Napoléon III avait raison. Ayant fait un mariage d'amour qui avait surpris le peuple, qui l'avait ému ensuite et qu'on avait idéalisé, autour duquel s'était élevé comme une sorte de poétique encens, on l'eût raillé sans pitié s'il était venu dire à ce même peuple, à ceux-là mêmes qui s'étaient sentis plus rapprochés de lui par ce roman : Je me suis trompé. L'Impératrice, d'ailleurs, dans l'occasion qui nous occupe, comprit bientôt son imprudence et rentra, officiellement fêtée, aux Tuileries. Ce fut pendant son voyage en Algérie, avec l'Empereur, qu'elle apprit la mort de sa sœur, la duchesse d'Albe, pour laquelle elle avait une extrême affection. Cette excursion, commencée sous les auspices les plus favorables, s'achevait ainsi dans les larmes. Un moraliste, un philosophe ne manqueraient pas de tirer un enseignement de cet événement. En effet, la souveraine, après avoir marché d'enchantements en enchantements, se trouvait soudainement frappée au plus profond de son cœur et son retour fut navrant. C'est là l'éternelle antithèse de la vie. Quelques anecdotes se rapportent à ce voyage. A Marseille, il y eut une fête à la villa Borelli, avant l'embarquement de l'Empereur et de l'Impératrice. Lorsque les souverains se présentèrent dans les salons, ce fut une telle poussée qu'on faillit s'écraser. Un habitant de la ville, plus pressé que les autres, perdit pied et ne se retint qu'en s'accrochant aux épaules d'un chambellan. Or, comme ce fonctionnaire lui adressait de vives observations et cherchait à se dégager, le Marseillais eut cette belle réponse : — Ne faites pas attention... Vous le voyez tous les jours, vous, monsieur, votre Empereur. Moi, je le vois pour la première fois et ne le rencontrerai jamais plus, sans doute. Je veux l'apprendre par cœur. Le mot est joli et rend l'enthousiasme de ce brave homme moins banal. A Alger, des dépêches inquiétantes concernant l'état de santé de la duchesse d'Albe furent remises à l'Impératrice. Alors, traversant une cour et avisant l'un de ses familiers, elle lui demanda de la conduire en hâte à la plus prochaine église, et là, tombant à genoux, elle dit à celui qui l'accompagnait : — Priez et pleurez avec moi. Ma sœur va mourir. Le lendemain, cependant, il lui fallait assister à une fête, à un simulacre de combat contre une caravane. Un incident dramatique marqua cette solennité, ce merveilleux spectacle plutôt. Les Arabes, en effet, s'animant et prenant l'attaque au sérieux, commençaient à se porter des coups et, déjà, plusieurs d'entre eux jonchaient le sol, blessés ou morts, quand l'Empereur donna l'ordre à une compagnie de chasseurs de les disperser, ce qui n'eut pas lieu sans peine et sans quelques horions distribués aux plus acharnés. Le soir, en revenant de cette fantasia, l'Impératrice, qui avait contenu son chagrin durant toute la journée, fut prise d'une syncope et s'évanouit. L'Empereur, alors, abrégea la durée de son séjour en Algérie et fixa le départ au lendemain. En rentrant en France, la malheureuse souveraine recevait la nouvelle de la mort de sa sœur. Il est un voyage de l'impératrice Eugénie qui présente un point délicat. Je veux parler de sa visite à la reine d'Espagne, à l'époque des affaires du Mexique. Accompagnée de la princesse Anna Murat dont le nom restait fameux et peu aimé des Espagnols, l'Impératrice, en entreprenant cette excursion, commit une faute politique qui faillit entraîner de graves et incalculées conséquences. Le peuple de Madrid se montra hostile à la souveraine française, surtout à l'ancienne compatriote ; il y eut des cris dans les rues, des bousculades, et l'Impératrice dut même renoncer à se rendre à une course de taureaux, sur l'avis du chef de la police qui redoutait des manifestations inconvenantes. Si l'on recherche le sentiment qui guida le peuple comme la société espagnole, dans cette circonstance, on est amené à penser qu'un esprit de nationalité exagéré, prenant sa source dans notre lutte contre les Mexicains, l'inspira. Cette hostilité, rapprochée d'ailleurs, de l'indifférence presque ennemie que rencontra, depuis son mariage, l'Impératrice chez ses compatriotes, me paraît être une singularité digne de remarque et que n'ont point assez mentionnée ceux qui, avant moi, ont étudié l'époque du Second Empire. Telles sont les diverses particularités qui caractérisèrent, politiquement ou intimement, les voyages de l'impératrice Eugénie à l'Etranger. Je ne parle pas du voyage de Suez, pour l'inauguration du Canal, en 1869, trop connu pour être décrit à nouveau. Au sujet de ces voyages — même de ceux qu'elle fit seule — telles que les entrevues de Salzbourg et de Bade, il n'est pas sans intérêt de faire observer que, quoi qu'on ait dit, l'Empereur ne confia jamais à sa compagne une mission politique. Lorsqu'il vit, dans une rencontre avec un souverain étranger, une question grave à débattre, il se dérangea résolument et s'abstint même, comme à Stuttgard, de se faire accompagner par l'Impératrice. A Stuttgard, pourtant, se trouvaient l'impératrice Marie de Russie, la reine de Wurtemberg, la reine de Grèce et la reine de Hollande. La présence de l'impératrice Eugénie semblait être indiquée à cette réunion. Pourquoi Napoléon III la laissa-t-il à Biarritz ? On a dit que les souveraines étrangères hésitaient à établir des rapports affectueux avec leur sœur de France. Il est possible, en effet, que d'aucunes l'aient boudée poliment, dans un esprit féminin non exempt de jalousie, provoqué par le charme incontestable, par l'éclat infini qui s'échappaient de toute sa personne. Cependant, l'accueil que reçut l'impératrice Eugénie à Windsor, à Salzbourg et à Bade paraîtrait affaiblir, considérablement, la portée méchante de cette supposition. S'il m'était permis d'émettre un avis sur cette question un peu difficile, je dirais que je pense que l'empereur Napoléon III redoutait simplement la nature exubérante de sa compagne et qu'il ne jugeait pas opportun de froisser l'austérité, la règle implacable, maussade, même, la sévère étiquette des cours européennes, en les soumettant à la gaîté d'enfant, au rire sans cesse prêt à jaillir, à la gentille mais trop peu réfléchie familiarité de l'impératrice Eugénie. L'Empereur pouvait tolérer que sa compagne assistât aux Conseils qui se tenaient aux Tuileries, mais il craignait son intervention, sa présence, dans ses relations avec les étrangers. Contradiction bizarre : ce fut dans les questions de politique extérieure que l'impératrice Eugénie exerça une réelle influence sur les décisions de son mari ; ce fut dans les questions de politique extérieure qu'elle imposa toute la force de son esprit, toute la suprématie de ses aventureuses conceptions. |