LE SECRET D'UN EMPIRE : LA COUR DE NAPOLÉON III

 

II. — APRÈS LE DEUX DÉCEMBRE.

 

 

On a souvent, et non sans raison, établi un rapprochement entre la vie, entre la destinée de l'empereur Napoléon III et la destinée et la vie de son oncle, l'empereur Napoléon Ier. — Il est évident, en effet, que l'un et l'autre semblent n'avoir été, philosophiquement et politiquement, que des accidents nés d'une impossibilité et condamnés à ne plus être en même temps que la cause qui les avait rendus nécessaires. Tel, l'orage qu'un midi de juin accumule, qui éclate, qui fait son œuvre, obéissant aux lois naturelles, et qui meurt sous l'influence d'un état nouveau de l'atmosphère. — Ce rapprochement est davantage apparent si l'on met en regard les difficultés qu'éprouva Napoléon Ier dans l'acceptation, par l'Europe, de sa souveraineté neuve, dans l'accomplissement du mariage dont il avait besoin, et les obstacles que rencontra Napoléon III, à l'Etranger, lors de son avènement, et les luttes qu'il eut à soutenir contre sa famille, contre ses hommes d'Etat, quand il voulut donner une part de son trône à la femme qu'il aimait. — Contraste curieux, aussi : — Napoléon Ier souleva des critiques, des indignations, lorsqu'il répudia l'épouse de son choix, pour s'unir à la femme que la politique lui offrait ; et Napoléon III provoqua des colères, des observations, lorsqu'il se détourna de la femme que cette même et éternelle politique lui imposait, pour ne satisfaire que les seules aspirations de son cœur. — Une rumeur populaire veut que l'oncle ait été puni de son implacabilité amoureuse, à l'égard de Joséphine, par la défaite. Pourquoi la même rumeur n'a-t-elle point voulu que le neveu fût récompensé de sa sentimentalité par la victoire ?

 

Les difficultés que les cours étrangères suscitèrent au prince Louis Bonaparte, à la veille de son couronnement, ne furent guère sérieuses, en vérité, et je ne les mentionnerais pas si elles n'avaient eu pour base que la défiance de l'Europe, défiance qui eût pu être justifiée par la soudaineté avec laquelle le Prince-Président savait créer les événements. — L'Europe se montra aimable, au contraire, pour le nouvel Empereur ; elle enregistra, sans trop de réserve, les faits accomplis, et ses susceptibilités ne s'éveillèrent que lorsqu'il s'agit de décider si l'Angleterre, très sollicitée par l'ambassadeur français, reconnaîtrait Napoléon avant toute autre cour européenne, ou bien attendrait, pour faire ses déclarations d'adhésion, l'avis conforme et simultané des puissances. Une question d'ordre dynastique s'ajouta aussi à cette première hésitation. Lorsque l'Europe et le cabinet de Londres, particulièrement, apprirent que le prince Louis Bonaparte se disposait à régner sous le nom de Napoléon III, ils s'étonnèrent et manifestèrent quelque raideur.

Le roi de Naples, le premier, avait répondu à la notification officieuse du cabinet de Paris par un acquiescement immédiat. Mais de quel poids était l'autorité du roi de Naples dans l'état de l'Europe alors ? — L'assentiment de l'Angleterre, surtout, préoccupait le futur Empereur, et tous ses efforts tendaient à l'obtenir ; car, il ne l'ignorait pas, il ralliait celui de la Russie et, sans discussion, entraînait celui aussi des cours de Prusse et d'Autriche. Les autres nations importaient peu.

Le Prince-Président avait compté sur l'appui spontané du cabinet de Londres. Contre son attente, cet appui lui faisant défaut, dans son triomphe, il devint morose.

Le prince Louis Bonaparte, quoique fataliste et sous l'influence d'une étoile Imaginative, avait, au plus haut degré, le sens politique des choses et savait prévoir les événements. Il ne doutait pas de la sympathie de l'Angleterre à son égard ; cependant, sans escompter imprudemment ses dispositions bienveillantes, il avait tenu à engager devant elle le débat qui l'intéressait, fort avant l'heure de son élévation au trône, afin qu'au jour de cette élévation, tout obstacle fût écarté de sa route. Il avait, ainsi, été sage et habile. — Le gouvernement anglais avait, selon les prévisions du Prince, tout d'abord répondu amicalement aux ouvertures de l'ambassadeur de France qui, à cette époque, était le comte Walewski ; mais quand on lui avait demandé de prendre l'initiative, dans la reconnaissance du nom de Napoléon III, cédant complaisamment aux avertissements du baron Brunow, ministre de Russie, qui conseillait un accord général et préalable, il avait cherché des échappatoires et, finalement, déclaré qu'il ne pouvait saluer l'Empereur que sous le nom de Napoléon II, objectant — oublieux du souvenir de Louis XVII, mort au Temple sans avoir régné, et de celui de Louis XVIII, prenant le pouvoir sans s'inquiéter de cette abstraction historique — que Napoléon III était un non-sens politique, puisque le duc de Reichstadt, l'héritier de Napoléon Ier était demeuré étranger aux fluctuations dynastiques de la France. L'argument était bizarre, mais n'était pas sans logique. L'ambassadeur le mit au compte d'un détour hypocrite, d'une mauvaise volonté et d'une hostilité préméditées. Il le laissa sans réplique, et il écrivit au Prince-Président pour lui faire part de ses appréhensions.

Napoléon, qui recherchait l'alliance anglaise — qui la rechercha durant tout le cours de son règne, quoique ses sentiments intimes n'aient jamais abdiqué devant le cabinet de Londres — fut très contrarié de ce contre-temps. Ami du prince Albert, il eut lieu d'être surpris des entraves qu'on lui créait. D'autre part, très peu aimé de la reine qui, alors, selon l'expression d'un homme d'Etat, ne pouvait le sentir, reportant sur la famille d'Orléans toute sa sympathie, il ne témoigna qu'un étonnement relatif.

Le prince Louis Bonaparte connaissait, en effet, les sentiments qu'il inspirait à la reine Victoria. Il savait que, chaque jour, ses conseillers luttaient contre elle à son sujet, et que lord Palmerston, qui avait abandonné le pouvoir pour le trop soutenir, s'était écrié au lendemain de sa chute, faisant allusion à cette aversion et la raillant : — Ne contrarions pas la reine. Le prince est un charmeur. Et, comme les autres, elle viendra à lui.

Quoi qu'il en fût, le Prince-Président était ennuyé ; mais il était homme d'action. Tout en déplorant un accident imprévu et qui menaçait de lui créer des embarras à l'extérieur comme à l'intérieur, il donna l'ordre à son représentant de maintenir ses prétentions et de les faire agréer. Il était anxieux, pourtant, car il ne se dissimulait pas que le refus de l'Angleterre d'accueillir franchement la proclamation de son nom, avait une apparence de raison. Reconnaître Napoléon comme le troisième Empereur des Français, c'était, pour elle, non seulement avouer le duc de Reichstadt— ce pauvre et débile enfant dont elle avait tué le père — mais c'était infliger un démenti à sa politique passée ; c'était s'humilier devant le prisonnier de Sainte-Hélène ; c'était porter, devant sa mémoire, Waterloo, non plus comme une apothéose, mais comme une victoire bâtarde, comme une gloire boiteuse.

Alimenté par les menées du baron Brunow, l'incident risquait de se prolonger et de s'envenimer.

Soudain, à l'heure où il semblait le moins aisé à clore, l'ambassadeur de France le fit, très adroitement, dévier à son profit.

Quelques jours avant le deux décembre 1852, date officielle de la proclamation de l'Empire, le ministre de Prusse, à Londres, M. le baron Bounsen, offrait au corps diplomatique un dîner suivi d'une réception brillante. Lord Darby, président du Conseil, et lady Darby ; lord Malmesburg, ministre des affaires étrangères, très dévoué au prince Louis Bonaparte ; le comte Walewski, ambassadeur de France ; le baron Brunow, ministre de Russie, parmi les plus importants, assistaient au dîner. — Lord et lady Palmerston. le marquis d'Azzeglio, ministre du Piémont, le comte Fitzzoum, ministre de Saxe, et d'autres personnalités mondaines ou politiques, assistaient à la soirée.

Lorsque les convives et les invités se furent mêlés dans les salons, l'ambassadeur de France s'approcha de lord Darby et essaya, de nouveau, d'obtenir de lui qu'il mît fin, gracieusement, au débat qui les divisait. — L'ambassadeur du Prince-Président était, on le sait, très aimé de la société anglaise en laquelle, par son premier mariage, il avait contracté des alliances et des affections, et si un homme, alors, était capable de concilier à la France les sympathies britanniques, c'était lui. Le prince Louis Bonaparte n'avait eu garde de négliger un pareil auxiliaire et il l'avait accrédité à Londres, espérant tout de son habileté et de sa situation particulière. Pourtant, dans la malheureuse et un peu vaine question qui avait été soulevée, le comte Walewski s'était heurté à une fin de non-recevoir très résolue et, pour la première fois, peut-être, il craignait de ne pas vaincre les résistances qu'on lui opposait.

Mais tandis qu'il conférait et discutait avec le ministre anglais, lord Palmerston, adversaire politique de lord Darby, désireux de tourner à son avantage le conflit pendant entre l'ambassadeur et son rival, glanant dans ce conflit l'occasion de rendre à son parti la direction des affaires — lord Palmerston déclarait dans un groupe que si lord Darby persistait dans son refus, il l'interpellerait dès le lendemain, certain de rencontrer, dans le Parlement, une majorité pour l'approuver. Le président du Conseil serait renversé, il le remplacerait au pouvoir et son premier acte consisterait à terminer un différend que son prédécesseur n'aurait point su éviter.

Le succès de la mission confiée à l'ambassadeur français était dans les paroles de lord Palmerston. Sans perdre une minute, il fallait qu'il fût informé de la petite comédie parlementaire qui se préparait. Un ami se chargea de le prévenir et de lui faire connaître les intentions qui venaient d'être exprimées.

Le comte Walewski avait, en politique, la conception prompte et sûre. Il lui parut dangereux d'attendre qu'une discussion publique obligeât l'Angleterre à se soumettre au désir du futur Empereur des Français ;il brusqua les événements et jouant, désormais, avec lord Darby, comme le chat de la fable avec la souris, il lui révéla les desseins de lord Palmerston et l'abandonna à ses réflexions.

Le pouvoir est cher aux hommes. Le ministre demeura, un moment, songeur. Il vit, sans doute, comme en un cauchemar, la désapprobation, l'isolement qui allaient l'atteindre et en dépit des observations que, devant lui, le baron Brunow adressa, encore, à lord Palmerston, il conclut enfin, en priant l'ambassadeur de transmettre à son gouvernement l'adhésion du cabinet anglais à la proclamation de Napoléon III comme Empereur des Français.

Lord Palmerston perdit, là, un ministère. Mais regretta-t-il cet effacement momentané ? — Non. — Lord Palmerston était, alors, un admirateur du prince Louis Bonaparte, un dévoué des futures institutions impériales. Ecrivant à l'un de ses amis de France, homme d'Etat et familier du Prince-Président, il aimait, dès avant le deux décembre 1852, à répéter une phrase célèbre du Président adressée aux troupes au cours d'une revue dans les Champs-Elysées, affirmant, ainsi, ses sympathies à l'égard du futur Empereur et de ses collaborateurs : — Je marche, disait-il, suivez moi. — Et analysant le caractère du prince, il ajoutait : — Voilà l'homme qui doit régner en France.

L'ambassadeur fit savoir à Paris la réussite de sa négociation et, le lendemain même de l'avènement impérial, il reçut de celui qui était, désormais. Napoléon III, la lettre suivante :

Aux Tuileries, le 3 décembre 1832.

Je vous remercie de votre lettre d'hier qui reflète si bien la chaleur de votre cœur. Je suis très sensible à cette nouvelle preuve de votre dévouement. Je vous prie de compter toujours sur ma sincère amitié et de croire que je m'estime heureux d'avoir en vous un représentant si habile et si dévoué.

NAPOLÉON.

 

On a souvent reproché à l'empereur Napoléon III de s'être inféodé à la politique anglaise, exagérant ainsi les sentiments d'affection ou de reconnaissance qui l'unissaient à la plupart des hommes d'Etat d'outre-Manche. Le fait qui vient d'être raconté démontre, cependant, que ces sentiments ne l'empêchaient pas de conserver vis-à-vis de l'Angleterre son indépendance et sa fermeté.

 

Les funérailles du vainqueur de Waterloo avaient été, aussi, pour le représentant du Prince, une occasion d'affirmer cette liberté d'attitude.

Lorsque le vieux duc de Wellington mourut, toutes les puissances européennes accréditèrent à Londres un envoyé spécial pour assister à ses obsèques, et la préséance du corps diplomatique étranger fut offerte au ministre de Russie. L'ambassadeur de France, au nom de son gouvernement, déclina alors l'invitation qui lui avait été adressée et n'hésita pas à faire comprendre au cabinet anglais que, dans cette circonstance très solennelle, toute spéciale et très en relief, il ne pouvait se rendre aux funérailles de Wellington qu'en prenant la tête des délégués européens. On fît droit à sa réclamation et l'incident lui valut même la lettre suivante, signée de lady Darby, la femme si charmante et si intelligente du chef du cabinet anglais, au sujet de la réception qui suivit les funérailles de Wellington :

En envoyant l'invitation qui accompagne ce billet, j'ose vous exprimer de ma part le vif désir qu'a lord Darby que vous nous fassiez le plaisir de l'accepter. Une peut s'empêcher de sentir qu'en offrant l'hospitalité de ce pays aux représentants des nations qui ont été mandées ici spécialement pour assister aux funérailles du duc de Wellington, il peut y avoir pour la France une apparence d'isolement que pourtant les circonstances rendaient inévitable. Lord Darby désire vivement que le démenti le plus public soit donné aux inductions non vraies qui pourraient se tirer de ces apparences. Il saisit donc avec empressement la première occasion de solliciter l'honneur de la présence de l'ambassadeur de France à la seule réunion particulière qu'il lui ait été possible d'arranger pour les Etrangers casuels que cet événement a amenés en Angleterre.

 

Puisqu'ici le nom de Wellington est prononcé, il me paraît intéressant de dire une anecdote dont, quelque temps avant sa mort, il fut le héros.

L'ambassadeur de France venait, pour la première fois, depuis le coup d'Etat de 1851, de lancer des invitations et d'ouvrir, à la société londonienne, ses salons. Dans un sentiment de délicatesse propre à ménager toutes les susceptibilités, le duc de Wellington, dont le nom fameux portait un trop fameux souvenir, n'avait pas été convié. Le vieux soldat, devant l'exception qui le frappait, s'était montré surpris, puis s'était révolté et il n'avait pas hésité à se plaindre de la mesure qui lui était personnelle, à l'ambassadeur même. Ayant, ainsi, forcé l'entrée de l'ambassade française, au jour convenu il vint occuper, à la table de son hôte, la place qui lui avait été réservée. Il ne parla que peu durant le dîner. Mais quand l'heure des toasts arriva, il se leva, saisit son verre et de sa voix de bataille, s'écria :

— Je bois à votre Prince, monsieur l'Ambassadeur. Je bois à la mémoire du plus grand génie qui honore ce siècle. Ancien adversaire de votre Empereur, je bois au souvenir de Napoléon Ier !

L'admiration de Wellington pour le vaincu de Waterloo était connue. Néanmoins, cette déclaration soudaine, cette glorification d'un ennemi légendaire, jetèrent comme un trouble, comme une indécision parmi les assistants.

L'ambassadeur remercia le général en termes émus et chaleureux.

Lorsqu'il se tut, le duc qui avait écouté, debout, la réponse de son hôte, reprit dans un accent vibrant :

— Hurrah, hurrah ! Messieurs, à la mémoire de Napoléon Ier !

L'incident produisit, alors, une impression profonde sur le monde diplomatique et fut très commenté dans les cercles politiques.

Le Second Empire se présentait, devant les Peuples, avec des auréoles et avec des apothéoses. La terre anglaise, dans un revirement singulier des sentiments et des choses, cette même terre qui s'était faite inhospitalière à l'Oncle, mêlait sa sève à la sève du sol français pour féconder l'élévation du Neveu. — Et l'Europe — la vieille et orgueilleuse Europe que les royautés neuves et d'aventure trouvent si réservée, si hostile — faisait presque jeune son sourire, sentait battre mieux son cœur desséché devant cet Empereur qui naissait, comme naissent les Princes Charmants des contes de fées, avec du soleil et avec du rêve sur la tête.