Lorsqu'il
fut question d’envoyer les Girondins au tribunal révolutionnaire, le faible
et versatile Garat, qui les avait abandonnés à l’heure du danger, alla
secrètement chez Danton pour le déterminer à agir en leur faveur. Danton se
disait malade et ne voyait personne. Pourtant il le reçut. Mais dès les
premiers mots : « Je ne pourrai pas les sauver ! » dit-il ; et de grosses
larmes coulaient le long de cette tête de Méduse contractée par la douleur et
le remords. Qu’y
avait-il donc entre eux et lui ? un simple lien de sympathie et d’estime ?
Non. C’était bien plutôt une étroite solidarité d’opinion et d’intérêts ; et
cette vérité que l’étourdi Camille n’entrevit qu’au dernier moment, elle fut
sans cesse présente à sa pensée. Danton ne se donna définitivement à la
démocratie extrême qu'après avoir été repoussé par les Girondins, et même
alors il ne la servit qu’à regret et avec l’arrière-pensée de la combattre
plus tard. Par là
s’expliquent et les sages conseils qu’il leur prodiguait en toute occasion,
et sa longanimité à supporter leurs reproches si sanglants, et les avances
qu’il persista si longtemps à leur faire, et sa répugnance à les frapper. Il
sentait bien que c’était se frapper lui- même. Que de fois ne lui arriva-t-il
pas de gémir sur ces fatales journées de septembre, qui avaient mis entre la
Gironde et lui un fleuve de sang à jamais infranchissable ! Il avait cru les
absoudre au nom du succès, et c’est au nom du succès qu’une implacable
fatalité l’amenait à les maudire. il y avait vu la victoire définitive de la
Révolution sur ses ennemis — mais qu’est- ce qu’une victoire qui laisse
derrière elle de pareils abîmes ? Et qu’est-ce qu’une génération qui a pu
assister muette et impassible à un pareil spectacle ? Elle est à jamais
démoralisée. Septembre
devait être le grand embarras de sa vie. Uni aux Girondins, Danton eût écrasé
les factions et fixé les destinées de la Révolution. Il avait la décision, le
génie pratique qui leur manquait. Il eût fécondé leurs vastes connaissances
spéculatives, leurs aptitudes si variées, leurs vertus, leur admirable
ardeur. Il possédait au plus haut degré ce mélange indéfinissable
d’attraction et d’autorité naturelle, qui fait qu'un parti se groupe autour
d’un homme avant que personne ait songé à le choisir pour chef. Il eût été
l’action du gouvernement dont ils eussent été la parole. Il le sentait et il
le disait. Il leur adressa des appels suppliants, lui, l’homme aux farouches
emportements. Un instant même, il crut avoir désarmé à force de concessions
les politiques du parti, mais à l’instant décisif l’image vengeresse de son
crime se dressa entre eux et lui. Ils répondirent par des paroles de haine et
de mépris, et ils préférèrent mourir que de prendre cette main ensanglantée
qu’il leur tendit jusqu’au dernier moment. Telle
fut l’expiation de Danton. Bien qu’il fût avant tout un homme de
gouvernement, un esprit organisateur, fort peu porté aux abstractions, très
sceptique, et plus encore que tout cela, un ambitieux, bien qu’il ait
transigé sans scrupule avec les théories les plus folles quand il le jugea
utile à ses vues, il n’est point difficile de déterminer en termes généraux
ses préférences politiques. Au fond il ne différait guère des Girondins que
par des dissentiments de politique active, très secondaires si on les
rapproche de ceux qui le séparaient de Robespierre et de Saint-Just. C’est
par lui et par ses amis que prévalurent dans la Constitution de 93 les seules
dispositions libérales qu’on y puisse mentionner. Son esprit n’avait rien
d’étroit ni d’absolu. Dans ses professions de foi publiques il avait fait la
part du feu, et avait affiché certaines maximes, comme il avait coiffé le
bonnet rouge. Ses opinions réelles étaient modérées. Il était indulgent, non
comme ceux qui ont beaucoup à se faire pardonner, mais comme ceux qui
comprennent beaucoup. Son esprit clairvoyant et maître de lui-même, uni à des
passions désordonnées, réalisait pleinement l’idéal de ce peintre : calme sur
un cheval fougueux. Il
voulait la dictature terrible mais courte ; et un régime régulier une fois
établi, c’est la liberté la plus large, les lois les plus humaines, les
institutions les plus favorables à l’art, à la science, à l’industrie, qu’il
y eût appuyées. Il ne séparait pas la démocratie de la liberté. S’il eût pu
songer à faire rétrograder jusqu’à l’antiquité la France du XVIIIe siècle, il
l’eût ramenée à Athènes et, non à Sparte. Du reste, comme Mirabeau son maître
qui lui était fort supérieur par le génie, par les connaissances et par le
caractère, mais dont il possédait au plus haut degré le caractère et les
instincts, il se serait très bien accommodé d’une monarchie républicaine,
pourvu que tous les grands intérêts de la révolution y eussent trouvé leur
sauvegarde. Il en rêva même une un moment pour d’Orléans. Les
Girondins une fois perdus sans espoir, il se vit seul en présence du gouffre
qui les avait dévorés. Avec eux étaient tombés ses plus indispensables
auxiliaires. Il se sentit isolé, menacé, suspect. Il cacha son découragement
et sa douleur sous des rugissements et déchaîna toutes les tempêtes, voulant
conserver à tout prix sa popularité. Mais tous ses discours commençaient
parla fureur et finissaient par la modération. A cette bruyante attitude, il
fit peu à peu succéder le silence et l’abstention. Il s’éloigna de la tribune
et des Comités, et alla s’ensevelir à la campagne, laissant ses rivaux s’user
dans les luttes du pouvoir. Mais il
avait dans l’âme assez de générosité pour prendre en dégoût cette résignation
passive, et assez de courage pour risquer sa vie dans une grande entreprise.
C’est alors qu’avec ses amis Camille Desmoulins, Philippeaux, Fabre
d'Églantine, Lacroix, Westermann, Héraut de Séchelles, il forma cette
conspiration de la clémence qui, aux yeux de la postérité, effacera bien des
erreurs et atténuera bien des crimes. Tous
les pouvoirs étaient à la discrétion des deux Comités de Salut public et de
Sûreté générale, par suite de l’abdication volontaire de la Convention, et
les Comités étaient gouvernés souverainement par trois hommes : Robespierre,
Saint-Just et Billaud- Varennes. Quant aux autres, ou ils leur étaient
personnellement dévoués, comme Couthon, ou ils étaient compromis avec eux,
comme Collot-d’Herbois, ou ils se donneraient au succès, comme Barrère. Il
faut toutefois faire ici une réserve en faveur de ces hommes patriotiques qui
s’absorbaient tout entiers dans les soins multipliés de leur administration,
en détournant leurs regards du spectacle des malheurs de leur pays,
organisaient la victoire, battaient monnaie avec un papier qui n’avait déjà
plus d’autre valeur que la foi de ce peuple en lui-même, comme Carnot,
Cambon, les deux Prieur. Robespierre
et Saint-Just sont les deux hommes qui caractérisent le mieux cette heure de
fanatisme et de lutte à outrance qui fut la dernière crise de la Révolution ;
et, bien que comme politiques et comme penseurs ils s’élèvent peu au-dessus
du médiocre, ils ont eu sur leur temps plus d’influence qu’aucun de leurs
rivaux. Chose plus invraisemblable encore, cette influence si peu justifiée
leur a survécu, et, soit analogie des idées et des systèmes, soit contraste
et opposition des natures, notre génération l’a subie plus docilement
peut-être que la leur. Ils avaient, en effet, ce qui lui manque le plus : la
volonté et le caractère. Ce qu’il y eut en eux d’excessif n’a fait qu’ajouter
à cet attrait : la faiblesse ne se plaît qu’aux extrêmes. Ils devaient être
les idoles préférées d’un temps où l’imagination a eu tant d’empire aux
dépens du bon sens, la sentimentalité aux dépens du cœur, la déclamation et
l’emphase, aux dépens du naturel, de la sincérité, de toutes les vertus
viriles. Ils ont, à travers un demi-siècle d’oubli, séduit et fasciné par
l’étrange fixité de leurs froids regards toute une race fort peu héroïque de
pauvres faiseurs de phrases, née pour la promiscuité du phalanstère ou les
verges du sacerdoce positiviste, éprise avant tout du confortable et du
bien-vivre, désireuse de remuer le ciel et la terre, incapable de remuer un
grain de sable, aussi inoffensive qu’ils étaient résolus et implacables, et
qu’ils eussent désavouée avec mépris. Elle a cru leur dérober leur force
parce qu’elle leur empruntait leur rhétorique ; elle nous a pendant plusieurs
années répété leurs lieux communs les plus sonores en roulant des yeux
terribles, et a disparu sans laisser d’autres traces de son passage que des
mots et du bruit. Je vais
définir Robespierre d’un mot : Robespierre c’est le Contrat social
fait homme. Jamais,
peut-être, ce singulier phénomène de l’absorption d'un homme dans un système
ne s’est produit avec un caractère si frappant et si absolu. On cherche une
âme, on ne trouve qu’une théorie. De là, le froid de ce cœur de marbre qui ne
battit jamais pour l’amitié : tout ce qu’il avait de chaleur allait à
l’abstraction. Elle arriva à se combiner si intimement avec sa personnalité,
qu'il est impossible de dire quand il agit par ambition pour lui-même ou par
dévouement pour ses idées. Le Contrat
social n’a jamais été aux yeux de son auteur Rousseau qu’une ébauche
incomplète, et à beaucoup d’égards, une espèce d’utopie qu’il déclarait
lui-même inapplicable à un peuple moderne. On sait combien il s’en éloignait
dans le plan de constitution qu’il écrivit pour la Pologne. Mais c’a été son
châtiment d'échoir en partage à un tel interprète. La plus rude épreuve à
laquelle puisse être soumis un paradoxe, c’est d’être un seul instant traité
comme une vérité. Servile comme sont les disciples sans génie, Robespierre
prit le thème au pied de la lettre. Il trouvait là des propositions simples,
bien enchaînées, déjà populaires par le renom de leur auteur ; il les étudia
avec le respect religieux d’un apôtre ; il les commenta avec l’exactitude
minutieuse et formaliste d’un procureur. Ce n’est pas un politique, c’est un
croyant. Un zèle
sombre et dévorant lui vint avec la foi. Il lui dut aussi cette espèce
d’éloquence qui arrive à l’effet comme l’idée fixe à l’action, à force de
volonté, d’obstination, d’effort, mais qui n’a ni souffle ni grandeur. Plus
convaincu que Rousseau lui-même, il eût brûlé le maître au nom de la
doctrine. Ces formules simples et brèves, cette logique tranchante, ces
dogmes inflexibles allaient à son esprit sans étendue et sans invention,
impuissant à voir plus d’un côté des choses comme à comprendre plus d’une
idée, et aussi incapable d’éprouver un doute, que son âme l'était d’éprouver
un scrupule. Ce livre s’empara de lui. Il n’y ajouta, il n’y retrancha rien.
Pas une de ses opinions qui ne puisse s’y rapporter. Pas un de ses discours
qui ne soit un développement pénible et laborieux de quelque texte qui lui
est emprunté. Ce
catéchisme démocratique fruit d’une incubation solitaire, et conçu en dehors
de toute pensée d’application, allait bien plus loin encore que la
Constitution de 93 qui paraît timide auprès de lui. Robespierre prit plaisir
à en rétrécir encore les maximes par une interprétation étroite et mesquine.
Et comme si ce n’était pas assez de tous les faux principes qu’il en
déduisait après Rousseau ou malgré lui : le pouvoir social maître souverain
des existences, la propriété méconnue, la liberté des opinions enchaînée, le
peuple législateur et magistrat, tous les droits livrés à l’arbitraire, au
caprice si changeant de la volonté générale, on le voyait, lorsque le texte
lui faisait défaut, remonter jusqu’aux premiers essais du maître pour y
chercher sa règle de conduite. Il prenait au mot le paradoxe sur les
spectacles que la mort seule l’empêcha de convertir en loi, il faisait un
décret de ses déclamations sur la Vertu, et de la métaphysique inoffensive de
l’Émile, complétée par une page imprudente du Contrat social,
il dégageait le culte oppresseur de l’Être suprême. Tel fut
Robespierre comme penseur. Comme homme, c’est l’instinct populaire qui, dans
un instant de divination, lui donna son nom, lorsque après le 10 août et à
l’unanimité des suffrages il le proclama : accusateur public. Ce cri de
l’opinion est écrit en lettres de feu sur son front inquiet et dur. Sa vie
est une accusation perpétuelle. «Du sommet de la Montagne, je donnerai le
signal au peuple et je lui dirai : frappe ! » Voilà son rôle défini par
lui-même. Il y fut cruellement fidèle. Il se montra persévérant, mais comme
la Haine ; incorruptible, mais comme l’Envie. Il dénonce sans trêve et sans
relâche : après Lafayette Barnave, après Barnave Dumouriez, après Dumouriez
la Gironde, après la Gironde Hébert, après Hébert Danton, après Danton les
Comités : la mort l’arrêta là. Plus tard, il eût sans doute dénoncé son autre
lui-même, Saint-Just — mais Saint-Just l’eût prévenu. Il est
impossible de mettre en doute, pour quiconque le connaît bien, qu’il ne fût
très profondément convaincu de l’incompatibilité de l’existence de ses
adversaires avec ce qu’il regardait comme la réalisation de la justice
absolue, mais il est encore plus impossible de contester qu’il se servit
sciemment pour les perdre des plus grossiers artifices et des plus noires
calomnies. La sincérité de son fanatisme a fait croire à la sincérité de sa
conduite politique : rien de plus erroné. Une de ses armes favorites était au
contraire le mensonge ; mais le mensonge était sanctifié à ses yeux par la
moralité du but. Au reste, ceux-là sont très ignorants de la nature humaine,
qui ne savent pas que le fanatisme s’accommode fort bien du machiavélisme le
plus achevé. Il y avait en lui, comme on l’a remarqué, beaucoup du prêtre.
C’est assez dire qu’il était d’une suprême indifférence sur le choix des
moyens. Il frappait en sacrificateur, non en soldat ; et il avait toute
l’insensibilité que ce rôle suppose. On a vu quelquefois trembler la main des
bourreaux, mais celle des augures, jamais ! Ce qui
est encore plus caractéristique, c’est la ruse et la dissimulation qu’il
employa si souvent, même aux dépens de la sincérité de ses opinions. La façon
dont Robespierre sut à propos les taire ou les faire valoir selon l’occasion
et dans l’intérêt de leur triomphe, est un vrai modèle d’habileté, de
tactique et de perfidie. C’est à elle qu’on doit attribuer les équivoques qui
ont trompé plusieurs historiens. Il ne serait pas difficile, en effet, à
l’aide de ces petits déguisements que sauvait à ses yeux la « direction
d’intention, » de travestir et de défigurer notablement ses idées et sa
physionomie. Rien de
plus curieux à ce point de vue que de comparer son langage et sa conduite
avant son entrée au pouvoir à ceux qu’il adopta par la suite. Tant que ses
ennemis dirigent les affaires, il outre les principes de liberté jusqu’à
rendre tout gouvernement impossible, et sans souci aucun des démentis que lui
infligeait son propre système : «
Toutes les lois sont violées, le despotisme est à son comble, on foule aux
pieds la bonne foi et la pudeur, et c’est alors que le peuple doit s’insurger
! » à qui s’adressent ces imprécations ? au ministère girondin trois jours
avant sa chute. Il disait du ministère de Roland : « que c’était un monstre
qui par l’excessive étendue de ses attributions, était prêt à dévorer la
république naissante, » lui, le futur dictateur du Comité de Salut public. Et
lorsque les Girondins invoquaient l’appel au peuple, il les rappelait aux
principes du gouvernement représentatif, au danger de remettre cette décision
aux multitudes ignorantes, lui, l’apôtre de la législation directe. « Fuyez,
s’écriait-il, en toute occasion, fuyez la manie de trop gouverner — divisez
le pouvoir — il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul membre
est opprimé — la défiance contre le pouvoir n’est pas un droit, elle est un
devoir, etc. » Le
lendemain de la victoire son langage change tout à coup. Peu de jours après
la défaite des Girondins, les débris du côté droit refusent de voter la
nouvelle déclaration des droits qui était en grande partie son ouvrage : «
J’aime à croire, dit-il insolemment, que s’ils ne se lèvent point avec nous,
c’est plutôt parce qu'ils sont paralytiques que mauvais citoyens ! » Il
accuse à son tour « ces hommes qui déclament perpétuellement contre ceux qui
sont à la tête du gouvernement. » — « On nous dénonce, ajoutait-il, si nous
passons dans l’Europe pour des imbéciles ou des traîtres, croyez-vous qu’on
respectera la Convention qui nous a choisis ? » Et lors de l’emprisonnement
de Danton : « On veut nous faire craindre que les détenus ne soient opprimés
— on se défie donc des hommes qui ont obtenu votre confiance ? » C’est
alors qu’il invente son ingénieuse distinction entre le gouvernement
révolutionnaire et le gouvernement constitutionnel : « Sous celui-ci, dit-il,
il suffit de protéger les citoyens contre la puissance publique ; sous le
premier, il faut protéger la puissance publique contre les factieux. » Comme
si cette distinction n’avait pas dû couvrir les Girondins contre ses
attaques, et comme si la Révolution datait de son entrée aux affaires ! C’est
ainsi encore qu’il tua Hébert et Chaumette, au nom de la liberté des cultes,
lui qui méditait déjà la fête à l’Être suprême ; —c’est ainsi qu’il se montra
un des plus impitoyables partisans de la Terreur, lui qui avait écrit sous la
Constituante « qu’il valait mieux faire grâce à cent coupables que punir un
seul innocent. » — C’est ainsi qu’il eut l’impudeur d’accuser les Girondins
d’avoir affranchi les noirs dans l’intention formelle de détruire les
colonies, lui qui avait poussé ce cri frénétique : « Périssent les colonies
plutôt qu’un principe ! » — C’est ainsi enfin, qu’après avoir dénoncé comme
imprudente leur fameuse déclaration de guerre « à tous les tyrans, » il les
blâma plus tard d’avoir oublié de consacrer dans leur projet de constitution «
le droit des nations à une mutuelle assistance, et les bases de l’éternelle
alliance des peuples contre les tyrans ; » et par une dernière contradiction
flétrit, après leur mort, leur politique compromettante et leurs provocations
qui, selon lui, avaient eu pour but de brouiller la France avec toute
l’Europe. La
duplicité qu’attestent ces artifices et mille autres encore mieux connus, la
cruauté froide, implacable, l’affreuse hypocrisie dont il fit preuve, surtout
envers Danton et Camille son ami d’enfance, à qui il ne fit jamais meilleur
visage que la veille du jour où il l’envoya au supplice, les lâches
calomnies, les défis railleurs dont il se plaisait à poursuivre ses ennemis
après leur défaite, et jusque dans leur tombeau, ne laissent rien subsister,
il faut bien le dire, du lauréat doucereux de l’Académie des Rosatis, de ce
Robespierre sentimental et élégiaque que des fables trop complaisantes nous
ont montré victime résignée du bien public, immolant à des devoirs austères
son humanité naturelle, versant des larmes amères sur le sang qu’il était
forcé de répandre, et sans cesse comprimant son cœur pour l’empêcher
d’éclater.—Mais, disent nos historiens-poètes, il était si bon pour
mademoiselle Duplay et pour le chien Brount ! — Ce n’est pas assez. Il
semblait difficile de pousser plus loin que Robespierre l’esprit de système,
l’inflexibilité, le fanatisme ; son ami Saint-Just résolut ce problème. Il
avait commencé par être son disciple et son admirateur passionné : « Vous que
je ne connais, comme Dieu, que par des merveilles, » lui écrivait-il, en
1790. Il s’était élevé sous son patronage, avait grandi à ses côtés ;
maintenant on pouvait presque affirmer que cet étrange séide le dominait. Il
avait pourtant l’esprit encore plus étroit que le sien, mais cela même le
servait : un système une fois admis comme règle suprême, ce n’est pas
l’interprétation la plus sage qui l’emporte, c’est la plus logique et la plus
absolue. Dans
toutes les questions où il n’était pas soutenu par l'autorité de son maître
Rousseau, Robespierre portait beaucoup de défiance et de timidité. Il était
alors en proie à de très grandes perplexités, son esprit étant par nature
incapable de supporter le poids du doute, Saint-Just à l’utopie de Rousseau
avait joint celle de Mably, qui n’en est au fond qu’une amplification
habilement déguisée sous des emprunts faits aux législateurs de l’antiquité[1]. Grâce à cet, amalgame, il
trouvait toujours réponse à tout. Il avait, d’ailleurs, l’inexpérience d’un
jeune homme qui n’a regardé le monde que dans les livres ; et s’il ne croyait
pas aux impossibilités, c’est qu’il ne les voyait pas. Il formulait ses
déductions avec l’impassibilité d’un algébriste, et, le résultat trouvé, il
marchait tout droit à l’application, frappant, détruisant tout ce qui pouvait
entraver le succès, sans colère, sans passion, sans remords, tranquille et
satisfait comme le moissonneur qui a fait sa tâche. Ainsi
que tous les fanatiques célèbres, Saint-Just était un converti. Avant
d’ambitionner la gloire de Lycurgue, il avait envié celle de Piron. A ses
maximes Spartiates il avait préludé par des vers obscènes. Il passa sans
transition du libertinage à l’austérité. Il était de ces esprits qui ne
trouvent de repos que dans les convictions absolues, et qui, pour ce motif,
très propres à la propagande religieuse, sont tout à fait inaptes à la
politique, parce qu’elle ne vit que de transactions. Aussi avait-il tout
naturellement à la bouche des aphorismes de grand inquisiteur : « Citoyens,
disait-il un jour (26 février 1794), par quelle illusion vous persuaderait-on que vous
êtes inhumains ? Votre tribunal révolutionnaire a fait périr trois cents
scélérats depuis un an — et l’inquisition d’Espagne n’en a-t-elle pas fait
plus ? Et pour quelle cause grand Dieu ! » Plus une cause était légitime,
plus elle avait à ses yeux le droit de verser de sang. Torquemada n’eût pas
dit autrement. Intelligence forte, si l’on veut, car on doit tenir grand
compte àSaint-Just de ses vingt-six ans, mais pleine de lacunes immenses et
absolument dépourvue d’étendue ; âme rare et singulière plutôt que grande. Le
style est chez lui supérieur aux idées, comme le caractère à l’esprit. Il avait
ce ton bref, sentencieux, despotique qui produit tant d’effet sur le bétail
humain. Mais ce laconisme prétentieux imité du Dialogue d’Eucrate et de
Sylla, ne recouvre trop souvent que des pensées fausses ou folles dans le
genre de celle-ci : « La république, c’est la vertu, et la monarchie, c’est
le crime ». Aussi paraît-il n’avoir ressenti vivement qu’une haine, celle de
l’ironie et du bon sens : « L’esprit, disait-il, est un sophiste qui
conduit les vertus à l’échafaud. » C’est pour ce motif sans doute, que sa
vertu eut si grande hâte de prévenir l’esprit de Camille Desmoulins. Son
extérieur répondait à ce caractère : sa roideur, son flegme glacial, une
pâleur sinistre, la gravité de son geste et de sa voix, ses habitudes
taciturnes, la lenteur et la fixité de son regard, l’inaltérable sérénité de
son front, communiquaient à sa physionomie et à toute sa personne je ne sais
quoi d’énigmatique et de fatal. Il semblait un mystère vivant. Son extrême
jeunesse, si visiblement tarie et desséchée dans sa source, n’était qu'une
fascination de plus ; et lorsqu’aux occasions solennelles il apparaissait
soudainement à la tribune, il se faisait aussitôt un silence plein d’anxiété,
et les pâles trembleurs de la Plaine, sentant la mort planer sur leurs têtes,
se courbaient comme s’ils eussent entrevu l’ange de l’extermination. Voilà,
avec Billaud-Varennes, sombre sectaire qui aimait la Terreur pour elle-même,
Couthon instrument sûr et fidèle, volonté de fer dans un corps frappé
d’inertie, et Collot-d’Herbois, le féroce ordonnateur des mitraillades de
Lyon, les deux hommes qui disposaient presque sans partage du pouvoir,
lorsque Danton et ses amis entreprirent de faire rentrer la Révolution dans
les voies de la légalité et de la clémence. Pour la
seconde fois, la France était mise en demeure de se prononcer entre la
démocratie libérale et la démocratie absolue. Je
n’hésite pas à affirmer que tel était le choix qui lui était soumis en ce
moment, bien qu’on ne voie d’ordinaire ici qu’une question beaucoup moins
générale. Au
point où en étaient venues les choses, la question de savoir si la
continuation de la Terreur était nécessaire au salut public, n’était déjà
plus qu’une question secondaire ; et celle de la dictature qui s’y liait si
étroitement, disparaissait aussi en présence d’un intérêt d'une tout autre
importance. L’avenir était en cause plus encore que le présent. Danton, avec
la supériorité de son sens politique, voyait depuis longtemps déjà ce que
Desmoulins ne devait comprendre que fort tard, c’est qu'il ne s’agissait pas
dans ce débat de la prolongation ou du ralentissement de la dictature, mais
de l’établissement ou du rejet du pouvoir absolu, de la dictature
perpétuelle. Il
avait enfin deviné que les doctrines déjà partout dominantes de Robespierre
et de ses disciples, n’étaient point, comme beaucoup le croyaient alors et
comme des esprits sincères le croient encore aujourd’hui, une interprétation
étroite mais pourtant fidèle de l’idée révolutionnaire, une orthodoxie
jalouse mais légitime, une espèce de jansénisme de la Révolution ; il
s’apercevait qu’elles étaient en contradiction flagrante avec ses principes
les plus essentiels, qu’elles étaient la négation éternelle de toute liberté,
et que cette dictature qu’on avait réclamée et obtenue au nom des périls de
la chose publique, on ne la prolongeait plus qu’au profit du système dont la
réalisation ne ferait que la remplacer par un despotisme illimité. Voilà ce
qu'entrevit Danton, et ce qui pour nous, est démontré jusqu’à la dernière
évidence. Alors cet homme impur et vénal, ce politique sans scrupules qui
avait transigé avec tant de crimes, on le vit, déjà vaincu d’avance par le
remords et le découragement, l’esprit assiégé par tous les pressentiments de
la défaite, on le vit, ce grand et misérable Danton, s’arracher sans
hésitation à la vie de nonchalance et de plaisir qui lui était si chère, et
se lever à son tour, afin de rendre témoignage à la vérité pour laquelle
venaient de mourir les Girondins. Trop
faible encore pour attaquer de front, trop compromis pour engager l'action en
personne, il profita adroitement du combat que Robespierre et les Comités
étaient forcés de livrer à la Commune qui les avait dépassés de si loin dans
les voies de la violence et de la fureur. Il leur apporta son concours et
l’alliance de ses amis, derrière lesquels il s’effaça. Mais en réalité ses
coups étaient dirigés également contre les deux partis. C’est ce que le
public apprit bientôt avec un immense étonnement à l'apparition du mémoire de
Phélippeaux sur la guerre de Vendée, et du Fieux Cordelier, de Camille
Desmoulins. La
tentative était si hardie, qu’elle excita plus de stupeur que d’enthousiasme.
Phélippeaux commença résolument. En dénonçant Ronsin, l’homme d’action de la
Commune, le généralissime de l’armée révolutionnaire, il visait droit à la
tête le Comité de salut public, qui avait laissé la conduite de cette guerre
à un homme dont les seuls titres étaient d’avoir rimé de mauvais vaudevilles
et soutenu des motions sanguinaires. De son
côté, Camille, d’abord combattu par sa vieille amitié pour Robespierre, qu’il
espérait encore ramener à la cause de la liberté, laisse bientôt déborder
l’amertume de son cœur dans cet immortel plaidoyer tant de fois cité, où,
sous prétexte de défendre les hommes de la Terreur, il les marque pour
l’éternité du fer rouge de Tacite. Il semble, au début du Fieux Cordelier,
que ce grand artiste si facilement dupe de son imagination, ait à peine
conscience de la nature de l’entreprise à laquelle il s’associait, tant il
accumule les restrictions, tant est étrange l’amalgame qu’il fait des noms et
des opinions les plus hétéroclites, — la liberté et Robespierre, la clémence
et Marat, etc. — Mais peu à peu sa pensée se précise au choc des
contradictions, il se raffermit à mesure que ses adversaires le pressent, il
laisse là les précautions oratoires el les vains ménagements, et son secret
lui échappe dans ce cri de son cœur : « Non,
la liberté que j’adore n’est point le dieu inconnu. Nous combattons pour
défendre des biens dont elle met sur-le-champ en possession ceux qui
l’invoquent. Ces biens sont la déclaration des droits, la douceur des maximes
républicaines, la fraternité, la sainte égalité, l'inviolabilité des
principes ; voilà la trace des pas de la déesse ; voilà à quels traits je
distingue les peuples au milieu de qui elle habite. « Et
à quel autre signe veut-on que je la reconnaisse, cette liberté divine ?
Cette liberté, ne serait-ce qu’un vain nom ? n’est-ce qu’une actrice de
l’Opéra, la Candeille ou la Maillard, promenées avec un bonnet- rouge, ou
bien cette statue de 46 pieds de haut que propose David ? Si par la liberté
vous n'entendez pas, comme moi, les principes, mais seulement un morceau de
pierre, il n’y eut jamais d’idolâtrie plus stupide et plus coûteuse que la
nôtre. « Ô
mes chers concitoyens, serions-nous donc avilis à ce point, que de nous
prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté
descendue du ciel, ce n’est point une nymphe de l’Opéra, ce n'est point un
bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c'est le
bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice. Voulez-vous que
je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour
elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez
suspects ; car dans la Déclaration des droits il n’y a point de maisons de
suspicion, il n’y a que des maisons d’arrêt. » A
partir de cet instant, Camille est comme transfiguré ; la lumière se fait
dans son esprit, qui avait toujours jugé par sentiment plutôt que par raison
; son talent s’élève à une hauteur qu’il n’avait jamais connue, et son
courage grandit avec son talent. Ses derniers numéros attestent une
intelligence entière de l’antagonisme profond qui armait les unes contre les
autres toutes les forces vives de la Révolution. Ils atteignent à la grande
éloquence. Qu’on ne dise donc pas que le dévouement de cet ardent jeune homme
est resté sans récompense ; il lui a inspiré une œuvre impérissable. Il est
plus que payé de ses douleurs, puisqu’elles lui ont révélé son vrai génie.
Malgré ses cruautés que le repentir suivait toujours de près, et qui
n’étaient chez lui que l’emportement d’une nature toute féminine, incapable
de se maîtriser elle-même et de résister à un premier mouvement, Camille a
dans sa vie deux dates qui honoreraient les vies les plus glorieuses et qui
plaideront éternellement pour lui : la première, c’est cet instant déjà si
lointain de la pure et brillante aurore de 89, où, enthousiaste inconnu, il
haranguait le peuple au Palais-Royal, désignait à ses efforts la Bastille
encore menaçante et donnait pour couleurs à la Révolution naissante « le
vert, couleur de l’espérance ! » la seconde, c’est celle du Vieux Cordelier. Robespierre
comprit d’abord si peu la vraie portée de ces attaques, tant étaient habiles
les ménagements qu’on y mit, qu’il corrigea de sa main les premières feuilles
du journal de Camille. Mais la colère des uns, l’enthousiasme des autres, ne
tardèrent pas à l’avertir de sa méprise. Il unit plus étroitement que jamais
sa cause à celle de ses amis du Comité. Camille et Danton étaient attaqués
aux Jacobins, il les prit d’abord sous sa protection ; puis, quand il les eut
bien humiliés, il les abandonna et montra la république prête à sombrer entre
l’écueil du « modérantisme » et celui de l’exagération. Cependant
Danton gardait le silence. On le provoquait, on le désignait comme le chef de
la conspiration ; ses amis pliaient, succombaient sous le nombre, et Danton
ne se montrait pas. Après les avoir si bien inspirés, n’était-ce pas le
moment d’agir à son tour, de faire tonner à la tribune cette voix mâle et
puissante qui remuait les multitudes, comme la tempête remue les flots ? Non.
Danton était fatalement condamné au mutisme et à l’attente. A moins de se
compromettre contre des adversaires subalternes, il ne lui était pas permis
d’attaquer. Tout au plus pouvait-il se défendre. C’est ici que ce fatal passé
qui l’avait si bien servi en maintes rencontres, se retournant tout à coup
contre lui, enveloppa le géant dans mille nœuds inextricables et le livra à
ses ennemis, enchaîné, paralysé, impuissant. Le
silence de Danton, c’était son supplice qui commençait ; c’était son arrêt de
mort prononcé par sa propre conscience. Que fût-il venu dire à cette tribune
où on lui reproche de n'être pas monté ? à cette tribune encore retentissante
de ses appels à la fureur ? Accuser l’atrocité des jugements ? — il avait
fait voter le tribunal révolutionnaire ; flétrir la corruption des
hébertistes ? — il avait encore aux mains l’or de la Belgique ; blâmer la
dictature des comités ? — leur organisation était son ouvrage ; dénoncer les
folles promesses des nouveaux tribuns aux classes indigentes ? — il avait
fait décréter les quarante sous par jour accordés aux sectionnaires ;
attaquer la Terreur, enfin ? — il avait accepté, sinon préparé Septembre. Septembre
était, pour la seconde fois, l’écueil où venait se briser sa fortune. Toutes
ces abominations, tous ces excès de pouvoir, tous ces écarts d’esprits
dévoyés, il avait, en pactisant avec eux, perdu le droit de les condamner
sans se condamner lui-même. Il ne lui était plus permis de les attaquer comme
iniques, mais seulement comme inutiles et inopportuns. Dès lors, que pouvait
il contre eux ? rien. Les
termes du débat une fois restreints à cette mesquine proportion, le peuple ne
devait voir entre lui et ses adversaires qu’une question toute personnelle
d’ambition ou de rivalité, et comme il aime passionnément dans ses favoris
les dehors d’austérité qui le relèvent à ses propres yeux, comme l’immoralité
de Danton était bien connue, son choix était pour ainsi dire indiqué
d’avance. Mais on
lui en épargna l’embarras. Danton et ses amis furent cernés, enlevés,
bâillonnés sans avoir pu même se faire entendre à la Convention. Leur procès,
dirigé par Herman et Fouquier-Tinville, sous la surveillance de Saint-Just,
de Robespierre et de Billaud- Varennes, offrit comme celui des Girondins une
des plus monstrueuses iniquités dont l’histoire eût conservé le souvenir. Ils
apprirent ce que c’était que le tribunal révolutionnaire. Ils emportèrent avec eux les dernières espérances de la liberté. On raconte que peu d’heures avant son arrestation, un de ses amis le pressant de fuir, Danton lui répondit gravement : « On ne me touche pas, je suis l’Arche sainte. » Oui, quels qu’eussent été ses égarements, à ce moment suprême, Danton purifié par le repentir et l’expiation, disait vrai, il était l’Arche sainte. Les vérités dont il était le dernier dépositaire, et que seul il pouvait faire triompher, le rendaient inviolable et sacré. La Révolution était tout entière avec lui. Après sa mort, jusqu’au 9 thermidor, elle n’appartient plus qu’au rêve et à l’hallucination ; après le 9 thermidor, elle n’appartient plus qu’à la lassitude et au découragement. |