Grâce
aux documents, aux confidences et aux révélations de toute nature qui depuis
vingt ans ne cessent de jaillir des profondeurs du passé comme un inépuisable
flot de lumière, cette grande figure de Mirabeau est aujourd’hui éclairée
sous toutes ses faces comme jamais peut-être personnalité historique ne l’a
été ni avant ni depuis. Il est donc permis de croire que le jour n’est pas
loin où cet homme extraordinaire, dégagé enfin des attributs de convention
dont l’imagination populaire aime à revêtir ses héros, moins souvent à leur
honneur qu’à leur préjudice, pourra être jugé avec justice et impartialité.
Le verdict que l’Égypte prononçait sur ses grands morts n’a pas encore été
rendu pour Mirabeau. Les orages du Forum semblent l’avoir poursuivi jusque
dans sa tombe, et voici plus d’un demi-siècle que cette ombre inquiète erre
sans relâche du Panthéon aux Gémonies. N’est-ce pas assez de ces vicissitudes
expiatoires, de ce long ballottement entre la gloire et l’ignominie, et
n’est-il pas temps qu’elle entre à son tour dans la sérénité de l'éternel
repos ? Les
contradictions, les méprises et les erreurs de tout genre où l’on est tombé
au sujet de Mirabeau, viennent pour la plupart de la grandeur même des
proportions de cette nature exceptionnelle. Il aimait à dire de lui-même
qu’il y avait en lui plusieurs hommes : on dirait que nous avons voulu le
prendre au mot. Il arrive, en effet, le plus souvent que, séduits par un côté
saillant de sa physionomie, de son caractère ou de ses opinions, qui flatte
ou leurs préjugés, ou leurs sympathies, ou leurs haines, les historiens s’y
attachent exclusivement, et négligent les autres pour le mettre seul en
lumière, perdant ainsi de vue l’unité et l’ensemble de sa vie. Et lorsqu’on
avançant dans son histoire ils y rencontrent des traits et des événements qui
donnent un démenti à ce personnage de leur invention, ils préfèrent crier à
l’inconséquence et à la trahison que de reconnaître l’insuffisance de leurs
prévisions et l’infidélité du portrait. C’est ainsi que tous nous avons plus
ou moins crié : « La grande trahison du comte de Mirabeau ! » Grande
trahison, en effet, quand l’original s’avise de ne plus ressembler à la copie
! quand le modèle se révolte contre le peintre ! Ajoutez
à cette confusion trop explicable les efforts des partis de toute nuance pour
l’enrôler de force dans leurs rangs, et leur dépit violent lorsqu’ils
s’apercevaient que cet étroit uniforme n’était pas à la taille du géant ; les
travestissements littéraires après les travestissements politiques, car on ne
peut oublier que les romantiques lui ont fait l’honneur de le considérer
comme un de leurs précurseurs ; la satisfaction d’orgueil qu’éprouve un petit
écrivain à fouler aux pieds un grand homme, — et combien cela flatte le
sentiment d’égalité ; — les écarts, les embarras et les déviations apparentes
d’une existence mêlée à tant d’événements ; la souplesse, les ménagements de
l’ambitieux, les réticences du politique ; enfin une complexité) d’organisation,
d’aptitudes, de caractère, impossible à embrasser pour le commun des
intelligences, et vous aurez le secret des variations de l’opinion publique
au sujet de Mirabeau. On ne saurait dire si sa mémoire n’a pas eu plus encore
à souffrir de ses amis que de ses ennemis. Elle aura quelque peine à se
relever des apologies de son ami Lamarck. Ai-je
besoin de déclarer que je n’entreprends point ici une réhabilitation qu’il
eût lui-même dédaignée ? Les âmes comme la sienne veulent être vues dans leur
nudité, et leurs vices eux-mêmes ne craignent point la lumière, car ils ont
toujours quelque chose de grand. Pour
juger Mirabeau avec équité, il faut surtout avoir présentes à l’esprit deux
circonstances devant lesquelles tombent bien des accusations. La
première, c’est que ses opinions et ses principes politiques étaient
nettement formulés, longtemps avant que la révolution éclatât, dans de
nombreux écrits alors connus de toute l’Europe et trop oubliés aujourd’hui,
et qu’il y est resté inébranlablement et strictement fidèle jusqu’à sa mort,
dans ses discours publics comme dans ses fameuses notes pour la cour où tout
le portait à les taire sinon à les sacrifier. La
seconde, c’est que ses rapports avec la cour ou avec les ministres, ce qui
revient au même, sont également fort antérieurs à la révolution et n’ont été
interrompus qu’à de très rares et très courts intervalles. On peut les
apprécier très sévèrement comme le témoignage d’une ambition impatiente à
l’excès et peu scrupuleuse sur le choix des moyens, mais il n’est pas permis
d’y voir un de ces reniements honteux dont l’histoire des révolutions offre
tant d’exemples, et on n’a le droit de les qualifier ni du nom de marché ni
de celui de trahison. Par ses
qualités comme par ses défauts, Mirabeau était fait pour l’exercice du
pouvoir, et j’entends dire par là qu’à la place qui lui était réservée la
plupart de ses défauts fussent devenus des qualités. C’est là seulement qu’il
peut trouver l’exercice de ses prodigieuses facultés. Partout ailleurs il est
inutile ou dangereux ou sacrifié. L’universalité de ses aptitudes et de ses
connaissances, servie et développée par une infatigable activité ; la
séduction étrange, irrésistible, qu'il exerçait sur tous ceux qui
l’approchèrent ; l’infaillible sûreté avec laquelle il pénétrait d’un coup
d’œil leurs passions, leurs projets et leurs plus secrètes faiblesses ; la
souplesse et la force de son génie également fait pour la pensée et pour
l’action, et qui descendait sans efforts des plus hautes méditations aux
minutieux détails d’une question de finance ou d’un projet de loi sur les
mines ; sa précoce expérience, les agitations de sa vie tourmentée, qui lui
avaient montré tour à tour le haut et le bas des choses humaines : la
noblesse et la grandeur d’une âme qui sut toujours se faire respecter au sein
même de l'abaissement où elle tomba souvent par sa faute ; son éloquence, son
amour de la gloire, l’empire qu’il conservait sur lui-même au milieu des plus
fougueux emportements ; sa volonté, sa prévoyance, et surtout un sens
pratique admirable, unique, qui est sans contredit le trait le plus marquant
de son esprit, tout en lui semblait le prédestiner au gouvernement des
hommes. L’incomparable beauté de son génie oratoire qu’on s’est spécialement
appliqué à faire ressortir, parce qu’elle a pu recevoir tout son
développement, n’était point en lui un don prédominant. Il était en harmonie
avec ses autres facultés ; rien de plus. L’homme d’Etat était égal à
l’orateur. Il
avait conscience de sa force, et il avait conçu de bonne heure une ambition
proportionnée aux puissances de son esprit. L’exemple de Turgot avait
vivement frappé son imagination de jeune homme, et en croyant, comme ce grand
homme, à l’imminence d’une révolution terrible, il pensait aussi qu’on
pourrait en prévenir les désastres en lui ôtant sa raison d’être par une
réalisation anticipée de ses principes essentiels. Ce rôle souriait à son
orgueil. Il résolut de tout faire pour s’en emparer. Mais
par une de ces fatalités mystérieuses qui sont comme la rançon du génie, et
qui font expier si cruellement leur grandeur aux hommes supérieurs,
l’espérance même d’atteindre à l’avenir auquel il était appelé semblait lui
être à jamais interdite. D’une part l’éclat fâcheux de ses aventures, les
fautes et les scandales de sa jeunesse provoqués à la fois par l’éducation
odieuse et tyrannique à laquelle son père l’avait systématiquement soumis, et
par la fougue naturelle d’un tempérament de feu qu’il tenait de la race
« tempestueuse » des Riquetti ; d’une autre, son adhésion bien
connue aux idées les plus hardies de la philosophie nouvelle, s’élevaient
devant lui comme un obstacle infranchissable. Il le maudissait souvent, mais
sans désespérer de le surmonter. Ses immenses travaux, qui effrayent
l’imagination lorsqu’on les rapproche de la vie de plaisir et d’aventure dont
il ne les sépara jamais, poursuivent tous le même but à travers mille chemins
différents. Qu’il étudie les législations antiques, les publicistes du temps,
les philosophes, les économistes, les historiens, les questions
d’administration ou de finances, les institutions de l’Angleterre, de la
Hollande, de la Prusse ou des États-Unis, car son esprit embrasse tous ces
sujets à la fois, il a toujours en vue les enseignements et les applications
qu’il peut en retirer au profit du gouvernement de son pays. Dès sa jeunesse,
il portait, à son insu, le grand style de la politique dans la discussion de
ses intérêts de famille, et le libertin parlait déjà le langage de l’homme
d’État. Ainsi
se révèle son naissant génie. Désormais,
c’est une obsession qui ne le quitte plus un instant, et qui déborde en plans
et en projets de toute sorte dont il assiège en vain les ministères : on
craignait d’employer un homme à la fois si actif et si compromettant. Néanmoins,
après de longues sollicitations, il obtint en 1785, parle crédit de son ami
Talleyrand (alors l’abbé de Périgord), une mission secrète en Prusse et entra
dès lors en commerce continu et suivi avec la Cour. C’est là qu’il étudia
l’œuvre du grand Frédéric et écrivit son beau travail sur la monarchie
prussienne. A son
retour en France, il avait continué ses relations avec les ministres dans
l’espérance de s’élever de cette position subalterne au rang où il trouverait
l’emploi de son génie, et de faire prévaloir ses plans dans la conduite des
affaires. En même temps il s’adressait à l’opinion, et pour la diriger et
pour s’en faire au besoin un appui. Il donnait une forme précise et arrêtée à
ses vagues aspirations. Les
signes qui annonçaient la Révolution étaient de plus en plus certains pour
lui, et il eût voulu se trouver au gouvernail pour recevoir la première
attaque et la désarmer tout en la prévenant : « Le
ministère s’occupe-t-il des moyens de rendre utile le concours des
États-Généraux ? écrivait-il à M. de Montmorin, dans une longue lettre qui
indique en plusieurs passages des rapports suivis et fréquents ; a-t-il un
plan fixe et solide que les représentants de la nation n’aient qu’à
sanctionner ? Eh bien ! ce plan, je l’ai, monsieur le comte, il est lié à
celui d’une constitution qui nous sauverait des complots de l’aristocratie,
des excès de la démocratie et de l’anarchie profonde où l’autorité, pour
avoir voulu être trop absolue, est plongée avec nous, » etc. (28 décembre
1788.) Interrompues
momentanément, en avril 89, avec Montmorin, ces relations sont reprises, un
mois après, à la fin de mai, en pleine Assemblée constituante, avec Necker,
dont il avait toujours été l’ennemi personnel, par l’entreprise de Malouet. La
seule différence qu’on puisse relever dans ces nouvelles propositions, c’est
que Mirabeau, qui ne s’offrait d’abord que comme un conseiller et un guide,
parle, comme il en a le droit, un langage plus impérieux et plus exigeant, à
mesure que le danger et sa popularité, tous les jours croissante,
l’investissent de ce qu’il nommait si bien « la dictature de la nécessité. » S’il y
a eu trahison, elle est ici où elle n’est nulle part. Plus tard, en effet, il
n’a fait que continuer une entreprise déjà commencée et consolider une
situation préexistante. Et pourtant, je le demande aux esprits impartiaux,
qu’y a-t-il de changé dans sa conduite, ou dans son attitude ou dans ses
principes ? Rien. Qui donc aurait-il trahi ? la Révolution ? Elle n’existe
pas encore. Elle n’a ni pris la Bastille, ni inspiré le serment du Jeu de
paume. Et par quel parjure ? à quels engagements, à quelles promesses a-t-il
été infidèle ? Mirabeau est resté semblable à lui-même et tel que nous
l’avons toujours vu. Il poursuit la réalisation d’un plan qui a été le rêve
de toute sa vie. Il aspire encore à être à la fois le ministre de la
Révolution et le sauveur de la monarchie ; seulement il se sert des
circonstances pour imposer maintenant le concours qu’il a si longtemps offert
en vain. Tout cela est d’un ambitieux ; ce n’est point d’un traître. Les
grands hommes sont-ils donc si communs dans l’histoire qu’on puisse en faire
si bon marché, et qu’une telle distinction doive paraître indifférente ? Il ne
trahit ni la liberté ni la monarchie, dont il persistait à croire, comme tout
le monde à cette époque, les intérêts inséparables dans un pays tel que la
France. Si l’opinion se méprend sur son compte et s’obstine à le croire
républicain quand il ne l’est pas, ce n’est pas lui qui la trompe, c’est elle
qui se trompe. Dans ses sorties les plus emportées et les plus violentes
contre le ministère, il s’arrête toujours devant la Royauté. Souvent, comme
dans la question du veto, il se montre plus monarchique que Necker lui- même.
Il croit, en effet, très sincèrement à la nécessité d’un gouvernement à la
fois libre et fort, pour traverser cette crise dangereuse ; mais il est en
même temps très convaincu que lui seul peut le diriger à travers les écueils
: et c’est vrai. Sa
négociation avec Necker ne pouvait aboutir. Le timide Necker n’était pas
homme à partager le pouvoir avec une personnalité si absorbante. C’eût été
d’ailleurs de sa part une véritable abdication. Mirabeau se tourna, dès le
mois de septembre, du côté du comte de Provence. Il lui fit remettre, par
l’intermédiaire de son ami Lamarck, un premier mémoire (15 octobre 89), qui peut être considéré comme
le type exact des notes pour la Cour et comme le programme dont il ne
s’écartera jamais. Ce mémoire resta sans effet. Sans se
laisser décourager par ses échecs successifs, il s’adressa un peu plus tard à
Lafayette, qui se trouvait alors en possession d’une puissance à peu près
illimitée II le supplia à plusieurs reprises et au nom de la cause qu’ils
servaient tous deux, d’accepter l’appui de son expérience et de sa parole.
Mais Lafayette, soit antipathie, soit confiance exagérée en ses propres
forces, eut le tort, et il l’avoue noblement dans ses Mémoires, de ne pas
comprendre de quel poids eût été leur alliance dans le dénouement des
destinées de la Révolution. Cette
dernière tentative ayant échoué comme les précédentes, Mirabeau résolut
d’attendre que la force même des choses lui ramenât sa royale clientèle,
vaincue et humiliée : ce qui eut lieu vers le milieu de mai 1790. Il
était alors mécontent, découragé, aigri. L'insuccès de ses efforts, les
déceptions, les morsures de l’envie, la popularité croissante de ses jeunes
rivaux d’influence, la défiance blessante que lui témoignait, en mainte
occasion, l’Assemblée, tout en couvrant d’applaudissements ses moindres
paroles, les impossibilités et les contradictions qu’elle avait selon lui
accumulées dans son œuvre constitutionnelle, tous ces froissements d’orgueil
ou de légitime susceptibilité l’avaient vivement indisposé contre ses
collègues. Le décret vraiment impolitique et fatal que, sur la motion de
Lanjuinais, ils adoptèrent spécialement contre lui et les projets qu’on lui
prêtait « qu’aucun membre de l'Assemblée ne pût entrer au ministère, » le
rendit à jamais hostile. Il se plut dès lors à dépeindre l’Assemblée comme
une réunion d’envieux et d’intrigants. C’était la ruine de ses plus chères
espérances, qui n’eurent plus désormais de chances de se réaliser que par la
convocation d’une Assemblée nouvelle destinée à réviser la constitution, dont
les formes seules lui paraissaient défectueuses. Il employa tous ses efforts
à préparer ce résultat. C’est à
ce moment que la Cour lui faisait demander ses conseils pour la monarchie
chancelante. Il les lui apporta avec ravissement, confiant dans son génie,
sûr de la dominer loin de la subir, et garda jusqu’à sa mort cette espèce de
ministère sans portefeuille, qui lui fut rétribué en raison de ses services.
Il faut le blâmer d’avoir accepté cette rétribution, que sa vie de hasard et
de désordre, et une exubérance de passions si fort au-dessus de la nature
commune ne lui rendaient que trop nécessaire ; mais en présence des
éclaircissements que le temps nous a apportés, l’histoire ne doit plus
permettre qu’on la dénonce comme le résultat d’un marché. Mirabeau est un
homme qui s’impose, ce n’est pas un homme qui se vend. Dans ses plus grands
embarras, à l’époque de ses brochures contre l’agiotage, les traitants qui
vivaient de ce jeu infâme lui avaient fait offrir de grosses sommes pour
acheter son silence ; plus tard, la banque de Saint-Charles lui fit faire des
propositions du même genre : aux uns et aux autres il ne répondit que par le
mépris et par un redoublement d’attaques. Lorsque la Cour vint à lui, ce fut
elle, et non lui, qui se donna. Loin de tomber dans ses pièges, il l’amena,
malgré elle et par des combinaisons dès longtemps préparées, à se remettre à
sa merci. Ses
notes pour la Cour, où il déploie avec tant d’éclat les merveilleuses
ressources de son esprit et laisse voir tout son mépris pour les hommes,
resteront surtout comme un témoignage de la persistance de ses principes, en
dépit des sollicitations de toute nature qui le poussaient à les trahir.
L’homme s’y montre à chaque instant d’un machiavélisme qui effraye, surtout
lorsque les événements viennent à déranger ses calculs et refusent de se
plier à sa volonté impérieuse ; mais le génie est resté incorruptible autant
que le cœur est corrompu. C’est que l’intelligence a aussi sa pudeur et sa
vertu. Ses convictions semblent être devenues une partie de lui-même, la loi
supérieure de son être. On voit en jeu, dans cette singulière correspondance,
les passions les plus effrénées et les plus terribles de la nature humaine.
Où s’arrêtera-t-il ce joueur pervers et désespéré, cet ambitieux prêt à
transiger sur les choses les plus sacrées ? Rassurez-vous, au fond de ces
noirs abîmes brille comme une flamme pure l’amour de la gloire et de la
liberté. Sur
toutes les questions fondamentales, Mirabeau se montre inflexible. Il fait
volontiers abandon des formes de la constitution votée par l’Assemblée, parce
qu’elles lui ont toujours paru très imparfaites, mais il ne cède aucune de
ses bases essentielles, et il revient sans cesse sur la nécessité de les
maintenir dans leur intégrité. Il garde avec une inviolable fidélité le dépôt
des idées nouvelles, tout en ne se dissimulant pas à quel point elles
retardent l’heure de son élévation. Il parle en sauveur, c’est-à-dire presque
en maître, avec l’accent bref, hautain, résolu, d’un homme qui veut être obéi
et sans trop cacher son mépris intérieur pour le « royal bétail. » Il faut
entendre son rugissement lorsqu’il s’aperçoit tout à coup non-seulement que
ses avis ne sont point écoutés, mais sont négligés pour ceux du mystique
Bergasse, dont les plans, plus en rapport par leur insignifiance avec la
médiocrité du roi, paraissaient moins extrêmes, moins désespérés, et
présentaient la situation sous un jour plus favorable. Non, ce n’est pas
ainsi que s’exprime un homme acheté. En approchant du pouvoir, il était resté
le tribun des premiers jours, et lorsque les courtisans, follement enivrés
d’un succès passager que leur donnait le hasard, se laissaient aller à l’espérance
impie de faire reculer la Révolution, on le voyait monter à la tribune, et
d’un mot il renversait leurs illusions. Telle
fut, par exemple, sa conduite dans cette affaire de Brest qui fut l’occasion
d’un de ses plus beaux triomphes parlementaires. Un avantage inespéré, dû à
je ne sais quelle combinaison de tactique parlementaire, avait enflé les
prétentions du côté droit jusqu’à lui faire croire à la possibilité d’une
substitution du drapeau blanc aux nouvelles couleurs nationales. Le discours
que Mirabeau prononça en cette circonstance eut un effet foudroyant. Le
lendemain, grande irritation à la Cour et grands reproches de Lamarck. « Mon
cher comte, répond aussitôt Mirabeau, hier, je n’ai point été un démagogue,
j’ai été un grand citoyen, peut-être un grand orateur. Quoi ! ces stupides
coquins, enivrés d’un succès de pur hasard, nous offrent tout platement la
contre-révolution, et l’on croit que je ne tonnerai pas ! En vérité, mon ami,
je n’ai nulle envie de livrer à personne mon honneur, et à la Cour ma tête.
Si je n'étais que politique, je dirais : j’ai besoin que ces gens-là me
craignent ; si j’étais leur homme, je dirais : ces gens-là ont besoin de me
craindre ; mais je suis un bon citoyen qui aime la gloire, l’honneur, la
liberté avant tout... En un mot, je suis l’homme du rétablissement de
l’ordre, et non d’un rétablissement de l’ancien ordre. » (22 octobre
1790.) Et il
l’autorise fièrement à « montrer son billet. » Si c’est ainsi que parle
une conscience vénale comment parlera donc un cœur fier ? Ici, comme dans
toute cette correspondance, Mirabeau montre clairement le but et les ressorts
de son ambition. Dans sa pensée, le tribun n’existe que pour servir, en
quelque sorte, de courte échelle à l’homme d’État ; mais l’homme d’État ne
veut s’élever que pour réaliser les plans et consacrer les convictions du
tribun. « Soyez
Richelieu sur la Cour », avait-il écrit successivement à Necker et à
Lafayette, conseil qui cachait un grand sens sous son apparente simplicité.
Il résume nettement le côté le plus caractéristique des vues profondes mais,
selon nous, incomplètes de Mirabeau sur le but et les développements de la
Révolution. A ses
yeux, le grand objet de la Révolution c’était avant tout la destruction de la
noblesse, du clergé, des parlements, de tous les privilèges un mot ; le reste
devait lui venir par surcroît. On voit par là qu’il en envisageait moins les
effets politiques que les conséquences sociales, qui semblaient alors bien
plus difficiles à réaliser, parce qu’elles demandaient un changement dans les
conditions de la société, tandis que les premières paraissaient n’en exiger
que dans les formes du gouvernement ; et nul doute qu’à ce point de vue
Richelieu ne fût un de ses précurseurs les plus directs. La royauté, le
pouvoir central, disait Mirabeau, délivrés désormais de l’opposition et des
importunes remontrances des grands corps d’État et des classes privilégiées,
n’avaient, toute compensation faite, qu’à gagner infiniment à « cette surface
unie » créée par l’avènement de l’égalité politique, qui laissait une immense
facilité à l’exercice du gouvernement ; et c’était exactement vrai : le
pouvoir a une force irrésistible dans les démocraties, si les droits
individuels n’y sont protégés par des lois puissantes et efficaces qui de
chaque citoyen fassent, en quelque sorte, un corps d’État dont les
prérogatives soient inviolables. Il revenait toujours avec complaisance sur
ce thème favori, dont il exagérait sans doute à dessein les avantages, afin
d’être plus vite mis en demeure d’en fournir la démonstration. Mais c’est à
la Convention et à Bonaparte qu’il était réservé de prouver combien cette
observation était profonde. Je
dirai plus : bien qu'il défendît avec chaleur en toute occasion la cause des
libertés individuelles, ce qui le sépare si hautement des révolutionnaires de
93 et du théoricien impérial, Mirabeau les considérait plutôt en homme d’État
qu’en citoyen ; ce qui est un assez mauvais point de vue, car partout où le
second voit une garantie, le premier voit un obstacle. Il tenait de Rousseau,
et plus encore de ses instincts un peu despotiques d’homme de pouvoir, une
propension très prononcée à exagérer les droits de la société aux dépens, je
ne dirai pas de la liberté, mais de l’action, de l’initiative des
particuliers. Il était éminemment centralisateur, soit qu’il crût devoir
flatter en ceci le caractère national, dont c’est une des passions favorites,
soit qu’il crût à la nécessité d’un pouvoir fort pour la consolidation des
institutions nouvelles. Dans
son système politique, le roi est une sorte de tribun perpétuel du peuple,
destiné à protéger sans cesse les intérêts populaires contre la formation possible
d’une oligarchie au sein du corps législatif, crainte que le souvenir encore
récent des servitudes féodales ne rendait pas trop invraisemblable alors,
mais qui est tout à fait chimérique en temps ordinaire. Quant au danger qui
pouvait venir du roi lui- même, il semblait s’en préoccuper beaucoup moins.
Un tel système est si favorable au despotisme, que plus tard Bonaparte n’en
invoqua pas d’autre pour justifier le sien, et c’est là la meilleure critique
qu’on en puisse faire. Mirabeau
oubliait trop ici que la Révolution avait été aussi bien faite contre la
royauté que contre la noblesse et le clergé. De tous les privilèges, le plus
abusif et le plus odieux, c’était encore le privilège royal. L’Assemblée ne
l’oublia point, et, par la décentralisation presque absolue qu’elle établit
dans l’ordre judiciaire et administratif, en remettant partout le pouvoir à
l’élection et aux autorités locales, par l’établissement du veto suspensif et
une foule d’autres mesures de défiance trop légitimes contre le pouvoir
central, contraria beaucoup les plans de l’irascible tribun. De là des
emportements coupables qui l’aveuglèrent jusqu’à lui faire adopter le projet
parricide de dissoudre par la force ce sénat auguste à qui il devait la
meilleure partie de sa gloire. On doit reconnaître toutefois que la
concentration d’autorité qu’il réclamait pour la royauté, si elle eût été
funeste dans les mains du faible et insignifiant Louis XVI, confiée aux
siennes jusqu’à l’apaisement définitif des passions révolutionnaires, eût
prévenu bien des sanglantes catastrophes. Quant à
la valeur absolue de ce système, isolé des nécessités qui pouvaient en
justifier l’application, les événements devaient se charger de le juger plus
tard par de mémorables enseignements ; ils devaient dire si cette
centralisation extrême est en effet conciliable, comme il le supposait, avec
une liberté réelle et durable, et si sa tendance constante n’est pas au
contraire d’aller en s’accroissant sans cesse jusqu’à ce qu’elle ait tout
absorbé ou dévoré autour d’elle ; si l’esprit d’unité et de nivellement a
besoin d’être encouragé ou refréné en France ; enfin si les rivalités entre
pouvoirs y sont désirables et si l’indépendance des assemblées y reste
possible en présence d’une coalition légale organisée entre le pouvoir
exécutif et les passions populaires. Nous avons, pour juger toutes ces
questions, une somme d’expérience, de faits, d’observations et de
rapprochements infiniment plus grande que celle sur laquelle Mirabeau avait
pu établir son opinion, et il est douteux qu’au- jourd’hui il la maintînt sans
modification, s’il lui était donné de revivre. Quoi qu’il en soit, Mirabeau reste, sans contestation possible, la plus haute personnification de l’époque révolutionnaire. Il en a la force, les passions, la magnanimité, le génie orageux et fécond, tout enfin, jusqu’aux préjugés, comme je viens de le montrer. Son influence sur elle était si réelle et si puissante, si salutaire même à ses ennemis, qui en profitaient en la niant, qu'il se produisit à sa mort un phénomène qui n’est pas sans précédents, mais qui ne s’est jamais présenté avec des caractères si marqués et si visibles. Lui mort, un abaissement sensible se manifeste du jour au lendemain dans l’intelligence et le caractère de ses contemporains. Tout se rapetisse. Les idées deviennent plus étroites, les systèmes plus absolus et plus exclusifs, les haines plus personnelles ; les ambitions perdent leur grandeur : on devient ambitieux pour son parti, plutôt que pour ses opinions ; les rivalités se multiplient à ce point que Marat devient un rival possible. La seule présence de Mirabeau suffisait pour élever le niveau des esprits et des passions. Tant qu’il vécut, les utopies restèrent dans l’ombre. C’est qu’il avait au souverain degré les deux qualités qui distinguent ses illustres prédécesseurs : la largeur d’esprit et la rectitude du jugement. Il était le sens pratique de ce siècle de la raison. Leur gloire est à jamais inséparable ; et à mesure que cette imposante figure s’enfoncera dans le lointain des âges, les taches, les dis- parafes et les petits détails s’effaçant dans l’ensemble de sa physionomie, les regards n’en distingueront plus que l’harmonie et la grandeur. |