HISTOIRE POLITIQUE DES PAPES

 

CHAPITRE VII. — GRÉGOIRE VII.

 

 

Les institutions ont leur idéal ainsi que toutes les choses humaines, mais comme leur développement est essentiellement inégal et aléatoire, elles sont le plus souvent forcées de le taire et de l'ajourner. C'est donc seulement dans les rares occasions où il leur est donné de le manifester au grand jour, qu'elles disent tous leurs secrets et qu'on peut connaître à fond leur esprit, leur moralité, leur influence. Tout ce qu'elles ont de force et de vie à l'état latent se condense en quelque sorte dans cet instant rapide, et c'est sur lui seul qu'elles veulent être jugées en dernier ressort, de même que les individus ne peuvent être appréciés équitablement que sur la pensée qui les a fait agir. La papauté a eu deux de ces instants, l'un sous Grégoire VII, l'autre sous Innocent III. Dans le reste de son histoire, elle se montre telle qu'elle a pu être, ici elle dit ce qu'elle aurait voulu être.

Hildebrand, qui fut pape sous le nom si connu de Grégoire VII, est la plus haute et la plus complète personnification de l'idéal théocratique tel que le révèrent les pontifes romains. S'il n'en a pas réalisé toutes les conditions pratiques, il en a du moins le premier formulé et maintenu les prétentions dans toute leur rigueur et jusqu'au dernier jour de sa vie. Quelque troublé qu'il ait pu être, son règne marque pour la papauté une ère qu'avant lui elle a toujours appelée de ses vœux, et après lui regrettée. Par sa bouche elle osa dire enfin à la face du monde ce qu'elle entendait par ce mot indéterminé de pouvoir temporel ; elle désavoua la mesquine ambition qu'on lui avait prêtée sur parole et qui avait servi de déguisement à sa faiblesse ; elle se proclama hardiment la législatrice de l'humanité, la seule souveraine légitime des nations. Attitude pleine de péril et de grandeur, à laquelle elle doit la plus belle page de son histoire. Il faut ici se dépouiller de tout préjugé d'opinion et de parti. On ne peut que réprouver le système tyrannique dont Hildebrand se fit l'apôtre et les moyens souvent peu honorables qu'il mit en œuvre pour réaliser ses vues, mais ce serait se faire tort à soi-même que de méconnaître le dévouement, le courage et le génie qu'il y dépensa avec une foi absolue à la justice de cette cause. C'est toujours un devoir de relever ces nobles qualités partout où elles apparaissent. Cet hommage ne s'adresse pas à un homme, mais à la nature humaine.

Qu'Hildebrand ait été sincère, je ne dis pas dans le détail de ses actions et de ses entreprises politiques, dont la mauvaise foi est souvent évidente, mais dans la grande conviction qui leur servait à la fois de but et d'excuse à ses yeux, c'est ce dont il est impossible de douter lorsqu'on a étudié de près sa vie. Elle est tout entière dévouée à une idée, ce qui est encore beau même quand cette idée est fausse. L'homme ne s'élève guère à la vérité que par des approximations successives ; à quelle sorte de mérite lui serait-il donc permis d'aspirer si le dévouement n'avait sa beauté indépendamment de la légitimité du but qu'il poursuit ? Il y a dans Hildebrand l'unité et le désintéressement des ambitions supérieures. Dès sa jeunesse, on le voit exclusivement appliqué à faire prévaloir le principe qui était pour lui une seconde religion, et il lui subordonne invariablement sa propre élévation. Il ne veut de succès que par lui et pour lui. J'ai déjà parlé de l'extraordinaire influence qu'il exerça sur les pontifes qui furent ses prédécesseurs immédiats, et dont l'élection fut remise à sa décision. On se demande comment ce faiseur de papes ne songe pas à se faire pape lui-même ; mais un examen plus attentif révèle bientôt les motifs de son peu d'empressement. Avant d'en venir aux grands combats qu'il médite, il veut que les voies soient dès longtemps préparées ; il fait décréter par d'autres les mesures qui, émanées de lui, éveilleraient des défiances peut-être insurmontables, et il place lui-même sur le Saint-Siège ses précurseurs et ses ministres. Il leur fait adopter et propager d'avance tous les principes essentiels de sa réforme. C'est par sen inspiration qu'ils frappent coups redoublés la féodalité épiscopale, qu'ils s'efforcent d'affranchir le bénéfice ecclésiastique de sa dépendance envers les princes, et de faire du célibat une loi fondamentale de l'Eglise. Mais sa plus grande préoccupation est de soustraire le Saint-Siège à l'influence impériale, alors toute-puissante ; opération délicate dans laquelle il déploie une souplesse et une diplomatie sans pareilles. A chaque élection nouvelle, il s'interpose en médiateur entre le peuple romain et l'empereur, de manière à imposer à celui-ci la volonté de Rome en ayant l'air de s'en rapporter à la sienne et sous prétexte de lui épargner l'embarras du choix. Il substitue un hommage insignifiant au droit de l'Empire, et, chaque fois qu'il parvient à en éluder quelque disposition, il fait prendre acte de l'omission, afin qu'elle devienne le point de départ d'une prescription définitive.

C'est ainsi qu'il dicte, dès l'année 1059, à Nicolas II, sa créature, le décret voté en concile au Latran, qui remet l'élection des papes au collège des cardinaux, sans laisser au peuple d'autre droit que celui de consentir, et qui ne mentionne le droit de confirmation de l'empereur que comme un simple titre honorifique (salvo honore et reverentia dilecti filii). Dès l'élection suivante, il invoquait ce décret comme une autorité sans réplique, et l'empereur, ne pouvant ou n'osant l'annuler, était réduit à l'enregistrer.

Dès ce moment aussi il fonde avec un admirable esprit de prévoyance les alliances qui le soutiendront à l'heure du danger. Au midi, il achète l'amitié de Robert Guiscard et des Normands en donnant à leurs conquêtes la consécration apostolique qui a la vertu de changer la force en droit, l'usurpation en légitimité. Au nord, il gagne celle de Mathilde, comtesse de Toscane, en plaçant auprès d'elle un directeur habile et dévoué ; il séduit par l'ascendant de son génie cette âme vaillante et passionnée. Il prépare laborieusement, lentement, sans impatience, tous les éléments sur lesquels il s'appuiera plus tard, et, lorsque enfin fa vieillesse et les infirmités d'Alexandre II lui annoncent que son jour est proche, il ouvre les hostilités en faisant intimer au jeune roi d'Allemagne, Henri IV, l'injonction, jusque-là inouïe, de comparaître à Rome pour y rendre compte de sa conduite et s'y justifier de l'accusation de simonie au tribunal du souverain pontife, prélude admirablement choisi pour préparer les esprits aux entreprises qu'il méditait.

Hildebrand se fit élire par le collège des cardinaux et le peuple de Rome, qu'on ne consultait déjà plus que dans les occasions où l'on avait besoin d'une manifestation imposante. Il se passa du suffrage de l'empereur, naguère encore nécessaire pour valider l'élection ; mais il ne se sentit pas encore assez fort pour se faire sacrer sans son consentement, et il l'obtint par une soumission affectée, malgré l'opposition des évêques allemands, qui détestaient en lui l'ennemi de l'aristocratie épiscopale.

Dès la première année de son pontificat son but est révélé : il éclate dans ses paroles et dans ses actes. C'est à la monarchie universelle que Grégoire VII aspire, et il y marche avec l'assurance sereine du prêtre certain d'agir polir la bonne cause et de purifier l'action par l'intention. Cillé que Grégoire montre dans le mensonge a lieu de surprendre en une âme si haute. C'est un étonnement qui revient souvent dans le cours du moyen âge. On se demande quelle sorte de mutilation ont dû subir ces âmes sacerdotales, non-seulement pour acquérir une telle impassibilité dans l'imposture, mais pour conserver une sérénité inaltérable au milieu de tant d'horreurs, et rester aussi inaccessibles au remords que le couteau sacré après l'hécatombe. Entre Hildebrand et ses successeurs il y a du moins cette différence que les subterfuges qu'il emploie n'ont rien de sanguinaire et ne sont encore que des ruses pieuses.

Vous n'ignorez pas, écrit-il aux comtes d'Espagne, que, depuis les temps les plus anciens, le royaume d'Espagne est une propriété de saint Pierre, cl qu'il appartient encore au saint siège et à nul autre, bien qu'il soit entre les mains des païens. Car ce qui est entré une fois dans la propriété de l'Église ne cesse jamais de lui appartenir.

C'est ainsi qu'il invoque sur l'Espagne un droit dont jamais personne n'avait entendu parler ; et il profite de cette hypothèse hardie, dont l'ignorance, la crédulité, l'état de chaos où l'Espagne se trouve plongée, favorisent le succès, pour réclamer aux comtes la suzeraineté des terres qu'ils conquerront sur l'ennemi avec un tribut annuel.

Il était difficile d'accréditer une fable de ce genre en France, où les luttes récentes d'Hincmar et de l'épiscopat contre les prétentions du Saint-Siège avaient laissé dans les esprits des idées assez arrêtées sur les droits respectifs de l'Église et de l'État ; aussi Grégoire se contente-t-il des menaces spirituelles, mais en ayant grand soin de faire remarquer au roi qu'elles peuvent le renverser aussi sûrement qu'un coup d'État politique : Si le roi ne renonce pas au crime de simonie, les Français, frappés de l'anathème, refuseront de lui obéir plus longtemps. Mais avec le roi de Hongrie il revient à sa thèse favorite :

Comme vous avez pu l'apprendre par vos prédécesseurs, lui écrit-il avec assurance, votre royaume est une propriété de la sainte Église romaine depuis que le roi Étienne a remis tous les droits et toute la puissance de son Église à saint Pierre... Néanmoins, nous avons appris que vous avez reçu ce royaume comme un fief du roi Henri (d'Allemagne). S'il en est ainsi, vous devez savoir comment vous pourrez recouvrer notre bienveillance et la faveur de saint Pierre. Vous ne pourrez avoir ni l'une ni l'autre, ni même rester roi, sans encourir l'indignation pontificale, à moins que vous ne rétractiez votre erreur et ne déclariez tenir votre fief non de la dignité royale, mais de la dignité apostolique.

Il offre un nouveau royaume à Suénon, déjà roi de Danemark : Il y a près de nous, lui dit-il, une province très-riche occupée par de lâches hérétiques. Nous désirerions qu'un de vos fils vint s'y établir pour en être le prince et s'y faire le défenseur de la religion, si toutefois, comme nous l'a promis un évêque de votre pays, vous consentez à l'envoyer, avec quelques troupes d'élite, pour le service de la cour apostolique.

Il donne également le royaume de Démétrius de Russie, sous prétexte qu'on le lui a demandé en lui promettant que le roi ne trouverait pas la demande indiscrète ; il est vrai que le demandeur est le propre fils de Démétrius : Votre fils, visitant les tombeaux des apôtres, est venu à nous et nous a déclaré qu'il voulait recevoir votre royaume de nous, comme un don de saint Pierre, en nous prêtant serment de fidélité ; il nous a assuré que vous approuveriez sa demande. Comme elle nous a paru juste, nous lui avons donné votre royaume de la part de saint Pierre.

Il emploie des formes beaucoup moins civiles dans la lettre suivante, adressée à Orzoc, duc de Cagliari, en Sardaigne, souverain peu redoutable : Tu dois savoir que plusieurs nous demandent ton pays et nous promettent de grands avantages si nous voulons leur permettre de l'envahir. Ce ne sont pas seulement les Normands, les Toscans, les Lombards, mais même des ultramontains qui nous font à ce sujet les plus vives instances ; mais nous n'avons pas voulu prendre de décision avant de connaître ta résolution par notre légat. Si tu persistes dans l'intention que tu as manifestée d'être dévoué au Saint-Siège, loin de permettre que tu sois attaqué, nous te défendrons avec les armes spirituelles et séculières contre toute agression...

On ne connaît pas un homme tant qu'on n'a- pas observé son attitude et son langage vis-à-vis des faibles. Combien il y a loin de là au ton caressant et paternel que Grégoire prend avec Guillaume le Conquérant, Même pour lui demander un serinent de fidélité, et même après que celui-ci le lui a refusé I II en obtient du moins le denier de saint Pierre, sorte de dilue prélevée sut la conquête qu'il a appuyée de tout son pouvoir. Enfin il distribue en peu de temps les couronnes de Hongrie, de Pologne et d'Allemagne, dépose l'empereur Nicéphore Botoniate, fait payer tribut à Wratislas, roi de Bohème, crée la principauté de Gaëte en faveur du comte d'Aversa, pour se préparer un défenseur en prévision de la défection possible de Robert Guiscard. Dès le début de son pontificat, il n'était plus de prince en Europe dont il n'eût usurpé ou ébranlé la souveraineté. Ce fut Henri IV, le jeune roi d'Allemagne, qui, pour se défendre lui-même, descendit dans la lice et prit leur cause en main.

Henri, que ses démêlés avec Hildebrand ont rendu si célèbre, et qu'on ne connaît guère que par les récits passionnés des historiens ecclésiastiques, ses ennemis, était, à. l'époque où son rival fut élu pape, engagé dans une lutte périlleuse contre les chefs de la féodalité germanique. Il avait pour alliées toutes les villes libres de l'Allemagne, circonstance qui détermine nettement le caractère de cette guerre, assez semblable à ce qu'on vit plus tard en France, lorsque le pouvoir royal tendit la main aux communes. Bien que les chroniqueurs ecclésiastiques l'aient comparé à Néron, l'ensemble de sa conduite et de sa vie prouve qu'il valait mieux que la plupart des souverains de ces temps. Le mélange singulier de courage et de faiblesse, de loyauté et d'esprit de ruse, de persévérance et d'irrésolution qu'on remarque en lui, s'explique suffisamment per l'inexpérience de sa jeunesse, par les extrémités désespérées où il fut jeté de si bonne heure et par les superstitions qui se disputaient son cœur. C'est contre lui qu'Hildebrand dirigea ses coups avec une sorte de prédilection justifiée par les liens de sujétion qui avaient si longtemps fait de la papauté un fief de l'empereur. Henri était d'ailleurs pour cet ennemi des rois la victime la plus illustre qu'il pût immoler. Il devait avant tout viser aux têtes les plus hautes. En l'humiliant, ce n'était plus un roi, c'était la royauté elle-même qu'il abaissait avec lui.

Au reste, le parti politique dont Hildebrand épousa la querelle en Allemagne à cette occasion, dit assez ce qu'il faut penser du portrait de fantaisie que le néo-catholicisme a voulu imposer à l'histoire, lorsqu'il a peint en lui un prêtre démocrate armé de l'anathème pour délivrer les peuples du joug de l'oppression monarchique et féodale. Ce lieu commun ne résiste pas à une critique sérieuse. Si l'on se met au point de vue des idées, le système que Grégoire VII se proposait de substituer à l'arbitraire des rois était mille fois plus tyrannique encore ; si l'on se place au point de vue des faits, on le voit le plus souvent aggraver le poids qui pèse sur les peuples au lieu de le rendre plus léger.

Grégoire VII n'a point inauguré sur le Saint-Siège une politique nouvelle, il n'a fait que donner plus d'éclat à celle de ses prédécesseurs et des papes en général, qui agitent toujours par des considérations fort étrangères à ce que nous nommons les intérêts démocratiques. Ils ne furent jamais préoccupés que de l'accroissement de leur propre puissance, qui était loin d'être conforme à ces intérêts, puisqu'elle excluait toute institution libérale. On doit reconnaître cependant que, par les éléments qu'elle avait laissé subsister de l'ancienne organisation de l'Église, elle donnait quelque satisfaction à l'esprit d'égalité et à d'autres instincts de la démocratie ; mais l'autorité des papes tendait elle-même à faire disparaître ces précieux débris d'une tradition presque abandonnée. Le soulagement des peuples était le dernier objet dont ils fussent préoccupés. Ils soutenaient tour à tour les peuples contre les rois et les rois contre les peuples, selon les opportunités de leur propre situation, et Grégoire n'agit pas autrement. Si l'intérêt démocratique était de quelque côté dans la lutte qui donna lieu à son intervention dans les affaires de l'Allemagne, c'était incontestablement du côté de l'empereur, l'allié des villes libres contre la féodalité saxonne.

Le raisonnement qui a fait dire : il était l'ennemi de l'empereur, donc il était l'ami des peuples, est donc un non-sens historique. Ici, comme pendant presque tout le cours du moyen âge, il faut renverser la formule et dire : l'ami du roi c'est l'ami des peuples ; car l'unité monarchique n'avait encore rien de menaçant, et la fédération impériale était loin d'être oppressive comme refit été la centralisation théocratique rêvée par les pontifes. Grégoire a si peu de souci de l'intérêt des peuples, que, partout où il y a une usurpation, il accourt pour consacrer l'usurpateur, dans l'espérance de se faire de lui un soutien. Est-ce par zèle pour la défense des opprimés qu'il appuie en Angleterre l'usurpation de Guillaume le Conquérant ; dans les Deux-Siciles, celle de Robert Guiscard ; celle de Geïsa en Hongrie, celle de Rodolphe en Allemagne, celle de Boleslas en Pologne, celle de Zwonimir en Dalmatie ? Non ; il se dit que, tenant leur légitimité de lui, ces princes seront des vassaux dociles du Saint-Siège ; il se souvient en cela de la politique qui a fait la puissance temporelle des papes ; il imite Zacharie sanctionnant l'usurpation de Pépin, Adrien couronnant Charlemagne, Grégoire IV déposant Louis le Débonnaire au profit de ses enfants.

De même, dans sa lutte contre Henri IV, il n'est préoccupé que d'accroître son autorité, et n'a pas plus en vue les intérêts populaires que l'empereur lui-même, qui ne s'appuie sur eux que dans l'intérêt de sa propre ambition. Aussi recherchent-ils tous deux sans le moindre scrupule, dans le camp de leur ennemi, l'appui du parti qu'ils combattent dans leurs propres domaines. Le pape, qui dans le gouvernement de l'Église combat avec une haine implacable la féodalité épiscopale, n'hésite pas à tendre la main à la féodalité germanique, et l'empereur, que met en péril l'aristocratie des ducs et des comtes allemands, n'a pas de plus ferme soutien que l'aristocratie des évêques.

On doit conclure de tout ce qui précède que la querelle des investitures, qui a donné son nom le la guerre du sacerdoce contre l'Empire sous Grégoire VII, Henri IV et leurs successeurs, n'en fut qu'un incident et une forme particulière. A défaut de ce prétexte, leur animosité en eût trouvé mille autres.

Le droit d'investiture, c'est-à-dire le droit de conférer un bénéfice en remettant au bénéficiaire la crosse et l'anneau du prélat auquel il succédait, avait une origine très-analogue à celui de l'empereur dans l'élection des papes. C'était une faveur laissée aux princes et seigneurs, en retour des donations qu'ils avaient faites à l'Église, et elle s'exerçait naturellement sur la chose donnée elle-même. Il est inutile de signaler les abus sans nombre qui, par la seule force des choses, avaient dû s'introduire dans l'exercice d'un tel droit. Une fois le premier moment de ferveur passé, les princes ne pouvaient que chercher à tirer du bénéfice le parti le plus avantageux à leurs intérêts soit en en vendant la jouissance, soit en le conférant à leurs créatures.

Mais si ces abus pouvaient être imputés à quelqu'un autre qu'à la nature humaine, qui se montrait en cela ce qu'elle est partout et toujours, c'était sans doute à l'Église, qui pour s'enrichir avait accepté une aussi humiliante servitude. Quelque graves que ces inconvénients fussent d'ailleurs, la collation des bénéfices avait un côté salutaire et légitime depuis que le clergé affichait la prétention de former un corps à part, seul juge de sa propre conduite, et seul compétent dans les questions religieuses. Elle maintenait vis-à-vis de lui l'ombre d'un contrôle laïque, et si ce contrôle s'exerçait par l'arbitraire des princes, c'est que l'Église lui avait elle-même donné la préférence sur celui de l'élection populaire.

Dans tous les cas, le droit des collateurs résultait des termes mêmes de leur donation qui était conditionnelle par nature ; il était inséparable de la chose donnée, et on ne pouvait les en priver sans joindre l'ingratitude à l'iniquité. Si l'Église y trouvait des inconvénients, il ne tenait qu'à elle de s'en affranchir en renonçant aux immenses avantages qu'elle en recueillait. Mais la constitution des bénéfices était intimement liée à celle du pouvoir temporel ; elle s'inspirait du même esprit de conservation et devait suivre fidèlement toutes les phases de ses révolutions. De même que les papes cherchaient à prescrire les droits de l'Empire sur leur élection tout en gardant les domaines qu'ils tenaient de lui, les autres princes de l'Église prétendaient conserver les propriétés qui faisaient l'objet de la collation des bénéfices, sans se soumettre à l'avenir aux obligations contractées envers les donateurs et leurs héritiers. Et lorsqu'ils n'y songeaient pas, ce qui était alors le cas de la plupart des évêques allemands, la papauté s'efforçait de les y contraindre, pour les enchaîner à ses propres vicissitudes et les rendre solidaires de sa politique.

Tel fut le prétexte dont se servit Grégoire VII pour intervenir dans les affaires de l'Allemagne, après avoir vu ses offres de médiation une première fois repoussées par Henri IV et les seigneurs saxons. A la suite de ce refus, ses légats vinrent sommer Henri de leur permettre de rassembler un synode en Allemagne pour y déposer au nom de Grégoire les évêques et les abbés qui avaient obtenu leur investiture par voie de simonie. Proposition pleine d'équité et de perfidie, moyen admirablement trouvé pour bouleverser le royaume sans sortir de la légalité et selon toutes les formes de la jurisprudence canonique. Les évêques allemands s'élevèrent vivement contre un projet qui les mettait à la discrétion du Saint-Siège, et Henri refusa son autorisation. Alors les légats, procédant de leur propre autorité, déposèrent plusieurs prélats sans que le roi osât protester. Mais il en fut profondément blessé, et, en dépit des félicitations et des assurances affectueuses dont Grégoire le combla au sujet de sa docilité inespérée, la lutte était désormais engagée et ne devait plus s'arrêter.

Le clergé allemand, à qui les innovations de Grégoire dans la discipline ecclésiastique étaient odieuses, et qui était frappé plus que celui d'aucun autre pays par les canons nouveaux qui interdisaient d'une manière absolue le mariage aux prêtres, lui opposa une résistance énergique et décidée. Il faut remarquer à ce propos que c'est dans les contrées où les mœurs étaient le plus pures que les lois sur le célibat ecclésiastique rencontrèrent le plus d'opposition. Il n'en coûte rien à un homme sans mœurs et sans famille de signer un engagement de chasteté, d'abord parce qu'il n'a rien à y perdre, et ensuite parce qu'il ne le tiendra pas. Grégoire pouvait trouver tout simple de généraliser le régime monastique en l'appliquant au clergé tout entier afin d'avoir en lui une milice plus docile, plus disciplinée, plus dégagée des liens et des devoirs sociaux, plus désintéressée des affections des autres hommes ; mais il était difficile de persuader aux évêques allemands que pour cette convenance particulière du Saint-Siège ils dussent du jour au lendemain s'arracher à leurs familles, sacrifier leurs femmes et leurs enfants.

L'année suivante les hostilités s'enveniment. Hildebrand fait signifier en plein synode défense à tous ecclésiastiques d'accepter aucun bénéfice avec investiture, qu'elle fût simoniaque ou non, et, comme pour provoquer par un outrage direct celui dont il méditait l'abaissement, il retranche de la communion des fidèles cinq officiers de la maison de l'empereur, coupables d'avoir enfreint les nouveaux règlements. Henri, distrait par les occupations multipliées que lui donnait la révolte saxonne, ne répondit pas à ce défi. Bientôt cependant la scène change. Le clergé de la haute Italie se prononce avec passion contre les réformes de Grégoire, les armées saxonnes sont battues par les troupes impériales, et, à Rome même, une fraction puissante de l'aristocratie, dirigée par Cencius, conspire pour détrôner le pontife. Pendant la nuit de Noël, le pape, officiant à Sainte-Marie-Majeure, est tout à coup entouré par une troupe armée. On le saisit, on le couvre d'outrages, on lui arrache ses habits pontificaux, on le jette au fond d'une tour. Mais il est presque aussitôt délivré par le peuple, qui chasse de Rome Guibert, archevêque de Ravenne, pape d'une heure, que les chefs du complot avaient voulu lui substituer.

C'est alors qu'arrivèrent vers Grégoire des députés saxons chargés de l'implorer contre l'empereur au nom des princes révoltés. Leur requête ne pouvait être que bien accueillie, puisqu'en humiliant le souverain elle exaltait le pontife et faisait de Grégoire l'arbitre des destinées de l'Empire. Ils y avaient d'ailleurs mêlé beaucoup de griefs imaginaires : Henri fait des sacrifices à Vénus, célèbre des fêtes en son honneur, et mène la vie la plus dissolue, etc. Un tel roi est d'autant moins digne de régner qu'il n'a pas été couronné par Rome ; c'est à Rome de reprendre son droit de couronner les rois. Les victoires d'Henri avaient été, trop éclatantes pour que Grégoire osât dès lors le braver ouvertement. Il se contenta de lui adresser des représentations où la menace se déguisait encore sous un ton de réprimande paternelle. Mais peu de temps après il le fit sommer par ses légats de comparaître à Rome pour s'y justifier devant un concile des crimes dont il était accusé, faute de quoi il serait excommunié et retranché du corps de l'Église.

Henri répondit à cru, sommation en convoquant lui-même un concile national à Worms. L'immense majorité du clergé germanique s'y rendit, et Grégoire y fut solennellement déposé. Imitant presque aussitôt cet exemple, le clergé de la haute Italie se réunit à Pavie, 'la vieille capitale des ennemis des papes, et le dépose à son tour. Grégoire assemble de son côté un synode à Rome, excommunie de nouveau Henri, le déclare déchu de ses droits au trône, et délie ses sujets du serment de fidélité.

La lettre qu'il écrivit en cette circonstance au corps des évêques, ducs, comtes et autres seigneurs de l'Empire teutonique, se termine par une réflexion qui donne une idée du genre d'autorité qu'il voulait voir attribuer aux décisions du Saint-Siège : ..... Quand même, disait-il, il serait démontré que nous avons excommunié le prince sans des motifs tout à fait suffisants et contre les formes qu'exigent les saints pères, notre jugement ne serait point à rejeter pour cela, il faudrait en toute humilité se rendre digne de l'absolution. Prétention plus hardie que l'infaillibilité, puisqu'elle proclamait l'erreur elle-même souveraine, impeccable et sainte ! Il expose lui-même les motifs où il croyait trouver la justification d'un tel droit dans un bref qu'il adressa vers la même époque à Hermann, évêque de Metz :

Si le Saint-Siège, lui dit-il, a reçu de Dieu le pouvoir de juger les choses spirituelles, pourquoi ne jugera-t-il pas aussi les choses temporelles ?... Quand Dieu dit à saint Pierre : Paissez mes brebis, fit-il une exception pour les rois ? L'épiscopat est autant au-dessus de la royauté que l'or est au-dessus du plomb ; Constantin le savait bien lorsqu'il prenait la dernière place parmi les évêques. Ces raisons, qui n'ont rien de péremptoire, sont pourtant les seules que la théocratie pontificale ait jamais su faire valoir en faveur du pouvoir qu'elle réclamait. C'était trop ou trop peu.

Les Saxons profitèrent avec empressement de la diversion que leur offrait Hildebrand, et se révoltèrent de nouveau. Cette fois leur ligue s'accrut des secours de plusieurs princes de l'Empire, qui jusque-là étaient restés inébranlables dans leur fidélité à Henri. et que la crainte des anathèmes pontificaux décida à passer dans le camp de ses ennemis. Le sort des armes tourna contre Henri : les troupes impériales furent battues dans plusieurs rencontres, et l'empereur se vit contraint de venir s'enfermer à Worms. ville qui lui était fidèle dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Pendant ce temps, Grégoire pressait ses adversaires de lui désigner un successeur, en se réservant toutefois d'une manière expresse le droit de confirmer cette élection :

Si Henri ne revient pas à Dieu, leur disait-il trouvez un prince qui vous fasse secrètement la promesse d'observer ce qui est nécessaire à. la conservation de l'Église et de l'Empire ; faites-nous connaître au plus tôt sa personne, sa position et ses mœurs. alla que nous confirmions votre choix par notre autorité apostolique, et que nous lui donnions plus de force comme nous savons qu'ont fait nos saints prédécesseurs... Quant au serment prêté à l'impératrice Agnès, notre très-chère fille, dans le cas où son fils mourrait avant elle, il ne saurait vous arrêter dans ces circonstances. Vous ne pouvez pas supposer que son amour pour son fils soit jamais assez fort pour la porter à résister à l'autorité du Saint-Siège.

Bien que les princes de l'Empire fussent très-éloignés de voir un piège dans les conditions que Grégoire mettait à sa coopération, et surtout dans la restriction plus perfide encore que prudente par laquelle il semblait se réserver un raccommodement avec Henri, dans la double éventualité où celui-ci consentirait à se soumettre, et où la fortune se prononcerait pour lui, ils se laissèrent désarmer par les promesses de l'empereur, et convinrent avec lui que le pape serait engagé à se rendre à une diète générale des princes, archevêques et évêques de l'Empire, convoquée à Augsbourg, où, après avoir entendu les raisons alléguées de part et d'autre, on prendrait une résolution définitive.

Grégoire recul. les ambassadeurs, promit de se rendre à la diète et d'y plaider leur cause. Mais Henri, trouvant moins humiliant de comparaître en pénitent devant le père spirituel de la chrétienté que de se présenter en accusé devant une assemblée de princes qui étaient ses vassaux, changea tout à coup de détermination et résolut de gagner le pape par sa soumission, avant même que la diète fût ouverte. Il traversa les Alpes presque sans escorte, au cœur de l'hiver et au risque d'être enseveli sous les neiges, et vint à Canossa, place forte inexpugnable de la comtesse Mathilde, où Hildebrand faisait souvent sa résidence avec elle. Là, Henri demanda à être admis devant lui, et exposa sa demande en réconciliation. Il suppliait le pontife de lever l'interdit et de lui rendre la communion de l'Église, promettant en retour une Obéissance entière à ses décrets. Grégoire repoussa cette requête, allégua l'engagement qu'il avait pris avec les Saxons de ne rien décider sans avoir entendu ses accusateurs. Mais il n'avait d'autre but en cela que de marquer l'humiliation de l'empereur d'un caractère plus ineffaçable, car lorsqu'il jugea l'avoir suffisamment constatée pour qu'elle se gravât pour longtemps dans la mémoire des peuples, il se laissa fléchir.

La forteresse avait trois enceintes. La suite de Henri resta en dehors de la première. Il entra dans la seconde pieds nus sur la neige, couvert d'un habit de pénitent et dépouillé de tous les insignes de la royauté. Là il attendit trois jours. Le quatrième jour, Hildebrand consentit enfin à le recevoir. La comtesse Mathilde intercéda pour lui, et à sa prière l'anathème fut levé, à condition que l'empereur se rendrait à la diète d'Augsbourg, qu'il en appellerait au pape comme à son vrai juge, quitterait ou reprendrait sa couronne selon sa décision, et que jusqu'à ce jour il n'exercerait aucune des prérogatives royales. Henri s'y engagea par serment.

Quelque admiration qu'on ait pour cet audacieux génie, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'Hildebrand céda en cette occasion à l'orgueil de mettre son rival à ses pieds plutôt qu'à des inspirations vraiment politiques. C'était une étrange illusion de sa part que de croire que l'homme qu'il venait d'outrager aussi mortellement lui pardonnerait jamais un tel excès de honte. Il eût dû ou le renverser ou se faire de lui un ami. Au reste, il fut loin de montrer sur le trône l'esprit pratique et l'habileté dont il avait fait preuve avant son élévation. A mesure que le champ ouvert à son ambition devient plus illimité, il perd le sens du possible, l'utopie qui est cachée ah fond de son système l'envahit et lui trouble la vue, il devient absolu comme un sectaire, et ne sait plus que déployer une exigence insatiable dans le succès ou une inflexibilité invincible dans le revers.

En sortant de Canossa, Henri trouva ses amis frémissant de colère et d'indignation au récit de ses lâches condescendances, dont le bruit était parvenu jusqu'à eux. Ils l'accablèrent des plus violents reproches, et un grand nombre d'entre eux refusa de le suivre plus longtemps et retourna en Allemagne. Les villes lombardes ne voulurent pas le recevoir et lui fermèrent leurs portes. Son ressentiment s'aggrava de tout le poids de ces nouvelles humiliations. Moins de huit jours après son départ, il avait rompu avec le pape.

Cependant les confédérés saxons attendaient toujours l'arrivée de Grégoire, qui mettait dans ses retards une lenteur calculée de manière à leur faire mieux sentir que tout dépendait de son arbitrage. La diète d'Augsbourg passa, puis celle d'Ulm, et ses promesses continuaient à rester sans effet. L'Allemagne était livrée à tous les déchirements de la guerre civile et de l'anarchie, chaque seigneur profitant de ce long interrègne pour s'agrandir aux dépens des plus faibles. Le mal croissant chaque jour et devenant intolérable pour ceux mêmes qui y avaient le plus contribué, on résolut de tenir une nouvelle diète à Forsheim, pour donner définitivement un chef à l'Empire, et on envoya une dernière députation à Grégoire pour le supplier de venir mettre fin, par sa présence, à des calamités qui étaient en grande partie son ouvrage.

Mais Henri avait eu soin de garnir de ses troupes la plupart des passages des Alpes, et les légats du pape purent seuls pénétrer en Allemagne et assister à l'assemblée de Forsheim. Ils demandèrent de nouveaux délais. L'assemblée les leur refusa au nom du salut commun ; Rodolphe, duc de Souabe, fut élu roi, et Henri déclaré déchu de ses droits au trône. Les légats confirmèrent l'élection au nom du saint siège.

Ce furent les évêques qui relevèrent la cause de Henri avant même son retour en Allemagne. Grégoire avait été mécontent que l'élection de Rodolphe se fût faite sans lui ; le nouvel élu, voulant à tout prix gagner sa protection, rendit exécutoires dans toutes les provinces qui lui étaient soumises les décrets d'Hildebrand contre les évêques simoniaques, c'est-à-dire indépendants, et les clercs concubinaires, c'est-à-dire mariés et pères de famille. Tout le clergé allemand se souleva contre lui.

Mais c'était en vain qu'il exposait sa couronne pour le succès de la réforme introduite dans l'Église ; c'était en vain qu'il adressait députation sur députation à Grégoire pour le supplier de confirmer son élection comme les légats s'y étaient engagés en son nom, et comme il l'avait si souvent promis par ses lettres aux princes de l'Empire, le pape restait de nouveau indécis et offrait maintenant sa médiation entre les deux rois, singulière expression qui semblait admettre des droits égaux dans deux prétentions dont l'une était la négation de l'autre.

Henri ayant battu son rival dans une première rencontre, l'indécision du pape ne fit que l'accroître. Il en venait peu à peu à trouver qu'il y avait du bon dans la cause de Henri ; que l'affaire demandait beaucoup de réflexions ; il recevait tour à tour ses envoyés et ceux de Rodolphe ; il les encourageait tous deux, Fans se prononcer ni pour l'un ni pour l'autre, ayant seulement grand soin d'insister en toute occasion sur la nécessité de sa présence en Allemagne pour trancher leur différend par un arrêt définitif. Il voulait voir les choses par lui-même, se mettre en contact avec les peuples ; il s'adressait directement par des manifestes apostoliques à ses très-chers frères les sujets de l'Empire teutonique, discutait avec eux le mérite relatif des deux concurrents, traitait la question comme un arrangement de famille dont le règlement ne regardait que le peuple et lui, et continuait à leur promettre une décision prochaine : Celui des deux rois, ajoutait-il, qui recevra avec respect le jugement que le Saint-Esprit aura rendu par notre bouche, celui-là obtiendra notre appui et votre obéissance.

Les princes partisans de Rodolphe, qui dans tout le cours de ces événements n'avaient agi que d'après les inspirations ou les ordres exprès du pontife, et qui ne s'étaient permis qu'en une seule occasion et sous la pression d'une nécessité terrible de devancer le signal qu'il leur faisait attendre, ne tardèrent pas à pénétrer le secret de ses tergiversations intéressées, et ils s'en plaignirent avec une vive amertume. Mais les mois, les années s'écoulaient sans rien changer à son attitude équivoque. Il voulait amener tout à la fois le peuple et les deux rois à se rendre à discrétion, à se jeter à ses pieds en implorant de guerre lasse une solution quelle qu'elle fût comme un bienfait du ciel, il attendait ce résultat de l'excès même de leurs maux, il persistait à accueillir les amis de Henri avec une faveur marquée. Les hommes incertains ou irrésolus en concluaient que la cause de Rodolphe était condamnée dans son esprit, et ils allaient grossir les rangs de son rival.

Affaiblis par ces défections, battus en brèche par les efforts combinés de la féodalité épiscopale et de la démocratie des villes libres, les seigneurs saxons voyaient chaque jour s'accroître les forces de Henri. Dans cette extrémité, ils adressèrent un suprême appel à l'auteur de leurs déceptions et de leurs désastres :

... Tu sais, lui disaient-ils, et tes lettres l'attestent, que ce n'est ni par notre conseil ni pour notre intérêt, mais pour les injures du Saint-Siège, que tu as déposé notre roi et que tu nous as défendu sous de grandes menaces de le reconnaître comme tel. Nous avons obéi à nos risques et périls, en nous soumettant à d'horribles souffrances. Beaucoup d'entre nous y ont perdu la vie, leurs enfants et leurs biens. Tout le fruit que nous avons retiré de ces sacrifices a été de te voir absoudre l'auteur de ces calamités en lui accordant la liberté de nous nuire et de nous jeter dans de nouveaux malheurs... Dans cette guerre des deux rois dont tu as entretenu les espérances et les prétentions, les domaines de la couronne ont été ruinés à tel point qu'à l'avenir nos souverains seront forcés de vivre de rapines ! Tous ces maux n'existeraient point ou seraient moindres si tu ne t'étais détourné ni à droite ni à gauche de ta résolution...

Grégoire refusa de répondre directement à cette requête hautaine et sévère ; mais il s'obstina à leur faire demander par ses légats la convocation d'une diète générale de l'Empire pour y prononcer en dernier ressort sur la compétition d'Henri et de Rodolphe après une complète information du procès. A quoi les Saxons répliquèrent par cette objection aussi embarrassante que sensée : Si la cause de Henri n'a pas encore été examinée, de quel droit le Saint-Siège a-t-il pu le dépouiller de sa dignité royale ?

Lorsqu'après s'être longtemps fait prier, et décidé par quelques actes d'insubordination de Henri, le pape se prononça enfin pour Rodolphe, en excommuniant et en déposant de nouveau son ennemi dans un concile tenu à Rome, la cause saxonne était désespérée et ce secours lui vint trop tard. Henri, désormais assez puissant pour le braver ouvertement, convoqua à Mayence une assemblée générale du clergé et de la noblesse, puis un concile à Brixen. Là on frappa d'anathème Hildebrand le magicien, le nécromancien, le moine possédé de l'esprit de l'Enfer, et on nomma pape à sa place son ancien concurrent, Guibert, archevêque de Ravenne. Peu après, l'armée saxonne était attaquée près de Mersebourg par les troupes de Henri, et Rodolphe tombait mortellement frappé sur le champ de bataille.

Ainsi Grégoire VII perdit en un jour les fruits de sa politique, pour s'être obstiné à les recueillir tous à la fois, Il eût pu soumettre l'Empire, il le voulut asservi et manqua le but. Sa longue hésitation, inspirée par un calcul perfide, lui aliéna le cœur des uns, découragea les autres et lassa la fortune. En se prononçant plus tôt, il n'eût certes rendu ni définitif ni complet le triomphe du principe théocratique, il y avait dans les Etats de l'Europe et dans le sein de l'Eglise elle-même trop d'éléments de vie, d'indépendance, de nationalité, pour qu'un système aussi uniforme et aussi absolu pût s'emparer du gouvernement dos sociétés ; mais il eût légué à ses successeurs une puissance formidable. Ayant l'empereur pour vassal, il serait promptement parvenu, selon toute probabilité, à faire reconnaître sa suzeraineté à tous les rois contemporains. Cependant, même circonscrite dans ces limites, cette unité factice n'eût été ni plus solide ni plus durable que celle qu'avait créée Charlemagne. L'unité romaine était morte, et il n'était donné à personne de l'imposer de nouveau à l'humanité.

La période des revers était venue pour Hildebrand. Il les supporta avec le stoïcisme indomptable d'une âme habituée aux grandes pensées et plus forte que le malheur. Il disputa le terrain pied à pied, opposa tour à tour à Henri les Normands, les Romains, la comtesse Mathilde, guerrière intrépide mi qui il avait fait passer quelque chose de son âme héroïque ; il soutint contre lui des siégea dans Rome, lui chercha des ennemis en France, en Angleterre et jusque parmi les Sarrasins, Tout fut inutile. Les princes, qui avaient eu la plupart à se plaindre de ses impérieuses exigences, ne répondirent pas à son appel. Guillaume lui-même, qui lui devait en partie le rapide succès de sa conquête, lui refusa ses secours :

Souviens-toi, lui disait Grégoire, souviens-toi de quelle affection sincère je t'ai aimé avant même d'arriver aux honneurs pontificaux, avec quelle efficacité j'ai travaillé à tes intérêts, avec quel zèle je me suis employé à te faire monter sur le trône ! Quels reproches n'ai-je pas eus à supporter de la part de plusieurs de mes frères indignés de ce que j'eusse prêté la main à tant d'homicides ! Mais Dieu m'était témoin, dans ma conscience, que je le faisais à bonne intention, plein d'espérance en sa grâce et de confiance en tes grandes vertus...

Hildebrand se peint fidèlement dans ces paroles. Ce mélange de machiavélisme dans les moyens et de sincérité dans le but est le, résumé de sa vie entière. Mais si c'est avec justice qu'on a pu rappeler un fanatique, on doit ajouter que son fanatisme est celui d'une grande âme. Il n'eut jamais la froide insensibilité des héros favoris de la théocratie, et on n'a à lui reprocher aucun de ces sanglants holocaustes qui teignirent après lui la pourpre romaine. Il n'y avait en lui rien de médiocre ; il se montra presque toujours clément et généreux envers ses ennemis personnels.

En lisant ses lettres, on se sent en communication avec une humanité supérieure à celle de son temps ; elles ont de l'âme, une dignité d'éloquence que la rhétorique ne donne pas, n'offrent aucun de ces traits si fréquents chez ses contemporains qui vous dévoilent tout à coup le sauvage dans le rhéteur, et vous rappellent que vous avez devant vous des êtres à peine ébauchés appartenant à un monde auquel vous êtes étranger. Il fait partie de cette noble famille d'esprits qui sont de tous les siècles et de tous les pays. Cette supériorité qui domine de si haut les hommes de ce temps les trouble et les séduit à la fois, et ne pouvant s'y soustraire, ils accusent Hildebrand de sortilège et de magie comme on en avait accusé Gerbert. Ses amis eux-mêmes semblent subir son amitié comme une fascination plutôt que comme un attrait, et il se mêle à leur sentiment une sorte de répulsion superstitieuse. Pierre Damiens le jalouse et ne peut se détacher de lui ; il l'appelle son archidiacre saint Satan, son hostilis amicas.

Le désintéressement des grandes passions tempère l'âpreté de ce cœur inflexible où l'on trouve, non sans étonnement, un profond amour de la justice mêlé à tant d'iniquité. On conçoit pourtant qu'au milieu du chaos bizarre de ces profondeurs du moyen âge le système dont il se fit l'apôtre lui soit apparu comme la meilleure forme de gouvernement, qu'il ait pris l'uniformité pour l'ordre, l'immobilité pour l'équilibre, la discipline pour l'harmonie, et l'universelle compression pour la paix. Mais on n'a pas à chercher bien loin l'état politique et social qui serait né du succès de sa tentative. Le mahométisme, qui était alors à l'apogée de sa force, offre dans son développement toutes les phases de l'existence réservée aux sociétés unitaires : une impulsion d'abord irrésistible, puis une prompte décadence et un long sommeil dans la servitude.

Étrange illusion ! cette nature humaine qu'Hildebrand ne jugeait ni digne ni capable d'exercer le pouvoir dans les limites circonscrites de l'organisation féodale telle qu'elle existait de son temps, il voulait l'investir, et dans la personne d'un seul homme, de l'empire temporel et spirituel de toute la terre. Il se figurait que l'ordination sacerdotale était un préservatif suffisant pour garantir cc mortel privilégié des fautes et des travers qu'il reprochait aux rois, comme si l'histoire de ses prédécesseurs n'était pas un démenti donné à de telles rêveries.

Il vit en mourant son ouvrage à demi détruit, et put douter que la papauté parvint jamais à se relever des coups terribles que ses ennemis lui portèrent ; mais il ne douta pas lm instant de la sainteté de sa cause. Sa fin le montra tel qu'il avait été toute sa vie : austère, indomptable, absolu. Vaincu, abandonné, poursuivi de ville en ville, entraîné comme un prisonnier plutôt que comme un allié à, la suite de hordes à demi barbares, moitié normandes et moitié sarrasines, il n'envisagea sa défaite qu'avec l'orgueil d'une grande arme frappée d'un malheur immérité, et comme la récompense ordinaire du juste. J'ai aimé la justice, dit-il en expirant, et j'ai haï l'iniquité ; voilà pourquoi je meurs dans l'exil.

Cri vraiment humain ; protestation plus belle que la résignation et plus fière que la plainte.