ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DES PRINCIPES DE 89.

 

 

Quel fils de la Révolution pourrait aujourd’hui, sans trouble et sans humiliation, retracer ces mots sacrés si chers à nos pères ? Qu'est-ce donc que la vérité et qu’est-ce que l’esprit de l'homme, si des paroles qui ont sonné si haut dans le monde, qui ont été gravées avec l’acier sur les tables d’airain du législateur et avec le sang sur tant de champs de bataille, ne sont plus après un demi-siècle qu’un mot dont le sens est perdu et qui sert indifféremment à la liberté ou à la servitude ? En quoi nous ont profité de si glorieux commentaires ? Les peuples n’ont-ils donc ni mémoire ni conscience, et leur cœur est-il comme le désert sans consistance et sans figure, où le vent du soir efface les fugitifs horizons du matin ?

Et pourtant si jamais nom plus auguste n’a consacré de plus solennels mensonges ; il n’en est aucun non plus qui, dans sa profanation même, ait conservé un plus inexplicable prestige. Que nous veut-il, ce souvenir obstiné de nos jours de gloire ? s’il n’est qu’une superstition, pourquoi parle-t-il à notre raison comme à nos cœurs ? s’il n’est qu’une duperie, pourquoi est-il invoqué par les vainqueurs comme par les vaincus ? s’il n’est qu’un souvenir, pourquoi le monde s’obstine-t-il à y voir une promesse ? Quelle vertu a-t-il en lui qu’on l’applique tous les jours à tant de choses contradictoires, comme s’il avait le don de les transformer ?

Après avoir cessé de le comprendre on a continué à l’adorer. Il est encore un des deux ou trois mots qui ont le privilège de remuer les hommes. Il n’est pas un pouvoir, pas un parti, pas une politique, depuis la Révolution, qui aient pu parvenir à une influence sérieuse et durable sans avoir eu la prétention de rester fidèles aux principes de 89, et ceux qui se sont éloignés le plus ouvertement de leur esprit, sont aussi ceux qui en ont invoqué le plus haut la tradition, en sorte que cette hypocrisie même était encore un hommage.

Les principes de 89 ne sont consignés exclusivement dans aucun document spécial. C’est là ce qui explique, jusqu'à un certain point, le vague où ils sont restés pour les esprits les mieux familiarisés avec l’histoire de la Révolution, et les monstrueuses équivoques auxquelles ils ont pu servir de prétexte. Ce n’est pas dans tel ou tel monument qu’il faut en chercher l’expression précise et catégorique, mais dans tous les écrits, les discours et les institutions de ce temps, dont ils sont l’âme. Pour les traduire sous tous leurs aspects, ce n’était pas trop d’une civilisation entière. On pourrait dire, à la rigueur, qu’ils sont implicitement contenus dans la déclaration des droits, mais à un degré de généralisation si élevé qu’ils ont besoin d’une définition plus positive. Elle en est la philosophie et non l’expression pratique.

La Constitution de 91 elle-même, qui a été comme dictée sous leur inspiration et qui, avec ses imperfections presque inévitables, reste une des plus nobles et des plus libres qu’on ait jamais proposées à la vénération d'un grand peuple, ne peut, en raison des transactions de tout genre qui lui ont été imposées par les circonstances, être considérée que comme une interprétation incomplète, et quelquefois infidèle ; maison les voit partout briller à travers le réseau de ses combinaisons, comme l’idée sous la forme qui lui sert de vêtement, et c’est à l'historien de les dégager de cette enveloppe qui les altère souvent, mais ne les trahit jamais, en tenant compte de la distance qui sépare la pensée de l’application.

Deux préjugés surtout contribuent puissamment à entretenir les méprises où l’on tombe au sujet des principes de 89. Le premier consiste à ne voir en eux que les grandes conquêtes égalitaires et sociales qu’ils ont réalisées. Comme elles sont seules restées intactes à travers les bouleversements successifs qu’a subis la France, et qu’il est d’ailleurs impossible de songer à les remettre en question, comme on les a sous les yeux et qu’on peut, pour ainsi dire, les toucher du doigt, les esprits qui se disent positifs aiment à traiter de chimères les essais qui n’ont pas survécu. Ils ne reconnaissent une idée que lorsqu’elle a passé à l’état de fait. C’était là, on le sait, le thème favori de Bonaparte, qui se plaisait à citer le Code civil comme l’évangile des principes de 89. Après lui, les hommes d’État se sont emparés de ce paradoxe où ils trouvaient leur compte, les économistes l’ont volontiers adopté, et l’esprit d’égalité, égaré en des voies funestes à la poursuite d’un nivellement absolu et impossible, a fait chorus. Abolition de toute classe, de tout privilège, de tout tribunal d'exception, admissibilité de tous les citoyens à tous les emplois, élection, égalité devant l’impôt comme devant la loi, égalité de partage dans les successions, unité de législation pour tout le royaume, voilà quel serait, pour emprunter le langage de cette école, le produit net, le dernier mot des tentatives de la Révolution.

C’est passer sous silence et méconnaître volontairement la plus noble moitié de son programme. La liberté y tient au moins autant de place que l'égalité, et si elle a moins passionné la foule, qui est peu faite pour la comprendre, elle a à coup sûr bien plus vivement intéressé les intelligences d’élite. Mais on se croyait tellement sûr de la posséder pour toujours, qu’elle fut peu à peu reléguée au second plan et que son image alla en s’effaçant insensiblement dans les cœurs : pourtant, même dans cette période de décadence de l'idée révolutionnaire, elle eut pour adorateurs et pour martyrs les plus grands et les meilleurs parmi les hommes de ce temps.

La Constituante, qui ne la considérait pas comme un moyen bon ou mauvais selon les époques, mais comme le bien le plus réel et le plus élevé que l’homme puisse ambitionner, en marqua, dès ses premières séances et d'une main sûre, tous les développements naturels et nécessaires : liberté de la presse et de la tribune, liberté des cultes, droit de réunion et de pétition ; inviolabilité de la personne, de la propriété, du domicile, du secret des lettres, etc. Mais elle ne crut pas avoir terminé son œuvre en les inscrivant dans un code, ornés d’un rébus philosophique. Cette remarque m’amène au second des deux préjugés que j’ai signalés.

Aujourd’hui, quand on a fait l’énumération que je viens de reproduire, on croit avoir tout dit sur les principes de 89, et, là-dessus, la raison d’État hausse les épaules en souriant de pitié. S’il en était ainsi, en effet, il ne serait pas difficile de les éluder, tout en professant la plus grande vénération pour eux. C’est même un jeu assez connu.

Les immortels auteurs de la Constitution de 91 ne voyaient dans les questions de formes qu’un accessoire modifiable à l’infini, et ils y touchaient sans superstition ; nos tacticiens parlementaires ne leur épargnent pas les leçons sur ce point. Ils savaient combien une vérité est susceptible de revêtir et d’user de formes différentes. A leurs yeux, la vie d’un système politique n’était pas attachée à la régularité de tel ou tel rouage, mais à l’ensemble d’idées qui en était l’âme. C’est pourquoi leurs principes convenaient, selon eux, à la monarchie comme à la république. Mais ils savaient aussi qu’il est des cas où la forme emporte le fond ; que les mots ne se défendent pas d’eux-mêmes, et qu’il ne sert de rien d’écrire sur le papier une théorie des droits, même avec des garanties légales, si ces garanties ne sont elles-mêmes protégées d’une manière efficace par des institutions et des formes politiques qui leur permettent de vivre et de se fortifier.

Aussi considéraient-ils comme inséparables de leurs principes certains moyens de réalisation et certaines grandes règles de gouvernement sans lesquels ils seront toujours illusoires. Tels sont, par exemple, la séparation des pouvoirs, l’indépendance du pouvoir judiciaire, qui en est une conséquence directe, la suprématie des assemblées en cas de conflit, la séparation de l’Eglise et de l’État, l’établissement du jury en matière politique, et une forte organisation des libertés municipales et provinciales.

Ce qui frappe avant tout la pensée lorsqu’on cherche à démêler la substance et l'esprit de ces conceptions à travers les tâtonnements forcés de l’application et de l’inexpérience et les complications de cette œuvre immense, c’est combien les législateurs de 91, qu’on a si longtemps accusés d’avoir aspiré à une perfection chimérique et agi en utopistes impatients de faire table rase pour édifier leurs rêves sur les ruines de toutes les institutions existantes, s’efforcèrent, au contraire, de tenir compte des nécessités du moment et de faire plier la logique devant les faits, lorsque ces faits étaient l’expression ou d’un intérêt respectable ou d’une situation fatale, et par conséquent irresponsable. Quelquefois même ils poussèrent les ménagements jusqu’à la complaisance. Ainsi on se tromperait gravement si l’on considérait la constitution civile du clergé comme l’expression exacte de leurs principes en matière religieuse. En maintenant, contre leurs vœux les plus chers, ce pâle simulacre d’une religion d’État, ils n’eurent d’autre but que d’épargner les déchirements de la détresse à beaucoup d’existences vouées au sacerdoce, et ceux des discordes civiles à leur patrie. Ces concessions étaient en quelque sorte à leurs yeux la rançon obligée de notre affranchissement, et comme telles, ils eussent voulu les rendre sacrées et inviolables. En toute occasion, en un mot, ils s’inclinaient devant les nécessités d’une situation qui était l’ouvrage des siècles, et ces compromis n’expriment qu’imparfaitement leur véritable pensée. C’est à l’interprétation de la rétablir dans son intégrité.

Cette préoccupation constante des conditions historiques où se trouvait la France, cette pression des faits sur la théorie, éclatent bien plus visiblement encore dans leur organisation du pouvoir exécutif. C’est la partie de leur œuvre qui leur a valu le plus de reproches, et c’est celle par où ils méritent le plus de reconnaissance.

Ils avaient admis en principe, et comme une de ces grandes lois que l’expérience de tous les temps impose à l’esprit humain, la séparation et la mutuelle » indépendance des trois pouvoirs, entendue non à la façon anglaise (le roi et les deux chambres), mais d’après les vues plus justes et plus profondes de Montesquieu, qui n’avait fait, du reste, que l’emprunter aux politiques de l’antiquité — exécutif, législatif, judiciaire. Et pourtant, lorsqu’ils en vinrent à l’application, le pouvoir exécutif se trouva, sans aucune idée préconçue, mais en vertu d’une série de dérogations forcées, légalement constitué en état de suspicion par toutes les dispositions de la Constitution nouvelle. On l’avait si bien placé sous la tutelle et la haute surveillance du Corps législatif, on avait si bien prévu tous les abus d’influence qui pourraient le solliciter à sortir de ses attributions pour usurper les droits du peuple, qu’avec un peu de mauvaise volonté il put, à un moment donné et sans trop d’invraisemblance, se faire considérer aux yeux de l’Europe entière comme tout à fait paralysé et impuissant.

Necker, et les publicistes constitutionnels qui ont fait écho à ses récriminations, et surtout Mirabeau, ce critique si redoutable et si clairvoyant, ont eu beau jeu pour faire ressortir cette apparente contradiction, et démontrer qu’à plusieurs égards le pouvoir laissé au roi par la Constitution de 91 était moins fort et moins indépendant que celui que la loi américaine reconnaissait au Président des Etats-Unis, bien que la situation intérieure et extérieure de la France lui rendît cette autorité infiniment plus indispensable. Il est hors de doute qu’à un point de vue purement théorique, elle ne laissât une part exorbitante d’action et d’administration aux assemblées.

Il y avait une réponse sans réplique à faire à ces reproches, mais la Constituante ne pouvait la publier. Cependant ses orateurs la laissèrent plus d’une fois percer sous leurs réticences. Si elle n’avait eu à organiser qu’un pouvoir exécutif impersonnel et innommé au sein d’une société toute neuve, si elle n’avait pas eu à se préoccuper d’une question de personne devant laquelle disparaissait toute question de principe, fortune qu’ont eue plusieurs des assemblées qui l’ont suivie, le problème était facile à résoudre, et elle n’eût eu qu’à obéir à son propre mouvement pour se conformer aux règles. Mais, est-il permis de l’oublier ? le pouvoir exécutif lui était d’avance imposé par une situation préexistante, et l'on ne pouvait le séparer de l’homme qui devait en être le dangereux dépositaire. Tout le monde regardait encore la dynastie régnante comme une création nationale, indépendante des États-Généraux, et si l’assemblée ne voulait pas la reconnaître comme un droit, elle avait à la subir comme un fait plus fort que sa volonté.

Le pouvoir exécutif, c’était Louis XVI, c’est-à-dire la médiocrité, l’irrésolution, la faiblesse, les vains repentirs ; c’était la reine Marie-Antoinette, c’est-à-dire une conspiration vivante, la haine armée de tous les prestiges de la beauté et de tous les artifices de la ruse, la passion la plus contagieuse et la plus implacable, l’œil et la main de l’étranger au sein des plus chers et des plus secrets intérêts de la Révolution ; c’était, en un mot, la personnification de tous les complots, de toutes les intrigues, de toutes les vengeances, le centre de ralliement désigné d’avance aux ennemis de la liberté. Toutes les prérogatives et les forces qu’on lui donnait, étaient données à la contre-révolution. Les preuves faisaient-elles défaut ? Ne se rappelait-on pas toutes ses tentatives pour renverser le naissant édifice, pour étouffer la Révolution dans son berceau ? Ne devinait-on pas dans son attitude contrainte et humiliée toutes celles que le temps nous a depuis révélées ? N’avait-on pas surpris sa main cachée dans tous les pièges et dans toutes les trahisons ?

Disons-le donc sans hésiter, l’utopiste, ici, ce n’était pas la Constituante, c’était Mirabeau. Il est vrai d’ajouter que dans sa pensée le pouvoir exécutif eût été centralisé en sa personne, et que, sous une telle direction, il eût incontestablement gagné à être plus libre de ses mouvements ; mais encore, comment croire à la réussite de ce dessein lorsqu’on lit la lettre que la reine écrivait à son confident, M. de Flaschlanden, le lendemain même de cette entrevue de Saint- Cloud d’où Mirabeau sortit si enivré, et au moment où il venait de jouer sa popularité pour la cour dans son fameux discours sur le droit de paix et de guerre ?

« Il n’y avait, disait-elle, rien de sérieux dans les rapports qu’on avait avec lui. » En butte aux attaques du parti populaire et secrètement trahi par la cour, qui, ne pouvant rien pour le perdre, pouvait tout pour le neutraliser, où eût-il trouvé son point d’appui ? Commentée grand homme, ainsi paralysé, fût-il parvenu à franchir même l’espace qui le séparait du ministère ? A l’époque où il adressait au roi ses notes le plus profondément méditées dans le but de sauvegarder à la fois les droits de la monarchie et les grandes bases de la constitution, veut-on savoir comment Louis XVI le secondait ? En faisant rechercher aux archives du parlement les antiques formalités nécessaires aux protestations de la couronne contre les États-Généraux, et cela dans l’intention d’en préparer une contre tous les décrets de l’Assemblée nationale sans aucune exception.

En présence de tant de difficultés inhérentes à leur œuvre parce qu’elles étaient l'héritage des siècles, on se demande avec effroi quelle voie les législateurs de 89 pouvaient prendre pour les éviter et toutes les alternatives soulèvent d’égales objections. C’est que les générations ne se lèguent pas seulement des biens et des progrès, elles se lèguent aussi des douleurs et des expiations. Les plus terribles sont peut-être ces situations sans issue où la raison rencontre à chaque pas des abîmes devant lesquels elle s’arrête et s’interroge en frémissant. Et, par une sorte de revanche ironique de la fatalité, si souvent vaincue par elle, elle n’a jamais si nettement conscience de sa liberté morale qu’en présence de ces impossibilités qui semblent lui en interdire l’usage. Des historiens qui n’éprouvent aucun embarras à vaincre les obstacles qui ont arrêté les générations, parce que la plupart de ces obstacles échappent à leur courte vue, ont décidé que celui-ci pouvait être facilement surmonté au moyen d’une abdication arrachée à Louis XVI après le 14 juillet ou le 6 octobre. C’est oublier tout à fait les conditions d’existence de l’Assemblée, à ce moment où elle ne pouvait vivre qu’en offrant à la fois la paix et la guerre, en ayant l’air de vaincre malgré elle et en se faisant pardonner ses triomphes par son esprit de conciliation. C’est lui donner, dès le début, la force et l’autorité qu’elle n’acquit que beaucoup plus tard. Le seul instant où elle put imposer cette abdication est celui qui suivit le retour de Varennes, et même alors, malgré les entraînements de la victoire, la complicité et les sollicitations de l’opinion publique, elle recula devant les calamités dont l’image s’offrit à sa vue, et conserva à la monarchie son ouvrage qui pouvait, avec quelques modifications de pure forme, s’accommoder également du régime républicain, considéré généralement alors comme peu compatible encore avec les mœurs et le caractère de la nation.

Les principes de 89 ne sont pas attachés à la fortune de ces dénominations changeantes. C’est ce que le bon sens public a admirablement compris, en leur donnant ce nom qui n’implique aucune forme de gouvernement déterminée. Il leur importe peu que le pouvoir exécutif s’appelle un roi ou un président, si leurs prérogatives essentielles demeurent intactes, et si les droits qu’ils consacrent trouvent protection et sécurité. Ils sont assez forts pour porter les fictions de l’hérédité monarchique. Toutefois il n’est pas douteux que la forme républicaine ne soit bien plus favorable à leur développement. Elle leur demande moins de sacrifices. Le gouvernement monarchique, si grande que soit sa facilité à se transformer, exige une unité d’action, une force et une tension de ressorts à peu près incompatibles avec le principe de la séparation des pouvoirs, surtout en matière judiciaire, et plus encore, s’il est possible, avec une constitution solide des libertés municipales et provinciales.

On s’est beaucoup égayé sur la séparation des pouvoirs, comme on fera toujours en France pour tout ce qui n’offre pas à l’esprit un sens net et précis. On a confondu d’abord, par une méprise insigne, le principe de Montesquieu, qui est celui de 89, avec le mécanisme anglais, qui est beaucoup plus artificiel ; puis on a reproduit ce dilemme banal qui, depuis cinquante ans, traîne dans tous les recueils d’anas : ou les pouvoirs se feront équilibre et alors on aura l’immobilité, ou l’un d’eux aura la prépondérance, et alors leur indépendance ne sera plus qu’un mensonge.

Si plaisante que soit cette facétie, il faut convenir qu’elle n’est pas très redoutable. Sans doute il est nécessaire que l'un des pouvoirs ait une influence dominante et imprime l’impulsion principale, mais il ne s’ensuit pas qu’on doive lui laisser tout dévorer autour de lui. L’indépendance de ses rivaux pour n’être pas absolue peut n’en être pas moins forte et efficace, et elle forme à la liberté une barrière de garanties légales que les gouvernements unitaires sont réduits à placer dans ce remède extrême et désespéré de l’insurrection. Ne trouvant pas en eux- mêmes la résistance au mouvement si naturel qui les porte à tout absorber, ils finissent tôt ou tard par la rencontrer dans la nation, et ce jour-là ils sont brisés sans retour, parce qu’il n’est pas dans la nature de l’absolu de pouvoir être réformé. L’histoire, cette démonstration en action, confirme ici le raisonnement d’une manière éclatante : les pouvoirs unitaires les mieux inspirés, soit qu’ils aient été représentés par un homme, soit qu’ils l’aient été par une assemblée, ou ont été fatals à la liberté, ou ont prématurément péri de mort violente. Et chaque fois qu’ils se sont écroulés, comme ils rapportaient tout à eux- mêmes, ils ont tout entraîné dans leur chute. Aucune institution n’ayant plus de vie propre, aucune ne peut leur survivre. Il est donc permis de s’en tenir à cette grande règle d’expérience, en attendant qu’on ait trouvé mieux.

Le premier obstacle que présente au législateur le problème de la séparation des pouvoirs, c’est d’opérer cette division sans nuire à l’harmonie, à l’unité et à la force de cohésion si nécessaire à la vie des gouvernements, surtout chez les grands peuples. Cette difficulté est sans contredit une des plus graves que puisse offrir la science politique. Aussi, au lieu de la résoudre, l'a-t-on presque toujours éludée en donnant au pouvoir exécutif une très large part des attributions de l’autorité législative, disposition qui, à la longue, avait invariablement pour effet de la faire passer tout entière en ses mains et de ne laisser au peuple que l’ombre d’une représentation.

Les principes de 89 l’ont résolue en accordant au pouvoir exécutif une sanction qui l’associait aux actes de l’autorité législative sans lui permettre d’y faire-opposition autrement que par un veto purement suspensif. C’était assez pour le garantir de toute tentative d’usurpation delà part des assemblées, pour prévenir toute résolution précipitée, et pas assez pour qu’il pût paralyser indéfiniment la volonté nationale. Quant à l’initiative des lois, on pensa qu’elle doit surtout appartenir au pouvoir qui est principalement chargé de les élaborer, et l’on n’y fit participer le pouvoir exécutif qu’en raison du rôle secondaire qui lui revenait dans leur acceptation. Il n’avait pas le droit de proposer une loi, mais seulement de prier l’Assemblée de vouloir bien la prendre en considération.

Cette solution a provoqué des objections passionnées. Les partisans du veto absolu se sont surtout attachés à faire ressortir ce qu’il y aurait d’humiliant pour un roi dans cette attitude toute passive, dans ce délai fatal, passé lequel il n’aurait plus qu’à obéir, comme si cette humiliation n’était pas plus blessante encore pour une grande assemblée subitement frappée d’interdiction par la volonté d’un seul homme. Selon eux, en cas de dissentiment, le pouvoir exécutif, armé de son droit de dissolution, fait appel à l’opinion du pays par de nouvelles élections, et la nation prononce souverainement.

C’est reconnaître implicitement qu’il y a un terme fatal pour le veto absolu comme pour le veto suspensif. Seulement, dans le système de 89, le pouvoir exécutif cède devant la loi sans qu’il soit besoin d’aucune sommation directe et personnelle, sans même qu’il y ait lutte ; tandis que celui qui a prévalu depuis sous nos régimes constitutionnels, tout en lui faisant la part beaucoup plus belle pour les temps ordinaires, l’expose davantage dans les situations extrêmes. On lui donne en effet un moyen à peu près infaillible de triompher : il choisit son heure et son terrain, il dissout, c’est-à-dire il commande, il humilie son rival, il se présente aux suffrages avec le cortège infini de ses influences connues ou latentes, il effraie les imaginations et les intérêts par la perspective de luttes interminables, mais, en cas d’échec, combien son autorité morale est plus gravement atteinte ! Une démonstration nationale a une tout autre importance que le vote d'une assemblée. Ce n’est plus une contestation plus ou moins discutable, c’est un jugement sans appel, et un jugement qui est directement dirigé contre lui. Ce système offre donc tout à la Ibis moins de sûreté et moins de justice. Lorsque Mirabeau prononçait son éloquent discours sur le vélo, ce n’était pas le législateur qui parlait, c’était le futur ministre. L’ambition lui troublait la vue. Son idée de poser le roi en tribun du peuple, en représentant perpétuel de la nation, vis-à-vis de l’assemblée son représentant temporaire sous le prétexte illusoire de prévenir, par cette rivalité, la formation possible d’une aristocratie au sein du Corps législatif, n’est pas autre chose que la théorie pure et simple du césarisme. Elle eût organisé entre le roi et l’assemblée un antagonisme où celle-ci n’eut pu manquer de périr.

Ce qui est en question ici, on le sent, c’est la souveraineté du peuple dont il faut garantir avant tout la sincérité. Elle n’est plus qu’un mot si la Constitution ne donne pas dans l’État une prépondérance marquée au pouvoir législatif, organe vivant de la volonté nationale et qui, sans cesse retrempé et renouvelé dans cette source de tout pouvoir, en exprime bien plus fidèlement les aspirations que le représentant héréditaire qui en est constamment isolé. Dans tout système politique il faut un principe moteur, et c’est lui qui doit remplir ce rôle au sein des régimes libres.

Loin de méconnaître cette grande vérité, la Constituante avait plutôt à se garder de lui trop donner, écueil où vint plus tard échouer la Convention. Les peuples qui échappent au joug de l’absolutisme monarchique sont très portés à ne voir dans l’oppression qu’une question de chiffres. A la place de la classique unité mettez une assemblée, ils lui délégueront des pouvoirs encore plus absolus, et ils croiront être libres. Ainsi ils apportent à la liberté tous les préjugés de la servitude, et la tyrannie reprend possession d’eux au sein même de l’affranchissement. La Constituante avait à un trop haut degré le respect et le culte des droits individuels pour se laisser aller à cette pente. Elle ne voulait donner au pouvoir législatif, outre ses prérogatives naturelles relatives à la confection des lois et au vote de l’impôt, qu'un contrôle des actes du gouvernement assez étendu pour rendre effective la loi de la responsabilité ministérielle. Les complots de la cour, la mauvaise volonté de Louis XVI, la forcèrent de retirer à l’autorité exécutive un pouvoir si dangereux dans ses mains, et, par exemple, de s’attribuer le règlement en dernier ressort de tous les conflits administratifs ; mais l’histoire doit dire qu’elle fit ces empiétements malgré elle et pour éviter de grands désastres.

Quant au mode d’organisation du corps législatif, on le considérait alors comme une question de pure forme plutôt que comme une question de principe. Ici encore on tint grand compte des conditions et des nécessités historiques. Ainsi la dualité des chambres législatives ne répugnait nullement en théorie aux penseurs de la Constituante. Elle semblait devoir être une garantie de sagesse et de maturité dans les délibérations, de stabilité dans les institutions. On lui voyait produire d’excellents effets aux États-Unis où le Congrès l’avait adoptée. Mais organisée selon l’un des deux systèmes qui semblaient devoir l’emporter fatalement, elle présentait les plus graves dangers. Si la chambre haute était laissée à la nomination du roi, l’indépendance du corps législatif était à jamais perdue. Là où les assemblées sont en tout ou en partie confiées au choix du pouvoir exécutif, il n’y a plus de séparation des pouvoirs. C’est pour ce motif que les Chambres des Pairs n’ont jamais été en France qu’une succursale du conseil des ministres. Si elle était au contraire un privilège attaché soit à l’hérédité, soit à certaines dignités ou fonctions déterminées, elle ouvrait un refuge et une forteresse inexpugnable à cette double aristocratie du clergé et de la noblesse qu’on venait de déposséder et qui, retranchée là sous un nom nouveau, pourrait prendre impunément la plus terrible revanche. Dans toutes les autres hypothèses, même sous la forme américaine, elle avait le tort de venir trop tôt et de scinder prématurément cette unité de volonté et d’action dont la Révolution avait si grand besoin pour traverser ces temps orageux et vaincre la coalition de ses ennemis.

Ces considérations l’emportèrent sur les efforts des partisans à tout prix du système anglais, qui s’obstinent encore à ne pas voir que la Chambre des Pairs en Angleterre a une raison d’être toute différente, puisqu’elle représente une aristocratie puissante, active, utile, pleine de vitalité, qui, malgré ses abus, conserve l’adhésion du sentiment national parce qu’elle les rachète par des qualités éminentes, et qui ne saurait disparaître sans laisser un vide immense au sein de cette grande nation. Vouloir maintenir la représentation après que la chose représentée a cessé d’exister, c’est un non-sens.

C’est encore un principe de 89 qu’il doit y avoir dans l’état un troisième pouvoir, je veux dire un pouvoir judiciaire. Sa complète indépendance parut nécessaire à la sécurité des citoyens, à la pureté des jugements, au désintéressement des juges, au prestige de ce grand nom de justice, le plus auguste que puisse prononcer la langue humaine. Il fut organisé d’après les mêmes idées de raison et de liberté. On en a conservé jusqu’à nos jours le plan général, et tout ce qui en faisait un système, mais rien de ce qui en faisait un pouvoir.

Établissement du jury, gratuité de la justice égale et impartiale pour tous, abolition des tribunaux d’exception qui réservaient une place d’honneur aux crimes privilégiés et consacraient la naissance et le rang jusque dans l’ignominie, hiérarchie de juridictions graduées de manière à sauvegarder tous les droits et à rassurer tous les intérêts, tribunaux de conciliation destinés à prévenir par des transactions à l’amiable l’éclat fâcheux des luttes judiciaires, institution d’un tribunal suprême appelé à maintenir dans toute la France l’unité et l’intégrité de la législation, toutes les grandes bases de cette œuvre admirable qui est restée debout au milieu de nos bouleversements furent fixées par les savants et profonds légistes de la Constituante, Thouret, Tronchet, Duport, Target, Bergasse, Rœderer. Voilà ce qu’elle mettait à la place de ce système dérisoire que lui laissait l’ancien régime, où la justice, tantôt vendue comme un négoce, tantôt léguée comme un patrimoine, jetait, par ses empiétements sur tous les pouvoirs et principalement par les prétentions du Parlement en matière législative et administrative, le trouble, le désordre, l’inquiétude, dans l’état, et rendait stériles les meilleures intentions et les plus heureuses réformes.

Cette organisation est encore celle que le monde envie à la France, seulement elle a depuis longtemps perdu le privilège qui constituait sa forte individualité, garantissait son indépendance, et faisait vraiment d’elle un pouvoir, je veux dire la libre élection, sans laquelle les institutions judiciaires ne sont que des instruments de gouvernement, et changent de maximes aussi souvent que change le règne. L’inamovibilité n’a été qu’un palliatif très insuffisant. Depuis que cette base essentielle lui manque, depuis que l’institution des juges a été rendue au choix ministériel, il y a encore des juges, il y a encore une magistrature, mais il n’y a plus de pouvoir judiciaire. C’est une administration comme une autre, une dépendance du pouvoir exécutif, qui n’était fait au contraire que pour lui prêter son bras. Le principe que 89 avait emprunté à Montesquieu et que l’Amérique a si admirablement réalisé[1], a cessé d’exister. Le vieil axiome de l’ancien régime que « toute justice émane du roy, » maxime qui, même sous la monarchie de droit divin, n’a jamais reçu qu’une application très incomplète et à laquelle l’abus même de la vénalité et de l’hérédité des offices servait souvent de correctif et de tempérament efficace, a repris possession de la France de la Révolution.

C’est ici le lieu de remarquer à quel point les publicistes qui ont accusé la Révolution d’avoir inventé et adoré la centralisation, et ceux mêmes qui se sont élevés contre cette opinion erronée, pour montrer combien l’ancien régime l’avait précédé dans cette invention et ce culte, se sont mépris sur ses principes et son génie. Si la centralisation a eu des effets funestes et unanimement reconnus et flétris comme tels, c’est d’abord, sans contredit, en matière judiciaire. En introduisant l’élection à tous les degrés de la hiérarchie et de la juridiction, elle a, au contraire, puissamment décentralisé sans briser en rien les liens nécessaires à l’homogénéité d’un grand corps de magistrature. C’est ensuite en matière administrative. Ici on ne peut lui adresser qu’un reproche, c’est d’être allé trop loin dans la voie opposée et d’avoir constitué, trop fortement peut-être, l’indépendance de l'administration vis-à-vis le pouvoir exécutif qui, si l’on consulte les apparences, avait si grand besoin de son concours, mais qui, si l’on consulte la réalité, en aurait si promptement abusé.

Chaque département était un petit État fait à l’image du grand, qui, tout en se rattachant à lui par mille liens étroits, avait sa propre personnalité, ses pouvoirs, sa législature et son conseil exécutif, nommés par l’élection et destinés à gérer ses intérêts particuliers. Cette organisation, plus faite pour un gouvernement fédératif que pour une monarchie, avait le tort de déléguer à un conseil des fonctions qui demandaient un administrateur unique, mais, du moins, elle n’avait pas celui de remettre toutes les affaires de la nation aux mains du pouvoir central et de tuer à son profit toutes les énergies individuelles. Celle des municipalités fut conçue sur un plan analogue. Toutes ses dispositions avaient pour but de rendre la vie aux pouvoirs locaux, en leur laissant de quoi employer leur activité. Mirabeau, qui sentait admirablement que pour réaliser la force et la liberté au sommet, il fallait d’abord les créer à la base, qui savait combien est féconde l’initiative originale du bon sens populaire dans les choses qui sont à sa portée, et quelle immense part la spontanéité a toujours eue dans la formation des institutions communales solides et durables, aurait même voulu les laisser s’organiser librement elles-mêmes à leur manière, selon les besoins, les habitudes, le génie spécial des populations, sans les astreindre à d’autres conditions que de respecter les grands principes de l’ordre nouveau : libre discussion, égalité, responsabilité, élection.

En cela, et par une heureuse contradiction avec ses maximes favorites, ce grand homme exprimait fidèlement le véritable sentiment de la Révolution, au sujet du système de centralisation. Il est aussi antipathique à ses instincts que contradictoire à sa logique. Elle ne le repousse pas seulement comme funeste mais comme injuste, car une centralisation extrême ne s’achète que par le sacrifice d’un droit. Elle ne l’a subi qu’à contre-cœur et sous le coup des plus terribles nécessités, en 93, lorsque les complications les plus alarmantes, se coalisant dans son propre sein avec les dangers qui la menaçaient sur les frontières, la forcèrent de recourir à ce suprême effort de contraction sur elle-même, et même alors elle protesta, par la voix de la Gironde, contre ce système désespéré qui ne la sauva qu’en tuant ce qu’elle avait de meilleur en elle. Elle ne l’accepta que l’épée de l’étranger et le poignard des conspirations sur la gorge comme un expédient, comme un état exceptionnel et transitoire, jamais comme un principe. Plus tard, la centralisation n’a été conservée que contre elle, souvent par ses ennemis, plus souvent encore par ses amis, qui ont vu en elle un instrument de gouvernement d’une incomparable facilité et l'ont adoptée sans s’aviser combien les peuples le payent cher.

Elle flatte d’ailleurs, il faut le reconnaître, de vieux préjugés nationaux et un des traits les plus malheureux du caractère français qui aime à sentir la main qui le gouverne, conforme en cela au génie des races latines. La Révolution crut devoir le combattre au lieu de l’encourager, tenant assez peu de compte du génie des races, lorsqu’il entravait des progrès salutaires et légitimes, et n’ayant pas là-dessus toutes nos belles théories. Aux yeux de ses penseurs, avant d’être un Français on était un homme. Il n’y avait pas, selon eux, de traits de mœurs et de caractère qui eussent le droit de prévaloir contre une règle de justice et de raison, une fois reconnue et démontrée. et toute race, quelle qu’elle fût, était tenue d’y plier son génie, ou bien cette race était destinée à périr.

Le système électoral, qui devait servir de nerf et de moteur à cette vaste création, fut une des moins heureuses inspirations de l’Assemblée constituante. Ce n’est point toutefois, comme on pourrait le croire, pour avoir justifié les nombreuses attaques dont il a été l’objet, mais seulement pour leur avoir offert un prétexte. Elles étaient le plus souvent très contestables, mais elles étaient spécieuses, c’est assez pour qu’elles fussent méritées. En cette matière, l’apparence a une importance souveraine et les réalités disparaissent complètement devant les mots. On peut à peine s’y fier à l’expérience tant elle s’y donne de démentis. Et s’il n’est pas d’institution politique qui, dans tous les temps, ait fait naître de plus folles illusions, il n’en est pas non plus qui ait amené de déceptions plus sanglantes. Le mal produit par un système électoral n’est presque jamais dans ses vices réels, il est dans l’opinion qu’on s’en fait. Du moment qu’on le juge, avec quelque unanimité, défectueux, il l’est par cela même, parce que sa première fonction et son premier but sont de satisfaire l'esprit public, moins encore, s’il est possible, en exprimant sa pensée exacte, qu’en paraissant l’exprimer, distinction qui, du reste, trouve rarement son application.

Tout système électoral, quel qu’il soit, suppose dans ceux qu’il appelle au scrutin des conditions de moralité, d’indépendance, de maturité, de jugement, qui, impossibles à vérifier minutieusement, ne peuvent être déterminées qu’au moyen de certaines présomptions légales. Et par cela seul que ces conditions sont loin d’être toujours réunies, des lois de restriction et d’exclusion sont un supplément indispensable à l’absence de tout contrôle. Il résulte de là que les législations électorales ne peuvent rien avoir d’absolu et sont essentiellement variables selon les temps, les lieux et les peuples. Elles sont tenues, avant tout, d’ouvrir les voies au mérite et de le faire monter à la place qui lui est due. Or, ce devoir même leur impose le plus souvent des limitations très rigoureuses à l’exercice du droit de suffrage, car, s’il est telle nation où tout le monde peut être impunément électeur, il en est telle autre où la vie intellectuelle et morale n'ayant pas encore pénétré au sein des classes inférieures, qu’on ramènerait directement à la barbarie en y donnant au grand nombre le droit de suffrage.

C’est d’après ces idées générales que fut conçue la loi électorale annexée à la Constitution de 91. Elle était faite dans un esprit très large et très libéral, mais, par plusieurs dispositions aussi inopportunes que maladroites, elle blessait les susceptibilités populaires émues et frémissantes de leurs dernières luttes avec la Cour et les classes privilégiées ; elle leur demandait des sacrifices qu’on ne demande jamais aux vainqueurs, et donnait une prise puissante aux factions armées contre l’ordre nouveau.

Les législateurs de la Constituante, considérant avec raison le droit de suffrage non comme un droit naturel, mais comme un droit exclusivement politique que la société conférait aux citoyens en vue de sa propre utilité, ils devaient nécessairement lui reconnaître celui de demander aux citoyens qu’elle appelait à l’exercer des garanties propres à la rassurer. Si libérale qu’elle se montrât de ce droit d’intervention dans les affaires publiques, au nom même de leur bonne gestion, son devoir était d’en régler les formes.

Ils organisèrent donc l’élection à deux degrés, de manière que les électeurs proprement dits, étant déjà un corps d’élite à l’abri de ces surprises d’engouement ou de panique qui s’emparent si facilement des masses ignorantes, et formant une véritable magistrature politique, le vote définitif fût plus éclairé, plus réfléchi, plus libre.

Malheureusement, l’application de ces sages idées fut beaucoup plus défectueuse qu’on n’avait le droit de s’y attendre, et garda trop l’empreinte de l’esprit formaliste des jurisconsultes et des avocats qui la préparèrent. A l’égard des conditions qui constituaient l’électeur du degré inférieur, ce qu’on nommait alors le citoyen actif, il n’y avait pas d’objections sérieuses à élever, et il serait difficile d'en trouver de plus démocratiques, puisque la plus onéreuse d’entre elles consistait à exiger une contribution directe de la valeur de trois journées de travail, c’est- à-dire de trois livres au maximum. Ce n’était pas, assurément, payer trop cher l’honneur de participer activement à l’administration d’un grand pays.

Quant à celles qu’il fallait réunir pour être un électeur proprement dit, elles étaient loin de légitimer les anathèmes et les indignations excessives dont elles furent l’objet de la part de Loustalot, de Camille Desmoulins, de Danton et surtout de Robespierre, puisqu’il suffisait d’avoir une propriété dont le revenu fut égal à la valeur de 200 journées de travail ou d’être locataire d’une habitation dont le loyer fut évalué à 150 journées de travail, pour pouvoir être admis à se présenter aux suffrages des assemblées primaires et aspirer aux fonctions du degré supérieur. Néanmoins, elles furent un levier d’une force terrible entre les mains des agitateurs.

Le droit de suffrage est celui dont les classes populaires sont le plus jalouses, et c’est en même temps celui dont elles usent le moins. Elles y tiennent d’autant plus qu’elles n’y peuvent voir qu’une promesse, une porte ouverte aux supériorités qui se révèlent dans leur sein, car elles veulent bien qu’on leur conteste l’action, mais non la capacité. Il est à leurs yeux, même sous les régimes représentatifs, l’ombre effacée de cette chimère du gouvernement direct, dont on a si longtemps flatté leur orgueil aux dépens de leur intérêt. Leur part de souveraineté leur est d’autant plus chère qu’elle est presque toujours purement nominale. Ce droit, en un mot, n’est pour elles qu’un symbole, mais ce symbole, c’est l’espérance.

Assigner, comme présomption légale de l’aptitude aux fonctions électorales, une condition de propriété, ce qu’à la vérité on avait pratiqué dans tous les temps, c’était pis que les exclure, c’était les blesser profondément par une déclaration d’indignité si mal motivée. Si le passé n’avait rien su trouver de mieux comme mesure de la capacité politique, n’était-ce pas à la Révolution d’ouvrir des voies nouvelles en cela comme elle avait fait dans le reste de son œuvre ? En substituant à ces supputations censitaires des conditions encore plus étroites, si l’on veut, mais qui eussent pris pour base l’indépendance, non matérielle mais morale, c’est-à-dire l’instruction, la moralité, le domicile, etc., on eût désarmé les mécontentements ou ils seraient demeurés impuissants, parce qu’on n’aurait pas semblé frapper d’exclusion des catégories si précieuses et si dignes d’intérêt.

Au reste, par une contradiction beaucoup trop significative, les conditions exigées pour être élu représentant du peuple étaient infiniment moins rigoureuses que pour être appelé aux fonctions d’électeur, puisqu'il suffisait d’être citoyen actif. C’était montrer trop clairement l’intention de concentrer toute fin- fluence électorale dans la « classe moyenne, » et les défenseurs de la loi, entre autres Thouret et Barnave, ne se firent pas faute de prononcer souvent, dans le cours de la discussion, ce mot encore nouveau alors et dont on ignorait le retentissement funeste au sein des classes inférieures. Et de quel droit, en effet, semblait-on les déclarer d’avance suspectes et dangereuses ? De quel droit se défiait-on d’elles au mépris des services de tout genre qu’elles avaient rendus à la cause de la liberté ? Pourquoi tracer entre elles et la bourgeoisie cette ligne de démarcation artificielle et fictive, lorsque, par un bonheur dont on aurait dû mieux profiter, la nature des choses n’en avait mis aucune ?

Ce fut un immense malheur de ressusciter ainsi, entre ces deux classes faites pour vivre étroitement unies, l’antagonisme qui avait séparé la noblesse du, tiers-état, car ici cet antagonisme n’a jamais existé que dans les mots. Cette dénomination de classe moyenne était à elle seule une très grande faute politique, puisqu’elle dénonçait un mal qui n’existait pas. Il n’y a de classe que là où il y a privilège. Or, la prépondérance si peu effective de la bourgeoisie en matière électorale, suffisait-elle alors pour porter ce nom ? valait-elle surtout qu’on la payât si cher ? Il est impossible de l’affirmer sérieusement, tant cette barrière du revenu de 150 à 200 livres était faible et accessible aux plus indigents à l’aide d’un peu de travail et d’économie, et néanmoins, en peu de temps, elle grandit démesurément dans l’imagination populaire et bientôt s’éleva comme un mur d’airain qu’il fallait briser à tout prix, comme on avait brisé les portes de la Bastille.

Cette organisation de la défiance et de la jalousie entre deux classes si intimement confondues, qu’il est impossible de marquer la limite qui les sépare, a survécu à la Révolution après l’avoir fait dévier de sa route naturelle, et a été depuis l’erreur capitale et bien expiée de la monarchie de juillet, qui est allée bien plus loin encore dans ces voies funestes. Éloigner d’une façon absolue, et avant toute épreuve, du scrutin les classes populaires, c’était les rendre hostiles à plaisir. Elles ont, quoi qu’on dise, un profond sentiment de leur solidarité avec la bourgeoisie, et la rancune et l’orgueil seuls les ont armées contre elle. Lors même que l’assiduité nécessaire à leurs travaux et l'ignorance des affaires publiques ne les écarteraient pas de l’urne électorale, la supériorité d’intelligence et de culture et la communauté d'intérêts suffiront toujours pour les rallier à la pensée de la classe moyenne, quand elles n’y verront ni une préoccupation égoïste, ni une prétention humiliante pour leur dignité.

Par une singulière anomalie, le nouveau système électoral se trouvait être moins libéral que celui sous l’empire duquel on avait nommé la Constituante. Du reste, sa condamnation fut, pour ainsi dire, écrite dans son premier résultat. Il servit à élire la Législative, assemblée, à tous égards, si inférieure à son aînée.

En matière de religion les principes de 89 sont pour la liberté des cultes la plus illimitée ; il n’est pas possible d’élever le moindre doute à cet égard, pour peu qu’on ait suivi les discussions de la presse et de la tribune. On n’entendait nullement par là que les outrages à la morale commis par cette voie dussent rester impunis, mais qu’ils fussent assimilés aux délits commis par la voie de la parole ou de la presse, soumis, en un mot, à la loi commune. Ce n’est qu’en se faisant illusion sur des concessions commandées par des considérations de prudence et d’humanité qu’on a pu contester celte vérité. Ces glorieux esprits qu’avait affranchis la philosophie nouvelle, ne pouvaient songer à laisser subsister pour leurs semblables (mot devenu banal et qu’ils prenaient au sérieux avec tant de sincérité), les chaînes dont ils ne voulaient plus pour eux-mêmes. Les savantes distinctions qu’on a imaginées là-dessus leur étaient complètement inconnues. La forme religieuse, loin d’être à leurs yeux l’œuvre d’une faculté à part, irresponsable devant la raison humaine, ne pouvait être considérée que comme une expression symbolique, une première épreuve de la forme philosophique. C’était là sa justification et sa raison d’être. Elle avait, selon eux, le double rôle de remplacer l’idée philosophique auprès des faibles d’esprit, et de lui servir d’initiation auprès des âmes faites pour la comprendre, mais elle était comptable au même titre de la valeur de ses enseignements. Dans leur hère et virile confiance en la force de l’intelligence et de la vertu, ils croyaient même, pour la plupart, que le temps des religions positives approchait de sa fin, que le sentiment religieux épuré et soutenu par une forte éducation philosophique et morale pourrait trouver sa satisfaction en lui-même, sans avoir à recourir aux dogmes, aux symboles et aux formes extérieures, et que ce culte tout intérieur, sans autre temple que la conscience, suffirait tôt ou tard aux peuples comme, depuis si longtemps, il suffisait aux hommes que leurs lumières élevaient au-dessus de la foule.

En tout cela, ils ne faisaient que sanctionner les idées dont la générosité et le puissant attrait avaient passionné leur siècle tout entier, et jeté un si incomparable éclat sur l’éloquence de ses grands agitateurs. Déjà, du reste, l’Amérique spéculativement moins hardie et moins brillante, mais si sage et si pratique, les avait devancés dans l’application, ce que d’ailleurs, sa situation unique lui rendait facile. Le Congrès, en étendant à tous les États de l’Union les bienfaits dont le grand cœur et l’admirable dévouement de Roger Williams avait depuis longtemps doté le Rhode-Island, sut résoudre de prime abord une question qui est encore un problème pour l’Europe. Il se borna à proclamer l’incompétence absolue de la loi politique en matière religieuse.

Pour toutes ces raisons, la liberté des cultes devait être et fut en effet une des premières questions qui préoccupèrent l’Assemblée constituante. C’était le grand mot de l’époque ; comment le taire ou l’éluder dans un tel renouvellement de toutes choses ? Pourtant d’un accord tacite on évitait de le définir, comme si on eût deviné les orages qu’il devait déchaîner sur la Révolution. Mais la déclaration des droits ne pouvait le passer sous silence sans former une lacune qui d’avance annulait toute sa portée et son autorité. Sans ce couronnement nécessaire, elle n’était plus qu’une déclaration d’impuissance. La liberté religieuse fut donc reconnue en principe, sur la motion du marquis de Castellane et sous l'impérieuse sommation d’un des plus éloquents discours de Mirabeau. Mais lorsqu’on en vint à la discussion de l’article, sa rédaction vague et équivoque, longtemps débattue, arrachée mots par mots aux hésitations de la majorité, révéla dès lors les secrets embarras et les craintes trop motivées qui paralysaient ses bonnes intentions :

« Nul homme, disait-il, ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

Ce texte, libéral en apparence, laissait en réalité une place immense à l’arbitraire, et pouvait devenir une arme terrible entre les mains d’un interprète mal intentionné ou d’un juge prévaricateur. D’abord cette forme négative et comme honteuse d’elle-même, ne semblait tolérer que parce qu’elle ne pouvait plus proscrire. C’est la formule d'une faveur et non celle d’un droit. « Même religieuses ! » disait-on, lorsque ce sont surtout ces opinions que la loi doit protéger. L’homme qui prend possession d’une liberté procède par affirmation et non par de timides équivoques. Une loi qui veut être respectée ne doit pas d’ailleurs offrir une pareille latitude aux interprétations. Une première question toute de fait était laissée à la discrétion du juge, la question de savoir si le culte « troublait ou ne troublait pas ; » pouvoir redoutable et dont il pouvait si facilement abuser. Quant au complément de la rédaction, « l’ordre public établi par la loi, » on peut dire qu’il n’avait pas de sens dans la déclaration des droits de l’homme, puisqu’il faisait dépendre le droit de la loi, au lieu de subordonner la loi au droit, comme elle a toujours fait. Le droit à la liberté de conscience devait être hautement déclaré supérieur à tous les régimes, quels qu’ils fussent, et indépendant de leurs variations. Or, « l’ordre public établi par la loi » est une chose essentiellement changeante, au gré du caprice des révolutions. Sous la Constituante, cet ordre public réclame la liberté des cultes, mais sous Louis XIV, il réclame le catholicisme ; sous la Commune, le culte de la Raison ; sous Robespierre, le culte de l’Être suprême. Ainsi les rôles se trouvaient intervertis, car c’était au contraire à l’ordre public, à la Constitution, à l’État de se pourvoir de façon à ne pas troubler la liberté des cultes ; et c’est précisément pour élever le droit au- dessus de ces variations de la loi positive que la déclaration avait été conçue et rédigée.

Le désir de ménager un clergé nombreux, encore influent, admirablement discipliné, bien que ses mœurs fussent loin d’être régulières, possesseur d’immenses richesses foncières et mobilières qui lui faisaient une innombrable clientèle parmi les classes indigentes, rompu à l’intrigue, et d’autant plus actif et vigilant qu’il s’attendait depuis longtemps aux tempêtes qui allaient l’assaillir ; l’espérance très naturelle de détacher sans retour de sa cause la grande majorité des curés et du bas clergé tout entier, sorti des rangs du peuple, afin d’avoir des alliés jusque dans le camp ennemi ; enfin la crainte trop fondée de mécontenter des populations très considérables dans l’ouest et le midi, encore notoirement asservies aux plus tristes superstitions, fanatisées par les haines religieuses et prêtes à épouser au premier signal la querelle de leurs prêtres, tels sont les motifs qui déjà imposaient aux politiques de l’Assemblée ces transactions qui atténuaient l’expression de leur pensée, mais sur lesquelles ils comptaient bien revenir plus tard. Ce sont aussi eux qui leur dictèrent la constitution civile du clergé.

Cet acte fameux, dont les conséquences devaient être si désastreuses, n’avait rien au premier abord qui, en présence des complications que tout le monde appréhendait, ne parût légitime et plausible aux deux opinions opposées. C’était comme un accommodement inespéré entre des principes à jamais irréconciliables. Il semblait indiqué par la nature même des choses, et témoignait de l’intention de sauvegarder les croyances aussi bien que les intérêts. Œuvre d’ecclésiastiques austères, aussi attachés à la foi catholique qu’à la cause des opinions démocratiques, et qui s’étaient fait remarquer par une rigidité de mœurs presque inconnue à cette époque, surtout de Camus et de Grégoire, jansénistes ardents et républicains sincères, mais têtes étroites et inflexibles, absolument dépourvues de sens politique, la constitution civile du clergé ne faisait, en apparence, que ressusciter certaines coutumes primitives du christianisme. Elle rendait la nomination des curés et des évêques au vote populaire ; elle diminuait de près de moitié le nombre des évêchés ; elle substituait le salaire de l'État aux dîmes et aux revenus scandaleux de l’ancien clergé, sans toucher autrement aux questions de doctrines.

En réalité, elle brisait l’unité disciplinaire du catholicisme en retirant au pape toute participation effective à l’institution des évêques. Ils n’étaient plus, désormais, que des fonctionnaires publics, indépendants de l'autorité ultramontaine, mais aussi dépourvus de toute prise sérieuse sur les curés leurs subordonnés. Au fond, c’était là son principal mérite aux yeux des hommes d’État de l’Assemblée, surtout de Mirabeau, qui sentait bien, avec sa pénétration ordinaire, que la lutte avec l’Église était loin d’être ter- minée et qui s’écriait en toute occasion « qu’il fallait décatholiser la France. »

Leur illusion fut de croire qu’ils avaient trouvé dans ce décret doublement perfide et malencontreux, puisqu’il ne devait profiter à personne, un moyen sûr d’amener sans lutte et sans violence la transformation qu’ils voulaient achever. Forcés de conserver le clergé à cause des racines profondes par lesquelles il tenait encore aux entrailles de la nation, ils se flattèrent de détruire son organisation politique en relâchant les liens qui l’unissaient à l'unité romaine, en relevant l’élément presbytérien essentiellement démocratique contre l’influence épiscopale, en humiliant la tiare devant la loi civile, en consacrant en quelque sorte la dépendance du prêtre par le salaire qu’il devait recevoir de l’État, enfin, en le rattachant par l’élection aux intérêts populaires. Une fois ce système adopté et mis en pratique, les ministres du culte, délivrés de toute autorité hiérarchique, de toute surveillance trop étroite, laissés à leur propre inspiration, élus par l’opinion et responsables seulement devant elle, entraînés bon gré ou malgré dans les mouvements de l’esprit public, fussent devenus en peu de temps ce que Mirabeau voulait faire d’eux : « des officiers de morale et d’instruction. »

Mais il en advint tout autrement. Enchantée qu’on lui offrît un prétexte plausible pour colorer ses résistances, la grande majorité du clergé refusa de reconnaître la constitution civile. Elle sut habilement tirer parti des avantages de sa position qui, au point de vue logique, était tout à fait inexpugnable. C’est vainement, en effet, qu’on objectait aux dissidents que les réformes ne portaient que sur des questions de discipline extérieure, et qu’à presque toutes les époques on avait reconnu au pouvoir temporel le droit d’intervenir en cette matière, affirmation historiquement incontestable. Ils pouvaient opposer à l’objection plus d’une réponse. Ces points de la doctrine catholique sont tellement délicats, sujets à discussion, et ils ont été si bien embrouillés par ceux qui y avaient intérêt, que toutes les fois que les gouvernements voudront les décider de leur autorité privée, ils la compromettront de la façon la plus grave et sans profit pour personne. Les fidèles s’en rapporteront toujours de préférence à leurs pasteurs, qui ont leur confiance et qu’ils jugent naturellement plus compétents dans cet ordre de questions. Du reste, à s’aventurer sur ce terrain périlleux, le génie laïque ne luttera jamais à armes égales avec la subtilité ecclésiastique, et c’est justice ; qu’a-t-il besoin de l’y suivre ?

Jamais ceci ne parut plus clairement que dans ce débat. Que le pouvoir temporel eût le droit de s’immiscer en matière disciplinaire, on ne le contestait nullement ; mais l’Église seule avait celui de déterminer ce qui était, en effet, question de discipline ou question de dogme, et elle niait que l’institution épiscopale et les prérogatives du pape fussent une simple question de discipline. Distinction capitale et très heureusement imaginée, qui lui donnera toujours le dernier mot dans toutes les querelles de ce genre, et qui rend d’avance inutile de la part des gouvernements toute tentative de réforme ecclésiastique fondée sur leur propre initiative. La Constituante vint échouer ici contre l’écueil où avait péri Joseph II. Le seul moyen d’assurer une paix durable que laisse aujourd’hui aux pouvoirs temporels l’organisation si inattaquable du catholicisme, et le seul qu’autorise la justice comme le bon sens, c’est la séparation absolue de l’Église et de l’État.

Quels que fussent les dangers qu’eût amenés ce moyen un peu extrême dans les circonstances d’alors, on ne peut nier qu’il n’eut jamais fourni de telles armes aux ennemis de la Révolution. Entre l’Église et l’État il n’y aurait plus eu à régler qu’une question d’intérêt relative aux biens du clergé ; or, les questions d’intérêt n’ont pas le privilège dépassionner les peuples. On voit d’ici, au contraire, les suites funestes et inévitables de la constitution civile : la mauvaise volonté, les intrigues, les protestations artificieuses et passionnées des opposants, leur habileté à faire tourner contre la loi tous les avantages qu’elle leur laissait, amènent forcément l’adoption d’une mesure décisive qui les mette en mesure de se prononcer solennellement pour ou contre : c’est le serment à la Constitution. Ceux qui le refuseront seront déchus de leurs fonctions et remplacés dans leurs diocèses, car l’État ne peut consentir à employer ses ennemis. Mais, comme ils ne reconnaissent ce droit qu’au pape qui les a institués, ils persisteront à vouloir exercer leurs devoirs sacerdotaux et se verront traités comme des fonctionnaires rebelles, car c’est ainsi que la loi les considère. De là des troubles et des conflits sans fin, des appels à la guerre civile, motivés sur la persécution religieuse, l’autel élevé contre l’autel comme au temps de la Ligue, les populations irritées formant un rempart vivant autour des prêtres insermentés, le désordre s’accroissant par le désordre même, et le législateur forcé d’aggraver la peine pour l’égaler aux délits nouveaux. Que devient au milieu de ces déchaînements de passion et d’arbitraire le grand principe de la liberté de conscience ?

Malgré sa préoccupation constante de restreindre le rôle de l’État, dans le but de rendre la vie, la force et l’activité aux initiatives individuelles, la Constituante était loin, nous le voyons ici, de faire de lui un être purement passif. Mais elle n’a exagéré son rôle que par exception. Elle voulait que tout-puissant pour faire le bien, il fut désarmé pour faire le mal. On l’a accusée à ce propos d’avoir laissé sans protection les intérêts incapables de se défendre eux- mêmes, ceux des faibles et des pauvres, et Dieu sait quelles déclamations cela nous vaut encore sur ses tendances égoïstes et bourgeoises ! Voici comme elle y répondait d’avance par deux créations qui attesteront à jamais l’esprit humain et généreux qui animait cette auguste Assemblée :

« Il sera créé et organisé un établissement général de secours publics pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux pauvres valides qui n’auraient pu s’en procurer.

« Il sera créé et organisé une instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes, et dont les établissements seront distribués graduellement dans un rapport combiné avec la division du royaume. »

Tels sont, considérés à la fois dans leur enchaînement théorique et dans leur premier essai de réalisation, les grands principes qui ont immortalisé la Révolution française. L’idéal et l’absolu, qu’on ne peut songer à bannir du domaine de la politique sans en chasser en même temps toute idée de morale et de justice, et tout élément de progrès, y sont presque toujours contrôlés parle sens pratique qui seul réussit à les rendre féconds ; et les erreurs qu’il est facile d’y relever, sont plutôt la conséquence des situations que l’ouvrage des hommes. Dégagez l’essence de ces principes, et sous leurs formes les plus minutieuses comme sous les plus générales, vous retrouverez in- variablement, à côté de la conception égalitaire, la belle idée dont les révolutions antérieures de l’esprit humain, surtout la Renaissance et la Réforme, avaient légué la réalisation au XVIII® siècle après avoir puissamment contribué à la développer, l’idée de l’inviolabilité des droits individuels. Les hommes qui acceptèrent la noble tâche de l’incarner dans les institutions françaises étaient bien loin de croire l’avoir fait d’une manière définitive et de vouloir fermer la voie aux progrès ultérieurs, puisque la Constitution, leur œuvre, prévoyait elle-même sa propre révision et en réglait le mode. Ils pensaient, toutefois, que leurs successeurs, en améliorant les parties défectueuses de l’édifice, s’abstiendraient toujours de toucher à ces assises sacrées, héritage des siècles et qui appartenaient désormais à la tradition de l'humanité. Mais il n’en a rien été. La plus belle et la plus glorieuse conquête de la Révolution, la cause des idées libres, a été la première abandonnée ; et nous n’avons pas fini d’expier ce lâche reniement, car si la loi de responsabilité ne se vérifie pas toujours en ce qui concerne les individus, elle est toujours vraie à l’égard des peuples.

 

 

 



[1] Dans l’ensemble, sinon dans tous les détails. Aux États-Unis, le pouvoir judiciaire est aussi un pouvoir politique. Il ne veille pas seulement à l’observation des lois civiles, mais au maintien de la Constitution elle-même, qui est considérée comme la loi par excellence.