ESSAI SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

 

AVANT-PROPOS.

 

 

Il y a aujourd’hui soixante ans que, d’une main égarée par la colère, Joseph de Maistre écrivait son premier dithyrambe contre la Révolution française. Depuis lors, en dépit des années, ce grand événement n’a pas cessé un seul instant de fixer la pensée humaine. Elle n’y cherche pas seulement une magnifique leçon d’expérience, elle y cherche une tradition. Il n’est pas un homme, parmi les générations actuelles, qui, le jour où il est né à la vie de l’intelligence, ne l’ait longtemps interrogé dans le secret de son cœur comme un de ces problèmes qui intéressent forcément notre conscience. Le flot prodigieux d’écrits qu’il a provoqué ne lui a rien fait perdre de ce prestige : plus nous nous éloignons, plus il grandit. On peut dire, en lui appliquant un mot fameux, que le monde paraît vide depuis la Révolution. Quand elle ne nous possède pas par l’amour, elle nous possède encore par la haine ; et cette sorte de tyrannie, ce sont ses détracteurs qui la subissent le plus. Ils sont nés sous sa lumière terrible et ne peuvent en détourner les yeux.

Ce charme étrange et puissant, qui nous enchaîne à un souvenir, tient principalement à deux raisons.

La première, c’est que, malgré de très nobles et très glorieuses tentatives, l’histoire de la Révolution est restée une énigme. Elle nous attire par ses mystères plus encore que par ses révélations. Et cela tient en partie à la prépondérance exagérée qu’on y a donnée au fait sur la pensée. Jusqu’ici on y a vu surtout un drame ; désormais on y verra surtout une idée. Au reste, lorsque, dans un si court espace de temps, la nature humaine a été remuée à de telles profondeurs, son histoire va sans doute en acquérant toujours de nouvelles lumières, mais elle ne s’écrit jamais d’une façon définitive, pas plus que celle de l’humanité elle-même. La Révolution usera autant d’historiens qu’elle a dévoré de politiques.

La seconde, c’est que cette histoire est encore la nôtre. Un jour, un homme d’esprit fit cette belle découverte, à savoir, que nous étions les continuateurs de la Révolution française. Notre vanité, qui y trouvait son compte, vérifia le fait et le déclara authentique. C’était pourtant une pure flatterie. Toutefois il s’y mêlait une part de vérité qui la rendit vraisemblable : c’est que notre histoire depuis quarante ans, considérée dans sa marche et son ensemble, est, avec d’inévitables variantes, une reproduction assez effacée, mais fidèle, de ses phases successives depuis 1789 jusqu’à l’Empire. Ce rapport est d’une si frappante réalité, malgré de nombreuses différences de détail que je n’entends point contester, qu’il se retrouve dans l’ordre des faits comme dans celui des idées, et qu’un simple rapprochement chronologique suffit pour l’établir.

Je rappellerai à ce sujet un fait singulier qui signala la dernière année de la royauté de juillet. Un succès littéraire devint à l'improviste le plus grand événement politique du temps. Un livre venait de paraître sur l’épisode le plus émouvant de la Révolution, la carrière si courte et si tragique de l’héroïque Gironde, et la France entière s’en arrachait les pages avec une avidité, une fièvre, un délire, que les habiles déclarèrent inexplicable. Le nom qui les signait, le beau génie qui y avait versé à flots ses trésors de poésie et d’éloquence, ne suffisaient point, en effet, pour motiver cet entraînement inouï : on y démêlait une émotion intime et profonde qui n’empruntait rien aux impressions littéraires. Ce qu’il y avait au fond de cette émotion, le voici. Ce peuple venait de se reconnaître dans ce livre, et, penché sur les magiques mirages du passé, il voyait marcher et agir sous ses yeux charmés ses propres idées et ses plus chères passions. Il y cherchait avec anxiété le secret de son avenir prochain. L’heure, les situations, les partis, les illusions, tout était pareil, tout, excepté les hommes.

Si l’on veut bien remonter le cours des événements, d’une part jusqu’au début de la Révolution, et de l’autre jusqu’à 1815, on pourra se convaincre que cette analogie n’était nullement une rencontre fugitive improvisée par le hasard, mais un fait qui se rattache par des liens très visibles à un parallélisme général et continu.

A l’aurore de 89, nous rencontrons tout d’abord les théories constitutionnelles de Necker, de Mounier, de Malouet, de Lally : — nous les avons ressuscitées de 1815 à 1830. C’est l’œuvre de la Restauration et de ses publicistes, comme leurs devanciers disciples soumis de l’école anglaise. En 1830, nous avons en quelque sorte repris la Bastille relevée par l’étranger, et les idées plus démocratiques de 91 ont commencé à prédominer, sinon dans le gouvernement, du moins dans l’opinion. Vers le déclin du règne s’est formée la nouvelle Gironde, qui, comme son aînée, et avec des doctrines presque identiques, a renversé un trône sans le vouloir, et pour des dissentiments de pure forme. Alors, au milieu des orages de 1848, surgit une autre Montagne très proche parente de celle de 93, même par les théories qu’on croyait les plus neuves, car le socialisme contemporain n’a été le plus souvent qu’une redite sans originalité. Elles se disputent avec acharnement ce pouvoir que leurs divisions et leurs fautes font tomber aux mains d’un second dix-huit brumaire qui a nom le deux décembre et sert de préface à un second empire.

La parfaite identité de ces deux séries historiques ne sera méconnue que par des esprits prévenus. Elle ne s’applique toutefois qu’aux faits politiques, les faits sociaux étant restés tels que les ont laissés nos pères. Nous avons deux fois, et de point en point, parcouru le même cercle. Plus sage ou plus heureuse, l’Angleterre ne l’a parcouru qu’une fois à l’époque de Cromwell. On dirait un de ces inexorables ricorsi, dans lesquels Vico emprisonne l’essor des nations. Et bien que nous ayons ajouté souvent de nouveaux développements à la pensée de nos pères, bien que nous ayons procédé avec une lenteur plus circonspecte et plus sage, leur expérience ne nous a point profité, et nous sommes venus nous briser contre les mêmes écueils qu’ils avaient marqués par leurs naufrages. Nous n’avons pas remis en question les grands résultats qu’ils nous ont légués, mais nous n’en avons point accru le nombre. Souvent, en un mot, notre œuvre ressemble à la leur comme une amplification d’écoliers au programme dicté par le maître. Seulement, il est curieux de remarquer que les phases qui, par suite de la précipitation des événements, n’ont pu ni suivre leur marche régulière, ni trouver leur entier développement dans l’une de ces deux périodes, l’ont rencontré dans l’autre, et réciproquement. Ainsi le régime constitutionnel, que nos pères n’ont fait, pour ainsi dire, que traverser en courant, a été chez nous le sujet d’une épreuve de trente années, et nous avons à peine fait l’essai des institutions qu’ils ont gardées depuis la chute de la monarchie jusqu’à l’Empire. Nous sommes revenus, à notre insu et conduits par une logique supérieure, sur tous les points où l’expérience était encore incomplète, comme pour qu’il y eut le moins possible de temps et d’efforts perdus.

A ce point de vue, l’histoire contemporaine est loin d’être une vaine et inutile réplique des temps qui font précédée. Ces deux évolutions historiques, si différentes par leur point de départ mais si semblables par leur marche, leur physionomie générale et leur dénouement final, s’éclairent finie l’autre et se servent de contre-épreuve. Loin donc de me défendre d’avoir porté dans cette étude sur la Révolution la préoccupation des maux qui nous tourmentent et des questions de tout genre dont nous cherchons à démêler les termes difficiles, j’avoue l’avoir abordée avec la secrète espérance ou, si l’on veut, l’illusion d’en mieux éclaircir le sens à l’aide de cette double lumière. Tous les problèmes qui nous divisent y ont été agités, mais sous des formes infiniment moins complexes : les systèmes s’y affirment résolument avec une netteté ferme et tranchante, sans les hypocrisies et les précautions oratoires dont ils ont cru devoir s'envelopper depuis. Il n’est pas jusqu’aux acteurs de l’une et de l'autre époque qui n’aient entre eux une sorte de parenté et de ressemblance. Qui de nous n’a coudoyé le tribun Gracchus Babeuf et le publiciste Marat, et Péthion roi de Paris ? Et qui n’a cru vaguement reconnaître dans certaines individualités le dogmatisme et la morgue de Necker, l’accent de Vergniaud, le geste de Danton, la sentimentalité et les étroites conceptions de Robespierre ? Mais les ombres ont cela de bon qu’elles sont accoutumées à la familiarité de l’histoire et qu’elles endurent avec patience le rude tutoiement de la vérité ; et d’ailleurs, si je viens à nommer Mirabeau, qui, parmi les vivants, osera se lever et dire : C’est moi ?

Si nous ne voulons pas nous voir condamnés à tourner éternellement dans ce cercle de fer, c’est dans nos épreuves mêmes que nous devons chercher l’enseignement qui nous permettra d’en sortir. La Révolution porte en elle-même de quoi guérir toutes les blessures qu’elle a faites. Elle n’est pas seulement un fait, elle est un ensemble de doctrines ; et c’est là l’immortelle beauté de son histoire : autant les faits y sont sujets à discussion, autant les idées y brillent d’une pure et souveraine évidence, quelle que soit d’ailleurs leur valeur propre. Un grand nombre de celles qu’elle a embrassées sont désormais des principes acquis à la conscience humaine. Voilà le levier avec lequel on peut encore remuer le monde. C’est en les dégageant du chaos d’incertitude où elles sont ensevelies que nous reconstituerons l’héritage paternel et avec lui un terrain solide au milieu des nuages où flottent nos opinions et nos pensées. Quant à celles qui sont restées à l’état de problèmes, les raconter, n’est-ce pas encore les débattre ?

 

P. LANFREY,

Octobre 1857.