Le commencement du dix-huitième siècle vit presque tous les trônes de l'Italie mis à l'encan. Le premier fut celui de Naples, que la mort du roi d'Espagne Charles II rendit vacant, et que les Bourbons, ses héritiers, disputèrent à la maison d'Autriche, ainsi que le Milanais et l'ile de Sardaigne, qui faisaient également partie de ses possessions. Le second fut celui de Toscane, que laissa libre la mort du dernier des Médicis. Le troisième fut le duché de Parme et Plaisance, qui fut mis en disponibilité par l'extinction de la maison de Farnèse. Ces successions donnèrent lieu à quatre grandes guerres et à autant de traités qui, quatre fois en quarante ans, changèrent par des remaniements complets la constitution, les limites et les souverains des États italiens. On les vit tantôt adjugés comme annexes d'un royaume étranger, tantôt érigés en sortes de majorats pour l'établissement des cadets ou des bâtards des maisons d'Autriche, d'Espagne ou de Bourbon. Ils furent disputés, dépecés, tiraillés en mille sens contraires, comme les épaves d'un héritage par d'avides collatéraux. Pendant ces tristes contestations qui remirent en question les destinées de l'Italie sous la forme la plus blessante pour l'amour-propre national, elle demeura tranquille spectatrice du combat dont elle devait être le prix, sans laisser paraître en une seule occasion sou étonnement de ce qui on ne songeât pas à la consulter. Les ducs de Savoie se mêlèrent seuls à la lutte, dans un but ouvertement intéressé, pour prendre leur part du butin. Ils en tirèrent tout d'abord leur titre de rois. lis trahirent tour à tour leurs alliés et se donnèrent au plus offrant, avec une rouerie ingénue, une effronterie charmante à force d'être naïve et spontanée. A chaque défection nouvelle, ils augmentaient leur pécule, arrondissaient leurs petits États de quelque débris de territoire ou de province, sans scrupules et sans remords, persuadés que leurs descendants sauraient utiliser plus tard leurs pieux larcins, comme ces fils de famille qui réhabilitent par un emploi libéral et généreux les richesses mal acquises d'un père usurier. L'arrangement d'Aix-la-Chapelle, qui mit un terme aux compétitions de l'Autriche, de la France et de l'Espagne, fut inspiré par des vues relativement désintéressées. L'impossibilité où se trouvait chacune de ces puissances de faire triompher exclusivement son influence dans la Péninsule, et les principes de la politique d'équilibre, que la force des choses tendait à faire prévaloir depuis le dix-septième siècle, furent cause qu'elles résolurent d'un commun accord de fermer le champ de bataille, le gouffre où leurs armées venaient s'engloutir sans résultat, en rendant à l'Italie des souverains indépendants. Mais pas une d'elles n'eut la pensée d'y établir, au profit de l'Europe, l'unité que chacune avait espéré à son tour y fonder dans son propre intérêt. Les hommes d'État étaient unanimes à reconnaître que l'indépendance de l'Italie était indispensable au repos des États européens ; pas un d'eux ne songea que la seule garantie efficace de cette indépendance était la nationalité, c'est-à-dire une constitution sinon unitaire, du moins favorable à une action commune et solidaire des gouvernements italiens. Comment s'en fussent-ils préoccupés lorsque parmi ceux pour qui il y avait là une question de patriotisme, d'honneur et de vie, nul ne semblait s'en douter ou s'en souvenir ? L'organisation politique qui sortit du traité d'Aix-la-Chapelle, loin de se prêter à une confédération des États de la Péninsule, y maintint, au contraire, sous la forme d'influences dynastiques, tout l'antagonisme qu'y avait créé le conflit des dominations étrangères. Les armées de l'Autriche, de la France, de l'Espagne, évacuèrent l'Italie, à l'exception du Milanais, qui resta à l'empereur, mais les maisons régnantes de ces nations y gardèrent leurs représentants à Naples, à Parme, à Florence, ce qui suffit pour rendre l'union impossible. Ce résultat, qui y avait plus activement travaillé que les papes ? Et même, qui plus qu'eux contribuait à le maintenir ? On objecterait vainement la nullité de leur action politique au dix-huitième siècle. Leur existence seule était un obstacle permanent qui rendait toute grande reconstruction impossible. Quel que fût le sans-façon avec lequel la diplomatie venait de disposer, malgré leurs protestations, de provinces qu'ils considéraient comme leurs fiefs, elle était trop peu soucieuse de l'intérêt des peuples pour toucher jamais à l'arche sainte du patrimoine de saint Pierre. Il restait au centre de l'Italie comme un mur d'airain destiné à empêcher éternellement de se rejoindre les tronçons encore vivants de ce grand corps mutilé. Les souverains pontifes n'avaient plus besoin des secours étrangers pour se maintenir centre des voisins hors d'état de faire un mouvement, tant ils étaient épuisés, affaiblis, expirants. On ne peut donc leur reprocher aucune part d'initiative dans les guerres du dix-huitième siècle ; mais leur responsabilité n'y est pas moins engagée que dans celles des temps antérieurs ; car si les Français, si les Espagnols, si les Allemands considéraient l'Italie comme leur propriété, comme leur proie ; s'ils s'en arrachaient les lambeaux, qui leur avait donné une telle opinion ? qui les avait appelés, encouragés, soutenus ? La neutralité que les papes s'efforcèrent de conserver dans les luttes qui suivirent la guerre de la succession d'Espagne ne fut donc que le tardif expédient de leur faiblesse. Encore n'eurent-ils pas même assez d'énergie pour la faire respecter. On voit Clément XI, d'abord favorable à Louis XIV et à son petit-fils Philippe V, se tourner contre eux aussitôt que la coalition anglo-autrichienne triomphe. Ses successeurs montrent la même versatilité. En cela, du reste, les autres princes italiens les imitent avec une parfaite exactitude et changent sans vergogne avec la fortune. Une seule fois ils conçurent, sous l'inspiration d'un aventurier fourvoyé qui avait failli bouleverser l'Europe et qui avait du moins la vertu de l'ambition, Alberoni, l'idée de réunir tous les États dans une ligue destinée à rétablir au moins l'ombre d'une autonomie nationale, à ne laisser subsister dans la Péninsule que des gouvernements choisis ou acceptés par les Italiens et non imposés par l'Europe, à en bannir toute domination étrangère. Les circonstances semblaient rendre l'entreprise facile. Une femme, Marie-Thérèse, occupait le trône d'Autriche, et son empire menaçait à chaque instant de se disloquer. La France et l'Espagne, satisfaites par l'établissement d'un Bourbon à Naples, encourageaient le projet. Le pape Benoît XIV refusa son adhésion. L'abstention de Venise, malade de langueur et de sénilité, et la trahison du duc de Savoie, toujours fidèle à sa politique mercantile et perfide, firent le reste. Ces constatations officielles et réitérées du décès d'un grand peuple qui avait si longtemps porté dans ses mains le flambeau de la civilisation, eurent lieu précisément à l'époque oh les nationalités européennes s'affirmèrent avec le plus de force et d'originalité, l'Angleterre par la victoire définitive de son admirable constitution, la France par sa grande création philosophique du dix-huitième siècle qui devait renouveler le monde, l'Allemagne par la formation de la Prusse, le vrai centre de la personnalité germanique, la Russie par la puissante improvisation de son héros Pierre le Grand. Seule, l'Espagne semblait, comme l'Italie, atteinte aux sources mêmes de la vie, et pour avoir embrassé la même cause, mais du moins elle n'avait pas cessé de s'appartenir à elle-même. Ce court dénombrement, dans lequel entrent trois puissances hostiles par nature au catholicisme, et une quatrième qui s'en éloignait plus encore peut-être, bien qu'elle continuât à porter son nom antique de très-chrétienne, dit suffisamment combien la voix des souverains pontifes devait être peu écoutée dans les conseils de l'Europe. Aussi n'essayent-ils plus même de la faire entendre. Ils s'absorbent volontairement dans des intrigues lilliputiennes, ou des querelles théologiques qui n'ont plus le privilège de passionner les peuples. Encore ne font-ils en cela que suivre l'impulsion au lieu de la donner. C'est ainsi que la fameuse bulle Unigenitus, dirigée contre les jansénistes, et qui souleva en France de si bruyantes clameurs, fut bien plutôt l'œuvre du clergé de France et des jésuites que celle de Clément XI, qui y mit le sceau apostolique (1713). Les préoccupations de son successeur Innocent XIII sont d'un ordre encore moins élevé. Il ne songe qu'à faire payer le plus cher possible au cynique abbé Dubois son chapeau de cardinal, et l'abbé, dont c'est le caprice, achète successivement le pape, les neveux, les maîtresses, et une partie du sacré collège, ouvrant la voie aux négociateurs qui payèrent l'élection de Ganganelli. Clément XII établit une loterie sous le patronage du gouvernement pontifical, et fulmine une excommunication contre la franc -maçonnerie. Benoît XIII canonise Hildebrand pour mettre au moins dans le ciel un idéal qui e cessé d'être possible sur la terre. Enfin, pour comble de malheur, l'esprit tout-puissant qui mène le siècle fait tomber sur le trône pontifical un homme doux, tolérant, modéré, plein de sagesse et de philosophie, disposé à toutes les concessions, l'aimable et bon Lambertini, caractère sans tache, esprit charmant, pape détestable (1740). Aucun événement ne pouvait être plus désastreux pour la cour de Rome. Quel était en effet le sacrifice qu'on lui demandait au nom de ces mots nouveaux de civilisation, de tolérance, de liberté, de progrès, que Lambertini faisait profession de comprendre ? Ce n'était rien moins que le sacrifice de sa propre existence. Elle avait le droit de trouver la demande indiscrète et elle se trouvait fort exposée sous le gouvernement d'un pape que n'effrayait pas un tel programme. N'était-ce pas sa tradition vivante que reniait Lambertini lorsqu'il agréait la dédicace du Mahomet de Voltaire ? Qu'était-ce donc que Mahomet, sinon le vieux type théocratique, le prête-nom d'Innocent III ? Déjà le mouvement de rénovation qui en France devait servir de supplément à la réforme étouffée dans le sang de ses enfants et apporter de nouveaux bienfaits au reste de l'Europe, avait partout pour instruments des ministres couronnés qui le servaient en se flattant de l'exploiter à leur profit, bien loin de se douter qu'ils seraient brisés par lui le jour où il n'aurait plus besoin de leurs services. Les rois et les empereurs prenaient à Ferney le mot d'ordre de la philosophie. L'arbitraire demandait conseil à la liberté et s'offrait à appliquer ses plans. Les gouvernements auxquels avait si longtemps pesé le joug de Rome se flattaient quo Rome seule recevrait tous les coups et servirait de victime expiatoire. Le grand principe de la séparation de l'Église et de l'État, que la révolution française devait laisser au fond de son creuset dégagé des éléments impurs qui s'y mêlèrent, proclamé dés lors avec toutes ses conséquences par les philosophes et les publicistes, s'annonçait de loin par des mesures significatives qui, en frappant le pouvoir politique de l'Église au sein de chaque royaume, sapaient par la base celui de la papauté. La chute des Jésuites lui porta surtout un coup mortel. Malgré les pertes incalculables qu'elle avait faites depuis deux siècles, la suprématie pontificale possédait encore plus de ressources que sa détresse apparente ne le laissait supposer. Mais elle n'agissait plus que par l'entremise de cette milice fameuse qui avait été instituée pour se dévouer spécialement à sa cause, et qui plus d'une fois lui avait ouvertement résisté, semblable à ces sujets plus royalistes que le roi. A ce moment, leurs intérêts n'en étaient pas moins profondément solidaires, indivisibles. Pour tout dire, le pape n'était plus que le représentant nominal de la cour de Rome, une ombre errante parmi des tombeaux. La théocratie avait revêtu une nouvelle forme, souple, changeante, équivoque, adaptée aux circonstances fâcheuses où elle se trouvait. Elle avait appris l'art du mystère, de la complaisance, et de l'ubiquité. Elle avait quitté ce centre rayonnant où les regards et les hommages du monde ne venaient plus la chercher ; elle avait recours aux déguisements et aux métamorphoses ; elle était partout et nulle part ; elle agissait à petit bruit, possédait à fond la diplomatie de l'alcôve et du confessionnal ; en un mot, elle s'appelait la Compagnie de Jésus. Tout ce qui restait à cette époque d'activité, d'ambition, d'initiative dans le gouvernement de l'Église catholique s'était réfugié chez les Jésuites. Les coups destinés à son pouvoir politique devaient donc logiquement tomber sur eux. Les intentions des auteurs de leur chute importent peu. Lorsque les cours de France, d'Espagne, de Portugal et de Naples se réunirent pour demander la suppression de la compagnie de Jésus aux papes, c'était le suicide de la papauté qu'ils exigeaient. Ces intentions furent aussi diverses que les individualités, si étonnées de se trouver ensemble, qui concoururent à ce mémorable événement. Chez Pombal, c'était la haine impatiente d'un ambitieux sans scrupules qui se délivre d'une rivalité incommode ; chez le catholique Charles III, le ressentiment méthodique et froidement implacable d'un esprit étroit, opiniâtre et orthodoxe ; chez le parlement, la rancune des vieilles oppositions et du jansénisme persécuté ; chez Choiseul, le désir de plaire à deux reines alors toutes-puissantes eu France, l'opinion publique et madame de Pompadour ; chez Joseph II seul, peut-être, c'était la volonté désintéressée d'opérer une réforme juste et salutaire. Mais celui-là serait aveugle qui voudrait attribuer uniquement la chute des Jésuites à cette coalition improvisée. Elle était avant tout Pieuvre des nouvelles doctrines qui s'étaient emparées de l'esprit public, de l'assentiment universel qui longtemps à l'avance avait prononcé leur condamnation et qui, réunissant ces inimitiés en un seul faisceau, leur donna la force, la consistance et l'unité nécessaires pour opérer cette révolution. Cet esprit seul put créer un concert apparent entre le farouche Pombal, qui faisait brûler des hérétiques afin de prévenir toute accusation sur la pureté de sa foi, et le sceptique et brillant Choiseul, qui ne voyait dans ces négociations qu'une querelle de moines indigne d'occuper, ses talents diplomatiques. L'intime solidarité qui liait les destinées de la papauté à celles de la compagnie de Jésus échappa sans doute à Lambertini, puisqu'il encouragea ses ennemis, et la sacrifia aux sentiments de rancune qu'il avait gardés de son insubordination dans les affaires chinoises ; mais son successeur, Rezzortico, montra, par l'inflexible fermeté de sa résistance, qu'il avait su la comprendre. Il partagea courageusement la mauvaise fortune de ses clients, se laissa entraîner pour les soutenir à des actes fâcheux et compromettants, comme sa malencontreuse campagne contre le duché de Parme, opposa une volonté inébranlable aux sommations menaçantes des cours, vit sans s'émouvoir une partie de ses États confisquée, et un tollé général s'élever contre lui en Italie et dans toute la chrétienté. Enfin, il mourut tué par le chagrin et l'humiliation que lui causèrent les violences dont les cours usèrent pour le contraindre à subir leurs conditions. Revanche peut-être méritée, mais trop peu généreuse, des rois contre Rome, représentée par un vieillard infirme et désarmé. Il eût été moins cruel d'exiger son abdication que de vouloir lui imposer ce parjure. Mais la main de Rome s'était appesantie sur tous les peuples, maintenant il n'était pas de nation qui ne voulût porter la main sur Rome (1769). Il est superflu de raconter avec détail comment, dans le conclave qui suivit la mort de Rezzonico, les gouvernements, désireux d'en finir avec la question des Jésuites, prirent le moyen expéditif d'acheter les voix du sacré collège pour assurer l'élection de Ganganelli, après s'être assurés de son concours par une promesse écrite ; comment Clément XIV tint parole après de longues hésitations, trop motivées par l'esprit vindicatif et persévérant de la société qu'il allait frapper, et comment cette suppression lui coûta la vie. Ces faits, d'ailleurs très-connus, sont plutôt du domaine de l'histoire religieuse que de l'histoire politique. Il suffit d'en avoir déterminé ici le sens général, qui est de marquer le dernier terme de la décadence pontificale au dix-huitième siècle. Vienne la révolution, elle n'aura qu'à toucher du doigt cette institution caduque pour la faire tomber en poussière. Trop heureuse si, en tournant sa force de destruction contre elle-même, elle n'avait pas rouvert la voie à la restauration de tous les pouvoirs qu'elle était venue détruire. L'histoire a de singulières ironies. La pitié même est quelque peu déroutée lorsqu'on voit monter sur le trône des papes, à la veille de ce formidable avènement, le beau Braschi, tête vaine et vide, dissipateur frivole, mené par d'indignes favoris, parleur harmonieux, banal, plein d'une majestueuse fatuité, le même qui alla à Vienne avec la conviction de convertir Joseph II à ses vues, non par des considérations de politique ou de sentiment, mais par la grâce et la séduction de ses manières. Ce n'était là ni le héros fait pour un tel combat, ni la victime digne d'un tel sacrifice. On dirait que le destin se pire à imposer ces rôles tragiques à des êtres nuls, insignifiants, dépourvus d'initiative et de volonté personnelle, comme s'il voulait mieux marquer par là que c'est le système seul et non l'individu qui est frappé en eux. C'est ainsi qu'il mit, à la même époque et pour une destinée pareille, Louis XVI sur le trône de France et Pie VI sur celui de saint Pierre. La révolution française ne fut point une explosion instantanée. Elle s'annonça longtemps à l'avance par des commotions menaçantes, par des avertissements multipliés, qui frappèrent les esprits les plus inattentifs. Les hommes d'État de l'Europe, effrayés, prirent leurs mesures de défense, se préparèrent à recevoir le choc, se mirent en garde comme ils purent ; mais s'ils furent pris au dépourvu, ce ne fut du moins pas faute de prévoyance. Or, à ce moment où le monde était si profondément troublé par les approches de l'orage, veut-on savoir à quoi s'occupait Braschi ? Toutes les forces de son esprit étaient absorbées par une seule pensée, tous ses moyens d'action concentrés sur une entreprise unique : contraindre la cour de Naples à lui restituer le tribut de la haquenée, impôt ridicule prélevé par les papes sur l'usurpation de Charles d'Anjou, et que Tanucci avait supprimé dans une heure d'impatience. Cependant, si inférieur que fût un tel pape au rôle qui lui était échu, son insuffisance fut couverte et en partie dissimulée par l'esprit de conservation, de résistance et de tactique que l'institution possédait à un si rare degré. Elle sut en faire usage avec tant de vigueur et d'habileté, qu'au bout de peu de temps les plus grands dangers de la révolution française lui vinrent de l'opposition ecclésiastique. L'esprit si modéré et si libéral de 1789 s'était efforcé de sauvegarder tous les intérêts, de ménager les transitions pour protéger les existences inoffensives attachées à l'ancien ordre de choses, de concilier les situations acquises avec le principe nouveau, d'établir, en un mot, une transition au lieu de précipiter un bouleversement. Tel avait été spécialement le but de la constitution civile du clergé, sorte de moyen terme entre la vieille organisation cléricale et le principe de la séparation de l'Église et de l'État qui était le vrai Credo de 1789. Pour soutenir cette œuvre dont les imperfections ne provenaient que d'une intention trop généreuse, du noble désir d'épargner un ennemi vaincu, plusieurs des chefs les plus illustres de la révolution n'hésitèrent pas à compromettre leur popularité, à s'exposer aux défiances démocratiques. Ceux pour qui ils accomplissaient ce sacrifice les en récompensèrent en y cherchant des armes pour les frapper. La constitution civile du clergé fut déclarée anathème, bien qu'elle ne touchât à aucune question de dogme et se bornât à remettre en vigueur quelques dispositions empruntées à la discipline des premiers siècles. On fanatisa par d'incessantes excitations tout ce qui restait de catholiques parmi les populations de la France ; on entraina sans retour dans les voies de la trahison un roi encore irrésolu et qui n'avait qu'un seul sentiment énergique et profond, sa foi religieuse, on créa à la révolution un ennemi intérieur invisible, insaisissable, plus redoutable que les armées de l'Europe ; on l'exaspéra pour la pousser aux extrémités, et de représailles en représailles on l'amena 'à la déportation des prêtres insermentés, aux journées de septembre, à. la loi des suspects, au culte de la déesse Raison, à. toutes les folies, à toutes les horreurs qui la déshonorèrent. Mais elle ne succomba pas sans avoir porté à ses ennemis un de ces coups qui, aux yeux du philosophe, n'ajoutent rien au sens d'événements déjà consommés, mais qui n'en ont pas moins leur importance en raison de la signification que le vulgaire leur attribue, selon son habitude de personnifier toute une série de faits dans l'accident qui en marque le terme et leur donne une date. Ce coup fut la chute de la souveraineté politique des papes. Dans le cours des démêlés de la république avec le Saint-Siège, un représentant du gouvernement français en mission à Rome, Basseville, avait été assassiné en plein jour par une émeute orthodoxe, qui avait ensuite mis le feu à la maison du consul. Les auteurs de cet attentat, connus de tout le monde, désignés par leurs bravades aussi bien que par la voix publique, étaient restés impunis, malgré les réclamations de la France, qui occupée alors à chasser les armées étrangères de son territoire, dut ajourner le châtiment. Trois ans après, Bonaparte, vainqueur de l'Autriche, parut dans les Légations. Pie VI, qui avait ordonné des prières publiques contre les athées et les brigands de France, fut trop heureux de se soumettre à toutes les réparations qu'on lui imposa. Il déclara le meurtre abominable, promit d'indemniser la famille de la victime et envoya l'abbé Pierrachi négocier à Paris. Mais, au moment où il protestait le plus vivement de ses sentiments pacifiques, une lettre interceptée fournit la preuve de ses intelligences avec l'Autriche. Le vainqueur fit encore grâce, se contenta d'exiger, par le traité de Tolentino, la cession des Romagnes et d'Avignon, avec une forte contribution de guerre qui devait être acquittée principalement en manuscrits et en tableaux. La révolution était entrée dans Rome et s'y trouvait en présence de la théocratie. Quelle transaction, quel médiateur pouvaient s'interposer entre elles ? La question fut tranchée par un second assassinat, celui du général Duphot. Berthier marcha sur Rome, le peuple y proclama la république romaine et l'abolition du gouvernement sacerdotal, et Pie VI fut enlevé et transporté à Valence. Ce serait une iniquité que d'attribuer à ce pontife la moindre part de complicité dans le double meurtre qui signala si tristement la fin de son règne ; mais, en rendant sa cause responsable du sang versé, ses ennemis ne firent que lui appliquer une loi qui a été sanctionnée dans tous les temps par la conscience humaine. Elle n'a jamais hésité à imputer les crimes aux partis qui en ont profité ou qui les ont laissés impunis. N'a-t-on pas vu ceux qui se récrient à ce propos vouloir rendre l'Italie entière responsable d'un meurtre plus récent et commis sur le même théâtre ? Au reste, le juge mystérieux dont tant d'autres spectacles historiques semblent accuser la justice trop lente, n'a pas besoin qu'on le justifie ici. Ce n'était ni le sang de Basseville ni celui de Duphot qu'expiait la papauté en prenant le chemin de l'exil ! |