Est-il
vrai, comme on l’a souvent affirmé, que la Réforme n’ait été qu’une
révolution purement religieuse, indifférente en matière politique et sans
influence réelle sur le développement des institutions libres en Europe ? En
bien des pays, il serait inutile de discuter cette opinion, car on a la
réponse sous les yeux. Chez nous elle a été vivement soutenue par les
politiques, d’une part, hardis négateurs de toute force qui procède d’une
idée et non d’un fait, et, d’une autre, par les écrivains, si éminents à
certains égards, qui ont appliqué à notre histoire la théorie du progrès
continu. Ceux-ci, voyant la Réforme vaincue en France par le principe
catholique repoussée par l’esprit national, et le succès ayant toujours
raison à leurs yeux, ont tenu à justifier à tout prix cette défaite et cette
antipathie. Ils font fait avec habileté et vraisemblance, et leur système
flattait trop bien nos plus chers préjugés pour n'être pas accueilli avec
faveur. Ils
rappelèrent Luther tonnant en Allemagne contre la révolte des paysans, et
adressant aux insurgés du Danemark cette singulière intimation : « Ne
combattez jamais contre votre maître, fût-il un tyran » ; Calvin affirmant à
son tour, dans son Institution chrétienne, que « les rois sont d’institution
divine », et que « l’aristocratie est le meilleur des gouvernements», puis,
plus tard, organisant dans Genève une démocratie absolue ; Théodore de Bèze
définissant la liberté de conscience « Diabolicum dogma ». Ils
montrèrent surtout la Réforme s’alliant en Angleterre avec la monarchie sous
Henri VIII, plus tard avec l’aristocratie, et jouant tour à tour ce double
rôle en Danemark, en Prusse, en Suède, et là-dessus se hâtèrent de conclure
qu'en somme la France avait donné une grande preuve d’infaillibilité en
l’éloignant par des moyens fâcheux, sans doute, mais enfin nécessaires. Il y a,
dans tous ces reproches, beaucoup de vrai. Il est encore vrai de dire que la
Réforme n’a point inventé la liberté politique. Longtemps avant son
apparition, les républiques italiennes du moyen âge étaient allées
relativement très loin dans la pratique des institutions libres ;
l’Angleterre et la Hollande avaient reconnu et fixé les bases de leur
gouvernement ; la France elle-même, à diverses époques, et notamment sous la
courte dictature d'Étienne Marcel, avait manifesté très clairement des vœux
et des tendances qu’elle devait préciser plus tard ; et enfin, plus
récemment, la Renaissance avait redemandé au libre génie de l’antiquité le
secret de la durée de ses démocraties si fortes et si vivaces. Mais ces
considérations, toutes spécieuses qu’elles sont, ne suffisent point pour
enlever à la Réforme son principal titre aux yeux de l’avenir, je veux dire
son caractère si éminemment libéral. La liberté religieuse sortit de ses
tentatives, quelquefois à son insu, quelquefois malgré elle, mais elle en sortit
invinciblement. Il en fut de même de la liberté politique. Il ne dépend pas
de la cause d’arrêter l’effet. La Réforme a apporté au monde la notion du
droit individuel, idée qui devait s’épurer, s’agrandir, et développer plus
tard tous ses aspects sous une nouvelle inspiration, mais qui lui appartient
bien en propre, car elle ne la trouva ni dans l’antiquité ni dans le
christianisme. C’est par là seulement qu'elle est une grande manifestation de
l’esprit humain. Sa valeur spéculative est des plus médiocres, et une logique
rigoureuse ne verra jamais en elle qu’une concession insuffisante à l’esprit
d’examen. Mais, au point de vue pratique, elle est une révolution admirable,
un progrès immense, un principe nouveau acquis à l’humanité. L’idée de
l’inviolabilité de certaines prérogatives attachées à la personne humaine est
désormais, grâce à elle, inséparable de l’idée de liberté dont on n’avait eu
jusqu’alors que des notions fausses ou indécises. Bien
que l’antiquité eût beaucoup à apprendre à l’Europe du XVIe siècle en
politique, comme en toute chose, il est manifeste que l’esprit de ses
législations était infiniment trop étroit pour le monde moderne. Les
législateurs de l’antiquité ont un mépris brutal pour la personne humaine et
ses droits, ou, pour mieux dire, elle ne tient aucune place dans leurs
préoccupations. Leur but est de faire de l’État une pièce harmonieuse et bien
proportionnée, une machine qui fonctionne avec régularité. Tout y est sacrifié
à l’ensemble, et pourvu qu’elle se meuve, il leur importe peu que les
individualités soient anéanties par les rouages. Ils ne distinguent jamais
l’homme du citoyen. On dirait que l’homme existe pour la cité, et non la cité
pour l’homme. Tout ce qui peut contribuer à la prospérité de l’État devient
par cela même légitime : l’esclavage, l'ostracisme, la communauté des
enfants, le meurtre des enfants mal con- formés, au besoin le vol, comme à
Sparte, etc. Platon lui-même, malgré la hauteur de son génie et de son âme,
n’a pas su s’élever au-dessus de cette conception étroite et dégradante qui
est à coup sur la première cause de la ruine de la civilisation antique. Quant
au christianisme primitif, il n’a pas, à vrai dire, de doctrine politique, et
c’est ce qui explique sa merveilleuse facilité à s’incorporer aux sociétés
les plus opposées. Mais la concentration exclusive de la pensée chrétienne
sur les intérêts de la vie future, qui seule existe pour elle, devint bientôt
un danger, à mesure que l’Eglise prit de l’empire sur le monde. Quel
contre-sens inexplicable en effet ! Elle donnait une solution précise et
formelle aux problèmes les plus abstraits de la destinée humaine ; elle
décidait avec la plus solennelle minutie de ce qu’on devait croire au sujet
de la lumière incréée ou de la Transsubstantiation, et lorsque l’homme venait
implorer d’elle une direction, un conseil sur des questions pratiques et
vitales s’il en fut, elle lui répondait : « Mon royaume n’est pas de ce
monde, » et ne lui laissait pour toute arme et pour tout guide qu’une sorte
de fatalisme et d’inertie passive décorée du nom de résignation. Tous les
hommes de gouvernement qu’a produits le christianisme, frappés de cette
immense lacune, et sentant bien que dans les cas où la politique n'était
qu’une application de la morale, son devoir était de répondre, sous peine
d’abdiquer, ont vainement cherché cette réponse dans l’Évangile, et ont été
forcés de recourir à la Bible judaïque, toutes les fois qu’ils ont voulu
fonder une politique chrétienne. Pour
suppléer à cette lacune, la Réforme n’eut qu’à rester fidèle à sa propre
logique. Était-il possible qu’un système religieux dont l’organisation
intérieure était toute élective et représentative, qui ne pouvait vivre que
par la libre discussion, qui la portait partout et toujours avec lui, qui
tendait à ressusciter dans l’Église toutes les formes protectrices de
l’indépendance individuelle, niait l’infaillibilité, opposait au pouvoir
absolu des papes le pouvoir très limité des conciles, n’eût aucune sympathie
secrète pour les systèmes politiques qui consacraient les mêmes principes et
les mêmes formes dans l’État ? Luther a beau dire pour rassurer les princes
d’Allemagne, ses protecteurs, qu’il est venu affranchir le chrétien et non
l’homme ; dans tout chrétien, il y a un homme qui tôt ou tard protestera
contre cette scission impossible. Plus hardis et plus logiques, les disciples
se feront gloire de proclamer les conséquences méconnues par le maître.
Ouvrez les œuvres politiques nées sous l’inspiration de la Réforme au xvi c
siècle, vous serez frappés de leur liaison intime, évidente, avec les
théories religieuses. L’auteur du Traité du droit des magistrats sur leurs
sujets — Mémoires de l’Estat de France — m’en fournit un exemple
entre mille qui me fera bien comprendre : « Si le Concile, dit-il, est
par-dessus le pape, les Estats sont par-dessus les rois. » Et il développe
fort longuement cette thèse où la doctrine politique n’est qu’une déduction
de la pensée religieuse. Voilà prise sur le fait l’idée qui rattache le
protestantisme à la politique. Les Estats,
sorte de représentation nationale plus conforme aux parlements d’Angleterre
qu’à nos États généraux, puisqu’ils excluaient le clergé comme corps d’État,
telle est la principale garantie réclamée par les publicistes réformés ; et
sur leur organisation comme sur leurs attributs, c'est-à-dire le droit de
voter l’impôt, de déclarer la guerre et de déposer les mauvais rois, tous
sont d’accord en quelque pays qu’ils écrivent. En
France, le Franco-Gallia d'Hotman, mâle et vigoureux plaidoyer, auquel
on a voulu attacher un sens de démocratie extrême qu’il n’a pas ; les Findiciœ
contra tyrannos d’Hubert Languet ; les curieux traités insérés dans les Mémoires
de l’Estât de France, et j'ajouterai même l’éloquente imprécation de la
Boétie contre le pouvoir absolu, bien qu’elle soit plutôt l’œuvre d’un
stoïcien que d’un protestant ; en Angleterre, les œuvres de Poynet, de
Buchanan, de Hooker ; et, plus tard, de Sidney, et de Locke lui- même, qui
s’est si souvent inspiré d’eux ; en Hollande, de Marnix de Sainte-Aldegonde,
pour ne citer que les plus connus, offrent en ceci une telle unité de vues et
de pensées, parfois même une si parfaite identité d'expressions, malgré la
diversité des temps, des lieux, des langues, des circonstances, qu’il est
impossible de n’y pas reconnaître l’inspiration de l’idée religieuse qui
seule leur servait de point de ralliement, et seule pouvait suffire à une
telle propagande. Ces
libres doctrines, vivant dans son sein, attachées à sa fortune, nées de son
impulsion, comment le Protestantisme n’aurait-il point cherché à les réaliser
? Par quel privilège unique et funeste aurait-il donné un démenti à la loi la
plus impérieuse de l’esprit humain ? On n’a pu appuyer une telle affirmation
que sur des faits isolés qui n’ébranlent point des résultats généraux acquis
à l’histoire. Jetez
un coup d’œil rapide sur les grandes luttes soutenues par la Réforme aux XVIe
et XVIIe siècles, ce sont aussi celles qui ont été soutenues par la liberté :
cette coïncidence serait-elle aussi une illusion ? Son premier fait d’armes,
au moment où son génie lui est à peine révélé, est de sauver l’indépendance
de l’Europe en brisant l’épée de Charles-Quint. Suivez son ardent essor. La
voici en Hollande, où elle transforme des marchands en martyrs, et fait de
ces « pôvres gueux » des héros qui lasseront la mort elle- même par leur
indomptable constance. Elle leur apporte peu d'innovations, mais elle rend la
vie comme par enchantement à leurs libres institutions qui n’étaient depuis
longtemps qu’une lettre morte, et les anime d’un esprit nouveau, Les considérants
de l'acte de déposition de Philippe II, à la date du 26 juillet 1581,
semblent une page textuellement empruntée au livre d’Hotman qui venait de
voir le jour. En France, s’il est moins facile de préciser son influence,
puisqu’elle y fut toujours un parti opprimé ou vaincu, il est aisé de dire
ses prédilections et ses desseins. Partout et toujours, elle y combat le
pouvoir absolu, revendique les vieilles franchises, et réclame la convocation
des États généraux. Ceux de 1561, où domina l’élément protestant, peuvent
être mis au nombre des plus libéraux et des plus hardis que la France ait
eus. On s’explique difficilement à ce propos qu’on ait songé, dans un siècle
qui se croit si éclairé, à réhabiliter contre la Réforme ce qu’on a nommé la
démocratie de la Ligue. Il ne faut voir là qu’une injustifiable méprise. La
politique des Ligueurs n’était, dans la pensée de ses chefs, que l’expédient
tardif et désespéré d’un parti aux abois, un appât grossier jeté aux passions
populaires ; mais si on l’étudie dans celle de ses meneurs subalternes qui en
est l’expression la plus sincère, dans les sermons et les pamphlets de
Boucher, de Panigarole, de Feu-Ardent, de Guincestre, on n’y trouve qu'une
théocratie démocratique, dont la réalisation eût été la plus effroyable
servitude, parce qu’elle eût asservi à la fois l’âme et le corps, et fait un
seul pouvoir du roi et du pape. Pie V et Philippe II réunis dans un même
homme, voilà l’idéal de la Ligue. Elle ne rêve l’égalité que dans l’universel
abaissement, et l’unité que dans l’effacement de toute indépendance
individuelle. Le grand théoricien de la Ligue est le jésuite Bellarmin, qu’on
vit plus d’une fois figurer dans ses fameuses processions. Ecrasé
en France, où il laissa du moins des traditions de tolérance qui devaient se
développer plus tard, le protestantisme sauve en Allemagne la confédération
compromise par les célèbres conseillers de Ferdinand II ; il fonde pour ainsi
dire l'Angleterre moderne qui est encore aujourd’hui telle qu’elle est sortie
de ses mains ; il confie aux déserts inaccessibles de l’Amérique, loin des
atteintes du vieux monde, et comme un inviolable dépôt, les germes de la
société la plus libre qui ait jamais été. Ce tableau nous le montre partout
l’allié inséparable des doctrines de liberté et d’affranchissement ;
lorsqu’il les trahit, ce n’est jamais que devant une inexorable nécessité et
en se reniant lui-même. Partout où il s’établit solidement, il plante en
quelque sorte la liberté dans le sol. Partout aussi l’idée catholique est
l’alliée non moins fidèle des pouvoirs absolus. N’y a-t-il encore là qu’un
hasard ou qu’un accident ? S’il n’est pas permis d’en conclure à leur parenté
dans un cas comme dans l'autre, il faut renoncer à toute philosophie de
l’histoire. La
seule objection vraiment sérieuse qu’on ait opposée à ces conclusions, c’est
le gouvernement très oppressif, malgré ses principes tout démocratiques,
organisé à Genève par Calvin. Mais elle ne tient pas devant un examen
approfondi. Calvin parut au moment où la Réforme, violemment attaquée de tous
côtés, allait inévitablement périr sous les coups de ses ennemis et sous la
fatalité de sa propre organisation, sans unité, sans lien ni centre. Calvin
lui apporta une discipline sévère et forte, faite pour le combat, toute
militaire, qui la sauva. Luther en avait été l’âme, Calvin en fut l’épée. Le
calvinisme n’est point le protestantisme, comme on semble souvent le croire,
il en est une interprétation partielle, ou plutôt une crise courte et
passagère, comme une dictature. Si
grande que soit la Réforme pour avoir rendu à l’homme la conscience de sa
dignité et de ses droits, on ne peut se faire illusion sur son insuffisance.
Emprisonnée par son origine même dans le cercle étroit des Écritures, elle se
débat en vain contre la stérilité de l’interprétation biblique. Sa politique
reste presque toujours à l’état de théologie, et le citoyen n’a de droits à
ses yeux qu’à la condition d’être un croyant. La plus grande préoccupation de
ses publicistes est de se mettre d’accord avec la tradition judaïque ; et si
le gouvernement anglais leur plaît, c’est principale- ment « parce qu’étant
mixte par sa nature, il a une grande conformité de principes avec le seul
gouvernement établi par Dieu. » Un des derniers venus, Algernon Sidney, cette
âme si noble et si élevée, ne diffère point en ceci de Calvin lui-même.
Partout leur foi borne et obscurcit leur vue. Ils ne vont jamais sans un
formidable appareil de citations bibliques qui font dégénérer toutes les
questions de principes en querelles de mots. Les voies de la politique
rationnelle leur sont fermées. Par tous ces motifs, leur œuvre, si favorable
au développement de la liberté, devait, pour produire un ensemble durable,
rencontrer un sol tout préparé d’avance où elle eût plus à féconder qu'à
créer réellement, et cette fortune lui échut en Angleterre. Arrêtons-nous un
instant sur ce rivage cher aux âmes libres. Avant d’aborder l’histoire d’un
peuple qui a fait de si héroïques efforts pour conquérir sa liberté et n’a
jamais su la conserver, il ne peut être que très instructif d’examiner celui
qui a si bien réussi dans cette double tâche. Si l’on
veut connaître la Réforme dans ses dernières conséquences, il faut étudier
l’Angleterre, car c’est là qu’elle a porté tous ses fruits. Elle a créé le
peuple anglais. Le génie britannique est en quelque sorte si essentiellement
protestant par ses qualités comme par ses défauts, que cent cinquante ans
avant l’apparition de Luther, il avait découvert et adopté, par l’entremise
de Wiclef et des Lollards, tous les grands principes de la Réformation. Aussi
la doctrine nouvelle, loin d’y rencontrer de la résistance, y fut-elle
introduite par la monarchie elle-même, à la condition, tacite il est vrai,
qu’elle resterait exclusivement religieuse et ne produirait aucun de ses
effets politiques. En secouant le joug de Rome, Henri VIH ne paraît pas avoir
eu d’autre but que d’épouser six femmes. Délivré des prétentions du pape et
maître absolu de sa petite Église, doublement infaillible comme roi et comme
pontife, il montrait avec orgueil, aux rois ses contemporains, comment on
pouvait faire tourner à l’avantage du despotisme un mouvement entrepris contre
lui. Mais la suite prouva combien il s’était trompé dans ses calculs lorsque,
l’opinion nationale, qui n’avait jamais accepté son ouvrage, entra à son tour
dans les voies nouvelles et les rendit fécondes pour la liberté. Pas
plus qu’en Hollande, la Réforme n’improvisa en Angleterre une constitution
nouvelle. Elle lui apportait quelque chose de moins fragile et de moins
changeant : des mœurs et des idées. Mais les historiens qui s’autorisent de
ce fait pour nier son influence politique devraient bien remarquer qu’en
matière religieuse elle ne créa non plus aucun dogme nouveau. Elle choisit,
dans le passé du Christianisme, ceux qui convenaient à son génie, et, de leur
combinaison, fît en réalité une œuvre originale et neuve. Il faut en dire
autant de son action patiente et salutaire sur les institutions anglaises.
Tous leurs éléments essentiels existaient, il est vrai, depuis longtemps,
mais ils étaient épars dans une foule de statuts oubliés ou contestés
lorsqu’ils n’étaient pas enfreints ouvertement. Elle leur donna une chose
qu’ils n’avaient jamais eue : la vie. Ce vague même et cet indéfini furent
mis à profit comme un avantage par la latitude qu’ils laissaient aux
interprétations. Grâce à eux, les législateurs ne furent point, comme
ailleurs, forcés de faire table rase pour reconstruire : extrémité toujours
funeste. Ils purent procéder par consolidation ou renouvellement des pièces
défectueuses, ajoutant ou retranchant à leur machine à mesure que le besoin
s’en faisait sentir. De là cette foule d’expressions mécaniques dont leur
langue politique est hérissée : poids, contrepoids, balance, équilibre, etc.
Et ils eurent ainsi la suprême habileté de faire servir l’antiquité même de
leur édifice constitutionnel à sa solidité et à sa durée. En
cela, les publicistes secondèrent admirablement la pensée des parlements. Ils
ne s’écartent presque jamais du langage traditionnel de la Pétition des
droits ou de la Déclaration de 1688. S’ils réclament un droit, c’est comme un
héritage et non comme une propriété naturelle. Le titre qu’ils invoquent est
toujours l’ancienneté de la possession : « Nous avons acquis ce droit de nos
pères. » Tel est le langage que parlait encore, vers la fin du XVIIIe siècle,
le docteur Price, le plus hardi de leurs novateurs. Heureux peuple, où tout,
jusqu’aux préjugés, conspirait à maintenir la liberté ! Il est
donc bien exact de dire que la Constitution anglaise fut une inspiration
originale du génie anglo- saxon, mais sans la Réforme elle n’aurait jamais
atteint son entier développement. On n’a qu’à se rappeler ce que sont
devenues, sous une influence opposée, les institutions de la France qui
avaient un point de départ fort analogue et, jusque vers le milieu du XVe
siècle, n’en différaient pas très sensiblement. C’est le long Parlement, où
dominaient les éléments Presbytérien et Indépendant, qui en fixa les bases
telles qu’elles ont été consolidées par la révolution de 1688, et sont encore
aujourd’hui. C’est l’Acte sur la triennalité, l’abolition de la
Chambre étoilée, le rétablissement de l’habeas corpus et une foule de
créations secondaires qui ont donné le mouvement à ce grand corps et fait une
réalité de cette fiction. Ajoutons
que le Protestantisme eut pour auxiliaire dans cette tâche un peuple fier,
entreprenant, adorateur passionné de l’activité libre, doué d’un esprit de
suite et d’une force de volonté qu’on ne retrouve que chez les Romains, et
dont toute l’histoire, pour qui la voit de haut, tend à la réalisation de la
liberté, de même que celle des Français est un sacrifice incessant à l’esprit
d’égalité, tendance qui leur est devenue si funeste en survivant à la cause
qui la légitimait, je veux dire à l’existence des classes privilégiées. Ainsi
s’accomplit cette œuvre de sagesse, produit lentement accumulé de l'alluvion
des siècles. Fille de l’expérience et non de la théorie, faite pièce à pièce,
selon les besoins du moment et non sous l’inspiration d’une idée générale,
elle n’a rien qui étonne l’esprit ni surtout qui séduise l’imagination. Elle
est d’un positivisme souvent étroit, sacrifie parfois le juste à l’utile, les
principes aux intérêts. On peut lui reprocher encore d’avoir conservé plus
d’un vestige de la féodalité, donné une importance exorbitante au principe
aristocratique, consacré d’inexplicables contradictions ; mais telle qu’elle
est, elle a suffi au maintien de la liberté, un grand peuple a pu vivre à son
ombre, et toute l’Europe, après l’avoir tour à tour imitée, adoptée et
perdue, la regrette, ou l’envie, ou l’admire. L’insistance
que j’ai mise à déterminer nettement le caractère de l’influence du
Protestantisme, au point de vue politique, n’étonnera que les esprits
étrangers au mouvement de l’esprit moderne et aux origines de la Révolution
française, qui accepta, parfois en les transformant, souvent sans y toucher,
les conceptions nées de son inspiration. Qui ne sait combien Voltaire,
Montesquieu, Necker, de Lolme, Mounier, Lally, Barnave et la Constituante
entière, ont emprunté à l’Angleterre et à ses publicistes, Rousseau à Calvin
et à Locke, et avec quel fruit Mably, Mirabeau, Brissot, Condorcet, Clavière,
et tant d’autres, étudièrent les institutions de la Hollande, et surtout
celles des États- Unis, cette création si originale de l’esprit protestant et
du génie des temps nouveaux ? Les traditions de la Réforme et celles de la Renaissance, qui grandirent parallèlement et remirent en lumière toute la science si longtemps négligée des politiques de l’Antiquité, tel est le fonds commun où le XVIIIe siècle vint puiser ses éléments de reconstruction en les combinant avec les ressources qu’il trouva dans son propre génie. |