ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DE LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME.

 

 

J’aborde ici un sujet à peu près neuf, malgré les innombrables écrits qu'il a provoqués. C’est depuis si longtemps une opinion passée à l’état de chose jugée, que la déclaration des droits de l’homme est un lieu commun philosophique, une déclamation prétentieuse et vide, qu’on a oublié jusqu’à l’idée à laquelle elle répondait. On n’y voit guère aujourd’hui que des mots, et c’est aussi à des mots que se réduisent la plupart des jugements qu’on a portés sur elle.

Que la plupart de ses auteurs n’en aient compris qu'imparfaitement le sens si profond, tout en embrassant avec enthousiasme les principes qu’elle consacrait, c'est ce dont il est facile de se convaincre par la lecture de leurs discours, et il n’y a rien là qui doive surprendre. Leurs projets reflètent tous la même image, mais comme feraient les fragments d’un miroir brisé. Chacun d’eux était surtout préoccupé des idées qu’il y faisait prévaloir, et perdait de vue dans cette préoccupation exclusive l’harmonie et la signification de l’ensemble. C’est comme à leur insu que ses admirables proportions se sont développées, chacun ne connaissant bien de l’édifice que ce qu’il en avait construit lui-même. D’ailleurs il est bien rarement donné aux contemporains d’un grand événement d’en comprendre la portée lointaine, soit qu’ils en soient trop rapprochés pour en saisir la perspective exacte, soit plutôt que l’impartialité leur fasse défaut. On eût bien étonné Luther et Calvin en leur montrant les conséquences dernières de la Réforme !

Mais ce qui est moins explicable, c’est la légèreté, le dédain, l’inintelligence avec lesquels tant d’historiens si irréprochables du reste en tout ce qui concerne les moindres détails de l’administration, des finances, ou des intrigues ministérielles, ont traité cet évangile de la Révolution. Ceux qui lui sont le plus favorables en renvoient d’ordinaire l’appréciation à leurs considérations générales sur la constitution de 91, ils en présentent en quelques lignes une justification qui a plutôt l’air d’une excuse que d’une apologie ; et le lien de ce grand acte avec tous les événements de l’époque, leur échappe à tel point, qu’ils n’en saisissent pas même les effets les plus directs et les plus immédiats, tels que, par exemple, les mémorables décrets de la nuit du à août, qui furent spontanément votés sous son inspiration, et peuvent en être considérés comme un commentaire en action.

La déclaration des droits de l’homme est l’expression la plus haute des principes que la philosophie moderne a fait ou fera tôt ou tard prévaloir dans la politique des peuples civilisés. Son nom seul indique une idée tout à fait inconnue à l’antiquité et au moyen âge, qui ne s’élevèrent jamais au-dessus d’une conception étroite et confuse du droit, et ne surent point distinguer celui qui protège l’individu de celui qui appartient à la cité ou à la nation. A Rome même, les jura civium protègent contre l’oppression étrangère ou particulière, jamais contre la Patrie qui pour elle est un dieu. La Réforme, en adoptant pour base l’idée du droit individuel en matière religieuse, et eu faisant de ce principe l’objet de ses enseignements et de ses plus ardentes polémiques, rendit un immense service à la cause de la civilisation, et contribua puissamment à le faire pénétrer dans l’ordre politique. Il est plus que douteux que le mouvement philosophique de la Renaissance, réduit à ses seules forces et emprisonné comme il l’était dans les systèmes étroits et absolus de l’Antiquité, eût réussi à dégager aussi nettement cette grande vérité, et surtout à l'implanter si profondément dans la conscience humaine. C’est de la Réforme que datent les premières pétitions et déclarations de droits que l'Angle- terre et la Hollande firent retentir en Europe aux anathèmes du monde catholique.

Si grande qu’ait été leur importance pour les peuples qu’elles affranchirent, si on les envisage au point de vue philosophique elles ne sont guère que des pressentiments extrêmement incomplets. Elles ne se rattachent à aucune conception générale. Elles parlent au nom d’une nation ou d’une secte, jamais au nom de l'humanité Elles ne considèrent les droits que comme des biens acquis par conquête ou par héritage, sans s’occuper autrement d’établir leur légitimité, ce qui réduit et rabaisse leurs prétentions à des questions de fait toujours contestables. La déclaration même de 1688, qui chassa Jacques II d’Angleterre, n’osa pas s’appuyer sur la souveraineté et les droits méconnus de la nation, qui pourtant étaient seuls sérieusement en cause au fond de ce débat et, de plus, étaient assez généralement admis à cette époque. Le roi n’était pas déposé, il avait lui-même « abdiqué par sa fuite », et pour repousser d’avance ses héritiers dans le cas où ils se présenteraient pour revendiquer sa couronne, on se basa, non sur la décision unanime du peuple anglais, mais sur ce qu’il était impossible et illégal d’appliquer la loi d’hérédité « Jacques étant encore vivant ».

Toute la Révolution d’Angleterre gravite autour de ces fictions acceptables seulement chez un peuple formaliste à l’excès. Elles lui suffisent toutefois, puisqu’elles lui permettent de réclamer, comme ayant réellement existé, des droits qui n’avaient jamais eu qu’une existence purement nominale. Les publicistes anglais qui invectivent encore aujourd’hui si violemment la France, comme c’est la mode depuis Burke, parce qu’elle n’a pas suivi servilement cet exemple, n'oublient qu’une chose : c’est qu’elle était placée dans des conditions historiques toutes différentes ; et qu’en- fin la déclaration « des droits de l’Anglais » ne pouvait pas suffire au reste du monde.

Le XVIIIe siècle devait s’élever aune conception plus vaste et plus haute. Il ne considéra plus tel peuple ou telle classe de peuple dans ses rapports avec telle ou telle forme de gouvernement, mais l’être humain lui-même dans ses rapports avec la société dont il fait partie, c’est-à-dire avec le principe d’où dérivent tous les gouvernements, indépendamment des formes politiques et des circonstances de temps, de lieux, de mœurs et de caractères, qui pouvaient en modifier la physionomie et les combinaisons, mais non en altérer le but et l’essence. Sous les droits politiques nécessairement variables, il découvrit les droits naturels qui sont immuables.

Déterminer, sous les seules inspirations de la justice et de la raison, les droits respectifs de la société et de l’homme, marquer leurs limites naturelles, rendre la personne humaine inviolable et sacrée jusque dans sa plus élémentaire expression et dans ses manifestations les plus simples, et poser cet idéal fondé sur des notions éternelles et communes à tous les peuples, comme le type et le modèle dont ils devaient tendre à se rapprocher sans cesse, et par là même, comme le lien, la religion, qui rattacherait les uns aux autres tous ces membres dispersés de la grande famille humaine ; telle est l’entreprise magnifique et hardie qu’osa tenter le XVIIIe siècle, et, un moment, il put croire qu’il l’avait réalisée lorsque de Paris à New-York, toutes les nations de la terre, jusqu’aux nègres de Saint-Domingue, répétèrent en chœur le mot magique qui les affranchissait comme par enchantement.

« J’ai connu des Italiens, des Anglais, des Russes, des Français, mais je n’ai jamais rencontré Y homme, l’homme n’existe pas », dit de Maistre, à propos des droits de l’homme, dans ce livre bizarre où il prend à partie la Révolution française avec une si aveugle fureur, et où, entre autres prophéties qui font assez peu d’honneur à sa perspicacité, il annonce avec une incroyable assurance que la ville de Washington, dont le plan circulait alors en Europe, ne serait jamais bâtie.

Mais que n’eût-il pas dit, cet enfant gâté du paradoxe, si la Constituante eût proclamé, comme il semble le demander, la déclaration des droits du Français ? Eh quoi ! se fût-il écrié : y a-t-il donc une justice pour le Français une autre pour l’Italien, une autre pour le Russe ? Quel est ce droit changeant et arbitraire ? Qu’est-ce que cette morale de convention, vraie en deçà des Alpes et fausse au delà ? N’eût-il pas pu d’ailleurs appliquer au Français ce qu’il disait de V homme, et ajouter d’une façon tout aussi concluante : J’ai connu des Normands, des Picards, des Provençaux, des Bretons ; je n'ai jamais rencontré le Français[1] ? Ainsi l’universalité, qu’il reproche à la déclaration, est précisément ce qui fait sa grandeur, sa force et sa gloire, et c’est pourquoi il ne peut la lui pardonner. Elle procède en cela comme toutes les grandes révolutions religieuses, philosophiques et morales, qui ont toujours eu en vue l’humanité tout entière. Si les hommes venaient jamais à oublier les signes distinctifs du vrai, du beau et du bien, ils les reconnaîtraient encore à ce caractère de généralité, qui suffirait à lui seul pour les faire retrouver sous les ruines de toute civilisation et de toute vertu.

Au reste, la plus simple réflexion eût facilement prouvé à de Maistre combien une telle mutilation était irréalisable. L’idée de la déclaration des droits de l’homme n’était pas une idée française. Elle était née spontanément du travail des esprits, comme la résultante naturelle des doctrines de la philosophie nouvelle, partout où respiraient des âmes capables de l’aimer et de la comprendre ; et vers la fin du XVIIIe siècle, il ne se publiait pas en Europe un traité de politique qui n’abordât ce problème, et cela en des termes presque identiques, quelle que fût d’ailleurs la langue dans laquelle il était écrit. A supposer que la restreindre ou la mutiler ce n’eût pas été la détruire, il était impossible qu’une nation songeât à se l’approprier exclusivement en la profanant par cette folle parodie. Jamais idée ne fut plus universellement acceptée par la conscience du genre humain avant dépasser dans la sphère des faits. A ceux qui en douteraient, il suffira de rappeler le pays où elle fit pour la première fois son apparition dans les institutions politiques : ce ne fut ni l’Angleterre, ni même la France, mais un pays lointain, presque inconnu jusqu’alors à l’Europe. Elle y était invoquée par un peuple nouveau, dont elle fut, en quelque sorte, l’acte de naissance, et auquel elle seule, en raison de la diversité des intérêts, des institutions qui se confondaient dans son sein, pouvait servir de cri de ralliement et de symbole politique : le peuple des États-Unis d’Amérique.

Si, abandonnant ces considérations générales pour un point de vue plus pratique, on recherche soit l’opportunité qu’elle pouvait avoir dans les circonstances du moment, soit les conséquences moins immédiates qu’il était permis d’en espérer pour l’avenir des institutions libres en France, on ne peut se défendre d’un sentiment d’amertume et de mépris pour la légèreté imbécile avec laquelle on l‘a abandonnée pour des expédients sans dignité, sans grandeur, et des fictions d’une utilité contestable et passagère, mais non, heureusement, avant qu’elle ait eu le temps de produire une partie de ses fruits, car elle est l'âme de tout ce qui nous est resté de 1789.

Les auteurs de la Déclaration des droits de l'homme, toutes les confidences qui nous restent d’eux l’attestent avec la dernière évidence, n’attachaient qu’une importance très secondaire à la forme des institutions politiques. Elles étaient, selon eux, susceptibles de se modifiera l’infini sans changer sensiblement d’esprit. Ils tenaient moins de compte des mots que des choses. Un fait surtout les avait frappés dans l’histoire, c’est que tous les genres de gouvernement se prêtaient, avec une complaisance à peu près égale, à l’organisation du pouvoir absolu. L’aristocratie à Venise, et la démocratie dans les républiques de l’antiquité, s’étaient montrées aussi odieusement tyranniques que les monarchies les plus arbitraires. La souveraineté des peuples avait opprimé presque aussi souvent que la souveraineté des rois. Il fallait donc chercher des garanties ailleurs que dans le nombre plus ou moins étendu des hommes qui étaient appelés à prendre part à l’exercice du pouvoir, en vertu de la nature spéciale du gouvernement. La liberté était pour eux une chose positive, et non cette abstraction qu’on devait définir plus tard « la volonté des majorités » ou bien « l’obéissance à la loi ». Ils voulaient protéger son existence même contre les majorités et contre la loi dont ils connaissaient les variations et les caprices ; et ils crurent tout à la fois l’avoir mieux assurée, et en avoir fixé les conditions d’une manière beaucoup plus immuable, en les cherchant dans la détermination même des limites de ce pouvoir quelles que fussent d'ailleurs ses formes.

Que ce pouvoir ne fût nullement illimité, c’est ce dont il fallait convenir sous peine de sanctionner tous les excès du despotisme, du moment qu’il était consacré par l’assentiment du grand nombre, et de ne plus voir dans la politique que le mécanisme de l’arbitraire. Et dès lors, comment mieux fixer ces bornes inconnues qu’en énumérant ces prérogatives sacrées de la personnalité humaine, qui sont indiquées par l’existence même de ses principales facultés, par la loi de son développement, et auxquelles aucune souveraineté ici-bas, pas même la suprême volonté du peuple, pas même la loi, ne peuvent toucher sans le plus lâche abus de la force et du nombre ? Et n’est-ce pas là le sens de ces mots qui reviennent à chaque ligne de la déclaration : « la loi n’a pas le droit... la loi ne doit pas... ? » Ici ses auteurs ne s’adressaient plus aux gouvernants, mais connaissant la mobilité de l’opinion et devinant l’instabilité inévitable des formes politiques dans l’époque de transition qui commençait, ils s’adressaient aux législateurs futurs eux-mêmes, et ils leur disaient : « quelle que soit la constitution que vous donniez à ce peuple, voici la borne de vos pouvoirs ; votre omnipotence expire devant le droit du plus obscur de vos concitoyens ». Ils décrétaient en un mot « la loi du législateur », comme l’a si bien dit Talleyrand.

Et en posant cette grave et redoutable question, la Constituante ne pensait pas seulement à l’avenir, elle pensait encore au présent. Elle répondait à ses propres scrupules et aux secrètes préoccupations que lui inspiraient son rôle et sa situation personnelle. Elle cherchait à formuler la règle et les principes de sa conduite. Élue pour donner une constitution à la France, et investie comme malgré elle de la dictature de la nécessité, dans quelle mesure pouvait-elle user de sa toute-puissance ? la nation s’était-elle abandonnée sans réserve à sa discrétion ? pouvait-elle se considérer comme autorisée par son mandat à disposer à son gré des destinées de la France en les enchaînant à une constitution arbitrairement conçue ? Cela était si peu vrai, que les termes mêmes de ce mandat exprimés dans les cahiers, n’avaient d’autre but que de le circonscrire, tantôt par des restrictions, tantôt par des ordres très formels. Mais la marche des événements, et la force des choses, et la volonté nationale manifestée de mille manières, ayant rompu cette obligation qui, du reste, n’avait jamais été considérée comme rigoureuse et absolue, le premier mouvement des Constituants devait être de s’interroger sur la limite de leurs pouvoirs en tant que législateurs, et ne retrouvant plus cette limite dans les conditions si profondément modifiées de leur existence politique, ils étaient naturellement 'conduits à la chercher dans les principes du droit éternel. Ainsi les nécessités de leur situation particulière se réunissaient aux irrésistibles sollicitations de l'esprit public pour les amener à ce résultat. Plus on examine les éléments de la vie politique de la France à cet instant critique, l’absence de toute force organisée et indépendante au sein de cette nation si éprise de l’égalité, si essentiellement unitaire par son génie et ses traditions, si étrangement fascinée par tout ce qui est centralisation, administration, gouvernement, et, en même temps, la radicale impossibilité d’en reconstituer jamais une sur les ruines des classes privilégiées, à supposer qu’une telle reconstitution fut légitime et désirable, ce qui est loin d’être démontré, plus on demeure convaincu que les législateurs de la Constituante avaient trouvé dans l’organisation forte et solide des garanties protectrices des droits individuels, la seule ressource qui leur restât pour sauver la liberté.

Dans les pays où, au milieu d’un peuple attaché à ses habitudes et à ses institutions, s’élèvent des classes privilégiées sans être oppressives ni envahissantes, et des corps d’état antiques, puissants, respectés, la liberté politique résulte tout naturellement de la transaction forcée qui s’établit entre le pouvoir quel qu’il soit et ces différents éléments, dont la vie, antérieure à la sienne, est d’ailleurs chère à la nation et consacrée par tout un glorieux passé historique. Le pouvoir est alors arrêté par des privilèges, au lieu de l’être par des droits. Et cette résistance qui va au même but, mais par des moyens moins légitimes et aux dépens de l’esprit d’égalité, est d’ordinaire bien plus vigilante, plus susceptible et plus efficace, précisément parce qu’elle est plus intéressée. L’homme tient bien plus à ses privilèges qu'à ses droits. Rien n’est clairvoyant comme l’égoïsme. Mais dans les pays comme la France, dont l’histoire n’est, pour ainsi dire, que la mise en scène d’une lutte à mort entre ces mêmes éléments, preuve sans réplique qu’ils sont souverainement antipathiques à leur génie, dans les pays où ils sont tous venus s’absorber au sein de l’unité nationale par l’épuisement même de leurs forces, la liberté ne peut résulter que d’une décentralisation absolue qui est incompatible avec les besoins supérieurs de la civilisation, et les instincts de sociabilité chers, à si juste titre, aux peuples qui aiment les lettres et les arts, ou d’une distinction fortement et solidement établie entre les droits de la société et ceux de l’individu.

Tant que cette distinction sera méconnue, comme elle l’a été si souvent, on n’aura pas le droit d’être étonné d’entendre s’élever des voix irritées pour maudire la Révolution et lui imputer notre impuissance à être libres. Il est certain que si les passions et les préjugés auxquels on peut l’attribuer devaient s’éterniser parmi nous, il faudrait reconnaître, avec les apologistes du temps passé, que la nation a payé d’une partie de sa liberté, et par conséquent de sa dignité morale, l’incontestable bienfait de l’abolition de ces classes qui lui étaient si funestes à tant de points de vue, mais qui, du moins, conservaient dans son sein un centre de résistance et d’opposition, un fond d’indépendance, un germe d’individualité capable de réagir au besoin contre l’aplatissement universel.

Mais cette méprise, œuvre de l’ignorance populaire et des préjugés de la servitude, n’a rien qui doive nous surprendre. Le premier mouvement de l'esclave délivré n’est pas de jouir de la liberté, c’est de faire lui-même des esclaves. Ce n’est que plus tard qu’il songe à s’élever à la dignité de l'homme libre. À peine affranchi, le peuple n’eut rien de plus pressé que de réclamer pour lui-même et pour ses tribuns le pouvoir absolu qu'il venait d’arracher à la royauté. Cependant, le vrai but de la Révolution française était moins de détruire les privilèges que de les purifier en les généralisant. C’était de faire de l’exception la règle, et de tous les droits autant de privilèges sacrés et inviolables. C’est ainsi qu’avait procédé la Réforme : elle n’avait pas tué le prêtre, mais de chaque chrétien elle avait fait un prêtre.

Quant à la tentative en elle-même, nul doute qu’elle ne fût d’une grandeur et d'une hardiesse pleine de difficultés et de périls. Et qui songerait à s’en étonner ? le bien s’opère-t-il jamais sans sacrifices ? Ces phases rares et décisives de la vie des peuples ne leur coûtent, après tout, que ce que coûte l’héroïsme aux individus. Ils ne regrettent les souffrances dont ils les payent que lorsqu’ils ne sont plus dignes d’en obtenir le prix.

Du reste, ces dangers étaient bien plutôt attachés au mouvement d'idées qu’elle représentait, qu’à cette promulgation officielle qui ne pouvait rien ajouter à sa popularité. Seulement, en la passant sous silence on s’aliénait à jamais l'opinion, en la proclamant, on l’éclairait. Que de préjugés, en effet, une question si délicate n’avait-elle pas dû faire naître au sein des masses ignorantes, puisqu’elle embarrassait des esprits comme Sieyès et Mirabeau ! Déterminer, même à priori, les droits essentiels, inaliénables, que l’homme apporte en naissant et auxquels il ne peut renoncer sans abdiquer sa personnalité, c’était, relativement, une tâche facile. Mais marquer en même temps les restrictions qu’il est contraint d’y faire à chaque pas devant des droits égaux aux siens, dans le but même de leur donner plus de force en les protégeant de toute l’action collective de la société qui le reçoit dans son sein, fixer les services que celle-ci peut légitimement exiger de lui en échange de cette protection, et ceux qu’elle ne peut lui demander sans usurpation et tyrannie, c’était là un problème immense, le plus vaste que puisse agiter la philosophie politique, et il suffirait à leur gloire d’en avoir nettement posé les termes. On a d’autant moins le droit de s’étonner qu’il n’ait pas été résolu d’une manière définitive, dès ce premier essai, que sa pleine et parfaite solution est sans doute au-dessus des forces de l’esprit humain, à cause du nombre infini de rapports qui en multiplient les chances d’erreur et des mille circonstances qui en modifieront toujours l’application.

Du reste, il en est de lui à cet égard comme de tous ceux qui sont du domaine de l’idéal et de l’absolu : l’homme s’en rapproche sans cesse et n’y atteint jamais. Toute sa grandeur est dans cette poursuite incertaine. Les publicistes qui se sont fait un argument de cette impossibilité, pour en écarter l’objet, n’ont pas réfléchi que leurs fins de non-recevoir. si elles étaient prises en considération s’appliqueraient, par les mêmes motifs, à toutes les grandes règles de justice et de morale. Ils devraient, pour être logiques, aller plus loin encore, et nier radicalement, comme on l'a fait, le rôle qui revient à l'absolu dans les institutions politiques, qui, cependant, n'ont jamais été et ne pourront jamais être autre chose qu'une transaction entre ses principes immuables et les circonstances de temps, de lieu, d’intérêt, de tradition, de mœurs et de caractère, qui viennent en modifier l'expression, en tempérer l'inflexibilité et y introduire une riche et puissante variété. Sans celle-ci, sans la part légitime d’influence qu'on doit faire à l’expérience et au sens pratique, les peuples dépériraient au sein de l'uniformité et d'une monotonie morne et désespérée ; sans l’absolu, sans l’idéal, il n’y aurait plus entre eux ni liens, ni points de contact, ni communauté d'aspirations ; il faudrait renoncer à tout progrès, à toute moralité, à toute harmonie. Il y a des esprits qui ne voient que le premier de ces deux éternels moteurs des choses humaines, ils sont volontiers de l’école de Machiavel. Il y en a d'autres qui ne voient que le second, ce sont les rêveurs.

On ne peut pas mettre en doute que les législateurs américains n'eussent mesuré toutes les difficultés de cette entreprise hasardeuse, mais ils purent les éluder, grâce aux incomparables avantages de leur situation politique et sociale. Ils n'abordèrent pas le problème dans sa généralité effrayante et illimitée. Ils se bornèrent à reconnaître en termes vagues « que tous les hommes ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables. » Et ils proclamèrent « qu’au nombre de ces droits » figuraient ceux qui garantissaient leur indépendance nationale. En indiquant la source supérieure d’où ils émanaient tous, ils se contentèrent d’énoncer ceux dont la manifestation leur paraissait utile à leur cause, laissant les autres dans l’ombre.

Sagesse digne d’admiration, réserve prudente et heureuse, sans doute, mais qui leur était facile, et qui, on doit le reconnaître, ne pouvait point être imitée par les législateurs de la Constituante. Le peuple, aux États-Unis, était depuis longtemps en possession de presque tous les droits qui font les peuples libres. Au dedans, ils étaient garantis par son caractère, par sa religion, par ses mœurs, par une égalité de fait qui était poussée si loin, qu’elle n’avait rien à redouter des fausses promesses de l’utopie ; au dehors, la nature elle-même avait pris soin de les protéger au moyen de deux formidables barrières, le désert et l’Océan. Dans sa lutte avec l’Angleterre, il se borna à rappeler le principe de ceux qu’on méconnaissait. En France la nation avait à les réclamer tous à la fois parce qu’on ne lui en avait plus laissé aucun. Elle ne faisait pas seulement, comme l’Amérique, une révolution d’indépendance, elle faisait une révolution de liberté, une révolution d’égalité, une révolution religieuse, qui toutes réclamaient leur déclaration de principes.

Cette discussion, préparée par tout un siècle de travaux dont elle était la dernière conclusion et la plus haute moralité, fut enfin portée à la tribune française et se prolongea pendant près d’un mois. Jamais débat oratoire n’aborda de plus hautes régions. Jamais délibération ne fut conduite avec plus de solennité, de calme, de respect et d’amour pour la vérité, et avec un dévouement plus sincère et plus profond aux intérêts de la civilisation. Jamais œuvre ne fut plus impersonnelle et sortit plus spontanément du cœur d’une grande nation. Chacun sentait qu’il n’était que l’écho affaibli de l’inspiration puissante de l’humanité elle-même, et le recueillement des attitudes était la traduction fidèle de celui des âmes. Tous les hommes les plus illustres de ce temps apportèrent leur projet longtemps médité avec un sentiment, touchant parce qu’il n’avait rien d’affecté, de leur insuffisance devant la grandeur du sujet, fiers et satisfaits si une ligne, un mot d’eux, pouvait passer dans l’œuvre commune. Mirabeau, Sieyès, Lafayette, Mounier, Barnave, Rabaut Saint-Étienne, Lally-Tollendal, Malouet, l’abbé Grégoire, Duport, Castellane, les Lameth, Robespierre, le janséniste Camus lui-même et une foule d’autres, tous ceux, en un mot, qui avaient une voix, parlèrent, tous ceux qui pouvaient tenir une plume, écrivirent.

Et, sans que personne s’émût, Malouet put venir, prophète de mauvais augure, prédire le plus sombre et le plus funeste avenir au manifeste des idées nouvelles. Ses objections furent écoutées avec la plus religieuse attention. Elles s’adressaient d’ailleurs plutôt aux projets présentés qu’à la rédaction définitive qui n’existait pas encore. La plus spécieuse de ses critiques, conçues, en général, dans un esprit assez étroit, consistait à dire qu’il n'était pas d'homme qui ne fît partie d’une société et ne fût lié envers elle par mille obligations de toute nature, et que la déclaration, en lui parlant comme s’il était placé vis-à-vis d’elle dans une absolue indépendance, lui faisait perdre de vue les justes limites et les nécessités de sa condition. Ce reproche tombait de lui-même devant ces simples mots de l’article IV, qui présentait si bien l'exception à côté de la règle : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. »

Depuis, des accusations inintelligentes ou intéressées n’ont pas manqué de faire retomber à son exemple sur le compte de la déclaration des droits de l'homme, la responsabilité de tous les maux qui sont survenus et dont la cause principale était dans le triste héritage que nous laissait la vieille monarchie. Que d’épouvantables événements ne nous eût pas, au contraire, épargnés le respect de cette loi immortelle ? Si l’on n’eût sitôt voilé son image, les égarements de 93, qui ont si profondément compromis la cause de la Révolution, eussent été à jamais impossibles. il lui a manqué ce qui manque a tant de lois, d’être écrite dans les cœurs comme elle était écrite dans la Constitution ; sans qu’on puisse toutefois-, même à cet égard, juger sévèrement sans injustice la prévoyance de ses auteurs, car si jamais législateurs eurent le droit de croire avoir proclamé des principes en parfaite harmonie avec les besoins et les idées de leurs concitoyens, ce furent eux. La France n'avait-elle pas demandé la déclaration par la voix des cahiers ?

On y reviendra à cette grande et noble idée, malgré tout le mal qu’on en a dit. On n'aime guère là vérité que pour ses avantages immédiats, et quand on croit n’avoir plus besoin d'elle on la délaisse. Mais elle a cela de bon, qu’elle est éternelle et qu’elle peut attendre. Et comme tout change autour d’elle, le temps finit toujours par lui ramener son heure d’opportunité et d’à-propos. Alors les hommes la reconnaissent et tombent à genoux devant elle. Supposez, en effet, — hypothèse improbable, mais enfin qui s’est plus d’une fois réalisée, — supposez, dis-je, qu’au sein d’un peuple fatigué de sa propre mobilité, un pouvoir absolu vienne à s’élever, appuyé à la fois sur des forces formidables et sur l’assentiment, ou, pour mieux dire, sur le découragement universel, quel refuge restera-t-il aux hommes dont le cœur aura gardé le culte de la liberté ? à qui en appelleront-ils ? à la conspiration ? on ne conspire pas contre tout un peuple ; aux intérêts ? les intérêts se déclarent satisfaits ; à l’opinion ? elle refuse de les écouter ; à. la raison d’État ? elle jouit de leur défaite ; aux lois ? elles les condamnent. Pour tout point d’appui, pour tout recours et pour toute justification, il leur reste cette théorie, cette abstraction, cette utopie objet de leurs dédains, l’idée impérissable des droits sacrés de la personne humaine. Et l’héritage paternel ne peut leur être rendu que par le principe qui a servi à le conquérir.

Au milieu de la discussion des différents projets présentés, le curé Grégoire se leva et d’une voix solennelle, aux applaudissements du clergé, demanda qu’à la déclaration des droits on joignit une déclaration des devoirs. Le clergé est toujours grand partisan des devoirs. Il est berger de ce troupeau. Cette proposition qui lui plaisait fort et lui faisait vaguement espérer de retrouver sa charge d’âmes sous quelque forme nouvelle, fut écartée presque sans débat. Mais elle reparut plus tard dans nos Assemblées et ne contribua pas peu à la confusion d’idées et à la prétentieuse logomachie qui envahirent la langue politique.

Il y avait une réponse bien facile à faire à l’abbé Grégoire et à ceux qui, de nos jours, ont servilement reproduit, en nous la donnant comme une chose nouvelle, cette malencontreuse motion.

S’il s’agissait de la théorie des devoirs moraux, ce n'était pas une simple déclaration qu’il fallait, c’était tout un traité de morale, et il ne pouvait y avoir de place pour lui dans une constitution. S’il n’était question, au contraire, que des devoirs exclusivement politiques, une telle déclaration était non-seulement dangereuse, comme on le dit alors, parce qu’elle serait, presque inévitablement, fort incomplète et laisserait supposer aux citoyens qu’il n’y avait de devoirs que ceux qui s’y trouveraient stipulés d’une façon formelle, mais elle était plus encore et surtout inutile, car la perfection des devoirs politiques pour chaque homme, ce n’est pas autre chose que le respect des droits d’autrui, et l’exercice assidu et consciencieux de ses propres droits.

Il faut dire maintenant comment cette profession de foi passa du domaine des idées dans celui des faits et des institutions.

 

 

 



[1] Qui croirait que plusieurs de nos historiens, et des mieux intentionnés, en sont encore à ces objections usées ? « Le vol était un droit de l’homme à Lacédémone », écrit très sérieusement M. de Lamartine. C’est la société, c’est la loi qui seules, selon lui, font le droit. Autant vaudrait dire, pour emprunter l’admirable comparaison de Montesquieu, que les rayons n’étaient pas égaux avant qu’on eût tracé un cercle. Il insiste longuement sur cette affirmation : que l’homme ne tient aucun droit de la nature ; prenant, par une confusion puérile, ce mot de nature, si usité alors, dans le sens étroit et matériel. Est-il besoin de dire que lorsqu’on parlait de droits naturels, on faisait allusion aux droits que l’homme tient de « sa nature », c’est-à-dire du fait même de l’existence de ses facultés et non de ceux dont peut jouir un Huron dans sa peuplade. Par « l’état de nature », on entendait un état tout idéal et nullement l’état sauvage. Si c’est la société, si c’est la loi qui font le droit, rayez désormais ce mot des langues humaines ; il n’y a pas de droit. Mais elles le déclarent et ne le créent point. Et l’expression peut varier au gré de nos incertitudes et de nos passions, mais le droit est immuable. On a ici le secret des récentes théories de l’illustre poète sur le droit divin des peuples, et de sa regrettable complaisance envers les coups d’État de la dictature populaire.