ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DES CAUSES QUI COMPROMIRENT L’ŒUVRE DE LA CONSTITUANTE.

 

 

La chute des institutions fondées par la Constituante n'est point due à des vices de forme, bien qu’elles en aient eu d’assez nombreux, mais à des causes tout historiques. Leur plus grand tort fut de venir avant la victoire définitive du principe nouveau. Elles supposaient la paix, elles rencontrèrent la guerre, parce que personne ne considérait encore la partie comme irrévocablement perdue ou gagnée. Dans toute révolution, il faut que la force accomplisse sa tâche. Jusque-là rien n’est stable.

Dès le milieu de l’année 1790, toutes les grandes lignes de la Constitution furent nettement arrêtées, et il fut facile de les embrasser dans leur ensemble. Les modifications ultérieures ne pouvaient plus en altérer sensiblement l’esprit général. Elle était, avec ses imperfections, le plus beau code politique et social que jamais législateur eût jusque-là proposé à une nation, ses vices étant de ceux qui se réforment d’eux-mêmes à l’épreuve de la pratique. Elle restera pour l’histoire l’inspiration la plus sincère et la plus spontanée du génie de la Révolution. Bien qu’elle n’en soit pas, au point de vue spéculatif, le monument le plus complet ni le plus logique, il n’est pas une de ses légitimes aspirations qui n’y trouve sa place et sa garantie. Les concessions et les sacrifices qu’elle fait aux difficultés inséparables d’une telle entreprise, laissent partout subsister dans leur intégrité les vérités que depuis on devait voiler si souvent au nom du salut public, et ne portent que sur des points secondaires.

Ce n’est pas tout. Elle n’est pas seulement une philosophie réalisée, elle est encore un expédient d’une merveilleuse opportunité. Chose singulière et qu’on sera pourtant forcé de reconnaître si on l’examine sans prévention, plus on la rapproche des éventualités si périlleuses auxquelles elle était destinée à faire face, et surtout plus on la compare aux remèdes terribles qu’on fut réduit à employer plus tard, faute d’avoir voulu accepter celui-là, plus on reste convaincu qu’elle était de toutes les combinaisons la plus propre à rassurer, à préserver tous les intérêts. Les événements qui ont suivi jettent sur ce fait une triste, mais éclatante lumière. Elle sauvait tout le monde. Elle était le seul terme moyen possible entre plusieurs extrémités également désespérées. Elle se montrait animée de l’esprit de paix autant que de l’esprit de justice. Elle désarmait la Révolution devant sa propre victoire. Elle était en un mot une transaction dans un temps où toutes les transactions paraissaient impossibles.

Les privilégiés, la noblesse, le clergé, les parlements n’étaient pas traités en ennemis, ils étaient traités en égaux. Elle eut eu le droit, à la rigueur, de leur faire des conditions plus dures, car l’exception dans la domination appelle et justifie l’exception dans la défaite : elle les laissa libres, voyant en eux non des vaincus, mais des frères, et elle étendit sur eux sa sauvegarde respectée. Cette protection dont les couvrait la loi commune pouvait n’être à leurs yeux qu’une humiliation de plus, mais en réalité c’était leur seul espoir de salut, car s’ils refusaient d’être des citoyens, ils ne pouvaient plus être que des proscrits. On leur tendait encore la main, plus tard on ne devait plus songer qu’à les anéantir.

Quant à la royauté, abaissée il est vrai, mais abaissée devant la loi, dépossédée de ses prérogatives arbitraires, mais aussi de tout l’odieux qui y était attaché, ne devait-elle pas de son côté s’estimer heureuse de rester debout au milieu de si' terribles tempêtes et avec l’influence qu’on lui laissait, malgré les expiations dont elle était chargée devant l’histoire ? Ne lui était-il pas dès lors facile de voir qu’elle ne pouvait que perdre à de nouveaux changements, et que son intérêt, aussi bien que son devoir, lui commandait avant tout une politique de conservation ?

Il faut en dire autant des amis de la liberté : ils trouvaient dans le nouvel ordre de choses des garanties si puissantes, si inespérées, si supérieures par le nombre comme par l’efficacité à toutes celles qu’on leur avait jamais offertes, que ne pas s’en contenter eût été de leur part un véritable aveu d’impuissance. Ainsi chacun était intéressé à maintenir cette barrière qui seule contenait les partis prêts à se dévorer les uns les autres. La France eut l’intuition de cette vérité à l’époque des fédérations. A ce moment solennel, à la faveur d’une courte suspension d’armes entre les opinions ennemies, elle eut conscience de la grandeur morale de son œuvre et des jours heureux qui pouvaient se lever pour elle, et l’unanimité des cœurs parlant seule dans le silence des passions, suffit pour communiquer à cette heure un caractère unique d'enthousiasme et de recueillement.

Mais la continuité d’un tel désintéressement et d’une telle sagesse est sans doute au-dessus des forces de la nature humaine. Elle n’y atteint que par élans. Ce n’est qu’après de longs combats que les réformes les plus justes peuvent s’établir et se consolider. Les préjugés ne sont pas seulement des illusions de l’esprit, ils sont des hommes, et comme tels ils résistent et se défendent longtemps après avoir été convaincus de mensonge. C’est ce qui rend l’œuvre des révolutions si lente et si difficile. Dans des parallèles dictés par un sentiment étroit et mesquin, les publicistes anglais nous ont souvent opposé, avec un dédain affecté, la révolution de leur pays et surtout la tranquillité, l’apaisement et l’adhésion universelle qui suivirent de si près le départ de Jacques II. Ils oublient qu’avant d’arriver à ce résultat, elle avait usé trois générations. Jacques une fois embarqué, tout élément de contre-révolution avait disparu, car depuis longues années cet élément avait été exterminé et n’existait plus, pour ainsi dire, en dehors de la cour, Cromwell ayant extirpé toutes les racines qu’il pouvait avoir dans la nation. Aux États-Unis, par une fortune plus rare encore, une fois les armées britanniques chassées, la révolution était faite. Le danger lui était tout extérieur, et par là même elle pouvait le conjurer facilement ; et pourtant on sait les angoisses de Washington après la victoire, vers 1786, et quels doutes amers il ressentit au sujet de l’avenir des institutions de son pays, malgré les avantages de cette situation exceptionnelle.

Tous les éléments ennemis de sa Révolution, la France les portait au contraire dans son propre sein. Elle avait aboli les privilèges, mais les privilégiés survivaient et restaient en possession d’instruments d’influence matérielle et morale d’une force incalculable. Sans parler de richesses immenses, principalement de celles auxquelles s’attache de préférence la considération, comme les propriétés territoriales, et d’un prestige qui, surtout dans les provinces, semblait grandir depuis qu’il ne tenait plus qu’à des souvenirs et qu’il n’était pas au pouvoir d’un décret de leur retirer, le clergé et la noblesse disposaient souverainement désormais du moyen d’action le plus puissant que la constitution nouvelle eût organisé, de la royauté, c’est-à-dire du pouvoir exécutif tout entier. D’abord mal disposée envers eux, ses répugnances tombèrent lorsqu’elle vit qu’elle ne pouvait rien sans leur appui, et elle accepta promptement cette complicité forcée.

La royauté, que la Révolution avait dû respecter sous peine d’être étouffée en naissant, et qui d’ailleurs lui avait servi d’auxiliaire contre ses ennemis jusqu’à la convocation des États-Généraux, c’est-à-dire tant qu’elle avait espéré la dominer, tournait maintenant contre elle toutes les forces qu’on lui avait laissées. On s'est donné beaucoup de peine pour établir cette conspiration permanente, et les preuves les plus éclatantes nous ont été apportées soit par les archives de l’étranger, soit par ses propres apologistes, qui ont essayé de lui faire un panégyrique du récit de ses trahisons ; mais qu’était-il besoin de ces révélations ? ses actes publics parlent encore plus haut. Dès le début de la Constituante, on trouve sa main dans tous les' complots et toutes les oppositions. A partir de la séance royale du 23 juin 1789, où elle avait osé signifier à l’opinion publique ce programme téméraire et insensé qui réduisait la portée et le but de ce mouvement de rénovation universelle aux ridicules proportions d’une réforme financière, il n’est pas une loi, pas un décret, pas une mesure de l’Assemblée qui n’aient dû lui être arrachés par une victoire. Vaincue au H juillet, elle fut désarmée au 6 octobre. Dès lors, contrainte de renoncer aux brutalités de la force, elle leur substitua les ressources de la ruse et de l'intrigue, guerre souterraine plus dangereuse que la première, mais où elle ne devait pas avoir plus de succès.

Ses adversaires ne se faisaient aucune illusion sur ses mauvaises intentions ; néanmoins ils ne pouvaient encore songer à l’abattre à cause du vide qu’elle laisserait au sein d’une nation monarchique jusque dans sa manière de haïr et de combattre les rois. D’ailleurs, les sympathies des provinces lui restaient fidèles en dépit de ses fautes, soit illusion, soit espérance de la ramener à la cause de la liberté. Tous les partis se tournèrent donc de son côté pour se faire en l’œuvre de la constituante. 235 elle un instrument ou un complice, et elle les encouragea pour les mieux tromper. J’ai dit le double jeu si hardiment joué par Mirabeau, dans le but de lui imposer sa dictature ; ce jeu, la cour le jouait avec lui sans pouvoir toutefois le dérober complètement à la pénétration de ce puissant génie, et c’est malgré ses conseils et contre lui que se forma secrètement la coalition de la cour avec la noblesse et le clergé.

Avant de dire le sort qu’éprouva cette coalition qui devait amener tant de sanglantes catastrophes, l'histoire est tenue de constater solennellement que ce n’est point des amis de la liberté que vinrent les premiers coups qui furent portés à la légalité, cette dernière sauvegarde de la paix publique. Les plus violents et les plus extrêmes l’avaient acceptée loyalement et sans arrière-pensée. Robespierre se disait encore en toute occasion constitutionnel, et les jacobins portaient le nom de Société des Amis de la Constitution. Ils avaient contre elle beaucoup de griefs, mais ils la considéraient d’un commun accord comme ce qu’on pouvait désirer de mieux dans l’état des choses. Plus tard, ils ne renoncèrent à la défendre que parce qu’elle leur parut un rempart insuffisant pour protéger la Révolution. Ce n’est donc point sur eux, disons-le bien haut, mais sur les premiers provocateurs que doit retomber la plus grande part de responsabilité dans les malheurs qui suivirent. C’est la conspiration monarchique qui a fait la conspiration républicaine ; c’est Favras et ses pareils qui ont fait Hébert et Marat. Quel scrupule pouvait éprouver un homme du peuple à violer la légalité quand le roi lui donnait l’exemple ?

Chacun des trois pouvoirs déchus apportait à la conjuration le caractère, les préjugés, les passions et les moyens d’action qui lui étaient propres. Incapable de discipline, mais ardente, audacieuse et provocante, la noblesse procédait surtout par intimidation. Elle jetait le tumulte et le désordre dans les délibérations de l’Assemblée pour la discréditer devant l’opinion. Elle outrageait systématiquement ses adversaires pour les amener à des combats singuliers, dont l’issue ne pouvait que leur être funeste. Elle allait dans ses châteaux, au fond des provinces, rallier autour d’elle les éléments de la guerre civile. Elle partait bruyamment pour la frontière, s’y montrait en armes, annonçant à grands cris sa prochaine revanche, dressant d’avance des listes de proscription et d’amnistie, et appelant sur sa patrie les vengeances de l’étranger : imprudent défi qui devait la rendre à jamais irréconciliable. Incomparablement plus habile et plus dangereux, le clergé avait pris une attitude humble et sacrifiée. Les insolentes bravades de Maury n’y trouvèrent que peu d’imitateurs. Son ton ordinaire était celui de la plainte et de la douleur. Il s’attachait surtout à captiver le cœur des simples, à surprendre leur commisération. En rendant à la nation écrasée de dettes des biens dont pendant deux siècles il avait soutenu, par les plus solennelles déclarations, n'être pas le propriétaire mais seulement l’administrateur au nom du pauvre et de l’orphelin[1], pour les soustraire aux légitimes exigences du fisc, l’Assemblée avait, à l’entendre, rouvert pour lui l’ère des persécutions. L’indemnité énorme qu’il en avait reçue n’était comptée pour rien. « Hérite-t-on de ceux qu’on assassine ? » avait dit au premier moment son orateur favori : lui ôter ses richesses c’était donc lui ôter la vie ?

Le calice d’amertume une fois vidé, il comprit bien vite qu’il avait fait fausse route dans cette lamentable discussion sur les biens ecclésiastiques et il ne laissa plus échapper de tels aveux. Il ne s’agissait plus de ces grossiers intérêts, mais seulement de la gloire de la religion. Il reconnaissait ses fautes passées et, couvert du sac de cendres, il étalait ses plaies devant Israël. Il s’humiliait sous la main de Dieu et priait pour ses bourreaux. Par ses prédications, par ses mandements, par l’empire des vieilles superstitions habilement ressuscitées, par son influence sur la femme et sur l’enfant, double complicité d’autant plus redoutable qu’elle est innocente, par l’apparente modération de son langage, par l’artifice de ses plaintes étudiées, il éveillait la pitié dans les cœurs les plus endurcis et reprenait peu à peu possession des fidèles que le spectacle de sa corruption lui avait aliénés.

On put voir alors la force et la ténacité de cette discipline de fer qu’a créée le catholicisme. Les croyances étaient mortes, tous les témoignages s’accordent à le reconnaître, mais elle leur avait survécu et elle les sauva. Dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, même tactique et même mot d’ordre : on organise les affiliations, on élève autel contre autel en face des temples du culte assermenté ; on échauffe peu à peu les esprits par une propagande tantôt ouverte, tantôt clandestine ; on irrite les agents de l’autorité chargés de l’exécution des décrets sur les couvents par une résistance passive mais continue, qui les oblige à employer la force, et donne à l’accomplissement de la loi l’air d’un acte de violence ; on excite sous-main les populations aux manifestations pieusement séditieuses, afin de provoquer des mesures de rigueur et d’obtenir à bon marché les apparences et les bénéfices du martyre, et le premier résultat de ces manœuvres à jamais exécrables, c’est que le jour où l’infortuné Louis XVI, hésitant entre ses puérils scrupules et le désir de se réconcilier avec son peuple, essaye de se soustraire aux fatales suggestions qui le poussent vers l’abîme, en obtenant à force de prières le consentement du pape à la constitution civile du clergé, Pie VI lui répond d’un ton hautain, inflexible, et le menace, sans aucun détour, de la guerre civile qu’il tenait en effet dans sa main et qu’il savait bien devoir être la perte du roi :

« ..... Cédant à notre amour paternel, nous croyons devoir vous déclarer de la manière la plus formelle, que si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraînez par cela même votre peuple dans l’erreur, le royaume dans le schisme, et vous allumez les feux de la guerre civile... Nous avons employé jusqu’ici mille précautions pour éviter qu’on ne nous accusât d’avoir excité un mouvement de cette nature... Mais si les dangers de la religion continuent, le chef de l’Église fera entendre sa voix. » (10 juillet 1790.)

Ainsi s’annonçait de loin le tocsin des représailles vendéennes.

On peut déjà comprendre les embarras et les inextricables complications que cette situation créait à la Cour. Ostensiblement enchaînée à la légalité, engagée secrètement à la contre-révolution, elle était tenue à mille ménagements et personne n’en voulait plus. De quelque côté qu’elle se tournât, on lui demandait toutou rien, et, par leurs exigences impérieuses, ses alliés n’étaient pas moins à redouter pour elle que ses ennemis par leurs pièges. En la servant, on lui faisait entendre qu'on pouvait la perdre. On exigeait d’elle une solidarité sans réserve. Il lui fallait porter, outre le poids de ses propres perplexités, la responsabilité des entreprises hasardeuses que tentaient ses amis, et comme elle ne pouvait vivre qu’à la condition de paraître accepter sa position nouvelle, elle avait un rôle infiniment difficile, auquel le génie borné de Louis XVI et de ses conseillers intimes était loin de suffire. Depuis qu’il ne tenait plus sa couronne que de l’opinion, le parti le plus sage était de lui obéir ou d’abdiquer. Il ne sut faire ni l’un ni l’autre. Il agissait sans système suivi, au jour le jour, ne s’occupant jamais que des dangers qui le pressaient de plus près, et même alors croyant les prévenir efficacement par des demi-mesures et des satisfactions apparentes. C’est ainsi qu’il avait feint de se soumettre à la direction de Mirabeau, et qu’après sa mort si prématurée, devant le péril croissant, il implora, par l’entremise de Montmorin, l’appui des chefs de la majorité constitutionnelle.

Ceux-ci étaient en ce moment les vrais maîtres de la France. Ils ne manquaient, quoi qu'on en ait pu dire, ni d’intelligence politique, ni de droiture, ni de désintéressement, ni de finesse. On a, comme toujours, poursuivi et dénigré systématiquement dans leur mémoire la cause à laquelle ils s’étaient dévoués ; il serait temps de renoncer à cette tactique depuis que cette cause n’est plus qu’un souvenir. En les calomniant, on ne croyait faire tort qu’à la monarchie constitutionnelle et l’on faisait tort aux idées de liberté qu’ils mettaient au-dessus de tout, et dont ils furent les premiers soldats et peut-être les plus sincères adorateurs. Il faut en finir avec ces orthodoxies aveugles et serviles qui, incapables de saisir l’unité du fond sous la diversité des formes, ne se trouvent à l’aise qu’après avoir abdiqué toute indépendance d’esprit aux pieds des plus stupides idoles et au sein du plus grossier fétichisme. Méconnaître ces hommes, c’est diminuer la Révolution. Les noms de Lafayette, de Bailly, de Barnave, de Duport, de Thouret, de La Rochefoucauld, de Chapelier, d’Alexandre et Théodore Lameth, resteront malgré les inculpations de la haine parmi les plus irréprochables de tous les temps. Ils furent pleins d’honneur, de courage, de lumières et d’amour pour la liberté. S’ils acceptèrent les offres de la Cour, ce fut sans aucun compromis déshonorant pour leur caractère. Ils ne furent même jamais dupes de ses belles promesses, car ils étaient très bien au courant de ses complots. Mais persuadés, comme tout le monde l’était encore, que sa ruine entraînerait forcément celle de la liberté, ils résolurent de lui conserver cette existence précaire qui la mettait hors d’état de nuire. Ils allèrent à elle, moins pour la servir que pour la surveiller de plus près et neutraliser ainsi ses mauvaises intentions. Malheureusement pour les Constitutionnels, et c’est ici que se révèlent toutes les impossibilités accumulées dans cet état de choses, toute leur force était une force d’opinion qu’ils tenaient de la seule faveur du peuple, et depuis le début de la Révolution, ce peuple était en guerre ouverte avec la Cour. Qu’allait-il penser de ses amis en leur voyant opérer ce rapprochement ? L’esprit populaire, incapable de discerner les sous-entendus et les nuances, ne pouvait y voir qu’une défection, il ne juge les choses que par le côté extérieur, et les situations font pour lui les intentions. Les Constitutionnels se rapprochaient de la Cour ; sans se demander si ce n’étaient pas eux qui dictaient les conditions et allaient le couronner lui- même en la personne de ses élus, il oublia en un instant leurs longs services, et confondit sans retour leur cause avec celle de ses ennemis. Ils ne furent plus à ses yeux que des traîtres qu’il chargea de ses malédictions.

En temps de révolution, le peuple est toujours du parti de la défiance. Au reste, la simplicité même de son jugement et de sa brutale logique l’avait si merveilleusement servi en maintes rencontres, qu’on s’explique sa promptitude à prendre ses soupçons pour des preuves. C’est ainsi qu’il lui avait suffi de voir ce que la royauté avait perdu au triomphe de la Révolution pour comprendre qu’elle en serait jusqu’au bout l’ennemie implacable. Il s’était tenu dès lors pour averti, et de fait il devina et prévint toutes ses conspirations. Ses conjectures n'étaient souvent que des visions monstrueusement déraisonnables ; mais dans le nombre infini que chaque jour enfantait, il s’en trouvait toujours une qui était juste, qui disait à point nommé le jour, l’heure, le lieu, les circonstances, et celle-là prévalait sur les autres. Ainsi il dénonça et déjoua avec une étonnante précision tous les coups d’État à mesure qu’ils étaient conçus. Il semblait avoir des complices mystérieux jusque dans les conseils du roi. Il ne se trompa ni au là juillet, où Broglie avait déjà reçu l’ordre de faire marcher ses régiments, ni au 6 octobre, où la Cour prit elle- même le soin de confirmer ses soupçons en laissant échapper le secret de ses plans dans l’enivrement d’une fête. Après le 6 octobre, le roi, gardé à vue dans son palais, n’eut plus qu’une pensée : s’évader pour rejoindre les armées étrangères et revenir avec l’invasion. Ce crime, longtemps nié et attesté aujourd’hui par tant de documents d’une irrésistible évidence, par l’aveu même des coupables, fut dénoncé, chose étrange ! avant même d’avoir été résolu.

Les Constitutionnels tenaient donc à la royauté dans l’intérêt de la Constitution, dont le sort leur paraissait lié au sien, et le parti populaire commençait à prendre en aversion la Constitution et ses défenseurs en haine de la royauté. En peu de temps l’impopularité de l’Assemblée prit des proportions alarmantes. Elle se trouvait placée désormais entre deux conspirations, l’une monarchique, l'autre démocratique, qui se donnaient le plus souvent la main tout en gardant leurs haines réciproques ; la première poussant les choses au pire pour amener le bien par l’excès du mal, c’est-à-dire une réaction qu’elle présumait devoir s’accomplir à son profit ; la seconde, trouvant tous les moyens bons pour renverser ceux qu’elle poursuivait de sa colère aveugle, sans se douter qu’elle se frappait elle-même en leur personne. On a un monument bien caractéristique de cette coalition contre nature dans ce fameux décret de non-rééligibilité que Robespierre emporta avec l’appui de la droite, enchantée de voir grandir ces divisions, et malgré les efforts de Duport et de ses amis. Ce décret impolitique et funeste, par lequel la Constituante décapitait la nation en la privant du concours de ses plus grands citoyens, et compromettait à jamais son propre ouvrage en s’interdisant le droit d’en surveiller la première application, est, avec celui qui défendait au roi de choisir ses ministres parmi les membres du corps législatif, la faute la plus grave qu’on puisse lui reprocher. Ce dernier a pour sa part infiniment contribué à engager les assemblées dans le système funeste qui les poussait à usurper tous les pouvoirs. Cette usurpation était en effet le seul moyen d’arriver à une influence active qui restât aux supériorités qui se révélaient dans leur sein.

Les événements se précipitaient. Déjà le danger des Constitutionnels leur venait moins de la Cour et de ses auxiliaires que du parti nouveau, dont l’importance croissait rapidement, signe trop manifeste qu’ils perdaient le reste de leur popularité. Déjà cette constitution où, dans le premier élan de leur enthousiasme, ils n’avaient cherché que la réalisation désintéressée des grandes idées de leur époque, devenait peu à peu entre leurs mains, sans préméditation, mais par la seule force des choses, et ils pouvaient le croire jusqu'à un certain point, en vertu du droit de légitime défense, une arme destinée à parer les coups qu’on leur portait de toutes parts. Sous prétexte de lui donner le pouvoir de se protéger elle- même, ils l’inclinaient de plus en plus dans le sens de la prépondérance de la classe moyenne, la seule qui leur fût restée fidèle, et ne faisaient par là qu’envenimer les dissentiments et rendre leur discrédit plus visible. C’est à ce moment qu’ils introduisirent dans la Constitution de 91 la plupart des dispositions qui les ont fait accuser si injustement d’avoir voulu élever une aristocratie bourgeoise.

La place publique, dont ils avaient accepté les secours et dont les excès même leur avaient profité, se prononçait maintenant contre eux, ils lui jetèrent en défi la loi martiale ; les clubs menaçaient, ils les désarmèrent en leur interdisant toute démarche en nom collectif ; ils épurèrent la garde nationale ; ils soumirent la presse à la responsabilité des délits de calomnie et de diffamation, disposition qui n’avait rien que de fort équitable en elle-même, mais qui prêtait à l’arbitraire par le vague d’une partie de sa rédaction. Ils allèrent jusqu’à vouloir faire du droit de pétition un privilège réservé aux seuls citoyens actifs, distinction d’autant plus impolitique qu’elle était toute dans les mots, et qu’ils laissaient aux autres le droit de plainte et de demande.

L’ensemble de ces mesures, les unes justes et nécessaires, les autres inutilement compromettantes, rapproché des restrictions de la loi électorale, donnait lieu à des accusations plus spécieuses que solides, mais qui étaient exploitées habilement par le parti démocratique et que la crédulité populaire accueillait avec avidité. Une presse tumultueuse, emportée comme un torrent trop longtemps contenu, lui apportait la complicité de ses mille voix, qui savaient prendre tous les tons pour se faire entendre à toutes les intelligences. Ici elle était attique, élégante et littéraire, jusque dans ses plus cruelles inspirations avec l’amer et brillant Camille, publiciste incomparable, mais politique sans consistance, impressionnable et nerveux comme une femme, et mené par son imagination plutôt que par des convictions arrêtées ; là, concentrée, sévère et sérieuse, jusque dans ses écarts avec le grave et austère Loustalot, enlevé si prématurément aux espérances des amis de la liberté. Brissot, esprit délié, intelligence ouverte et facile, montrait, avec plus de modération, plus d’expérience des choses politiques et possédait déjà le langage des affaires, grâce à un long séjour en Angleterre et aux États-Unis, dont il connaissait à fond les institutions. On devinait l’homme d’État dans le journaliste. Anacharsis Clootz, Fauchet et Bonneville, allaient, par leurs complaisantes utopies, remuer au fond des cœurs cette soif de l’impossible, cette passion de l’absolu, ces aspirations vers le rêve, qui ne plaisent tant aux peuples que parce qu’elles les flattent en dissimulant sous des chimères les labeurs de leur tâche, et qui perdent infailliblement les révolutions où elles parviennent à prévaloir. L’abbé Fauchet, qui vaut mieux que sa descendance, est le père légitime de ces apôtres de X Amour qui ont depuis pullulé pour notre honte, et dont les maximes lâches et efféminées ont tant contribué à énerver la virilité des hommes de ce siècle.

Fréron parlait à la foule, dans l’Orateur du peuple, l’emphatique langage qu’elle aime et qu’elle admire. Au-dessous de ce niveau, la fureur tournait à l’épilepsie. Avec une plume trempée dans le sang et la boue, Marat dénonçait chaque matin, entre deux arlequinades, les complots du jour et les hommes que le peuple devait, selon lui, sacrifier au repos public ; tantôt les désignant nominativement avec une indication du domicile et delà profession, tantôt se contentant d’une assignation purement numérique, qui variait de deux cents à six cent mille. Les consultations de ce docteur en assassinat provoquent le dégoût et rappellent le ton des plus vulgaires charlatans de carrefour. Elles étaient accueillies religieusement par une clientèle fanatisée qui prenait ses visions pour des oracles et son idiote frénésie pour une sainte et patriotique colère. Plus bas encore, dans les derniers bas-fonds, s’agitaient l’ignoble Père Duchesne et une foule de meneurs subalternes nés dans le trouble et vivant par le trouble.

Les efforts de la presse démocratique étaient secondés par les clubs, principalement par le club des Cordeliers, que dirigeaient Danton et Desmoulins, et par le club des Jacobins, dont les affiliations s’étendaient dans toute la France. Le premier, célèbre par l’exaltation, l’esprit aventureux, l’éloquence triviale et saisissante de ses orateurs, s’y associait ouvertement avec une violence inouïe et quelquefois par des appels directs à l’insurrection ; le second, avec plus de prudence et de mystère, contenu qu’il était encore par les nombreux députés qu’il comptait parmi ses membres, par des scrupules de légalité, par une discipline plus sévère, par un sens politique plus élevé, et par un reste d’attachement pour cette Constitution qu’il s’était donné pour mission de défendre. On a parlé du jacobinisme comme d’une opinion et d’une secte. C’est seulement une machine de guerre et d’organisation. Il a suivi toutes les variations de l’idée révolutionnaire. Il a commencé avec Duport et fini avec Babeuf.

Ce parti avait ses représentants jusque dans l’Assemblée nationale. Robespierre, longtemps obscur, puis à demi célèbre par le ridicule avant de l’être tout à fait par le fanatisme, s’élevait lentement à l’influence et à la popularité à force de suite, de volonté, de persévérance et de labeur. Cet amant désespéré de la Gloire semblait n’avoir rien alors ni dans son esprit étroit, ni dans sa pauvre et ingrate organisation qui pût un jour attirer ses regards. Il n’en recevait jamais, en échange de son zèle, que les plus froides caresses ; mais il avait déjà trouvé dans le Contrat social de Rousseau la conviction inflexible et absolue qui, servie au delà de toute prévision par un merveilleux concours de circonstances, devait l’appeler à une fortune si invraisemblable. C’était l’inévitable avocat des intérêts du peuple, des vertus du peuple, des droits du peuple. Quand il abordait ce thème favori, il laissait bien loin derrière lui les adulations des valets de l’ancien régime. Il invoquait alors, contre les transactions politiques des Constitutionnels, les maximes de la logique la plus chimérique et la plus impraticable, de même que plus tard, changeant de raisonnement en même temps que de rôle, il devait opposer les exigences du salut public à des réclamations fondées sur les plus simples règles de justice. Avec lui, Pétion, beau diseur, mais froid et déclamatoire, alors son ami, plus tard sa victime ; Rœderer, l’abbé Grégoire, tête de fer, mais intelligence médiocre ; Barrère, figure à deux faces, l’une tournée vers le succès parvenu, l’autre vers le succès qui s’annonce, esprit agile, insinuant, perspicace, mais faux et versatile, et quelquefois l’ardent et mélancolique Buzot, tels étaient les orateurs qui portaient à la tribune les soupçons, les accusations et souvent les justes griefs de l’opinion nouvelle.

Malgré leur force réelle, leur activité, leur passion, l’appui de la multitude, comme ils n’avaient ni de programme arrêté, ni d’organisation, ni de prise suffisante sur les esprits pour produire un grand mouvement, ni même de mot d’ordre, puisque le mot de république n’avait pas encore été prononcé, et cela par cette bonne raison que, si on n’avait pas le mot, on avait la chose, il n’est pas douteux que, sans l’événement décisif qui vint inopinément leur donner gain de cause, ils ne fussent jamais parvenus à renverser l’œuvre des Constitutionnels, et ceux-ci auraient pu voir se consolider les institutions qu’ils avaient données à leur pays.

Cet événement fut la fuite et l’arrestation du roi à Varennes.

La signification de cette fuite était si manifeste pour tout le monde, qu’après le premier moment de stupéfaction, la question de la déchéance et même de l’abolition de la royauté fut aussitôt mise en délibération par les Constitutionnels chez La Rochefoucauld, un de leurs chefs. Après de longues hésitations, ils décidèrent que le roi serait considéré comme ayant été enlevé, et par conséquent comme irresponsable, fiction démentie par tous les faits qui avaient précédé, accompagné ou suivi l’événement, et par la déclaration formelle du roi.

Dans cette circonstance critique, ils se montrèrent au-dessous de leur fortune. Il y avait sans doute dans leur résolution bien des mobiles qui l’expliquent : ils étaient effrayés de leur isolement ; ils se sentaient d’heure en heure débordés par le flot grondant des passions populaires ; ils se savaient à jamais compromis avec la royauté par leur alliance passagère avec elle, et sa chute n’entraînait pas seulement la leur, elle emportait leur œuvre. Ils étaient las d’agitations et épuisés par leurs longs travaux. Fallait-il recommencer cette tâche immense et lancer de nouveau leur, patrie dans tous les hasards d’une révolution nouvelle ? Enfin, pensaient-ils encore, ce roi rebelle et parjure, en dépit des mesures les mieux combinées, il était retombé entre leurs mains, et la facilité avec laquelle ses projets avaient été déjoués, l’unanime explosion de réprobation qui avait éclaté de toutes parts, n’étaient-elles pas des gages assurés de sa docilité future ?

A ces motifs spécieux que Barnave fit entrevoir avec un art infini, plutôt qu’il ne les développa dans son admirable discours sur l’inviolabilité, il n’y avait à faire qu’une réponse devant laquelle ils perdaient toute leur force : c’est que le roi était perdu sans retour dans l’esprit de la nation. Des présomptions ne peuvent rien contre un fait. La nation n’était, quant à elle, ni lasse ni découragée, mais elle avait un immense désir, une idée fixe de se sentir pour toujours et avec pleine sécurité en possession des conquêtes qu’elle avait payées si cher. Elle venait de les voir tout à coup menacées par son refus publiquement déclaré de les reconnaître ; il était inexorablement jugé, jugé à mort. Le paysan délivré de la dîme, l’acquéreur des biens nationaux, le fermier affranchi des droits féodaux, n’étaient guère en état de réfuter les fictions de l’inviolabilité ; mais ils avaient vu, à la lumière d’un acte de la plus foudroyante évidence, se démasquer un ennemi dans le gardien même de leurs institutions, c’était entre eux et lui une guerre sans merci. « La Révolution est finie, » avait dit Barnave. Dans l’ordre des idées, elle était en effet bien près d’avoir dit son dernier mot ; mais, dans l’ordre des faits, pouvait-on le prétendre tant que cet ennemi de la loi en resterait le suprême représentant ? Sans le secret empressement que les Constitutionnels apportèrent dans leur détermination, il est probable que le long frémissement de colère qui parcourut les provinces les eût éclairés et les eût fait reculer.

Alors, comme pour marquer plus clairement que leur règne était fini, survint le terrible et à jamais déplorable malentendu du Champ de Mars, qui les désignait à l’imagination populaire comme des tyrans sanguinaires, eux les plus humains et les plus doux des hommes, et presque en même temps la Constituante se retirait de la scène pour céder la place non plus à des législateurs, mais à une véritable armée élue sous l’inspiration même de l'indignation publique.

A partir de ce jour, la ruine des Constitutionnels était consommée, et celle de leur œuvre n’était plus qu’une question de temps.

 

 

 



[1] Voyez les procès-verbaux des assemblées générales du clergé de France, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles.