Avant d’aborder cet
examen d’un ouvrage qui a eu tous les genres de succès, excepté celui d’une
estime motivée et réfléchie, on me permettra un mot d’explication. Il est
toujours très maladroit de s’attaquer à un prédécesseur, surtout lorsqu’une
grande popularité semble lui donner raison d’avance. On ne voit là
d’ordinaire qu’un calcul tout personnel, et souvent on rencontre juste. Si
donc je n’avais consulté ici que les inspirations de la petite politique et
de la petite prudence, je me serais abstenu ; mais mon but est tout autre, et
il vaut bien qu’on s’expose pour lui à d’injustes soupçons ou même à quelques
calomnies. Quant à ce qui est dû à la situation exceptionnelle de l’auteur,
c’était à lui de ne pas l’oublier s’il voulait qu’on s’en souvînt. En cherchant
à ressusciter sous une forme nouvelle, et par l’emploi d’un genre qui exige
avant tout une sincérité entière, des préjugés qui ont exercé une si funeste
influence sur les classes peu éclairées, il impose à la critique des devoirs
plus, sévères que jamais.
On a
compris de bien des manières l’histoire de la Révolution française, et on l’a
envisagée à bien des points de vue ; pourtant il n’était venu jusqu’ici à
l’esprit de personne de la faire servir de thème ou de prétexte à une
apologie personnelle ; on concevrait même difficilement un pareil tour de
force si l’on ne connaissait pas l’affinité profonde qui existe entre les
événements contemporains et ceux de cette époque. Ce point de vue qui, à
défaut d’autre mérite, possède sans contredit celui de la nouveauté, a été
inauguré par son dernier historien, M. Louis Blanc. La pensée qui domine son
livre est une justification systématique de ses idées, de ses actes, et du
rôle qu’il a joué dans nos propres agitations. Tout le
monde connaît le lien qui rattache les doctrines de ce réformateur à celles
de Robespierre : elles n’en sont à vrai dire qu’une application particulière.
Cette analogie se retrouve jusque dans sa rhétorique sentimentale, et dans
ses ambitions de tribun éphémère. Eh bien ! elle vous donne la clef du livre
et le secret de son inspiration. Ce n’est pas autre chose qu’un long et
perpétuel panégyrique de la personne et des opinions de Robespierre. Certes !
c’est un beau et noble sentiment que le culte des héros. — Pourquoi faut-il
qu’il ne soit si souvent que le culte qu’on se rend à soi-même ? Ainsi
s’explique l’étrange accent de passion, de partialité, d’aigreur que prend
son récit toutes les fois que de près ou de loin on a touché à son idole. De
là aussi le dédain si présomptueux avec lequel il a traité les historiens ses
prédécesseurs, qui n’ont pas voulu voir dans les théories de Robespierre le
dernier mot de la Révolution : M. de Lamartine n’a fait qu’un roman, M.
Michelet qu’une longue calomnie contre Robespierre, MM. Thiers et Mignet « à
peine une table des matières. » Je n’ai point qualité pour justifier ces
écrivains illustres dont les travaux se défendent d’eux-mêmes. Je ne veux
venger ici que la vérité. Toutefois, j’ose l’affirmer sans crainte d’être
démenti par les hommes qui ont étudié cette histoire dans les documents
originaux et non dans les travaux de seconde main, malgré les lacunes, malgré
les erreurs en partie inévitables qu’il est facile de relever dans leurs
récits, ils y ont apporté incomparablement plus d’intelligence, d’exactitude
et de conscience que leur triomphant détracteur. S’ils possèdent moins que
lui la science des petits faits, ils savent du moins comprendre les grands et
en dégager le sens général. Les amis de la vérité ne parleront jamais de
leurs travaux qu’avec une reconnaissance profonde pour les services qu’ils
ont rendus à l’histoire. Si
telle est sa susceptibilité à l’égard d’historiens après tout désintéressés
et impartiaux, on devine ce qu’elle doit être à l’égard des hommes qui ont eu
à lutter contre Robespierre et son triste système. C’est alors une haine, une
animosité qui seraient risibles parles subterfuges auxquels elles ont
recours, si elles n’étaient odieuses par les calomnies qu’elles lui inspirent
contre des hommes qui ne peuvent plus se dé- fendre. Les
grands adversaires de Robespierre furent les Girondins, qui l’effaçaient par
les vertus aussi bien que par le génie Ce sont eux que M. Louis Blanc
poursuit avec le plus d'acharnement et de mauvaise foi. Ce sont eux aussi que
je choisirai pour principal sujet de cette étude. Les Girondins ont été
généralement assez maltraités par l’histoire : les historiens
constitutionnels ont eu pour eux la haine que l’orthodoxie porte à l'hérésie,
les historiens montagnards la haine du fanatisme pour des esprits libres. Au
fond, ce qui est surtout contre eux aux yeux de ce siècle, c’est qu’ils n’ont
jamais eu un seul jour de plein succès[1]. Quant à notre auteur, ils ont
le malheur d’être pour lui des ennemis personnels : qui ne se souvient de ce
temps où il accusait ses adversaires politiques de vouloir relever le
girondinisme, et écrivait un pamphlet intitulé : « Plus de Girondins ! » Lors
donc, lecteurs, que d’une âme indignée vous parcourrez ces pages où il jette
l’outrage à ces morts illustres, soyez indulgents et pardonnez à l’historien
'les rancunes de l’homme d’État incompris. M.
Louis Blanc a une façon d’envisager la philosophie de l’histoire qui mérite
de figurer parmi les conceptions les plus fantasques de ce siècle
d’imagination. Faisant de trois éléments éternels et nécessaires de
l’humanité des manifestations successives et partielles, il divise les
siècles en trois grandes périodes : celle où a régné le principe d’autorité,
celle où a dominé le principe d’individualisme, et enfin celle qui, sous le
principe de fraternité, sera consacrée à l’organisation du travail et à l’égalité
des salaires. Par une subdivision non moins ingénieuse qu’il applique
spécialement au xviii c siècle et à la Révolution, Voltaire, Montesquieu,
Diderot, d'Alembert, Turgot, et à leur suite, Mirabeau, les Constitutionnels,
les Girondins, les Dantonistes, les Hébertistes sont indistinctement parqués
dans « l’école de la sensation ; » et Rousseau Mably, Morelly, Necker, et
avec eux Robespierre, Saint-Just, Couthon sont rangés dans « l’école du
sentiment. » D’un côté les hommes du passé, de l’autre les hommes de
l’avenir. Aux premiers le rôle de la négation et de la destruction ; aux
seconds « l’œuvre de recomposition, » l’amour, le dévouement à l’humanité, le
progrès ; rôles logiques après tout, puisque « par le sentiment l’homme se
répand au dehors, tandis que par la sensation il tend à ramener à lui toute
chose. » Cette
opposition si naturelle amène une lutte à mort entre l’école de la sensation
et l’école du sentiment, et c’est à elle que sont dus tous les déchirements
qui viennent ensanglanter la Révolution française. L’auteur la déplore en
maint passage avec une très vive amertume, et, après avoir gémi sur les
catastrophes qu’elle amène, il se demande avec désespoir si elle est faite
pour durer toujours. Hâtons-nous de dire qu’il termine son exposé
philosophique par une perspective plus consolante : « Mais, dit-il, la
sensation est-elle donc l'ennemie naturelle et nécessaire du sentiment ?
est-ce une guerre éternelle ? Non, Dieu merci ! » et il réconcilie ces frères
ennemis au nom de « la synthèse ! » —Réjouissons-nous avec l’auteur de
cet heureux dénouement. Métaphysique
inoffensive, dira-t-on : mais n’est-ce pas sur ces folies qu’il s’appuiera
plus tard pour montrer dans les Hébertistes « les continuateurs de la
Gironde, » dans Hébert et Chaumette les héritiers de Condorcet, de Vergniaud,
de madame Roland ? me serais-je arrêté à ce thème banal, dont la puérilité
ferait sourire un écolier, s’il n’était pas le pivot de tout l’ouvrage, si
l’auteur ne le rappelait pas à chaque page avec une infatigable complaisance,
et si surtout il ne lui servait pas invariablement d’explication toutes les
fois qu’il est embarrassé pour en trouver une. S’il
s’agit, par exemple, d’expliquer l’origine de la division entre Robespierre
et les Girondins, ira-t-il la chercher dans les mille oppositions de
caractère et de principes qui la rendaient inévitable ? Non, ce sera dans son
thème favori ; ce sera dans une sortie de Guadet aux Jacobins où ce mordant
railleur, esprit juste et perçant, devinant de bonne heure le futur pontife
de l’Être suprême, avait vivement relevé les hypocrites momeries où il mêlait
sans cesse le nom de la Providence à sa propre apologie. Il montrera aussitôt
les Girondins athées attaquant Robespierre parce qu’il croit en Dieu,
l’apôtre du sentiment écrasant par son éloquence les partisans de la
sensation qui lui vouent une haine éternelle, et il résumera ainsi son
appréciation : « Tels furent ces débats mémorables. Les Girondins y
laissèrent échapper ingénument le secret de leur opposition à Robespierre :
il appartenait à l’école de Jean-Jacques — l’école du sentiment ! — et
le peuple l’aimait. Eût-il
été réel, ce dissentiment métaphysique n'au- rait jamais eu, il est inutile
de le dire, ni une telle signification ni de telles conséquences : que
faut-il penser s’il est complètement imaginaire ? Malheureusement pour
le système au moyen duquel on explique à si peu de frais les luttes de cette
époque compliquée, il se trouve que tous les Girondins, sauf Condorcet et
Guadet, étaient des déistes convaincus et d’ardents disciples de Rousseau ;
seulement ils n’acceptaient ses doctrines politiques qu’avec les restrictions
que lui- même y avait mises. Lisez
les mémoires de Brissot : non-seulement ils respirent à chaque page une foi
ardente à la providence et à l’âme immortelle, mais ils professent une
admiration exagérée pour Rousseau qu’il place fort au-dessus de Voltaire.
Lisez ceux de Louvet : c’est un cri véhément vers Dieu, un appel à la justice
éternelle. La mémoire et les écrits de Rousseau y sont exaltés avec un
enthousiasme qui touche à l’idolâtrie. Quant à madame Roland, on l’a depuis
longtemps nommée la fille de Rousseau et son culte pour lui éclate à chaque
ligne de ses admirables mémoires. Si sa croyance à un Dieu personnel n’est
pas aussi prononcée, elle déclare hautement « que les idées religieuses, la
croyance d’un dieu, l’espoir de l’immortalité forment le plus beau
couronnement de la philosophie. » Buzot exprime en mille endroits et avec
encore plus de chaleur les mêmes sentiments. Isnard accusé d’athéisme écrivit
aux journaux du temps cette lettre si connue : « J’ai regardé la nature, je
ne suis point insensé, je crois à un Dieu. » Rabaut Saint- Étienne n’était
pas seulement un déiste, il était un pasteur protestant. Lanjuinais est resté
un catholique fervent jusqu’à la fin de sa longue vie. Fauchet eût été s’il
eût pu un fondateur de religion. La Source était pasteur comme Babaut. Que citer
encore ? les mémoires de Riouffe ? ceux de Meillan ? la lettre touchante qui
fut le testament de Salles et qui se termine précisément par une invocation à
Dieu et par une citation de Rousseau ? celle que Péthion écrivit à sa femme
peu d’heures avant sa mort ? les lignes navrantes que Barbaroux adressait à
sa vieille mère avant d’abandonner son dernier asile ? N’est-ce
pas se faire un jeu de la vérité que d’échafauder un système historique sur
des distinctions et des hypothèses qui, non-seulement sont philosophiquement
insoutenables, mais qui reçoivent un démenti des faits mêmes qu’on ose
invoquer en leur faveur ? Mais laissons là cette philosophie pour passer à
l’examen du récit des événements. On se
rappelle les causes qui ont précipité la chute des Girondins et les ont
poussés à la mort : leur noble obstination à poursuivre les auteurs des
massacres de septembre, leur tentative pour sauver Louis XVI, leur résistance
à la dictature des multitudes personnifiée dans les Sections de Paris et les
meneurs de la Commune, enfin l’accusation de fédéralisme. De tous
ces crimes les trois premiers ne sont plus aujourd’hui pour eux que des
titres de gloire ; quant au dernier, il est reconnu pour un des plus
solennels mensonges dont l’histoire ait conservé le souvenir. Buzot seul
parmi les Girondins rêvait le système fédératif, encore le disait-il
impraticable tant que la Révolution ne serait pas terminée, et s’abstint-il
toujours de développer ses vues à ce sujet. Forcé de renoncer à ces griefs
usés sous peine de déshonorer son esprit, M. Blanc s’en est dédommagé d’une
façon originale et qui aurait bien surpris ses propres héros. Il a rejeté sur
les Girondins l'initiative et la responsabilité de toutes les fautes et de
tous les crimes qui ont ensanglanté la Révolution française. Ainsi
Robespierre, Amar et Saint-Just les ont envoyés au supplice pour se
débarrasser de leur importune opposition à l’établissement de la Terreur et
aux mesures qui la régularisèrent, et l’apologiste de Saint- Just,
Robespierre et Amar les dénonce à l’indignation des siècles pour avoir au
contraire amené et préparé le règne de la Terreur. Ce sont
eux qui, selon lui, sont les auteurs indirects mais les premiers auteurs des
massacres de septembre et de la loi des Suspects. C'est là une affirmation
neuve, il faut l’avouer, et l’auteur aurait pu dire d'elle ce qu’il répète à
chaque page de son volume à propos de faits beaucoup plus insignifiants :
qu’il est « le premier ! » qui ait rappelé cette circonstance et « en citant
ses sources ! » Malheureusement il l’appuie sur une argumentation dont la
faiblesse ferait hausser les épaules au disciple le plus novice du père
Loriquet. Mettant en cause par une supercherie grossière les Girondins
longtemps avant qu’ils existent comme parti, aux mois d’octobre et de
novembre 1791, c’est- à-dire à une époque où ils étaient encore la plupart
inconnus les uns aux autres, où le nom de Girondins n’existait même pas, il
s’arme contre eux du premier décret de l’Assemblée législative sur les
émigrés. Il était conçu en ces termes : « Les
Français rassemblés au-delà des frontières du royaume sont dès ce moment
déclarés suspects de conjuration contre la patrie. » Ainsi, conclut l’auteur
: « Ce furent les Girondins qui posèrent le principe de la loi des Suspects,
premier pas dans la terreur. » Faut-il
s’indigner ou faut-il rire ? Quoi ! les émigrés étaient rassemblés en armes
sur nos frontières, chaque jour apportait leurs insolentes menaces, leurs
appels à la guerre civile, leurs appels à l’invasion étrangère ; et les
déclarer « suspects de conjuration » c’était approuver d’avance cette
horrible loi des suspects digne du noir génie de Tibère ? Baser une telle
accusation sur un pareil jeu de mots, la faire revenir avec un art perfide à
des intervalles fréquents et réguliers dans le cours de plusieurs volumes
sous les yeux du lecteur crédule, ou inattentif ou ignorant, n’est-ce pas se
jouer de la bonne foi, de la raison et de la vérité ? Et les attribuer à un
parti qui n’existait pas encore, qui, eût-il même été déjà formé, n’eût pu en
être rendu responsable, puisque Brissot et Condorcet ses deux membres les
plus influents parlèrent dans la même question contre Isnard dont
l’importance ne fut jamais que très secondaire, et se prononcèrent pour des
mesures plus clémentes, n’est-ce pas calomnier les morts parce que les morts
ne peuvent plus répondre ? Ne vit-on pas dans la même discussion et à
l’occasion du décret sur les prêtres assermentés, Gensonné et Ducos se
déclarer encore contre Isnard lorsque des Constitutionnels taxés de «
modérantisme » comme Pastoret, Girardin, Ducastel parlaient comme lui dans le
sens de la rigueur ? Voilà
donc les Girondins dûment convaincus d’avoir collaboré à la loi des suspects
; il n’est pas plus difficile de les impliquer dans les massacres de
septembre qu’ils ont, il est vrai, dénoncés jusqu’à la mort, mais par pure
hypocrisie. M.
Blanc les déclare complices des septembriseurs : 1° pour avoir fait amnistier
les massacres de la Glacière d’Avignon ; 2° pour leur inaction pendant le
carnage qui se fit dans les prisons. L’assimilation
des scènes d’Avignon à celles de Paris est un trait de véracité digne de ceux
que j’ai déjà indiqués. Pour en faire le lecteur juge, il me suffira de
rappeler en m’abstenant de tout commentaire : Que les
scènes affreuses de la Glacière furent avant tout des représailles spontanées
commises dans l’ivresse du combat et qui suivirent sans transition des excès
tout pareils — Lécuyer haché tout vivant en morceaux — ; qu’elles eurent lieu
en pays étranger, avant qu'Avignon fût légalement réuni à la France ; qu’au
moment où Vergniaud demanda l’amnistie, il y avait cinq mois qu’elles
s’étaient produites, et que loin de les « couvrir de son éloquence, » comme
l’auteur a osé l’écrire, il les flétrit en ces termes cinq jours avant
l’adoption du décret, dans une des plus belles improvisations qui aient
retenti dans une tribune libre : « Ici
ce n’est plus moi que vous allez entendre, c’est une voix plaintive qui sort
de l’épouvantable Glacière d’Avignon, elle vous crie : le décret de réunion
du Comtat à la France a été rendu au mois de septembre dernier, s’il nous eût
été envoyé sur-le- champ, peut-être qu’il eût éteint nos funestes divisions.
Peut-être que, devenant Français, nous aurions abjuré l’esprit de haine et
nous serions devenus tous frères ; peut-être enfin que nous n’aurions pas été
victimes d’un massacre abominable et que notre sol n’eût pas été déshonoré
par le plus atroce des forfaits, etc. » L’auteur
le connaissait ce discours puisqu’il cite le même passage : il est vrai qu’il
a soin d’en retrancher toutes les phrases qui lui donneraient un démenti.
Mais s’il n’a pas été retenu par le respect de la vérité, comment ne l’a-t-il
pas été du moins par l’autorité de son héros Robespierre qui, dans le
défenseur de la Constitution, fit précisément un crime à Vergniaud d’avoir
flétri ces abominations ? Je
passe à leur rôle dans les journées de septembre. Sur plusieurs détails
concernant cet événement néfaste, les historiens sont très divisés, mais il
est un fait général sur lequel jusqu’ici tous sont d’accord : c’est que la
Commune fut investie après le 10 Août d’une dictature sans exemple peut-être
dans l’histoire. Ce fait est attesté avec la plus irréfragable évidence par
tout ce qui nous reste de cette époque. On n’a pas seulement sur ce point les
témoignages des ministres qui, chaque jour, venaient se plaindre à
l’Assemblée du mépris qu’on affichait pour leur autorité ; les débats
quotidiens de cette assemblée, qui prouvent si péremptoirement le discrédit
où elle était tombée et le peu de compte qu’on faisait de ses ordres ; les
sommations, les adresses impérieuses et menaçantes que des pétitionnaires
armés venaient à toute heure lire à sa barre, son timide essai de résistance
contre la municipalité aussitôt rétracté sous la pression de la multitude,
ses réclamations bravées en face, le refus du président de la municipalité de
comparaître à sa barre où il était mandé par décret, les affiches où Marat
provoquait impunément le peuple à l’assassinat de ses représentants ; on a
l’attestation du maire de Paris lui-même réduit à gémir inutilement sur son
impuissance ; on a celle de plusieurs Montagnards fougueux et emportés,
ennemis personnels des Girondins, mais qu’un sentiment de justice et de
fierté révoltée a forcés de rendre hommage à la vérité, de Choudieu, de
Lacroix, de Bazin, de Thuriot, de Cambon qui protestèrent à plusieurs
reprises contre cette tyrannie déshonorante. Ce fait
écrit en lettres de feu dans tous les événements, dans tous les actes, dans
tous les discours du temps, qui seul remplit les vingt et un jours qui
séparent le 10 Août du 2 Septembre, ce fait si significatif, si capital, si
foudroyant d’évidence, M. Blanc est le premier historien qui ait osé le
laisser dans l’ombre, pourquoi ? c’est que lui seul explique l'impuissance de
l'Assemblée, des ministres, des Girondins, du maire, et que cette impuissance
il veut l’expliquer à tout prix par une inaction préméditée, par une
complicité qui n’ose pas s’avouer ! Sur ces
crimes à jamais exécrables, croira-t-on que cet historien, pour former et
établir son opinion après tant de travaux et de recherches, après un
demi-siècle de critique, après cette magnifique explosion de lumière, n’a
rien trouvé de mieux que d’adopter purement et simplement et de mettre en
amplification la version honteuse qu’imaginèrent pour leur défense Panis,
Marat, Sergent l’Agate et Tallien qui en furent les investigateurs connus et
avoués, et dont les proclamations existent encore pour leur éternelle
ignominie ? Leur système est connu. Pour se laver de tout ce sang, ils le
rejetèrent sur la France entière. Selon eux, les massacres n’avaient été
qu’un accès de colère, de fièvre chaude, dit M. Louis Blanc, déterminé par
les tristes nouvelles qui arrivaient des armées, par l’exaltation due aux
enrôlements volontaires, et par l’indulgence du tribunal révolutionnaire pour
les accusés du 10 Août ; et le coupable c’était le peuple de Paris tout
entier. Quant à eux, ils n’étaient intervenus dans les massacres que pour les
rendre moins terribles en y introduisant un simulacre de formes judiciaires.
Tel est le thème que l’auteur n’a pas craint de leur emprunter. Mais
tous les indices qui indiquent une préméditation non dans la foule égarée qui
y coopéra, mais dans les instigateurs qui la poussèrent au carnage, les
adresses — entr’autres celle du 23 août — portées par des députations à la
Commune, où l’on déclarait, aux applaudissements de ses magistrats, « que les
citoyens indignés des retards qu’on apportait dans les jugements, forceraient
les portes des prisons et immoleraient les prisonniers ; » celles de la
Commune elle-même à l’Assemblée, où l’on annonçait «la vengeance du peuple »
si les criminels ne subissaient pas le supplice dû à leurs forfaits ;
l’article où Marat, le membre le plus influent du Conseil de surveillance,
déclarait le 19 août : « qu’il fallait se porter à l’Abbaye, en arracher les
traîtres et leurs complices, et les passer au fil de l'épée, que c’était
folie de vouloir leur faire leur procès ; » les demi-confidences que Danton
laissait tomber du haut de la tribune comme pour y préparer les esprits, son
sang-froid, son immobilité lorsqu’on lui apprit la sinistre nouvelle et le
mot que lui dit Desmoulins pour rassurer Prudhomme : « Tu ne lui as donc
pas dit qu’on ne confondrait pas l’innocent avec le coupable[2] ? » Son aveu à Louvet «
qu’il s’était fait donner les listes et qu’on avait élargi ceux qu’il
convenait de mettre dehors ; » les lettres qui, comme celles de Laussel aux
Lyonnais, donnaient dès le 28 août aux provinces un mot d’ordre qui
heureusement ne fut pas suivi, les registres où sont consignés les salaires
des bourreaux, les dispositions prises de grand matin dans les prisons pour
prévenir toute résistance et pour éloigner les familles des gardiens,
l’ordre, le système suivis dans les exécutions pendant les trois jours
qu’elles durèrent, et mille autres faits du même genre ; ce formidable
ensemble de présomptions accablantes qui brillent dans la nuit dont on s’est
efforcé de les envelopper, cette montagne de preuves, ces témoignages
écrasants sont ou passés sous silence, ou niés, ou soumis à un système
d’interprétation dont on avait perdu le secret depuis les casuistes flétris
par Pascal. On
connaît suffisamment le rôle de l’Assemblée. Elle envoya sur les lieux des
commissaires qui furent bafoués, maltraités par la foule et ne purent se
faire entendre. Manuel, qui partageait la disgrâce du maire Péthion, vit
égorger sous ses yeux ceux qu’il tenta d’arracher à la mort. Les efforts de
Péthion furent aussi inutiles. Roland adressa vainement sommations sur
sommations à la garde nationale et dès le lendemain écrivit la lettre qui fut
la première flétrissure imprimée aux bourreaux. L’Assemblée, comme les
ministres, fléchissant devant l’horreur de cette situation sans précédents,
consternés de leur impuissance, craignirent de compromettre dans une lutte
impossible le dernier élément d’ordre et de légalité qui restât à la France.
Les Girondins se conformèrent à cette attitude, et résolurent d’attendre que
les nouvelles élections qui allaient former la Convention nationale leur
rendissent une autorité morale et un point d’appui qu’ils ne trouvaient plus
dans une assemblée usée. C’est
de cette inaction forcée et subie avec des pleurs de désespoir et
d’humiliation que M. Blanc dit : « qu’elle n’avait pas de compte à
demander à celle de la Commune, » de la Commune qui approuve ! de la Commune
qui aide ! de la Commune qui paye ! Il va
plus loin. Ce n’est pas assez de rendre la Gironde complice, il faut encore
que ce soit elle « qui fournisse à la violence ses plus forts excitants. » Et
comment cela ? d’abord par les nouvelles désastreuses que le matin Roland et
Lebrun apportèrent à l’Assemblée comme c’était le devoir de leur charge ;
ensuite par le discours véhément que Vergniaud prononça pour faire accélérer
les enrôlements volontaires, et où, dit l’auteur : « il n’y eut pas un mot
pour prévenir et maudire d’avance les massacres dont il n'était que trop
question. » Ainsi
Vergniaud était coupable de ne pas connaître à dix heures du matin, moment où
il prononça son discours, les massacres qui commencèrent à quatre heures du
soir, et pourtant ces massacres, selon l’auteur, n’étaient pas prémédités !
et pourtant ce ne serait que vers deux heures et demie que le peuple aurait
commencé à prononcer l’incroyable monologue qu’il met textuellement dans sa
bouche pour expliquer la spontanéité de sa résolution : « Eh bien !
puisqu’il faut périr, puisque la force écrase la justice, puisque la fin du
monde est venue ! qu’il ne reste pas derrière nous un seul de nos ennemis
vivant pour frapper nos familles ! » Un
simple rapprochement achèvera de donner une idée de l’esprit de conscience
qui a présidé à ce travail. Le même jour, 2 septembre, à dix heures du soir,
pendant qu’on égorgeait les prisonniers depuis plus de six heures, dans le
Conseil de la Commune, Robespierre trouvant l’occasion bonne, désignait les
Girondins aux poignards, en les accusant d’une conspiration monstrueusement
absurde et invraisemblable en faveur du duc de Brunswick. Que dit ici son
panégyriste pour le laver de cette infamie ? il dit : « que la nouvelle des
égorgements n’arriva à la Commune que tard dans la séance du soir. » et que
Robespierre fit son discours « avant que Manuel fût venu rendre compte du
douloureux spectacle qu’il avait eu sous les yeux à l’Abbaye. » Quoi !
Robespierre placé à ce quartier-général des héros de Septembre ne connaissait
pas à dix heures du soir les massacres que Vergniaud devait connaître à dix
heures du matin ? Robespierre
était trop dissimulé pour laisser voir sa main dans de tels événements, mais
il y a mille probabilités qu’il les approuva. Trois circonstances surtout
méritent d’être notées : la première, c’est que son thème favori et bien
connu, sur la nécessité « de se débarrasser des ennemis de l’intérieur avant
de s’attaquer aux ennemis extérieurs, » est littéralement celui qu’il
reproduisit le jour où, pour sa justification, il expliqua et excusa les
journées de Septembre dans ce discours où se trouve cette phrase
hypocritement et doucereusement féroce, mille fois plus odieuse que les
furibondes invectives de Marat : « On assure qu'un innocent a péri — sur
deux mille victimes — ; c’est beaucoup trop sans doute, citoyens, pleurons
cette méprise cruelle... mais gardons quelques larmes pour des calamités plus
touchantes, etc. » La seconde c’est que, tout en se défendant d’y avoir pris
part, il n’eut jamais pour elles une parole de blâme énergique, défendit
contre la Gironde ceux qui étaient publiquement connus pour les avoir
approuvées, entre autres Marat qui, selon lui, « n’avait jamais commis que
des fautes de style, » et prononça un éloge funèbre enthousiaste sur la tombe
de Lazouski qui avait dirigé le massacre de Versailles après avoir présidé à
celui de Saint-Firmin ; la troisième c’est son influence toute puissante sur
la Commune après le 10 août. Tout
cela M. Blanc a un parti pris de ne pas le voir ; en revanche quelles
ressources d’imagination lorsqu'il s’agit de noircir la mémoire des
Girondins, et quelle vertueuse indignation quand il faut flétrir leur
faiblesse : quoi ! ce n’est que le second jour que Roland ose protester !
quelle lâcheté ! — mais le premier jour il a été gardé à vue dans son hôtel
par une bande envoyée pour paralyser ses mesures. — Erreur, répond l’auteur,
c’est madame Roland qui le dit dans ses mémoires ; mais elle se trompe, car
elle suppose cette bande envoyée par les auteurs du mandat d’arrêt lancé
contre son mari ; or Péthion atteste que ce mandat ne fut lancé que le 4. Les
erreurs de ce genre, ajoute-t-il, ne sont pas rares chez madame Roland qui
écrivit ses mémoires de souvenir. Madame
Roland pouvait, il est vrai, se tromper sur la date d’un mandat qui ne fut
pas mis à exécution, mais pouvait-elle se tromper sur un fait si frappant par
les circonstances ou il se produisait et le sens qu’il en recevait ?
Admettons toutefois que sa mémoire lui ait fait défaut. Mais Roland qui
racontait le même fait avec des détails identiques dans un manifeste d’une
publicité européenne, et cela dix jours après l’événement (voir sa lettre aux
Parisiens), sans que personne osât lui donner un démenti, peut-il être aussi
suspect d’avoir manqué de mémoire, ou bien est-ce l’auteur à qui ce
documentes ! parfaitement connu, car il le cite, qui est convaincu d’avoir
manqué de bonne foi ? C’est
ainsi encore que, sur le témoignage de l’abject ex-capucin Chabot, il ne
craint pas de prêter à Brissot, l’homme le moins haineux qu’il y ait jamais
eu, ce mot atroce : « Ils ont oublié Morande ! » — c’était son ennemi.
Brissot, dit-il « eût sans doute relevé cette accusation si elle eût été
calomnieuse. » Or, non-seulement Brissot l’a repoussée publiquement avec
horreur, mais le passage de ses mémoires où il y revient longuement, est le
seul où cette âme insouciante et légère se montre profondément émue et
blessée. Le récit de ses malheurs ne lui a pas arraché une plainte, mais
cette noire calomnie lui inspire un cri d’indignation navrant d’amertume. Le rôle
des Girondins, dans les journées de septembre, ne peut plus rien avoir
d’obscur pour l’histoire, et il n’est pas au pouvoir de l’esprit de parti de le
dénaturer. Le seul reproche qu’on puisse leur adresser, c’est de ne s’être
pas fait tuer jusqu’au dernier aux portes de l’Abbaye. Sauf ce sacrifice
inutile, tout ce qui dépendait d’eux ils le firent. Mais toute la force était
aux mains de la Commune et de Santerre, leur ennemi, et les réquisitions de
Roland et de Péthion à la garde nationale demeurèrent sans effet. Réduits à
leurs propres forces, ils ne pouvaient rien. On a sur ce point un aveu qui
serait précieux pour l’histoire, si un fait si évident avait besoin de
confirmation, c’est l’aveu du montagnard Levasseur, un de leurs ennemis les
plus acharnés, fanatique étroit et borné de l’école de Saint-Just et de
Robespierre : «
J’avouerai maintenant, dit-il, que si les énergiques républicains qui ont
depuis lors formé le parti montagnard s’étaient réunis aux Girondins pour
arrêter le mouvement du peuple, sans doute nous n’aurions pas eu à déplorer
les massacres de septembre. » Levasseur
est un des auteurs que M. Blanc cite avec le plus de prédilection. Pourquoi
s’abstient-il de le citer ici ? Toutefois ce n’est là qu’un méfait bien mince
auprès de ceux auxquels il nous a accoutumés. Mais oser écrire, à propos du
même événement, « que les massacres de septembre ne furent pas plus
l’œuvre politique de la Montagne que celle de la Gironde » ; oser
proférer un si insolent blasphème contre la vérité et la justice, en présence
du désespoir et delà douleur éloquente de Péthion, de Roland, des plaintes
sublimes de Vergniaud, des imprécations de Louvet et de Barbaroux, de
l’horreur qu’ils témoignèrent tous pour ce crime, de la mort qu’ils ont subie
pour en avoir si souvent demandé la punition, et en présence de cette
Montagne où siégeait Marat, où siégeait Danton, où siégeaient Billaud-Varenne,
et Panis, et Sergent, et Hébert, et Collot-d'Herbois, et Couthon, et Carrier,
et Tallien, tous ceux qui firent Septembre, et tous ceux qui plus tard le
recommencèrent en détail, ce n’est pas manquer aux devoirs de l’histoire,
c’est fouler aux pieds les plus simples obligations de l’honnête homme ! Enfin
la Convention s’ouvre, et c’est alors qu’ils entament contre les
Septembriseurs et la Commune la lutte qui devait les dévorer. Non-seulement
ils avaient à punir Septembre, mais ils avaient à l’empêcher de se
reproduire. Ses instigateurs impunis régnaient encore en dictateurs sur Paris
: quelle garantie protégeait l’avenir ? N'avait-on pas lu leur circulaire aux
départements ? N’avait-on pas vu les massacres recommencer à Versailles, huit
jours après ceux de Paris, et Danton féliciter les assassins, du haut du
balcon du ministère de la justice ? Le 17 septembre, Péthion n’était-il pas
venu raconter à l’Assemblée de nouvelles tentatives pour ameuter le peuple
autour des prisons ? Marat ne sommait-il pas les provinces d’imiter Paris ?
Le club des Jacobins n’admettait-il pas chaque jour à ses séances des hommes
qui venaient s’y vanter de leurs services dans ces horribles journées, et qui
y étaient publiquement complimentés pour leur conduite patriotique ? Absoudre
en un tel moment au lieu d’accuser, c’eût été se rendre complice. En se
levant pour venger la justice et l’humanité, les Girondins remplirent un
devoir sacré. Voilà pourtant ce que l’auteur, après avoir laborieusement
dénaturé ce fait qui parle si haut en leur faveur, appelle « les fureurs et
les provocations de la Gironde ! » Ils ne furent inspirés en ceci que par un
dévouement d’autant plus beau, qu’ils n'ignoraient point qu’il les menait
tout droit à leur perte. Leur grandeur, c’est de n’avoir voulu écouter que la
voix de la justice. A ce moment critique, leurs ennemis le reconnaissent, ils
eussent pu se sauver par le silence et vaincre en acceptant l'alliance de
Danton. Ils ne voulurent faire ni l’un ni l’autre, et ce noble refus, qui
était leur arrêt de mort et qui est leur plus beau titre de gloire, ce gage
si éclatant de leur sincérité, ce grand sacrifice, veut-on savoir à quel
mobile M. Blanc l’attribue ? à un ressentiment causé par une saillie de
Danton sur madame Roland ! Survient,
comme une trêve forcée, le procès de Louis XVI. Aux yeux des Girondins, il
était coupable de haute trahison ; les pièces trouvées dans l’armoire de fer
ne pouvaient laisser aucun doute à cet égard. Mais, tenant compte des
entraînements de sa position, des préjugés de son éducation, de la pression
de son entourage, des circonstances de toute nature qui avaient fait de lui
un instrument de la fatalité, ils résolurent de sauver sa vie, et imaginèrent
l'appel au peuple comme l’expédient le plus propre à amener ce résultat.
Aussitôt M. Blanc, transformant cet expédient d’humanité en système
politique, en théorie de gouvernement, s’en autorise pour les accuser d’avoir
été les adhérents de cette absurde rêverie du gouvernement direct du peuple
par le peuple, et il constate solennellement que cette folie est bien à eux. Malheureusement
il a porté cet arrêt avant d’avoir bien étudié les pièces du procès, et dans
son volume suivant il se trouve tout à coup en présence de deux projets de
constitution qui servent de manifeste aux deux partis, et qui lui donnent le
plus écrasant des démentis. Dans le
projet girondin, en effet, on ne rencontre de conforme au système du
gouvernement direct que : 1° la disposition déjà votée par la Convention le
jour même de son ouverture, sur la motion de Danton, et par laquelle elle
donnait au peuple le droit de voter sur la Constitution ; 2° qu’un droit de
réclamation qui permettait aux assemblées primaires de demander la réforme
des lois qui leur paraîtraient défectueuses. Cette concession à des préjugés
insensés était regrettable, sans doute, mais impossible à refuser, vu l'état
de l’opinion. Ne pouvant l’éviter, ils eurent soin d’en entourer l’exercice
d’une complication de formalités qui, au témoignage de leurs adversaires, le
rendaient difficile, sinon illusoire. La
Constitution montagnarde, au contraire, réduisait le Corps législatif à
l’état de simple rédacteur des lois, et c’était au peuple qu’elle réservait
le soin de les faire. On y lisait ces deux articles : « 1° Le Corps
législatif propose les lois. 2° Le peuple délibère sur les lois et fait les
lois. » On
croira peut-être que cette prérogative exorbitante accordée à la multitude,
et qui laissait si loin derrière elle les avances que les Girondins avaient
été forcés de lui faire, détermineront l’auteur à reconnaître son erreur.
Nullement. Il répond d'abord que la concession était tout apparente, et qu’en
se réservant le droit de rendre des décrets, les représentants avaient gardé
pour eux « la plupart des actes législatifs qui influent d’une manière
décisive sur l’existence politique et sociale d’une nation. » A cela
il n’y a qu’une réponse à faire, c’est de lui opposer le texte de la
Constitution. Voici donc « le peu que, selon lui, la Montagne eut l’air
d'accorder au système de la législation directe. » Voici les questions dont
on livrait la décision au jugement des masses ignorantes : 1° La législation civile et criminelle ; — 2°
l’administration générale des revenus et des dépenses générales de la
république ; — 3° les domaines nationaux ; — 4° le titre, le poids,
l’empreinte et la dénomination des monnaies ; — 5° la nature, le montant et
la perception des contributions ; — 6° la déclaration de guerre ; — 7° toute
distribution générale du territoire français ; — 8° l’instruction publique ;
— 9° les honneurs publics à la mémoire des grands hommes. (Constitution
de 93, art. LIV.) Mais,
réplique encore cet historien, ce sont là « des mots échappés à la
distraction des rédacteurs ! on introduits par un calcul de popularité, »
préférant accuser la bonne foi de ses clients, qui, à ce compte, seraient
coupables du plus horrible machiavélisme, puisque ces promesses à la
multitude leur servirent à tuer les Girondins, — plutôt que de reconnaître
ses propres bévues. Était-ce
donc aussi par distraction qu’à l’époque où les Girondins présentèrent leur
projet, Saint-Just leur opposa un contre-plan (24 avril 93), où les mêmes principes étaient
consacrés presque dans les mêmes termes, et qui ne relirait à la sanction
populaire que « les actes accidentels de législation, » lui soumettant
même une partie des décrets ? Était-ce par distraction que Robespierre, dans
son discours du 10 mai sur le même sujet, leur reprochait « d'enchaîner le
peuple par des règlements tyranniques, de le détourner de ses assemblées par
des formalités infinies, » renvoyait « la puissance tribunitienne à chaque
section de la république, » demandait qu’on y délibérât à haute voix « sans
que jamais aucune autorité pût se mêler de ses délibérations, » et que
non-seulement il sanctionnât les lois, mais encore que tous les
fonctionnaires publics pussent être révoqués par lui « sans autre motif que
le droit imprescriptible qui lui appartenait de révoquer ses mandataires ? »
Était-ce par distraction que, dans la discussion sur la Constitution de 93,
il allait jusqu’à nier le principe même des gouvernements représentât ils ? « Le
mot de représentant ne peut s’appliquer à aucun mandataire du peuple, parce
que la volonté ne peut se représenter ; les membres de la législature sont
les mandataires à qui le peuple a donné la première puissance : mais, dans le
vrai, on ne peut dire qu’ils le représentent ; la législature fait les lois
et les décrets, mais les lois n’ont le caractère de lois que lorsque le
peuple les a acceptées ; jusque-là elles ne sont que des projets... il est
impossible qu’un gouvernement ait d’autre principe. » Était-ce
par distraction que le Girondin Ducos lui répondit : « Je soutiens contre
Robespierre que la volonté du peuple peut être représentée, car sans cela il
n’y aurait de gouvernement légitime que la démocratie pure. Je lui prouve par
le fait que la volonté générale peut être représentée : l’Assemblée
législative fait des décrets qui sont provisoirement exécutés, or ils ne
peuvent l’être qu’en supposant qu’ils sont l’expression de la volonté
générale. » (Voyez le Moniteur du 19 juin 93.) Était-ce
par distraction que Hérault de Séchelles, le rapporteur du projet montagnard,
disait dans son discours préliminaire : « On
nous dira peut-être : Pourquoi consulter le peuple sur toutes les lois ? Ne
suffit-il pas de lui déférer les lois constitutionnelles et d’attendre ses
réclamations sur les autres ? Nous répondrions : C’est une offense au peuple
que de détailler les divers actes de sa souveraineté. » Était-ce
par distraction que Condorcet, le rapporteur du projet girondin, disait dans
le sien : « L’étendue
de la république ne permet de proposer qu'une constitution représentative ;
car celle où des délégués formeraient un vœu général d’après les vœux
particuliers exprimés dans leurs mandats, serait plus impraticable encore que
celle où des députés réduits aux fonctions de simples rédacteurs et
n’obtenant pas même une obéissance provisoire, seraient obligés de présenter
toutes les lois à l’acceptation immédiate des citoyens. » Et
qu’il montrait la part faite par son travail à la législation directe comme
une réponse forcée aux exigences du peuple « la seule, disait-il, qu’il pût
vouloir entendre. » Était-ce
enfin par distraction que, dès le mois de juin 91, Brissot la combattait
contre Lavicomterie ? C’est dans cet esprit de dénigrement, de falsification
systématique que M. Blanc poursuit et achève le récit des nobles luttes de
ces hommes généreux et dignes d’un meilleur sort[3]. Il les montre « aiguisant
eux-mêmes le glaive qu’on leur enfonça dans le cœur » ; et quand,
réduits à la défensive par le découragement universel, ils sont menacés,
poursuivis par les sicaires delà Commune, s’ils prennent des mesures de
sûreté tout individuelles, ce sont « des précautions insultantes. » S’ils
dénoncent les complots de ceux qui furent leurs assassins, « à force de
supposer le péril, ils le créent ! » Si, jusque sous le couteau, ils
persistent à flétrir des crimes restés impunis, il les peint « toujours
la menace à la bouche, » et finissant par rendre « l’idée de leur
proscription familière au peuple à force d’accuser leurs adversaires de
n'être que des proscripteurs. » Il les
poursuit jusque devant le tribunal et ne s’arrête pas même devant leur mort
qui fut si héroïque. Il est forcé d’avouer l’atrocité de l’acte d’accusation
qui est un monument de honte et d’infamie ; mais il se rabat sur l’attitude
des accusés. Ils ont eu dans cette circonstance un tort que lui, M. Blanc, ne
peut se résoudre à leur pardonner : ils se sont défendus ! « Quand on
comparaît devant la victoire, dit-il, eût-elle le masque de la justice sous
les yeux, on remet sa cause à Dieu et à la postérité, on s’enveloppe dans son
manteau et l’on meurt ! » Beau
sentiment, en vérité ! mais l’auteur a dans sa vie politique des souvenirs
qui devraient le rendre plus indulgent pour cette faiblesse. Pourquoi ne
dit-il pas ici (pie les Girondins pendant les deux premiers mois de leur
détention à domicile eurent mille facilités de s’évader ? Pourquoi ne dit-il
pas qu’il ne tint qu'à eux de passer à l’étranger — de fuir en Angleterre,
par exemple, comme cela s’est vu depuis ? Pourquoi ne dit-il pas que leurs
ennemis, pour qui ils étaient un embarras, les pressèrent vivement, et qu'ils
s’obstinèrent à rester, quoique certains de leur condamnation, afin de forcer
ceux qui les tuaient à constater eux- mêmes leur innocence par l’iniquité du
jugement ? Pourquoi ne dit-il pas qu'après s’être ainsi sacrifiés à l’attente
de ce jour du jugement, leur silence au moment où il arriva n’aurait plus eu
de signification ? Pourquoi ? je vais vous le dire : C’est que dans cet
historien il y a un contumace. Quand
l’homme de parti et ses haines mesquines se démasquent par tant de côtés à la
fois dans une œuvre où l’amour désintéressé de la vérité et la conscience
devraient seuls parler, c’est à l’homme de parti qu’il faut répondre, et
c’est à lui que je m’adresserai en finissant : Votre livre n’a été dicté que
par l’esprit de secte et par des vues toutes personnelles. Vous avez
entrepris contre les idées libres une guerre de Pygmée, et vous la faites aux
morts, faute de pouvoir la continuer contre les vivants. Poursuivez-la, ce
n’est qu’un hommage de plus pour elles ; mais, 0 tribun ! ne vous flattez pas
de relever sous un autre nom dans l’histoire votre piédestal renversé dans la
vie réelle, car c’est ici que la popularité perd ses droits ! FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
Si j’ai été inspiré ici par une partialité trop aveugle en leur faveur, le
lecteur en jugera par l’appréciation générale que j’ai portée sur eux, et à
laquelle je le renvoie hardiment.
[2]
L’auteur le cite sans se douter ici qu’il donne un démenti à son système.
J’indiquerai encore une autre citation aussi malheureuse : Il veut démontrer
que la Commune n’a pas soudoyé les exécutions, comme l’en accuse un nombre
énorme de témoignages accablants, mais seulement les ouvriers chargés de
l’enlèvement des cadavres, et pour établir cette opinion, il cite le passage
suivant de l’abbé Sicard : « Billaud-Varennes leur dit : Mes bons amis, la
Commune m’envoie vers vous pour vous représenter que vous déshonorez cette
belle journée. On lui a dit que vous voliez ces coquins d’aristocrates après en
avoir fait justice. » Selon lui, Billaud-Varennes, qui était chargé de
rémunérer ces services, n’aurait entendu s’adresser ici qu’aux ouvriers et non
aux exécuteurs.
Plus loin, il divise par 24 la somme de 1.463 livres le
total présumé des salaires payés par la Commune, ce qui donnerait 60
exécuteurs, c’est-à-dire, dit-il, une dizaine par prison, résultat contredit
par tous les documents. D’abord les massacres ne se firent pas simultanément
dans toutes les prisons. — Ensuite on n’a jamais prétendu que tous les
exécuteurs aient été payés. — Enfin, rien ne prouve qu’il n’y ait pas eu
d’autre argent donné, il suffit qu’on connaisse l’emploi de celui-ci.
[3]
Je ne me suis attaché à relever ici que des erreurs qui intéressent la vérité
historique, et non de celles qui ne tendraient qu’à discréditer l’érudition que
l’auteur étale avec une vanité si pédantesque et si naïve. Pour n’en citer
qu’un petit exemple, c’est sans doute dans les vingt-cinq mille pièces inédites
du British Muséum qu’il a vu que le girondin Boyer-Fonfrède formait deux
personnages différents, dont l’un se nomme Boyer et l’autre Fonfrède ? ou bien
n’est-ce que le désir de trouver un coupable de plus ? Quoi qu’il en soit,
c’était là une découverte à faire valoir comme la généalogie de la pique ou
l'histoire du bonnet rouge ; et il aurait pu dire sans exagération « qu’aucun
de ses prédécesseurs n’avait signalé ce fait avant lui ! »