LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

III. — LA COUR.

 

 

Durant tout le temps que celui qui devait être Napoléon III resta au palais de l'Élysée, en qualité de Président de la République, la société parisienne — celle du faubourg Saint-Germain comme celle du faubourg Saint-Honoré — accepta les invitations qui lui furent faites de prendre part aux soirées officielles, et il n'y eut que peu de boudeurs parmi ses membres.

Les partis ne voyaient alors en Louis-Napoléon Bonaparte qu'un homme de transition, destiné à céder la place au plus habile ou au plus audacieux, et ne songeaient nullement que le Prince pût être, tout à la fois, cet audacieux et cet habile qui stériliserait leurs espérances.

C'est ce qui advint, pourtant, et quand, après le coup d'État, étant Empereur, l'ex-Prince-Président regarda autour de lui, il put constater l'isolement qui le frappait : les commensaux de la veille l'avaient fui et étaient devenus ses pires ennemis.

Napoléon III, beau joueur et fataliste, ne s'attarda pas dans la crainte de cette hostilité. Il parut l'ignorer même et, s'il en parla, ce ne fut qu'avec une sorte d'étonnement naïf ou indifférent.

— Ces gens, dit-il, alors, ne comprennent rien à la politique et je n'en ai que faire. Ils ne sont que décoratifs et bons à porter du galon. Je les eusse volontiers dorés sur tranche.

Le sentiment qu'exprime cette boutade est le même qui se retrouve en Napoléon III, à toutes les heures de son règne : il chercha, par tous les moyens, sans y parvenir complètement, à se concilier l'aristocratie royaliste en lui offrant, en effet, de ne porter que du galon.

Il ne faudrait point, cependant, voir dans la pensée de l'Empereur plus de dédain qu'elle n'en renferma jamais réellement pour la société des deux faubourgs. Napoléon III n'ignorait pas que cette société eût été, dans sa main, un complément de force et de prestige à mettre en regard de la morgue étrangère ; mais homme d'action, il ne put se résigner, en aucun temps, à confier des fonctions sérieuses à des représentants d'une politique peu conforme à ses goûts d'autorité et qu'il considérait comme néfaste et vaine, dans sa pusillanimité. Il eût consenti, avec joie, à honorer de charges de cour ou d'une ambassade un duc de Doudeauville, par exemple, mais il ne lui eût jamais remis la direction d'un ministère militant. C'est pourquoi il ne regretta qu'à demi l'abstention de l'aristocratie lorsqu'il monta sur le trône.

Toutefois, Napoléon III ne se dissimulait pas qu'une souveraineté ne peut exister sans l'éclat et sans l'attrait d'une cour. Indépendamment de la passion qui le jeta vers Mue de Montijo et qui lui fit conclure un mariage hâtif et d'occasion, indépendamment de ce besoin de paix familiale qui était en lui, depuis son avènement, on peut croire qu'il ne se maria avec autant d'empressement que pour mieux assurer à sa dignité neuve cet éclat et cet attrait qui manquaient à son célibat couronné.

Peu aimé des siens propres, à qui il prodigua cependant, dès son élévation, honneurs et profits, Napoléon III voulut faire diversion à leur ingratitude en se créant, en outre, des amitiés et des dévoiements, saturés de l'air même qu'il respirait.

— Je les oublierai, dit-il un jour à l'un de ses intimes en parlant de ses parents, dans l'affection des autres.

C'est ainsi, et sous ces auspices un peu moroses, que fut formée la cour du second Empire — cette cour qui ne devait non seulement en rien se ressentir de la maussaderie qui avait inspiré son recrutement, mais qui était destinée à laisser après elle, dans le monde, un renom, difficile à contester, de frivolité et de folie.

 

A vrai dire, dès les premières années du mariage de l'Empereur avec Mlle de Montijo, cette apparence légère de la cour n'eut que peu l'occasion de s'affirmer et d'être remarquée.

La guerre de Crimée, la naissance du Prince Impérial, la campagne d'Italie ne permirent à la société -des Tuileries que de rares envolées vers les plaisirs bruyants et ne donnèrent au public nul loisir de critique.

On était alors tout aux exubérances patriotiques, -tout aux enchantements d'un règne qui rappelait, par ses victoires, l'épopée du siècle à son début, et un nom et un homme, Napoléon, synthétisaient l'Empire.

Ce fut après la guerre d'Italie que la cour, livrée davantage à la cohue cosmopolite et à l'influence de Mme de Metternich, ambassadrice d'Autriche, commença à éveiller l'attention de l'opinion, à se mettre plus directement en rapport avec elle.

La guerre du Mexique même, loin d'arrêter son élan vers le plaisir, fut, pour l'entourage de l'Impératrice, comme un prétexte nouveau de divertissements.

Le monde des réunions habituelles des Tuileries était, il faut l'avouer, fort disparate, ne présentait aucun caractère d'homogénéité, et chacun, au palais, marchait dans un égoïsme absolu, dans une lutte sans merci contre son voisin de table ou de salon.

Ce monde, recruté un peu dans tous les rangs de la société élégante, dans l'ancienne aristocratie ruinée, dans la bourgeoisie, dans la haute banque, dans le clan des exotiques, était un assemblage étrange et malsain de personnalités à l'affût d'une faveur, d'une affaire, d'une fonction ou d'une intrigue.

Grâce à la toute-puissance de M. de Morny, des industriels, brasseurs de millions, plus ou moins honnêtement amassés, passèrent le seuil du château ; grâce à la malignité de Mme de Metternich, des étrangers parlèrent haut devant l'Impératrice ; grâce à la complaisance de certains officiers de la maison, plus besogneux que scrupuleux, des financiers établirent, dans la demeure impériale, comme une sorte de bourse où se débattirent des intérêts clandestins ; grâce aux cocodettes et à leurs favoris, l'argot traîna dans les conversations ; grâce, enfin, à l'inconséquence de l'Impératrice, l'intimité même du ménage impérial devint un sujet ordinaire et amusant de causerie, de moquerie

Dans son aspect général, ce mélange d'individualités et de sentiments, de passions et de scepticisme, n'offrait rien d'équivoque, cependant. Les écarts de langage ou de geste, les oublis de l'étiquette, les mauvaises pensées, les scandales même qui survenaient à la suite de quelque discussion d'affaires, de quelque scène de jeu ou d'amour, étaient étouffés sous la rumeur plus violente de jeunesse et de plaisirs qui emplissait le palais, et comme l'Empereur, le plus souvent, dans sa bonté extrême, dans son indulgence aveugle, dans sa tristesse intime peut-être, payait, de son autorité et de sa cassette, le déficit matériel ou moral qui se produisait, on ne songeait guère à récriminer et l'on repartait, avec plus d'entrain, vers d'autres joies, vers d'autres griseries.

 

L'aventure du comte d'Andlau, trichant au jeu, est connue.

Celle de M. M..., jeune officier de la Garde, ne l'est pas.

M. M... ne tricha pas, mais ayant perdu vingt mille francs sans avoir le premier sou pour les solder, s'en fut bravement trouver Napoléon III et lui exposa sa situation, déclarant qu'il se tuerait plutôt que d'être déshonoré.

L'Empereur l'écouta, sans un mot, puis se leva, prit dans un portefeuille vingt billets de mille francs et les lui donna.

Et alors seulement, avec un sourire, il lui dit :

— La vie d'un de mes soldats vaut plus que la somme dont vous avez besoin. Mais je ne suis pas riche et ne pourrais peut-être pas toujours la racheter à ce prix. Allez et ne pêchez plus.

De tels faits n'étaient point pour accroître le respect dû à l'autorité du souverain. Mais que pouvait Napoléon III contre leur quotidienne manifestation ? Je l'ai dit, il était ennemi de tout scandale, et il faisait, courageusement, la part du diable dans les obstacles qu'on lui suscitait.

 

Une anecdote témoignera du désarroi, du manque d'équilibre qui existaient à la cour et qui enlevaient au monde spécial des Tuileries tout souci de sa propre moralité, créant, en outre, des inconséquences qui allaient jusqu'à mettre en péril les destinées mêmes du pays.

C'était après la déclaration de guerre, en 1870. La veille du départ de l'Empereur pour la frontière, on apprit que l'une des familières du château, parente de Napoléon III, la comtesse S... T... était en correspondance régulière avec les princes de la famille royale de Prusse, ainsi qu'avec plusieurs chefs de corps de l'armée allemande.

Cette découverte produisit sur le souverain l'effet d'un coup de foudre. Il fit saisir les papiers de la comtesse, et ayant acquis la certitude que l'accusation était réelle, il chargea M. Gally, alors régisseur des Tuileries, de mettre, sur l'heure, à la porte du château, non seulement l'auteur de la correspondance incriminée, mais encore tous ceux qui lui tenaient par des liens de famille — et ils étaient nombreux.

On commenta beaucoup, à cette époque, cet incident pénible, et il fut de ces présages qui assombrirent Napoléon III, au moment où il s'engageait dans une aventure dont il semblait prévoir l'issue fatale.

 

Quelques années avant cette date lugubre, l'une des darnes de l'Impératrice, Mme de R..., avait, également, été surprise en flagrant délit d'espionnage politique ; niais, dans son cas, pour le compte des adversaires de l'Empire — au profit des princes d'Orléans.

Mme de R..., en effet, d'accord avec son frère qui était ambassadeur, faisait régulièrement parvenir à M. le comte de Damas, au salon Galliera, et aux princes, les renseignements mondains ou politiques qu'il lui était facile d'avoir aux Tuileries.

Lorsque sa conduite fut connue, l'Empereur refusa de sévir. Il se croyait, à cette époque, assez fort pour braver quelques indiscrétions.

 

Deux autres cas de trahison, sous le Second Empire, eurent du retentissement, également, sinon dans le public — en ce temps les choses concernant la sûreté de l'Etat n'étaient guère mises à la portée de la foule — mais dans l'entourage gouvernemental de l'Empereur.

A la veille de la guerre d'Italie, en mars 1859, le bruit courut soudain, chez Napoléon III, que des correspondances secrètes entre l'un des principaux fonctionnaires du ministère des affaires étrangères et le cabinet anglais s'étaient établies et que ces correspondances relataient, jusque dans leurs moindres détails, l'attitude et les résolutions que le gouvernement français comptait prendre dans la campagne qui se préparait.

Le nom du traître était sur toutes les bouches des initiés et l'on engageait fort Napoléon III à le punir. Mais c'eût été un scandale et l'Empereur avait l'horreur de la publicité ; mais c'eût été, à la veille d'une guerre, jeter de l'émoi dans le pays, en lui révélant une trahison, et le souverain jugea prudent de faire le silence autour de cette affaire qui provoqua, de sa part, la très belle lettre suivante à l'adresse du ministre — seul document vraiment curieux qui se rattache à ce complot :

Paris, 9 mars 1859.

J'ai été très content de notre conversation d'aujourd'hui. Quand on fait appel à mon cœur et à ma confiance, on remue la corde sensible, surtout quand cela vient d'un homme comme vous qui m'a déjà rendu de grands services et pour lequel j'ai de véritables sentiments d'estime et d'amitié.

Mais pour que notre entente cordiale soit durable, il faut que tout soit bien consenti entre nous et que tout ce qui sort du ministère des Affaires étrangères ait bien mon cachet.

Je lis ce soir encore une correspondance de l'Indépendance belge que je trouve déplorable et qu'heureusement la Patrie réfute avec beaucoup de sens. J'espère que des correspondances dans un semblable esprit ne sortent pas des Affaires étrangères.

Vraiment, j'ai bien besoin de trouver quelque part quelqu'un qui me comprenne et qui, en jetant sur mes soucis le baume d'une amitié intelligente, adoucisse l'irritation naturelle que me causent tous les obstacles qu'on jette sous mes pas ; car, je le sens, mon calme finirait par s'évanouir et, fort de mon amour pour tout ce qui est grand et noble, je foulerais aux pieds la raison même si la raison prenait le manteau de la pusillanimité.

Quoique je dise le contraire, j'ai profondément gravés dans le cœur les tortures de Sainte-Hélène et les désastres de Waterloo ; voilà trente ans que ces souvenirs me rongent le cœur ; ils m'ont fait affronter sans regret la mort et la captivité, ils me feraient affronter ce qui est plus encore, l'avenir de mon pays. Quoique ce soit déjà beaucoup que de demander à un homme qui a le pouvoir en mains de modérer pendant des années une grande et noble passion, elle peut encore se contenir si on ne blesse pas sans cesse tout ce que j'ai de plus sacré, la gloire et la grandeur de la France.

Car pour un caractère comme le mien, les obstacles ne font qu'augmenter mon ardeur.

NAPOLÉON.

 

Cette lettre n'est-elle pas surprenante à plus d'un titre ?

Elle causera, j'en suis sûr, un singulier étonnement en Angleterre, où les sentiments intimes de Napoléon III étaient et sont encore jugés tout autres que ceux qu'il exprime avec violence, ici, à la suite d'un simple incident d'espionnage auquel se mêlait le nom anglais. Elle ne laissera pas que d'étonner, également, les politiciens d'hier et ceux d'aujourd'hui qui s'accordent assez légèrement pour prêter à Napoléon III un caractère passif et mou qu'il n'avait point, en vérité.

Je n'eusse pas rappelé le semblant de trahison avortée cité plus haut, si la lettre de l'Empereur ne lui avait donné une importance toute particulière. Cette lettre est l'une des plus belles, je le répète, l'une des plus intéressantes qu'ait écrites Napoléon III. Elle est un document merveilleux aussi, qui le peint mieux que bien des récits ou des faits.

Une affaire d'espionnage plus grave — ou du moins qui eut des conséquences plus dramatiques — fut l'aventure du lieutenant d'artillerie X... qui, à la veille, aussi, de la guerre d'Italie, vola des papiers relatifs à l'armement de la France, dans l'intention de les livrer à l'Autriche.

On sait qu'à cette époque, sous la direction de Napoléon III, qui s'occupait beaucoup de balistique, une réforme eut lieu dans l'artillerie française, que pour la première fois les canons rayés firent leur apparition sur les champs de bataille et que c'est même à cette réorganisation de notre armement que nous dûmes de vaincre, dit-on.

Or, parmi les jeunes officiers d'artillerie d'alors, le lieutenant X... s'était fait remarquer par une aptitude spéciale et par une science peu ordinaire. Dans un mémoire qu'il avait adressé à l'Empereur, en dehors de ses chefs, il avait exposé certaines idées qui lui avaient attiré l'attention du souverain et qui lui avaient valu d'être appelé auprès de lui.

L'avenir s'annonçait brillant pour le jeune homme lorsque soudain — à la suite de quelle folie, de quelle déception, peut-être, de quelle intrigue plus certainement dans laquelle une femme exotique et célèbre fut nommée tout bas ? — il fut accusé et convaincu de trahison.

On le savait protégé par l'Empereur et avant que d'instruire son procès on mit le souverain au courant des faits qui le concernaient.

Napoléon III écouta avec calme le rapport qui lui était adressé, s'étira les moustaches, comme il avait habitude alors qu'il était préoccupé, ne répondit rien et donna simplement l'ordre que le lendemain le lieutenant X... lui fût amené.

Le futur général Lepic, alors chef de bataillon, et un officier du palais assistèrent à cette entrevue.

Lorsqu'il se trouva en présence de l'Empereur, le lieutenant, pâle, décomposé, fut pris d'une sorte de tremblement nerveux qui le rendit incapable de prononcer une parole.

Napoléon III, debout, le regarda et lui dit simplement :

— C'est donc vrai ? vous êtes un traître ?

Et comme le jeune homme éclatait en sanglots :

— Ne pleurez pas, monsieur, reprit l'Empereur, et écoutez-moi. Pour l'honneur de l'armée et puisque le crime que vous alliez commettre n'a pas eu d'exécution, fort heureusement, je vous pardonne. Vous ayant aimé, j'ai ce triste devoir. Et aussi, je ne veux pas qu'on puisse dire qu'un officier français est traître à son pays. Il n'y aura donc pas de scandale ; il n'y aura donc pas, pour vous, de peine. Mais, à partir de cette heure, vous n'êtes plus soldat. Veuillez me remettre, immédiatement, votre démission. Je la ferai parvenir au ministre.

Le lieutenant X... écrivit sa démission et Napoléon III, calme toujours, lui tournant le dos, alla s'asseoir devant sa table de travail.

Comme le jeune homme sortait du cabinet de l'Empereur, le commandant Lepic qui l'accompagnait, lui dit :

— Eh bien ! monsieur, l'Empereur a été clément et vous ne serez ni dégradé, ni fusillé. Vous êtes satisfait.

Et comme le lieutenant gardait le silence, il ajouta :

— Mais avez-vous bien compris, monsieur, ce que doit signifier pour vous le pardon de l'Empereur ?

Cette fois, l'officier recouvra la parole et regardant bien en face son chef, il répondit :

— Oui, mon commandant.

Et le soir même il se brûlait la cervelle.

 

Un espionnage plus fréquent et moins grave que celui qui a trait aux choses de la patrie est l'espionnage politique au profit d'un gouvernement quel qu'il soit, dirigé contre les hommes qui le combattent.

Dans les dernières années de l'Empire cet espionnage était très en faveur dans les sphères officielles, et, fait extraordinaire, on se préoccupait beaucoup plus, dans les conseils de l'empereur Napoléon III, des menées un peu vagues et platoniques, attribuées au parti royaliste, que de celles plus réelles et pratiques, dont l'initiative revenait aux républicains.

J'ai eu sous les yeux, à ce sujet, un rapport bien amusant adressé à l'Empereur, à la suite d'une conversation qui eut lieu chez la duchesse de Galliera.

On remarquera que le personnage interrogé et qui, me semble-t-il, parlait assez aisément et sans trop se faire prier, était l'un des chefs du parti royaliste, à cette époque — un ami de M. Thiers.

Voici ce rapport écrit sur papier à tranches dorées :

La conversation tombe sur M. Duchâtel et sur son état de santé.

RÉPONSE. — Il va très mal, le cervelet est pris, etc., etc.

MOI. — J'en suis bien fâché ; c'est un aimable homme et un bon esprit.

R. — Un grand bon sens surtout. On avait voulu en faire un chef de parti, mais pas si bête ; il accumule des millions, il boit son vin de Lagrange et il se moque du reste.

M. — On m'a dit qu'il était devenu légitimiste.

R. — Il n'est rien du tout. Il reçoit tout le monde dans son salon, mais il se gare des faiseurs et il a bien raison ; ils s'agitent dans le vide : beaucoup d'embarras et peu de besogne. Quant à moi, je les envoie promener toutes les fois que j'en trouve l'occasion. Comme je vous l'ai dit vingt fois : après le régime actuel, l'anarchie, et si une chance s'offrait pour les d'Orléans, ce ne serait qu'en ralliant au moment de la crise tous ceux qui auraient peur de l'échafaud. — Parmi tous ces faiseurs il n'y a pas un homme d'action ; il y a des bavards, des écrivassiers, et voilà tout — si la police parle de conspiration orléaniste, c'est pour se faire valoir. — Il n'y a pas dix hommes qui s'entendent ensemble. Je parle des sommités : vous savez ce dont Bocher est capable ! D'Haussonville est un rêveur boursouflé. Le petit Albert de Broglie, un doctrinaire ambitieux ; Duvergier de Hauranne, le plus actif de tous, réunit, l'été, à la campagne, son gendre Target, Changarnier qui est une momie et deux ou trois acolytes. On parle, on critique le gouvernement, mais on aurait diablement peur s'il était renversé. — Quant à Thiers, je n'ai pas besoin de vous dire quel conspirateur cela fait ! Ajoutez que son entrée à la Chambre n'a pas plu. — D'Haubersaert et Vitet suivent l'exemple de Duchâtel et ne s'occupent pas plus de politique que lui. — Guizot, Baze, Cuvillier-Fleury, Prévost-Paradol, voilà le parti en entier. — Encore tout ce inonde-là n'est pas d'accord ; plusieurs d'entre ceux que je viens de nommer ne se voient presque jamais. — Tenez : à la Chambre, il' y a des légitimistes, des républicains, des rouges, et en fait d'orléanistes ? Qui ? — II y a Thiers !

Tout cela n'empêche pas, je le répète, que si la débâcle arrivait, vous verriez — je crois — un parti orléaniste surgir pour se défendre contre les rouges ; mais personne ne songe à provoquer la crise et aucun d'eux ne l'oserait.

M. — On répand pourtant que l'armée est travaillée et qu'en Angleterre les Princes s'agitent, qu'ils ont de nombreux correspondants et que, dans ce moment surtout, ils sont pleins d'espérance.

R. — Les émigrés s'agitent toujours quand ils croient que le gouvernement dont la chute pourrait les faire rentrer, commet des fautes, et on le leur dit sur tous les tons. Il n'est pas étonnant, d'ailleurs, qu'ils le désirent, car ils n'ont pas les mêmes raisons que nous, qui sommes ici, de craindre le grabuge. Quant à des correspondances, après Rocher, avec lequel ils ont des rapports d'affaires, je suis — je pense — leur principal correspondant et cela ne va pas loin, je vous assure. Je pourrais vous montrer les lettres. Quant à un travail dans l'armée, je n'en crois pas le premier mot. En tous cas, s'il y a quelque chose, cela ne peut être que dans les régions très inférieures.

En un mot, conspiration de paroles ? Oui : on ne se fait pas faute de tenir des propos ; on en tient plus que jamais. Mais des conspirations devant aboutir à des actes, je souhaite pour notre salut à tous qu'il ne s'en trame pas de plus sérieuses parmi les républicains et dans les sociétés secrètes.

 

La conversation tombe sur la réorganisation de l'armée.

R. — Les deux seuls raisonnables, c'est Thiers et moi ; les autres sont absurdes. Ils criaient comme des sourds après Sadowa et maintenant ils ne voudraient rien faire !

— Décidément, ce pays-ci est amolli par le luxe et les jouissances matérielles, et je commence à croire qu'il serait incapable de faire le moindre effort, lors même qu'il s'agirait de défendre son indépendance. Le gouvernement a bien sa part de responsabilité dans cet état de choses.

— Enfin, quoi qu'il en soit, ce n'en est pas moins très alarmant pour ceux qui, comme moi, ne désirent revoir dans les rues de Paris ni barricades, ni Prussiens.

 

La Cour des Tuileries était — si l'on veut bien me permettre cette image qu'un poète appliqua naguère à Paris, la grand'ville — comme une cuve sans cesse en ébullition, chauffée à outrance par un feu jamais éteint, laissant échapper des vapeurs grisantes au travers desquelles passaient comme de paradisiaques visions.

L'une de mes tantes, la comtesse D..., m'écrivait, sur cette cour, une lettre amusante qui en donne assez exactement et succinctement la physionomie générale. A titre de curiosité, sinon de document, je prends la liberté d'en citer quelques extraits.

L'Impératrice, me disait la comtesse D... qui est pourtant une indulgente, n'a jamais été sympathique. Quant à l'Empereur, il était adoré. Reconnaissant, ami sincère, il avait des attentions délicates pour les anciens serviteurs de son oncle et pour ceux qui l'approchaient. On le plaindra pour ses malheurs, et l'histoire ne sera pas cruelle pour cet homme si bon, que la maladie, les tracas de la politique, les chagrins intimes surtout, minèrent et conduisirent à l'écroulement. L'Empereur était mal conseillé, mal entouré, comme bien des souverains d'ailleurs, et les courtisans formaient autour de lui un mur impénétrable, l'empêchant de voir les choses comme elles étaient.

L'impératrice Eugénie était, malgré sa ferveur religieuse, une fausse dévote imprégnée d'un fanatisme sans convictions profondes, sans base, sans étude. Elle fut le tyran des Tuileries comme, plus tard, elle fut celui de son fils mort de sa maladroite autorité.

Elle était d'une avarice extrême et un détail, entre autres, donnera l'idée de cette avarice : elle faisait raccommoder du linge et il y avait au château seize ouvrières à l'année, payées à raison de cinquante francs par mois, sans être nourries ni logées, pour l'entretien de ces ravaudages.

Quant à l'Empereur, il ne savait rien refuser et il resta plus d'une fois sans argent personnel à la suite de trop grandes générosités. Il ne réfléchissait jamais alors qu'une misère lui était signalée.

J'ai peu aimé les gens de la cour. Malakoff, par exemple, que j'ai beaucoup connu, était un soudard et un homme mal élevé. On se répétait, aux Tuileries, son aventure au sortir de sa messe de mariage. Laissant, soudain, le bras de sa jeune femme, il se mit à courir sous le porche du temple en faisant le geste des hommes pressés par un besoin intime et en disant : — Où p....-t-on, où p...-t-on ? — Son officier d'ordonnance le conduisit dans un coin retiré et il en revint, inconscient de son inconvenance. La mariée qui avait attendu et compris, honteuse, pleurait. Il battit et trompa sa femme, d'ailleurs, qui était bonne et douce. Il avait une maîtresse qui habitait rue de Ponthieu et il se rendait, chaque jour, chez elle, fringant, en pantalon collant gris perle, comme un jeunet.

Parmi les femmes de la cour, j'eus peu d'amies vraies. Leur ton et leurs gestes ne me convenaient pas. L'une d'elles, surtout, m'agaçait : Mme de Metternich, cette rousse aux allures de fille, courant le soir les cabarets, en curieuse simplement, dit-on. Mais cette curiosité-là était déplacée. Lorsque la guerre éclata, elle devait soixante-quinze mille francs à W..., le couturier.

L'Empereur ne voulait, d'abord, dans Mue de Montijo, qu'une Pompadour. Mais un soir, à Compiègne, devenu très entreprenant, dans un tête-à-tête, devant le pied charmant et la jambe enchanteresse qu'on lui montrait, il perdit l'esprit et promit tout ce qu'on voulait.

L'Empereur s'enflammait volontiers, d'ailleurs.

En voyage, la première chose qu'il demandait était une femme — F... et étant ses pourvoyeurs habituels — et il eût été à. souhaiter que sa passion pour Mlle de Montijo n'eût eu que la durée de toutes celles que lui inspirèrent tant d'autres belles.

Sa galanterie lui valut, un jour, une aventure fort comique. Traversant un salon obscur, une après-midi, Napoléon III, en passant près d'un divan, sentit tout à coup, le long de sa jambe, comme le frôlement d'une jupe.

Il se baissa, et comme de la robe s'élevait un vague parfum d'iris, il devint audacieux et se permit quelques privautés, pinçant le mollet qui s'avançait vers lui. Mais, soudain, il poussa un cri. La personne qu'il invitait ainsi à des jeux d'amour et de hasard n'était autre que l'évêque de Nancy qui, aux Tuileries ce jour-là, se reposait et somnolait sur une ottomane, dans un coin. L'évêque rit beaucoup de cette méprise. Mais l'Empereur ne fut pas, cette fois, le plus fier.

 

Pourtant, en dépit de la continuelle frénésie qui emportait les familiers du château, la vie ordinaire des Tuileries n'était point sans maussaderie pour les habitués et pour les souverains eux-mêmes.

Le matin, les dames du palais, désignées pour le service de semaine, venaient se mettre aux ordres de l'Impératrice et celle-ci recevait les personnes qui avaient sollicité d'elle une audience, tandis que l'Empereur en faisait autant de son côté ou travaillait avec ses secrétaires, quand il n'était pas avec les ministres.

Il arrivait, aussi, que l'Impératrice sortait et profitait de la liberté relative que lui laissait la matinée pour faire, au travers de Paris, une promenade, accompagnée, le plus souvent, par l'une de ses dames, quelques visites dans les magasins de la rue de la Paix, ou dans quelque intérieur pauvre qu'elle allait ainsi secourir. Car, il faut le dire à sa louange, en dépit de son improdigalité, l'Impératrice fit la charité et la fit avec l'ardeur qu'elle apportait en toutes choses.

Elle aimait, ainsi, à se sentir délivrée de la lourde atmosphère des Tuileries et elle rentrait, plus légère, plus gaie.

Ces promenades, cependant, eurent pour elle, un jour, un résultat fâcheux et, dès lors, elle ne s'y abandonna qu'avec une extrême réserve.

Comme elle revenait, un matin, de son hôtel de l'avenue Gabriel, qui était alors en construction, dans la seule compagnie d'une dame du palais, elle fut accostée aux Champs-Elysées par un homme dont l'aspect révélait un parfait gentleman, mais dont la conduite, en cette circonstance, fut odieuse.

Cet homme, qui l'avait reconnue sous son voile épais, s'approcha d'elle et, feignant d'ignorer à _qui il s'adressait, se mit à lui débiter mille galanteries et gauloiseries peu rassurantes. Il ne la quitta que devant le guichet des Tuileries où, dans un sourire satisfait, il s'arrêta, en s'inclinant profondément, pour bien marquer qu'il ne s'était pas mépris une minute sur la qualité de celle qu'il venait d'outrager.

L'Empereur ne sut que plus tard cette aventure et il donna des ordres formels pour que l'Impératrice, dans ses inconséquences, fût sans cesse sous l'œil protecteur de la police.

 

Tout ce qui était relatif à la vie matérielle et intérieure des Tuileries était sous la direction de M. le général Rollin, qui avait le titre d'adjudant général des palais et qui se trouvait ainsi chargé des services militaires et civils.

On a souvent confondu les attributions du général Rollin avec celles du général Lepic, qui était aide de camp de l'Empereur et maréchal des logis, surintendant général des palais.

La charge et le caractère de ces deux hommes étaient fort distincts.

Autant le général Lepic fut aimé de ses subordonnés et de toute la cour, autant le général Rollin fut détesté par les uns et par les autres. Il avait une qualité, pourtant : il était dévoué aveuglément à l'Empereur ; mais ce dévouement s'exerçait d'une façon si maladroite, si vexatoire pour l'entourage du souverain, qu'il devenait une préoccupation pour Napoléon III même. En outre, le général Rollin était haï de l'Impératrice, qu'il n'aimait point d'ailleurs, et dont il combattait sans cesse la volonté ou la fantaisie.

Le général Rollin, d'une avarice excessive pour tout ce qui touchait aux dépenses de la maison impériale, voyait, chaque jour, une coalition se former contre lui. Les officiers eux-mêmes n'en parlaient qu'avec moquerie, et lorsqu'il s'avisa, sous prétexte d'économie, de faire supprimer le carafon de cognac qu'on mettait à leur disposition, dans le salon qui leur était réservé, il y eut un véritable soulèvement contre lui et l'Empereur dut rétablir l'ordre en tançant vertement son trop zélé serviteur.

Le général Rollin était, également — le mot, quoique vulgaire, est ici à sa place — la bête noire du Prince Impérial. Il ne cessait de poursuivre l'enfant de son autorité maussade, encombrante, et un jour que le Prince jouait, avec ses chiens, dans le jardin réservé à l'Empereur, le général survint et, brutalement, lui intima l'ordre de se retirer.

Le pauvre petit s'en fut, tout en larmes, trouver l'Impératrice, et comme celle-ci, malgré son aversion pour l'adjudant du palais, donna tort à son fils, ce dernier, furieux, s'écria :

— Tu n'es pas gentille, maman, d'approuver cette vieille bête !

L'Impératrice gronda fort l'enfant et le condamna, pour cet emportement, à ne point venir le soir, après le dîner, chercher son dessert comme il en avait l'habitude.

Mais, contrairement à cet ordre, le soir, le Prince, accompagné de miss Choit, sa femme de chambre, se présenta et demanda pardon à sa mère de son mouvement d'humeur.

Celle-ci lui répondit qu'elle n'oublierait sa colère qu'à la condition qu'il irait prier, aussi, le général Rollin, qui se trouvait à table, de lui accorder son pardon.

Alors, l'enfant se dirigea résolument vers le général. — Mon général, lui dit-il, je vous demande pardon. L'adjudant du palais parut surpris.

— Pardon ? Et pourquoi, monseigneur ? interrogea-t-il.

— Parce que, conclut le Prince, j'ai dit à maman que vous m'aviez chassé du jardin et que vous étiez une vieille bête !

 

Puisque je parle, ici, du Prince Impérial, je demande la permission de rappeler une anecdote encore qui le concerne.

On sait que le Prince était le filleul du Pape Pie IX. Or, d'autre part, le peu de sympathie qu'avait le Souverain Pontife pour la famille impériale n'est point davantage ignorée.

Cette inimitié, en dépit de l'aide que lui prêtait Napoléon III, avait pris dans le cœur du Saint-Père un degré d'acuité profonde vers la fin de l'Empire et il ne cessait de la manifester chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, l'étendant même jusqu'à son filleul.

C'est dans cet esprit qu'il oublia, un jour qu'il avait reçu en audience une personne très influente de la cour des Tuileries, de s'informer des nouvelles du Prince Impérial.

Cette personne, étonnée, se plaignit au cardinal Antonelli de l'indifférence presque offensante de Pie IX et, devant l'embarras du prélat, n'hésita point à faire part à l'Empereur de cet incident.

Quoiqu'il ait toujours conservé devant le Pape une grande déférence, Napoléon III se fâcha et une remontrance fut adressée au Vatican.

Cette remontrance eut son effet et lorsque la personne à laquelle je fais allusion, se présenta de nouveau, pour prendre congé de Pie IX, celui-ci parut se souvenir de son parrainage.

La façon dont la mémoire lui revint ne manqua point, d'ailleurs, d'esprit — et d'esprit assez méchant.

— Vous direz à notre filleul, le Prince Impérial, fit-il, que nous pensons 'a lui... — ici, une légère pause — dans nos prières.

 

L'Empereur lui-même était victime de l'entêtement du général Rollin et souffrait de la routine qu'il apportait dans ses fonctions.

— Vous faites très bien votre service, général, lui dit-il une fois, oui, très bien. Mais pourquoi le bouillon que vous nous faites n'a-t-il point d'yeux ? Je voudrais bien du bouillon avec des yeux, général, comme celui des paysans et des bourgeois. Et votre pain — votre pain est exécrable aussi. Ne pourrais-je donc manger du pain comme tout le monde, du bon pain de ménage ? Là, voyons, général, est-ce si difficile à se procurer tout cela ?

Le général Rollin eut un éblouissement : réformer son bouillon et son pain !... L'Empereur ne parlait pas sérieusement sans doute... Et il continua de servir à Napoléon III du pain exécrable et du bouillon sans yeux.

Je ne prétends pas que ces anecdotes soient indispensables à l'histoire du Second Empire. Elles sont du domaine de la chronique, sans doute ; mais elles me paraissent, pittoresquement, se prêter à la reconstitution de la vie des Tuileries.

Dans cet esprit, je mentionnerai encore un incident que provoqua à la cour, en 1867, le général Rollin et qui menaça de prendre les proportions d'un acte grave et politique.

C'était à l'époque où le roi de Prusse, Guillaume, se trouvait en France pour les fêtes de l'Exposition. Une après-midi, étant sorti, il avait eu pour chef d'escorte le lieutenant Tessou, des cent-gardes, et, en revenant de la promenade, comme il descendait de voiture, il avait remis gracieusement à l'officier une croix de l'un de ses ordres.

Le soir, il y avait bal aux Tuileries et le lieutenant Tessou, désigné pour commander la haie sur le passage du cortège impérial et royal, crut agir courtoisement en accrochant, sur sa poitrine, la décoration que lui avait offerte, quelques heures avant, le roi Guillaume.

Mais il comptait sans son hôte, c'est-à-dire sans le général Rollin.

Lorsque l'adjudant du palais, qui faisait partie du cortège, arriva devant M. Tesson, il s'arrêta, le regarda d'un air courroucé et l'apostropha :

— Lieutenant, lui dit-il, quelle est cette croix, et qui vous a permis de la porter chez l'Empereur ?

Le jeune homme, sans quitter sa position d'armes, répliqua :

— Mon général, cette croix m'a été remise, aujourd'hui, par Sa Majesté le roi de Prusse, et je la porte parce que j'ai le droit de la porter.

— Vous n'avez pas ce droit, monsieur, reprit le général Rollin, et je vous ordonne de cesser de vous parer de cet insigne avant d'avoir obtenu une autorisation régulière.

Le lieutenant, très pâle, demeura muet.

— M'entendez-vous, monsieur ? continua le général. Et comme M. Tesson gardait le même silence, la même immobilité, l'adjudant du palais s'avança vers lui, étendit la main et tenta, violemment, d'arracher la malencontreuse croix.

Alors le lieutenant n'eut qu'un geste, mais ce geste fut décisif et terrible. Il abaissa son sabre sur le bras du général, en retourna la pointe, droite, vers la poitrine de son supérieur, et dit :

— Mon général, si vous touchez à ma croix, je vous jure sur l'honneur que je vous passe mon arme au travers du corps.

Le général Rollin comprit la fâcheuse situation dans laquelle il venait de se placer, ainsi que la résolution farouche de l'officier. Il recula et reprit sa marche et son rang dans le cortège.

Mais cette discussion n'avait pu s'établir sans être remarquée. L'Empereur, l'Impératrice, le roi de Prusse lui-même en avaient eu comme l'écho. Napoléon III exigea des explications et il prit prétexte de cet incident pour mettre un arrêt aux lubies du général Rollin, qui, décidément, devenaient dangereuses.

 

L'une des principales occupations de l'Impératrice, surtout à la veille des déplacements, était d'opérer, elle-même, avec l'aide de ses dames du palais, le déménagement de ses appartements. Ce déménagement consistait à serrer avec soin tous les objets de prix qu'elle possédait, tableaux, figurines, bronzes, dessins, et ce travail ne laissait pas que d'être très fatigant. L'Impératrice, très forte, supportait aisément, et en riant, la lassitude ; mais il n'en était pas toujours ainsi de ses compagnes qui, plus d'une fois, demandèrent grâce et abandonnèrent la besogne.

Un jour, comme la souveraine était en déménagement, le Prince Impérial, Loulou, se présenta dans la chambre où elle se trouvait, et ayant avisé un tableau — une marine de Ziegler achetée depuis peu, à laquelle on venait de faire quelques réparations et près de laquelle se voyaient encore une palette et des pinceaux — il se mit en tête de vouloir peindre.

On lui donna, à cet effet, la palette, les pinceaux et du papier. Mais le Prince ne parut pas satisfait. Il bouda et déclara qu'il voulait peindre sur le tableau, comme l'avait fait le restaurateur. On refusa net de le contenter et, alors, il se prit à pleurer, à hurler et à gémir. Or, en ce moment, parut l'Empereur. Mis au courant des causes qui provoquaient le chagrin de l'enfant, il sourit, s'empara du pinceau et, le plaçant dans la main de son fils, le guida dans un barbouillage épouvantable. En peu de temps, la marine de Ziegler ne fut plus qu'une horreur. Heureusement qu'elle reprit sa forme première après un lavage à l'essence ; mais cette scène fit naître une querelle entre l'Impératrice et son mari, et il faut avouer que ce fut l'Impératrice qui, ce jour-là, eut raison.

Puisqu'il est, ici, question dé choses d'art, qu'on me permette de revenir sur un fait dont j'ai parlé déjà[1] et qui concerne le talent que l'Impératrice tentait de développer en peinture ou dans le dessin.

J'ai raconté comment elle prit part au concours d'architecture lorsqu'il s'agit de construire un nouvel Opéra et comment elle envoya un croquis, qui fut assez remarqué.

Voici l'histoire exacte de ce croquis.

Lorsque l'Impératrice eut l'idée de concourir pour un projet du nouvel Opéra, la date extrême fixée pour l'admission des envois était proche et il fallut se hâter. Le croquis qu'elle ébaucha ressemblait, en tous points, à la façade de l'hôtel de ville de Brescia et il était nécessaire de le modifier sous peine d'être accusé de plagiat. Selon les indications de la souveraine, l'un des officiers du palais, habile dessinateur, corrigea la maquette et la remit à M. Chabrol, fils de l'architecte du Palais-Royal, pour la dernière main.

Mais le travail de M. Chabrol ne plut pas à l'Impératrice et ce fut M. Garnier — celui-là même qui devait vaincre en ce tournoi — qui fut chargé d'arranger les choses. M. Garnier indiqua, pour cette besogne, son ami et collaborateur, M. Louvet, et celui-ci ne tarda pas à être installé aux Tuileries d'où il ne sortit qu'après deux jours de discussions et de retouches.

L'Impératrice posséda, enfin, un fort joli dessin dont elle se déclara enchantée. Comme l'époque des envois au concours se trouvait alors passée, il fallut obtenir du comte Walewski l'autorisation d'exposer le fameux projet qui fut admis avec cette devise : Mieux vaut tard que jamais. — Pour reconnaître l'amabilité de M. Walewski, l'Impératrice lui fit présent, après le concours, de son dessin et ce curieux document doit encore appartenir à la famille du ministre.

L'impératrice Eugénie, en dehors des mondanités qui la prenaient presque tout entière et des amusements qu'on lui créait quotidiennement, ne cessait, il faut le dire à sa louange, de se préoccuper de l'éducation de son fils et chercha toujours, étant aux Tuileries, à rendre cette éducation le plus conforme à son avenir.

Dans les premières années du Prince, on lui avait donné deux gouvernantes, dont l'une était Mme Bruat. Ces darnes se partageaient l'enfant, c'est-à-dire qu'il restait quinze jours sous l'autorité de l'une, quinze jours sous l'autorité de l'autre. Il résultait, pour le Prince, de ce passage fréquent de l'une à l'autre des institutrices, une sorte d'incohérence de pensée et d'étude qui stérilisait ses efforts. L'Impératrice fut la première à s'apercevoir de cette mauvaise méthode et elle s'en plaignit amèrement.

Elle n'était point, alors, pour son fils, quoique sévère et peu tendre, l'implacable qu'elle fut depuis, après la chute et la mort de l'Empereur ; et il y avait de la lumière dans le rêve qu'elle déposait sur sa jeune tête.

 

Lasse de la monotonie de ses Tuileries, l'impératrice Eugénie trouva enfin un dérivatif au solennel ennui qui l'étiolait et elle créa ses Lundis.

Leur inauguration fut, au château, le prétexte d'une fête merveilleuse et l'on mit, ce soir-là, à la disposition de la souveraine, la salle même des Maréchaux.

Les relations entre les familiers du palais étaient assez peu aimables tout en conservant la correcte apparence de la cordialité, et ces réunions hebdomadaires vinrent, à propos, rapprocher, en des mondanités, les hommes et les femmes de la cour, atténuèrent même le fâcheux effet qui résultait souvent d'ambitions déçues, de compétitions avortées, de haines ou d'affections nées d'un scandale ou d'une intrigue.

Les rapports entre l'Empereur et l'Impératrice qui, depuis la naissance du Prince Impérial, n'étaient plus aussi intimes, se trouvèrent bien, également, devant le public de la cour, de ces soirées qui permettaient à la souveraine d'être moins publiquement isolée, à Napoléon III d'être plus libre et plus maitre de ses heures.

Puis, les lundis furent suivis de fêtes brillantes qui imprimèrent au Second Empire son cachet de belle folie, et ce fut à qui, parmi les hautes élégantes d'alors, rivaliserait de splendeurs avec les maîtres

Les violons chantèrent chez le duc de Morny, chez la duchesse de Bassano, chez le comte Walewski, chez la duchesse d'Albe, chez Mme de La Pagerie, chez le marquis de Chasseloup-Laubat, chez M. Drouyn de Lhuys, à l'Hôtel de Ville, chez M. le baron Haussmann, et au coup d'archet des chefs d'orchestre, toute une pléiade de femmes merveilleuses de grâce et d'esprit sembla sortir de l'invisible.

Le Second Empire fut réellement le règne de la Femme ; et parmi celles qui donnèrent le la des mondanités, Mmes la comtesse Walewska, la duchesse de Persigny, Bartholoni, la comtesse de Pourtalès, la marquise de Galliffet, la princesse de Metternich, Pereira, la comtesse de Mercy-Argenteau, la comtesse de Castiglione, pour ne citer que quelques noms au hasard, furent des divinités très païennes.

Cependant, toutes ne furent pas les amies de l'Impératrice, et bientôt il y eut une sélection parmi ces femmes ; il se forma, parmi elles, une sorte de franc-maçonnerie qui unit plus intimement les plus remarquées.

D'aucunes furent plus particulièrement dans la familiarité de l'Impératrice, et pour rendre cette familiarité plus absolue et plus générale, il y eut des surnoms désignant telle ou telle d'entre elles, surnoms créés, dit-on, pour exprimer mieux la meilleure et la plus secrète qualité — peut-être le défaut — de chacune d'elles.

C'est ainsi — et je demande pardon, en cette place, de la liberté d'expression que je suis obligé d'employer pour demeurer dans l'exactitude de ce récit — c'est ainsi, dis-je, que certaines prirent les sobriquets de Cochonnette, de Dindonnette, de Salopette, de Minette, et il en fut aussi irrévérencieusement des autres.

Plus généralement, on désignait les femmes de l'entourage intime de l'Impératrice sous le nom de Canaillettes ou Caillettes, et lorsqu'elles admirent, plus tard, après la guerre, leur cercle étant reformé, quelques hommes privilégiés au partage de leurs plaisirs, elles prirent celui de Loutonnes tandis que leurs compagnons devenaient des Loutons.

Ces choses sembleraient indiquer que le scandale, que l'immoralité étaient à l'ordre du jour des Tuileries. Il serait injuste, cependant, de se poser en censeur trop sévère et d'exagérer cette manifestation, plus apparente que réelle, de vice. Il y eut, aux Tuileries, certainement des vertus fragiles qui rendent une condamnation facile ; mais il y eut aussi d'honnêtes femmes.

Parmi ceux qui écoutaient plus les violons et les propos de cour que la politique, se trouvaient MM. de Caux, de Jaucourt, de Castelbajac, d'Ayguesvives, d'Avillers ; parmi celles qui ne dédaignaient pas cette politique, il y avait Mmes Walewska, de Mercy-Argenteau, de Castiglione, Creven, de Metternich, de Beaumont, de Brimont. Et sur tous, et sur toutes, les Morny, les Persigny, les La Valette, les Walewski, les Rouher, les Metternich, les Nigra, élevaient leurs mains pleines des cœurs, des passions et de l'avenir des peuples.

C'était le temps des fêtes à Compiègne, à Vichy et à Fontainebleau — à Fontainebleau où Mérimée, le soir, sur le lac, récitait des vers à l'Impératrice mollement accoudée sur le bord d'une barque ; des galas au Bois, autour de l'eau ; des chasses où, la passion l'emportant, la souveraine se faisait cruelle et enfonçait son poignard dans la chair de la bête épuisée ; c'était le temps des beautés blondes ; des splendides hivers où, sur la glace du Bois de Boulogne, l'Empereur se mêlait à la foule enthousiaste ; c'était le temps des radieux visages et des rires sonores.

Des tares, évidemment, grouillaient sous cette splendeur, sous ce clinquant ; mais il y avait de la poésie aussi ; mais au-dessus de cette poésie même, il y avait l'énigmatique et songeuse figure de Napoléon III qu'encadraient les lauriers de Sébastopol et de Solférino. Et de cette cohue, et de cette frénésie, sortaient, comme l'expression d'une force, comme l'affirmation d'une Vie, riche de sève, charriant des désirs.

 

 

 



[1] L'Impératrice Eugénie. 1 vol. Victor-Havard, éditeur.