Entre
le régime conventionnel et le régime consulaire il y a un intervalle assez
long au point de vue du temps et des faits, il n’y en a aucun au point de vue
des idées. Tous les éléments du second sont contenus dans le premier : ce
sont deux expressions successives d’une même nécessité, deux applications
différentes d’un même système. Le Directoire ne figure, entre eux, qu'à titre
d’intermède. Personne ne le prend au sérieux parce que tout l’intérêt du
drame est dans le dénouement qui est depuis longtemps prévu. La dictature est
prête : il ne manque que le dictateur. En
attendant qu'il sorte de l’ombre, et se révèle par de tels signes que tout le
monde le reconnaisse et dise : «le voilà ! » la nation découragée,
indifférente à tout ce qui avait fait sa gloire, assiste avec ennui aux
imbroglios et aux intrigues burlesques qui ont succédé aux grandes tragédies
des partis. Elle ne montre plus sa force, sa passion et son génie que sur les
champs de bataille. Elle se tourne tout entière de ce côté, ainsi qu’elle a
presque toujours fait après ses longues agitations civiles. La France a le
privilège de se reposer par la guerre, comme les autres peuples se reposent
par la paix. L’histoire
de cette époque est peu connue et mérite peu de l’être. On s’en éloigne
instinctivement, comme on s’éloignerait d’une terre inhabitée, parce que rien
n’y annonce la vie. On se sent en présence d’une génération languissante,
vieillie avant l’âge, prodigieusement sceptique. Elle voudrait bien être
corrompue mais elle n’en a plus la force, et elle singe la passion du
plaisir, faute de pouvoir la ressentir. Tout ce qu’elle possédait de cœurs
généreux, de mâles courages, de convictions ardentes, d’esprits énergiques,
épris de la gloire ou seulement de l’ambition, a péri dans la tempête de 93,
sauf une poignée de proscrits sauvés comme par miracle. Il ne
reste que cette foule confuse et indistincte, qui se sent désintéressée dans
toutes les luttes et se donne toujours au plus fort, ce troupeau humain dont
l’existence ne paraît pas avoir d’autre but que la conservation de l’espèce,
et avec lui ceux qui, comme Sieyès, ont voulu vivre à tout prix. Ce qui rend
le contraste plus criant, c’est que les survivants ont gardé le langage et
les allures des morts. Ces trembleurs encore pâles de leur épouvante, ils
enflent leur voix pour faire peur à leur tour. Les hommes de la Terreur
étaient en général très déclamatoires, ils aimaient les violences de paroles
: toutefois comme leurs actes faisaient pâlir leurs discours on ne songeait
guère à en rire. Mais ces airs terribles étant du jour au lendemain usurpés
par l’imbécillité et la couardise, on a le sublime du ridicule. De là le
grotesque énorme des mœurs et des physionomies que reflètent si bien
d’ailleurs les costumes de ce temps. C’est l’âge d’or de la caricature. Tout
dans cette étrange époque est artificiel et factice, tout est contrefaçon,
les idées comme les caractères. On dirait que la légèreté française, le seul
élément qui ne change jamais chez ce peuple qui change toujours, veut se
venger de la longue contrainte qu’elle a subie par une immense parodie des
événements et des personnages de la Révolution. — Voici Saint-Just ? non,
c’est Babeuf. Voici Danton ? non, c’est Barras. Et celui-ci, n’est-ce point
le pontife du culte de l’Être suprême ? rassurez-vous, c’est le grand-prêtre
de la Théophilanthropie, l'inoffensif La Réyeillère-Lépeaux. Mais j’entends à
grand bruit annoncer la séance des Jacobins. — Les Jacobins n’ont plus rien
d’alarmant que leur nom. Voici venir l’armée des beaux fils de la jeunesse
dorée qui va disperser à coups de bâton le cénacle des Brutus du jour. Ainsi
lorsqu’après tant d’efforts et de sacrifices, le moment paraît venu pour la
Révolution de mettre à profit sa longue expérience et de réaliser ses
promesses, lorsque tous les obstacles sont abattus, toutes les oppositions
domptées, lorsqu’il semble qu’on n’ait plus qu’à faire un choix parmi les
formes et les conceptions de tout genre créées par son génie pour lui donner
son expression définitive, on s’aperçoit que la vie est absente et que les
hommes font défaut. Le voilà cet arsenal immense, encombré de trésors sans
prix ! Mais le peuple capable de ceindre ces armes divines, de porter l’épée
des hommes libres, où est-il maintenant ? allez le demander à la tombe où
dorment tant de héros ! Voilà
ce que durent s’avouer bientôt les hommes qui, dans ce temps de défaillance
universelle, acceptèrent la tâche difficile de donner une constitution à la
France. Leur œuvre, fruit tardif d’une expérience qu’on avait payée si cher,
était admirablement combinée pour sauvegarder toutes les conquêtes
essentielles de la Révolution. Elle était un retour fortement marqué vers les
idées de la Constitution de 91, mais elle avait de plus que son aînée cette
fortune inappréciable de trouver table rase, ce qui lui en épargnait les
dangereux compromis. Elle peut passer pour un monument de sagesse et de
prudence, et sa principale innovation, je veux dire l’idée de confier
exclusivement à une des deux fractions du Corps législatif ce droit de
sanction qui avait été un des grands embarras de la Révolution et qu’on avait
toujours été réduit à mutiler en le donnant tantôt au roi tantôt au peuple,
cette innovation, dis-je, est une des plus belles conceptions de la science
politique et sera tôt ou tard utilisée. Mais que peuvent des institutions que
personne ne comprend, n’aime, ni ne respecte ? R ne s’agissait plus
d'inventer un mécanisme pinson moins parfait, il s’agissait de créer une
grande volonté nationale, un fonds commun d’idées et de croyances politiques,
un esprit public ayant conscience de lui- même. A la
place de tout cela, il y avait le vide ; et l’auteur de la Constitution de
l’an III, Daunou, le caractère le plus irréprochable, l’esprit le plus élevé
et le plus ferme de ce temps, dut céder la place à Sieyès, cet architecte du
vide. Daunou supposait un peuple qui veut être libre et qui veut vivre ; la
seule préoccupation que trahissent clairement les combinaisons de Sieyès
c’est l’ambition de trouver des ressorts si ingénieux et si perfectionnés
qu’ils suppléeront à la vie elle-même, et épargneront à cette nation fatiguée
jusqu’au souci d’agir et de vouloir. Ils ressemblent de tous points à ces
mécanismes dans lesquels on emprisonne les malades atteints d’une débilité
incurable ou les membres frappés d’atrophie. A force de diviser et de
subdiviser l’action et la volonté, il les supprimait toutes deux. Les
dernières élucubrations de cet esprit dévoyé rappellent tout à fait ces jeux
de la scolastique où, sous un appareil logique des plus compliqués, on
cherche en vain le raisonnement et la pensée, A sa savante et gigantesque
machine, il ne manque qu’une chose : le mouvement. C’est le chef- d’œuvre de
l’inutilité transcendante, et le triomphe de l’apparence. La
Constitution de l’an III, au lieu d’établir un régime durable comme elle eût
été très propre à le faire en tout autre temps, malgré ses imperfections, ne
servit qu’à rendre plus manifeste l’impuissance de la nation à être libre, et
à lui faire désirer plus vivement l’homme assez habile pour l’en consoler en
la dissimulant sous des dehors glorieux. Par cet hommage rendu à la liberté
au moment de se retirer de la scène, la Convention avait voulu réparer autant
qu’il était en elle le mal causé par le règne de l’arbitraire, mais il était
trop tard. Ses actes avaient eu un tout autre retentissement que cette vaine
rétractation dont l’esprit populaire était radicalement incapable de
comprendre le sens, et où les habiles ne voyaient qu’un désir jaloux de briser
l’instrument dont elle s’était servie, afin que personne ne pût en profiter
après elle. Quand un peuple a été si longtemps démoralisé par le spectacle
des abus de pouvoir, quand il a perdu le respect de la loi, quand les
simulacres de partis qui s’agitent encore dans son sein, n’ont ni aucune
conviction, ni même aucune espérance commune, et que par suite l’unité de
pensée et d’action qui est nécessaire à sa vie manque de ses principes
essentiels, ce peuple ne peut plus avoir qu’un gouvernement, celui de la
force. La
France en était précisément arrivée à ce point fatal : il n’y avait plus de
conscience publique. Trop peu nombreux pour se soutenir par leurs propres
forces, les amis de la liberté étaient placés entre des opinions
irréconciliables qui ne pouvaient ni se faire une concession ni avoir un seul
point de contact. A cette anarchie des opinions se joignait un tel mépris de
la légalité que tout scrupule à cet égard passait pour le signe d’un esprit
borné. Les institutions n’étaient aux yeux des partis que des abris, des
places de sûreté où chacun se retranchait de son mieux afin d’y foudroyer ses
adversaires. Aussitôt qu’ils rencontraient un obstacle ils en appelaient à la
conspiration, ou, s’ils pouvaient, aux coups d’État, et les pouvoirs publics
donnaient l’exemple. Lorsqu’un de ces coups de main avait réussi, le seul
sentiment qu’en éprouvaient les victimes, était le regret de ne l’avoir pas
prévenu par l’emploi d’un moyen analogue. Pourtant
au milieu de ce chaos de contradictions, il y a un point sur lequel tout le
monde est d’accord sans le savoir. Entre ces partis si divisés, il y a un trait
commun : ils appellent tous la dictature. Les royalistes la réclament pour la
restauration de l’ancien régime, les débris du parti terroriste pour
l’établissement de la Constitution de 93, Babeuf, enfin, pour fonder « une
égalité telle qu’il n’y ait plus d’autre différence parmi les hommes que
celle de l’âge et du sexe, qu’il n’y ait plus pour eux qu’une seule éducation
et qu’une seule nourriture. » Ainsi ce peuple ne comprend plus que la
dictature ; ce n’est plus qu’à coups de dictature qu’il manifeste sa volonté,
en thermidor, en fructidor, en floréal, en prairial ; et non- seulement il la
pratique, mais il en rêve ; il ne lui suffit pas de lui rendre hommage dans
le monde des faits, il l’adore jusque dans ses utopies ! Alors
paraît Bonaparte. Bonaparte
est le successeur direct de la Convention et des Comités. Il s’est hardiment
proclamé leur héritier et il a dit vrai. Il disait encore : « C’est moi qui
suis le pouvoir constituant ! » ce qui signifiait qu’il était le véritable
représentant, le seul tribun du peuple, et que la souveraineté sans limites
était en lui. Le dogme de cette souveraineté une fois admis, comme il l’était
par la démocratie depuis la mort des Girondins et de Danton, il n’y avait pas
d’objection fondée à élever contre lui. Qu’importe en effet que les pouvoirs
soient délégués à un homme au lieu d’être confiés à une assemblée, s’il n’y a
rien de changé à leur étendue ? En cela même il y avait une simplification
tout à son avantage, et c’était un pas de plus vers la réalisation de cette
unité absolue qui était le rêve favori de la démocratie nouvelle.
L’arbitraire d’un seul a d’ailleurs sur celui d’une assemblée, cette
supériorité qu’il impose une responsabilité plus réelle. Un dictateur n’a pas
ce refuge de l’anonyme qui protège les membres d’une assemblée et qui, en 93,
avait couvert tant de lâchetés ; et lorsqu’il ne se sent plus responsable
devant sa conscience, il se sent responsable au moins devant sa gloire. Bonaparte
sortait des rangs de la démocratie la plus avancée, comme Cromwell sortit du
bataillon sacré des Têtes-Rondes, du sein du puritanisme le plus exalté. On
connaît ses liaisons de jeunesse avec le frère et les amis de Robespierre. Il
eut le mérite peu commun de ne jamais renier ce début de sa vie ; il a
toujours parlé d’eux en termes pleins de réserve et d’estime. Il y a de lui
des opuscules datés de cette époque, où sa supériorité se révèle déjà par une
concision, une énergie, un mouvement, et en même temps par je ne sais quelle
inquiétude qui dénotent une âme ambitieuse et profonde, mais dont les idées
n’ont rien qui les distingue des doctrines du parti. A mesure qu’il s’éleva,
ses vues et ses plans se modifièrent, mais non ses principes. Il apporta dans
leur réalisation plus d'expérience des choses humaines, plus de maturité,
plus de grandeur, un génie plus sûr de lui-même, et aussi plus de
préoccupations personnelles, mais il ne cessa pas de servir la cause qu’il
avait embrassée. Ceux qui ont cru démontrer des apostasies dans les
métamorphoses successives que subit sa pensée, n’ont démontré que leur propre
inintelligence. Le Consulat n'était qu’une première épreuve de l’Empire. et
l’Empire était la réalisation la plus glorieuse qu’on pût rêver de l’idéal
démocratique d’unité, d’égalité, de souveraineté illimitée que Bonaparte
avait adopté dès sa jeunesse, et que la Convention elles Comités avaient
invoqué pour justifier leur dictature. La seule différence notable à relever
entre leur interprétation et la sienne, c’est qu'ils avaient plus donné aux
formes civiles, et que Bonaparte donnait plus aux formes militaires. Si nos
observateurs à courte vue s’y sont mépris, les contemporains ne s’y
trompèrent pas. Quels furent les appuis les plus solides, les coopérateurs
les plus zélés, les plus persévérants de l’empereur dans la plupart de ses
entreprises ? ce furent les hommes de la dictature conventionnelle, les
hommes de la démocratie extrême ; et en cela ils restèrent fidèles à leur foi
politique. De nos jours, nous avons assisté à un spectacle analogue. Tous les
éléments essentiels de l’ordre de choses qu’ils avaient appelé, ils les
retrouvaient dans le régime nouveau, mais agrandis, transformés par son
génie, puissamment assurés contre les dangers de l’anarchie, et consacrés par
l’unanime adhésion des masses populaires qui n’y voyaient que la suppression
de quelques ressorts inutiles. Sous un nom différent ils continuèrent à
servir le même maître. Et ceux d’entre eux qui par un scrupule malentendu se
crurent tenus à lui faire une ombre d’opposition, le virent s’élever avec un
secret orgueil, avec un sentiment de complaisance et de satisfaction intime,
n’attendant qu’un prétexte honnête pour se donner à lui. De quel droit
l'eussent-ils donc désavoué ou combattu ? Est-ce à la cause de répudier
l’effet ? Tous
viennent à leur tour le reconnaître et le saluer comme leur roi légitime,
tous ceux du moins qui ont survécu : Garat, Fouché, Treilhard, Cambacérès, Rœderer,
Thibaudeau, Grégoire, etc. Leur place était marquée d’avance parmi les hauts
dignitaires de l’empire. Barrère est trop compromis pour être employé
ostensiblement, mais il servira comme conseiller secret. Carnot lui-même, ce
caractère si ferme, cette probité si intacte, ce n’est pas impunément qu’il a
participé à l’arbitraire des Comités. Il a beau s’en défendre ce dernier des
Romains, il s’appellera « le comte Carnot ! » Pour
rencontrer un homme qui résiste à l’entraînement universel, qui ne se laisse
éblouir ni par l’éclat delà gloire ni par les séductions du pouvoir, et
maintienne jusqu’au bout sa protestation solitaire mais persévérante et
immuable, il faut le chercher parmi les survivants de ce premier âge de la
Révolution, temps de jeunesse et de généreuse ardeur où ses fils ne savaient
pas encore séparer le culte de l’égalité de celui de la liberté. Il en reste
un, au milieu de ce peuple oublieux, et c’est Lafayette—honneur qui revenait
de droit à l’ami de Washington. Un seul, mais cela suffit. Quand il porte un
tel dépôt un homme vaut une nation, et plus il est isolé plus il est grand ! Cette
protestation de l’homme qui avait été le premier soldat de la Révolution et
qui était son dernier témoin, cette voix courageuse et importune qui semblait
sortir de sa tombe après avoir tant de fois retenti sur son berceau, elle
était toute la moralité de cette longue histoire ; elle résumait dans un mot
les griefs que la postérité confirme déjà au nom de la vérité et de la
justice ; elle réclamait contre l’abandon des plus nobles conquêtes de 89 ;
elle rappelait par ce seul nom tous les grands citoyens qui avaient versé
leur sang pour elles ; elle revendiquait pour les fils l’héritage des pères,
en le protégeant à la fois et contre leur ingrat oubli et contre toute
prescription au profit de ses usurpateurs. Préparée
par le mouvement philosophique le plus universel que le monde ait vu, la
Révolution française accepta au nom de l’humanité la tâche d’en réaliser tous
les développements et tous les principes. Et ceux qui lui imposaient le plus
de sacrifices furent ceux qu’elle embrassa avec le plus d’ardeur. Mais
bientôt arrêtée par des obstacles inouïs, combattue par des passions
perverses, envahie par le fanatisme et l’esprit de secte, exploitée par
l’intérêt et l’ambition, on la vit dévier insensiblement de sa ligne
première, et elle finit par abandonner la moitié de ses conquêtes comme pour
mieux assurer les autres. Ce résultat fut dû sans doute en partie à des
difficultés au-dessus des forces humaines, en partie aux fautes des partis,
mais de toutes les causes auxquelles on peut l’attribuer, aucune n’eut une
influence plus funeste que la scission à jamais déplorable qui s’établit
entre les idées libérales et les idées démocratiques, scission que nous avons
vu renaître depuis pour ramener les mêmes désastres. Bien que ce malentendu
ait été envenimé à plaisir par des théories insensées, il a moins été
l’ouvrage des hommes que celui des préjugés enracinés de temps immémorial
dans l’esprit et les habitudes de la nation. On ne répare pas en un jour les
vices d’une éducation de plusieurs siècles. Quoi
qu’il en soit, il a réussi à entraver la marche de la Révolution, mais non à
obscurcir les grandes vérités qu’elle a proclamées et que la France a pu
méconnaître mais qu’elle n’a jamais entendu renier. Elle a successivement
brisé tous les essais qu’elles lui ont inspirés, mais c’est comme un artiste
en proie aux nobles tourments de l’idéal, toujours mécontent ce son œuvre et
toujours ardent à la recommencer. Et c'est en les poursuivant sans réussir à
les étreindre qu’elle a parcouru à travers tant de douleurs cette carrière
immense qui s’ouvre au serment du Jeu de Paume et qui se ferme au 18
brumaire. Le reconnaissez-vous ce cercle douloureux, hommes du XIXe siècle ? Qu’importe
! puisque c’est encore autour de ces vérités que le monde gravite
aujourd’hui. Elles n’ont pas trouvé leur application, leur forme définitive,
mais aucune force ne peut désormais les effacer de la conscience humaine, et
le jour où elles seront comprises sera le premier jour de leur règne. Il
semble malheureusement qu’on ait pris plaisir à multiplier les orthodoxies,
les sectes et les écoles comme si on avait voulu faire disparaître le texte
sous l’entassement des interprétations Le chapitre des dissidences de la
révolution s’est compliqué de celui de nos propres querelles. Sa tradition a
subi toutes les violences du paradoxe et toutes les falsifications de
l’esprit de système. Il y a des historiens qui ont vu son dernier mot dans le
rêve sans nom de Babeuf ; il y a des philosophes qui l’ont vu dans la Charte
de 1829 ; il y a des publicistes qui l’ont vu dans je ne sais quelle parodie
du gouvernement des Romains de la décadence. Ses dogmes ont été livrés à la
dispute et ses héros au fétichisme. Il faudrait qu’on s’accordât enfin à ne plus voir qu’un seul héros dans la Révolution française, c’est la Révolution elle-même. Il faudrait qu’on cessât d’invoquer sous son nom des idées contradictoires. Il faudrait que ceux qui font profession de l’adorer, se crussent d'abord tenus de la comprendre, en s'attachant à son esprit, non à son ombre, et en se souvenant qu’au-dessus d’elle, pour suppléer à ses lacunes et à ses obscurités, il y a la raison et la justice. C’est à ce prix seulement qu’elle cessera d’être pour les uns une superstition, pour les autres une sanglante énigme, et sera susceptible de devenir une forte et féconde tradition. Mais qu’on se garde surtout de toucher à sa grande unité, car nous savons ce que coûte une telle profanation ; et si la démocratie qui s’est autorisée de cette unité pour la mutiler, s’obstine à ne voir que le côté le plus étroit de ses doctrines, rappelons-lui que le premier mot de sa devise n’est pas : Égalité, il est : Liberté ! |