Les guerres de religion furent le dernier enjeu de la puissance pontificale. Tant qu'elles conservèrent leur caractère de fanatisme et de sincérité, tant que dura cette propagande de la fureur, les papes, portés en quelque sorte par des passions que, le plus souvent, ils ne partageaient pas, restèrent par la force des choses à la tête des nations chrétiennes. Mais du déchaînement aveugle de ces passions et du chaos d'atrocités qu'elles enfantèrent d'un côté comme de l'autre, se dégagea une pensée d'impartialité qui les condamna au nom de leurs propres excès, et s'éleva à un idéal de justice placé au-dessus de leurs agitations. La notion moderne de l'État considéré comme un être abstrait, impersonnel, tolérant, ne commença à prévaloir qu'à la suite des guerres de religion. C'est elle que le parti des Politiques proclama le premier en France en déclarant les opinions religieuses déchues du gouvernement des peuples. L'Etat, leur héritier, était tenu à la modération, à l'équité, au désintéressement, à toutes les qualités dont elles n'avaient pas su se montrer capables. Ainsi l'expérience, le sens pratique, la diplomatie des grandes affaires, conduisaient aux mêmes vérités que la philosophie spéculative ; les hommes d'État venaient confirmer les conclusions des penseurs de la réforme et de la Renaissance. Le nouveau principe fut loin sans doute de triompher pleinement dès lors. Il devait être exploité au profit des dynasties avant d'être appliqué dans l'intérêt des nations ; mais son introduction amena, dès le dix-septième siècle, de très-heureuses améliorations dans le droit public de l'Europe. Les alliances et les guerres s'y décidèrent par des considérations d'équilibre ou de prépondérance protectrices de l'indépendance individuelle de chaque gouvernement et tout à fait étrangères aux siècles précédents. Le nouveau principe s'imposa sous mille déguisements à ceux mêmes qui refusaient de lui rendre hommage. Ils avaient beau invoquer les vieilles lassions, l'intérêt religieux n'était qu'un masque dont ils couvraient leur ambition politique. Le catholicisme n'était plus qu'une arme dont ils se servaient pour obtenir dans leurs États le nivellement et l'unité dont ils avaient besoin. Les convenances particulières de la cour de Rome étaient d'un intérêt fort secondaire dans un ordre de choses où dominaient de telles préoccupations. Aussi voit-on la papauté perdre toute influence non-seulement sur les affaires générales de l'Europe, mais même sur les faibles mouvements qui agitent l'Italie au milieu de la torpeur où elle est plongée. En réalisant le desideratum que lui avait légué Sixte-Quint, c'est-à-dire en réconciliant Henri IV avec l'Église catholique, Clément VIII mit sur le trône la vivante personnification de la politique qui pour longtemps allait gouverner l'Europe. C'était porter un coup mortel à la domination austro-espagnole, la seule puissance dont les intérêts eussent pu se concilier avec une restauration pontificale. La conquête du duché de Ferrare, que, grâce à l'appui de la France et malgré l'Espagne, il reprit à la maison d'Este comme un ancien fief du Saint-Siège, suffit pour lui faire illusion sur l'inopportunité de la rupture d'une alliance à qui, malgré ses inconvénients, les papes avaient dû leurs derniers jours d'éclat et de grandeur. Du reste, pas plus que ses prédécesseurs il n'osa se prononcer, par ace attitude francise et courageuse, contre une domination qu'il détestait. Après son expédition sur Ferrare, il s'arrêta comme effrayé de son succès. C'est tout ce qu'il sut entreprendre contre un ennemi déjà si faible, qu'une conspiration menée par un rêveur comme Campanella faillit le chasser pour toujours du royaume de Naples. Paul V montra plus d'inintelligence encore lorsque, b propos d'une question de dîmes et d'un conflit de la juridiction ecclésiastique avec la justice civile, il déploya tout le vieil appareil des excommunications et des interdits pour foudroyer la république de Venise. Un moine avait été puni de mort pour un viol suivi d'un assassinat, un chanoine et un abbé étaient débous après avoir été convaincus, selon toutes les formes légales, d'incestes, d'adultères et d'empoisonnements. Paul demanda qu'on remit les coupables aux mains de son nonce apostolique, et, sur le refus du sénat vénitien, il lança l'interdit sur Venise. Il ne tint pas b lui que l'Italie ne redevint, sous ce prétexte, le champ de bataille des armées étrangères. Il s'efforça de coaliser toutes les cours de l'Europe contre ce petit État, dont l'étoile pâlissait depuis la découverte de l'Amérique et le développement maritime des puissances occidentales. Mais ce coup lui réussit moins bien qu'à Jules II. Il se trouva heureusement que l'Espagne, dont il réclama surtout les secours en cette circonstance, et la France, que les Vénitiens appelèrent à leur aide, avaient ailleurs des occupations qui ne leur permirent pas d'offrir aux parties belligérantes autre chose que leur médiation. Le pape duit à regret s'en tenir à une guerre de plume qui fut soutenue par Baronius et Bellarmin d'une part, et de l'autre par Fra Paolo Sarpi. La république, dirigée en cette occasion par les courageuses inspirations de ce religieux qui devait payer cher son éloquence et sa hardiesse, coupa court aux intrigues et à l'agitation, en bannissant les jésuites du territoire vénitien, et en y interdisant la publication des bulles pontificales. Le clergé fut intimidé et maintenu dans l'obéissance aux lois de l'État. Paul V, voyant l'opinion de l'Europe se prononcer à l'unanimité contre ses prétentions, et désespérant de réduire la république avec ses seules forces, se résigna à accepter la médiation de la France, et se contenta d'une satisfaction plus apparente que réelle. On sauva son amour-propre en livrant les prisonniers au cardinal de Joyeuse, le représentant de Henri IV, qui les remit au nonce ; mais la république fut absoute, sans rien changer aux lois qui avaient donné lieu à l'interdit. Le pape laissa intacte la législation qu'il avait d'abord déclarée impie et sacrilège. Peu après cette transaction, Fra Paolo Sarpi tombait frappé de quinze coups de stylet. Il guérit, écrivit l'histoire du différend dans lequel il venait de figurer si honorablement, et fut encore en butte à des tentatives d'assassinat qui se renouvelèrent jusqu'à la fin du pontificat de Paul V. Un tel échec donne la mesure de ce que pouvait être son influence dans les autres États de l'Europe. Les anciens partis religieux n'avaient pourtant désarmé ni en Allemagne, ni en France, témoin la mort de Henri IV, qui fut leur ouvrage et qui réveilla leurs mutuelles défiances ; mais ils étaient discrédités et ne furent bientôt plus que des instruments, au lieu d'être, comme naguère encore, les principaux moteurs des combinaisons politiques. Les princes qui affichaient le plus hautement leur orthodoxie avaient cessé de faire prendre le mot d'ordre à Rome. Ferdinand II lui-même, l'élève des jésuites et le héros de la réaction catholique en Allemagne, s'appuya sur les passions religieuses pour y relever la maison d'Autriche, mais il prouva en plusieurs circonstances qu'il savait fort bien se passer de l'approbation du pape, et ne se souciait nullement de rétablir une autorité si essentielle au catholicisme. L'esprit de cette transformation si importante se montra surtout dans la question de la Valteline. Une des grandes causes de l'affaiblissement de la puissance austro-espagnole depuis la mort de Charles-Quint avait été le refroidissement toujours croissant des deux cours de Vienne et de Madrid. Leurs communs périls et l'évidente solidarité de leurs intérêts leur inspirèrent l'idée d'un rapprochement. Pourquoi une alliance nouvelle ne leur rendrait-elle pas la prépondérance que leur avait donnée leur union sous le sceptre de Charles ? Afin de faciliter les communications que l'exécution de ce projet rendait nécessaires entre les deux États, elles occupèrent les défilés de la Valteline qui leur servaient de point de jonction en Italie. Grâce à ce rapprochement de frontières, l'empereur et le rai pourraient mettre en continua leurs troupes et leurs ressources, se porter ensemble sur les points menacés ; ils allaient en un mot ne plus faire qu'un. La Savoie et Venise furent les premières à jeter le cri d'alarme, à dénoncer une usurpation qui menaçait si directement leur indépendance. La France vit se relever devant elle le spectre de Charles-Quint, et se déclara prête à s'y opposer par les armes. Grégoire XV, nouvellement élu pape, s'interposa, supplia, obtint qu'on lui laisserait occuper la Valteline avec ses troupes jusqu'au règlement définitif du différend. Mais Grégoire étant mort sur ces entrefaites, son successeur, Urbain VIII, apprit tout à coup, à sa grande surprise, que, sans plus tenir compte de s'a médiation que de leurs propres engagements, les Français venaient de déclarer la guerre à l'Autriche et à l'Espagne, de chasser les garnisons pontificales de la Valteline, de s'allier étroitement à l'Angle terre, à la Hollande, au Danemark, à tontes les puissances protestantes de l'Allemagne. Et quel était l'artisan de cette grande combinaison politique, si étrangère aux préoccupations et aux calculs des passions religieuses ? c'était un cardinal de la sainte Église, le cardinal de Richelieu. Afin que. le pape ne pût se méprendre sur le sens de cette détermination, lorsqu'on se décida à faire la paix, le traité fut signé sans même qu'il eût été consulté (1626). Ce ne fut pas davantage une pensée religieuse qui inspira le cardinal de Richelieu lorsque, après l'insuccès de cette première tentative pour abaisser la maison d'Autriche, il s'allia momentanément avec elle et avec l'Espagne contre l'Angleterre dont il avait à se plaindre, et dont Urbain, abusé par ce facile revirement, espéra un instant voir le complet anéantissement. Il prit pour une conversion ce tâtonnement du génie devant des obstacles imprévus. De même, lorsque Richelieu anéantit les calvinistes français à la Rochelle, il frappa en eux, non une secte hérétique, mais un parti politique dont l'indiscipline nuisait à la transformation unitaire qu'il voulait accomplir en France. On ne saurait juger trop sévèrement certaines tendances de son administration, mais on doit lui rendre la justice de reconnaitre qu'il sut s'élever plus que personne au-dessus des préjugés de la classe à laquelle il appartenait, et ne déploya jamais contre les réformés le zèle étroit, la fureur de prosélytisme et de persécution que montra Louis XIV. En cela comme en toute chose, Richelieu domine de très-haut le grand roi. Le prêtre agit eu politique, et le roi en inquisiteur. Son alliance avec l'Espagne était trop contraire à l'idée si juste qu'il avait du râle politique de la France à l'étranger, pour survivre à la nécessité passagère qui l'avait fait naître, et pour être autre chose qu'un expédient. Le triomphe de la réaction hispano-autrichienne en Allemagne, la prépondérance écrasante que Ferdinand y acquit, grâce à la propagande de ses armées et surtout des jésuites qui opérèrent des miracles de conversion en alternant à propos l'onction, la diplomatie et la pendaison, les projets ambitieux de restauration impériale en Italie qu'il osa concevoir dans l'enivrement de son succès, ne tardèrent pas à ramener Richelieu aux traditions politiques de Henri IV qu'il avait embrassées au début de son ministère. Il n'eut plus désormais d'autre pensée que de maintenir à tout prix l'indépendance des États de la grande république européenne, en abaissant les-puissances qui compromettaient leur sécurité, en empêchant la formation de tout centre de domination menaçant pour la paix du monde. La succession du duché de Mantoue, dévolue au duc de Nevers, de la branche française de la maison de Gonzague, offrit à Richelieu l'occasion qu'il cherchait de rompre de nouveau avec l'Autriche et l'Espagne. Cette fois, Urbain VIII lui-même, se croyant menacé dans sa souveraineté temporelle par les progrès de la domination impériale, entra secrètement dans la ligue protestante dont Richelieu fut l'homme d'État el Gustave-Adolphe le héros. Mais, à l'exemple de ses prédécesseurs, Urbain n'exerça aucune influence dans les péripéties de la guerre de Trente Ans, qui, sous des signes de ralliement empruntés aux luttes religieuses, obéissait à un principe nouveau dont le sens lui échappait. Il eut la naïveté de s'étonner que Gustave-Adolphe, après avoir délivré l'Allemagne de l'autocratie autrichienne par ses foudroyantes victoires, se montrât plus préoccupé de constituer de nouveaux États et de nouveaux groupes politiques capables de résister lu un tel voisinage, que de rendre à l'Église les évêchés qu'elle avait perdus. Il ne soutint d'ailleurs Richelieu qu'avec la dernière mollesse dans la longue guerre que celui-ci fit aux Espagnols en Italie, et il laissa prendre le premier rang dans les affaires de la Péninsule à un petit État qui jusque-là n'y avait figuré que fort obscurément, à la Savoie ; encore était-elle gouvernée par une régente. Aussi fut-il seul à s'étonner lorsqu'à la conclusion de la paix qui consacra l'abaissement de la maison d'Autriche, il s'aperçut qu'il n'avait été qu'un instrument secondaire du cardinal ; mais son dépit se le servit pas mieux que son inutile complaisance. Ce malheureux essai fut pour longtemps la dernière intervention des papes dans une affaire européenne. Ils renoncèrent aux grandes ambitions pour se renfermer dans les misérables minuties de leur petit gouvernement. Du désir de s'empaler de l'empire du monde, ils étaient tombés à celui de gouverner l'Italie ; du rêve de la royauté italienne, à l'ambition subalterne d'établir leur famille en fondant des principautés pour leurs neveux ; ils n'aspirèrent plus désormais qu'a les gorger de biens ; ce fut le dernier songe de leur puissance expirante. L'administration des États romains était dès lors ce qu'elle est encore aujourd'hui, un mécanisme savamment compliqué pour arriver à l'immobilité, un système organisé de façon à étouffer sans bruit et sans éclat, par le seul manque d'air, toute vie, toute activité, toute expansion intellectuelle, tout progrès industriel ou scientifique, tout essor, en un mot, qui aurait pu y rendre l'élément talque indépendant, éclairé, énergique, entreprenant. Il n'y avait déjà de place à Rome que pour deux classes d'hommes : la domesticité et le privilège. Le commerce n'y existait que sous la forme du trafic des choses saintes. La science n'y trouvait que la torture ou la prison perpétuelle en la personne de Galilée. L'agriculture, ruinée par l'anéantissement des petits centres de la campagne, par la destruction de la noblesse, par l'incurie, cléricale complice de la Malaria, ne laissait d'autre issue aux activités que des fonctions serviles, improductives, où tout était intrigue, vénalité, exploitation. L'appauvrissement, la ruine, gagnaient les familles les plus opulentes, grâce à la spoliation organisée sous la forme des Monti ; la misère et la mendicité se cachaient sous des dehors pleins de faste, dernier lambeau de la pourpre romaine ; la dette prenait des proportions effrayantes, malgré les impôts, les emprunts, et les subsides qui affluaient de tons les points du globe dans cette capitale de l'usure. Le règne d'Innocent X ne fut qu'une rivalité de dix ans entre deux femmes, donna Olympia Maidalchina et donna Olympia Aldobrandino, qui se disputèrent tour à tour son cœur. Il ne voulut cependant pas passer sans laisser de traces dans l'histoire, et il eut aussi son exploit. Ce fut la destruction de la ville de Castro, qui fut rasée en expiation de la répugnance que son souverain, le duc de Parme, montrait à s'acquitter d'une dette contractée envers les Monti. Une colonne s'éleva sur les ruines de cette malheureuse petite ville, dont les habitants furent condamnés à errer sans asile, et on y put lire une inscription prétentieusement laconique destinée à attester à la postérité l'énergie du pontife : Ici fut Castro. Malheureusement pour sa mémoire, c'est la seule preuve qu'il en ait jamais donnée. Les instances de Mazarin pour le décider à se prononcer contre l'Espagne n'eurent pas plus de succès que celles du vice-roi de Naples pour le gagner à la cause espagnole. Mais lorsque celui-ci fut renversé par la double révolution qui faillit mettre fin à la domination espagnole en Italie à la suite de la courte dictature de Mazaniello, Innocent n'hésita pas à sortir de sa neutralité. Il promit tout son appui au duc de Guise comme au légitime héritier des ducs d'Anjou. Il le dérida, par ses promesses, à venir revendiquer cet héritage, et abandonna ce prétendant avec empressement aussitôt qu'un revirement de fortune annonça le rétablissement des affaires de l'Espagne à Naples (1650). Il prit une part moins active encore à l'essai déguisé de restauration catholique pour lequel le roi d'Angleterre Charles Ier porta à la même époque sa tête sur l'échafaud. C'étaient là des questions qui n'intéressaient plus la papauté, et elle portait la peine de cette indifférence. Les cabinets le lui rendaient en dédain, en feignant d'ignorer jusqu'à son existence. On ne la voit figurer dans aucun des traités qui signalent la fin du dix-septième siècle, et cette omission calculée inspira au même Innocent un acte d'extravagance qui mit le comble à la déconsidération où la cour de Rome était tombée. Lorsque la paix de Munster apporta un terme provisoire aux longs déchirements de l'Europe et permit aux nations meurtries par tant de combats de panser leurs blessures, une voix s'éleva pour protester contre le traité, c'était celle du représentant de Jésus-Christ. L'outrage suit de près le mépris. Innocent X avait mérité le mépris, Alexandre VII reçut l'outrage. Ce fut le roi très-chrétien, le nouveau Constantin, l'exterminateur de l'hérésie, Louis XIV enfin, qui se chargea de le lui infliger. L'insignifiance du prétexte qu'il choisit ne fit que mieux éclater son intention. Un jour les gens du duc de Créquy, son ambassadeur, se prirent de querelle avec les gardes corses du pape, et un homme fut tué dans la rixe qui s'ensuivit. Louis XIV, irrité, demanda, en termes pleins de hauteur, une réparation solennelle qui lui fut refusée. Le pape, menacé par le roi, annonça l'intention de résister jusqu'à la dernière extrémité, fit des démonstrations, passa des soldats en revue sur le Monte-Maris. Louis XIV occupa aussitôt Avignon. On annonça de sa part au pontife qu'un régiment allait s'embarquer pour Rome ; cela suffit. Le pape, humilié, traité aussi insolemment que s'il eût été le dey d'Alger ou de Tunis, fit des excuses avec une faiblesse qui donnait raison au dédain qu'on lui témoignait, et s'engagea par le traité de Pise à ériger dans Rome même une pyramide destinée à éterniser le souvenir de sa honte (1662). Odescalchi, qui succéda, sous le nom d'Innocent XI, à l'inoffensif Altieri, montra plus de courage et de dignité que depuis longues années on n'en avait vu sur le trône de saint Pierre, il tint tête à Louis XIV avec la plus honorable fermeté dans deux circonstances successives. La première fut la célèbre affaire de la Régale. On désignait sous ce nom un droit qu'avait le roi de France de percevoir les revenus de certains évêchés pendant leur vacance, et de conférer les bénéfices qui en dépendaient. Louis XIV étendit par décret ce droit à tous les évêchés du royaume. Le pape réclama contre un acte qu'il considérait comme une usurpation sur les privilèges de la cour de Rome. Mais, loin de se prononcer en sa faveur, le clergé de France se leva à la presque unanimité pour défendre l'œuvre de son roi. D'où lui venait ce zèle ? C'est la mode de s'extasier ici sur l'esprit libéral et indépendant de cette glorieuse Église gallicane. Qu'est-ce à dire pourtant ? Ce clergé n'était-il pas le clergé des conversions forcées, et ce souverain, le roi des dragonnades ? Un examen moins superficiel donne le secret de ce libéralisme improvisé. On le trouve dans les procès-verbaux mêmes des assemblées du clergé de France, dans l'acte original du consentement des prélats à l'extension de la Régale. Le clergé était alors tout entier à une entreprise dont il poursuivait depuis près d'un siècle la réalisation et dans laquelle il ne pouvait se passer du concours du roi, la révocation de l'édit de Nantes. Il donna au roi la Régale avec l'appoint des contributions extraordinaires du don gratuit, et le roi lui livra les réformés. Les conditions de ce marché sont stipulées minutieusement dans une série de pièces officielles qui ne laissent aucune place à l'équivoque. Et, afin qu'on ne se méprit pas sur les mobiles qui l'inspiraient, le clergé de France eut soin de déclarer expressément par l'acte lui-même que son consentement n'était dû qu'à sa reconnaissance pour les services que le roi avait rendus contre l'hérésie et pour ceux qu'il lui promettait encore. Malgré l'entente extraordinaire dont cette décision était le témoignage, et qui faisait dire au grand Condé que l'Église de France était prête à se faire protestante si le roi l'eût désiré, Innocent XI n'hésita pas à la condamner, et donna lieu ainsi à la déclaration de 1682. C'était la vieille thèse des libertés de l'Église gallicane. Ces libertés avaient en effet fait partie des traditions nationales, puisqu'elles remontaient par Charles VII et saint Louis jusqu'à Hincmar, l'archevêque de Reims de la fin de l'époque carlovingienne. Mais elles étaient en grande partie abandonnées depuis Louis XI, et surtout depuis le concordat de François Ier avec Léon X. Œuvre de circonstance, inspirée non par l'esprit d'indépendance, mais par l'intention de donner un gage de servilité à un roi plus zélateur que le pape et de qui on attendait de plus odieux services, abandonnée et reniée quelques années plus tard par ses propres auteurs et avec le plus lâche empressement, cette restauration des libertés gallicanes ne cache sous la pompe hypocrite du langage que lui prêta le génie de Bossuet qu'un expédient politique dont on ne pénètre pas sans dégoût les véritables mobiles. C'est ainsi qu'en défendant avec tant de passion les droits du pouvoir civil contre la cour de Rome, elle n'avait d'autre but que d'asservir définitivement Louis XIV à l'influence de son clergé. C'est ainsi encore que cette Église si zélée pour ses libertés imposait à ce roi une double persécution religieuse que le pape refusait d'approuver, de même qu'il n'hésita pas à blâmer la folle entreprise de Jacques II contre la constitution anglaise. Moins de onze ans après cette bruyante promulgation des libertés gallicanes, un des successeurs d'Innocent recevait de Louis XIV une lettre pleine de repentir et d'humilité, qui atteste la faiblesse d'esprit oie l'avait conduit le joug des confesseurs, et par laquelle il le suppliait de considérer la déclaration de 1683 comme non avenue. Les prélats qui l'avaient signée la désavouèrent en même temps par une adresse individuelle où se montrent à nu la bassesse et l'indignité de ces persécuteurs courtisans : Très-saint Père, disaient-ils, quand l'Église se livre enfin à la joie, quand tous les chrétiens recueillent les fruits de vos soins paternels et trouvent asile dans votre sein comme dans celui du plus tendre père, rien ne saurait m'être plus pénible que de voir que l'état présent des affaires me ferme encore l'accès des bonnes grâces de Votre Sainteté. Sachant que j'éprouve ce malheur pour avoir assisté en 1682 à l'assemblée du clergé de France, je me jette aux pieds de votre béatitude, pour professer et déclarer que mon cœur est vivement affligé et au delà de tout ce qu'on peut dire, des choses qui se sont passées dans ladite assemblée et qui ont déplu à Votre Sainteté et à ses prédécesseurs. En conséquence, je regarde comme non décrété et je déclare qu'il faut regarder ainsi tout ce qui a pu être censé décrété dans cette même assemblée contre la puissance ecclésiastique et l'autorité pontificale... En offrant à Votre Sainteté ce gage de mon dévouement absolu et de mon profond respect, je désire que jamais on ne puisse révoquer en doute l'obéissance que je lui dois et que je serai soigneux de lui rendre jusqu'au dernier jour de ma vie. — J'espère donc que Votre Sainteté daignera me rendre ses bonnes grâces, etc. 14 septembre 1693. Tel fut le sort de la déclaration de 1682. Elle produisit cependant plus de résultats que ses auteurs ne l'avaient prévu, comme si on ne pouvait invoquer le nom de la liberté, même avec l'intention de la trahir, sans lui faire donner des fruits. L'opposition parlementaire s'en empara, et, bien qu'elle ne pat jamais devenir une arme bien redoutable dans de telles mains, elle servit plus d'une fois, au dix-huitième siècle, de sauvegarde à l'indépendance civile menacée par les réactions religieuses. Dans tout le cours de cette affaire comme dans celle des Franchises, qui la suivit de près, Innocent XI montra un courage qui semble de l'héroïsme auprès des bravades si mal soutenues d'Innocent X. Les Franchises étaient un droit d'asile établi au profit des ambassadeurs des grandes cours européennes à Rome. Toutes les puissances y avaient renoncé, tant il était suranné, abusif, contraire à toute équité. Heureux de saisir ce prétexte pour humilier son ennemi, Louis XIV revendiqua son privilège avec une arrogance insultante, et envoya à Rame, pour le faire respecter, le marquis de Lavardin avec une escorte de huit cents hommes. Le pape excommunia le marquis. Lavardin fit célébrer avec ostentation le service divin dans l'église de Saint-Louis des Français. Le pape jeta l'interdit sur l'église. Lavardin alla braver le pontife jusque dans l'église de Saint-Pierre, y parut en armes, dans une attitude pleine de menace et de provocation. Loin de se laisser intimider par ces brutales démonstrations, Innocent tint bon jusqu'à la fin, et Alexandre VIII recueillit le bénéfice de sa fermeté en recevant la soumission de Louis XIV, qui renonça à son droit d'asile comme aux libertés gallicanes. Mais ces deux succès d'une si mince importance, les seuls que la papauté ait remportés à la fin du dix-septième siècle, ne furent pas une compensation suffisante à l'état d'anéantissement où elle était tombée. Et cependant, l'avenir ne lui apportait que des menaces. La Grande-Bretagne, qu'elle avait un instant pu espérer de voir rentrer sous son obédience, grâce à la conspiration de Jacques II, lui échappait pour toujours par la consolidation définitive de sa double constitution politique et religieuse. La catholique Espagne, de plus en plus épuisée, agonisait, avec son roi Charles II, dont les cours étrangères se disputaient, de son vivant, l'héritage. Le Nord tout entier obéissait à des dogmes nouveaux ; la France se montrait indocile, malveillante, tyrannique, sous le roi le plus orthodoxe qu'elle dit jamais possédé, et nourrissait déjà avec Voltaire et Montesquieu toute la génération qui devait préparer les voies de la grande ère de 1789. Enfin l'Italie, de plus en plus enfoncée dans la léthargie qui avait succédé à ses longues agitations, indifférente à son propre sort, incapable de manifester une volonté, semblait ne pas même soupçonner les mouvements qui remuaient l'Europe. Elle dormait son sommeil de décadence entre deux gardes-malades pleins de sollicitude, le sigisbéisme et la direction. Ils lui administraient pour remède la prose assommante des casuistes, pour ré création les insipides marionnettes de la Comedia dell' arte, pour plaisir les joies du mariage en commandite, et pour jouissance esthétique les splendeurs de l'art jésuite. Grâce à ces deux exécuteurs testamentaires de la domination ecclésiastique in extremis, l'énergie virile atteinte en son foyer, la famille, s'éteignait doucement dans l'affadissement, la langueur et l'ennui. |