Si j’ai
insisté sur les théories de la démocratie absolue, c’est surtout en raison de
l’importance qu’elles acquirent plus tard et de la fatale méprise qui fit
voir en elles l’aboutissement naturel de la Révolution, car au moment où elle
éclata, elles germaient encore obscurément à l’état d’instincts au sein des
masses populaires, ou à l’état de rêves dans quelques cerveaux malades. Il
était indispensable, pour l’intelligence des événements qui suivirent, de
marquer avec précision leur origine. A ce moment, d’ailleurs, elles ont
quelque chose de l’ingénuité de leur âge et laissent bien mieux pénétrer
leurs mobiles. L’opinion
était encore tout entière à Voltaire et à Montesquieu. Quant à Rousseau, on
voyait en lui l’initiateur des mœurs nouvelles et l’apôtre convaincu de
l’austérité républicaine, et non cet ennemi involontaire et égaré de la
liberté que l’inflexible logique des événements devait sous peu dénoncer par
de si terribles leçons. Sous
l’inspiration de ces grands hommes et de leurs ardents et innombrables
disciples, l’esprit public, si longtemps distrait par de misérables
curiosités et de puérils entraînements, se sentait enfin saisi lui- même de
la fièvre puissante qui les avait possédés. Toutes leurs passions étaient
devenues les siennes. Il continuait leurs luttes en invoquant leur mémoire
vénérée. Il aimait le bien et croyait naïvement à sa réalisation, noble foi
qu’on lui a reprochée dans ce temps d’impuissance, incapable même d’avoir une
foi. Il adorait la justice, seule divinité qu’il voulût désormais
reconnaître, et il transportait l’objet de son culte dans le ciel désert, à
la place des anciens dieux. Enfin il avait la volonté ferme et réfléchie de
fonder la liberté, quoi qu’il dût lui en coûter, la mettant au-dessus de tous
les intérêts et de tous les biens. Il s’était élancé sur toutes les routes
que ses maîtres lui avaient ouvertes, et sur plus d’un point il avait signalé
de nouveaux horizons. A côté
de ces aspirations infinies, de cette universelle élévation des intelligences
et des ambitions, mettez en regard le morne et décourageant tableau des faits
et des institutions, vous comprendrez comment la réalité va tomber en
poussière devant l’idéal, et vous ne me demanderez plus où sont les vraies
causes delà Révolution. Elles sont tout entières dans ce contraste. Laissez
les petites explications qui n’expliquent rien, parce qu’elles-mêmes ont
besoin d’être expliquées. L’épuisement des finances, les rivalités des
classes, les embarras d’une administration dont tous les ressorts étaient
usés, peuvent bien motiver une crise, mais non ce renouvellement de toutes
choses. Quoi donc ! je vous montre la terre bouleversée, et vous voudriez que
ce fût à l'aide de ces imperceptibles secousses ? Montrez-moi une force qui
puisse soulever un monde. Ces
doctrines, ces abstractions, ces systèmes, cet enivrement d’orgueil et
d’espérance, c’est la Révolution dans les intelligences. Laissez venir les
faits, ils se courberont en serviteurs dociles. Examinez
à cette lumière des idées la société de la fin du XVIIIe siècle, et dites si
elle ne vous paraît pas évidemment condamnée à périr, comme elle l’a, plus
d’une fois, reconnu elle-même. De tous
les éléments destinés à lui servir de défense, il n’en est pas un qui ne
tombe de lui-même en dissolution. Allons, tout d’abord, à celui qui y
représente la vie morale, le gouvernement des esprits, au clergé. Il est,
je le sais, de bon goût et de bonne politique aujourd’hui de réhabiliter le
clergé français du XVIIIe siècle, au rebours de nos pères qui n’étaient pas
dans le secret de ce changement de tactique. Il était devenu très tolérant,
disent les nouveaux historiens ; il était bienfaisant, plein de vertus et de
lumières. Voyez, ajoutent-ils, après de Maistre, quelle expression terrible,
satanique, l’irréligion adonnée à la physionomie de la Révolution française !
quelle instabilité elle a communiquée à son œuvre ! Voyez comme la noblesse
s’est convertie aussitôt qu’elle a été frappée, et comme la bourgeoisie est
revenue à de meilleurs sentiments aussitôt qu’elle s’est sentie atteinte ! J’ai grand’peur que cette admiration rétrospective de nos
auteurs pour le clergé de cette époque, ne soit aussi factice que ces
conversions intéressées. Elles sont un reniement de soi-même qui est la mort
de l’âme avant la mort du corps. Croyez-moi, vous qui voulez vivre, restez
dans l’impénitence finale. Ces repentirs improvisés ne sont le plus souvent,
chez l’homme, qu’une suggestion de la peur ou un signe de l’affaiblissement
de ses facultés, et les sociétés y sont sujettes, comme les individus, quand
leur heure suprême est venue. Mais l’histoire n’est point faite pour partager
une telle pusillanimité ; elle ne flatte pas le passé pour convertir le
présent ; elle les domine tous deux, étrangère aux complaisances, aux
conventions, aux mots d’ordre des partis qui s’agitent autour d’elle. Eh quoi
! ce clergé est tolérant, dites-vous ? Cependant le bûcher du chevalier Labarre fume encore ; Calas vient d’être roué vif, Sirven
d’être flétri par la main du bourreau, Buffon d’être contraint de rétracter
les théories inoffensives de sa Théorie de la terre, Rousseau de fuir,
Voltaire de s’exiler ; et pendant tout le règne de Louis XV, le don gratuit a
payé, une à une, toutes les pénalités portées par la royauté contre les
philosophes et les libres penseurs, comme, sous Louis XIV, il a payé les persécutions
contre les protestants, et la révocation de l’édit de Nantes. Ces crimes lui
seront facilement pardonnes par nos politiques, car ils ne voient dans leur
énumération qu’un lieu commun qui ne dit rien à leur esprit ; mais
peuvent-ils oublier sa conduite comme corps d’État ? N’était-il pas le plus
factieux, le plus turbulent, le plus compromettant de tous les ordres ?
Combien de ministères n’a pas renversés l’éternelle agitation de ses démêlés
avec le Parlement ? Et combien d’utiles réformes n’a-t-il pas empêchées ? Il
est vrai d’ajouter qu’en présence de l’attitude de l’opinion publique de plus
en plus favorable aux idées nouvelles, le pouvoir, tombé d’ailleurs en des
mains hostiles, tendait insensiblement à se séparer de son impérieux allié,
et lui faisait plus de promesses que de concessions ; mais ce n’était là
qu’un accident heureux, dépendant de l’humeur d’un prince ou du caprice de sa
maîtresse, un état de choses n’offrant ni garantie, ni sécurité, ni chance de
durée. Le clergé gardait tous ses privilèges, tous ses droits. En attendant
l’heure de frapper, il menaçait, s’emportait en paroles. Chaque jour amenait
son réquisitoire. Et si le Dauphin eût vécu, il eût bien prouvé que ces
menaces n’étaient pas de vains mots. Quant à
ses vertus, à sa bienfaisance, à ses lumières, il est difficile de prendre au
sérieux de tels éloges, à moins d’y voir une ironie. Il suffit de rappeler
les noms trop fameux de Dubois, de Tressan, de Tencin, de Bissy,
de Laffitteau, des deux cardinaux de Rohan, de
Maury, de Loménie, de Talleyrand, et tant d’autres ou équivoques ou
déshonorés. On peut y ajouter, comme commentaire, les tristes péripéties de
l'histoire de la constitution unigenitus, la bruyante et ridicule querelle des
billets de confession, la résistance furieuse, inique, qu’opposa le clergé à
Machault, lorsqu'on présence des pressants besoins de l’État il proposa
timidement d’imposer ses biens immenses dont les revenus seuls dépassaient
300 millions ; et son silence accablant, honteux, manifeste aveu
d’impuissance, devant les attaques et les sommations hautaines de l’esprit
philosophique. Enfin
on peut invoquer, contre ses apologistes, un témoin qu’ils n’attendent guère
sans doute, et qu’en tous cas ils n’oseront sûrement pas récuser ; ce témoin
c’est le clergé lui-même. S’ils avaient pris le soin de lire ses cahiers de
1789, ils y auraient vu l’humiliant aveu de ses faiblesses, la confession
dans laquelle il impute à l’exemple offert par ses mauvaises mœurs
l’affaiblissement si général du sentiment religieux. Convaincu
d’erreur et de mauvaise foi comme doctrine, d’impuissance et d'anarchie comme
institution, de corruption comme ordre ; voilà le conducteur des âmes, voilà
le représentant de la vie morale, voilà le clergé devant la Révolution. Si du
clergé nous passons à la noblesse, la même fatalité semble peser sur elle.
Son arrêt est écrit. Et on dirait qu'elle le sait et cherche à s’étourdir.
Toutefois, il est juste de le reconnaître, le tableau est infiniment moins
odieux. Une classe n’a pas une action aussi réfléchie, aussi voulue qu’un
corps organisé comme le clergé, car il est loin d’avoir la même personnalité.
La noblesse française ne peut plus vivre ; et cela non parce qu’elle est
dégénérée, exclusive, jalouse, qu’elle a des privilèges iniques, révoltants,
des mœurs dépravées, des habitudes insolentes. D’autres aristocraties ont eu
tous ces défauts et tous ces inconvénients à un degré infiniment plus
exorbitant, sans pouvoir invoquer les mêmes excuses, et n’en ont pas moins
survécu aux plus terribles vicissitudes. Elle ne peut plus vivre, parce
qu’elle a un vice qu’on n’a jamais pardonné à une classe privilégiée, elle
est inutile. Une
fois qu’une aristocratie n’a plus de fonctions qui lui soient propres, une
fois qu’elle ne représente plus un principe de vie ou de force, que ce soient
les affaires, ou les armes, ou la justice, cette aristocratie est morte.
Richesses, honneurs, plaisirs, pouvoir, les peuples prodiguent tous les biens
à leurs patriciens, mais c’est à la condition que, sous une forme ou sous une
autre, ils paieront leur tribut d'utilité ; malheur à eux le jour où ils
l’oublient[1]. La
noblesse française en était précisément à ce moment fatal. Elle avait perdu
sa raison d’être. On pouvait la supprimer sans que la nation en ressentît
d’autre effet qu’un immense soulagement ; tandis qu’à une autre époque, au
moyen âge, par exemple, on eut brisé le nerf même de sa vitalité.
Non-seulement elle n’était plus une classe politique, mais elle n’était même
plus une classe militaire. Je n’en voudrais pas d’autre preuve que cette
ordonnance de Ségur qui, s’avisant, un peu tard, en 1781, que les plébéiens
commençaient à accaparer pour eux les hasards et les honneurs du champ de
bataille, crut apporter au mal un remède efficace en arrêtant que désormais
les nobles seuls pourraient parvenir au grade d’officier. Cet appel ne fut
pas compris. C’était
à la cour et non au camp que la noblesse entendait conquérir ses grades.
Depuis les grandes guerres de Louis XIV, le peuple avait tout à fait envahi
l’armée et encombrait toutes les avenues du commandement. Les cadets seuls et
les petits nobles prenaient encore à cœur le métier des armes. La haute
noblesse achetait les régiments et les commandait in partibus jusqu’à ce
qu’une occasion brillante vînt lui offrir un moyen facile de recueillir toute
la gloire des succès préparés sans elle. Pourtant
les camps étaient restés sa place d’honneur et sa profession favorite. Elle y
avait encore la popularité et l'influence due à son tempérament chevaleresque
; mais elle n’y avait plus le monopole du courage et des vertus militaires. Partout
ailleurs elle n’était plus qu’une ombre. Partout l’homme du roi, c’est-à-dire
l’homme du Tiers avait dépossédé les gens de la noblesse. La magistrature,
les intendances, les fermes générales, le conseil du roi lui-même,
l'administration tout entière, en un mot, étaient entre les mains de ces
parvenus anoblis, dont Saint-Simon a si bien décrit la physionomie et les
instincts, hommes d’affaires et de « vile bourgeoisie, » sortis du Tiers et
fidèles à ses haines, qui ne semblaient prendre la livrée du noble que pour
le combattre avec plus d’avantages, serviles envers la royauté, âpres au gain
et au travail, patients, procéduriers, humbles et souples d’échine, mais
d’une ténacité inflexible. De ses
droits féodaux la noblesse n’avait conservé que des formes, des souvenirs,
des signes d'autant plus insultants qu’ils ne représentaient plus qu’un
pouvoir illusoire. La seule réalité qui lui en restait, c’était des
redevances pécuniaires ; mais ici encore se révélaient les impossibilités de
cette situation. Le paysan était devenu le sujet du roi. Il était jugé,
administré, imposé, enrôlé de par le roi. Et tous les ans, il voyait
apparaître l’homme du château, — un étranger, — ou son intendant, car il ne
quittait plus guère la cour, qui venait percevoir sur ses travaux un second
tribut, d’autant plus lourd et plus humiliant qu’il n’était ni un signe de
suzeraineté, puisque le suzerain c’était le roi, ni même un gage de fidélité,
puisque tous les liens de l’antique solidarité féodale étaient à jamais
rompus. Si de
tous ces présages d’une dissolution prochaine on rapproche l’Histoire de
France tout entière, ce long combat de la royauté, unie au Tiers, contre la
noblesse, et surtout cette passion d’égalité qui est le fond le plus solide
du caractère national ; une seule conclusion est encore possible :
l’abolition de la noblesse. Et
ainsi elle se condamna elle-même dans l’immortelle nuit du 4 août, cette race
légère et charmante, insouciante et généreuse, si rebelle aux leçons de
l’expérience, mais si loyale, si désintéressée, si pleine d’honneur et de
bravoure. En proclamant la nécessité du sacrifice, on ne peut se défendre
d’un sentiment de regret de voir perdues tant de qualités brillantes, dont la
séduction se fit si longtemps supporter à la France, malgré d’intolérables
défauts. Et comment d’ailleurs ne pas se souvenir ici que les deux premiers
initiateurs de la liberté furent deux de ses fils : Lafayette et Mirabeau ! D’où
viendra donc le salut ? delà royauté ? Sous des apparences plus rassurantes,
son état est tout à fait désespéré. Voyez plutôt tous ces empiriques
rassemblés autour d’elle. Chose étrange ! pour la première fois, elle
commence à s’effrayer de sa responsabilité. Elle a des scrupules de
conscience. Elle va au-devant des réformes. Elle publie des comptes rendus
que personne ne lui demande. Son pouvoir l'embarrasse, car elle sent le vide
se faire autour d'elle. Lui
est-il permis du moins de compter sur le bon Louis XVI ? — On raconte qu’à
l’époque du sacre l’illustre Turgot fit de grands efforts pour obtenir de lui
qu’il voulût bien retrancher du cérémonial d’usage une formule qui avait
quelque peu vieilli : le serment d’exterminer les hérétiques. Le roi convint
de la justesse de ses observations, et Turgot crut l’avoir persuadé. Mais le
jour de la cérémonie venu, et au moment de prêter le serment, Louis XVI, au
lieu des termes consacrés, balbutia, d’une voix troublée, quelques paroles
qu’il rendit, à dessein, inintelligibles, au grand étonnement de
l’assistance. Il avait pensé concilier ainsi les égards dus à l’opinion avec
les ménagements qu’il voulait garder pour le clergé. Cette
misérable et puérile transaction donne la vraie mesure du caractère de ce
malheureux prince, et de l’esprit qui dicta tous ses actes. Entre les partis
opposés qui s’offraient à lui, il finissait toujours par adopter un moyen
terme plus dangereux qu’eux tous. Faible, irrésolu, flottant au gré de mille
impulsions contraires, on le voyait associer dans un même ministère Turgot à
Maurepas, c’est-à-dire la droiture, le désintéressement, la pureté, à la
corruption et à l'intrigue. Et cette dualité il la portait en lui-même. Son
premier mouvement était presque toujours juste, grâce à des instincts
honnêtes et à un certain bon sens ; mais bientôt les passions, les préjugés,
les influences de son entourage, les exigences terribles de sa propre
situation, élevaient la voix, grondaient, menaçaient, et le pauvre roi,
troublé, éperdu, se hâtait de céder à l’orage. Le lendemain effaçait toujours
le travail de la veille, et le repentir suivait de près ses résolutions.
Aussi dès le début paraît-il en proie au vertige. Il a l’air d’une victime
marquée par la fatalité. A qui croire ? à qui s’adresser ? Il va en désespéré à tous ceux qui lui promettent le salut, de
Turgot et de Malesherbes à Necker, de Necker à de Galonné, de Galonné à
Loménie. Il a dans sa timide attitude je ne sais quoi d’inquiet et d’effaré. De tous
ces hommes, un seul avait eu assez de génie pour embrasser l’étendue du
désastre, et assez de caractère pour tenter de le prévenir, en désarmant la
Révolution et en lui donnant d’avance ses plus essentielles satisfactions. Il
fut le premier abandonné : j’ai nommé Turgot. Il faut
dire d’ailleurs que les hésitations de Louis XVI n’étaient que trop souvent
justifiées par d’inexorables difficultés. À force de se faire le centre de
toutes choses, la royauté en était venue à ce point qu’aucune partie de
l’État ne pouvait recevoir d’atteinte qu’elle n’en ressentît immédiatement le
contre-coup. Chaque réforme qu’elle essayait ne faisait que susciter ou
révéler une complication et une impossibilité nouvelle, parce que le vaste
ensemble d’innovations auquel elle aurait dû se rattacher n’existant pas,
elle n’était plus qu'un élément de trouble et de désaccord au sein d’un ordre
de choses conçu dans un tout autre esprit. C’est ainsi que les meilleurs
projets de Turgot eurent parfois des résultats funestes, que les assemblées
provinciales réveillèrent dans toute la nation le désir d’une vie politique
plus réelle et plus effective, que les emprunts de Necker amenèrent
naturellement ses comptes rendus qui, malgré leurs illusions, ne firent que
rendre publique la détresse des finances, que l’assemblée des notables vint
fortifier l’opposition des parlements, et enfin rendit nécessaire la
convocation des États-Généraux. Tous
les remèdes ayant été épuisés et étant tous restés sans effet, parce qu’ils
avaient tous pour base la conservation intégrale des institutions existantes,
on commença à s’habituer à l’idée de faire la part du feu et d’en sacrifier
une portion. Le clergé et la noblesse ne tardèrent pas à s’apercevoir, aussi
bien que la royauté, que le gouffre pourrait bien finir par les engloutir
tous trois. Mais dans l’espoir qu’un seul sacrifice suffirait, ils se
renvoyaient le suicide, chacun le trouvant très inopportun pour soi et d’un
à-propos irrésistible pour ses rivaux. Personne ne voulait être le Décius. Les cahiers des deux ordres privilégiés et les
dernières ordonnances de la monarchie expriment cette préoccupation avec une
singulière naïveté d’égoïsme. Alors
parut de Calonne qui, froidement, prononça le mot décisif, l’arrêt du destin
: « Pour combler l’abîme, que faut-il ? — les abus. » Les
abus, c’étaient : la royauté, la noblesse et le clergé. Mais,
dira-t-on, cela supprimé, que reste-t-il ? On peut répondre hardiment, avec Sieyès : « Il reste la nation française. » |
[1]
Cette vérité si dure pour la noblesse, la royauté ne la lui épargnait guère.
Voici, en effet, ce qu’on peut lire dans le discours d’ouverture des
États-Généraux, de M. de Barentin, le garde des sceaux :
« Tant que le service de l’arrière-ban a duré, tant que
les possesseurs des fiefs ont été contraints de se transporter à grands frais
d’une extrémité du royaume à l’autre avec leurs armes, leurs chevaux, leurs
équipages de guerre n’était-ce pas une manière de partager l'impôt, ou plutôt
n’était-ce pas un impôt réel, que ce service militaire que l’on a vu plus d’une
fois concourir avec des contributions volontaires ? » Et la noblesse ne
fournissant plus ce concours, il concluait contre son privilège d’exemption
d’impôt : n’était-ce pas conclure contre tous les autres ?