ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

DES ORIGINES DE LA RÉVOLUTION.

 

 

Les transformations que subissent les institutions des peuples sont dues à deux forces bien distinctes, quoiqu’elles agissent souvent avec un tel concert, qu'il est difficile de leur assigner leur part respective. La première, toute locale, pour ainsi dire, régulière dans sa marche, mais lente dans son action, est cachée comme un germe au fond de chacun des éléments qui constituent les sociétés. Elle préside à leurs combinaisons, fonde leur individualité : et chaque fois que naît une nation, elle naît avec elle, fille de son génie spécial et de son caractère primitif, résultante spontanée des impulsions et des principes ennemis qui s’y combattent sans pouvoir se détruire, ni s’absorber les uns les autres. Elle crée les nationalités et conserve leurs traditions. La seconde dérive de l’esprit humain lui-même, considéré dans sa collectivité. Elle intervient sans cesse, mais à des intervalles inégaux, dans les faits et les résultats créés par l’autre ; elle les féconde, les rectifie et leur donne, en les faisant rentrer dans le plan général de la civilisation, un caractère d’ordre, d’universalité, d’harmonie, de grandeur et de perfection morale qu’ils n’atteindraient jamais sans elle. C’est l’élément philosophique et progressif, l’influence réfléchie du tout sur la partie, de l'humanité sur une nation.

Il n’est pas d’événement historique dans lequel leur double action ait été si étroitement unie que la Révolution française. Les contradictions sans nombre dont les causes qui l’ont amenée sont chaque jour l’objet viennent de ce que tantôt c’est l’une, tantôt c’est l’autre qui a frappé le plus vivement les intelligences.

L’influence de la première, attestée par des faits permanents, palpables, matériels, est facile à suivre et à déterminer nettement, et elle flatte singulièrement le positivisme des esprits vulgaires et ce besoin de certitude qui ne tourmente jamais plus profondément l’esprit de l’homme que lorsqu’il lui est plus difficile de le satisfaire. Ce point de vue devait plaire par sa simplicité, aussi a-t-il été mis en lumière avec un éclat et une perfection qui ne laissent rien à désirer.

Considérée sous cet aspect, la Révolution apparaît comme l’aboutissement suprême et logique des luttes dont le récit est l’histoire même de la France, je veux dire des luttes du Tiers-Etat contre les classes privilégiées. Elle n’ouvre pas pour lui une nouvelle ère de conquêtes, elle est le dernier terme de ses efforts et l’épanouissement de sa vie : pour arriver à ce but en traversant le servage, le régime féodal et la royauté absolue, quelle héroïque constance il lui a fallu, quels miracles d’habileté et d’abnégation, surtout à l’époque où il était condamné à user ses ennemis avec sa patience, ne pouvant encore les abattre par la force ! Et l’on assiste, en effet, à ses difficiles commencements, à sa lente croissance on suit pas à pas ses progrès : sa première organisation par les communes, moment où il acquiert, pour ainsi dire, conscience de lui-même ; son alliance avec la royauté, qui a à se défendre contre les mêmes ennemis ; son intervention, d’abord si timide, dans les États généraux, puis ses tentatives si hardies du XIVe siècle ; son apparition sur les champs de bataille ; sa participation de plus en plus considérable à la propriété, à l’influence, aux affaires, bientôt au gouvernement. Il est impossible de suivre du regard cette série de faits sans en apercevoir le couronnement nécessaire. Et si vous placez à côté de ce tableau celui de la décadence chaque jour croissante des classes rivales du Tiers, qui semblaient mettre à déserter la vie politique la même ardeur que celui-ci à l'envahir, celui des abus de tout genre dont l’opinion réclamait la réforme, et d’embarras financiers qui ne pouvaient se prolonger sans ruiner l’État et déshonorer la monarchie, vous avez là plus qu’il ne faut pour motiver un renouvellement dans les institutions d’un peuple.

Pourtant, arrivés à ce terme final, un fait étonne les historiens qui y ont conduit les annales nationales en faisant de ce point de vue la clef unique des événements qui ont suivi : c’est la prodigieuse force d’expansion qui se manifeste tout à coup dans ce mouvement si longtemps préparé. À quoi lui ont servi ces interminables transitions, si son premier effet est d’emporter cette royauté dont l’alliance avec le Tiers-État, consacrée par dix siècles de luttes communes, leur paraît une condition essentielle de durée et de stabilité ?

Leur embarras est légitime. Rien, en effet, dans les éléments spéciaux qu’ils ont soumis à leur analyse, ne fait prévoir une telle explosion. L’esprit qui domine le Tiers est, en général, prudent et circonspect jusqu’à la timidité, ami de l’ordre, de l’autorité, des formes légales. Il est honnête, mais sans grandeur, sans générosité, sans vues élevées ; il est tenace, mais souple, souvent jusqu’à la servilité, et purement défensif jusque dans ses envahissements. On sent toujours en lui l’affranchi et le parvenu. En outre, à la veille de 89, il se trouve avoir réalisé ses plus chères ambitions. Les servitudes qui pèsent encore sur lui ne sont plus rien auprès de celles qu’il a si longtemps subies. Il a lui-même ses petits privilèges, ses castes, sa hiérarchie, ni plus ni moins que la noblesse. Il prend à tâche de l’imiter, et il y réussit. La magistrature et la justice sont dans ses mains, l’administration ne se recrute plus que dans ses rangs ; par ses écrivains, il gouverne l’opinion ; par l’opinion, le roi. S’il n’est pas satisfait, en un mot, il est bien près de l’être, et son silence, son attitude calme et pacifique pendant tout le règne de Louis XV, ressemblent fort à une résignation définitive. D’où viennent donc ce changement subit d’allure et de langage, ce long cri de colère et de vengeance, cette grandeur unique de geste et d’accent, cette inspiration généreuse et féconde, cette soif de conquêtes, cette ambition illimitée qui veut renouveler le monde ?

Vous ne le reconnaissez pas, dites-vous ? C’est qu’en effet ce n’est plus lui : un esprit nouveau le possède et le mène. Il n'agit plus comme classe, il agit comme peuple, et tel dans son dernier manifeste il se définit lui-même par la voix de Sieyès : il n’est plus le Tiers, il est la nation elle-même. Il ne parle plus au nom de ses intérêts, il parle au nom de la justice et de la raison. Il ne stipule plus pour ses franchises, mais pour la liberté et l’affranchissement du genre humain.

Ainsi l’ensemble des principes et des tendances dont nous venons de suivre la marche ne disparaît ni ne cesse d’agir, mais il est absorbé dans un autre courant plus puissant et plus large, celui qui emporte le monde lui-même vers l’accomplissement de ses destinées. En ce sens, la Révolution n’est point une œuvre qui nous appartienne exclusivement : nous avons été l’instrument ; mais l’ouvrier, c’était l’humanité. C’est vainement que certains historiens, dont cet agent mystérieux dérange les combinaisons et les formules, ont essayé de s’en passer à l’aide de leurs ingénieux petits mécanismes. Un moment vient toujours où ils s’arrêtent ébahis devant leurs sages machines en leur voyant exécuter des tours de force qu’ils n’avaient pas prévus. Ils commencent alors à soupçonner qu’il pourrait bien y avoir là-dessous quelque hardi mystificateur dont ils faisaient abstraction, et il y en a un en effet : l’esprit humain. S’ils avaient eu soin de suivre ses grandes manifestations en même temps que celles de la pensée nationale, cette histoire n’aurait plus rien d’imprévu pour eux.

Plus libre, plus complexe, plus difficile à reconnaître, agissant sans interruption, mais non sans inégalité sur les idées, et n’intervenant avec éclat dans les faits qu’à des intervalles assez rares et seulement lorsque ce travail intellectuel est terminé, ce grand rénovateur des choses humaines, auquel beaucoup de politiques contesteraient volontiers son identité ou même son existence, parce qu’ils ne l’ont jamais rencontré sur leur chemin, n’en a pas moins une personnalité très reconnaissable et un esprit de suite assez marqué, si l’on en croit l'histoire Toutes les fois qu'il prend la peine de mettre la main dans les événements, ils font un pas en avant ; à lui seul appartiennent les idées générales au nom desquelles la Révolution s'est faite. Son intervention ne fut jamais plus visible que dans ce magnifique mouvement d’idées dont la première halte est marquée par la Renaissance, la Réforme et les institutions qui en sont nées, la seconde par les révolutions qui remplirent la fin du XVIIIe siècle. Ces deux époques sont si étroitement liées par cette communauté d’origine, qu’elles sont presque inséparables. Qui ne connaît pas la Renaissance et la Réforme, ne comprendra jamais qu’imparfaitement la Révolution française.