TORRÈS-VÉDRAS. —
MASSÉNA ET WELLINGTON. — RETRAITE DE MASSÉNA. — FUENTÈS DE OÑORO
Pendant
que ces événements s'accomplissaient au midi de la Péninsule, lord Wellington
n'avait pas fait un mouvement pour venir au secours des Espagnols. Tout ce
qu'il avait pu faire pour eux, avait été de rester le plus tard possible sur
la Guadiana, afin d'y retenir en observation un de nos corps d'armée. Bien qu'il
fût assailli des plus pressantes sollicitations, il ne voulut ni courir le
risque de perdre sa petite armée pour soutenir Areizaga, dans une campagne entreprise
au mépris de ses conseils et dont il avait prédit la triste issue[1], ni tenter en faveur de
l'Andalousie une diversion dans la Vieille-Castille. De ce côté, il aurait eu
à combattre Ney, Kellermann, Reynier, dont les forces réunies étaient
très-supérieures aux siennes, sans parler des renforts considérables qui
entraient alors en Espagne : « Je connais parfaitement, écrivait-il à ce
propos, tout l'avantage que la cause des alliés retirerait d'un mouvement de l'armée
anglaise en Castille, si les renforts ennemis n'étaient pas encore entrés en
Espagne. Mais je doute fort que, selon un rapport, il ne soit arrivé que huit
mille hommes. L'ennemi est trop prudent pour entrer dans la sierra Morena
avec de si grandes forces, s'il n'attendait des renforts de Castille. Mais
ces conjectures sur l'arrivée probable de ces renforts ne m'empêcheraient pas
de marcher sur la Castille, si l'ennemi n'y avait en ce moment même des
forces supérieures aux miennes[2]. » Indépendamment
de ces motifs dictés par une clairvoyance supérieure, Wellington aurait pu
alléguer le danger de découvrir Lisbonne, de compromettre les plans encore
ignorés, et plus tard si fameux, auxquels il attachait avec raison
non-seulement le salut de l'Espagne et de l'armée anglaise, mais jusqu'à un
certain point celui de la cause européenne elle-même. Depuis que l'Autriche
avait mis bas les armes en signant la paix de Vienne, et que les derniers
alliés de l'Angleterre avaient fait défection, depuis que Napoléon n'avait
plus parmi les souverains du continent que des courtisans ou des sujets,
Wellington avait compris que toutes les ressources et tous les efforts de
cette puissance gigantesque allaient être tournés contre le seul pays où on
luttait encore pour la liberté de l'Europe. Que pouvait l'Espagne avec ses
bandes insurgées, avec ses armées persévérances mais toujours battues, que
pouvait la faible armée anglaise contre ce formidable adversaire et les forces
combinées de tant de nations ? Au moment où tout le monde jugeait la partie
perdue, où les plus fiers ennemis de Napoléon faiblissaient, Wellington ne
désespéra pas de la cause qu'il avait embrassée. Loin de se laisser abattre
par la grandeur et l'imminence du danger, il y puisa, avec la résolution de
combattre jusqu'à la dernière extrémité, l'énergie de concevoir et d'exécuter
un projet qui restera l'admiration de l'histoire, et l'éternelle leçon des
peuples opprimés par une domination étrangère. Il
avait toujours pensé qu'un jour viendrait tôt ou tard ou l'Europe se
soulèverait tout entière contre la tyrannie de Napoléon, pourvu qu'on lui en
offrît l'occasion en prolongeant la résistance sur certains points. Le but à
poursuivre n'était donc pas actuellement de chasser les Français de la
Péninsule, selon la prétention chimérique des tacticiens de la junte
centrale, mais d'y maintenir à tout prix la lutte ouverte, jusqu'au moment où
cette révolte inévitable se produirait. En présence de la nouvelle invasion
qui allait fondre sur l'Espagne, il ne pouvait plus songer à entreprendre
contre les Français des opérations offensives. Même conduites avec génie,
elles auraient rapidement épuisé ses forces si limitées. Avec sa petite
armée, brave, solide, disciplinée, mais maintenue au chiffre à peu près
invariable de trente mille hommes, et réduite à subir l'alliage de
contingents auxiliaires qui ne la valaient pas, il n'eût pas duré un mois au
milieu des masses françaises. Il résolut de la retrancher dans de fortes
positions, rendues plus redoutables encore par toutes les ressources de la
défensive, où elle pourrait défier la supériorité du nombre et le hasard des
surprises, où elle aurait la facilité de se ravitailler par la mer, au besoin
de s'embarquer en cas de désastre, où elle mettrait à profit l'avantage des
distances et la difficulté des communications qui usaient si rapidement nos
troupes, en créant autour de nous un désert où il nous serait impossible de
vivre. Dans ces conditions restreintes, mais fortement conçues, résister avec
une opiniâtreté invincible jusqu'à ce que l'Europe, honteuse de le laisser
succomber, accourût à son secours ; tel était le seul parti qui lui offrît
quelque chance de succès eu égard aux faibles moyens dont il disposait, et tel
est celui qu'il adopta avec autant de fermeté que de décision. La nécessité
qui le lui suggéra n'ôte rien d'ailleurs au mérite et à l'originalité d'une
opération, qui était pour ainsi dire sans précédents dans l'histoire
militaire. Il
trouva la position qu'il cherchait aux environs même dè Lisbonne, dans la
presqu'île que le Tage, vers son embouchure, forme avec la mer. Protégée
presque de tous côtés soit par l'Océan, soit par le neuve qui a sur ce point
la largeur d'une mer intérieure, cette presqu'île n'était accessible que par
le nord qui la liait à la terre ferme. Mais là le prolongement de la sierra
d'Estrella présentait une série de hauteurs, d'escarpements, de ravins
profondément encaissés, de torrents qui formaient une véritable barrière
naturelle dont la force avait frappé déjà plus d'un observateur militaire. En
1799, sir Charles Stuart, et plus tard le colonel du génie français Vincent,
avaient fait dresser les plans du terrain, mais pour y construire des
ouvrages de campagne, et non pour une enceinte fortifiée[3]. Wellington,
le premier, conçut et réalisa le projet de transformer toute la presqu'île en
une colossale forteresse, d'environ quarante lieues de circonférence. Il
voulut que cette forteresse fût composée de trois enceintes concentriques,
hérissées de canons, qu'elle fût assez vaste pour contenir non-seulement son
armée et les auxiliaires portugais en troupes régulières, milices,
ordenanzas, mais toute la population valide des provinces méridionales du
Portugal, avec ses récoltes, ses bestiaux, ses provisions, afin que le pays
qui environnait Lisbonne n'offrît plus aucune ressource aux envahisseurs. Il
assura sa retraite au moyen d'un port spacieux et fortifié, dans lequel, en
cas d'accident fâcheux, l'armée anglaise et les troupes portugaises
elles-mêmes pouvaient s'embarquer en toute sécurité. Cette immense citadelle
s'étendait au nord depuis le Zizembre et les hauteurs de Torrès-Védras qui
protégeaient son front, jusqu'à Alen-iquer ; elle suivait de là à l'est par
Sobral et Alverca les contreforts de l'Estrella qui surplombent le Tage, et
s'étendait jusqu'à Lisbonne, où elle était couverte à la fois par
l'embouchure du fleuve et par l'Océan. Quelque
forte que fût cette position, il résulte clairement d'une note de Canning
adressée au marquis de Wellesley, et de la correspondance de lord Liverpool
avec Wellington, que le cabinet anglais eut pendant longtemps une préférence
marquée pour celle de Cadix, qui était en effet plus inexpugnable encore.
Mais sans méconnaître en rien cet avantage, Wellington persista dans son
projet de défendre les lignes de Torrès-Védras. D'abord Cadix se suffisait à elle-même,
et deux centres de résistance valaient mieux qu'un seul. De Torrès-Védras on
pouvait en outre s'avancer plus facilement au cœur de la Péninsule, comme
s'en retirer, depuis que nous occupions l'Andalousie. Enfin on devait y tenir
en échec une armée beaucoup plus nombreuse qu'à l'île de Léon, qu'on pouvait
investir avec des troupes relativement peu nombreuses[4]. Depuis
l'issue vraiment honteuse de l'expédition de Walcheren, qui avait coûté à
l'Angleterre tant d'hommes et d'argent, sans parler de la perte de son
influence au dehors, le cabinet anglais avait été renouvelé en partie par
l'entrée au ministère de Perceval, de Liverpool et de Wellesley, le frère
aîné de Wellington. Il n'en était pas moins à l'extérieur d'une timidité
excessive qui tenait surtout à sa faiblesse dans le Parlement. Le
déchaînement de l'opposition contre l'administration de la guerre avait produit
une réaction de l'opinion qui enveloppait dans ses sévérités non-seulement
les auteurs de la malheureuse expédition, Chatham et Castlereagh, mais
jusqu'à Wellington lui-même, bien qu'on l'eût comblé de titres et de
récompenses nationales. Ne rien exposer, ne rien laisser au hasard, éviter
toute action douteuse, tel était le refrain invariable d'un ministère qui
sentait qu'au premier échec il serait renversé ; autant valait prescrire au
général de ne jamais combattre. Bien qu'il eût son frère dans le cabinet pour
y soutenir ses vues, et bien qu'il connût mieux que personne le prix de la
prudence, Wellington était impatienté de cette gêne constante qui pesait sur
tous ses actes : « Ici vos chances de défense, lui écrivait lord Liverpool à
la date du 10 mars 1810, sont considérées comme si improbables par toutes les
personnes militaires ou civiles, que je ne puis vous recommander aucune
tentative de ce qu'on appelle une résistance désespérée ». Telle
était en effet l'opinion dominante : « Si j'aimais à livrer des batailles
désespérées, lui répondait Wellington, je pourrais en livrer une par jour.
J'ai prouvé en résistant en plusieurs occasions aux prières de nos alliés, et
aux conseils de mes amis, que je ne me laissais pas détourner de mon grand
but par un vain désir d'engager des affaires partielles. Je n'ai pas fatigué
mon armée par des marches et contre-marches pour suivre les mouvements de
l'ennemi, je crois que tout le monde dans la Péninsule commence à comprendre
que j'ai eu raison. Tout ce que je demande, c'est qu'étant seul responsable
je sois seul juge de ce que je dois faire ![5] » Mais il était plus sensible
encore à l'ingratitude de ses concitoyens, et tout en dédaignant de s'en
plaindre, il en éprouvait une vive amertume : « Je sais, écrivait-il
encore à Liverpool, que le common council de Londres a demandé que ma
conduite fût soumise à une enquête. Soit que je réussisse ou que je succombe,
je ne puis attendre aucune merci de ces gens-là ; et si j'échoue, ils ne se
demanderont pas si l'échec est dû à mon incapacité, aux erreurs involontaires
auxquelles nous sommes tous sujets, aux fautes d'autrui, au manque de
ressources, aux grandes difficultés de notre situation, à la puissance et aux
talents de mes adversaires. Dans toutes ces hypothèses je serai leur victime,
mais ce surcroît de danger ne m'effraie pas, et quelles que soient les
conséquences je resterai à mon poste et remplirai mon devoir jusqu'au bout[6] ». Dès le
mois d'octobre 1809, secondé par un habile ingénieur le colonel Fletcher, il
avait employé sans relâche des milliers d'ouvriers et de paysans à élever des
retranchements, à construire des redoutes, à former des écluses qui devaient
servir à inonder les parties basses de la plaine. Il avait fait remettre en
vigueur par la régence portugaise les anciennes lois militaires qui lui
permirent d'armer toute la population du pays. Il fit armer de piques ceux à
qui l'on ne pouvait donner de fusils. D'après un état officiel du mois
d'avril 1810 cette population armée de piques montait à deux cent dix-neuf
mille quarante hommes, dont une grande partie reçurent plus tard des fusils ;
cent-cinq mille autres en possédaient déjà L'armée régulière portugaise,
commandée par des officiers anglais, organisée par le maréchal Beresford et
devenue excellente, montait à trente mille hommes ; le reste formait les
milices recrutées dans- les villes et les ordenanzas qui étaient des levées
de paysans. Ces troupes peu redoutables sur un champ de bataille étaient
capables de bien défendre des retranchements. La
régence dut rendre d'autres décrets pour obliger les habitants à se
transporter avec toutes leurs ressources dans l'intérieur des lignes. Cette
obligation était rigoureuse mais moins pénible après tout pour eux que la
certitude d'être dépouillés de tout par notre armée. Wellington recommandait
en même temps qu'on engageât les gentlemen à rester dans le pays où
ils étaient un élément d'insurrection[7], il ordonnait la destruction
des ponts et des moulins sur tous les cours d'eau, excepté sur les points où
ils étaient nécessaires à ses propres opérations. Lisbonne dut se soumettre à
toute la sévérité des règlements militaires. Une flotte, composée d'un grand
nombre de frégates et de bâtiments de transport ; resta sous les canons du
fort de Saint-Julien pour assurer la retraite de l’armée ; enfin le subside
accordé au Portugal fut porté sur la demande de Wellington à environ
vingt-cinq millions de francs, non compris la solde et l'entretien de
l'armée, dont il payait toutes les dépenses avec une rigoureuse exactitude. Ces
mesures aussi habiles qu'énergiques, exécutées malgré la résistance obstinée
qu'opposaient à -Wellington le découragement, le scepticisme de son propre
gouvernement, la mollesse, la routine, l'inertie de la régence portugaise,
furent conçues et réalisées avec une pleine et entière prévision des
conséquences qu'elles devaient produire, non-seulement pour la cause
espagnole, mais pour l'Europe elle-même. On est confondu lorsque, après avoir
embrassé l'énorme étendue des préparatifs de cette mémorable opération, et
les hautes pensées qui l'inspirèrent, on voit nos auteurs de mémoires et nos historiens
militaires, par exemple Pelet et Marmont, attribuer à la bonne étoile de
Wellington le succès qui couronna ses plans. Nul, au contraire, ne se rendit
jamais un compte plus exact de la portée de ses entreprises, nul ne prépara
et ne mérita mieux ses succès, nul ne les arracha plus opiniâtrement à
l'aveugle fortune « Si nous pouvons nous maintenir en Portugal, écrivait-il à
un membre de la régence portugaise, la guerre ne finira pas dans la Péninsule,
et si la guerre dure dans la Péninsule, l'Europe sera sauvée. Je suis aussi
d'opinion que la position que j'ai choisie pour la lutte est bonne, qu'elle
est calculée de façon à défendre l'âme même du Portugal, que si l'ennemi ne
peut pas nous y forcer, il sera obligé de faire une retraite dans laquelle il
courra grand risque de se perdre, et contraint en tout cas d'abandonner le
Portugal[8]. » Lorsqu'il écrivit ces lignes
prophétiques, si longtemps avant l'événement, le général anglais était bien
peu de chose auprès du maître de l'Europe, mais c'était lui qui représentait
la force morale contre la brutalité du nombre et de la toute-puissance. Il
avait de son côté non-seulement la bonté et la justice de la cause, mais la
supériorité des efforts., des prévisions, de la prudence, du discernement,
des grands résultats obtenus avec de petits moyens, de la résolution la plus
calme et la plus inflexible, et c'est par là avant tout qu'on obtient, la
victoire. Par là aussi Wellington a mérité la gloire d'avoir porté le coup le
plus décisif à la puissance écrasante de Napoléon. La guerre de Russie fut
sans doute la cause déterminante de sa chute, mais sans ce coin de fer, qui
dès 1810 pénétra si profondément dans les flancs du colosse et paralysa ses
mouvements, qui oserait affirmer que la guerre de Russie aurait jamais eu
lieu ? Après
avoir fait annoncer pendant six mois son départ pour l'Espagne, Napoléon,
soit répugnance pour une guerre de détail qui ne lui promettait aucune
gloire, soit, comme l'a dit Jomini, éloignement pour un pays qui produisait
tant de fanatiques, avait renoncé à ce projet, si toutefois il l'avait jamais
eu, ce dont il est permis de douter, en raison même de la bruyante publicité
donnée à cette promesse. Il offrit le commandement de l'armée de Portugal à
celui de nos généraux qui était après lui notre premier homme de guerre,
depuis qu'une proscription inique avait privé la France des services de
Moreau. Masséna n'avait que des répugnances pour une entreprise dont il
appréciait très-sainement les difficultés et le péril. Il jugeait sans
illusion l'empire lui-même et ses fausses grandeurs. Né en 1758 et plus âgé
que la plupart de ses compagnons d'armes, il croyait avoir acquis des droits
au repos par ses glorieux travaux militaires, et sa constitution éprouvée par
tant de campagnes et de fatigues commençait à ressentir les premières
atteintes de la vieillesse. Il céda toutefois aux instances, aux flatteries
et aux promesses de Napoléon, et il accepta à contre-cœur une mission dont il
ne prévoyait qu'en partie les douloureux mécomptes[9]. Masséna
devait avoir sous ses ordres les corps de Ney, de Junot, de Reynier, montant
ensemble à soixante-dix mille hommes. Il devait être renforcé plus tard par
vingt mille hommes environ, envoyés du nord sous le commandement du général
Drouet, et par le corps d'armée de Mortier qui, venant de l'Andalousie,
entrerait dans l'Alentejo et lui donnerait la main sur la rive gauche du
Tage. Ce n'était pas tout, Napoléon voulait qu'une fois Masséna entré en
Portugal, l'armée d'Aragon elle-même fit un mouvement pour l'appuyer. Suchet
venait de terminer avec éclat les deux sièges de Lérida et de Mequinenza ; il
allait commencer celui de Tortose. Aussitôt Tortose rendue, il devait laisser
une moitié de son armée à Macdonald, qui venait de remplacer en Catalogne
l'incapable Augereau, et marcher avec l'autre jusqu'à Valladolid, où il
serait en mesure de soutenir les opérations de Masséna[10]. De toutes ces forces, Masséna
n'avait actuellement à sa disposition que ses trois corps d'armée, et de tous
les renforts qu'on lui promettait si libéralement, il ne reçut jamais que
sept à huit mille hommes sous lès ordres de Drouet. Mais l'important était
que Masséna partit. Une fois engagé dans cette périlleuse aventure, il
trouverait, on n'en doutait pas, un moyen de s'en tirer à son honneur. Au
reste Napoléon avait son opinion faite sur l'armée anglaise. Wellington avait
en tout vingt-quatre mille hommes, pas un soldat de plus ; quant aux
Portugais, ils ne comptaient pas, et comment supposer que cette armée
pourrait tenir contre soixante-dix mille Français conduits par le vainqueur
de Zurich et de Rivoli ? Aussi ne voulait-il pas qu'on se pressât." On
avait laissé passer le printemps sans ouvrir la campagne : il fallait
employer l'été à faire le siège de Ciudad Rodrigo et d'Almeida, et ne
commencer l'expédition qu'après les chaleurs : « Je ne veux pas entrer en ce
moment à Lisbonne, écrivait Napoléon en faisant adresser ces recommandations
à Masséna, parce que je ne pourrais pas faire vivre la ville dont l'immense
population tire ses subsistances par mer[11] », sollicitude vraiment rare,
qui montre toute la profondeur de ses illusions, mais qui avait beaucoup
moins de mérite qu'il ne pensait ! A la faute de ne pas venir en Espagne, ce
qui était renoncer à obtenir des renseignements exacts sur la situation de la
Péninsule, à celle d'avoir laissé faire la campagne d'Andalousie, et perdu un
temps précieux dont lés Anglais avaient profité pour fortifier leurs lignes
de Torrès-Védras, d'avoir créé en Espagne des commandements morcelés
également incapables de se suffire à eux-mêmes et de se soutenir
mutuellement, Napoléon avait ajouté le tort grave de donner à Masséna deux
lieutenants fort peu disposés à lui obéir, l'un parce qu'il était d'un
caractère à ne s'accorder avec personne, excepté l'Empereur : c'était Ney ;
l'autre, parce qu'il avait déjà commandé en chef en Portugal, où il allait
rentrer en qualité de subordonné : c'était Junot. Lorsque le maréchal arriva
en Espagne, ces deux généraux avaient investi Ciudad Rodrigo avec cinquante
mille hommes, pendant que Reynier prenait position à Alcantara sur le Tage.
Dès son début dans le commandement, Masséna dut user d'autorité et montrer
les ordres de l'Empereur pour obtenir d'eux qu'on fit le siège de la place,
au lieu d'entrer immédiatement en campagne contre les Anglais. Ces
dissentiments furent presque aussitôt connus de l'ennemi : « On dit ici,
écrivit à Wellington son frère Henry Wellesley, alors ministre à Cadix, que
les généraux français sont tous en désaccord et que Masséna est généralement
détesté parmi eux[12]. » Masséna s'aperçut en
même temps que son armée était très-loin d'avoir les ressources qui lui
étaient nécessaires en équipements, en munitions, en vivres, et que la maxime
favorite de l'Empereur : « la guerre doit nourrir la guerre », était d'une
application difficile dans un pays épuisé par d'incessantes dévastations. Masséna
employa les mois de juin, de juillet et d'août 1810 à compléter ses
préparatifs pour la campagne de Portugal, à assiéger les places de Ciudad
Rodrigo et d'Almeida. Ciudad Rodrigo fut héroïquement défendue par André
Herrasti, vétéran des armées espagnoles. Avec une faible garnison, Herrasti
résista pendant plus de deux mois aux efforts d'une armée de cinquante mille
hommes. Wellington était à quelque distance de là à Celorico, et à l'affût
d'une occasion favorable qui lui permît de secourir la place. André Herrasti
lui adressait des appels suppliants, et il était lui-même plein d'admiration
pour l'intrépide vieillard. Il lui écrivit, l'encouragea, mais ne prit aucun
engagement formel[13]. Le
marquis de la Romana vint à son camp pour le supplier de faire une tentative
en faveur des assiégés. La Romana était de tous les généraux espagnols celui
pour lequel Wellington éprouvait le plus d'estime et de sympathie ; ses
meilleurs officiers joignirent leurs instances à celles de La Romana.
Cependant Wellington laissa succomber la place, sans, attaquer l'armée
française. Cette résolution dut lui coûter d'autant plus, que, dénoncée comme
une trahison par les Espagnols, désapprouvée par ses amis, elle était l'objet
des railleries de notre armée et de Masséna lui-même. Mais le général anglais
n'avait alors à sa disposition que trente-trois mille hommes, sur lesquels
quatorze mille Hispano-Portugais[14] ; il avait été forcé de
détacher près d'une moitié de ses forces sous la conduite de Hill pour
contenir le corps de Reynier sur le Tage ; il n'avait qu'une cavalerie'
insuffisante à opposer à la nôtre, qui montait à près de dix mille hommes. En
attaquant avec de pareilles forces une armée de cinquante mille hommes dans
un pays de plaine, où toute surprise était impossible, il s'exposait à un
échec certain, et ce qui le prouve péremptoirement, c'est qu'à notre
quartier-général on avait en ce moment le plus vif désir qu'il entreprit
cette attaque[15]. Les défenseurs de Ciudad
Rodrigo méritaient sans doute qu'on courût ce risque, ne fût-ce que pour
rendre hommage à leur constance. Mais Wellington savait qu'au premier échec
il recevrait du cabinet anglais l'ordre d'embarquer son armée ; dès lors le
Portugal était perdu et tous ses plans se trouvaient renversés. Il refusa et
subit sans se plaindre les accusations, les reproches, les quolibets,
laissant à un avenir prochain le soin de le justifier, courage plus rare et
plus difficile que celui qu'exigent les exploits guerriers. Il
assista avec la même impassibilité apparente au siège d'Almeida, bien que le
commandement de cette place fût confié à un Anglais, le général Cox.
Longtemps très-inquiet des plans de Napoléon au sujet de l'Espagne,
Wellington commençait à se rassurer -depuis qu'il voyait que l'effectif de
l'armée de Portugal ne dépassait guère les soixante-dix mille hommes confiés
à Masséna, et que celle de Soult ne pourrait pas quitter l'Andalousie : « Les
Français découvriront bientôt, écrivait-il à son lieutenant Crawfurd„ qu'ils
ne sont pas assez forts pour bloquer Cadix et pour nous attaquer en même
temps en Portugal[16] ». C'était juger d'un mot
toute la portée de la faute que nous avions commise en occupant l'Andalousie.
D'après L'incohérence de nos mesures en Espagne, il avait deviné la
mésintelligence qui existait entre Napoléon et son frère Joseph, et il
s'applaudissait des conséquences qui devaient en résulter : « Il
y a, écrivait-il à son frère Henry Wellesley, quelque chose de discordant
dans tous leurs arrangements en Espagne. Joseph divise son royaume en préfectures,
Napoléon le divise en gouvernements. Joseph fait l'expédition d'Andalousie et
le siège de Cadix, Napoléon crée pour Masséna l'armée de Portugal... il est
impossible que de telles mesures aient été adoptées de concert[17]. » Vers le milieu de
juillet 1810, un document secret d'une haute importance tomba dans ses mains,
grâce aux guérillas qui interceptaient toutes nos communications. C'était un état
officiel intitulé : « Emplacement des troupes de l'Empire français à la date
du ter juin 1810. » De l'élude à laquelle il se livra sur l'emplacement
qu'occupaient nos armées dans toutes les dépendances de l'Empire, et sur les
nouvelles entreprises dans lesquelles s'était engagé Napoléon, il conclut que
les seules troupes qui pouvaient être déplacées sans inconvénient, et par
conséquent être envoyées en Espagne, étaient celles qui occupaient la ville
de Nantes[18]. Ces troupes formaient en effet
le corps d'armée que Drouet devait amener à Masséna, et le seul renfort qui
pénétra en Espagne. Cette découverte acheva de lui donner confiance, et ce
fut sans appréhension qu'il vit son illustre antagoniste s'avancer sur le
Portugal, lorsque la chute d'Almeida, déterminée par l'explosion d'une poudrière,
permit aux Français de commencer des opérations plus actives. Masséna
se mit en marche le 16 septembre 1810, avec des troupes déjà réduites d'au
moins dix mille hommes par les pertes et les fatigues des sièges, par les
maladies, par les garnisons qu'il fallut mettre dans les deux places qu'on
venait de conquérir, enfin par un détachement qu'on dut laisser en chemin
pour recueillir les soldats sortis des hôpitaux, et faciliter les
communications[19]. Mal renseigné sur l'état des
chemins qu'il allait parcourir, Masséna se borna à suivre les Anglais sur la
ligne qu'ils parcouraient eux-mêmes, c'est-à-dire par Celorico, Vizeu, et le
long de la rive gauche du Mondego. Cette route était la plus mauvaise qu'il
pût choisir. Non-seulement elle était entièrement ruinée, mais vers le point
où la sierra d'Alcoba se rapproche des contreforts de la sierra d'Estrella,
elle présentait comme on le vit plus tard, une impasse des plus dangereuses.
L'armée emportait avec elle pour quinze jours de vivres, approvisionnement
qu'on n'avait pu recueillir qu'à grand'peine. Partout sur son passage elle
trouvait les ponts détruits, les villages abandonnés, les champs dévastés, et
comme l'écrivait Wellington « un ennemi derrière chaque pierre. » En
fouillant le pays, les soldats finirent par recueillir des vins, quelques
récoltes encore sur pied telles que les maïs, les châtaignes, et une espèce
de gland comestible[20]., mais ils ne trouvaient pas
trace des habitants : « Nous marchons à travers le désert, écrivait
Masséna.... Femmes, enfants, vieillards tout a fui ; enfin, on ne peut
trouver nulle part un guide[21]. » Cependant
les paysans de l'Ordenanza n'avaient pas fui, ils harcelaient nos maraudeurs
et nos traînards, ils avaient enlevé un de nos colonels. Masséna, selon une
pratique déshonorante, inaugurée en Italie et appliquée ensuite à l'Allemagne
par Napoléon, fit publier l'ordre de fusiller comme des brigands tous ceux
qui seraient pris, cruauté qu'on devait un jour retourner contre nous,
lorsque nous connûmes à notre tour les humiliations de la défaite et de
l'invasion. La leçon que Masséna reçut à cette occasion du général anglais ne
saurait être trop connue, car il n'est pas de nation qui ne soit intéressée à
défendre les droits éternels du patriotisme. Elle mérite d'autant plus d'être
recueillie que tout en portant l'empreinte de cette hauteur d'âme qu'on aime
à rencontrer chez les hommes de guerre, elle contient dans sa sévérité une
flatterie des plus délicates pour celui à qui elle était adressée. Masséna
avait opposé à une première réclamation le prétexte qu'on allègue d'ordinaire
à l'appui de ces violences, à savoir que ces paysans ne portaient pas
d'uniformes : « Ceux que vous appelez des paysans sans uniformes et des
assassins de grand chemin, lui écrivit Wellington, forment l'Ordenanza de ce
pays. Ils font partie, comme j'ai déjà eu l'honneur de vous l'assurer, de
corps militaires payés et agissant sous les lois militaires. Il parait que
vous exigez que pour être admis à jouir des droits de la guerre on soit
revêtu d'un uniforme ; mais vous devez vous souvenir que vous-même avez
augmenté la gloire de l'armée française, en commandant des soldats qui
n'avaient pas d'uniforme[22]. » Masséna s'était montré
en Espagne beaucoup plus humain que nos autres généraux, la remarque est de
Wellington lui-même. Sa correspondance, exempte des déclamations et des
bravades à la mode dans nos armées, atteste un grand sens, une âme simple et
forte ; il n'était pas indigne de comprendre un langage qui restait courtois
tout en étant sévère, et dont il était surtout impossible de contester
l'évidence et la justice. Il n'est pas certain que sous l'habit du maréchal
d'empire, il n'y eût parfois un soupir de regret pour ces jours de pauvreté,
de jeunesse et de gloire, où il se battait pour la patrie au lieu de risquer
sa vie pour un caprice du plus exigeant des maîtres : « Je
suis fâché, ajoutait Wellington, que V. Exc. sente quelques inconvénients
personnels de ce que les Portugais quittent leurs foyers à l'approche de
l'armée française. Il-est de mon devoir de faire retirer ceux que je n'ai pas
les moyens de défendre. MI reste, les ordres que j'ai donnés à cet égard
étaient à peine nécessaires, car ceux qui se souviennent de l'invasion de
leur pays en 1807, et de l'usurpation du gouvernement de leur prince en
pleine paix, quand il n'y avait pas un seul Anglais chez eux, auront peine à
croire à vos déclarations que vous faites la guerre aux Anglais seuls. » Le 26
septembre, l'armée continuant à côtoyer la rive du Mondego, arriva au fond de
l'espèce d'entonnoir par lequel ce fleuve passe avant de traverser Coïmbre.
D'un côté la sierra d'Alcoba, de l'autre une ramification escarpée de
l'Estrella, se rapprochaient graduellement sur l'espace étroit que suivaient
la route et le Mondego, et formaient sur ce point un véritable coupe-gorge.
L'armée anglaise occupait toutes les hauteurs, depuis Busaco jusqu'à Puente
de Murcelha. La position était formidable, mais il fallait forcer le passage,
ou rétrograder jusqu'à Vizeu pour déboucher sur la Vouga, ce qui eût beaucoup
mieux valu, mais ce qui paraissait maintenant une honte inacceptable.
L'attaque fut, en conséquence, résolue malgré les objections de Ney qui ne
croyait pas le succès possible, du moment où l'on n'avait pas tenté
d'emporter Busaco par une surprise. L'armée de Masséna comptait encore près
de soixante mille hommes, et les troupes anglo-portugaises n'en formaient pas
plus de cinquante mille, mais leur infériorité était plus que compensée par
la force de cette barrière infranchissable. On ne pouvait songer à passer par
Puente de Murcelha, dont les hauteurs étaient couvertes de retranchements[23] ; ce fut donc contre Busaco que
notre armée concentra ses efforts. Pendant toute la journée du 27 septembre,
les corps de Reynier et de Ney livrèrent des combats acharnés sur les pentes
abruptes de de la montagne. Plus d'une fois nos régiments arrivèrent avec un
irrésistible élan sur les crêtes inégales qui la couronnaient, mais là des
réserves d'infanterie, soutenues par des batteries habilement disposées,
ouvraient sur eux un feu meurtrier, puis les rejetaient à la baïonnette dans
les ravins qu'ils venaient de franchir. Nous couvrîmes les hauteurs de nos
blessés et de nos morts, parmi lesquels les généraux Merle et Graindorge,
plusieurs colonels et un grand nombre d'officiers tués. Mais pas une de nos
divisions ne parvint à s'établir sur le plateau. Le soir, après des efforts
désespérés bien qu'un peu incohérents comme il arrive toujours sur un terrain
aussi accidenté, il était devenu évident que nous ne pouvions plus prétendre
à forcer la position. Nous avions perdu quatre mille cinq cents hommes en tués
ou blessés, les Anglo-Portugais en avaient perdu à peine mille deux cents[24]. Ainsi que l'avait prévu leur
habile général en se décidant à défendre les positions de Busaco, ce premier
succès avait doublé leur confiance et leur ; courage : « Il faut que les
Français emportent la position ou qu'ils meurent de faim ! » écrivait
Wellington à Stuart le soir même de la bataille. Il y
avait un troisième parti dont Wellington ne semblait pas admettre la
possibilité pour un général tel que Masséna, c'était celui qui consistait à
rétrograder. Cependant, il eût bien fallu en venir là quoi qu'il en pût
coûter, sans la découverte inespérée qu'on fit, au moment où l'on s'y
attendait le moins, d'un petit chemin de montagne, qui permettait de franchir
un peu plus au nord la sierra d'Alcoba par le col de Caramula. Ce chemin, qui
était heureusement praticable pour l'artillerie, descendait de là sur Sardâo
et la route de Coïmbre, il tournait par conséquent les positions de l'armée
anglaise. Masséna se hâta d'y engager nos troupes dans
la journée même du 28, pendant que des feintes habiles occupaient
l'attention- de l'ennemi sur notre front. Bientôt toute l'armée put achever
son mouvement sur Sardâo. On a reproché maintes fois à Wellington de n'avoir
ni compris l'importance, ni même soupçonné l'existence de ce chemin de
Caramula qui rendit sa victoire inutile. Cette accusation tombe devant le
plus simple examen de sa correspondance, car non-seulement il donna au
colonel Trant l'ordre d'occuper Caramula, avec ses milices qui étaient
suffisantes pour la garde d'un chemin de montagne, mais dès le 21 septembre,
écrivant au général Cotton pour lui faire part de son intention de livrer
bataille à Busaco, il ajoutait : « Malheureusement Hill est en retard d'un
jour, et il y a sur notre gauche un chemin par lequel nous pouvons être
tournés et coupés de Coïmbre. » L'absence de Trant sur un point si essentiel
tint à un de ces hasards qui se présentent si souvent à la guerre. Au moment
où l'ordre lui fut expédié, il fut appelé dans une autre direction par le
général qui commandait à Oporto, et lorsqu'il revint sur Sardâo, il y trouva
nos troupes. On a reproché plus justement à Wellington[25] de n'avoir pas profité de notre
mouvement tournant pour tenter une attaque de flanc qui avait grandes chances
de réussite, mais il est assez probable d'après toute sa conduite, qu'il
avait aussi de puissants motifs pour ne pas l'entreprendre. Le résultat de la
victoire de Busaco, pour être surtout un effet moral, n'en était pas moins
précieux pour lui, car il avait aguerri et enhardi à un point extrême ses
auxiliaires portugais qui, peu sûrs jusque-là avaient fait la meilleure
contenance à côté de ses propres troupes[26]. Notre
armée avait repris toute sa confiance à la suite de l'heureuse manœuvre qui
fit tomber les défenses de Busaco. On allait approcher de Lisbonne et des
extrémités mêmes de la Péninsule, on était sûr cette fois de rejoindre les
Anglais qui ne pourraient reculer plus loin. On traversa sur leurs pas la
ville de Coïmbre, qui fut mise au pillage. Masséna dut laisser à Coïmbre nos
blessés, nos malades, avec un détachement pour les garder, le tout montant à
cinq mille hommes, ce qui réduisait son armée à cinquante-cinq mille. Le 8
octobre 1810, notre avant-garde conduite par Montbrun arriva-à Santarem sur
le Tage. Le 10, elle entrait à Villa Nova, suivant à quelque distance
l'arrière-garde ennemie avec laquelle elle avait de fréquentes escarmouches,
lorsque tout à coup celle-ci se déroba comme par enchantement. On n'avait
plus devant soi qu'une ligne impénétrable de hauteurs fortifiées sur un
immense développement. L'armée
était arrivée au pied de ces lignes de Torrès-Védras, depuis si fameuses, et
dont jusqu'à ce moment elle n'avait pas soupçonné l'existence. Masséna
lui-même n'en avait entendu parler vaguement qu'à Coïmbre ; il n'en
connaissait ni la force ni l'étendue. Chose plus inexplicable encore,.
Napoléon qui était placé au centre des informations, qui avait des agents en
Angleterre et dans toute l'Europe, allait apprendre pour la première fois
l'existence de ces immenses travaux auxquels, depuis plus d'un an, on
employait plusieurs milliers d'hommes. Les jours suivants, les
reconnaissances que Masséna fit exécuter sur toute la ligne ennemie depuis
Torrès-Védras jusqu'à Villafranca, ne servirent qu'à mieux constater la force
de ces retranchements inexpugnables. Partout
les villages étaient couverts par des abattis, les vallées fermées par des
redoutes, les plaines inondées à l'aide de barrages pratiqués dans le lit des
torrents. Les renseignements qu'on obtint successivement des prisonniers et
des très-rares habitants qui n'avaient pas fui, augmentèrent encore
l'impression de stupeur produite par le premier aspect de ces formidables
travaux. On apprit qu'à environ deux lieues en arrière de cette ligne, il
s'en trouvait une seconde beaucoup plus forte encore, où l'armée trouverait
un refuge assuré si la première était forcée, qu'entre les deux se trouvaient
de larges plateaux où toutes les forces anglo-portugaises pouvaient se
concentrer pour combattre sur un point déterminé, au premier signal donné par
les nombreux postes télégraphiques établis sur les hauteurs ; enfin que plus
loin encore, derrière cette seconde ligne, s'élevait une troisième barrière
servant de réduit à la colossale forteresse, et de force à protéger l'armée
pendant tout le temps qui lui serait nécessaire pour son embarquement. On ne
possède pas l'état définitif et complet des défenses de Torrès-Védras, mais
il existe un état officiel qui a été dressé quelques mois avant l'achèvement
des travaux, et qui donne une idée suffisante de ce qu'ils durent être lors
de l'arrivée de nos troupes. Il en résulte que dès le mois de juin 1810, les
défenses, terminées ou en cours d'exécution, comprenaient un nombre total de
cent vingt-sept redoutes, armées de cinq cent onze pièces de canon, et
contenant environ trente-deux mille hommes, indépendamment de l'armée
d'opération[27]. Celle-ci comptait trente mille
Anglais, trente-cinq mille Portugais, auxquels vinrent bientôt se joindre dix
mille Espagnols sous les ordres de La Romana, ce qui formait un total de
soixante-quinze mille hommes, sans parler des milices et des ordenanzas. Ces
découvertes accablantes, jointes à la difficulté de se procurer des vivres, à
la perte totale de nos communications, promptement constatée par la nouvelle
de la prise de Coïmbre et des cinq mille hommes que nous y avions laissés,
produisirent l'effet le plus fâcheux sur le moral de l'armée, mais elles
n'abattirent pas le courage de Masséna. Dans cette périlleuse extrémité,
arrêté par d'insurmontables obstacles, si loin de tout secours, entouré
d'ennemis, dépourvu d'approvisionnements, mal secondé par des lieutenants qui
jalousaient son autorité, il ne fléchit pas. On retrouva en lui le grand
caractère du défenseur de Gênes. Il imposa silence aux objections des uns,
aux murmures des autres, il força ses adversaires eux-mêmes à admirer son
inébranlable résolution. Sans admettre un instant la possibilité d'une
retraite, qui eût été l'équivalent de l'abandon du Portugal, il décida que
l'armée demeurerait en présence des positions anglaises, jusqu'à ce que les
renforts envoyés par Napoléon lui permissent de les attaquer avec avantage.
D'ici là il n'y avait pas à songer à une attaque. Ce n'est que par une
étrange ignorance des faits qu'on a pu prétendre qu'un coup d'audace aurait
pu réussir. On peut s'en rapporter sur ce point aux appréciations de
Wellington, si peu porté, en général, à s'exagérer ses propres avantages. L'opinion
qui revient dans toutes ses lettres, c'est que les Français ont des forces
tout à fait insuffisantes pour atteindre leur but. Écrivant, le 17 octobre, à
l'amiral Berkeley, qui commandait la flotte, il lui disait : « L'ennemi
est dans une situation désespérée. Mais, par cela même, ajoutait-il, nous
devons nous attendre à ce qu'il risquera tout pour atteindre son objet, et
j'en sais assez pour être certain qu'à la guerre on n'est jamais sûr du
résultat[28]. » Dix jours plus tard, le
27 octobre, il écrivait en Angleterre que l'arrivée même du corps de Mortier
ne lui causerait aucune inquiétude ; et il s'étonnait déjà que Masséna eût pu
tenir si longtemps, vu le manque complet de vivres[29]. C'était là en effet, son plus
grand embarras, par suite de ce système à la fois barbare et imprévoyant qui
condamnait nos armées à n'avoir jamais de magasins, à ne jamais payer leurs
fournitures, en présence d'un ennemi qui payait scrupuleusement les siennes,
à vivre en un mot de réquisitions, c'est-à-dire de rapines ; car ces
contributions en nature qui s'acquittaient assez régulièrement dans les
villes, n'étaient plus dans les campagnes qu'un horrible pillage. Heureusement
pour nous, les ordres de Wellington n'avaient été qu'imparfaitement exécutés
dans le Beira et l'Alentejo, en sorte que nos détachements qui fouillaient le
pays dans toutes les directions, jusqu'à quinze et vingt lieues de distance,
y trouvaient encore des provisions. Mais il fallait le plus souvent les
arracher à de malheureux paysans, réfugiés avec leurs familles sur les
montagnes ou dans les bois, ce qui était les réduire à mourir de faim. Ces
scènes de violence, constamment répétées, démoralisaient les soldats, elles
développaient parmi eux de véritables habitudes de brigandage. Lorsque les
vivres devinrent plus rares, elles donnèrent lieu à des actes de sauvagerie
et de cruauté qui avaient depuis longtemps cessé de déshonorer les mœurs militaires4
On a, sur ce point, le témoignage peu suspect d'un homme qui a fait cette
affreuse guerre d'Espagne vers la même époque, et qui a pris le commandement
des mains mêmes de Masséna : « Des détachements d'hommes armés et sans armes,
a écrit 1%larrnont, se formaient dans chaque régiment pour explorer le pays
et enlever tout ce qu'ils trouveraient. Rencontraient-ils un Portugais, ils
le saisissaient et le mettaient à la torture, pour obtenir de lui des
révélations sur le lieu où étaient cachées les subsistances. On pendait au
rouge, c'était une première menace ; on pendait au bleu, et puis la mort arrivait[30]. » Tels étaient les moyens de
civilisation employés par Napoléon, dans le même temps où il se faisait
décerner par son sénat le titre de « régénérateur de l'Espagne. » Ces
atrocités prouvaient suffisamment combien le général anglais avait eu raison
de conseiller aux Portugais d'emporter leurs provisions dans l'intérieur des
lignes. Il est incontestable que ses ordres, si impitoyables en apparence,
étaient tout à la fois la mesure la plus salutaire pour les habitants et la
plus désastreuse pour nous. S'ils avaient été rigoureusement obéis, Masséna
n'aurait pas pu tenir quinze jours devant Torrès-Védras. Les Russes, dans la
dévastation systématique qu'ils opposèrent à Napoléon, en 1812, ne firent
qu'appliquer, comme dans leur retraite elle-même, la méthode de Wellington.
Cette méthode était la seule manière de combattre efficacement l'habitude,
commode mais dangereuse, qu'avaient contractée nos armées de tirer tous leurs
approvisionnements du pays envahi, et d'y vivre aux dépens des habitants.
C'était une réponse terrible, mais victorieuse, à l'axiome sauvage : Que la
guerre doit nourrir la guerre Au
reste, si le général anglais n'éprouvait pas, derrière ses lignes, les mêmes
difficultés pour nourrir ses troupes, ravitaillé qu'il était par nier, s'il
avait, lieu d'être satisfait du moral de son armée, de l'excellent esprit de
ses officiers qui se reposaient de leurs travaux militaires en se livrant aux
plaisirs de la chasse et de la pêche[31], il n'en avait pas moins à
lutter contre de sérieux embarras qui lui étaient suscités par la régence
portugaise, et par les inquiétudes croissantes du cabinet anglais, qu'il
s'efforçait vainement de rassurer. La
régence avait toujours espéré que Wellington réussirait à maintenir la guerre
sur les frontières du Portugal. Depuis que la capitale était menacée, elle ne
perdait plus une occasion de l'entraver, et de lu témoigner sa mauvaise
volonté. Le patriarche de Lisbonne et le principal Souza étaient les plus
ardents dans cette opposition insensée. Ils lui reprochaient tantôt sa
temporisation, tantôt ses ordres rigoureux, mais nécessaires pour faire
exécuter dans l'Alentejo les mesures qui avaient déjà été prises dans les
autres provinces, tantôt les privations qu'il fallait s'imposer dans
l'intérêt commun, ou les travaux complémentaires qu'il faisait exécuter sur
la rive gauche du Tage. Plus d'une fois, Wellington eut à craindre des
émeutes dans Lisbonne. Il réussit toutefois à imposer silence à Souza, en le
menaçant de le faire transporter au-delà des mers. Bientôt des ordres venus
du Brésil, où s’était réfugié le Régent, firent comprendre aux membres du
gouvernement portugais la nécessité de se soumettre aux plans du général.
D'un autre côté, le ministère Liverpool-Perceval, menacé dans son existence
même par une rechute du roi dans sa maladie d'aliénation mentale, lui
recommandait plus que jamais la plus extrême prudence ; tandis que les
journaux, et quelques-uns de ses propres officiers, lui reprochaient de ne
pas attaquer l'armée affaiblie de Masséna. Il
reconnaissait qu'il pouvait le faire avec de grandes chances de succès. Il
savait toutefois par notre correspondance interceptée que Masséna avait le
plus grand désir d'être attaqué ; or, dans le cas d'un échec toujours
possible, il ouvrait aux Français un chemin à travers ses lignes jusqu'à
Lisbonne et à ses vaisseaux, et alors tout serait perdu. Pourquoi courir de
si grands risques, quand on était sûr de réussir avec le temps sans rien
exposer ? remarquait-il avec une profonde justesse, son but était moins de
chasser les Français du Portugal que d'user leurs forces, jusqu'à ce qu'elles
fussent assez diminuées pour qu'on pût leur porter de grands coups. Jusque-là
à quoi servait-il de leur faire évacuer certaines provinces ? Uniquement à
les contraindre d'opérer de grandes concentrations, contre lesquelles la
lutte devenait impossible. Les provinces qu'ils évacuaient, une fois
délivrées de leur présence, ne faisaient plus rien pour la cause commune ; la
Galice en offrait une preuve frappante. Il valait bien mieux maintenir leurs
forces dans l'état d'éparpillement qui les épuisait, et laisser agir contre
elles les guérillas : « Au reste, ajoutait-il en terminant ces pénétrantes
observations, la situation de Masséna est un exemple extraordinaire de ce
qu'on peut obtenir d'une armée française[32]. » Vers le
milieu de novembre, Masséna ayant entièrement épuisé les ressources du
terrain sur lequel il campait, et s'y trouvant d'ailleurs dans une position de
moins en moins sûre, à mesure que ses forces diminuaient, reporta, par une
manœuvre des plus habiles, à quelques lieues en arrière, ses lignes
d'investissement. D'après son calcul, l'armée avait -perdu huit mille hommes
depuis qu'elle avait quitté Almeida[33]. Il établit son quartier
général avec le corps de Reynier, à Santarem, entre le Tage et le Rio Mayor,
position accessible seulement par une étroite chaussée, au milieu des marais
et qui était, de l'aveu de ses adversaires, la plus forte qu'il y eût en
Portugal. Junot occupa Alcanhède et Torrès-Novas, et Ney s'étendit de Thomar
à Punhete ; il cantonna sa cavalerie à Leyria, sur le revers de l'Estrella,
afin de conserver la route de Coïmbre. Dans ces positions nouvelles, choisies
et utilisées avec un art consommé, l'armée trouva à sa portée d'autres moyens
de subsistance ; elle se vit en état de résister avec avantage à toutes les
entreprises de l'ennemi. Si l'on ne pouvait pas dire que Masséna bloquait les
lignes anglaises, puisque Wellington avait ses communications par l'Alentéjo
et ses approvisionnements par la mer, il conservait du moins vis-à-vis des
Anglais une attitude offensive et menaçante, qui lui permettrait d'attaquer aussitôt
que Napoléon lui en aurait fourni les moyens. Le général Éblé s'occupa activement,
par son ordre, à construire des ponts sur le Zezère et à faire les
préparatifs, beaucoup plus longs et difficiles, qui étaient nécessaires pour
la construction d'un pont sur le Tage, en face de Punhete. Cette
construction, dont Éblé dut improviser tous les éléments à force de patience,
de ténacité et d'intelligente industrie, était indispensable, non-seulement
pour toute coopération éventuelle avec le corps de Mortier qui devait arriver
par l'Andalousie, mais même dans le cas où les renforts attendus viendraient
du Nord. L'attaque des lignes de Torrès-Védras n'avait en effet quelque
chance de réussite qu'à la condition qu'elle serait faite simultanément par
les deux rives du Tage. Quelque invulnérables que fussent ces lignes du côté
de la rive gauche, à cause de la largeur exceptionnelle qui a fait donner le
nom de mer de la Paille à l'embouchure du Tage, on pouvait, du point même où
le fleuve rejoint la mer à Almada, jeter des bombes sur les parties basses de
Lisbonne, et peut-être forcer la flotte à se retirer. Ce danger, d'abord
inaperçu par suite de la négligence de l'amiral Berkeley, décida un peu plus
tard Wellington à fortifier Almada. Nos
communications continuaient à être interrompues. On ne savait ni ce qui se
passait en France, ni ce qui se passait dans le reste de la Péninsule. Pour porter
une lettre d'un point à un autre de l'Espagne, il fallait au minimum cinq
cents hommes, et souvent jusqu'à deux mille. Au dire du roi Joseph lui-même,
sur quatre-vingts prisonniers qu'on, envoyait d'Andalousie, quarante
arrivaient à Madrid, et dix tout au plus arrivaient jusqu'à Bayonne[34]. Souvent il n'en arrivait pas
un seul, et, dans ce cas, c'étaient les généraux qui avaient trafiqué de leur
libération[35]. Masséna avait donc toute
raison de croire que les pressantes dépêches, dans lesquelles il demandait
des secours à Napoléon, n'étaient pas parvenues à Berthier. Aussi, dès les
premiers jours de novembre, avait-il fait partir pour Paris, sous la protection
d'une forte escorte, le général Foy, officier instruit, habile, éloquent, en
le chargeant de donner à l'empereur tous les renseignements de nature à
l'éclairer sur la situation de l'armée. Le
général Foy arriva à Paris le 22 novembre. Promptement admis auprès de
l'Empereur, il le trouva rempli de préventions contre Masséna, d'illusions
sur la possibilité de terminer cette guerre, quoique mécontent de tous ses
généraux, à l'exception de Suchet. Foy n'eut pas de peine à justifier son
chef, à prouver que toutes nos opérations avaient été commandées par les
circonstances et par la force des choses. A cette justification, il ajouta
une franche et complète exposition des besoins de l'armée, de ses souffrances,
de l'insuffisance de ses forces en présence des formidables défenses de
Torrès-Védras ; enfin, de la nécessité de lui envoyer des renforts très-considérables,
si l'on voulait obtenir un heureux résultat. Cet
exposé, fait par un témoin oculaire qui avait partagé toutes les épreuves de
l'armée de Portugal, par un des officiers les plus estimés pour son caractère
autant que pour son intelligence, était de nature à dissiper toutes les
illusions et tous les malentendus. C'était une dernière chance qui s'offrait
à Napoléon de réparer les fautes qu'il avait commises en Espagne. Ce
n'étaient plus les deux divisions de Drouet, c'était un renfort d'au moins
cent mille hommes qu'il fallait diriger sur la Péninsule ; il fallait en
outre s'y porter en personne pour y mettre fin aux rivalités et imprimer à
toutes les opérations une impulsion unique. Pendant ce temps, il fallait
avoir la paix avec l'Europe, c'est-à-dire, renoncer à une politique
d'aventure d'envahissement, de provocation. Mais n'était-ce pas trop attendre
de l'Empereur, déjà engagé dans vingt entreprises nouvelles, et entraîné par
la fatalité de ses passions ? En
faisant annoncer par le Moniteur l'arrivée de Foy, il continua à tromper le
pays sur la situation de l'armée de Portugal. Il insulta à sa détresse en
faisant publier qu'elle « avait en grande abondance le pain, la viande,
le riz, le vin, le rhum, le sucre et le café ! » Nous n'avions eu selon
lui que des succès[36]. Tel fut le seul effet apparent
de cette grande et sévère leçon. Il laissa passer, sans savoir en profiter,
ce dernier délai que lui accordait la fortune. IL venait de réaliser ces
fatales annexions des villes hanséatiques, du Valais, du grand-duché
d'Oldenbourg, et il organisait une grande armée pour envahir la Russie,
envisageant, comme l'éventualité la plus simple du monde, une nouvelle guerre
qui allait le forcer d'étendre sa ligne d'opération de Cadix à Moscou ! Il
renvoya le général Foy avec les plus belles assurances, mais sans faire rien
de ce qu'il fallait pour sauver l'armée de Portugal. On eût dit qu'il ne
voyait plus dès lors dans les affaires d'Espagne qu'une question secondaire
qu'il était sûr de résoudre, aussitôt qu'il aurait achevé de conquérir
l'Europe. Jusque-là
on pouvait, semblait-il, sans le moindre inconvénient, laisser traîner la
guerre en longueur et abandonner nos généraux à leurs seules forces. Les ordres
qu'il fit expédier à Drouet et à Soult montrent qu'il connaissait toute
l'importance des opérations de Masséna et la gravité de sa situation, et
cependant, ces ordres manquaient absolument de la précision dont ils avaient
besoin pour être efficaces. A. l'un et à l'autre il faisait dire que tout
était sur le Tage, qu'il fallait avant tout secourir Masséna et chasser les Anglais
de la Péninsule ; mais il ajoutait à ces recommandations des instructions
accessoires qui devaient en paralyser l'effet. Ainsi, tout en ordonnant à
Drouet de se hâter de renforcer Masséna, il lui faisait prescrire en même
temps « de ne pas se laisser couper d'Almeida[37] ». Il faisait témoigner
son mécontentement à Soult de ce qu'il avait gardé le corps de Mortier à
Séville, pendant que la Romana s'échappait pour aller rejoindre Wellington ;
il lui faisait écrire que le siège de Cadix ne pouvait être disputé par les
misérables troupes qui se trouvaient enfermées dans cette place », et que son
grand objet devait être d'envoyer un corps d'armée sur le Tage, entre
Montalvâo et Villaflor, où Masséna l'attendait. Mais il fixait la force de ce
corps d'armée à dix mille hommes, chiffre tellement insuffisant que ce corps
n'aurait jamais pu même arriver à destination[38]. Le
maréchal Soult ne cherchait qu'un prétexte pour ne pas obéir, il ne tenait
nullement à secourir Masséna, ni à augmenter la gloire d'un rival. Il avait
d'ailleurs fort à faire lui-même pour se défendre contre les incursions
incessantes, que les défenseurs de Cadix faisaient sur les flancs de l'armée
de siège, en débarquant des détachements à quelque distance de la place,
contre les sorties de Gibraltar, contre les guérillas de Ronda et les
fréquentes attaques de l'armée de Murcie. Il profita de la difficulté
d'envoyer le secours qu'on lui demandait pour n'en envoyer aucun. Il avait
d'ailleurs ses vues particulières sur le degré de coopération qu'il lui
convenait d'apporter à M asséna. Lorsqu'il ne vit plus la possibilité de
résister aux pressantes sollicitations qui lui venaient de toutes parts, il
se décida en effet à venir au secours de son illustre collègue ; mais, ainsi
que Masséna en fit spirituellement la remarque[39], au lieu de prêter le moindre
appui à l'armée de Portugal, ce fut lui qui se servit d'elle comme d'un poste
avancé pour entreprendre en toute sécurité le siège d'Olivene et de Badajoz,
sous le prétexte qu'il ne pouvait laisser des places aussi fortes sur les
derrières de son armée. Ce
n'était pas la bonne volonté qui manquait au général Drouet, mais il péchait
par excès de scrupule, autant que Soult par l'excès contraire. Il avait
amené, dans les derniers jours de décembre, ces secours si longtemps
annoncés, et si ardemment attendus. Il n'avait avec lui ni vivres ni argent.
Ce renfort tant vanté se réduisait à une huitaine de mille hommes manquant de
tout ; il se composait des restes de la division Conroux et du détachement
que Masséna avait laissé à Almeida, sous le commandement du général Gardanne.
Drouet avait été forcé de partir sans attendre sa seconde division, qui était
encore dans le Nord. Préoccupé de concilier les instructions contradictoires
qui lui prescrivaient à la fois de donner la main à Masséna, et de garder des
communications avec Almeida, deux choses qu'on pouvait aisément exécuter sur
le papier à Paris, mais qui étaient impraticables en Portugal Drouet eût été
d'une médiocre utilité, lors même que le renfort qu'il amenait aurait été
moins insignifiant. L'hiver
s'acheva ainsi, au milieu des plus cruelles privations, courageusement
supportées. Le général Éblé avait terminé, grâce à des miracles d'activité,
les préparatifs des deux ponts à jeter sur le Tage ; mais on ne pouvait
songer à les utiliser, tant que le corps d'armée de Mortier ne se montrerait
pas sur la rive gauche. Réduite à sa force actuelle, l'armée de Masséna était
dans l'impuissance absolue d'opérer à la fois sur les deux rives. En se
divisant devant un ennemi qui, grâce aux défenses de Torrès-Védras, pouvait
se porter tout entier sur l'une ou l'autre rive, elle s'exposait à une perte
inévitable. Au reste, malaisé en tout temps, en raison des crues subites du
fleuve et de sa largeur considérable, le passage du Tage devenait de jour en
jour plus difficile. Les chantiers de Punhete avaient depuis longtemps fixé
l'attention de Wellington ; il avait fait, construire des fortins et établir
des batteries de distance en distance sur la rive gauche. Il la faisait
parcourir incessamment par sa cavalerie et par ses milices ; il y maintenait
enfin un corps d'armée sous les ordres de Beresford, tout prêt à marcher sur
les troupes qui pourraient venir de l'Andalousie. Le
retour du général Foy, dans les premiers jours de février 1811, rendit à
l'armée un reste de confiance et d'espoir, bientôt suivi d'une déception
nouvelle. Tout plein des promesses de l'Empereur et de ses propres illusions,
le général annonça comme un fait certain la prochaine apparition de Soult, à
la tête d'une armée de secours. Comme pour confirmer la vérité de ses
paroles, du 10 au 15 février, des détonations d'artillerie, affaiblies par la
distance mais distinctes, se firent entendre dans la direction de Badajoz.
Mais peu de jours après, le vent tourna et l'on n'entendit plus rien. Ces
détonations lointaines et fugitives étaient tout ce que l'armée de Portugal
devait obtenir de la coopération de Soult. Forcé
enfin de marcher au secours de Masséna par des ordres formels, Soult s'était
avancé sur la Guadiana, vers le milieu de janvier, avec une vingtaine de
mille hommes ; il avait pris Olivença après quelques jours d'investissement.
Il faisait maintenant le siège méthodique de Badajoz, pendant que les soldats
de Masséna mouraient de faim, et comptaient les heures en l'attendant. Il
n'était pas loin d'ailleurs de demander qu'on lui élevât des statues pour sa
conduite. Il répondait aux reproches de Berthier avec l'accent d'une grande
âme calomniée. Il alléguait pour sa justification que s'il avait envoyé dix
mille hommes en Portugal, comme le demandait l'Empereur, ce renfort ne serait
jamais arrivé à destination, ce qui était vrai, mais ce qui ne l'excusait pas
de n'en avoir pas envoyé vingt mille. Il promettait de prendre promptement
Cadix, si l'Empereur voulait seulement la faire bloquer par une de ses
escadres, projet très-réalisable en effet, si l'amiral Collingwood, qui
venait de nous brûler non loin de là cinq vaisseaux de guerre, avait été
disposé à nous laisser faire. Enfin il concluait en « suppliant
l'Empereur d'envoyer un militaire digne de confiance pour examiner sa
conduite et même pour prendre sa place. Quant à lui, il lui était impossible
d'en faire davantage, et il n'avait plus qu'une mort glorieuse à ambitionner[40]. » Ge qui
eût mieux valu que ae mourir, t'eût été de tenter, même avec peu de chances
de succès, un de ces coups hardis et énergiques qui avaient porté si haut la
gloire de nos grands généraux. Mais depuis quelques années tout avait baissé,
l'audace, l'ambition, le génie, et comme le remarquait Wellington au moulent
où Ney conduisait les opérations du siège de Ciudad Rodrigo, avant l'arrivée
de Masséna, « ce n'était pas ainsi que les Français avaient conquis
l'Europe[41] ! » Le mois de février
s'écoula tout entier sans qu'on vît rien paraître sur la rive gauche du Tage,
ou qu'on reçût la moindre nouvelle encourageante de Soult. Les souffrances de
l'armée étaient devenues intolérables. Le pays que nous occupions depuis près
de six mois, était réduit à un tel état d'épuisement à quinze lieues à la
ronde, que l'armée anglaise, après notre départ, y trouva des maisons pleines
de morts et de mourants tombés d'inanition[42]. Il fallut songer enfin à
s'éloigner de ces lieux témoins de tant de labeurs, de constance et de
sacrifices inutiles. Mais, cette fois encore, l'âme indomptable de Masséna,
inaccessible au découragement qui avait amolli les plus fiers courages, ne
voulut pas se résigner à l'idée d'une retraite. Chercher un nouveau
campement, où son armée pût vivre, en attendant le moment où elle serait en
état de reprendre l'offensive, ce fut toute la concession qu'il consentit à
faire au malheur des circonstances. Ces
nouveaux cantonnements, l'armée pouvait les prendre ou dans l'Alentejo, en
passant tout entière sur la rive gauche du Tage, avec sa ligne de retraite
sur l'Andalousie, ou derrière le Mondego, à quinze lieues en arrière de ses
positions actuelles. Passer dans l'Alentejo, c'était renoncer à toute
opération offensive contre les Anglais, parce qu'on ne pouvait conserver un
pont sur le Tage ; c'était livrer à leurs incursions toute la
Vieille-Castille[43]. Sur le Mondego au contraire,
on continuait à les tenir en échec, on gardait sa base d'opération à Ciudad
Rodrigo, on couvrait, en un mot, le centre de la Péninsule. Masséna se décida
pour ce dernier parti. Trompant l'ennemi par des démonstrations simultanées
sur le front de sa ligne, de Punhete à Leyria, et tenant ainsi -Wellington
indécis sur la question de savoir s'il franchirait le Tage à Punhete, ou s'il
se retirerait par Leyria sur Coïmbre, il profita' avec une merveilleuse
habileté de cette incertitude pour acheminer ses malades, ses bagages, puis
le gros de son armée, par les routes qui, de Thomar se dirigeaient l'une sur
Pombal, l'autre sur Espinhal. Le 8 mars, après trois jours de marche, presque
toute l'armée s'était dérobée au-delà de l'Estrella. Le 11, elle s'avançait
sur Coïmbre, lorsque Ney, qui occupait Pombal avec une forte arrière-garde,
eut un premier engagement avec les troupes anglaises qui s'étaient mises à
notre poursuite. Montbrun
s'était porté en avant sur le Mondego avec sa cavalerie. Mais il ne put,
comme on s'en était flatté, enlever Coïmbre, dont il trouva le pont rompu et
les abords fortement occupés par les milices du colonel Trant. Coïmbre était
indispensable à l'occupation de la ligne du Mondego ; il fallait donc s'en
emparer à tout prix avant que nous ne fussions pressés par l'armée anglaise.
Tout allait dépendre, par conséquent, de la résistance que notre
arrière-garde opposerait à l'ennemi. Le combat de Redinha, où Ney soutint
avec une admirable solidité le choc des masses anglaises qui le débordaient
de toutes parts, donna lieu d'espérer qu'il gagnerait le temps nécessaire
pour construire le pont de bateaux sans lequel on ne pouvait emporter
Coïmbre. Mais, soit défaillance passagère, soit rancune secrète contre
Masséna dont il ne subissait l'autorité qu'avec impatience, ce maréchal, si
grand depuis dans une retraite bien autrement difficile, ne montra le
lendemain â Condeixa ni le même sang-froid ni la même opiniâtreté. Après une
courte résistance, inquiet de se voir menacé sur sa gauche par un détachement
avancé, il se replia dans la direction de Miranda de Corvo et abandonna à
l'ennemi les défilés de Condeixa. Tout établissement sur le Mondego devenait
par cela seul impossible, car on ne pouvait entreprendre de franchir ce
fleuve avec la certitude d'être attaqué pendant l'opération du passage[44]. Il ne restait phis à Masséna
qu'à le remonter par Puente de Murcelha, dans la direction de Ciudad Rodrigo,
en suivant une route parallèle à celle qu'il avait parcourue pour entrer en
Portugal. Les Anglais firent une nouvelle tentative à Foz d'Aronce pour
enfoncer notre arrière-garde, mais après ce dernier effort, ils renoncèrent à
troubler notre retraite par des combats toujours très-sanglants, quoique sans
résultat. Masséna
revenait sur la frontière d'Espagne, le cœur navré du rôle sacrifié auquel on
l'avait réduit à la fin d'une carrière si longtemps glorieuse, de l'indigne
abandon dans lequel on l'avait laissé après tant de belles promesses. II
n'avait perdu dans cette périlleuse retraite ni un canon, ni une voiture de bagage,
ni un malade[45], et ce résultat, il le devait à
sa seule énergie, car dès l'arrivée à Pombal, Ney disait hautement qu'il
fallait détruire tous les équipages et les caissons, pour rendre la marche
plus facile[46]. Son armée, réduite à quarante
mille hommes par les privations autant que par les combats, n'avait plus ni
vivres, ni munitions, ni souliers, ni chevaux en état de supporter de longues
fatigues ; ses soldats étaient couverts d'uniformes en lambeaux. Habitués à
de constants succès, ils ne montraient plus dans les revers la discipline
qu'ils avaient gardée dans la victoire. Des
contrariétés plus pénibles encore que toutes celles qu'il avait endurées
attendaient Masséna. Arrivé à Celorico le 22 mars 1811, ce chef intrépide qui
ne voulait pas encore s'avouer vaincu, et qui s'éloignait à regret du
Portugal, conçut le projet de se rabattre vers le Tage par Plasencia et
Coria, position où il pourrait du moins garder une attitude offensive et
manœuvrer sur le flanc des Anglais s'ils s'avançaient dans la Vieille
Castille. Il fit en conséquence recueillir des informations sur la possibilité
de vivre dans ces régions. Ce projet fut à peine connu de Ney, que ce
maréchal, mettant le comble aux mauvais procédés dont il avait usé envers son
chef depuis l'ouverture de la campagne, écrivit à Masséna une lettre des plus
étranges, pour lui déclarer qu'il se refusait péremptoirement à exécuter ce
mouvement, à moins qu'il ne fût commandé par un ordre exprès de l'Empereur.
Une démonstration en règle des inconvénients de l'opération sur Plasencia
accompagnait cette déclaration inouïe de la part d'un subordonné[47]. Masséna, pour toute réponse,
se borna à réitérer au maréchal Ney l'ordre de se préparer à exécuter ce
mouvement. Ney insista de son côté pour obtenir communication des ordres de
l'Empereur, protestant de nouveau de sa ferme intention de ne pas obéir si on
ne les lui montrait pas : « Je sais, disait-il en terminant cette seconde
lettre, qu'en m'opposant aussi formellement à vos intentions je me charge
d'une grande responsabilité, mais dussé-je être destitué, ou y perdre ma tête,
je ne suivrai pas le mouvement sur Plasencia et Coria dont me parle Votre
Excellence, à moins, je le répète, qu'il ne soit ordonné par l'Empereur[48]. » Quel
que fût le caractère de son auteur, une pareille lettre n'aurait jamais pu
être écrite dans une armée où. le sentiment du devoir et le respect de la
discipline n'auraient, pas subi une très-grave atteinte. Parmi des troupes
qui ont gardé cette abnégation qui est le nerf même de l'honneur militaire,
l'esprit général ré agit sur les individus, et suffit pour prévenir des
écarts aussi dangereux. Ce fait était donc à lui seul une révélation
alarmante de l'état moral de l’armée, il montrait qu'elle était arrivée à un
degré de lassitude et de découragement où il n'y avait plus à espérer d'elle
les grands efforts nécessaires pour une campagne active : « Il suffit,
écrivait. Masséna, que l'ennemi montre quelques têtes de colonnes pour
intimider les officiers et leur faire dire haute men que c'est toute l'année
de Wellington qui se présente. » Au reste, les renseignements venus de
l'Estrémadure prouvaient qu'on aurait eu les plus grandes difficultés à s'y
nourrir, et Reynier avait gravement compromis ce plan en se laissant
surprendre à Sabugal. Masséna dut à contre cœur se contenter de ramener ses
troupes vers Ciudad Rodrigo et Salamanque, après avoir retiré à Ney son
commandement, et placé le sixième corps sous les ordres du général Loison. Dans
les premiers jours d'avril, Masséna eut un avant goût de la disgrâce qui
l'attendait en récompense de ses longues épreuves : « Réussissez, disait souvent
Napoléon, je ne juge les hommes que par les résultats ![49] » Masséna avait manqué à
ce grand précepte. Une lettre de Berthier, en date du 29 mars 1811, lui
apporta un blâme peu dissimulé de l'Empereur au sujet des opérations de
l'armée de Portugal. Après lui avoir ordonné si impérieusement de marcher
tout droit aux Anglais, dont on lui avait garanti avec tant d'assurance le
petit nombre et la faiblesse, on lui reprochait aujourd'hui « d'avoir
mis trop d'audace à attaquer la position de Busaco », et après Busaco, de
s'être avancé jusqu'aux lignes de Torrès Védras, dont personne ne connaissait
l'existence ! L'Empereur, disait Berthier, se serait arrêté à Coïmbre ; il
s'y serait fortifié, aurait fait des magasins, aurait remonté le moral des
troupes, etc., conseils toujours faciles à donner après l'événement, leçons imméritées,
qu'il y avait une sorte d'impudeur à infliger à un capitaine aussi illustre,
dont l'incurie et l'imprévoyance de Napoléon avaient seules causé le malheur.
Pour juger de la valeur de ces reproches, il suffit de se reporter à
l'impatience que témoignait l'Empereur au début de la campagne, et
d'apprécier par-là ses impressions si le maréchal avait refusé le combat. Pendant
ce temps, son heureux rival, vengé enfin des jalousies, des craintes, des
défiances, des sinistres prédictions, des critiques passionnées dont sa
grande entreprise avait été l'objet, se voyait comblé par l'Angleterre de
témoignages de reconnaissance et d'admiration. La Chambre des communes et la
Chambre des lords lui avaient voté les remercîments les plus flatteurs[50], et tous les partis s'étaient
montrés unis dans un même sentiment national. Le ministère qui, peu de jours
avant la retraite de Masséna, lui faisait écrire par lord Liverpool pour lui
reprocher l'étendue de ses dépenses et lui signifier qu'on ne pourrait plus
les continuer[51], ne lui témoignait plus
maintenant que la plus respectueuse déférence. Lui seul avait tout prévu, lui
seul avait vu juste, lui seul avait compris le genre de tactique qu'on devait
opposer à Napoléon, c'était à lui enfin qu'on était, redevable du seul grand
échec qui eût atteint jusque-là la puissance impériale sur le continent. A
dater de ce moment, Wellington prit un ascendant de plus en plus marqué sur
la direction des affaires non-seulement militaires, mais politiques. Loin de
se reposer sur ce grand succès, il s'apprêtait à le mettre à profit pour nous
porter de nouveaux coups. Grâce aux renforts qu'on ne lui refusait plus, à la
dispersion forcée de l'armée de Masséna qui mourait de faim à Salamanque
comme au fond du Portugal, Wellington se trouvait désormais assez fort, pour
diviser ses troupes en deux corps d'armée, et opérer en même temps en
Estrémadure et en Vieille-Castille. Il résolut de nous reprendre les places
que nous avions enlevées dans ces deux provinces, c'est-à-dire Almeida et
Ciudad-Rodrigo d'une part, et de l'autre Badajoz, qui s'était rendue à Soult
depuis le 12 mars. Devinant avec une parfaite sagacité que les approvisionnements
d'Almeida avaient dû être fortement entamés par la malheureuse armée de
Portugal, Wellington se contenta d'investir cette place pendant que son
lieutenant Beresford allait assiéger Badajoz. L'armée
de Portugal n'était que fort insuffisamment remise de ses fatigues, et
surtout de l'ébranlement moral qu'elle avait subi, lorsqu'il fallut parer à ce
nouveau danger. Mais elle avait reçu des renforts, des chevaux, et une partie
de l'équipement dont elle avait si grand besoin. Almeida ne pouvait plus
tenir que quelques jours, Wellington devenu moins prudent s'était affaibli de
près d'une moitié de ses troupes. Masséna jugea l'occasion bonne pour
débloquer la place et pour prendre contre les Anglais une éclatante revanche.
Le 2 mai 1811, il marcha de Ciudad- Rodrigo sur Almeida, avec environ
trente-huit mille hommes auxquels vinrent se joindre une batterie et quinze
cents cavaliers de la garde, amenés par le maréchal Bessières. Le 3 mai, il
prit position en face de l'armée anglaise. Elle s'était, selon son habitude,
retranchée sur un terrain très-favorable à la défensive, entre deux petites
rivières, le Dos Casas et le Turones. De là elle couvrait les travaux
d'investissement, et s'étendait du fort de la Conception et d'Alameda à
Fuentes de Oñoro, son front protégé par le ravin profond du Dos Casas, sa
retraite assurée par deux ponts, sur le Turones et la Coa. Pour la première
fois depuis Busaco, elle nous était inférieure en nombre, et ne s'élevait pas
au-dessus de trente-six mille hommes, y compris ses auxiliaires espagnols ;
mais la force de sa position compensait amplement ce désavantage. La
gauche et le centre de Wellington étant d'un accès très difficile, en raison
de la profondeur du ravin du Dos Casas, Masséna résolut de l'attaquer sur sa
droite à Fuentes de Oñoro, de lui enlever, s'il se pouvait, le pont sur la
qui assurait sa retraite à Castelbone, puis de rejeter toute l'armée sur le
cul-de-sac qui est formé par le Douro, la Coa et l'Agueda. Le 3 mai dans l'après-midi,
la division Ferey attaqua avec vivacité le village de Fuentès de Oñoro, en
enleva la partie basse et s'y établit sans trop de difficulté. Mais
lorsqu'elle voulut s'emparer de la partie haute qui était fortement occupée
et couverte par le Dos Casas, elle se vit accueillie par un feu épouvantable
et fut repoussée au-delà du ruisseau. Une seconde attaque, soutenue cette
fois par les deux divisions Ferey et Marchand, fut secondée par une nombreuse
artillerie qui cribla le village de boulets, pendant que Reynier faisait une
forte démonstration à Alameda pour attirer l'attention des Anglais sur leur
gauche. Elle n'eut pas un meilleur résultat que la première. Après une courte
apparition sur les hauteurs de Fuentès de Oñoro, nos troupes en furent
précipitées à la baïonnette, et durent se replier au delà du ruisseau,
laissant les rues du village jonchées de morts et de blessés. La nuit
suspendit le combat. Il était devenu évident qu'il faudrait une lutte des
plus sanglantes pour enlever les hauteurs de Fuentès de Oñoro, qui étaient la
clef des positions anglaises. Mais on pouvait peut-être les tourner. Le
lendemain 4 mai, Masséna fit sur la ligne ennemie une reconnaissance générale
pour en découvrir le côté vulnérable. Au-delà de Fuentès de Oñoro, vers
Poso-Velho et Nave de Aver, le terrain s'aplanissait et le Dos Casas n'était
plus qu'un petit filet d'eau. L'obstacle du ravin disparaissait, notre
cavalerie, très-supérieure à celle de l'ennemi, pouvait s'étendre et agir
efficacement. De là on pouvait tourner la droite de Wellington, on interrompait
ses communications avec Sabugal, on menaçait sa ligne de retraite sur
Castelbone. Par un changement de front opéré pendant la nuit du 4 au 5,
Masséna porta sur Poso-Velho toute sa cavalerie commandée par Montbrun, deux
divisions de Loison, une partie du corps de Drouet et de Junot. Reynier resta
devant Alameda pour occuper l'ennemi par des attaques simulées. Le 5,
de grand matin, toutes ces forces réunies attaquèrent Poso-Velho, position
qui n'était d'abord défendue que Dar les auxiliaires espagnols de Don Julian
Sanchez. Mais pendant la nuit, Wellington prévoyant la manœuvre de Masséna,
les avait fait renforcer d'un corps portugais de la brigade Houston, et de la
cavalerie du général Cotton. Abordées impétueusement par les divisions
Marchand et Mermet, et par la brigade Maucune, pendant que la cavalerie de
Montbrun se rabattait sur leurs flancs et les chargeait à outrance, ces
troupes plièrent sous le choc, et furent rejetées jusque sur le Turones. Derrière
ces régiments, on trouva rangée en bataille la division Crawfurd qui les
recueillit et les rallia. Montbrun rompit et enfonça deux des carrés de
l'infanterie anglaise ; mais des batteries démasquées à l'improviste
arrêtèrent court le magnifique élan de ses cavaliers, et lui firent éprouver
des pertes cruel- les. Dans ce moment décisif, une partie de la cavalerie,
qui appartenait à la garde, refusa de charger, sous prétexte qu'elle n'en
avait pas reçu l'ordre de Bessières son chef direct. L'armée anglaise avait perdu
tout le plateau de Poso-Velho, c'est-à-dire près d'une lieue de terrain sur
sa droite. Mais Wellington avait renforcé Crawfurd d'une division, de la
brigade Ashworth, d'une réserve d'artillerie ; il avait concentré sur le même
point toutes les troupes que nous avions refoulées le matin, et renonçant franchement
à garder ses communications avec Sabugal, il nous opposait un nouveau front
qui s'appuyait d'un côté sur Fuentès de Oñoro, de l'autre sur le Turones et
la Coa. Cette nouvelle ligne résista avec une inébranlable solidité aux plus
furieuses attaques. Fuentès de Oñoro était redevenu le point central de
l'action ; il fut plusieurs fois pris et repris par les deux armées avec un
acharnement extraordinaire, mais cette journée sanglante s'acheva sans que
nous eussions été plus heureux que ].'avant-veille. Nous restâmes maîtres de
la partie basse du village, maîtres aussi de la plaine qui avait été le
théâtre de la bataille du matin ; cette consolation stérile ne pouvait
toutefois nous faire oublier que les Anglais n'en continuaient pas moins à
bloquer Almeida, et que par conséquent nous avions manqué notre but. Masséna
voulait à tout prix recommencer la bataille le lendemain. Malheureusement ses
munitions étaient épuisées, et ce qui était plus grave encore, ses principaux
lieutenants étaient tous opposés à ce qu'on renouvelât l'attaque. On pouvait
faire venir les munitions de Ciudad Rodrigo ; mais ni Bessières, ni Drouet,
ni Reynier, ne voulaient recommencer la lutte, et chaque heure qui
s'écoulait, l'ennemi l'employait à se fortifier et à se couvrir d'abattis et
de retranchements. Pendant quatre jours entiers, Masséna resta en présence de
l'armée anglaise, front contre front, tournant autour de ses positions, comme
pour chercher le point où il voulait la frapper de nouveau, et ne pouvant se
résoudre à s'avouer vaincu. Le 10 mai il s'éloigna enfin, le désespoir dans
l'âme. Il avait expédié au général Brenier, qui commandait à Almeida, l'ordre
d'évacuer cette place en faisant sauter les fortifications, depuis longtemps
minées. Brenier sortit avec sa petite garnison dans la nuit du 10 au 11 mai.
Il laissa dans la place quelques hommes qui mirent le feu aux mines ; puis se
glissant en quelque sorte dans l'obscurité et le silence du camp endormi, il
traversa les lignes anglaises avec autant d'intrépidité que de bonheur. Il
rejoignit l'armée dans la journée du lendemain[52]. Bientôt après Masséna rentra
en France, impopulaire auprès des soldats qui lui attribuaient leurs
souffrances, disgracié auprès de Napoléon, qui ne lui pardonnait pas
l'insuccès dont il était le seul auteur, décrié par des compagnons d'armes
envieux de sa supériorité, emportant dans la solitude qui allait se refermer
sur lui une gloire compromise, le poignant souvenir de ses services méconnus,
toutes les déceptions et toutes les amertumes d'un cœur à jamais blessé. Son
successeur était déjà nommé. C'était le léger et présomptueux Marmont. Peu de
jours après, on apprit que Soult avait fait de son côté une tentative pour
forcer Beresford à lever le siège de Badajoz et qu'il avait été encore moins
heureux que Masséna. Beresford l'avait attendu à Albuera, dans des positions
qui lui avaient été désignées un mois à l'avance par Wellington[53], comme le terrain où il devait
livrer à l'ennemi une bataille défensive. Cette fois Soult, laissant là
toutes ses feintes habituelles, s'était engagé à fond, avec une énergie
extraordinaire ; aussi sa défaite avait-elle été très-sanglante. Loin de
profiter à la gloire de Soult, les calculs, les arrière-pensées,
l'artificieuse diplomatie de ce maréchal avaient tourné à sa confusion. Ses
pertes devant Badajoz, celles de son lieutenant Victor devant Cadix, et
surtout à Chiclana, avaient tellement affaibli l'armée d'Andalousie, qu'il
demandait aujourd'hui des secours à tout le monde, à Berthier, à Joseph, à
Masséna lui-même, qu'il avait si perfidement abandonné. Les
dispositions militaires de Beresford à Albuera ressemblaient à toutes celles
de Wellington, comme l'œuvre d'un élève ressemble à celle du maître. C'était
une bataille toute défensive, qu'il avait reçue plutôt que donnée, avec une
circonspection qui allait jusqu'à la timidité. Les brillants manœuvres de
l'empire n'avaient pas assez de dédain pour cette tactique immobile,
hésitante, embarrassée, à laquelle leur défaut d'homogénéité condamnait les
armées anglo-espagnoles. Masséna lui-même, quoique beaucoup plus clairvoyant,
n'avait pu s'empêcher de remarquer avec un secret dépit dans son bulletin de
Fuentès de Oiioro, que son adversaire « avait employé toutes les
ressources de la fortification contre une attaque de vive force. »
Enfin, le Moniteur, dans des articles où l'on sentait la main de
Napoléon, se plaisait à railler « la prudence » de Wellington. Ces
railleries étaient à peu près aussi sensées que celles des généraux
autrichiens de 1796, lorsqu'ils reprochaient au jeune Bonaparte de ne pas les
battre selon les règles. La lenteur et la prudence de Wellington étaient
aussi appropriées aux circonstances de la guerre d'Espagne, que la rapidité
et l'audace de Bonaparte l'avaient été à celles de la guerre d'Italie. Cette
tactique nouvelle était non-seulement adaptée à l'infériorité des moyens dont
disposait le général anglais, mais elle était fondée sur une connaissance
profonde des côtés faibles de la méthode impériale, des défauts comme des
qualités de l'armée française telle que Napoléon l'avait faite. Cette armée
nouvelle, plus impétueuse que solide, visant avant tout à l'effet et à
l'éclat, moins soucieuse du résultat que de l'apparence, ne vivant que
d'expédients et de rapines, se créant un ennemi pour chaque bouchée de pain
qu'elle consommait, téméraire dans le succès, insubordonnée dans les revers,
commençait à dédaigner comme autant de préjugés les fortes et patientes
vertus qui lui avaient valu sa gloire. Les rivalités y avaient remplacé
l'émulation, l'ambition y tenait lieu de patriotisme, la rage des
distinctions y avait introduit jusqu'à des privilèges de cour. Gomment
expliquer dans une armée formée par un général tel que Napoléon cette
étiquette, digne du bas empire, qui défendait à la garde de charger, quel que
fût le péril, sans un ordre exprès de son commandant direct, comme si son
rôle auprès du souverain lui avait communiqué l'inviolabilité de sa personne
sacrée ? Discipline inflexible, attention constante à assurer les subsistances du soldat, à payer toutes ses dépenses, à garder ses communications, défensive systématique qui n'acceptait une bataille qu'après avoir mis tous les avantages de son côté, circonspection extrême dans le dessein, opiniâtreté invincible dans l'action, tels étaient les moyens que nous opposait Wellington. Ils étaient sans doute beaucoup moins brillants que les nôtres, au point de vue esthétique. Ils n'offraient ni coups de théâtre, ni combinaisons savantes à mettre dans un traité de stratégie ; mais ils étaient efficaces. Wellington n'éblouissait personne, mais il nous battait. On pouvait supporter nos dédains avec beaucoup de philosophie, lorsqu'on avait vaincu tour à tour Junot, Soult, Ney, Masséna, c'est-à-dire les généraux qui avaient le plus contribué à la fortune de l'empire. |
[1]
Il prédit la défaite d'Areizaga dans une lettre au colonel Roche du 19 novembre
1809.
[2]
Dispatches : Wellington à Bartle Frere, 30 janvier 1810.
[3]
Napier, Peninsular War.
[4]
Dispatches : Wellington à lord Liverpool, 1er mars 1810.
[5]
Dispatches : Wellington à Liverpool, 2 avril 1810. Voir dans les Suppl.
disp., vol. VI et VII les lettres de Liverpool et du marquis de Wellesley.
[6]
Dispatches, 2 janvier 1810.
[7]
Dispatches : à Ch. Stuart, 1er mars 1810.
[8]
Dispatches : à don Forjas.
[9]
Général Koch. Mémoires de Masséna.
[10]
Napoléon à Suchet, 14 juillet 1810.
[11]
Napoléon à Berthier, 29 mai 1810.
[12]
Lettre du 19 juin 1810.
[13]
Wellington à André Herrasti, 6 juin 1810.
[14]
Dispatches : 20 juin 1810.
[15]
Masséna à Berthier, 2 juillet 1810.
[16]
Wellington à Crawfurd,, 20 juin.
[17]
A Henry Wellesley, 11 juin.
[18]
Wellington à lord Liverpool) 18 juillet 1810.
[19]
D'après l'état de situation arrêté à la date du 15 septembre, l'armée de
Masséna comptait 61,000 hommes présents sous les armes. Voir le Journal
historique de la campagne de Portugal en 1810-1811, rédigé d'après les
papiers du général Fririon, chef d'état-major de Masséna.
[20]
L'intendant général Lambert à Berthier, 23 septembre.
[21]
Masséna à Berthier, 15 sept,
[22]
Wellington à Masséna, 24 septembre.
[23]
Rapport de Masséna à Berthier, 4 octobre 1810.
[24]
Rapport de Wellington, 30 sept. 1810. — Générai Koch : Mémoires de Masséna.
[25]
Napier : Peninsular War.
[26]
Rapport de Wellington. Le Moniteur, qui avait publié jusque-là tous les
bulletins de Masséna, interrompit brusquement cette publication. Il transforma
l'échec sanglant de Busaco en une victoire dans laquelle « les Anglais
avaient été attaqués, tournés et vivement poursuivis ». Le combat de Busaco
n'avait été qu'une feinte pour tourner la position, et nous n'avions perdu que
200 hommes tués. (Moniteur du 20 octobre et du 23 novembre 1810.)
[27]
Rapport du lieutenant-colonel du génie Richard Fletcher adressé à Wellington
(25 juin 1810).
[28]
Dispaches.
[29]
A lord Liverpool 27 octobre 1810.
[30]
Mémoires de Marmont, t. IV,
[31]
Lord Londonderry, Story of the peninsular war.
[32]
Dispatches : Wellington à lord Liverpool, 21 décembre 1810.
[33]
Masséna à Berthier, 29 octobre 181b.
[34]
Joseph à Napoléon, 31 août 1810.
[35]
Le fait est constaté par Joseph et par Napoléon lui-même. 17 septembre : à
Berthier.
[36]
Moniteur du 23 et du 29 novembre 1810.
[37]
Napoléon à Berthier, 20 et 22 novembre 1810.
[38]
Berthier à Soult, 4 décembre 1810.
[39]
Masséna à Berthier, 20 mars 1811.
[40]
Soult à Berthier, 22 et 25 janvier 1811.
[41]
A Henry Wellesley, 11 juin 1810.
[42]
Napier.
[43]
Rapport de Masséna à Berthier, 6 mars 1811.
[44]
Masséna à Berthier, le 19 mars 1811.
[45]
Masséna à Berthier, 19'mars 1811.
[46]
Masséna à Berthier, 31 mars 1811.
[47]
Ney à Masséna, 22 mars, 2 heures après midi.
[48]
Ney à Masséna, 22 mars, 4 heures après midi.
[49]
Mémoires de Mollien.
[50]
Résolutions, du 26 avril 1811.
[51]
Lord Liverpool à Wellington, 20 février 1811.
[52]
Rapport de Masséna à Berthier, 7 mai 1811. — Wellington à Liverpool, 8 mai
1811. — Napier, Peninsular War. — Général Koch : Mémoires de M'asséna.
[53]
Dans une lettre à Beresford, du 16 avril 1811.