Parti
de Valladolid le 17 janvier 1809, l'Empereur était aux Tuileries le 23
janvier. On a souvent répété que les intrigues de Paris n'avaient pas moins
contribué que les armements de l'Autriche à ce retour inopiné qui surprit
tout le monde. Tels furent en effet les prétextes qu'il lui plut d'alléguer
pour expliquer son brusque départ de la Péninsule, mais c'est mal connaître
ce caractère que de prendre au sérieux les interprétations qu'il lui
convenait de donner de sa conduite. Ses vrais motifs, Napoléon ne pouvait les
dire. Il ne pouvait avouer que lui qui avait détruit en huit jours la
puissance militaire de la Prusse, il se sentait humilié, exaspéré d'avoir
passé en Espagne près de trois mois sans venir à bout d'une résistance dont
il ne parlait qu'avec le dernier mépris. Au fond ce n'était ici qu'une
répétition de la volte-face de Boulogne avec moins d'impatience de faire la
guerre, mais avec un égal désir d'avoir l'air d'y être provoqué. Mais les
fausses apparences dont il sut habilement s'emparer pour paraître contraint
de quitter un pays qu'il lui tardait d'abandonner ne soutiennent pas un
examen attentif. Les préparatifs de l'Autriche se poursuivaient lentement ;
son agression, dont Napoléon devait hâter l'heure par ses propres défis,
était loin d'être imminente. Quant aux prétendues intrigues de Paris, elles
se réduisaient à des bavardages inoffensifs. Il y
avait eu, comme toutes les fois que l'Empereur était loin de la France, un
peu plus de liberté dans les propos, un peu moins de timidité dans les
mécontentements. En dépit de cette muraille chinoise que sa police élevait
autour de la France, quelques rayons de lumière avaient fini par y éclairer
ces événements d'Espagne qu'il aurait voulu envelopper d'une obscurité
impénétrable, et le public, trop démoralisé pour les juger avec l'indignation
qu'ils méritaient, osait toutefois blâmer une entreprise que le succès
semblait hésiter à sanctionner. Quant à la grande masse, elle commençait à se
plaindre des conscriptions qui la décimaient, mais ses griefs n'allaient pas au-delà
Quelques-uns des plus hauts fonctionnaires de l'Empire, inquiets de voir leur
position compromise, s'associaient discrètement à ces critiques. D'autres
remettaient sur le tapis l'inévitable question de savoir ce qu'il y aurait à
faire si l'Empereur venait à succomber en Espagne, prévoyance d'autant plus
naturelle que la famille impériale était divisée par des haines implacables. Mais
ces murmures avaient peu d'échos en dehors des coteries de salons. Il
n'existait alors ni presse ni tribune pour leur donner le retentissement
qu'ils auraient dû avoir. Le Corps législatif était, il est vrai, rassemblé,
mais quoique peu satisfait de la marche des affaires, il n'élevait jamais la
voix que pour faire entendre de basses adulations. En y regardant de
très-près, on pouvait toutefois relever un signe presque imperceptible de sa
secrète désapprobation dans le nombre assez notable de votes opposants par
lequel il accueillait le projet de code d'instruction criminelle. Son courage
civil alla un jour jusqu'au rejet d'un article de loi, et il rentra aussitôt
sous terre, effrayé de sa propre témérité. On
citait à côté de ce grand événement un autre incident non moins gros de
menaces, au dire d'alarmistes intéressés à faire valoir leur zèle. Un
rapprochement avait eu lieu entre Fouché et Talleyrand, longtemps ennemis
déclarés. Ces deux personnages, qui n'étaient pas hommes à se laisser prendre
au dépourvu par les événements, avaient eu ensemble de longs entretiens. Ils
avaient compris la nécessité de s'entendre et de se concerter pour une action
commune en prévision d'une mort de l'Empereur. On affirmait qu'avant de
partir pour Naples, Murat, le propre beau-frère de Napoléon, avait donné son
adhésion à tous leurs plans avec l'espoir fondé d'en profiter un jour au
moyen de sa popularité dans l'armée[1]. Que de semblables confidences
eussent été échangées en effet entre des hommes préoccupés de sauvegarder
leur grande position politique, et qui tous avaient eu plus ou moins à se
plaindre des procédés.de l'Empereur, c'était infiniment probable. Elles étaient
naturellement suggérées par les dangers du présent et les incertitudes de
l'avenir ; elles n'étaient qu'une répétition affaiblie de tout ce qu'on avait
entendu dans des circonstances analogues, à l'époque de Marengo, d'Eylau et
même d'Austerlitz. Mais ces confidences n'étaient pas sorties du domaine de
la conversation privée, et, à moins de se faire déclarer immortel, on ne voit
pas comment Napoléon aurait pu prétendre les interdire. Enfin, leurs auteurs
étaient si loin de songer même à un commencement d'exécution du vivant de
l'Empereur, que celui auquel devait échoir le principal rôle, le roi Murat,
se trouvait à Naples, poste singulièrement choisi pour conspirer à Paris. L'importance
même qu'on attribuait à ces commérages d'antichambre prouve combien on avait
peu de faits sérieux à alléguer ; et si Napoléon en fit tant de bruit, c'est
qu'en ce moment il lui fallait à tout prix des coupables afin de pallier le
fâcheux effet de son retour précipité. Parmi les nombreux emprunts qu'il
avait faits à l'époque des Césars, il n'avait eu garde d'oublier les
délateurs. La dénonciation était un des grands ressorts du régime impérial ;
elle était imposée comme un devoir à tous les fonctionnaires de l'Empire,
depuis le sénateur jusqu'aux membres obscurs de l'Université[2]. L'Empereur avait en outre
plusieurs polices occupées principalement à se dénoncer les unes les autres.
Fouché, dont la charge consistait à surveiller les autres, était lui-même
espionné de plus près que personne. L'Empereur connut bientôt, dans le plus
menu détail, le secret de la réconciliation opérée entre son ministre de la
police et le grand chambellan. Il arrivait à Paris dans cet état de mauvaise
humeur ou plutôt de rage froide qui ne l'avait pas quitté depuis le jour où
il s'était vu forcé de renoncer à faire prisonnière l'armée anglaise. Cette
colère sourde s'était manifestée dès Valladolid par des torrents d'invectives
contre les Espagnols, ses généraux, ses soldats, contre son propre frère. Ses
calculs se trouvant d'accord avec ses sentiments pour lui conseiller de
marquer son retour par un éclat, il n'eut aucun effort à s'imposer pour faire
à Paris l'apparition d'un maître irrité parmi des serviteurs tremblants. Embarrassé
toutefois de formuler contre ces deux hommes des accusations sans preuves, il
se borna à censurer l'ensemble de leur conduite politique ou à relever des
faits qui étaient de notoriété publique, tels que les propos tenus par
Talleyrand au sujet de la guerre d'Espagne. Dans un conseil composé de
ministres et de grands dignitaires, il reprocha à Fouché ses ménagements
calculés envers les vieux partis, le peu de vigueur de son administration, la
direction presque factieuse qu'il imprimait à l'esprit public, car, à force
de réussir dans l'art de tromper les peuples, Napoléon en était venu à
considérer l'opinion comme une force dont les gouvernements réglaient à leur
gré les mouvements. L'opinion était à ses yeux une sorte de valeur de
circulation qui devait se fabriquer à la Préfecture de police. Cette
administration disposant en effet sur toute la surface de l'Empire des
nouvelles intérieures et étrangères, des renseignements de toute espèce, des
journaux qui servaient à les propager, ayant le pouvoir souverain
non-seulement d'altérer les faits, mais de les inventer au besoin, l'opinion,
qui n'est autre chose que la résultante de tous ces moyens d'information
réunis, ne pouvait être qu'une élaboration de la police. Ce raisonnement
était des plus corrects, mais il supposait en outre une chose essentielle,
c'était la foi du public aux éléments d'appréciation qu'on lui transmettait ;
or, cette foi était déjà fort ébranlée. Le plus
gros de l'orage tomba sur Talleyrand. Depuis qu'on l'avait si étrangement
chargé cc de l'honorable mission d'entourer de plaisirs et de surveillance 20
les princes espagnols détrônés, le grand chambellan jugeait de plus en plus
sévèrement cette affaire d'Espagne à laquelle il se trouvait désormais associé
malgré lui par le rôle le plus fâcheux. A toutes ses raisons, pour
désapprouver une entreprise dont la folie révoltait son bon sens sinon sa
moralité, étaient venues se joindre des disgrâces personnelles qui étaient
bien faites pour ulcérer un esprit sensible au ridicule. Selon un bruit alors
très-répandu à Paris, si Talleyrand n'avait accepté qu'à son corps défendant
la mission de distraire les hôtes de Valençay, Mme de Talleyrand l'avait
prise fort à cœur et avait secondé les intentions de l'Empereur bien au-delà
des désirs de son mari. Ce bruit, vrai ou faux, n'avait pas contribué à
réconcilier Talleyrand avec des plans qu'il n'avait approuvés que du bout des
lèvres, et, selon l'usage, il s'était vengé de sa mésaventure par quelques-uns
de ces mots charmants dans lesquels l'esprit n'était qu'une grâce ajoutée à
la raison. Napoléon l'interpella violemment sur ces propos et sur d'autres
censures qu'on lui attribuait ; il lui rappela, en l'exagérant, la part qu'il
avait prise aux négociations avec Izquierdo, il lui reprocha d'avoir osé blâmer
l'exécution du duc d'Enghien après l'avoir conseillée. Alla-t-il jusqu'à
l'accuser de l'avoir conseillée par écrit ? On n'a sur cette scène fameuse
d'autre témoignage que des souvenirs recueillis dans des conversations du duc
de Gaète[3], ce qui est fort insuffisant pour
faire autorité. C'est donc avec très-peu de raison qu'on a allégué ce mot
comme une preuve sans réplique de la complicité de Talleyrand dans le meurtre
du duc d'Enghien, car il n'est pas même établi que ce mot a été prononcé. A
supposer que Talleyrand eût joué dans cette circonstance un rôle qui était
contraire à la fois et à son caractère et à ses intérêts, il n'était pas
assez novice pour en laisser une constatation par écrit ; et si un tel écrit
avait existé, Napoléon n'eût pas été homme à s'en dessaisir. Mais
lors même que les paroles attribuées à Napoléon auraient été réellement
prononcées, elles ne constitueraient qu'un témoignage de fort peu de valeur,
si l'on considère que la moindre protestation de Talleyrand l'aurait perdu
irrémissiblement et sans profiter en rien à sa justification. Quelle défense
lui était en effet possible contre l'homme qui l'accusait ? Devant quel
tribunal aurait-il pu le citer en calomnie ? Il savait au contraire tous les
périls que pouvait lui créer un simple démenti. Il fallait, pour les braver,
un courage dont les plus intrépides généraux de Napoléon se montrèrent
eux-mêmes bien rarement capables. Talleyrand se tut. Il reçut, sans répliquer
un mot et avec cette impassibilité froide qui était sa façon à lui d'avoir de
la dignité, cette explosion de reproches mêlée de menaces et d'expressions
insultantes. Imperturbable, attentif à ne donner aucune prise à la colère de
son puissant adversaire, il s'étudiait à éviter le danger sans chercher à
raisonner avec lui, comme l'homme en lutte avec un élément, et il le dominait
de toute la hauteur de son calme. Quand ce fut fini, il s'inclina
profondément et sortit. Napoléon, qui eût trouvé plaisir à le frapper en ce
moment, éprouva une sorte d'impossibilité morale à le faire avec avantage à
la suite d'une scène qui avait consterné tous ceux qui en avaient été
témoins. Il se contenta de retirer à Talleyrand sa clef de grand chambellan
pour la donner à M. de Montesquiou, mais l'éminent diplomate n'en garda pas
moins sa charge de vice-grand électeur. Il dissimula son dépit sous les
dehors d'une parfaite aisance, parut n'avoir conservé aucun souvenir des
outrages dont il avait été l'objet, et se montra de nouveau aux Tuileries avec
une attitude soumise, mais également éloignée de la contrainte et de
l'empressement, comme s'il avait le sentiment que la cour ne pouvait exister
sans lui, qu'il était un grand dignitaire-né, indispensable au pays sinon à
l'Empereur. Fouché
garda ses fonctions de ministre de la police où l'on n'eût pas facilement
remplacé cet homme précieux. Il avait sur ses concurrents plus jeunes l'avantage
d'avoir trahi tous les partis depuis l'année 1793, et il commençait à méditer
d'ajouter une trahison de plus à ses états de service. En revanche, la foudre
impériale tomba sur une femme qui tenait à la fois au nouveau régime par des
fonctions de cour, et à l'ancien par sa famille. Mme de Chevreuse avait échappé
une première fois à l'exil, grâce à l'intervention alors toute-puissante de
Talleyrand ; elle fut enveloppée dans la disgrâce de son protecteur et reçut l'ordre
de s'exiler à quarante lieues de Paris. On lui reprochait quelques épigrammes
féminines et un refus de remplir les fonctions de dame d'honneur auprès de la
ci-devant reine d'Espagne : « Que les Luynes y prennent garde ! s'écria à ce
propos l'Empereur S'ils m'échauffent la bile, je ferai réviser la confiscation
des biens du maréchal d'Ancre, et il ne manquera pas d'héritiers pour leur réclamer
ses dépouilles ! » Quant à Murat, protégé par l'éloignement, il prouva qu'un
contre-coup affaibli de la colère du maître. Champagny reçut l'ordre de le
réprimander au sujet des décorations de l'ordre des Deux-Siciles qu'il s'était
permis de distribuer à des Français sans l'autorisation de l'Empereur, « ce
qui était souverainement ridicule[4]. » Le ministre dut
enjoindre en même temps à ce souverain de renvoyer sur-le-champ en France les
hommes qu'il y avait enrôlés. Après
cette satisfaction donnée à la mauvaise humeur, aux ressentiments, à
l'orgueil blessé, il était urgent de se préparer à cette guerre qu'on avait
rendue à peu près inévitable. Lors même, en effet, que Napoléon aurait eu un
désir sincère de la prévenir, ce qui n'était pas, il était bien tard pour
revenir en arrière après les démonstrations provoquantes qui venaient de
combler la mesure des griefs anciens ou récents du cabinet de Vienne. La
circulaire adressée par l'Empereur aux princes de la Confédération du Rhin
était une de ces menaces directes devant lesquelles une puissance ne peut
plier sans perdre toute influence et tout prestige. Cette menace devait être d'autant
plus sensible à l'Autriche qu'elle était le dernier terme d'une longue série
d'humiliations, et que la cour de Vienne n'avait rien fait pour se l'attirer.
Elle avait, il est vrai, continué sans bruit ses armements afin de mettre,
ainsi qu'elle en avait avec raison allégué le droit et la nécessité, son état
militaire en rapport avec celui de tous ses voisins, mais elle n'avait pas
dépassé la limite de ses privilèges de puissance indépendante ; on n'avait à
lui reprocher aucune démarche qui pût motiver l'éclat des manifestes de Valladolid.
Napoléon lui-même était maintenant forcé de convenir avec ses confidents de
la fausseté de ses accusations : « L'Autriche, écrivait-il à Eugène dès les premiers
moments de son retour à Paris, ne fait pas de mouvements comme on l'avait
cru ; il faut cependant se tenir alerte[5]. » « Comme on l'avait
cru, » voulait dire comme il lui avait plu de le supposer pour avoir le
prétexte de quitter l'Espagne. Mais, fondée ou non, la provocation était
lancée, il fallait la soutenir ; il fallait surtout rejeter sur l'Autriche
l'apparence des premiers torts, et c'est en quoi Napoléon excellait. Il
n'est guère de lieu commun historique plus répandu que celui qui consiste à
imputer « à la folle agression de l'Autriche » la responsabilité de la guerre
de 1809 ; il n'en est guère non plus de plus insoutenable et de plus faux.
L'empereur Napoléon savait à merveille que, pour les esprits incapables de
discernement, — ce qui forme l'immense majorité même parmi ceux qu'on appelle
les gens d'esprit, — c'est toujours celui qui tire le premier coup de fusil
qui est Fauteur de la rupture. Aussi n'a-t-il rien négligé pour accréditer ce
thème des provocations autrichiennes. Ses démarches diplomatiques auprès
d'Alexandre ont eu surtout pour but de prouver qu'il voulait éviter la guerre
; mais à ce moment il l'avait déjà rendue impossible à prévenir ; et l'on peut
dire en toute vérité que jamais gouvernement n'y a été poussé par une
nécessité plus inexorable que le cabinet de Vienne en 1809. On n'examine
d'ordinaire à cette occasion que les arguties plus ou moins subtiles qui
furent échangées dans les notes diplomatiques de la dernière heure ; c'est
rabaisser le débat à des proportions puériles. La nécessité de la guerre de
1809 n'est pas sortie à l'improviste du choc de deux rivalités ; elle remonte
à la paix de Presbourg, à cette époque où, par un indigne abus de la
victoire, Napoléon avait, contre ravis de ses conseillers les plus sages,
enlevé d'un seul coup à l'Autriche quatre de ses provinces et un quart de sa
population. Après
ce traité inique et imprévoyant qui faisait à l'Autriche une condition de
salut et une loi d'existence d'épier l'heure d'une revanche, Napoléon
avait-il du moins essayé de regagner par de bons procédés l'amitié de cette
puissance ? Il avait complété sa ruine en la contraignant par des menaces peu
dissimulées à entrer dans le blocus continental. Il avait affiché à Tilsit
l'intention de l'exclure de toutes les grandes affaires européennes. Lui qui
n'aurait pas souffert que l'Autriche touchât à un village sur le Danube, il
avait, sans la consulter, disposé successivement de la Prusse, du Portugal,
de l'Espagne, de la Toscane, des États du pape et enfin de la Moldavie et de
la Valachie, provinces situées sur les frontières autrichiennes, comme si
c'étaient là des questions qui ne la regardaient pas, comme si l'Autriche
était devenue étrangère à l'Europe, comme si de semblables énormités ne
compromettaient en rien ni sa sécurité, ni ses intérêts, ni son honneur ! A
des envahissements qui lui prédisaient si clairement le sort qui lui était
réservé tôt ou tard à elle-même on avait ajouté d'intolérables offenses. Elle
n'avait pas seulement été écartée d'Erfurt ; on avait répondu à une démarche
courtoise par d'insolentes remontrances. Enfin, lorsque, pour se mettre à
l'abri de tant d'avanies, elle avait commencé ses armements, on lui avait
presque intimé l'ordre de les cesser ; on lui avait demandé de sanctionner
par son approbation toutes les infamies qui avaient indigné l'Europe en
reconnaissant le roi Joseph. Et aujourd'hui, après l'avoir poussée à bout,
après lui avoir mis l'épée à la main par tant d'affronts successifs, on
l'accusait de vouloir la guerre ! On ajoutait l'ironie à la mauvaise foi en
lui reprochant de troubler' la paix du monde. On lui promettait toutefois sa
grâce pleine et entière, à condition qu'elle consentirait à licencier ses
troupes Si l'empereur François se résignait à subir ces dernières
humiliations, autant valait pour lui signer dès lors sa propre déchéance. Il
fallait beaucoup compter sur l'ignorance et la crédulité pour espérer
accréditer l'opinion que, selon une expression de Napoléon[6], l'attitude actuelle de
l'Autriche envers la France était celle du loup avec l'agneau ; mais sous ce
rapport il croyait tout possible et l'on doit avouer qu'il y était autorisé
par le prodigieux succès de son charlatanisme. Il résolut en conséquence de garder
désormais envers cette puissance une grande réserve apparente tout en
poussant avec activité ses préparatifs de guerre et ses menées diplomatiques.
Pour rendre la cour de Vienne responsable devant l'Europe de la rupture qu'il
avait lui-même provoquée, il imagina une grande démonstration collective de
la France et de la Russie, par laquelle ces deux puissances offriraient à
l'Autriche de garantir son intégrité si elle voulait consentir au
désarmement. Cette garantie d'intégrité était une formule bien mal choisie
pour rassurer la cour de Vienne, car personne n'ignorait combien Napoléon en
avait été prodigue envers la Turquie et combien peu elle avait porté bonheur
aux Turcs ; mais après une offre aussi solennelle l'Europe ne pourrait plus
douter de son ardent désir de conserver la paix. Et si l'Autriche intimidée
venait à reculer à la suite de cette double démarche, si contre toute attente
elle se soumettait pour éviter la guerre, Napoléon se disait qu'après tout il
serait toujours temps de rendre cette défaite diplomatique presque aussi
décisive qu'un désastre militaire. Romanzoff,
l'ambassadeur d'Alexandre et le défenseur de l'alliance française, système
dont il se considérait comme l'inventeur, n'avait pas encore quitté Paris
lorsque l'Empereur y revint. Napoléon le vit, il s'attacha à lui plaire ; il
le combla d'attentions, de présents, de prévenances ; il s'efforça surtout de
le pénétrer de ses idées politiques avant de le renvoyer à Pétersbourg
Alexandre avait eu jusqu'ici tous les avantages de l'alliance, le temps était
venu maintenant d'en payer le prix et de s'en montrer reconnaissant.
Allait-on lui demander des sacrifices bien pénibles ? Non, ce qu'on voulait
de lui c'était avant tout une démonstration énergique. Faite un peu plus tôt,
cette démonstration aurait suffi pour ôter à la cour de Vienne toute idée de
faire la guerre. Aujourd'hui encore on pouvait l'en détourner si on savait
lui parler un langage qui ne laissât aucune place à l'équivoque, car un
cabinet si connu par ses traditions de prudence n'oserait jamais entreprendre
de lutter contre les armées réunies de la France et de la Russie. Il fallait
donc appuyer les paroles par un déploiement imposant de force militaire, et
si l'Autriche refusait de céder, elle serait écrasée par le simple
rapprochement des deux colosses. Rien de
plus évident que ces propositions, et il était difficile de les contester
ouvertement. On ne pouvait nier ni les engagements ni leur efficacité, et on
n'avait que de très-faibles arguments à invoquer pour en éluder l'exécution.
En revanche, les objections qu'on ne pouvait pas dire étaient aussi fortes
que nombreuses. Alexandre avait eu mille preuves lue Napoléon ne s'était
décidé à tenir les promesses de Tilsit que la main forcée par les embarras
qui étaient venus compliquer sa situation ; il était donc dispensé de toute
reconnaissance et n'avait à envisager que son propre intérêt. En quoi son
intérêt lui conseillait-il d'intervenir pour mettre fin à des embarras qui
lui avaient été si profitables ? Il
avait au contraire tout avantage à les voir augmenter. En adoptant cette
conduite il ne faisait que mettre en pratique les maximes que Napoléon lui
avait si souvent prêchées ; il sacrifiait « la politique de fantaisie »
à la seule grande, à la seule vraie, à « la politique des intérêts. » Il
était élémentaire de prévoir qu'un grand triomphe de Napoléon sur l'Autriche
lui suggérerait immédiatement la pensée de reprendre ce qu'il avait donné.
Mais ce n'était pas tout, l'empereur des Français montrait maintenant
l'intention de porter un coup mortel à cette monarchie. Au profit de qui la
détruirait-il ? Ce ne serait pas à coup sûr au profit de la Russie. A qui
retourneraient ces possessions polonaises de l'Autriche qui dans les mains de
Napoléon pouvaient devenir une arme si dangereuse contre la domination russe
? Des
préoccupations si naturelles dans la position d'Alexandre n'étaient pas
faites pour lui inspirer des vœux bien ardents en faveur de notre cause ;
mais il ne pouvait désirer non plus nous voir vaincus sans s'exposer à perdre
le fruit de ses complaisances passées. Il ne s'était encore établi solidement
ni en Finlande où ses troupes mal commandées avaient été plusieurs fois
battues par les Suédois, ni dans les principautés que la Turquie, réconciliée
maintenant avec l'Angleterre, s'apprêtait à lui disputer énergiquement, et si
Napoléon venait à essuyer quelque grand désastre, Alexandre se verrait
contraint de renoncer à ces provinces tant convoitées. Combattu
par des sentiments si divers, le czar ne pouvait adopter qu'une conduite
équivoque et indécise, et cependant jamais l'occasion d'un plus beau rôle ne
s'était encore offerte à lui. Aujourd'hui, et aujourd'hui seulement, il
touchait enfin à ce moment qu'il avait toujours rêvé, il était en toute
vérité « l'arbitre de l'Europe. » Napoléon semblait vouloir le
proclamer lui-même par le bruit qu'il faisait du concours et des armées
d'Alexandre. II semblait plus compter sur l'effet de cette menace que sur l'effroi
qu'il inspirait lui-même. Nous ne pouvions plus rien en effet sans la
permission du czar. Obligés de porter la guerre sur le Danube pendant que la
moitié de nos forces était occupée sur le Tage, la folie de notre politique
nous avait mis à sa discrétion. Il dépendait de lui de soulever le continent
tout entier contre nous. L'Allemagne frémissante, travaillée sans relâche par
ses mil e sociétés secrètes, n'attendait qu'un signal pour s'insurger du
Hanovre au Tyrol. Le roi de Prusse était venu à Pétersbourg avec la reine (en
décembre) ; il avait épuisé les protestations de dévouement ; il eût saisi
avec une ardeur désespérée l'occasion d'une nouvelle lutte. L'empereur
d'Autriche venait d'envoyer au czar (en février) le prince de Schwarzemberg pour
tenter de le ramener à cette cause européenne qu'il avait désertée après
l'avoir servie avec honneur. L'Angleterre ne demandait qu'à lui ouvrir les
bras. La Turquie elle-même, qui venait de rompre bruyamment avec Napoléon
après avoir enfin découvert toutes les trahisons qu'il avait tramées contre
elle à Tilsit et à Erfurt, eût été facilement entraînée à combattre contre
nous. Si l'on considère que tous les autres pays soumis à notre domination,
la Hollande, la Suisse, l'Italie en étaient profondément dégoûtés, que nous avions
alors deux cent cinquante mille hommes en Espagne, on est obligé de
reconnaître qu'il y avait là tous les éléments d'une coalition de force à
prévenir ou à briser toute résistance. Ces
éléments, Alexandre les tenait dans sa main et il pouvait d'un mot les
déchaîner ; mais il le pouvait à une seule condition, à la condition de se
montrer désintéressé ! En répudiant les bienfaits, il pouvait être ingrat
non-seulement sans remords, mais avec la certitude d'être béni comme un
libérateur et de laisser un grand nom dans l'histoire. Si sous la cendre
refroidie de ses illusions de jeunesse, Alexandre avait gardé au fond du cœur
quelque étincelle de ses ambitions premières, il dut sentir avec un amer
regret qu'en négligeant cette chance inestimable pour s'assurer des
possessions mal acquises, il se reniait une seconde fois lui-même et manquait
à sa destinée. Par le plus juste des mécomptes il eut bien des sujets de se
repentir de sa faiblesse, et lors de la guerre de 1812, et plus tard en se
voyant frustré de la plus grande partie des dépouilles qui avaient tenté sa
cupidité. Peut-être ce souvenir ne fut-il pas étranger à la mélancolie de ses
dernières années. Mais lorsqu'un homme a eu l'occasion si belle et n'a pas su
la saisir, il a pour toujours perdu le droit de se plaindre de la fortune. Alexandre
adopta un parti plus conforme à sa nature indolente et artificieuse. Ne
voulant ni renoncer aux avantages que lui valait l'alliance de Napoléon, ni
contribuer à la défaite de l'Autriche, il se décida à rester autant que
possible simple spectateur du combat. Lorsque Caulaincourt lui fit part des
désirs de son maître, il écarta habilement comme inopportune et dangereuse
l'idée d'un manifeste collectif adressé à la cour de Vienne, mais il
s'engagea à faire tous ses efforts pour la détourner de la guerre. Quant à sa
coopération militaire, il n'en contesta ni le caractère obligatoire ni la
convenance, mais il ne cacha point qu'elle devait se réduire à peu de chose
par suite des embarras et des périls que lui avaient créés les présents
incommodes qu'il avait reçus de son auguste allié. Il avait une guerre au
nord avec la Suède, il allait avoir affaire au midi aux forces réunies de la
Turquie et de l'Angleterre, c'était beaucoup pour un empire épuisé, dont
l'opinion était d'ailleurs très-peu favorable à l'alliance française. Tout ce
qu'il pourrait faire en notre faveur, ce serait de concentrer un corps
d'armée sur les frontières de la Galicie. Ces promesses furent réalisées au
moins en partie avec un zèle plein d'ostentation. La Prusse fut avertie qu'il
fallait se résigner à se tenir en repos et qu'elle ne pouvait rompre avec la
France sans rompre avec la Russie. Le prince Schwarzemberg reçut des
déclarations qui n'étaient pas moins décourageantes. Il avait été chargé par
sa cour de demander la main d'une sœur du czar pour l'un des archiducs ; on
la lui refusa et on assaisonna ce refus des plus graves remontrances sur la
conduite imprudente du cabinet de Vienne. Mais en lui prodiguant ces conseils
et ces avertissements, Alexandre s'abstint de prendre envers l'Autriche
l'attitude menaçante et résolue qui seule eût pu la faire reculer devant la
guerre. Ainsi
échoua, comme il était facile de le prévoir, une intervention qui ne pouvait
être efficace puisqu'elle ne pouvait être complétement sincère. Il est
difficile de croire qu'un esprit aussi pénétrant que Napoléon ait beaucoup
compté sur ce moyen de prévenir une rupture, alors qu'il semblait faire
lui-même à Paris tout ce qu'il pouvait pour froisser et exaspérer l'Autriche.
Depuis longtemps il affectait de ne plus adresser la parole à l'ambassadeur
Metternich ; il faisait insulter la cour de Vienne dans ses journaux,
provocations sur l'origine desquelles il était impossible de se méprendre
depuis qu'on savait qu'ils étaient tous rédigés par sa police ; il ordonnait
aux princes de la confédération du Rhin de mettre le séquestre sur les biens
de tous les individus absents qui ne seraient pas rentrés dans le délai de
trente jours (15 février)
; il leur prescrivait de faire prendre à leurs troupes des positions de
guerre sur la limite de leurs territoires respectifs (21 février). Il ne songeait donc plus à la
paix, ou si de faibles velléités de la maintenir traversaient par instants
son esprit, c'était seulement lorsqu'il éprouvait quelques doutes au sujet de
l'issue de la nouvelle aventure où il allait s'engager. Mais il se flattait
d'entraîner Alexandre plus loin qu'il ne voulait aller, et se disait qu'après
s'être compromis personnellement dans les négociations, le Czar n'aurait plus
aucun prétexte pour lui refuser l'appui de ses armées. Mais,
trop habitué à se tenir en garde contre toute surprise pour compter sur un
autre que lui-même, Napoléon avait fait tous ses préparatifs de guerre comme si
ses troupes seules avaient dû entrer en ligne contre l'Autriche, et leur
nombre égalait au moins, s'il ne le dépassait pas, celui des soldats que
cette puissance avait mis sur pied. Il avait tout d'abord évalué à quatre
cent mille hommes le nombre de soldats qui lui serait nécessaire pour la
soumettre ; et dès le jour où il s'était décidé à cette brusque évolution, il
avait pris à Valladolid même ses premières dispositions militaires. La garde
avait reçu sur-le-champ l'ordre de rétrograder vers la France. Il avait
également rappelé d'Espagne de nombreux régiments de cavalerie, plus utiles
dans les larges plaines du Danube que dans ces régions montagneuses où ils
n'étaient le plus souvent qu'un embarras. Il redemanda en même temps à Joseph
quelques-uns des chefs les plus brillants de l'armée d'Espagne, entre autres
Montbrun général de cavalerie incomparable ; Lasalle, une des jeunes
illustrations de l'armée ; les maréchaux Bessières et Lefebvre, hommes
d'exécution d'une bravoure éprouvée, mais plus utiles dans le combat que dans
le conseil, et par conséquent mieux à leur place sous les ordres directs de
Napoléon qu'en Espagne où les chefs, livrés désormais le plus souvent à
eux-mêmes, allaient avoir à se diriger d'après leurs propres inspirations. Un
événement depuis longtemps attendu venai enfin de rendre disponible celui de
tous ces généraux que Napoléon tenait le plus à rappeler auprès de lui. Le 20
février 1809, les habitants de Saragosse, à demi ensevelis sous leurs murs en
poussière, vaincus par une horrible épidémie encore plus que par nos armes, rendirent
au maréchal Lannes les débris fumants de leur cité, après une défense dont le
souvenir vivra encore dans la mémoire des hommes lorsque depuis des siècles
le nom des victoires les plus retentissantes de ce temps-là aura disparu dans
l'oubli. Plus de cinquante mille hommes avaient péri pendant les deux sièges.
Comme nous avions employé le plus souvent dans nos attaques la force
mathématique de la mine et de la grosse artillerie, nos pertes étaient
infiniment moins sensibles. C'était une raison de plus d'user d'indulgence
envers les survivants. Le monde entier avait les yeux fixés sur eux et
semblait comme interdit d'admiration. Ils avaient poussé le courage jusqu'à
la frénésie, et quelques-uns la vengeance jusqu'à l'atrocité ; ils avaient
montré tous les fanatismes confondus en un seul ; mais jamais ruines arrosées
d'autant de sang ne furent plus resplendissantes d'héroïsme. Jamais soldats
trahis par le sort des armes ne furent plus dignes du respect des vainqueurs.
On regrette que Lannes n'ait pas su honorer son succès par une générosité
égale au malheur de ces glorieux vaincus. Il traita les défenseurs de
Saragosse comme une bande de brigands forcés dans leur repaire. En dépit
d'une capitulation, très-sommaire il est vrai, mais formelle et signée de sa
main, qui garantissait expressément « la sûreté des personnes et des
propriétés z (art. vi), il fit exécuter deux des chefs qui avaient le plus
contribué à la résistance, et abandonna aux excès de la soldatesque ce
cadavre d'une ville morte. Les
historiens français ont toujours nié la réalité de cette capitulation dont
l'existence est affirmée avec plus d'énergie encore par les historiens
anglais et espagnols[7]. Ce qui est certain, c'est que
le texte en fut imprimé intégralement dans la Gazette de Madrid, du 11 mars
1809, à la suite des représentations de la junte de Saragosse ; et on peut
lire dans la correspondance du roi Joseph, à la date du 27 février 1809, un
mot qui nous paraît trancher le débat : « Sire, écrit-il à son frère, j'ai
reçu l'acte de reddition de Saragosse. Cet acte de reddition ne pouvait être
que la pièce à laquelle nous faisons allusion, car on ne dresse pas d'acte
pour une ville qui se rend à discrétion. Quoi
qu'il en soit, les défenseurs de Saragosse n'avaient pas besoin de
capitulation. Ils devaient être à jamais sacrés pour quiconque portait un
cœur de patriote ou de soldat. Cela est si vrai que le roi Joseph lui-même,
dans le compte rendu officiel qu'il publia du siège, ne put s'empêcher de
rendre hommage à leur courage, ce qui lui attira une dure réprimande : « Mon
frère, lui écrivait Napoléon, le 11 mars, j'ai lu un article de la Gazette de
Madrid qui rend compte de la prise de Saragosse. On y fait l'éloge de ceux
qui ont défendu cette ville. Voilà en vérité une singulière politique !
Certainement, il n'y a pas un Français qui n'ait le plus grand mépris pour
ceux qui ont défendu Saragosse. » C'est du moins là ce qu'il eût voulu, car
ce grand exploiteur de la gloire en était venu à croire que l'honneur ou
l'infamie n'existaient plus que par rapport à lui, et qu'on était voué à l'un
ou à l'autre, selon les sentiments qu'on lui témoignait. Pour rétablir la
balance, l'Empereur fit flétrir de l'épithète de lâche, en plein Moniteur,
l'intrépide jeune homme qui avait été Pâme de cette immortelle défense : «
Cet homme, disait le Moniteur du 2 mars 1809 en parlant de Palafox,
est l'objet du mépris de toute l'armée ennemie qui l'accuse de
présomption et de lâcheté. On ne l'a jamais vu dans les postes où il y avait
du danger. » Et quelques jours plus tard : « on désespère de la vie de
Palafox. Cet homme est en horreur à la ville[8]. » Trouvé mourant à
Saragosse, Joseph Palafox fut, par son ordre, amené en France, puis enfermé
au fort de Vincennes, où il resta prisonnier jusqu'à la chute de l'Empire,
traité comme un malfaiteur pour avoir défendu la plus juste des causes. Ces
ignobles représailles contre des vaincus qui étaient l'honneur de leur temps
ont pour la plupart passé inaperçues, et ce serait commettre une étrange
méprise que de supposer Napoléon capable d'avoir jamais éprouvé un regret
quelconque au sujet de pareils actes ; mais lorsque, captif lui-même à
Sainte-Hélène, l'auteur de tant de crimes faisait si grand étalage de son
martyre et fatiguait l'Europe de ses lamentations à propos d'une bouteille de
vin qu'on refusait à sa table, ne vit-il jamais passer dans ses souvenirs la
stoïque figure du jeune défenseur de Saragosse ? D'après
tous ces faits, il est permis de supposer qu'en traitant les vaincus avec
cette impitoyable rigueur, Lannes n'obéissait pas à ses sentiments personnels,
mais à des instructions qui devaient répugner à un homme d'un si vrai
courage. Cet épisode n'en reste pas moins comme une tache sur sa mémoire. En
se rendant à l'appel de l'Empereur, Lannes ne lui apportait plus qu'une
gloire ternie, et une vie dont les jours étaient déjà comptés. Ces
renforts, tirés de l'armée d'Espagne, n'étaient qu'une faible partie de ceux
que Napoléon se proposait d'envoyer aux troupes qu'il avait conservées en Allemagne
sous les ordres des maréchaux Davout et Bernadotte. Les deux conscriptions
qu'il avait levées en septembre 1808, l'une sur l'année 1810, l'autre sur les
hommes qui avaient échappé aux conscriptions des années précédentes, montant
ensemble à cent soixante mille hommes, étaient encore presque intactes. Il
les organisa sur-le-champ au moyen de ses cadres et de ses dépôts, espèce de
gouffre toujours ouvert et susceptible de s'élargir indéfiniment. Il
porta ses régiments d'infanterie à trois mille hommes présents sous les
armes, ce qui supposait un effectif de près de quatre mille ; ses régiments
de cavalerie à mille hommes, ce qui en supposait douze cents. Les officiers
lui faisant défaut pour commander à ces troupes de formation nouvelle, il eut
recours à des mesures expéditives qui n'ont pas peu contribué à son renom de
grand organisateur, mais que, selon toute apparence, la postérité citera avec
moins d'admiration que la génération présente. Il fit
prélever, sur les jeunes gens de 17 à 18 ans qui étudiaient dans les écoles
militaires, une sorte de conscription de faveur, en vertu de laquelle ces
enfants purent anticiper sur les grades, mais en laissant anticiper sur leur
sang. Il en prit cent soixante-huit à Saint-Cyr, autant à la Flèche,
cinquante à l'École polytechnique, cinquante à celle de Compiègne. Ce
résultat ne lui paraissant pas suffisant, il étendit l'opération à tous les
lycées de l'Empire. Ces établissements étaient alors au nombre de quarante à
dix élèves par lycée, cela lui faisait « quatre cents caporaux-fourriers
à envoyer dans les régiments[9]. » Il
fallait songer à combler les vides produits dans les écoles militaires par
cette ingénieuse exploitation. Il y avait peu à attendre, sous ce rapport, du
zèle spontané des familles, car de semblables mesures n'étaient pas de nature
à encourager les pères à y envoyer leurs enfants. Le génie organisateur de
Napoléon trouva promptement le moyen d'y pourvoir. A l'époque de la campagne
de 1806, il avait eu l'idée de former des compagnies de gardes d'honneur,
spécialement destinées à l'enrôlement des fils de famille qu'on espérait
entraîner par la perspective des faveurs impériales. Cette création, qui
était surtout à l'adresse de l'ancienne noblesse, avait eu peu de succès.
Napoléon la reprit sous une autre forme en substituant l'enrôlement forcé à
l'enrôlement volontaire. Il ordonna, en conséquence, à Fouché c de lui
dresser une liste de dix familles par département et de cinquante pour Paris,
» en ayant soin de la composer des familles anciennes et riches qui n'étaient
pas dans le système. Leurs enfants, âgés de plus de seize ans et de moins de
dix-huit, seraient envoyés de force à l'École de Saint-Cyr : a Si l'on fait
quelque objection, ajoutait l'Empereur, il n'y a pas d'autre réponse à
faire sinon que tel est mon bon plaisir[10]. » Ces
derniers mots étaient la formule même de l'ancien régime ; mais il eût fallu
remonter bien loin et réunir bien des époques néfastes pour y trouver rien
qui égalât cet ensemble de mesures. On eût dit qu'elles avaient été
systématiquement combinées par une main savante dans le but d'éteindre
l'intelligence de la France en même temps que de tarir la source de ses
forces vitales. On ne lui prenait plus seulement ces robustes générations de
paysans et d'ouvriers qui étaient comme le corps de la nation, on s'attaquait
au cœur et au cerveau ; on choisissait avec un soin jaloux, sur les bancs
même du collège et des écoles, cette jeunesse d'élite, cette précieuse
réserve qui était l'art, la littérature, la science, la civilisation de
l'avenir, et avant que son instruction fût terminée on l'en arrachait dans sa
fleur, et toute chaude encore des baisers maternels, pour l'envoyer à la
boucherie des champs de bataille. La
France était saignée à blanc ; cependant ces deux conscriptions et ces
recrues supplémentaires étaient-elles bien tout ce que le pays pouvait donner
? L’œil perçant de Napoléon ne tarda pas à découvrir de nouvelles catégories
à ajouter à ces contribuables de l'impôt du sang. En ordonnant une levée de
quatre-vingt mille hommes sur les quatre années antérieures à 1808, dont
chacune en avait déjà fourni un pareil nombre, il avait porté leur contingent
régulier à cent mille hommes ; or, n'y avait-il pas une flagrante injustice à
n'en demander que quatre-vingt mille à l'année 1810 ? Le
principe d'égalité, si cher aux Français, exigeait impérieusement la
réparation d'un abus aussi criant. Il augmenta donc la quote-part de l'année
1810, mais il l'augmenta de trente mille hommes au lieu de vingt, ce qui
détruisit de nouveau l'équilibre, et lui permit de demander un nouveau
supplément de dix mille conscrits, pour la garde impériale, aux années
antérieures à 1810_ Loin d'avoir à se plaindre, elles se trouvaient encore
favorisées, puisqu'on ne leur imposait qu'une contribution de dix mille hommes
au lieu de quarante, chiffre nécessaire pour rétablir la balance. Mais cette
faveur était d'un mauvais augure et les laissait sous le coup de nouveaux
appels. Toutes
ces dispositions, Napoléon les prit et les fit exécuter sans même consulter
le Sénat, auquel elles n'étaient d'ailleurs soumises, que par une violation
formelle des constitutions de l'Empire[11]. Cette assemblée ne fut appelée
à les sanctionner que lorsque l'Empereur était déjà aux prises avec les
Autrichiens dans la vallée du Danube[12]. De telles mesures n'étaient en
effet possibles, qu'à la condition d'être clandestines. Elles excitaient, dès
lors, de graves mécontentements qui, chez les populations de l'Ouest,
allaient jusqu'à la révolte, et qu'on étouffait sans bruit sous le nom de
brigandage. Elles avaient pour complément indispensable cette atroce
législation sur les conscrits réfractaires dont j'examinerai, en temps et
lieu, l'esprit et les développements. Grâce à
ces levées de deux cent quarante mille hommes qui venaient s'ajouter aux
armées d'Italie et d'Allemagne, Napoléon se trouva promptement en mesure de
faire face aux troupes de l'Autriche. Il voulait que le prince Eugène pût
entrer en campagne avec cent mille hommes, y compris le corps de Marmont qui
occupait la Dalmatie, et lui ordonna de faire ses premières concentrations
dans le Frioul ; il dirigea d'Erfurt sur Würzbourg l'armée du Rhin que
commandait Davout. Il envoya Lefebvre à Munich pour y prendre le commandement
du contingent bavarois qui montait à quarante mille hommes. Il prescrivit à
Bernadotte, qui était à la tête du contingent Saxon-Polonais, de remplacer
par des Polonais les garnisons françaises de Glogau, Cüstrin, Stettin et
Danzig, et de se concentrer autour de Dresde pour observer la Bohème. Enfin,
Masséna fut chargé d'organiser à Strasbourg, sous le nom d'armée
d'observation du Rhin, un corps de création nouvelle qui devait se tenir prêt
à marcher sur le Danube au premier signal. Les
princes de la Confédération du Rhin, dont les forces réunies dépassaient cent
mille hommes, reçurent des ordres réitérés de porter leur effectif au grand
complet. Obligés de s'armer contre la cause de leurs compatriotes, et témoins
de la haine que notre domination excitait en Allemagne ces malheureux princes
n'avaient pas même l'illusion de croire qu'en cédant à une douloureuse
nécessité, ils y obéissaient du moins volontairement, et agissaient par
eux-mêmes. On ne faisait rien pour déguiser le joug auquel ils étaient
soumis, et partout leurs corps auxiliaires étaient commandés par nos généraux
: les Saxons, par Bernadotte ; les Bavarois, par Lefebvre ; les
Würtembergeois, par Vandamme que Napoléon imposa au roi de Wurtemberg, malgré
des protestations trop motivées. L'armée
d'Italie devait rester sous les ordres d'Eugène, jeune homme brave et plein
de zèle, mais sans passé militaire, chez qui une auguste parenté était censée
suppléer à l'expérience et aux services. Quant aux divers groupes de l'armée
d'Allemagne, ils devaient, après quelques tâtonnements, se subdiviser définitivement
en sept corps d'armée sans compter la garde et la cavalerie de Bessières.
D'après la propre évaluation de Napoléon[13], ces forces allaient se
répartir de la façon suivante : Lannes devait avoir cinquante mille hommes ;
Davout, soixante mille ; Masséna cinquante mille ; Lefebvre, quarante mille ;
Augereau, vingt mille ; Bernadotte, cinquante mille ; le roi Jérôme douze
mille ; ce qui, avec les vingt-deux mille hommes de la garde, et les vingt
mille du corps de Bessières, formait un total de trois cent vingt-quatre mille
soldats, et avec ceux de l'armée d'Italie de quatre cent vingt-quatre mille. Les
forces de l'Autriche qui semblaient, au premier abord, égaler au moins cette
masse énorme, leur étaient en réalité très-inférieures, parce qu'elles se composaient
en grande partie de milices qui ne pouvaient être, sans danger, opposées à
des troupes régulières. Ces dernières, qui seules allaient former l'armée
active, ne montaient pas à trois cent mille hommes, tout compris. L'archiduc
Jean devait attaquer le prince Eugène avec cinquante mille hommes en
s'appuyant sur une insurrection toute prête à éclater dans le Tyrol ;
l'archiduc Ferdinand devait menacer la Pologne Saxonne avec quarante mille
hommes ; l'archiduc Chartes, enfin, avait sous ses ordres l'armée principale,
et occupait la Bohême occidentale avec cent quatre-vingt mille hommes à
portée de se jeter sur la Bavière. Deux autres détachements de dix à quinze
mille hom-mes observaient l'un la Dalmatie, l'autre le Tyrol. Quant aux
milices dont le nombre dépassait cent cinquante mille hommes, on les tenait
en réserve aux environs de Vienne et en Hongrie comme une ressource
désespérée. Malgré
l'infériorité de ses forces, le cabinet de Vienne avait sur nous un réel
avantage s'il savait agir à temps : ses troupes étaient concentrées et les nôtres
dans un fâcheux état de dispersion. Si l'on suppose Bonaparte au lieu et
place de l'archiduc Charles, la partie n'eût pas été douteuse un instant ; en
quelques marches il eût été au milieu de nos corps d'armée épars et les eût
battus l'un après l'autre. Mais l'archiduc méthodique et timoré par nature,
quoique général habile, éprouvait en outre pour le génie de son adversaire
une admiration presque superstitieuse qui paralysait en partie ses facultés,
et la lenteur autrichienne n'était pas propre à lui communiquer l'élan qui
lui manquait. Tout le
monde sentait pourtant à Vienne la nécessité d'une prompte détermination si
l'on voulait mettre à profit l'occasion qu'on avait cherchée. Les partisans
de la guerre, Stadion, Gentz, Pozzo di Borgo, y redoublaient d'efforts pour
en finir avec les dernières hésitations de la cour. Voulait-on attendre que Napoléon
eût terminé ses préparatifs, lui donner le temps d'écraser l'Espagne, laisser
l'enthousiasme allemand se refroidir et se décourager ? Que parlait-on des
menaces de la Russie ? Ce n'était là qu'un vain épouvantail. Personne
n'ignorait qu'Alexandre était seul dans tout l'empire à conseiller la paix,
el que l'alliance française y était exécrée. Si l'on ne saisissait pas ce
moment unique, il ne restait qu'une chose à faire : c'était de désarmer et de
se soumettre, car on allait y être contraint par plus d'une nécessité. En
dépit des nouveaux subsides qu'elle venait de recevoir de l'Angleterre,
l'Autriche était ruinée par cet immense armement ; la victoire pouvait seule
rétablir ses finances épuisées, et si l'on devait être vaincu, mieux valait
succomber avec honneur sous les coups de l'ennemi de l'Europe que sous le
poids d'une honteuse banqueroute après une défaillance plus honteuse encore. Il est
certain que, d'après les déclarations même du ministre des finances, le comte
O'Donnell, les ressources de l'Autriche ne pouvaient plus suffire à
l'entretien de l'armée et qu'il « fallait l'envoyer vivre ailleurs ou se
laisser dévorer par elle. » Cette nécessité, moins pressante en France,
commençait toutefois à s'y faire vivement sentir depuis que nos armées n'étaient
plus nourries par la Prusse. Napoléon avait tenu par calcul de popularité à
maintenir ses budgets à un chiffre invariable, indépendant du cours des événements
comme une sorte de fait providentiel placé au-dessus des influences
terrestres. Tous les ans, ou pour mieux dire toutes les fois qu'ils avaient à
annoncer quelque entreprise de nature à effrayer le public, ses ministres
venaient déclarer avec ostentation au Corps législatif « que les impôts
ne seraient pas augmentés. » Les contributions de guerre, les
confiscations, les saisies de marchandises anglaises, les aliénations de
biens domaniaux dans les pays conquis, de biens nationaux en France, avaient,
en effet, permis de tenir tant bien que mal cette promesse et de présenter
des budgets à peu près en équilibre, grâce aux ressources cachées qui en
couvraient après coup les déficits. Mais cette source longtemps inépuisable
allait tarir sans un nouveau coup de cette baguette magique qui était l'épée
de Napoléon. Non-seulement les dépenses avaient considérablement augmenté
malgré les prétentions que le budget affichait à l'immuabilité, mais les
recettes qui étaient censées suivre une progression ascendante avaient
diminué dans des proportions encore plus fortes. Le produit des douanes
atteint par le blocus continental avait subi une décroissance de plus de
vingt-cinq millions ; le produit éventuel des aliénations de biens nationaux
avait été réduit par suite du malaise général à une somme très-inférieure aux
prévisions. Une douzaine de millions avaient été dissipés dans une lutte
insensée contre la baisse des fonds publics, pour empêcher le cinq pour cent
de tomber au-dessous de 80. Mollien évalue à un milliard la somme que cette
fantaisie financière eût pu coûter à l'État si Napoléon n'avait été forcé d'y
renoncer. Ces découverts, joints à quelques autres mécomptes moins
importants, portaient à une cinquantaine de millions le déficit de l'année
1808, et cependant, soit en Prusse, soit en Espagne, nos troupes s'étaient
presque constamment nourries aux dépens de l'ennemi. Ce
déficit, avec celui des exercices antérieurs non liquidés, s'élevait à près
de cent millions, ce qui n'empêchait pas les ministres de maintenir
imperturbablement leur budget au chiffre idéal de 730 millions. Or, d'après
l'évaluation de Mollien, les dépenses du ministère de la guerre en 1808
montaient à elles seules à 380 millions[14]. Le trésor de l'armée était
toujours l'infaillible panacée qui devait tout réparer ; lui seul, au fond,
pouvait couvrir efficacement les avances de la caisse de service, car les
ventes de biens domaniaux et nationaux, sur lesquelles on affectait encore de
compter, devenaient elles-mêmes une ressource précaire faute d'acquéreurs
sérieux. Son capital montait à environ 290 millions, mais près des deux tiers
de cette somme, derniers termes des contributions à recouvrer sur la Prusse,
ne devaient être exigibles que dans le cours des années 1809, 1810, 1811.
Napoléon devait donc se trouver comme l'Autriche dans un délai très-court
réduit à l'impossibilité matérielle d'entretenir l'innombrable armée qu'il
venait d'organiser. D'autre part, les deux puissances se voyaient déjà dans
l'impossibilité morale de désarmer. Il résulte de là que si la guerre n'était
pas encore déclarée de fait, on peut dire qu'elle était commencée
virtuellement. Cette
situation, sans autre issue qu'un recours aux armes, Ôte tout intérêt aux
derniers pourparlers qui s'échangent entre les cours de Vienne et de Paris.
La diplomatie n'est plus entre elles qu'une sorte de procédure convenue dans
laquelle la forme ne sert plus qu'à déguiser le fond et à imprimer une marche
régulière à un dénouement prévu. Metternich avait annoncé à Champagny dès le
2 mars que les mesures prises par Napoléon avaient contraint le cabinet de
Vienne à mettre ses armées sur le pied de guerre, et le ministre français lui
avait répondu par d'aigres récriminations qui auraient laissé peu d'espoir de
rapprochement lors même que les griefs eussent été moins sérieux et les
passions moins envenimées[15]. A
partir de ce moment les deux gouvernements n'avaient plus songé qu'à achever
leurs dispositions militaires. Masséna reçut l'ordre de porter son quartier
général de Strasbourg à Ulm ; Davout dut s'avancer de Würtzbourg sur
Ratisbonne ; Lannes dut concentrer son corps d'armée à Augsbourg. Napoléon,
qui se rappelait les difficultés que lui avait créées le Danube dans la
campagne de 1805, achemina vers ce fleuve un corps de 1500 marins destinés à
lui ménager un passage rapide sur les deux rives. Le major général Berthier
fut envoyé à Strasbourg avec l'ordre de presser par tous les moyens
l'organisation et la marche des troupes en retard. Il devait centraliser
l'armée à Ratisbonne ; mais, ajoutait Napoléon : « Donauwerth et la
ligne du Lech est la position à occuper dans le cas où l'ennemi me
préviendrait[16]. » En Italie, Murat reçut
l'injonction de se porter sur Rome « avec la rapidité de l'éclair »
pour y relever les troupes de Miollis envoyées dans la haute Italie, et pour
« détruire ce foyer d'insurrection. » L'Empereur lui annonçait son intention
de mettre fin au pouvoir temporel et de ne plus laisser au pape que son titre
d'évêque de Rome, jugeant, non sans raison cette fois, que cette mesure
longtemps ajournée passerait presque inaperçue au milieu des agitations de la
guerre[17]. L'Autriche
aurait pu nous attaquer avec un énorme avantage dès le 20 mars ; elle dépensa
en fausses manœuvres le temps que Napoléon savait si bien utiliser. L'armée
de l'archiduc Charles, concentrée en Bohême vers Pilsen, pouvait être en cinq
marches à Ratisbonne au milieu de nos corps dispersés. Au lieu d'exécuter
cette attaque hardie qui eût jeté le désordre et l'épouvante au milieu de nos
cantonnements, il ne laissa en Bohême qu'un corps de quarante mille hommes
sous les ordres de Bellegarde, et fit avec les cent quarante mille autres un
long détour pour aller repasser le Danube à Linz et se présenter sur l'Inn
conformément à la vieille routine des guerres autrichiennes. Il adopta,
dit-on, ce plan malgré ses répugnances à la suite d'un long débat entre les
généraux Grünn et Mayer dont fun tenait pour le premier projet et l'autre
pour le second ; mais sa conduite n'en soulève pas moins d'objections puisque
ces dissentiments donnaient plus de poids à l'avis du général en chef qui
devait seul décider puisqu'il était seul responsable. Dans un
tel état de choses, les incidents nécessaires pour changer les démonstrations
menaçantes en hostilités déclarées, ne se font jamais attendre ; ils se
produisirent presque au même instant des deux côtés. Un officier français,
porteur des dépêches de l'ambassade de Vienne pour la légation de Munich,
mais, sans caractère officiel, fut arrêté à Braunau et tous ses papiers
furent saisis et décachetés. A peu de jours de là dans une marche de
Würtzbourg sur Ratisbonne, les avant-postes de Davout violaient le territoire
de l'empire autrichien[18]. Napoléon n'eut pas plutôt
appris l'arrestation de l'officier français, que, par mesure de représailles,
il fit saisir sur toutes les routes les courriers du cabinet autrichien. Il
n'en fallait pas tant pour consommer une rupture dont tous les actes préparatoires
étaient depuis longtemps épuisés. Metternich demanda ses passe-ports, et le
10 avril au matin l'archiduc Charles franchit l'Inn avec son armée, pendant
que le Tyrol, prenant feu avec la rapidité d'une traînée de poudre,
s'insurgeait tout entier pour chasser les garnisons bavaroises. Napoléon
s'attendait à être attaqué, mais il ne pensait pas l'être avant le 15 avril,
époque à laquelle il se proposait de rejoindre son armée sur le Danube. Mais
le 10 avril, à la demande que l'ambassadeur autrichien fit de ses passeports,
il comprit que l'entrée en campagne était imminente et télégraphia aussitôt à
Berthier qui, selon ses suppositions, devait être encore à Strasbourg,
d'opérer sur-le-champ la concentration de l'armée, non plus sur Ratisbonne
mais sur Augsbourg et Donauwcerth. Dans une lettre du même jour, qui est
devenue la base de toutes les accusations qui ont été formulées depuis contre
le major général, il expliquait à Berthier sa dépêche et lui recommandait de
nouveau « de tout reployer sur le Lech, c'est-à-dire d'Augsbourg à
Donauwcerth, si les Autrichiens attaquaient avant le 15 avril. » Si
l'ennemi ne faisait aucun mouvement, mais dans ce cas seulement[19], Davout devait se maintenir à
Ratisbonne pendant que Masséna opérerait son mouvement d'Ulm sur Augsbourg.
Mais en recevant l'avis du passage de l'Inn, Berthier avait quitté Strasbourg
dès le 11 pour se rendre à l'armée, en sorte que la lettre et la dépêche de
Napoléon ne lui parvinrent que le 16 avril à Augsbourg, alors que l'empereur
lui-même était sur le point d'arriver au quartier-général. Berthier n'avait
donc d'autre guide que ses instructions du 30 mars, écrites en vue d'un
débouché des Autrichiens, non par l'Inn mais par la Bohême, et ces
instructions prévoyaient bien l'éventualité d'une concentration sur le Lech,
mais, « dans le cas où l'ennemi nous préviendrait », prescription un peu
vague et susceptible de plusieurs interprétations différentes. On
pouvait dire, en un certain sens, qu'il ne nous avait pas prévenus,
puisqu'après avoir dépassé l'Inn, il s'avançait lentement et péniblement sur
l'Isar et n'avait pas encore atteint cette rivière derrière laquelle notre
armée était déjà en partie concentrée. Davout occupait en effet Ratisbonne
avec un corps qui allait monter à 60.000 hommes lorsqu'il aurait été rejoint
par la division Friant encore en arrière, et les Bavarois étaient réunis au
nombre de 40.000, partie à Landshut, partie à Neustadt. Cette position était
toutefois dangereuse parce qu'on ne pouvait défendre efficacement la ligne de
l'Isar, et que cette ligne, une fois forcée, Davout pouvait se trouver coupé
du gros de l'armée encore à Augsbourg. Livré à ses propres inspirations,
Berthier fit peu de chose pour prévenir ce danger ; il rappela même à
Ratisbonne Davout qui l'avait déjà quitté pour se rabattre sur notre centre,
et envoya à son secours les divisions d'Oudinot. Mais bien qu'il ait montré
en cette occasion l'indécision ordinaire des hommes habitués à n'agir jamais
par eux-mêmes, Berthier ne mérita pas tous les reproches qui lui furent
prodigués, puisqu'il reçut les ordres de Napoléon trop tard pour les mettre à
exécution. Il
était temps que l'empereur arrivât sur le théâtre des événements pour réparer
les fautes de son lieutenant. Déjà un maréchal était allé jusqu'à accuser
Berthier de méditer une défection[20]. Averti par le télégraphe du
passage de l'Inn, le 12 avril à huit heures du soir, Napoléon quitta Paris
dans la matinée du 13, et le 17 au matin il arrivait à Donauwerth, au point
même où il avait voulu opérer la concentration de son armée. Il n'avait à
proximité que les Wurtembergeois de Vandamme qui arrivaient à Ingolstadt, et
le corps bavarois qui était cantonné de Geisenfeld à Neustadt. Davout était
toujours isolé à Ratisbonne ; Masséna était encore à Augsbourg avec son corps
d'armée et les divisions d'Oudinot qui devaient faire partie du corps de
Lannes. Quant à la garde, elle avait à peine dépassé le Würtemberg. Notre
armée s'étendait ainsi sur une longueur de vingt-cinq lieues, tournant le dos
au Danube et faisant face à l'Isar, que les Autrichiens avaient franchi
depuis la veille. Dans la journée du 16 avril, leur avant-garde s'était
présentée sur l'Isar devant Landshut ; elle y avait engagé le combat avec la
division bavaroise Deroy qui défendait la ville ; mais le passage de la
rivière ayant été forcé sur deux autres points, Deroy s'était replié sur
Neustadt. A la suite de cette affaire, l'armée autrichienne tout entière,
moins le corps qui était resté sur la lisière de la Bohême, avait passé
l'Isar à Landshut, à Moosburg, à Dingolfing, et s'avançait sur nous, menaçant
de couper notre ligne par le milieu. Les
deux armées se trouvaient dès lors en présence, en nombre à peu près égal[21], dans l'espèce de quadrilatère
irrégulier dont les deux côtés supérieurs sont formés par le Danube et les
deux autres par l'Isar et le Lech ; mais celle qui était concentrée avait sur
celle qui ne l'était pas un avantage inestimable. L'archiduc Charles, après
avoir débouché par Landshut, pouvait en deux marches au plus, se porter à
Obersaal sur le Danube, s'y établir entre le corps bavarois et celui de
Davout, et les écraser l'un après l'autre avec la masse de son armée. Mais au
moment de s'engager dans un pays couvert, coupé de marais, de bois, de
coteaux, au milieu de corps ennemis dont il ne connaissait exactement ni la
force ni la position précise, il se sentit repris plus fortement que jamais
de ses scrupules de timidité ; sa lenteur, son indécision, ses tâtonnements
sauvèrent une seconde fois notre armée d'un échec presque inévitable. Il
poussa ses troupes dans trois directions différentes par les trois routes qui
partaient de Landshut, mais comme s'il eût voulu observer plutôt que
combattre. Les corps de Hiller et de l'archiduc Louis furent envoyés à
Mainbourg et à Siegenbourg en face des Bavarois, un détachement de moindre
importance alla reconnaître à droite la route de Ratisbonne, et l'archiduc
Charles s'avança sur Rohr par la chaussée du centre. (18 avril.) Autant
ces mouvements étaient timides et mal assurés, autant ceux de Napoléon
étaient précis, rapides et décisifs. Dès son arrivée, il avait compris
l'inconvénient d'une ligne si étendue et la nécessité de concentrer son
armée. Il s'était hâté, en conséquence, d'expédier à Davout l'ordre de se
rabattre de Ratisbonne sur Neustadt en lui promettant d'aller à sa rencontre
avec les Bavarois pour favoriser son mouvement. Il avait en même temps appelé
Masséna d'Augsbourg sur Pfaffenhofen, où ce maréchal serait à la fois plus
près du centre de l'armée et à portée de menacer Landshut, c'est-à-dire la
ligne de retraite de l'archiduc. Au moyen de cette double marche, Napoléon
retirait sa gauche trop avancée, et il portait en avant sa droite restée trop
en arrière. Le 19
avril de grand matin, Davout quitta Ratisbonne en y laissant seulement un
régiment pour défendre le pont du Danube contre l'armée de Bohême. Sa
cavalerie, son artillerie, ses équipages s'acheminaient par la route qui
côtoie le Danube. Son infanterie prit par les hauteurs boisées qui dominent
la route, d'Abach à Tengen. Cette marche exécutée le long du Danube et sur le
front même de l'armée autrichienne était une opération des plus critiques ;
elle offrait encore à l'archiduc Charles les plus grandes chances de séparer
Davout de Napoléon. Mais au moment où Davout avait quitté Ratisbonne,
l'archiduc avait quitté Rohr pour se diriger lui-même sur cette ville, et au
lieu de prendre par la chaussée du Danube, ce qui lui eût permis de barrer le
passage à Davout, il s'était jeté à droite et avait gagné Ratisbonne par
Egloffsheim. Un seul de ses corps, celui de Hohenzollern, vint donner entre
Saalhaupt et Tengen sur les divisions Saint-Hilaire et Friant. Après un combat
très-vif, connu chez nous sous le nom de bataille de Thann, et chez les
Allemands sous celui de combat de Tengen, ces deux divisions rejetèrent
Hohenzollern sur Hausen, et Davout opéra sa jonction avec les Bavarois. (19 avril.) Pendant
ce temps, Masséna s'était de son côté avancé jusqu'à Freising, en sorte que
notre armée s'était concentrée, tandis que celle de l'archiduc se disséminait.
Les corps autrichiens éparpillés de l'Abens à Ratisbonne n'offraient plus
aucune cohésion ; ils laissaient à Napoléon l'initiative dont ils n'avaient
pas su profiter. Ils offraient à ses coups quatre groupes principaux. Hiller
était à Mainbourg, déjà inquiet de la marche de Masséna sur ses derrières,
l'archiduc Louis s'étendait de Siegenbourg à Kirschdorff, à trois ou quatre
lieues de Mainbourg. A sept ou huit lieues de là aux environs de Ratisbonne,
était l'archiduc Charles dont le corps le plus avancé était à Hausen et avait
combattu la veille. Napoléon se détermina aussitôt à couper en deux cette
ligne démesurément étendue afin d'en détruire ensuite les tronçons séparés. Il
laisse Davout devant Hausen avec mission de contenir l'archiduc Charles
pendant que l'empereur va se jeter avec le plus gros de ses forces sur
l'archiduc Louis à Kirschdorff et à Siegenbourg. Lannes est envoyé â Rohr
avec deux divisions afin de prévenir encore mieux toute communication entre
les deux ailes ennemies. Ces mesures prises, Napoléon débouche par Abensberg
avec les Bavarois et les Wurtembergeois sur Offstetteten et Kirschdorff ; il
y culbute les avant-postes de l'archiduc Louis, puis il les refoule sur Rohr
où ils sont reçus par Lannes qui achève leur déroute. L'archiduc Louis,
attaqué lui-même à Siegenbourg par le général Wréde, se voit avec épouvante
sur le point d'être tourné par sa droite ; il se replie à la hâte sur
Pfeffenhausen. Il s'y réunit à Hiller qui s'y était rendu de Mainbourg et
n'avait pu prendre aucune part au combat. (20 avril.) Par
suite de cette courte bataille où vingt-cinq à trente mille Autrichiens
seulement avaient combattu, grâce aux fausses manœuvres du général en chef, l'armée
ennemie se trouvait coupée en deux masses qui ne pouvaient plus se rejoindre.
L'une était rejetée en désordre sur Landshut où elle courait grand risque
d'être prise entre Napoléon qui la poursuivait par Pfeffenhausen, et Masséna
qui arrivait par Moosburg et la rive droite de l'Isar ; l'autre était
refoulée vers Ratisbonne, et Napoléon qui croyait cette ville encore occupée
par les troupes que Davout y avait laissées, se flattait de lui faire essuyer
un complet désastre. Lorsque
dans la journée du 21 avril, à la suite d'un troisième combat encore plus
rapide que les précédents, Napoléon se vit maitre de Landshut que Hiller essaya
sans succès de défendre contre l'attaque combinée de Lannes et de Masséna, il
considéra l'armée de l'archiduc Charles comme irréparablement perdue. Elle ne
pouvait plus en effet s'échapper que par Ratisbonne qu'on croyait encore en
notre pouvoir, par Landshut que nous occupions, ou par Straubing où l'on
pouvait espérer la prévenir. Quelque belles qu'eussent été ses manœuvres
pendant ces trois journées, il s'en exagérait encore l'importance, mais il
voulut surtout l'exagérer aux autres, selon sa constante habitude d'escompter
ses succès à outrance afin d'agir plus fortement sur les imaginations.
D'après une note qu'il fit imprimer à la date du 21 avril et répandre dans
toutes les directions, « l'armée autrichienne avait été frappée par
le feu du ciel qui punit l'ingrat, l'injuste et le perfide, elle était pulvérisée.
Tous ses corps d'armée avaient été écrasés. Plus de vingt de ses généraux
avaient été tués ou blessés ; un archiduc avait été tué et deux blessés.
On avait plus de 30.000 prisonniers, etc. De cette armée qui avait osé braver
l'armée française, bien peu de débris repasseraient l'Enns, etc. » Toute
la note était dans ce style. Ces forfanteries éhontées ternissaient l'éclat
de victoires moins remarquables à coup sûr par leur résultat, quelque
brillant qu'il eût été, que par les combinaisons pleines de génie qui les
avaient préparées. L'armée autrichienne était loin d'être aussi pulvérisée
qu'on voulait bien le dire. Sa séparation en deux masses était accomplie,
mais l'archiduc Charles était maitre de Ratisbonne où il avait fait
prisonnier le régiment que nous y avions laissé ; il avait attiré à lui une
division de l'armée de Bohème, et, certain désormais de pouvoir opérer sa
retraite au-delà du Danube par cette ville, il commençait à déborder aux
environs d'Eckmühl, au moyen d'une attaque bien tardive, les corps de Davout
et de Lefebvre, qui avaient été chargés de le contenir. L'empereur,
après avoir lancé la cavalerie de Bessières à la poursuite de biller, et
confié à une partie du corps de Masséna la garde de Landshut, se mit en
marche avec tout le reste de ses forces pour aller soutenir Davout. Il arriva
à Eckmühl à deux heures de l'après-midi. Par une fantaisie stratégique qui
est restée inexpliquée, l'archiduc, au lieu de renouveler son attaque avec
tous ses corps réunis, n'avait laissé à Eckmühl que ceux de Rosenberg et de
Hohenzollern. Il avait envoyé les autres battre la campagne dans la direction
d'Abach, où il n'aurait dû concentrer que ce qui était nécessaire pour
défendre la chaussée du Danube contre la cavalerie légère de Montbrun. Les corps
établis à Eckmühl résistèrent avec une grande bravoure, malgré leur
infériorité, aux assauts multipliés de Lannes, de Lefebvre et de Davout ;
mais, après plusieurs heures de combat, Rosenberg, enveloppé de toutes parts
et sans espoir de se voir appuyé, se mit en retraite sur Ratisbonne, laissant
le champ de bataille couvert de ses morts. L'archiduc accourt avec sa
cavalerie pour protéger ce mouvement rétrograde qui est suivi par l'armée
entière. Les cavaliers autrichiens sont chargés par les nôtres qui les
rejettent sur leur infanterie, mais la réserve du prince de Liechtenstein se
précipite à son tour et engage avec nos cuirassiers un combat acharné qui
dure jusqu'à la nuit (22 avril). Napoléon
jugea prudent de ne pas pousser plus loin la poursuite, et l'archiduc put
regagner Ratisbonne à la faveur de l'obscurité. Il repassa le Danube sur deux
ponts, dans la matinée du 23 avril sous les yeux de l'empereur, qui chercha
avec peu de succès à entraver cette opération. Il réussit toutefois à forcer
à temps l'enceinte de la ville pour faire prisonnière une partie de
l'arrière-garde, peu nombreuse d'ailleurs, que l'archiduc y laissa. Jamais
le génie militaire de Napoléon ne s'était montré plus grand, plus sûr, plus
fertile en ressources que pendant cette bataille de cinq jours dont les
divers épisodes, Thann, Abensberg, Landshut, Eckmühl, Ratisbonne n'avaient
été que le développement régulier d'une seule pensée, et où chacune des
étapes destinées à rectifier de mauvaises positions, qui n'étaient pas son
ouvrage, avait été marquée par une victoire. Rien n'y avait été donné au
hasard, à cette tactique de casse-cou où l'on joue la fortune d'un pays pour
obtenir un plus grand effet. D'une évolution rétrograde, toujours si
difficile à exécuter en présence de l'ennemi, Napoléon avait su faire un
mouvement offensif qui enfonçait le centre des Autrichiens et rejetait leur
armée divisée sur les deux rives du Danube. Jamais position plus inextricable
n'avait été débrouillée, éclaircie et victorieusement relevée avec plus de
sang-froid, de suite et de fermeté. Cette entrée en campagne est un modèle de
guerre méthodique, un chef-d'œuvre de hardiesse en même temps que de prudence
; elle est digne de tous points de la première campagne d'Italie. On n'en
peut guère critiquer que les mensonges qui la déshonorèrent. Napoléon, dans
son bulletin, s'attribua 60.000 prisonniers, ce qui, avec les 15.000 morts ou
blessés au minimum, diminuait l'armée autrichienne de 75 à 80.000
combattants. D'après les calculs les plus probables, elle avait perdu au plus
un quart de ce nombre, tout compris. L'effet
moral de ce magnifique début fut quelque peu atténué par les mauvaises
nouvelles qui arrivèrent successivement d'Italie, du Tyrol et de la Pologne.
En Italie, le prince Eugène, attaqué à l'improviste par l'archiduc Jean avant
d'avoir pu concentrer son armée, s'était vu enlever son avant-garde à
Pordenone et s'était ensuite fait battre complétement à Sacile. Il avait été
ramené de là jusque sur l'Adige. En apprenant ces fâcheux événements,
Napoléon avait reconnu, non sans une douloureuse surprise, que son adoption
n'avait pas eu la vertu qu'on attribue au Saint-Esprit. Il avait bien pu
faire du prince Eugène, jeune homme doué d'ailleurs de qualités excellentes,
son fils et son lieutenant, mais non lui donner par surcroît le génie et
l'expérience qui lui manquaient. Sa déception s'exhala en termes pleins
d'amertume « Je vois avec peine, lui écrivit-il, que vous n'avez ni habitude
ni notion de la guerre.... J'aurais dû vous envoyer Masséna et vous donner le
commandement de la cavalerie sous ses ordres. En vous donnant le commandement
de l'armée, j'ai fait une faute. Je sais qu'en Italie vous affectez de
mépriser Masséna ; si je l'eusse envoyé, ce qui est arrivé n'aurait point eu
lieu. Masséna a des talents militaires devant lesquels il faut se prosterner[22]. » Il est
certain qu'il eût été infiniment plus juste et plus habile de confier à ce
grand homme de guerre un commandement auquel il avait tant de droits, que de
l'employer sur le champ de bataille d'Eckmühl à
porter des ordres » comme un officier d'ordonnance, ainsi que l'empereur le
constatait avec une sorte de vanité mesquine dans son premier bulletin mais à
qui la faute, si ce n'est à celui dont l'infatuation se communiquait aux plus
modestes ? Dans une autre lettre, Napoléon écrivait à Eugène : « Je
reste à concevoir comment mes troupes ont été battues par cette canaille
d'Autrichiens. Ils étaient 300.000 ici, je les ai toujours battus n'étant
qu'un contre sept[23]. » Canaille d'Autrichiens,
canaille d'Espagnols ; plus les ennemis de Napoléon devenaient redoutables,
plus il affectait de les mépriser, comme s'il eût dépendu de lui de les
rendre en effet méprisables, et de diminuer les obstacles en les dédaignant.
De là ce ton de jactance et de présomption qu'il mit à la mode parmi ses
généraux et qui, par la suite, ne contribua pas peu à leurs revers en leur
inspirant une confiance aveugle en leur supériorité. Le mépris de l'ennemi
encourage les coups d'audace, mais il engendre aussi des négligences et des
illusions funestes, et l'on peut dire qu'il a fait perdre plus de batailles
qu'il n'en a fait gagner. En imitant la gasconnade par laquelle on cherchait
à le stimuler, et en réglant ses calculs sur ceux qui établissaient que
l'empereur avait combattu un contre sept, Eugène aurait pu facilement
transformer ses deux défaites en victoires éclatantes. Il est incontestable
en effet que si, au début de cette série de combats, les positions de notre
armée avaient été des plus défavorables, son nombre avait tout au moins égalé
celui des troupes de l'archiduc Charles. On voit par toutes les lettres de
Napoléon que Davout avait 60.000 hommes, les Bavarois unis aux Wurtembergeois
n'en formaient guère moins de 50.000, le corps de Masséna, la cavalerie de
Bessières, les divisions Oudinot en comptaient au moins autant, et leur
nombre croissait d'heure en heure, tandis que l'archiduc n'avait pas eu plus
de 130.000 hommes disséminés sur ces divers champs de bataille. Napoléon
songea un instant à donner à Murat le commandement de l'armée d'Eugène, mais
l'arrivée de Macdonald au quartier général du vice-roi ne tarda pas à le
faire renoncer à ce projet. Il était, d'ailleurs, évident que la retraite de
l'archiduc Charles allait forcer l'archiduc Jean à rétrograder sur les Alpes Noriques.
Eugène ayant désormais pour conseiller un général d'un mérite si éminent,
pouvait suffire à la tâche de poursuivre et de harceler son antagoniste. En
1809, comme en 1805, l'impulsion de l'armée qui opérait sur le Danube,
entraînait tous les corps qui cherchaient à agir sur ses ailes, et l'action
principale dominait tous les événements épisodiques. L'archiduc Jean était
irrésistiblement entraîné dans la déroute de son frère ; l'insurrection
tyrolienne n'était plus elle-même qu'un hors-d'œuvre, malgré son brillant
succès. Comme elle n'était ni placée sur la ligne directe de nos
communications, ni capable de se mobiliser sous forme de force régulière,
comme elle pouvait en outre être facilement circonscrite, sinon réprimée, on
n'avait qu'à la laisser s'user sur place, en attendant que son isolement
croissant et le contrecoup des grands événements de la guerre permissent de
l'attaquer avec avantage. Lefebvre fut envoyé à Salzburg avec les Bavarois,
pour empêcher les Tyroliens de déborder sur nos flancs. En Pologne,
l'archiduc Ferdinand avait occupé Varsovie et refoulé Poniatowski au-delà de
la Vistule ; mais son succès même l'entraînait plus loin qu'il n'aurait dû
aller et ne pouvait avoir qu'une influence très-secondaire sur l'issue de la
campagne. Après
avoir repassé le Danube à Ratisbonne, l'archiduc Charles avait repris le
chemin de la Bohême-, pour venir, selon toute apparence, se rabattre à Linz
ou à Krems, s'il pouvait y arriver à temps pour nous y devancer. Mais il
était obligé de faire un long et pénible détour par Budweiss, tandis que
marchant tout droit par la chaussée qui longeait la rive droite du Danube,
nous avions mille chances d'occuper ces positions avant lui. Le corps de
Hiller était, en effet, hors d'état de nous arrêter sur les divers affluents
du Danube, parce que nous menacions, en les abordant sur toute leur étendue,
plus de points qu'il ne pouvait en défendre. On ne doit pas chercher ailleurs
les motifs qui décidèrent Napoléon à ne pas suivre l'archiduc en Bohême. Il y
eût trouvé une route longue et difficile, des positions dont les gorges du
Bœhmer-Wald rendaient l'accès dangereux, et il eût, en outre, été contraint
de diviser ses forces. En suivant la chaussée du Danube, il allait plus vite
par des chemins qui lui étaient mieux connus ; il gardait l'avantage de sa
concentration, il avait la presque certitude d'atteindre Vienne avant son
adversaire et de pouvoir exploiter ce grand effet moral que produit toujours
l'occupation d'une capitale ennemie. Déjà il
avait lancé à toute vitesse son armée sur la route de Vienne. S'adressant à
ses soldats, après la prise de Ratisbonne, pour les remercier de leur ferme
attitude, il les félicitait « d'avoir glorieusement marqué la différence qui
existait entre les soldats de César et les cohortes de Xerxès. »
Rapprochement contestable s'il en fut, car l'Autriche était seule contre
nous, et Napoléon avait réuni pour l'accabler les forces de plusieurs
nations. Il avait pour lui le nombre et la masse ; et si quelqu'un rappelait
Xerxès par l'orgueil et la démence de l'ambition, ce n'était pas, à coup sûr,
le modeste archiduc. Malheureusement pour tout le monde, le nouveau Xerxès
était doublé d'un autre Alexandre. L'ordre du jour impérial se terminait par
cette prédiction hautaine : « Avant un mois nous serons à Vienne. »
Il n'y avait plus, en effet, entre cette ville et nous, qu'une trentaine de mille
hommes, à peine en état de retarder notre marche. Hiller,
après un retour offensif assez heureux sur l'Inn, avait en toute hâte repassé
cette rivière, dont il n'essaya pas même de nous disputer le passage. Il résolut
de nous arrêter quelque temps sur la Traun à Ebelsberg, dont les hauteurs
couronnées par un vieux château, lui offraient des positions très-fortes. A peu
de distance de là se trouvait le pont de Mauthausen sur le Danube, par lequel
on supposait à tort que l'archiduc avait l'intention de déboucher pour
rejoindre Hiller. Aussi Masséna, qui formait l'avant-garde avec son corps
d'armée et la cavalerie de Bessières, donna-t-il sur-le-champ l'ordre
d'attaquer, bien qu'on eût la certitude de faire tomber les positions autrichiennes
en les tournant par Larnbach. Le général Cohorn emporte successivement le
pont et la ville d'Ebelsberg, sous un feu épouvantable. Chaque maison est
plusieurs fois prise et reprise au milieu de l'incendie qui consume la ville.
Cohorn était sur le point de succomber, lorsque la division Legrand s'élance
à son tour au milieu des cadavres calcinés. Nous enlevons alors le château et
nous en restons définitivement les maîtres à la suite d'un des combats les
plus sanglants et les plus acharnés dont il soit fait mention dans l'histoire
de ce temps. Les Autrichiens se voyant tournés par Lambach où avait passé le
corps de Lannes, se retirent après avoir détruit le pont de Mauthausen (3 mai). L'armée
continua son mouvement sur Vienne, laissant derrière elle dans les
principales places, à Ratisbonne, à Passau, à Linz, de forts détachements
destinés à protéger nos communications et à défendre le Danube contre un
retour possible de l'archiduc. Le soin de surveiller le cours du fleuve avait
été confié à Davout. Après avoir suivi l'archiduc jusqu'au pied du
Bœhmer-Wald, ce maréchal s'était rabattu sur Straubing et fermait la marche
de l'armée. L'arrivée attendue de Bernadotte à Ratisbonne allait avant peu
permettre à Napoléon d'appeler à lui le corps de Davout. L'archiduc
Charles avait espéré nous devancer à Krems et s'y joindre à Hiller pour
couvrir Vienne. Il ne tarda pas à renoncer à cette illusion. Elle lui était
d'autant moins permise qu'il avait perdu beaucoup de temps à Budweiss en
Bohème dans une complète inaction. Il ordonna donc à son lieutenant de
repasser sur la rive gauche du Danube, ce que Hiller, serré de près par notre
avant-garde, s'empressa de faire en détruisant le pont de Krems. Hiller
laissa derrière lui un détachement chargé d'aller renforcer les milices
viennoises qui se préparaient à défendre la capitale. Le 10
mai 1809, l'armée française parut devant Vienne. La vieille ville avait
encore l'enceinte bastionnée qui avait jadis résisté aux efforts des Turcs,
mais elle contenait à peine un tiers de la population de la capitale, et ses
vastes faubourgs étaient sans moyens de défense. L'archiduc Maximilien,
chargé du commandement de la place, avait sous ses ordres une quinzaine de
mille hommes de troupes régulières, indépendamment de la milice. Il sacrifia
les faubourgs, se retrancha derrière les vieux remparts et rejeta fièrement
les propositions qu'on lui fit de se rendre. Mais après un court
bombardement, Napoléon ayant fait jeter quelques compagnies de voltigeurs
dans l’île où est situé le Prater, l'archiduc, menacé de perdre ses
communications, évacua la ville en toute hâte pour éviter d'être fait
prisonnier avec son détachement ; et nos troupes firent pour la seconde fois
leur entrée victorieuse dans Vienne. Fidèle
à sa vieille tactique d'exciter les populations contre les souverains,
l'empereur recommanda, avec affectation, les habitants à l'humanité de ses
soldats. Il déclara « prendre sous sa protection spéciale ce bon peuple de
Vienne délaissé, abandonné, veuf, cette capitale que les princes de la maison
de Lorraine avaient désertée, non comme des soldats d'honneur qui cèdent aux
circonstances et aux revers de la guerre, mais comme des parjures que
poursuivaient leurs propres remords. En fuyant de Vienne, disait-il, leurs
adieux à ses habitants ont été le meurtre et l'incendie ; comme Médée, ils
ont de leurs propres mains égorgé leurs enfants ![24] » Cette
mauvaise déclamation de tragédie à propos d'une tentative honorable et
patriotique pour défendre la ville, ne pouvait plus tromper personne, mais
plus les accusations devenaient insoutenables, plus on forçait le ton pour
les faire accepter. On s'imaginait imposer aux autres, à force de violence,
une conviction qu'on n'avait pas soi-même. Les épithètes d'ingrat, de lâche
et de parjure revenaient à chaque ligne des bulletins et proclamations à
l'adresse de l'empereur d'Autriche. En les entendant répéter chaque jour, la
multitude ignorante des soldats avait fini par se persuader qu'en effet
Napoléon avait dû, dans quelque circonstance inconnue, accabler ce prince de
ses bienfaits avant de l'accabler de ses coups ; mais pour espérer accréditer
cette invraisemblable légende chez les peuples qui avaient partagé la
mauvaise fortune et les avanies infligées à l'empereur François, il fallait
beaucoup compter sur la puissance du charlatanisme. Il fallait porter cette
confiance jusqu'à la folie pour venir aux Hongrois, la main ouverte, en leur
offrant « l'indépendance et la liberté[25] », quand cette main était
encore toute rouge du sang des Espagnols. Il fallait la pousser au-delà de
toute limite pour s'exprimer dans les termes suivants au sujet du noble et généreux
Schill, en apprenant qu’il venait de soulever son régiment à Berlin, pour
l'entraîner vers la Westphalie : Le nommé Schill, espèce de brigand,
qui s'est couvert de crimes dans la dernière campagne de Prusse[26]. Jamais
monarque asiatique, jamais idole humaine jetant ses oracles aux foules
prosternées n'avait tranché avec une infaillibilité plus tranquille les
grands problèmes du bien et du mal. Le bien n'était plus qu'une émanation de
sa propre personne ; c'était tout ce qui servait ses desseins ; le mal,
c'était tout ce qui les contrariait. Les actions des individus comme celles
des peuples n'avaient plus d'autre critérium que l'intérêt de Napoléon. Telle
était la morale simple et nouvelle qui s'étalait ouvertement dans les
manifestes impériaux et qu'on enseignait à l'Europe à coups de canon.
Napoléon commençait visiblement à croire qu'il n'aurait plus beaucoup
d'efforts à faire pour lui inculquer cette doctrine. La prise de Vienne avait
produit l'effet moral sur lequel il comptait. Les nouvelles des autres armées
étaient redevenues excellentes. Le prince Eugène poursuivait avec des forces
presque doubles l'archiduc Jean, forcé de se rabattre sur la Hongrie pour
éviter d'être pris entre deux feux ; Lefebvre avait battu les insurgés dans
le Tyrol et occupé Insprück ; Poniatowski avait repris Varsovie à l'archiduc
Ferdinand, obligé de regagner les frontières autrichiennes pour se rapprocher
de son frère. Encore un coup à frapper, et selon toute apparence cette
monarchie faite de pièces et de morceaux allait tomber en dissolution. Dans
l'exaltation de ses espérances, Napoléon jugea inutile de retarder plus
longtemps l'exécution des mesures qu'il méditait contre la cour de Rome.
Cette surprise, plus saisissante par les souvenirs qu'elle évoquait que par
l'importance des changements qu'elle allait opérer, lui parut remplir
convenablement l'intermède de son séjour à Vienne. Il était tout à fait dans
son rôle d'homme du Destin, en donnant à un empire qui tombait le spectacle
d'une domination déjà frappée. Il
lança, en conséquence, le 17 mai 1809, le décret fameux qui mettait fin au
pouvoir temporel des papes. Il se plut à le dater « de son camp impérial de
Vienne, » comme pour bien constater que le siège de sa souveraineté était
partout où il lui convenait de l'établir. Il motivait, d'ailleurs,
très-justement, la mesure, non sur ses griefs personnels, mais sur les abus qui
ont résulté de tout temps de la confusion des deux pouvoirs spirituel et
temporel. Mais sa folle infatuation se faisait jour dans le premier
considérant, où il introduisait « Charlemagne, son auguste prédécesseur,
empereur des Français, » et invoquait contre les souverains pontifes les
termes de la donation carlovingienne. Cette exhumation gothique, qu'il
croyait propre à augmenter l'effet, le diminua, en montrant dans quelles
régions arriérées se complaisait son imagination. On ne pouvait, d'ailleurs,
le croire sincère dans le jugement historique qu'il portait sur cc les évêques
de Rome, » car leur histoire lui était suffisamment connue, alors qu'il
restaurait leur pouvoir. Le souvenir de leurs iniquités ne l'avait nullement embarrassé
lorsqu'il espérait profiter de leurs services. Il ne les renversait que parce
que Pie VII ne s'était pas montré assez complaisant, et si le pouvoir qu'il leur
ôtait devait accroître le sien, cette révolution légitime, dont il se faisait
l'instrument, n'était plus qu'un fléau au lieu d'être un bienfait. Le
dispositif du décret contenait une particularité caractéristique. Il décidait
que les revenus du pape seraient augmentés d'une rente annuelle de deux millions
(art.
5). Cet appât,
qu'on pouvait retirer à volonté, était destiné, dans la pensée de Napoléon, à
maintenir la papauté dans le devoir par la crainte de perdre une si riche
dotation. Voilà au juste quelle idée le nouveau Charlemagne avait de
l'institution qu'il avait relevée et du pontife par qui il avait voulu être sacré.
En cela, il se trompait grossièrement, mais on n'en doit pas moins tenir
compte F dans un certaine mesure, de l'appréciation d'un esprit si prompt à
pénétrer les faiblesses des hommes. Il est incontestable qu'il jugeait les
prélats de la cour romaine, et le pape lui-même, capables d'accepter un pareil
marché : « Vous avez vu par mes décrets, écrivait-il peu après à Murat, que
j'ai fait beaucoup de bien au pape ; mais c'est à condition qu'il se tiendra
tranquille. :0 On voit par ces paroles que ses rapports multipliés avec la
cour de Rome ne lui avaient pas inspiré beaucoup d'estime pour ceux qui la
dirigeaient. Pendant
que ces nouveaux incidents occupaient l'attention publique, Napoléon avait
tout préparé pour en finir avec l'armée de l'archiduc Charles, dont il
n'était plus séparé que par le Danube. Le passage des fleuves en présence de
l'ennemi a toujours été considéré comme une des opérations les plus
difficiles de la guerre ; celui du Danube, fleuve d'une largeur
exceptionnelle, eût été impraticable sous le feu d'une armée si forte, sans
les circonstances topographiques qui, aux environs de Vienne, en diminuent
considérablement le danger. Resserré, rapide et profond jusqu'aux approches
de cette capitale, le Danube, une fois arrivé là s'étend et se ralentit,
embrassant dans son cours une multitude d'îles qui divisent ses eaux, de
sorte que le courant présente, au lieu d'un obstacle unique, une série de
bras assez étroits, qu'il est relativement facile de traverser. Deux de ces
îles paraissaient surtout favorables à un passage : celle de la
Schwarze-Lake, située en avant de Vienne et en face de Nusdorf, et celle de
Lobau, située à environ une lieue et demie en arrière. L'empereur
fit faire des préparatifs de passage sur ces deux points ; mais les deux
bataillons qu'il envoya prendre possession de la Schwarze-Lake, ayant été enlevés
par les Autrichiens, il s'en tint, de ce côté, à de simples démonstrations et
concentra tous ses moyens d'action sur la Lobau. Cette île a une largeur d'une
lieue, une circonférence d'environ trois lieues, ce qui permettait d'y
établir une armée à l'abri du canon ennemi. L'archiduc avait négligé de
l'occuper ; on put donc s'en emparer facilement et établir en toute sécurité
un pont sur le bras qui la séparait de nous et qui était de i beaucoup le
plus long. Quant au bras qui la séparait de la rive gauche où se trouvait l'ennemi,
comme il n'avait qu'environ cinquante-cinq toises de largeur, il était aisé
de le franchir rapidement au moyen d'un pont volant, et la difficulté se trouvait
réduite à celle que présente le passage d'une rivière ordinaire. L'obstacle
était encore diminué par ce fait, que la Lobau forme autour du point où nous devions
jeter le second pont, un demi-cercle rentrant qui permettait à notre
artillerie de le rendre inaccessible à l'ennemi. Au moyen de ce grand pont
placé à l'abri de toute attaque, de cette île qui pouvait servir à ses
troupes de station et de place d'armes, du petit pont qui pouvait être jeté
en deux ou trois heures, Napoléon se croyait assuré de faire déboucher son
armée sur la rive gauche avant que l'archiduc, dont il ignorait la position
précise, pût s'y opposer avec succès. On
venait, en effet, de lui annoncer qu'un corps d'armée autrichien avait fait
une tentative de passage à Linz, pour tomber sur nos derrières, ce qui
semblait indiquer que l'archiduc Charles avait tenté un mouvement rétrograde
pour nous tourner, ce qui prouvait tout au moins qu'il avait divisé ses
forces. L'empereur résolut de précipiter le passage, en dépit d'une crue
menaçante du Danube, dont les eaux, grossies par la fonte des neiges dans les
Alpes, ébranlaient surtout le pont principal établi sur des bateaux très- solides,
mais avec des amarres insuffisantes. Dans l'après-midi du 20 mai, le pont
volant fut établi en trois heures et le corps de Masséna prit position sur la
rive gauche. Au-delà d'un petit bois où nos troupes mettaient pied à terre,
s'élevaient à droite et à gauche deux jolis villages, Aspern et Essling, qui
devaient bientôt ne plus offrir qu'un monceau de ruines. Les divisions
Boudet, Molitor et Legrand s'y retranchèrent aussitôt avec une partie de la
garde. Unis par un canal, traversés dans toute leur longueur par une seule
rue transversale, offrant plusieurs bâtiments construits en grosse
maçonnerie, ces villages formaient une sorte de front fortifié très-favorable
à la défensive. L'archiduc continua à rester invisible ce jour-là ; il ne nous
montra qu'une grosse avant-garde de cavalerie qui observa nos mouvements en
battant la vaste plaine du Marchfeld. Le lendemain 21 mai, il se décida à attaquer
Napoléon, avant que notre armée fût passée tout entière sur la rive gauche.
La lenteur inexplicable de ses mouvements eût pu lui coûter cher. Heureusement
pour lui, notre grand pont s'était rompu pendant la nuit. La réparation avait
pris du temps, et Napoléon n'avait pu concentrer encore qu'une partie de ses
forces. L'archiduc
s'avança contre nous très-tard dans la journée, avec environ soixante-dix
mille hommes et trois cents pièces de canon, formant une ligne concentrique
autour des villages d'Aspern, d'Essling et d'Enzersdorf, dans lesquels nos
troupes s'étaient retranchées[27]. On ne peut pas évaluer à moins
de quarante mille hommes les forces qui se trouvaient déjà réunies de notre
côté clans cette première journée[28]. Cette grande infériorité
numérique nous réduisait forcément à la défensive, mais les deux positions
d'Aspern et d'Essling avaient été rapidement transformées en véritables
citadelles et il n'était pas facile d'en chasser de pareils soldats commandés
par des chefs tels que Lannes et Masséna. Masséna s'était enfermé dans Aspern
; il y reçut le premier choc de l'armée autrichienne. Assailli presque
simultanément par les deux corps de Hiller et de Bellegarde, il soutient
l'attaque avec vigueur, et son feu bien dirigé, fait subir des pertes énormes
à ces masses resserrées dans un espace où elles ne peuvent se déployer.
Bientôt cependant, les colonnes autrichiennes, vivement ramenées en avant,
font plier la division Molitor et dans leur élan, elles emportent le village.
Mais Masséna, retranché dans l'enceinte du cimetière, leur oppose une
résistance que rien ne peut ébranler. Il lance sur leurs flancs la cavalerie
de Marulaz et fait reprendre le village par la division Legrand. Lannes
gardait Essling avec la division Baudet ; il y repousse avec une aussi ferme
contenance les assauts du corps de Rosenberg. Il lui cède d'abord le village
d'Enzersdorf, qu'il renonce à défendre, vu le petit nombre de ses troupes ;
mais toutes les fois que les Autrichiens s'avancent sur Essling, ils sont
reçus par une pluie de balles et de mitraille qui les fait reculer en
désordre. En présence de l'insuccès de cette double attaque sur nos deux
ailes, l'archiduc Charles fait avancer sur notre centre le corps de
Hohenzollern, soutenu par la cavalerie de Liechtenstein. Pendant que son
artillerie couvre de boulets les deux villages, Hohenzollern pénètre dans
l'intervalle qui les sépare. Bessières fond sur ces nouvelles colonnes à la
tête de toute notre cavalerie. Il s'efforce en vain d'entamer leurs rangs ;
mais il les arrête, puis il les dépasse et va charger les batteries
autrichiennes. Mais déjà les escadrons de Liechtenstein, accourus au galop,
sont engagés avec les nôtres dans une mêlée furieuse. Le général des
cuirassiers d'Espagne tombe frappé à mort ; les charges se succèdent des deux
côtés sans amener de résultat décisif. Nous perdons toutefois du terrain, et
nous sommes peu à peu refoulés dans la presqu'île que le rentrant du Danube
forme au-dessous d'Essling. Pendant ce temps, Bellegarde et Hiller ont
recommencé, avec une nouvelle énergie, leur attaque contre Masséna. Cette
fois nos troupes sont culbutées et le cimetière lui-même tombe au pouvoir de
l'ennemi ; mais Masséna revient à la tête des divisions Carra Saint-Cyr et
Legrand ; il réussit à reprendre une moitié du village, à la suite d'une
lutte acharnée. La nuit
approchait : l'archiduc fit suspendre le combat. Avec un effort de plus, il
aurait vraisemblablement poussé l'armée française jusqu'au Danube. Mais ce
prince, d'ailleurs excellent général, n'avait rien de cette obstination à
outrance qui arrache à la fortune les faveurs qu'elle hésite à accorder. Il
avait dans sa manière de faire la guerre quelque chose de la nonchalance du
grand seigneur ; il s'y piquait d'une courtoisie excessive, et y apportait
des procédés qui eussent été plus à leur place dans un tournoi. Il semblait
considérer comme un manque de goût ou de générosité de pousser jusqu'au bout
ses avantages, faute capitale avec un ennemi si attentif à tirer des siens
tout ce qu'ils pouvaient donner. Son âme froide, lente et méthodique, était
étrangère à cet implacable acharnement qui ne pardonne pas à un adversaire,
qui n'admet ni ménagements ni transactions et finit toujours par maîtriser
les événements, car la victoire se donne bien plus souvent à celui qui a le
plus de volonté, qu'au plus habile. Déjà au début de la campagne, il avait à
propos d'un échange de prisonniers accablé son vainqueur de compliments
exagérés qui n'eurent d'autre réponse qu'un dédaigneux silence. Il manqua,
dans cette première journée, l'occasion de faire expier à Napoléon une des
plus graves imprudences de sa carrière militaire. Si, en effet, notre armée
s'était vue forcée de combattre en nombre insuffisant, cette faute ne pouvait
être imputée qu'à la témérité d'un plan indigne du génie de l'empereur. La
crue extraordinaire du Danube laissait assez prévoir la rupture du grand
pont. Avec plus de prévoyance et plus de ménagements pour la vie de ses
soldats, Napoléon aurait fait dès lors ce qu'il fit plus tard, il n'aurait
opéré le passage sur la rive gauche qu'après avoir réuni dans la Lobau, à
l'abri des accidents du grand pont, toutes les troupes nécessaires pour
assurer la victoire. Il
était malheureusement un peu tard pour reconnaître cette vérité, dont la
journée du lendemain fut la confirmation éclatante. Des troupes en nombre
considérable passèrent pendant la nuit ; c'étaient les quatre divisions du
corps de Lannes, deux brigades de cavalerie, la garde qui comptait vingt-deux
mille hommes au début de la campagne et qui n'avait pas combattu jusque-là
Ces forces atteignaient-à un chiffre au moins aussi élevé que celui des
troupes qui avaient combattu la veille, ce qui, défalcation faite des pertes,
ne permet pas d'abaisser le total au-dessous de 75 à 80.000 hommes ; mais le
grand pont se rompit de nouveau pendant la nuit, et une partie de notre
artillerie resta en arrière, sur la rive droite, avec le corps de Davout. Les
communications furent rétablies de grand matin, et le défilé recommença, mais
après avoir subi un retard des plus fâcheux. Le 22
mai, vers trois heures du matin, les deux armées qui avaient bivouaqué, en
présence l'une de l'autre, avaient déjà repris les armes. La fusillade
commença avec le jour dans Aspern, occupé moitié par les Français, moitié par
les Autrichiens. Soutenu par des troupes fraîches, Masséna attaque à la
baïonnette les régiments de Hiller et de Bellegarde, qui ont pris position
dans le village ; il leur enlève successivement le cimetière et l'église,
puis les refoule sur leur ligne de bataille. Essling, toujours confié à la
division Boudet, n'essuie encore qu'une violente canonnade. Comme la veille
la ligne ennemie forme autour de nous, d'Aspern à Enzersdorf, un vaste
demi-cercle, dont tous les feux convergent sur notre centre. Mais cette fois
Napoléon n'est plus réduit à l'immobilité qui lui a causé tant de pertes le
jour précédent. Il a résolu de percer au centre cette ligne trop étendue pour
être bien solide, et c'est Lannes qu'il a chargé de porter à l'archiduc ce
coup qui doit couper son armée en deux. Nul
n'était plus capable que ce chef intrépide de comprendre et d'exécuter cette
grande manœuvre. Lannes débouche entre les deux villages, avec une masse
irrésistible formée par les deux divisions d'Oudinot, celle de Saint-Hilaire
et plusieurs divisions de cavalerie, sous les ordres de Bessières. Ses
colonnes trop profondes font d'abord de grandes pertes, mais elles se
déploient en chemin et marchent tout droit sur Breitenlée où se trouve le
quartier général de l'archiduc. Le corps de Hohenzollern, qui s'efforce de
nous barrer le passage, est à demi renversé ; il se replie sur Breitenlée en
recevant avec bravoure les charges de notre cavalerie. La ligne d'artillerie,
dont le feu a fait dans nos rangs de si cruels ranges, est rompue. Lannes
continue à s'avancer sur le centre autrichien où l'archiduc, accouru un
drapeau à la main, rallie ses soldats et déploie ses réserves de grenadiers.
Déjà quelques-uns de nos escadrons viennent charger jusqu'à Breitenlée,
lorsque Lannes, à sa grande surprise, s'aperçoit qu'il n'est pas soutenu. Le
centre de l'archiduc a reculé devant nous, mais si nous allons plus loin, ses
ailes vont se rabattre sur nos flancs dans l'espace que nous laissons à
découvert. Bientôt le maréchal reçoit l'ordre de rétrograder sur Essling.
Napoléon vient d'apprendre que le grand pont s'est rompu de nouveau. Il est
forcé de renoncer à l'appui de Davout, et la nécessité de garder ses
communications avec l'île Lobau le fixe aux positions d'Aspern et d'E5sling.
Les deux ailes de notre armée restant dans l'immobilité, le mouvement de
Lannes n'était plus qu'une manœuvre excentrique qui.ne pouvait aboutir. Il est
certain toutefois que si le mouvement de Lannes avait jeté l'ennemi « dans la
plus épouvantable déroute, » comme Napoléon l'assura dans son bulletin et
plus tard dans ses notes sur la bataille d'Essling, l'empereur n'aurait pas
hésité à compléter cette déroute par un mouvement de toute l'armée, au risque
d'exposer ses communications, car cette crainte ne l'a jamais arrêté
lorsqu'il a cru toucher au succès. La manœuvre de Lannes avait été
brillamment exécutée, mais elle ne pouvait s'achever qu'au prix de longs et
sanglants efforts, qui eussent exigé la présence du corps de Davout. Déjà la
nouvelle qui nous oblige à la retraite commence à se répandre dans les deux
armées, elle consterne nos soldats et ranime l'ardeur de nos adversaires.
Lannes se replie pas à pas sur Essling, serré de près par les troupes que
tout à l'heure il chassait devant lui. Dans cette marche rétrograde, un des
généraux les plus braves et les plus estimés de l'armée, Saint-Hilaire, est
mortellement blessé. L'ennemi s'efforce en vain d'-ébranler les trois
divisions que Lannes ramène à Napoléon, mais il a reformé sa ligne
d'artillerie, et ses boulets font d'affreuses trouées dans nos rangs. La
bataille désormais sans combinaisons pour nous, se trouvait ramenée aux
conditions de celle de la veille, c'est-à-dire à une défensive opiniâtre
derrière les maisons croulantes des deux villages d'Aspern et d'Essling.
Vivement attaqués par les colonnes autrichiennes, qui sentent la nécessité
d'un effort suprême pour saisir la victoire, ces deux réduits sont de nouveau
pris, repris, disputés pied à pied, au milieu de mille scènes de confusion,
de désespoir, de car nage. Les maisons, les rues sont encombrées de cadavres
; partout les blessés du jour tombent sur les morts de la veille. Essling-est
emporté jusqu'à cinq fois par les Autrichiens, et cinq fois ils en sont
chassés. Les attaques dirigées contre notre centre, où Lannes est venu
reprendre ses positions du matin, ne sont pas plus décisives. Le corps de
Hohenzollern et la cavalerie de Liechtenstein y retrouvent les divisions
qu'elles viennent de combattre dans la plaine du Marchfeld ; elles ne peuvent
forcer ce poste dont dépend notre salut, mais elles noms infligent sans le
savoir une perte plus sensible qu'une défaite. Le maréchal Lannes tombe les
genoux fracassés par un boulet. A ce moment, grâce à un élan d'une
irrésistible impétuosité, Rosenberg a enfin réussi à se rendre maître
d'Essling ; il en arrache les débris mutilés de la division Baudet et s'y
retranche avec les réserves de l'archiduc. Déjà nos soldats sont refoulés
vers l'étroite presqu'île où ils vont se trouver acculés sur le fleuve. Mais
le général Mouton, le même que notre génération a connu sous le nom de comte
Lobau, s'avance alors à la tête des fusiliers de la garde. Rien ne résiste à
sa froide intrépidité ; il charge les Autrichiens à la baïonnette, et les
rejette jusqu'à l’extrémité du village. Cette
dernière tentative a découragé l'ennemi, qui se borne désormais à nous
canonner à distance. N'ayant pas réussi la veille à nous forcer dans ces
mêmes positions alors qu'il nous était si supérieur en nombre, il comprend
qu'il doit renoncer à cette espérance aujourd'hui que nos forces sont presque
égales aux siennes. Mais son artillerie, à laquelle la nôtre ne répond plus
que faiblement, parce qu'on craint de manquer de munitions, multiplie les
victimes dans nos rangs et prolonge les pertes de la bataille après la
cessation du combat. Les
deux journées d'Aspern-Essling avaient été une des affaires les plus
sanglantes du siècle et restaient sans résultat très-marqué pour l'un comme
pour l'autre parti. Mais cette absence même de résultat était pour Napoléon
un grave échec, et, sous ce rapport, la bataille d'Essling ne peut être
comparée qu'à celle d'Eylau. Il était forcé de faire un mouvement rétrograde,
d'abandonner cette rive gauche du Danube pour la possession de laquelle il
venait de verser tant de sang, et par là même tout se trouvait remis en
question. Il lui était défendu pour longtemps, sous peine de ridicule, de
parler de la canaille autrichienne. L'archiduc Charles s'était montré dans
cette seconde journée aussi vaillant soldat que brillant général ; mais il
n'était plus en son pouvoir de réparer la faute qu'il avait commise la
veille, pp la lenteur et la mollesse de ses attaques contre une armée alors
peu en état de lui résister. La nuit
venue, Napoléon lit repasser ses troupes dans l'île de Lobau. Cette He lui
offrait une sorte de camp retranché d'une force à peu près inexpugnable ; ses
abords étaient couverts de batteries qui balayaient la rive gauche du Danube.
Les divisions de Davout bordaient la rive droite. Eres allaient y donner la
main au prince Eugène qui accourait à la tête de l'armée d'Italie. Les corps
de Bernadotte et de Lefebvre gardaient le cours du fleuve depuis les environs
de Vienne jusqu'en Bavière. Les approvisionnements de la Lobau étaient
assurés, grâce au voisinage de la capitale autrichienne. On pouvait tenir là
au besoin, plusieurs mois. Ce poste fut confié à Masséna, dont l'indomptable
force d'âme n'avait jamais plus excité l'admiration de l'armée qu'au milieu
des périls de ces deux journées. Au moment où Napoléon passait dans File
Lobau, il aperçut la litière où gisait son vieux compagnon d'armes, Lannes,
qu'on venait d'amputer. Il se précipita vers lui et le couvrit
d'embrassements. Le lendemain il alla le voir dans une maison d'Ebersdorf où
le maréchal avait été transporté. On dit que le mourant, revenu d'un long
évanouissement précurseur du dernier sommeil, tourna vers lui des regards qui
n'étaient plus ni d'un serviteur ni d'un ami, mais d'un juge. En présence du
grand mystère qui dissipe les illusions humaines, et ne voulant plus ménager
que la vérité, Lannes repoussa des consolations dont il connaissait tout le
néant. Il se répandit en plaintes amères contre l'ambition, l'insensibilité
du joueur effréné pour qui les hommes n'étaient plus que cette petite monnaie
qu'on expose sans scrupule et qu'on perd sans remords. Lannes avait été
républicain ; il était resté un patriote ardent ; plus d'une fois il avait
déplu au maitre par la hardiesse de ses censures, et montré un front
désapprobateur au milieu d'une cour servile. Les paroles qu'on lui attribue à
ses derniers moments n'ont donc rien que de très-conforme à son caractère, et
les dénégations passionnées de Napoléon leur donnent un assez haut degré de
probabilité. Mais l'entretien n'ayant pas eu de témoins avoués, on sera
toujours réduit sur ce point à des conjectures plus ou moins vraisemblables[29]. Un
massacre horrible d'au moins cinquante mille nommes tombés en une seule
rencontre sans autre résultat que des bravades de bulletin ; la fortune de
nouveau incertaine ; les nations inquiètes, agitées par un souffle de liberté
et n'attendant qu'un signe pour courir aux armes ; Napoléon arrêté dans sa course
et tenu en échec par un adversaire étonné de n'avoir pas été vaincu : tels
étaient les incidents inattendus, émouvants que l'Europe suivait avec une
attention pleine d’anxiété, les yeux fixés sur cette île obscure où ses
destinées allaient bientôt se jouer pour la seconde fois. Pendant que les
peuples se demandent quelle va être l'issue de ce grand duel, un nouvel
acteur à déjà paru sur la scène. Tout au loin, à l'autre extrémité de
l'horizon, sur les confins de cette terre des étonnements qu'on appelle
l'Espagne, on distingue un pêle-mêle tumultueux qui se rapproche et grandit
d'heure en heure. C'est l'armée de Wellington qui débouche du Portugal,
chassant devant elle les légions de Soult. FIN DU QUATRIÈME VOLUME
|
[1]
Voir à ce sujet, dans le Journal de Stanislas Girardin, une conversation avec
l'impératrice Joséphine à la date du 24 février 1809, écrite évidemment le jour
même.
[2]
Cette obligation était inscrite dans les statuts de l'Université (art. A6). En
ce qui concerne les sénateurs, voir le 3e volume.
[3]
Notamment par Méneval et par Thiers. Gaudin n'assista d'ailleurs pas plus à la
scène que Mollien qui en parle également par ouï-dire dans ses Mémoires d'un
ministre du Trésor (t. III). Mollien ne dit pas un mot de l'accusation
relative au duc d'Enghien.
[4]
Napoléon à Champagny, 2 ! janvier 1809.
[5]
Napoléon à Eugène, 26 janvier 1809.
[6]
Napoléon au roi de Würtemberg, 17 mars.
[7]
Voir entre autres sur ce point l'Histoire du siège de Saragosse du
général Rogniat. — La Défense de Saragosse, de Manuel Cavallero. —
Robert Southey, History of the Peninsular War. — Toreno, — Enfin le Mémoire
sur le second siège de Saragosse, par Pedro Maria Ric, le négociateur
lui-même (dans la Coll. suppl. des Mém. relatifs à la Rév. française).
[8]
Moniteur du 8 mars.
[9]
Napoléon à Clarke, 8 mars 1809.
[10]
Cette lettre, du 3 décembre, est de celles qu'on n'a pas jugé à propos
d'insérer dans la Correspondance de Napoléon.
[11]
Napoléon à Lacuée, 31 mars 1809.
[12]
Dans la séance du 18 avril.
[13]
Napoléon à Berthier, 8 avril.
[14]
Mollien, Mémoires d'un ministre du Trésor.
[15]
Pièces communiquées au Sénat, n° VIII et XIV.
[16]
Instructions du 30 mars 1809.
[17]
Napoléon à Murat, 5 avril.
[18]
Ce fait est constaté par une lettre de Napoléon à Clarke, à la date du 5 avril.
[19]
L'auteur de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, commet ici une méprise en
supposant que la dépêche était ambiguë et prescrivait à Berthier de laisser
Davout à-Ratisbonne dans tous les cas. La lettre et la dépêche sont d'une
parfaite clarté. On y dit à la vérité que Davout restera à Ratisbonne « dans
tous les événements » ; mais la phrase qui précède : « Si l'ennemi ne fait
aucun mouvement », ne laisse aucune place à l'équivoque.
[20]
Général Pelet, Mémoires sur la guerre de 1809.
[21]
Selon le général Stutterbeim, les forces que l'archiduc avait sous la main,
montaient à 126.000 hommes, Histoire de la guerre de 1809.
[22]
Napoléon à Eugène, 30 avril 1809.
[23]
Napoléon à Eugène, 26 avril.
[24]
Proclamation du 13 mai 1809.
[25]
Proclamation aux Hongrois, 15 mai.
[26]
Sixième bulletin.
[27]
Deux de ses corps d'armée étaient, l'un près de Linz sous Kollowrath, l'autre
devant Vienne sous l'archiduc Louis. En outre sa réserve était restée à
Breitenlée.
[28]
Je suis ici en contradiction avec toutes les relations françaises qui portent
ce chiffre de vingt-cinq à trente mille. Il y avait de notre côté, en
infanterie, les quatre divisions Boudet, Molitor, Legrand, Carra Saint-Cyr. Il
faudrait expliquer par quel mystère impénétrable ces divisions, composées les
unes de trois, les autres de deux brigades, c'est-à-dire formant les unes six
régiments, les autres quatre, pouvaient se trouver réduites à cinq mille hommes
en moyenne, lorsqu'on a constaté qu'au début de la campagne le régiment
comprenait trois mille hommes présents sous les armes. Ces quatre divisions
comprenaient seize régiments en totalité, c'est-à-dire 30 à 32 000 hommes au
minimum, en admettant une réduction de mille hommes par régiment. Le même calcul
doit être appliqué à la cavalerie, qui comptait quatre divisions formant de
huit à dix mille cavaliers. Les deux divisions Lasalle et Maralaz comptaient à
elles seules dix régiments de cavalerie qui, composés primitivement de mille
hommes présents sous les armes, devaient en avoir encore sept à huit cents au
minimum.
[29]
Cet entretien a été reproduit d'après le récit des amis qui entouraient Lannes,
par Cadet de Gassicourt, qui fut chargé d'embaumer le corps du maréchal. (Voyage
en Autriche en 1809 à la suite des armées françaises.) Le démenti que lui
donne à cet égard le général Pelet dans ses Mémoires sur la guerre de 1809,
est sans valeur puisqu'il ne s'applique pas à la scène dont parle Cadet de
Gassicourt, mais à la première entrevue du blessé avec Napoléon.