ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DE LA MONTAGNE.

 

 

Lorsque la Réforme, battue en brèche dans ses derniers retranchements par toutes les puissances du vieux monde ligué contre elle, parut en danger de succomber, on vit tout à coup s’élever dans son sein une doctrine nouvelle qui causa d’abord un grand scandale et un grand effroi. Donnant un démenti éclatant à tous les principes proclamés par le libre examen, elle semblait vouloir le rendre plus tyrannique et plus intolérant que l’orthodoxie elle-même ; elle relevait la sanglante idole de l’unité et lui immolait impitoyablement toutes les dissidences ; elle poursuivait l’hérésie au nom de l'hérésie elle-même ; elle mettait un pouvoir sans contrôle et sans mesure aux mains des multitudes et de leurs tribuns, en même temps elle confisquait tous les droits des citoyens et réglait leurs moindres actes avec une sévérité draconienne ; elle ressuscitait enfin au profit de la cause protestante les plus chères maximes de l’ancienne inquisition. C’était le calvinisme, doctrine de combat, forte discipline faite pour la guerre. Elle enfanta les puritains, les gueux, et ces sombres légions qui, dans toute l’Europe, brisèrent à jamais l'effort de la réaction catholique ; puis sa mission accomplie, elle s’effaça silencieusement et on n’entendit plus parler d’elle.

En l’adoptant, la Réforme entendit-elle se renier elle-même ? Nullement. Elle emprunta momentanément l’arme de ses ennemis pour mieux les vaincre.

Ainsi parurent aux regards de l’Europe interdite les hommes de 93 sur ce sommet si souvent frappé par la foudre qui a gardé le nom de Montagne. Il est logiquement impossible de reconnaître en eux les vrais représentants de l’idée révolutionnaire. Qu’ont, en effet, de commun leurs opinions avec la pensée dont nous avons suivi à travers tant d’orages le développement si régulier, si homogène, si magnifique d’harmonie ? Rien. Jusqu’à eux, nous l’avons vu, la Révolution s’est montrée éprise de liberté, ils organisent le pouvoir le plus absolu qu’on ait jamais vu à l’œuvre ; elle s’est constamment préoccupée d’assurer et de garantir les droits individuels, ils les effacent de leurs constitutions ; elle a décentralisé, ils ne parlent que d’unité et serrent jusqu’à les briser les ressorts d’une centralisation de fer ; elle a proclamé l’égalité des droits, ils jettent aux masses populaires l’appât grossier de l’égalité des conditions ; elle a décrété l’inviolabilité du domicile et de la vie privée, ils la livrent à la merci des plus vils agents, sous prétexte de mettre la vertu à l’ordre du jour, et de faire observer la morale puritaine ; ils érigent la délation en devoir, ils tuent la liberté de la presse, ils rétablissent par deux fois le principe des religions d’État, enfin ils poussent si loin la pratique des maximes contre-révolutionnaires, que, de nos jours, ils ont pu être revendiqués par toute une nombreuse école, et sans trop d’invraisemblance, comme les continuateurs de la tradition catholique et des démocrates de la Ligue.

L’opposition ne saurait être plus complète et plus prononcée. Mais qu’est-ce à dire ? Faut-il conclure pour cela que la Révolution n’est qu'un vaste chaos où le vrai et le faux, le bien et le mal sont étroitement confondus dans une nuit impénétrable ? Faut-il ne voir en elle qu’un mouvement sans but et sans projet, un entassement de contradictions ? a-t-elle voulu, en un mot, se démentir elle-même ? Non, car à ce compte, il n'est pas une seule des traditions de l’humanité qui puisse rester debout. Elle ne se renie pas, elle proclame sa loi martiale à la face des quatorze armées de l’invasion. Elle se donne à ses fanatiques. Elle ne se fie plus qu’aux inexorables, à ceux qui ne peuvent plus pactiser qu’avec la mort. Elle n’est plus une cité, elle est un camp, et elle s’impose les dures lois de la guerre. Il ne faut pas confondre ses principes avec les instruments bons ou mauvais qu’elle employa.

Ainsi s’explique la courte domination des Montagnards dans l’histoire de la Révolution. Ils n’y sont pas une idée, ils y sont un moyen ; ce qui ne veut point dire qu’ils n’aient pas d’idéal qui leur soit propre, mais seulement que cet idéal n’a dû un moment de triomphe qu’à des circonstances exceptionnelles, et qu’il n’y joue que le rôle d’un expédient. Ils sont l’épée qu’elle saisit pour frapper ses ennemis ou pour se frapper elle-même si le sort la trahit. Au reste, ils avaient pleinement conscience eux-mêmes qu’ils étaient des êtres d’exception, faits pour tenir un instant dans leurs mains violentes le gouvernement du désespoir et pour disparaître aussitôt leur tâche achevée, avec les convulsions qui les avaient suscités. Ils l’ont dit et répété sous toutes les formes, le système terrible dont ils furent les ministres n’a jamais été conçu qu’en vue d’une heure de crise ; et ils le croyaient de bonne foi, même en le reproduisant à leur insu, dans ces plans qu’ils nous ont presque tous laissés pour protester contre la pensée d’y avoir vu un régime normal, et à la fois comme un appel à la postérité, et comme le programme des institutions qu’ils se proposaient de réaliser en des temps plus paisibles.

C’est ce programme resté à l’état de projet qu’on peut seul considérer comme la véritable expression de leurs doctrines, et c’est là seulement qu’on a le droit de les chercher. Il s’écarte sans doute en quelques points de celui qu’ils appliquèrent pendant leur dictature ; mais il confirme malheureusement une vérité que l’histoire de tous les temps démontre avec éclat, c’est que les hommes ne sont guère faits que pour un seul rôle et une seule pensée. Aussi les révolutions usent-elles d’ordinaire autant de générations qu’elles ont de phases différentes. Et cela paraît surtout vrai de ceux qui ont disposé du pouvoir absolu. On dirait que la pratique de l’arbitraire les a frappés d’une incurable incapacité pour tout ce qui sort de sa routine homicide. Leur esprit reste à jamais emprisonné dans ses conceptions étroites et inflexibles. L’intelligence de la liberté est comme un sens d’une délicatesse infinie, qu’on perd aussitôt qu’on cesse d’en faire usage, et qu’on ne retrouve plus une fois qu’on l’a perdu. Sauf Danton, Camille Desmoulins et leurs amis, les hommes de la Montagne n’ont jamais rouvert les yeux à la lumière des idées libres. Leurs pensées sont comme leurs actes, marquées de la triste empreinte de la fatalité qu’ils ont invoquée pour leur justification. On voit qu'ils imaginent des rêves pour se distraire de la réalité de leur tyrannie, mais ils ont beau faire, ce sont les rêves du despotisme.

Leurs idées si absolues ont donc au fond la même explication, ou, si l’on veut, la même excuse que leur conduite. Aussi lorsque de nos jours, au milieu de circonstances si différentes, on a tenté, par le plus insensé des anachronismes, de ressusciter la double tradition de leur système et de leur gouvernement, sans y être contraint par aucune des effroyables nécessités qui les expliquent, n’a-t-on réussi qu’à soulever un cri d’horreur ou une risée universelle.

La Constitution de 93, que la Montagne improvisa en huit jours, après sa victoire sur les Girondins, ne peut être considérée que comme une satisfaction vaine et mensongère donnée à l'impatience publique, avide de voir s’établir un ordre légal, quel qu’il fût. C’est un compromis à l’aide duquel les diverses fractions qui la composaient masquèrent leurs secrètes dissidences et en ajournèrent l’explosion. Elle ne contentait personne. Sauf Danton, qui n’en parlait jamais qu’avec mépris, et qui pourtant y avait par son influence maintenu une ombre de modération, la plupart des Montagnards la trouvaient trop timide et allaient bien plus avant dans les voies de la démocratie absolue. Mais comme on savait d’avance que l’application en serait indéfiniment suspendue, on s’abstint, d’un commun accord, de tout débat sérieux, et elle passa sans opposition. On y fit entrer pêle-mêle les contradictions les plus grossières, afin de donner des gages à tous les partis, et chacun y fit sans peine abnégation de ses prétentions personnelles en ce qu’elles avaient d’extrême et de singulier.

Elle est restée pour ce motif une expression assez fidèle, quoique très atténuée de l’opinion de ce parti, envisagé dans son ensemble et à ce moment fugitif de son existence où il eut un ensemble, je veux dire une certaine unité. Mais ce serait une moyenne très trompeuse, si on l’appliquait aux idées qui jusqu’au 9 thermidor furent à la veille de triompher.

En brisant la Gironde, la multitude avait emporté la dernière digue qui s’opposait à ses envahissements. On ne pouvait guère s’attendre à ce que ses nouveaux favoris pussent lui rien refuser. Mais quels droits nouveaux lui accorder ? En fait d’affranchissement, les Girondins étaient allés aux plus extrêmes limites. Il semblait si impossible d’innover sur ce point, que Vergniaud n’avait pas craint de répéter, en forme de défi, les paroles de Barnave : « Il n’y a plus qu’une révolution possible, celle des propriétés. » Cette révolution, on commença à la lui promettre, et pour la lui faire attendre patiemment, on lui décerna la toute- puissance.

« Vox populi, vox Dei, » avait répondu Danton en entendant les premiers coups de tocsin du 2 septembre, à un député qui le pressait d’intervenir en faveur des victimes. « La force du peuple et la force de la raison, c’est la même chose, » dit à son tour Héraut de Séchelles aux hordes du 31 mai, lorsqu’elles vinrent porter la main sur les élus de la nation. Robespierre renchérissait encore sur ces maximes impies. « Le peuple, répétait-il en toute occasion, le peuple est toujours bon ; pour être bon, il n’a qu’à se préférer lui-même à tout ce qui n’est pas lui. Le mal ne vient jamais du peuple, mais toujours des gouvernements. »

Ce dogme, jusque-là inconnu, formait le lien commun des doctrines propres aux diverses fractions qui composaient la Montagne. C’était l’infaillibilité du peuple substituée à l’infaillibilité de l’Église. En présence de pareils aphorismes, quelle garantie pouvait rester aux droits individuels ? Toute garantie n’eût été qu’une marque de défiance injurieuse. Il ne devait sortir de là que cette conception étroite et fa- taie qui fait de la souveraineté du peuple un droit absolu et sans limites, et qui, regardant comme autant d’usurpations les délégations qu’il peut en faire, veut qu’il l’exerce directement et sans l’intermédiaire trompeur des représentations.

Ce double caractère est en effet profondément empreint dans la Constitution de 93. Les droits individuels y sont en partie énumérés, mais cette vaine et illusoire classification est la seule garantie qui leur soit accordée. On n’y retrouve aucune de ces formes protectrices si bien combinées dans le projet de Condorcet pour faire de la liberté une chose vivante, organique, se suffisant par ses propres forces. La liberté des cultes, cette grande conquête du siècle, y fut d’abord passée sous silence sur la motion de Robespierre, qui rêvait déjà le pontificat de l’Être suprême, comme « trop favorable aux conspirations, » et n’y fut introduite qu’après négociation. Le législateur ne semble plus se douter qu’il y ait des existences particulières au sein de la société, dont l’intérêt devient la seule mesure et la seule règle de l’exercice du pouvoir.

En ce qui concerne le gouvernement direct, on se rappelle la part déjà excessive, bien qu’elle fût plus apparente que réelle, que lui avaient faite les Girondins pour obéir à l'entraînement universel. Ils avaient reconnu au peuple le double droit de voter sur la Constitution et de réclamer contre les lois qui lui paraissaient défectueuses, mais ils avaient eu soin de prévenir l’abus de ce veto par des formalités qui en rendaient l’exercice difficile. Les Montagnards se montrèrent beaucoup plus généreux. Ne pouvant songer encore à remettre en ses mains le gouvernement tout entier, ils lui en conférèrent la partie la plus délicate, le soin de faire les lois, dont le Corps législatif ne devait plus être désormais qu’un simple rédacteur, en gardant toutefois le droit de faire les décrets.

Et pour ôter toute équivoque et toute ambiguïté à l’interprétation de ce droit, ils prirent le soin de déclarer qu’ils entendaient par lois non-seulement la législation civile et criminelle, mais l’administration générale des dépenses et revenus publics, la gestion des domaines, la nature, le montant, la dénomination des contributions, la déclaration de la guerre, l’instruction publique, etc. (art. 54).

Il est vrai d’ajouter qu’à côté de ces dispositions (pii décidaient que le peuple « ferait la loi » et « délibérerait sur la loi, » on pouvait lire ce fameux article59 qui leur donnait un démenti formel et semblait n’avoir été imaginé que pour les éluder :

« Quarante jours après l’envoi de la loi proposée, si dans la moitié des départements, plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux régulièrement formées n'a pas réclamé, le projet est accepté et devient loi. »

Cette supercherie grossière restreignait le rôle du peuple à une simple réclamation, et c’est sur elle que Condorcet se fonda pour démontrer que la Constitution montagnarde était, en réalité, beaucoup moins démocratique que la sienne. Quoi de plus inique en effet ? on avait dépopularisé et tué les Girondins en leur reprochant d’avoir méconnu et trahi les droits du peuple, en promettant à la multitude un empire beaucoup plus étendu, et dans la loi même qui se vantait de réaliser ces promesses, qui en faisait une énumération si pompeuse, on démasquait le piège sans nom, l’impudente imposture, qui les réduisait à une pure confusion de mots !

Des historiens en ont conclu qu’il n’y avait eu là qu’un calcul de popularité et que l’opinion de la législation directe n’avait pas de partisans sincères. Ce serait une erreur de le croire. Robespierre, Saint- Just et leurs adhérents en furent les défenseurs avant, pendant et après le vote de la Constitution, mais ils n’avaient pas encore une prépondérance dominante. Ces contradictions ne prouvent que le parti pris de l’Assemblée de donner à tons les partis des satisfactions d’autant plus faciles qu’elles n’engageaient à rien puisqu’on savait que la Constitution ne serait jamais appliquée. Elle est pleine de compromis de ce genre. Les premiers articles furent donnés à Robespierre, les derniers à Danton. C’est ainsi que la nouvelle déclaration des droits fut aux trois quarts copiée littéralement dans celle de Robespierre qui ne put pourtant y faire prévaloir ni sa définition de la propriété, ni son opinion sur la liberté des cultes, ni son idée de soumettre tous les fonctionnaires et tous les administrateurs à l’arbitraire des assemblées du peuple, ni l’impôt progressif, ni l’éducation gratuite et obligatoire, ni le droit au travail, qui furent sacrifiés à l'in- fluence dantoniste. Mais croit-on qu’un homme si obstiné dans ses convictions eût laissé passer, sans protestation, de tels démentis à ce qu’il regardait comme la vérité absolue si ce silence n’avait été convenu et prémédité ?

Sur un seul point les Montagnards montraient des vues plus sages et plus politiques que leurs devanciers : ils confiaient la nomination des membres du pouvoir exécutif au suffrage à deux degrés au lieu de le laisser comme les Girondins, à l'élection directe. Mais ils avaient pour but de prévenir l’antagonisme inévitable que celle-ci créerait entre les deux pouvoirs et nullement, comme on l’a prétendu, de retirer à l’initiative populaire une prérogative insignifiante auprès de celles qu’ils lui avaient conférées. (Robespierre, discours du 13 juin 1793.)

Est-il besoin de qualifier ici cette folle rêverie du gouvernement direct du peuple par lui-même ? Est-il besoin de démontrer qu’elle n’aurait d’autre effet que de ramener les sociétés à leur point de départ, c’est-à- dire à la barbarie, et que, si la souveraineté du peuple est un principe, il en est un autre plus essentiel encore, c’est qu’elle ne doit s’exercer que par délégation, sans quoi le but même de l’institution des gouvernements est manqué ? Est-il besoin d’en appeler aux demi-expériences qui en ont été tentées, et aux sanglantes déceptions qu’elles ont amenées ? Faut-il ajouter enfin que le peuple, assez bon juge d’ordinaire des aptitudes et des capacités pratiques qui se déploient sous ses yeux, est absolument inhabile à juger une question générale de quelque ordre que ce soit, et que, lorsqu’on lui soumet une résolution, on lui fait sa réponse par la seule manière de poser la demande ? Non, sans doute, car ceux qui ont pu embrasser cette chimère ne m’entendraient pas.

On put juger, dès lors, quelle admirable machine à oppression on avait trouvée dans cette idée de la sanction populaire. La Constitution fut ratifiée à l’unanimité par les assemblées primaires. Des partisans encore si nombreux des Constitutionnels et de la Gironde, il n’en restait pas trace dans le vote. Et qui s’en étonnerait ? de quoi s’agissait-il ici pour eux ? de prononcer sur les mérites ou les imperfections de cette élucubration politique ? Nullement. Ils avaient à choisir entre une Constitution qui révoltait toutes leurs idées, mais, enfin, qui était une garantie d’ordre et de légalité, et le prolongement indéfini de la dictature des hommes de septembre ; d’un côté, un état de chose peu rassurant mais régulier, sinon stable : de l’autre, un gouffre. On leur présentait ces deux alternatives et on leur disait : délibérez.

C’était délibérer sous le couteau. On ne s’autorisa pas moins de cette adhésion forcée comme d’un témoignage éclatant de la volonté nationale, d’un gage de l’approbation universelle, et le premier usage qu’on en fit, fut d’ajourner la Constitution à des temps meilleurs. La nation n’était pas mûre pour l’âge d’or. La Constitution de 93 une fois suspendue, il n’en fut plus question ; mais le gouvernement provisoire qu’on lui substitua, sous le nom de gouvernement révolutionnaire, eût été impossible à réaliser sans les idées dont elle était l'expression. Cette effroyable concentration de pouvoir aux mains des Comités de Salut public et de Sûreté générale, ce code atroce qui armait le soupçon du glaive de la justice, et faisait de lui le maître souverain de la vie humaine ; ces tribunaux qui avaient la célérité et la précision mécanique et fatale de l’instrument de supplice dont ils étaient les pourvoyeurs, ces hécatombes humaines, ces proscriptions en masse qui enveloppaient indifféremment toute une cité ou toute une classe, ces dictateurs improvisés dans chaque département, dans chaque canton, dans chaque village, ces proconsuls qui venaient destituer les généraux au sein de leurs armées, punissaient l’indépendance comme une trahison, l’insuccès comme un crime, emprisonnaient Hochepour protéger Pichegru ; tout cet immense déploiement d’arbitraire, jusque-là sans précédents et depuis sans exemple, ne fut possible que grâce aux fanatiques doctrines qui venaient de prévaloir. C’était toujours la même théorie : le peuple était tout, les individus rien. Tous les droits, toutes les garanties, et les plus simples règles de la justice disparaissaient devant l’intérêt public, devant la volonté générale « qui ne peut errer. » Le principe de la souveraineté était le même, l’étendue du pouvoir était la même ; il n’y avait de changé que les formes de son exercice qui, au lieu d’être remis à tous les citoyens comme le voulait la Constitution, était momentanément délégué à quelques hommes. Dénouement usé et toujours nouveau ! Quand le peuple est surchargé de si magnifiques attributions et d’une tâche si lourde, ne faut-il pas qu’on se dévoue pour suppléer à son inexpérience ?

Lors donc que pour réhabiliter la mémoire des hommes qui ont pris part à ce gouvernement on discute la question de savoir s’ils ne sont pas justifiés par la nécessité, il nous semble qu’on en pose mal les termes. Ce qu’à la rigueur nous pourrions accepter comme une nécessité terrible en flétrissant toutefois des abominations dignes d’une éternelle exécration, ce sont les formes de cette dictature. Mais pour eux, ces formes n’étaient qu’une application particulière d’un principe qu’ils ne renièrent jamais : le droit de vie et de mort de la société sur tous ses membres. Les pouvoirs exorbitants dont les Comités étaient provisoirement dépositaires, le peuple, selon eux, devait les reprendre pour les exercer sans cesse. Entre l'exception et la règle, il n'y avait qu’une question de chiffres. Dès lors il ne sert de rien d’amnistier les moyens, puisqu’on réprouve le dogme ; ici ils sont indivisibles.

Malgré l’intérêt des vainqueurs à rester unis, le caractère absolu de leurs opinions n’était pas de nature à souffrir une contradiction, quelle qu’elle fût. Il y a une source de division mille fois plus féconde en fléaux que l’amour de la guerre, c’est l’amour de l’unité. On sait les horreurs que cette triste folie avait déchaînées sur le monde en matière religieuse. Il était réservé aux fanatiques de la Montagne de la transporter dans le domaine des idées politiques. Ils y firent revivre les guerres implacables de la Foi contre l’Hérésie. A leurs yeux, tout dissentiment était un crime irrémissible. Dès le lendemain de la victoire, les différents centres d’opinion qui la composaient, jusque-là unis par le danger commun bien plus que par de communes convictions, préparèrent leurs forces en silence pour agir à l’instant propice.

Ils se groupaient autour de quelques personnalités dont le nom était à lui seul un programme. Marat, par une exception unique, avait une école sans avoir un parti, parce qu’il était impossible de lui assigner un drapeau déterminé. Il n’avait jamais contredit que pour contredire, sans aucun principe arrêté, et, sauf sa banale invention du dictateur enchaîné au pied par un boulet et des huit cent mille potences, on chercherait vainement deux idées d’accord dans le monstrueux fatras de ses écrits. Depuis la chute de la Gironde, il était visiblement désorienté, ne pouvant plus dénoncer sans blesser ses propres admirateurs, et, bien qu’il fût encore appuyé sur une immense popularité, son étoile commençait à pâlir. Ses enthousiastes s’étaient attendus à quelque coup d’éclat, à quelque révélation extraordinaire, et l’oracle restait prudemment dans l’ombre du sanctuaire. Le poignard de Charlotte Corday épargna à ce misérable l’embarras de montrer à tous les yeux le vide et le néant de sa triste cervelle. Mais un fait qui montre bien le chemin qu’avait parcouru l’opinion depuis le 31 mai, c’est que Marat, lorsqu’il fut frappé à mort par cette fille héroïque, honneur immérité s’il en fût ! était devenu un modéré sans avoir pourtant rien changé à ses idées. Pour arrêter Jacques Roux et sa bande, il fut obligé de recourir aux mêmes arguments qu’on avait fait valoir contre lui : il les traita de forcenés et d’enragés.

Hébert, Pache, Chaumette, Momoro et Ronsin, le généralissime de l’armée révolutionnaire (celle qui faisait la guerre à l’intérieur), représentaient les traditions de la Commune du 2 septembre et les convulsions de la populace en délire. C’était ce délire même qu’ils voulaient ériger en système de gouvernement, si toutefois on peut donner ce nom à deux ou trois idées monstrueusement incohérentes et folles. Se vantant de renchérir encore sur la manie de simplification dont les procédés nouveaux donnaient l'exemple, ils avaient choisi pour type le régime atroce et expéditif que les proconsuls de la Convention appliquaient dans les villes douteuses ou révoltées, Carrier à Nantes, Collot d’Herbois à Lyon. Point de Constitution écrite, point de cette tyrannie de la volonté d’aujourd’hui sur la volonté de demain, mais toute l’autorité et toutes les fonctions centralisées aux mains de quatre magistrats suprêmes représentant chacun un des éléments immuables de l’activité des sociétés : le grand-juge Pache, la pensée et la volonté ; le grand exécuteur Ronsin, l’action ; le grand pontife Chaumette, l’idée religieuse ; le grand accusateur Hébert, le principe de conservation.

Ce régime était simple, en effet. Il avait toute la simplicité d’une guillotine.

Leur conception religieuse était digne de leur théorie politique. Ils avaient adopté pour symbole l’orgie en permanence sous le nom de Culte de la Raison. En présence du peuple assemblé à Notre-Dame, ou dans toute autre église de l’ancien culte, la Déesse, sous les traits d’une belle fille, sortait demi-nue du temple « de la Philosophie » au son d’une « musique républicaine. » Tout près d’elle brillait le flambeau de «la Vérité. » Elle venait s’asseoir sur un siège de verdure, et, là, recevait gracieusement les hommages du peuple qui chantait un hymne à sa gloire en lui tendant les bras. Cela fini, elle rentrait dans le temple après s'être retournée sur le seuil « pour jeter un dernier regard de bienveillance sur la foule. »

A ces ridicules cérémonies se mêlaient des farces indécentes, des travestissements, des scènes de violence, des mascarades presque toujours tachées de vin et de sang, comme le sont d’ordinaire les bouffonneries de la populace. Les fidèles de l’ancien culte étaient chassés et couverts d’outrages, souvent de coups, les ministres contraints d’abjurer ou emprisonnés. On avait, en un mot, ressuscité au nom de la raison le fanatisme qu’elle avait vaincu, en substituant les plus basses et les plus ignobles turpitudes à ce qu’il avait eu parfois de poésie grandiose et terrible. Il est des démocrates sincères qui pardonnent de bon cœur ces excès à la religion de Chaumette, en reconnaissance de la guerre déclarée qu’elle a faite au catholicisme, dont ils considèrent l’existence comme incompatible avec celle des institutions libres. C’est résoudre bien légèrement ce semble une question si délicate. Pour qu’on eut le droit d’amnistier un moyen aussi condamnable, il faudrait au moins qu’on pût invoquer en sa faveur la compensation du succès. Or, ce culte grossier était si inférieur à tous égards à celui qu’il prétendait remplacer, qu’il ne pouvait que le faire valoir et regretter par comparaison. Si l’on devait sacrifier à la guerre anticatholique ce principe sacré de la liberté des cultes, du moins fallait-il que l’idée religieuse à laquelle on faisait un tel sacrifice fût plus belle et plus grande que celle qu’on se proposait d’étouffer.

Mais pourquoi accepter, même par hypothèse, cette coupable chimère ? La liberté seule est assez forte pour neutraliser le fanatisme. Les persécutions religieuses seraient encore une faute quand elles ne seraient pas un crime, puisqu’elles fortifient ce qu’on se propose d’affaiblir. Il y a, d’ailleurs, dans les idées une telle facilité à se métamorphoser qu’elles défient toute surveillance et se dérobent sans peine à la plus savante inquisition. Ce que le XVIIIe siècle avait voulu tuer dans le catholicisme, c’était le principe d’unité, d’autorité, c’était le vieil absolutisme romain. Or, ces idées que Chaumette venait de chasser du sanctuaire, elles avaient déjà trouvé un nouvel asile. Elles s’étaient réfugiées en lieu sûr, dans un abri ou personne à coup sûr, ne s’aviserait d’aller les inquiéter—dans la tête de Robespierre. Toutes les formules générales et essentielles de l’idée catholique se retrouvent dans sa doctrine, et c’est ce qui explique les sympathies qu’il rencontra dans le clergé.

La tentative de la Commune ne peut donc être considérée que comme une de ces mille folies qu’engendre spontanément le chaos des révolutions. Ses auteurs étaient les êtres les plus vils et les plus impurs qu’ait jamais remués l’écume d’une nation corrompue. C’étaient, selon l’expression de Camille Desmoulins, des hommes qui, « pour se procurer une ivresse plus forte que celle du vin, avaient besoin de lécher sans cesse le sang au pied de la guillotine. » A la bassesse et à la cruauté, Hébert et Chaumette joignaient un vice rare à cette époque : ils étaient lâches. Leur supplice souilla l’échafaud qui avait abattu tant de nobles têtes. Il se trouvait pourtant parmi eux un être inoffensif, sinon irréprochable. C’était un pauvre rêveur allemand, panthéiste en politique comme en religion, qui poursuivait à travers ces horribles réalités le songe du bonheur universel, une utopie, une idylle renouvelée de l'abbé de Saint-Pierre, et qui dans ces affreuses saturnales avait le privilège de ne voir qu’une thèse d’idéologie pure : Anacharsis Clootz.

Les deux seuls partis entre lesquels la lutte pouvait être sérieuse et la victoire disputée, et les seuls qui méritent de fixer l’attention de l’histoire sont : celui qui suivait Robespierre, et celui qui s’était attaché à la fortune de Danton.