On a
souvent discuté la question de savoir pourquoi cet ensemble d’idées et de
faits qu’on nomme la Révolution française avait fait explosion en France
plutôt que dans tout autre pays où régnaient des institutions analogues. A
toutes les bonnes raisons qu’on en a données, il faut ajouter ceci : c’est
qu’il n’y a au fond de ce débat qu’une supposition parfaitement gratuite. Ces
idées et ces faits avaient eu des manifestations incomplètes, il est vrai, et
appropriées aux conditions souvent peu favorables dans lesquelles elles se
produisirent, mais au fond étroitement solidaires. Les révolutions qui
s’étaient opérées en Autriche, sous Joseph II, en Toscane, sous Pierre-
Léopold, et, plus récemment, aux États-Unis d’Amérique, n’étaient que des
aspects divers d’une même pensée, dont la Révolution française fut
l’expression la plus parfaite. Malgré les différences si profondes qui les
séparent, elles émanaient d’un foyer commun et avaient conscience de cette
parenté d’origine. Voilà
ce qui explique l’attrait sympathique et prodigieux qui enchaîna les nations
autour du berceau de la Révolution naissante. Elles voyaient là autre chose
que l’effort désespéré d’un peuple qui se sent périr dans le naufrage de ses
institutions et les précipite dans l’abîme pour sauver sa propre existence.
Elles savaient bien qu’elles assistaient ici à un mouvement plus
désintéressé. Ce peuple n’agit pas seulement pour lui ; il agit pour le
monde. Il le pense et il le dit avec une assurance mâle et tranquille. Il
n’est pas un de ses tribuns, de ses publicistes, de ses capitaines qui n’ait
sans cesse présente à l’esprit cette tâche supérieure. Il porte dans ses
mains le fruit tardif et désiré de tout un siècle de méditations et de
labeurs. Et toutes les nations qui ont travaillé et souffert avec lui sont
attentives à ce qu’il va faire pour la cause commune. Elles croient en lui.
Elles unissent secrètement leur destinée à la sienne et n’attendent pour
l’imiter que le signal des événements. La terre se tait pour écouter
Mirabeau. Quel
que soit le jugement qu’on porte sur les actes et les travaux de l’Assemblée
constituante, il est impossible d’en méconnaître le caractère de grandeur. Le
début de son histoire surtout brille d’un éclat qui fait pâlir les plus
belles pages des annales humaines, et la pensée ne s'y reporte jamais sans
qu’on se sente involontairement saisi d’un respect tout religieux. Alors se
révèle ce qu’il y a de plus spontané, de plus sincère, de plus vivant dans le
libre génie de la Révolution. Il éclate tout entier dans son premier cri.
Alors aussi se montre au grand jour la magnanimité de ses instincts. C’est
son âge héroïque. Plus tard, traversée par mille courants contraires,
combattue par des passions implacables, arrêtée par des obstacles inouïs, on
la verra tour à tour hésiter, s’emporter, s’imposer des transactions
humiliantes ou des sacrifices terribles, et enfin se déchirer de ses propres
mains ; mais aujourd’hui pas une incertitude, pas une contradiction, pas une
rivalité. Et les fondements qu’elle ébauche de sa main puissante à cette
heure d’inspiration, resteront seuls inébranlables à travers l’effrayante
mobilité qui va emporter toute chose. Voyez,
avant la réunion des trois ordres, la petite armée du Tiers, si inégale, si
inexpérimentée, si nouvelle aux choses de la vie politique. Qu’admirer le
plus, sa patience ou son audace ? l'habileté ou la grandeur de ses
inspirations ? Quel chemin suivre parmi tant de pièges ? Cédera-t-elle à la
tentation redoutable de s’emparer de tous les pouvoirs et de tout détruire
autour d’elle ? Ou bien s’attachera-t-elle, comme le lui suggèrent des
scrupules intéressés ou perfides, à chercher péniblement dans les ténèbres et
les décombres du passé une légalité depuis si longtemps perdue que la
tradition même en était oubliée ? De
légalité, il n’y en avait plus en France, si toutefois on y avait jamais vu
un ordre de choses auquel on pût donner ce nom. On a souvent parlé de
l’ancienne constitution française, mais personne n’a jamais su dire en quoi
elle consistait. Depuis les États de 1611, l’ombre même d’un régime régulier
avait disparu. La royauté et le Parlement, qui s’étaient partagé les débris
de l’autorité des États-Généraux, avaient amené une telle confusion dans la
distribution des pouvoirs, par leurs prétentions réciproques, que le
gouvernement n’était plus qu’un mécanisme désorganisé, fonctionnant au
hasard. C’est à cette anarchie seule qu’on doit attribuer ces fameuses luttes
parlementaires qui précédèrent de si près la Révolution et auxquelles son
esprit est si parfaitement étranger. L’opposition et le libéralisme du
Parlement n’ont jamais eu qu’un mobile : l’ambition d’accaparer le pouvoir
législatif, comme il avait fait du pouvoir judiciaire. Il
s’agissait donc non de se conformer à une légalité qui n’existait pas, mais
delà créer. Et telle est la vérité de cette observation, que tous les
documents émanés du roi ou de ses ministres et l’acte de convocation des
États-Généraux lui-même l’attestent en termes formels. Ils ont beau s’étudier
à restreindre d’avance, autant que possible, le rôle de l’Assemblée, à ne
faire d’elle que la confidente de leurs embarras financiers ; la nécessité
leur arrache à regret l’aveu fatal, et on voit le despotisme réduit, par la
force des choses, à réclamer lui-même l’établissement d’un ordre légal : « Notre
amé et féal, disait le roi, nous avons besoin du concours de nos fidèles
sujets pour nous aider à surmonter toutes les difficultés où nous nous
trouvons relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos
vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement
qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité du royaume. » Et
ailleurs il demandait que les États-Généraux établissent « une manière fixe
et constante de gouverner. » Qu’y
avait-il dans ce peu de mots ? — Il y avait une abdication. Cet
ordre constant et invariable, cette légalité que la monarchie, impuissante à
la relever, redemandait à la nation, après avoir tant contribué à la
détruire, fut comme improvisée dans les cahiers, expression spontanée du
génie national. C’est de là que la Constituante avait à la faire sortir tout
armée. Si dans
cette entreprise l’Assemblée n’avait rencontré de résistance que de la part
du roi, lorsqu’il en vint à se repentir de ses promesses, sa marche aurait
été simple et facile ; mais ses plus grands embarras, elle les portait dans
son propre sein. Avant de créer un ordre nouveau pour le royaume, il fallait
le créer pour elle-même. C’est ce que firent les députés du Tiers, à la
séance du Jeu de paume, lorsqu’ils dirent : « L’Assemblée nationale,
c’est nous. » Ce jour-là, ils furent investis d’une double dictature : celle
que la royauté avait abdiquée entre leurs mains, et celle que la France
entière leur décernait par la voix des cahiers. La
vieille fiction de la séparation des trois ordres était depuis longtemps
frappée à mort. Non-seulement elle établissait une égalité monstrueuse entre
la nation et des corps créés par elle et pour elle, mais elle les armait du
droit formidable de tout empêcher par leur opposition. Quoi ! c’était contre
le clergé ; et contre la noblesse qu'on faisait la Révolution, et on
allait leur laisser un veto-tout-puissant qui l'eût arrêtée à chaque pas pour
lui dire : «Tu n’iras pas plus loin ! » Depuis deux siècles la royauté avait
brisé cette arme dans leurs mains, et, grâce à cette précaution, avait pu
dompter leurs résistances, et on allait la leur rendre lorsqu’il ne
s’agissait plus d’un intérêt dynastique, mais d’un intérêt national ! Si du
moins les ordres privilégiés avaient représenté, comme à une autre époque,
une seule des forces vives de ce peuple, — mais non, — ils étaient à jamais
séparés de lui, étrangers au sein de la patrie, ils ne participaient plus à
sa vie puissante. Semblables à ces morts dont parle le Tasse, « ils n’étaient
plus et ils allaient encore. » Mais ce simulacre de vie, réfugié tout entier
dans l’instinct de la conservation, ne pouvant rien pour agir, pouvait tout
pour empêcher. Une
contradiction si directement opposée au but immédiat de la convocation des
États-Généraux avait tellement frappé tous les yeux, qu’on avait cru devoir
donner le change à l’opinion sur un point qui la passionnait très vivement,
par une satisfaction purement dérisoire tant que la séparation des ordres
serait maintenue, je veux dire par le doublement du Tiers. Cette disposition,
qui était une reconnaissance implicite du principe de la souveraineté
nationale, ne pouvait avoir un sens et un effet qu’à la condition que la
délibération et le vote eussent lieu non par ordre, mais par tête, concession
d’autant plus facile qu’elle n’était point une innovation sans précédents,
puisque le vote en commun avait eu lieu en 1483. Tout le
monde le comprit ainsi. Sans cet indispensable complément, on ne pouvait y
voir qu’une mesure funeste à la cause populaire, puisqu’elle donnait l’éveil
aux défiances aristocratiques, sans lui fournir la force nécessaire pour les
vaincre. Aussi fut-elle interprétée comme une promesse déguisée, un
encouragement à prendre ce qu’on n’osait donner. Les électeurs du Tiers-État
ne doutèrent pas qu’elle ne fût une reconnaissance anticipée de leurs droits,
et dans leurs instructions ils défendirent expressément, et à l’unanimité, à
leurs mandataires d’accepter aucun autre mode de délibération. Ce
n’est pas tout. Ce pouvoir que le roi leur désignait, que la politique et le
peuple leur donnaient, que le droit consacrait et couronnait sur leurs têtes,
une force inexorable venait encore le leur confirmer : la nécessité. Sans la
réunion des trois ordres, la convocation des États-Généraux n’aboutit qu’à
une agitation stérile, et toute réforme devient impossible. Ce fait frappe
également l’esprit, soit qu’on étudie la pensée secrète du clergé et de La
noblesse dans leurs cahiers, soit qu’on observe avec attention leur système
de conduite jusqu’au moment de la réunion. Comme
je l’ai déjà remarqué, le clergé fait très bon marché des privilèges de la
noblesse, et la noblesse meilleur marché encore de ceux du clergé ; mais l'un
et l’autre étant passionnément attaché aux siens propres, et armé du droit
funeste qui tant de fois, dans le cours de notre histoire, paralysa l’action
des États, il est impossible de rien espérer même de leurs divisions pour la
destruction des abus, car il est trop clair que s’ils ne peuvent se sauver
séparément, ils se coaliseront pour se sauver ensemble. Avec le
clergé, on ne peut attendre ni liberté de religion, car il demande que la
religion catholique - soit proclamée religion de l’État ; ni liberté delà
presse, car il demande une répression sévère contre les écrits philosophiques
; ni liberté d’enseignement, car il demande que l’éducation lui soit
exclusivement confiée ; ni égalité politique, car il demande le maintien des
trois ordres. En revanche il se prononce très sévèrement contre les droits
féodaux. Mais la partie la plus libérale du clergé laisse voir, à chaque
instant, combien ses convictions sont de fraîche date et tiennent peu de
place dans son esprit : « Mon Dieu ! — disait, au 4 mai, dans son sermon
d’ouverture, l’évêque de Nancy, la Fare, prélat cité et blâmé pour la
hardiesse de ses opinions, — mon Dieu ! recevez les hommages du clergé, les
vœux de la noblesse et les humbles supplications du Tiers-État. » Tout son
discours, fait dans le sens des idées nouvelles, avait été consacré à flétrir
devant les hommes les distinctions qu’il relevait ainsi devant Dieu, dans un
moment de distraction. Avec la
noblesse, le peu d'améliorations qu’a réclamé le clergé devient irréalisable.
Son premier vœu est le rétablissement des antiques formes de la monarchie
française ; étrange moyen de rajeunissement pour la France de 1789. Elle
consent à la suppression presque totale de la plupart des droits féodaux,
mais moyennant rachat. Or ces droits ne consistant plus guère qu’en
redevances pécuniaires et en distinctions honorifiques, le seul avantage
qu’on offrait par là à la nation, était de lui permettre de rembourser le
capital dont elle servait annuellement les intérêts, car pour ce qui concerne
ses honneurs et dignités, non-seulement elle en exige le maintien intégral,
mais elle demande formellement qu’on en augmente le nombre. Sur un seul point
elle se montre disposée à suivre le courant de l’opinion, sur tout ce qui
touche à la liberté individuelle et sur tout ce qui peut affaiblir le pouvoir
royal : l’ombre de la Bastille l’importunait. Je n’ai pas besoin d’ajouter
que tous les privilèges du clergé lui paraissent souverainement odieux et
iniques, puisqu’elle va jusqu’à demander qu’il cesse désormais d’exister
comme ordre. Si de
ces restrictions intéressées aux vœux si légitimes d’un grand peuple, on
rapproche celles que la royauté était bien décidée a faire prévaloir pour son
propre compte, on s’aperçoit, avec un douloureux étonnement, que les seules
réformes effectives qui restent possibles sont l’égalité devant l’impôt, et
un certain adoucissement de la législation pénale. Voilà à
quel programme misérable sont logiquement réduits les réprobateurs de
l’initiative révolutionnaire. Quoi ! ce seraient là tous les fruits de ce
laborieux enfantement, et c’est pour éclairer une si affreuse déception que
se lèverait ce jour de justice si ardemment appelé ? Un tel résultat juge la
valeur de leurs scrupules au point de vue positif et pratique, et au point de
vue du droit la cause est encore moins douteuse. Qui ne voit qu’en présence
de ces trois pouvoirs déchus qui s’accusent mutuellement, comme des coupables
qui cherchent à sauver leur vie en livrant leurs complices, le Tiers-État,
avec l’immense autorité morale dont il était investi, ne pouvait avoir qu’une
seule attitude : celle du juge ! Et
c’est en effet celle qu’il sut prendre dès ses premiers actes, conformément
aux injonctions formelles de ses cahiers où toute la Révolution est à l’état
de germe, et où la résistance des ordres privilégiés est non-seulement
prévue, mais combattue d’avance, par les moyens qui devaient assurer la
victoire aux députés des communes. Là on leur indique d’avance ce décret
fameux de la séance du Jeu de paume, et jusqu’à ce nom magique d’Assemblée
nationale qui devait consacrer leur souveraineté et porter l’épouvante au
cœur de leurs ennemis ; là on peut embrasser d’un coup d’œil, sous une forme
quelquefois naïve et inexpérimentée, mais toujours nette et précise,
l’ébauche immense de leurs glorieux travaux : déclarations des droits,
liberté sous toutes ses formes, égalité civile et politique, gratuité de la
justice, jury, élections et responsabilité à tous les degrés, plans
d’éducation nationale, impôt, assistance publique, tout ce que la Révolution
a fait, ou tenté, ou rêvé, est assemblé là ; matériaux vivants qui
n’attendent que le signal de l’ouvrier pour se lever d’eux- mêmes et former
l’immortel édifice. Seules les tristes chimères d’unité et d’égalité absolue,
qui, grâce à un concours de nécessités terribles et inouïes, devaient lui
faire plus tard renier la liberté, n’apparaissent que de loin en loin comme
honteuses encore d'elles- mêmes et impuissantes à séduire des cœurs libres. La
marche suivie par les trois ordres et par la royauté pendant les deux mois
qui précédèrent la victoire du Tiers-État, c’est-à-dire jusqu’à la prise de la
Bastille, répond fidèlement aux dispositions que nous venons d’analyser.
Toutes les péripéties de ce long débat de la vérification des pouvoirs et du
vote en commun pourraient être fixées a priori, tellement elles sont
conformes au caractère et à la force morale que chaque parti porte en
lui-même. Chez la
noblesse, c’est une attitude pleine de provocation, une agitation stérile et
bruyante, un mépris hautain pour les vœux de l’opinion publique ; chez le
clergé, c’est une opposition tempérée par l’influence toujours croissante des
éléments démo- pratiques qui s’agitaient dans son propre sein, et plus encore
par le désir de ménager tous les partis, et d’avoir ainsi, au moment suprême,
les bénéfices du rôle de conciliateur ; chez la royauté, c’est la plus
misérable incertitude qui du jour au lendemain lui fait changer de langage et
de politique, selon que Necker ou la reine l’emportent dans le faible cœur de
Louis XVI. Les
communes, au contraire, sobres de paroles et de démarches, sévères et
réservées dans leur tenue, attentives aux événements, font preuve d’une
habileté, d’un esprit de sagesse, de modération, de fermeté que jamais
réunion d’hommes n’a montrés unis au même degré. Elles ont compris de prime
abord que ce débat sur la délibération en commun est pour la Révolution une
question de vie ou de mort ; et placées entre l’alternative presque également
funeste de céder devant les sommations menaçantes du pouvoir, ou d’amener,
par leur résistance trop ouverte, une dissolution des États, qui eût tout
replongé dans le chaos, elles temporisent, avec un art infini, sans rien
sacrifier de leur dignité. Elles négocient avec le clergé ; elles
parlementent avec la noblesse ; elles adressent de très humbles remontrances
à ce roi qui ne daigne communiquer avec elles que par son maître des
cérémonies. Elles laissent ainsi à l’opinion le temps de se prononcer, au
peuple de reconnaître les siens, a ses partisans de s’organiser, à ses
ennemis de se diviser. Peu à peu le ton change et s’élève. Sous les formules
respectueuses, on démêle une volonté inflexible ; sous le calme du maintien,
une indomptable énergie ; sous d’apparentes hésitations, un esprit de suite
que rien ne peut détourner du but. La voix publique se fait entendre, les
hommes se révèlent, les courages se rassurent, l’avenir se dévoile. Bientôt
le peuple, frémissant, se presse autour de ses élus, qui s’engagent par de
solennels serments à terminer leur œuvre au milieu même de l’armée envoyée
pour l’anéantir, Mirabeau tonne à la tribune, et la royauté recule devant ce
génie vivant de l’ordre nouveau ; leurs ennemis se troublent et font
défection, ils viennent malgré eux et poussés par un inexplicable vertige
grossir les rangs de cette modeste assemblée du Tiers pour laquelle naguère
encore ils n’avaient pas assez de dédains. La Révolution est faite. Le
serment du Jeu de paume et la prise de la Bastille sont deux grandes dates de
la Révolution : c’est la victoire morale assurée par le triomphe matériel. À
partir de cet instant, il y a encore incertitude sur le mode d’action, mais
l’issue finale n’est plus douteuse. L’ordre nouveau suit son développement
avec une force d’impulsion tellement irrésistible, que ses dangers lui
viennent plutôt encore de sa propre violence que des perfides machinations de
ses ennemis. Ses chefs sont partout : à l’hôtel de ville, au ministère, à la
cour, à la tribune. Il a des armées innombrables, improvisées en huit jours,
d’une extrémité à l’autre de la France. L’Assemblée nationale peut enfin
s’occuper, avec quelque sécurité, de donner une constitution au peuple qui
l’a envoyée. Tout ce
qui rend un sénat illustre, imposant, vénérable aux yeux des hommes, le
génie, les services, la science, la vertu, la gloire, la France l’avait réuni
là par un effort suprême et généreux qu’elle n’a pas su retrouver depuis, et
que le monde n’a pas revu. Depuis la grande ville jusqu’au plus humble
bailliage, toute la nation avait tressailli comme pour un enfantement, et
l’élite de ses fils s’était levée à son appel. Là,
auprès de Mirabeau, c’est-à-dire d’un de ces hommes qui suffisent à la gloire
d’une nation et d’une époque, on pouvait voir Lafayette, le jeune et brillant
héros des guerres d’Amérique, sur qui luisait un rayon de la pure auréole de
Washington, esprit fin et pénétrant à force de justesse, caractère ferme à
force de droiture, et dont le nom avait déjà, pour l’Europe, la signification
glorieuse qu’il n’a jamais cessé de conserver pendant le cours d’une longue
carrière. Avec lui les vertus des vieux âges, l’honneur, la loyauté, le
désintéressement, l’amour de la gloire, passent dans le camp des idées
nouvelles. Lafayette c’est la chevalerie enrôlée au service de la Révolution. A ses
côtés Montmorency, La Rochefoucauld, d'Aiguillon, Noailles, la fleur de la
noblesse française qui accourait d’elle-même au-devant du sacrifice. On a
trop oublié ces gentilshommes si généreusement dévoués à une cause qui, loin
d’être la leur, les dépouillait avant de les immoler. Ils ennoblirent, par
leur belle et fière attitude, les dernières heures de cette race
inconséquente et légère, et par les nobles passions qui étaient en eux, par
leur esprit humain, libéral, éclairé, ils contribuèrent longtemps à garantir
la Révolution du fanatisme et des excès de l’esprit de secte. Non loin d’eux,
mais isolé, entouré de nuages, siège le prêtre Sieyès, l’homme aux
distractions respectées, le grand métaphysicien politique du temps, un de ces
esprits généralisateurs que suscitent les révolutions pour mettre leurs
aspirations en formules, découvrir la loi et chercher le mécanisme de leurs
combinaisons. Inflexibles et froids comme un syllogisme, solitaires au milieu
de la foule, ils semblent étrangers à ses entraînements, bien qu’en réalité
ils les partagent plus que personne, parce que tout ce qui est passion et
spontanéité chez les autres, est calcul et réflexion chez eux. Impassibles,
impersonnels, aussi inaccessibles à la pitié qu’à la colère, on les voit, ces
héros de l’abstraction, traverser silencieusement leur époque sans s’y mêler,
vivantes images de cette fatalité muette qu’on nomme la logique et la force
des choses. Barnave
préludait, par ses premiers discours, à ces glorieuses luttes d’éloquence où
on le vit si jeune encore (à vingt-huit ans à peine !) soutenir, sans trop
d’inégalité, l’effort de Mirabeau ; noble esprit, âme généreuse, dont
l’esprit de parti ne s’est pas encore lassé de poursuivre la mémoire, et qui
sans cette fin tragique et prématurée eût été une des gloires les plus
éclatantes de la France nouvelle. On s’est montré le plus souvent d’une
sévérité inique envers cette destinée si vite tranchée par la mort ; on l’a
punie d’une illusion comme d’un crime ; et sa jeunesse même si franchement
empreinte dans l’allure vaillante et dégagée des discours qui nous restent de
lui, a été invoquée contre Barnave comme le signe d’un esprit frivole, tandis
qu’elle y voile à peine une sagesse, une maturité auxquelles il est donné à
bien peu d’hommes d’atteindre. Mais l’histoire dont c’est le rôle de
compléter ce que l’aveugle fatalité a rendu inachevé, et qui dans les
fragments tronqués d’André Chénier a su ressusciter un grand poète,
l’histoire saura reconstituer cette individualité brisée avant l’âge, et
retrouver dans ses essais interrompus le grand orateur qu’ils promettaient à
la France. Avec
lui, son ami Adrien Duport, tête solide et forte, plus ambitieux d’influence
que de renommée, et qui menait, en effet, bien des hommes plus célèbres que
lui, et les deux Lameth, politiques déliés, pleins d’adresse, de ressources
et de persévérance. Bailly apportait à l’Assemblée la popularité d’une vertu
déjà proverbiale, l’autorité d’un nom pur et respecté ; Mounier, la droiture
de son caractère et les inspirations d’un talent élevé que découragèrent trop
vite les scrupules exagérés d’un cœur trop timide ; Rabaut Saint-Étienne, une
raison supérieure, une âme ouverte à toutes les idées nobles et généreuses,
l'incomparable pureté de sa vie tant de fois exposée dans les prédications
clandestines du Désert, et l’appui d’une cause longtemps persécutée, mais
plus vivante que jamais, et dont il était l’organe le plus populaire ;
Lally-Tollendal, une éloquence sanctifiée par le dévouement, une connaissance
très approfondie des institutions de l’Angleterre ; Talleyrand, la
merveilleuse clairvoyance de son sens politique, et la rare étendue de ses
aptitudes ; Thouret, Target, Chapelier, Tronchet, légistes éminents, génies
organisateurs, travailleurs infatigables, leur expérience des affaires, leur
activité prodigieuse, leur sens pratique tranchant comme la hache, qui
laissait aux autres l’éclat des paroles, mais frappait des coups profonds et
irrémédiables. A côté
d’eux, inconnus, insignifiants, perdus dans la foule, des hommes que
réclamaient des temps encore plus terribles, et de plus tragiques destinées.
Quel est ce déclamateur banal et monotone, que personne n’écoute ? c’est Pétion,
l’idole, le roi Pétion ! Et cette figure austère et mélancolique qui semble
se dérober aux regards ? c’est le girondin Buzot. Et cet avocat à la parole
alerte, élégante et vive ? c’est Barrère. Et ce rhéteur embarrassé dans les
enjambements de ses laborieuses périodes, et dont l’air contraint,
souffreteux, excite le sourire, cet amoureux transi de l’Éloquence, ingrate
déesse ! celui-là, c’est Robespierre. De tous
les champions du côté droit, Cazalès réunissait seul l’autorité du caractère
à celle du talent. Tous ses adversaires ont été unanimes, de son vivant même,
à rendre justice à la sincérité de ses convictions, et il suffit encore
aujourd’hui de le relire pour se convaincre qu’il leur dut son éloquence, qui
est, avant tout, le cri d’un cœur loyal et fidèle. Comme logique, son œuvre
ne soutient guère l’examen ; comme sentiment, elle entraîne et force la
sympathie. C’est un de ces soldats que la fortune envoie parfois aux causes
désespérées, non pour retarder leur chute, mais afin qu’elles ne succombent
pas sans honneur et sans gloire. Malouet paraît bien pâle auprès de ce
vaillant chevalier. Quant à Maury, il semble avoir eu bien moins pour but de
défendre la vieille monarchie, que de venger les injures du clergé et les
siennes propres, en faisant à ses ennemis tout le mal possible. Il cherchait
là l’amer plaisir des représailles, et non l'accomplissement d’un devoir. Il
était trop sceptique pour se dévouer, mais trop haineux pour ne pas combattre
jusqu’au bout. Et c’est à quoi il apporta une perversité pleine de ressources
infinies, un art de dénigrement, une ironie, un fiel, un venin, qui faisaient
de redoutables blessures. Il n’est pas un seul homme de ce temps qui ne porte
au flanc une morsure de l’implacable abbé. Du reste, sophiste effronté,
contradicteur habile, peu soucieux de sa dignité et bien moins encore de
celle de ses adversaires, discuteur rompu à toutes les feintes de la parole,
il montait à la tribune pour provoquer et irriter, jamais pour convaincre. Parmi
les représentants des idées nouvelles, il y avait une grande diversité
d’opinions ; il n’y avait point encore de partis. La spontanéité même de cet
élan, et l’absence totale de vie politique qui l’avait précédé, n’avait pas
laissé le temps de se former aux dissidences qui se montrèrent dans la suite.
Tous ces hommes inconnus la plupart les uns aux autres, ceux-ci déjà
illustres, ceux-là couronnés d’avance au sein même de leur obscurité de cette
auréole indéfinissable et mystérieuse qui s’attache de bonne heure aux fronts
que doit visiter la gloire, obéissant sans mot d’ordre et sans parti pris, à
leurs propres inspirations, se rencontraient presque toujours avec
l’inspiration commune. Et si ce défaut de discipline a communiqué un
caractère d’inexpérience à leurs premiers essais, il leur a donné, en même
temps, la vitalité et le cachet inimitable des choses créées ; et par la
sincérité dont il portait témoignage, il a puissamment contribué à
l’élévation des âmes. Quels calculs et quelles combinaisons eussent pu
remplacer, par exemple, pour l’effet moral comme pour le succès, cette
improvisation de la nuit du à août où dans chaque motion, dans chaque parole
qui tombaient de la tribune, chacun reconnaissait, avec ivresse, l’écho de sa
propre pensée et l’élan de son propre cœur ! Sans doute ces moments sont
rares et fugitifs dans la vie des peuples ; ils exigeraient, pour être
durables, un effort qui est au-dessus de la nature humaine ; et la pratique
des affaires ramène bien vite et les partis, et leur stratégie, et leurs
transactions équivoques ; mais efficaces pour maintenir et défendre, ils ne
peuvent rien pour fonder. Faites le compte de ce qui survit aux vicissitudes,
vous verrez que les heures d’inspiration ont seules été fécondes. Chacun
sentait d’ailleurs, tout en gardant ses préférences pour telle ou telle forme
politique, — ceux- ci pour l’Angleterre, ceux-là pour les idées américaines, —
qu’à une situation aussi neuve il fallait des lois nouvelles. C’était, en
outre, une croyance (on dit aujourd’hui un préjugé) commune à tous les grands
esprits de ce temps, que dans une constitution on devait tenir compte
non-seulement du caractère, des intérêts et des mœurs d’un peuple, mais plus
encore des progrès généraux de l'esprit humain. Les États-Unis venaient de
donner ce noble exemple. La déclaration de 1776, écrite sous la dictée de
l’immortel Jefferson, était l’œuvre d’un libre penseur, et non celle d’un
puritain. La France, aidée de cette première expérience et de toute la
supériorité de sa civilisation intellectuelle, ne pouvait-elle pas espérer
d’aller plus loin encore ? On ne séparait pas la politique de la morale ; on
voulait réaliser les grandes idées du siècle ; on voulait mettre en commun la
sagesse des nations et les enseignements de leur histoire pour créer des
institutions plus parfaites, c’est-à-dire plus conformes aux lois de
l’harmonie, aux idées de justice et de civilisation. On étudiait avec une
infatigable ardeur les institutions des peuples libres dans l’antiquité et dans
le monde moderne : Sparte, Athènes, Rome. Venise, l’Angleterre, la Suisse, la
Hollande, la Pologne, les États-Unis d’Amérique, toutes les législations
étaient analysées, comparées, revues. Aristote, Platon, Machiavel, Locke,
Blackstone, Rousseau, Mably, les politiques de tous les temps, et jusqu’aux
publicistes les plus inconnus de la jeune Amérique : Adams, Jefferson,
Livingston, étaient lus, traduits, commentés, discutés. Lorsque les époques où s’opère un tel travail ne sont pas destinées à rester infécondes, on le reconnaît à ce signe : du choc des opinions et des systèmes il se forme une résultante unique, pareille de tous points à ces mouvements composés que produisent plusieurs impulsions en se combinant : un homme se lève alors qui en découvre la loi et en embrasse l’unité ; un homme assez puissant pour allier la pensée à l’action, la passion à la volonté, et d’un génie assez vaste pour que les éléments les plus contraires en apparence puissent s’y réconcilier dans une harmonie supérieure, et celui-là est le politique appelé au gouvernement de ce temps. A la fin du XVIIIe siècle, il se nomma Mirabeau. |