Napoléon
n'eut pas plutôt terminé ses arrangements avec Alexandre, qu'il s'empressa de
le faire sentir à l'Europe par l'arrogance hautaine et provoquante de son
langage. C'est à l'Autriche surtout, la seule puissance continentale qui fût
encore en état de lui créer des embarras, qu'il voulait donner à réfléchir
sur les conséquences de ce nouveau changement de fortune ; mais toujours
incapable de garder une mesure dans le succès, au lieu de se montrer ferme et
résolu il se répandit en menaces et en bravades. Il répondit le 14 octobre à
la lettre si courtoise que le baron de Vincent lui avait apportée le 29
septembre de la part de l'empereur d'Autriche. Après avoir rappelé à ce
souverain qu'il avait été le maitre de démembrer la monarchie autrichienne,
mais qu'il ne l'avait pas voulu, allégation de mauvais goût d'abord, et de
mauvaise foi ensuite, car même après Austerlitz il n'aurait pu faire une
telle chose sans se perdre lui-même, Napoléon donnait à l'empereur une série
d'avertissements qui devaient être autant de blessures pour sa dignité de
souverain : « Ce que Votre Majesté est, elle l'est de mon aveu. C'est la
plus évidente preuve que nos comptes sont soldés et que je ne veux plus rien
d'elle.... mais Votre Majesté ne doit pas remettre en discussion ce que
quinze ans de guerre ont terminé ; elle doit défendre toute démarche
provoquant la guerre.... que Votre Majesté s'abstienne de tout armement qui
puisse me donner de l'inquiétude et faire une diversion en faveur de
l'Angleterre.... que Votre Majesté se défie de ceux qui lui parlant des
dangers de sa monarchie troublent ainsi son bonheur, celui de sa famille et
celui de ses peuples ! » Ce
grave donneur de conseils, qui aurait pu commencer par faire lui-même son
profit des leçons dont il était si prodigue, terminait cette admonestation
par l'énoncé d'une maxime prodigieusement édifiante dans sa bouche : « La
meilleure politique aujourd'hui, disait-il, c'est LA SIMPLICITÉ
ET LA VÉRITÉ ! »
Une telle profession de foi écrite de la main qui avait signé les traités de
Bayonne était une curiosité sans prix, un vrai morceau de roi. Elle était
surtout une démonstration péremptoire de la sincérité et des bonnes
intentions de Napoléon. Aussi l'empereur d'Autriche, plus que jamais
convaincu de la nécessité de profiter de l'occasion unique que lui offrait la
guerre d'Espagne, continua-t-il à pousser ses armements avec toute l'activité
que comportaient les difficultés de sa situation et le voisinage d'un ennemi
si ombrageux. Ce fut
sur un ton beaucoup plus modeste que fut rédigée la proposition de paix que
les deux potentats d'Erfurt étaient convenus d'adresser à l'Angleterre. Ils
invoquaient le devoir « de céder aux vœux et aux besoins de tous les peuples,
de faire cesser les malheurs de l'Europe. La paix était à la fois dans
l'intérêt des peuples du continent comme dans l'intérêt des peuples de la
Grande-Bretagne. Ils se réunissaient donc pour prier Sa Majesté Britannique
d'écouter la voix de l'humanité en faisant taire celle des passions afin
d'assurer le bonheur de l'Europe et de la génération présente. » (12 oct. 1808.) Cette
ouverture était faite sous forme de lettre adressée au roi d'Angleterre,
comme toutes les communications du même genre que Napoléon avait
antérieurement notifiées au cabinet britannique. Il avait toujours cherché,
sans y parvenir, à entrer en relations directes et personnelles avec ce
souverain, à engager avec lui un de ces dialogues pleins de séduction dans
lesquels il se flattait d'exceller et dont la seule acceptation eût été déjà
une reconnaissance anticipée. Il n'avait jamais pu obtenir du roi d'Angleterre
un seul mot de réponse signé de lui, et ne pouvant imaginer que des scrupules
constitutionnels fussent pour quelque chose dans une persistance qui le
désespérait, il s'était dit qu'en présentant cette fois le nom de l'empereur
de Russie à côté du sien propre, il forcerait le roi Georges à se départir de
son système. Quant au fond même de sa proposition, pouvait-il se flatter de
le voir accueilli ? On est tenté de le croire lorsqu'on voit les précautions
multipliées qu'il recommande à ses deux négociateurs Champagny et Romanzoff
afin d'écarter tout ce qui peut faire difficulté ou éveiller les
susceptibilités britanniques. Mais il est impossible d'admettre qu'il prenait
cette ouverture au sérieux lorsqu'on le voit se diriger sur l'Espagne avec
deux cent mille hommes au moment même où il propose l'uti possidetis
comme base des négociations. Comment pouvait-il supposer que l'Angleterre qui
avait commencé la guerre pour Malte, allait y mettre fin au moment où il
s'emparait de l'Espagne et du Portugal ? Quelle
qu'ait été sa secrète pensée, son attente fut doublement trompée. Il n'obtint
aucune réponse de la part du roi Georges, et celle que le ministère lui
adressa par l'organe de Canning (28 octobre) vint bientôt lui prouver que
s'il avait espéré décourager les insurgés d'Espagne, par la nouvelle que des
négociations étaient entamées entre la France et l'Angleterre, ce calcul
allait être déjoué. La note écrite par Canning, sans repousser l'offre des
deux empereurs, montrait nettement que leur proposition n'avait de chance
d'être accueillie qu'autant que tous les alliés de l'Angleterre seraient
admis à la négociation, et parmi ces alliés figuraient non-seulement les rois
de Naples, de Portugal, de Suède, mais les insurgés espagnols. L'Angleterre,
disait Canning, n'était encore liée avec l'Espagne par aucun traité formel,
mais elle avait pris envers elle des engagements qui étaient sacrés à ses
yeux et qui la liaient irrévocablement à la cause de cette nation. Cette
réponse laissait peu d'espoir d'arrangement. Elle arriva à Paris le 31
octobre ; Napoléon s'était déjà mis en route pour l'Espagne. Il laissa
écouler vingt jours avant de répliquer à la note britannique. Le 19 novembre,
en adressant à Champagny son projet de réplique, il laissa percer la pensée
qui lui avait inspiré de si longs délais et peut-être suggéré la négociation
elle-même : « Vous trouverez ci-joint, lui écrivait-il, un projet de
note en réponse à celle de M. Canning. Vous pourrez laisser passer deux ou
trois jours à vous consulter avec M. de Romanzoff. Ensuite vous ferez partir
un courrier intelligent qui répandra que l'Espagne est soumise ou sur le
point de l'être entièrement, que déjà. 80.000 Espagnols sont détruits, etc. »
Pour augmenter l'effet supposé de cette fausse nouvelle il enjoignit à.
Fouché de faire mettre dans les journaux de Hollande, d'Allemagne et de Paris
une série d'articles annonçant d'abord les préparatifs, puis le débarquement,
puis enfin le plein succès d'une expédition absolument fantastique de Murat
en Sicile cc Mettez, lui disait-il, pour détails que le roi Joachim est
descendu avec 30.000 hommes, qu'il a laissé la régence à sa femme, qu'il est
débarqué au Phare.... afin que l'on puisse y croire à Londres et que cela
puisse les alarmer. ms (19 nov.) Tout cela était de pure invention et devait
faire l'objet d'une douzaine d'articles. C'était donc bien avec un fait
accompli qu'il s'était proposé de surprendre et d'entraîner l'Angleterre. Au
reste il ne refusait pas d'admettre à la négociation « soit le roi qui
régnait en Suède, soit le roi qui régnait en Sicile, soit le roi qui régnait
au Brésil ; » mais la proposition d'admettre les insurgés espagnols «
ne pouvait être considérée de la part du gouvernement anglais que comme une
insulte.... Qu'aurait dit le gouvernement anglais si le gouvernement français
eût proposé d'admettre les insurgés catholiques d'Irlande ? » Napoléon
se trompait du tout au tout en supposant que de tels arguments étaient de
nature à faire impression sur le cabinet britannique. Il commettait une méprise
encore plus profonde en attribuant au ministère Canning les appréhensions et
les tendances ultra-pacifiques des cabinets d'Addington ou de Fox. En dépit
des revers des puissances continentales la force et les ressources de
l'Angleterre n'avaient fait que s'accroître dans ces dernières années. Le
blocus continental avait achevé de mettre dans ses mains le monopole du
commerce du monde, et depuis surtout qu'on avait vu se produire les premiers
symptômes d'une dissolution du gigantesque empire d'Occident, ni le gouvernement
ni la nation n'y désiraient la paix. Le cabinet britannique se hâta en
conséquence de mettre fin à ce simulacre de négociation par une déclaration nette
et catégorique qui ne laissait aucune prise à de nouveaux subterfuges. 11
protesta solennellement de sa ferme intention de ne pas abandonner la
généreuse nation espagnole, et de combattre par tous les moyens une
usurpation qui n'avait rien de comparable dans l'histoire du monde. » Il
fit suivre cette note d'une déclaration à l'adresse de l'Europe où se
lisaient ces paroles remarquables : « Si parmi les nations qui préservent
contre la France une indépendance douteuse et précaire, il s'en trouve qui
même en ce moment balancent entre la ruine certaine qui résultera d'une
inaction prolongée, et les dangers incertains d'un effort pour échapper à
cette ruine, la perspective trompeuse d'une paix entre la Grande-Bretagne et
la France ne manquerait pas d'être singulièrement funeste à ces nations. Le
vain espoir du retour de la tranquillité publique pourrait ébranler leurs
résolutions. » (15 déc.) L'Empereur
avait quitté Paris le 29 octobre, après avoir ouvert la session du Corps
législatif et annoncé solennellement cc qu'il allait couronner dans Madrid le
roi d'Espagne et planter ses aigles sur les forts de Lisbonne, » engagement
théâtral et présomptueux auquel manqua la seule justification qui eût pu lui
servir d'excuse, c'est-à-dire une prompte et complète réalisation. Le 3
novembre, il était à Bayonne, accélérant la marche de ce flot d'hommes, de
chevaux, d'équipages qui depuis deux mois n'avait cessé de traverser cette
ville. Des huit corps d'armée qui devaient former l’armée d'Espagne
indépendamment de la garde et de la grosse cavalerie, près de six s'étaient
déjà engouffrés dans la Péninsule, et les corps de Mortier et de Junot
restaient seuls en arrière. Toutes ces troupes ayant été acheminées vers les
Pyrénées avant que rien fût prêt pour les recevoir, le passage d'un si grand
nombre d'hommes sur de mauvaises routes et dans des localités-dépourvues de
tout, avait produit un désordre indescriptible et augmenté la pénurie
générale par le gaspillage du peu de ressources qu'on avait pu se procurer.
Napoléon se hâta de ramener l'ordre par de sévères réprimandes adressées à
ses administrateurs militaires. Mais là encore plus qu'ailleurs on eut l'occasion
de remarquer que très-attentif à toutes les mesures qui devaient assurer les
approvisionnements strictement militaires de ses troupes, tels que les
munitions, objets d'équipement, fournitures en souliers, capotes, etc., il
s'occupait à peine de celles qui avaient pour but d'assurer le bien-être et
la nourriture du soldat. Il allait même jusqu'à décommander ces dernières
pour porter toute l'attention de ses admirateurs sur les autres : « Renvoyez
les réserves de bœufs, écrivait-il à Dejean, je n'ai pas besoin de vivres, je
suis dans l'abondance de tout, il ne manque que les caissons, les transports
militaires, les capotes et les souliers ; je n'ai jamais vu un pays où
l'armée fût mieux nourrie. » Ayant plus que jamais pour maxime que la guerre
doit nourrir la guerre, désireux surtout de l'appliquer à l'Espagne afin de
lui faire mieux sentir le poids des calamités qu'elle avait osé braver, il
laissait à chaque corps le soin de s'entretenir lui-même et de vivre comme il
pouvait_ Le pillage, au lieu d'être l'excès d'un instant, devenait dès lors
une ressource régulière et indispensable à la subsistance des troupes. On en
faisait une institution militaire. Ce n'était pas seulement à une armée impatiente
de se venger, mais à des bandes affamées qu'on allait livrer les malheureux
Espagnols. Pendant
les trois mois qui venaient de s'écouler, notre armée d'Espagne était restée
à peu près immobile dans ses positions sur l'Ebre, se bornant à déjouer les
tentatives peu redoutables et mal concertées que firent les armées de
l'insurrection pour la déborder sur ses deux ailes, d'un côté en Biscaye vers
Bilbao, de l'autre sur la rivière d'Aragon. Joseph, qui brûlait du désir de
se créer une grande réputation militaire, avait conçu ou accueilli plus d'un
plan pour attaquer et, s'il se pouvait, détruire les corps qui lui étaient
opposés, mais Napoléon avait mis son véto à tous ces beaux projets. Décidé à
agir en Espagne avec des moyens immenses, il convenait à ses vues
d'encourager par son apparente inertie la confiance d, l'audace des généraux
espagnols, de n'entrer en action qu'au moment où il aurait réuni des forces
suffisantes pour les écraser d'un seul coup, et alors d'apparaître à
l'improviste comme le Deus ex machina. Ce moment était enfin arrivé. Dans
l'étroit espace qui s'étend des confins de la Biscaye à la rivière d'Aragon,
il avait déjà concentré cinq corps d'armée, commandés par Lefebvre, Victor,
Soult, Ney et Moncey qui allait être remplacé par Lannes. Un sixième,
commandé par Saint-Cyr et destiné à agir isolément, était sur le point de
pénétrer en Catalogne. Il avait en outre avec lui la garde et un nombreux
corps de cavalerie que commandait Bessières. Quels
que fussent encore leur zèle et leur patriotisme, les Espagnols étaient mal
préparés à supporter cette épreuve toujours si dangereuse qui consiste à
maintenir et à consolider les avantages obtenus dans un premier élan
d'enthousiasme. Le miraculeux succès de leur insurrection avait exalté les
cœurs les plus timides et relevé la nation à ses propres yeux, mais il avait
fait naître chez ces populations peu éclairées et même chez beaucoup de leurs
chefs une confiance pleine d'illusions. On considérait la tâche comme achevée
au moment où elle allait devenir plus difficile que jamais. On se livra à des
compétitions de pouvoir, à des rivalités d'ambitions, à. des jalousies de
clocher, au moment où la défense nationale devait seule absorber toutes les
pensées. Au lieu d'organiser fortement l'armée, de l'exercer, d'y appeler
toute la population valide, de lui choisir de fortes positions défensives, on
perdit en vaines discussions et en projets chimériques le temps que Napoléon
employait à entasser régiments sur régiments sur la rive gauche de l'Èbre. Le
sentiment des nécessités de la situation avait été d'abord assez puissant
pour décider les juntes locales qui avaient fait l'insurrection à abdiquer en
faveur d'une junte centrale chargée de l'autorité suprême. Cette junte
centrale fut composée des délégués des juntes locales ; elle réunit dans son
sein des hommes éminents parmi lesquels on distinguait Jovellanos et Moniño
de Floridablanca. Trop nombreuse malheureusement pour un corps exécutif, la
junte suprême qui compta jusqu'à trente-quatre membres, était en outre
dominée par des esprits politiques et littéraires dans des circonstances où
la force des choses réclamait impérieusement des hommes d'action. Elle fit
beaucoup de manifestes, se décerna à elle-même des titres magnifiques,
s'engagea dans de stériles contestations avec le conseil royal qui avait
conservé ses attributions administratives et judiciaires, et ne prit en
définitive que fort peu de mesures efficaces. Quelques-uns même de ses actes
étaient de regrettables concessions aux passions populaires : tels furent le
rétablissement de l'inquisition et la suspension de la vente des biens de
main morte. Qu'il y eût là de sa part un retour prémédité vers le passé, on
ne peut le croire sérieusement lorsqu'on songe que le promoteur de ces
mesures était ce même Floridablanca qui avait été l'ambassadeur de Charles
III, auprès du pape Ganganelli, à l'époque où d'Aranda avait opéré ses
fameuses réformes ; mais c'était une protestation malentendue contre les
prétentions du despotisme français. Napoléon accusait les moines et
l'inquisition, cela suffisait pour qu'on les rétablit. Rendre l'inquisition
populaire, voilà quel était le premier résultat de cette politique tant
célébrée ! Les
mesures militaires qui auraient dû être la préoccupation unique dans une
crise si périlleuse, n'avaient pu que souffrir des hésitations et de
l'incapacité du pouvoir central. Les armées du Midi s'étaient rapprochées des
provinces du Nord ; les troupes de Séville, de Grenade, de Valence étaient
venues sur l'Èbre, sous la conduite de Castaños, donner la main aux insurgés
de Castille et aux Aragonais défenseurs de Saragosse ; les dix mille
compagnons de la Romana étaient venus après leur romanesque évasion se
joindre aux insurgés de la Galice et des Asturies que commandait le général
Blake ; mais malgré beaucoup de décrets sur le papier, l'effectif de ces
armées avait peu augmenté, leur armement était défectueux, leur discipline
détestable ; on n'était pas même parvenu à assurer leurs approvisionnements.
A l'exception de quelques vieilles troupes régulières, elles offraient le
spectacle d'un rassemblement tumultueux plutôt que celui de corps disciplinés
et capables d'entreprendre des opérations militaires. Avec de
tels éléments, un seul système offrait quelques chances de succès contre un
adversaire aussi redoutable que Napoléon et les forces écrasantes qu'il avait
réunies. Éviter toute action générale, se retirer pas à pas devant lui sur
des points de ralliement désignés à l'avance, le laisser s'engager et
éparpiller ses troupes dans les vastes espaces de la Péninsule, ne tenir que
dans des positions d'une force reconnue, se borner enfin le plus souvent à
harceler ses corps, à intercepter ses communications, à enlever ses convois,
telle était la tactique, indiquée à la fois par la nature du pays et par la
faiblesse des ressources, qu'un militaire des plus distingués, le général Dumouriez,
venait de recommander lui -même aux insurgés espagnols dans une sorte de
manuel composé spécialement pour eux. Cette conduite était la seule possible,
et les deux plus habiles généraux que possédât alors l'Espagne, Blake et Castaños,
ne pensaient pas à cet égard autrement que Dumouriez. Mais un plan aussi sage
ne pouvait plaire ni à la présomption des masses peu éclairées qui voulaient
attaquer sur-le-champ Napoléon pour le détruire, ni à la défiance ombrageuse
des provinces qui, abandonnées en apparence, considéraient tout mouvement
rétrograde comme une trahison ; et les deux généraux manquaient de l'autorité
nécessaire pour imposer leurs idées. Au
moment où Napoléon vint en Espagne pour s'y mettre à la tête de ses troupes,
les forces espagnoles se répartissaient en quatre groupes principaux formant
autour de nos positions sur l'Èbre un vaste demi-cercle qui s'étendait des
montagnes de la Biscaye jusqu'aux environs de Caparoso sur la rivière d'Aragon.
Blake opérait sur la gauche avec trente- cinq à quarante mille hommes, aux
environs de Balmaseda, couvrant la Biscaye, Santander, les Asturies, et
menaçant nos communications par la route de Bayonne. Au centre, l'armée de Castaños
bordait l'Èbre de Cintruenigo à Calahorra, se liant à l'armée de droite,
commandée par les frères Palafox, de Tudela à Caparoso, et formant avec
celle-ci un peu plus de quarante mille hommes. En arrière de ces positions
s'avançait, en réserve vers Burgos, l'armée d'Estrémadure, commandée par
Galuzzo, auquel venait de succéder le jeune marquis de Belvéder ; il n'avait pas
encore complété son effectif et n'avait pas plus d'une quinzaine de mille
hommes sous ses ordres. Il y avait bien une cinquième armée en Catalogne ;
mais cantonnée dans cette région excentrique comme dans une sorte de champ
clos, où elle allait être aux prises avec Saint-Cyr et Duhesme, elle ne
pouvait exercer aucune influence sur l'ensemble des opérations. On attendait
aussi d'un jour à l'autre la coopération de l'armée anglaise du Portugal, qui
devait venir renforcer l'armée d'Estrémadure ; mais son intervention était
encore forcément éloignée. Le général Moore qui la commandait, obligé
d'opérer par terre sa jonction avec un corps débarqué à la Corogne, en
partant lui-même de Lisbonne, avait à exécuter des marches longues et
difficiles avant de pouvoir prendre aucune part aux opérations de la
campagne. Aux obstacles résultant de la saison, du mauvais état des chemins,
de la difficulté de se nourrir sans piller, étaient venus se joindre des
retards causés par la mauvaise volonté des autorités espagnoles. Son
lieutenant Baird avait été retenu en quarantaine à la Corogne, et il avait
fallu négocier à Madrid pour obtenir le libre passage d'un corps
d'auxiliaires. C'était
donc avec quatre-vingt-dix mille hommes à peine que les chefs espagnols
étaient chargés de tenir tête aux cinq corps d'armée que Napoléon avait déjà
sur l'Ebre. Composés de vingt-cinq mille hommes en moyenne, ces corps
formaient avec la garde et la cavalerie de Bessières une force totale d'au
moins cent soixante mille hommes. Napoléon n'avait pour ainsi dire qu'à
marcher en avant pour briser sur tous les points la ligne espagnole qu'on
semblait avoir voulu étendre démesurément comme pour en augmenter encore la
faiblesse. Son plan à la fois très-simple et très-décisif consista à la
couper en deux en se portant directement sur Burgos, qui n'était couvert que
par le faible détachement de Belvéder. Une fois arrivé là, il rabattrait ses
corps à droite et à gauche pour tourner les deux principales armées
espagnoles, en les acculant l'une à la mer, l'autre aux Pyrénées, ou tout au
moins en les mettant entre deux feux. Les
combats qui avaient été livrés la veule de son entrée en Espagne, d'une part
à Zornoza, entre Blake et Lefebvre, de l'autre à Logrorio et à Lerin, entre
Ney et Castaños, Moncey et Palafox, auraient pu nuire à ce plan en décidant
les Espagnols à la retraite ; mais en réalité ils ne l'avaient nullement
compromis, puisque leurs positions étaient restées les mêmes à peu de chose
près. Napoléon voulait commencer par détruire l'armée de Blake. Il chargea en
conséquence Lefebvre et Victor de la contenir, pendant qu'Il se porterait
lui-même sur Burgos. Ces maréchaux devaient ensuite la refouler soit vers la
mer, soit sur les pentes des montagnes qui séparent la Biscaye de la Castille
vieille, point vers lequel il allait diriger Soult de Burgos, pour porter le dernier
coup aux débris de Blake. Mais le général espagnol prévint ses adversaires en
les attaquant lui-même. A la suite du combat de Zornoza, Lefebvre s'était
replié sur Bilbao afin de se nourrir plus facilement, ne laissant devant
Blake que la division Villatte isolée à Balmaséda. Victor, envoyé à Ordurio
pour soutenir Lefebvre, ne fit rien pour réparer la faute de son collègue ;
il se contenta d'envoyer une brigade à Oquendo. Abandonnée à elle-même et
attaquée par des forces supérieures dans la journée du 5 novembre, la
division Villatte fut rejetée sur Bilbao après avoir brillamment combattu et
essuyé de grandes pertes. Sévèrement
réprimandés par Napoléon[1], les deux maréchaux se hâtèrent
d'effacer l'impression produite par ce fâcheux début. Lefebvre marcha
immédiatement sur Balmaséda, rencontra à Guenès un détachement de Blake, le
battit, et vint faire sa jonction avec Victor sur l'emplacement même qu'occupait
la division Villatte (8 nov.). Victor prit alors la tête de la poursuite et s'enfonça dans les
gorges des Monts de Biscaye, sur les pas de Blake, forcé de rétrograder.
Arrivé à Espinosa, le général espagnol qui avait réuni toute son armée,
réduite par les combats précédents, et par le manque de vivres, à moins de
trente mille hommes, résolut de tenir ferme dans les fortes positions que lui
offraient les abords de cette ville. Il y résista avec beaucoup de vigueur
aux attaques de Victor, dans la journée du 10 novembre. Mais la bataille
ayant recommencé le lendemain, l'épreuve se trouva au-dessus des forces d'une
armée qui était si loin d'avoir la consistance et la solidité des troupes
régulières. Lorsqu'à la suite d'un combat assez vif, les Espagnols virent la
division du général Maison enlever à la baïonnette les hauteurs qui étaient
la clef de leurs positions, tous leurs soldats se débandèrent en même temps,
comme il arrive toujours aux hommes que n'a pas unis une longue habitude sous
le même drapeau ; les fuyards se dispersèrent dans toutes les directions, et
l'armée se trouva comme dissoute en un instant. On en tua un assez grand
nombre, mais on fit peu de prisonniers. Blake opéra sa retraite sur Reinosa
avec quelques milliers de soldats destinés à servir de noyau au ralliement
d'une armée qui n'existait plus. C'était
le moment où, selon la promesse de Napoléon, Soult aurait dû s'avancer de
Burgos sur Reinosa, pour y prendre ou y détruire les débris de Blake. Mais
quelque bien concerté qu'eût été le plan, l'exécution ne répondit pas à la
pensée, et ce maréchal ne put pas opérer son mouvement assez tôt pour lui
faire produire tous les résultats que Napoléon en attendait. Pendant que
Lefebvre et Victor marchaient contre Blake, Napoléon s'était avancé de
Vitoria sur Burgos, pour y faire déboucher à droite et à gauche ses corps
d'armée sur les derrières de Blake et de Castaños. Burgos n'avait pour toute
défense que le faible détachement du marquis de Belvéder, montant à environ
douze mille hommes. Le marquis ne se porta pas moins au-devant de Napoléon
jusqu'à Gamonal, afin de lui barrer le passage. Ses troupes soutinrent le
premier choc avec beaucoup d'intrépidité ; mais le bois qui couvrait leur
droite ayant été tourné par la cavalerie de Lasalle, puis enlevé par
l'infanterie du général Mouton, tout se débanda et lâcha pied encore plus
promptement qu'à Espinosa. Nos cavaliers, qui pouvaient charger à leur aise
dans ce pays de plaine, poursuivirent les fugitifs le sabre dans les reins et
en firent un véritable massacre. ils pénétrèrent pêle-mêle avec eux dans la
ville de Burgos qui fut mise à sac. (10 nov.) Napoléon
ne lança Soult sur Reinosa que le 13 novembre au matin. Si ce maréchal était
parti le 11, comme il le pouvait, il y serait arrivé à temps pour achever la
destruction de Blake ; mais par suite de ce retard, il n'atteignit Reinosa
que le 15, après avoir recueilli en chemin des canons et des prisonniers.
Blake s'était échappé l'avant-veille en se dirigeant sur la ville de Léon,
par les chemins affreux qui longeaient les montagnes des Asturies. Soult
ayant manqué son but principal, alla battre la province de Santander et la
principauté des Asturies pour y établir un semblant de soumission qui devait
durer tout juste aussi longtemps que le séjour de son corps d'armée dans les
localités qu'il traversait. La
présence de l'Empereur à. Burgos n'adoucit en rien le sort de cette
malheureuse cité, qui fut pendant plusieurs jours livrée à toutes les
horreurs d'une ville prise d'assaut. Toujours fidèle à son système de faire
des exemples, Napoléon voulait soumettre l'Espagne par la terreur encore plus
que par les armes, et il laissait impunis tous ces excès que commettent si
facilement des soldats affamés et dégagés de tout frein. Les villes et les
bourgs situés sur notre passage, particulièrement Miranda et Briviesca,
avaient été ravagés comme s'ils eussent été traversés par des hordes de
sauvages. Quant à Burgos, ces abominations y furent telles, que la ville fut
abandonnée par ses habitants : « triste spectacle ! » s'écrie
Miot, qui y entra le 12 novembre, avec le roi Joseph dont il était le
conseiller et l'ami. Les maisons presque toutes désertes et pillées, les
meubles brisés et épars en morceaux dans la fange ; un quartier situé au-delà
de l'Arlanzon en feu ; une soldatesque effrénée enfonçant les portes, les fenêtres,
brisant tout ce qui lui faisait obstacle, consommant peu et détruisant
beaucoup ; les églises dépouillées, les rues encombrées de morts et de
mourants ; enfin toutes les horreurs d'un assaut, quoique la ville ne se
fût pas défendue ! La chartreuse et les principaux couvents avaient été
saccagés. Le monastère de Las Huelgas, le plus riche et le plus noble couvent
de femmes de la Vieille-Castille, était converti en écurie ; les tombeaux que
renfermaient l'église et le cloître avaient été ouverts pour découvrir les
trésors que l'avidité y supposait cachés, et les cadavres des femmes qu'ils
renfermaient traînés dans la poussière, étaient abandonnés sur le pavé
couvert d'ossements et de lambeaux de linceuls.... J'ai vu sous les fenêtres
mêmes de l'archevêché où l'empereur logeait, un feu de bivouac entretenu par
des instruments de musique et des meubles enlevés des maisons pendant toute
une nuit. Le roi Joseph essaya quelques représentations, mais elles furent
mal repues[2]. » Non-seulement
l'empereur était décidé à n'écouter aucune représentation, mais il voulait
que le pillage administratif vînt compléter les bons effets du pillage militaire.
Il fit confisquer- à Burgos pour trente millions de laines indépendamment des
marchandises anglaises[3]. Ce n'était là qu'un
commencement. Sous prétexte d'indemniser de leurs pertes les Français résidants,
il résolut de mettre la main sur les biens immenses que possédaient les
grands d'Espagne, dans la Péninsule et dans les autres pays soumis à notre
domination : « Le duc de l'Infantado et les grands d'Espagne,
écrivait-il à Cretet, le 19 novembre, possèdent à eux seuls la moitié du
royaume de Naples ; évaluer leurs propriétés dans ce royaume à 200 millions
n'est pas trop. Ils ont en outre des possessions en Belgique, en Piémont, en
'Italie, que mon intention est de séquestrer. Ce n'est là qu'une première
idée[4]. » Cette glorieuse idée
avait été précédée, le 12 novembre, d'un décret de proscription qui déclarait
traîtres et ennemis de la France, condamnait à être traduits devant une
commission militaire et passés par les armes dix grands d'Espagne choisis
parmi les plus opulents et dont les biens devaient être confisqués. Ce décret
de proscription fut intitulé décret d'amnistie, selon l'ingénieuse
nomenclature que Napoléon appliquait à tous ses actes. L'empereur promettait
par d'autres dispositions leur grâce pleine et entière à tous les autres
Espagnols qui feraient leur soumission dans le délai d'un mois à partir de
notre entrée à Madrid. On se flattait que grâce à cette dernière clause le
peuple espagnol verrait un acte de clémence dans cette mesure cruelle et
spoliatrice qui n'était qu'un odieux abus de la victoire. En même
temps les bulletins impériaux déversaient la calomnie et l'insulte sur les
troupes espagnoles comme sur la nation elle-même[5] : « Les soldats de l'insurrection
n'étaient que de ridicules fanfarons, dignes compatriotes de Don Quichotte.
Ignorance crasse, folle présomption, cruauté contre le faible, souplesse et
lâcheté avec le fort, voilà le spectacle qu'on avait sous les yeux. Les
moines et l'inquisition avaient abruti cette nation !... Les troupes
espagnoles ne pouvaient comme les Arabes tenir que derrière des maisons ; les
moines étaient ignares et crapuleux ; les paysans au niveau des Fellahs
d'Égypte ; les grands dégénérés, sans énergie et sans influence. » Le général
la Romana n'était désigné dans ces bulletins que sous le nom du traître la
Romana. L'évêque de Santander qui avait publié contre nous un écrit plein de
dignité et d'éloquence, était représenté comme « un homme furibond et
fanatique, animé de l'esprit du démon, marchant toujours avec un coutelas au
côté[6]. » Tel était le tableau général
que Napoléon traçait du peuple qu'il avait tant de peine à soumettre, et par
une contradiction significative il s'efforçait dans ces mêmes bulletins de
transformer en une victoire signalée son insignifiante échauffourée de
Gamonal ; il envoyait à grand fracas au Corps législatif les douze drapeaux
ramassés sur le champ de bataille ; il triomphait en un mot comme si
l'Espagne eût été conquise du même coup. Ces
forfanteries peu habiles étaient à l'adresse de l'Angleterre, à qui Napoléon
espérait en imposer assez pour qu'elle se résignât à laisser les Espagnols en
dehors de la négociation. Mais la rupture hautaine et éclatante qui mit fin
aux pourparlers vint bientôt lui prouver l'inutilité de ces ruses, et il n'en
resta que le souvenir de ses outrageantes invectives contre un peuple qui ne
pardonne pas les injures. Le
corps de Blake, une fois dispersé, sinon détruit, Napoléon rappela à lui les
corps de Lefebvre et de Victor devenus inutiles en Biscaye, et se retourna aussitôt
contre l'armée encore intacte de Castaños et de Palafox. Elle était restée
immobile en présence du corps de Moncey, de Cintruenigo à Caparoso sur les
deux rives de l'Ebre, puis bientôt, sur les représentations de Castaños qui
comprenait le danger de cette position, elle s'était concentrée aux environs
de Tudela. L'empereur voulait une action rapide et décisive. Il donna au
maréchal Lannes le commandement du corps de Moncey qu'il porta à trente-cinq
mille hommes, nombre peu inférieur à celui des Espagnols qui n'en comptaient
guère plus de quarante mille. Pressé d'obtenir un résultat complet, il avait
chargé le maréchal Ney d'opérer contre Castaños la manœuvre que Soult avait
dirigée contre Blake, mais en lui faisant faire un détour beaucoup plus long
encore afin d'en cacher le but, et sans lui donner des forces suffisantes.
Ney était en effet envoyé sur les derrières de l'armée de Castaños pour la couper,
avec douze mille hommes seulement. Il devait s'avancer de Burgos par Aranda
et Osma jusqu'à Soria, point situé à environ vingt lieues en arrière de
l'armée espagnole, puis arrivé là, se porter soit sur Agreda, soit sur
Calatayud pour donner le coup de grâce aux troupes que Lannes aurait mises en
déroute à Tudela. Ce plan
était sans doute très-spécieux ; mais si, comme il était très-possible, Castaños
se décidait à battre en retraite avant d'avoir été attaqué, Ney se trouverait
seul avec ses douze mille hommes pour faire face à une armée qui en comptait
au moins quarante mille et que tous les rapports portaient à soixante ; il
se_ trouverait isolé sans secours dans un pays soulevé et à une grande
distance de sa base d'opération. La manœuvre qui lui était commandée était
donc des plus aventurées, et les perplexités qu'on lui a reproché d'avoir
ressenties en cette circonstance font autant d'honneur à son coup d'œil
militaire qu'à son patriotisme. Tout
étant ainsi préparé, le 23 novembre, au petit jour, Lannes marcha sur Tudela
où avaient pris position les Aragonais, commandés Dar Palafox. La ligne
espagnole appuyait sa droite à l'Èbre ; elle s'étendait à gauche jusque vers
Cascante où campaient les Valenciens et les Andalous sous les ordres de Castaños.
Ce développement exagéré de près de quatre lieues, et qui laissait le centre
presque dégarni au profit des deux ailes, indiquait clairement la tendance
naturelle des Aragonais à couvrir leur capitale Saragosse, et celle des
Andalous à se rabattre vers le sud. Lannes leur fit promptement expier ces
fautes. Il profita d'abord de l'éloignement du corps principal de Castaños
pour tourner toutes ses forces contre le centre et la droite espagnole. En
même temps que ses colonnes d'infanterie, commandées par Maurice Mathieu,
s'élancent à l'assaut des hauteurs qui dominent l'Èbre, la cavalerie de
Lefebvre vient charger dans la plaine les Valenciens du centre, et menace de
les tourner. Cette attaque est soutenue avec intrépidité sur la droite, elle
est repoussée au centre par une manœuvre habile de Don Juan 0-Neil. Lannes la
renouvelle en dirigeant sur le centre les deux divisions Grandjean et Merlot
qui le font plier. Les lanciers polonais pénètrent aussitôt dans la brèche
qu'elles ont ouverte ; et leur apparition jetant l'épouvante parmi ces
troupes peu expérimentées, elles s'enfuient en pleine déroute à travers les
bois d'oliviers qui couvrent la plaine. C'était
le moment où les Aragonais, vivement pressés par Maurice Mathieu,
commençaient à céder du terrain du côté de l'Èbre. A la vue de cette panique
qui laisse leurs flancs à découvert, ils reculent à leur tour et se mettent
en retraite sur la route de Saragosse poursuivis par la cavalerie de
Lefebvre-Desnouettes. Pendant ce temps, Je lieutenant de Castaños, la Perla
accourait un peu tard de Cascante au secours du centre espagnol qui était
déjà anéanti. Ce renfort composé de troupes excellentes refoule d'abord la
division Musnier que lui oppose Lannes. Il essuie avec non moins de vigueur
les charges de notre réserve de cavalerie. Mais bientôt assaillie par la
division Lagrange qui vient se réunir à nos troupes, la division de la Perla
est entourée à son tour, rejetée sur Borja pêle-mêle avec les débris du
centre ; elle entraîne, dans sa fuite, les autres divisions de Castaños, et
opère dans la direction de Calatayud sa retraite que vient protéger la nuit. Les
Espagnols avaient perdu, à Tudela, environ quatre mille hommes en tués ou
blessés, et presque toute leur artillerie. Ney était resté immobile à Soria
où il attendit vainement l'armée espagnole qui se retirait par Calatayud. Il
y était arrivé le 22 novembre à midi. En se mettant en route le jour même, il
aurait pu se trouver le lendemain 23 à Agreda comme le lui prescrivait un
ordre du quartier général. Mais cet ordre, peu précis, assez mal conçu et
daté du 2 i novembre, quatre heures du soir, à Burgos, indiquait la bataille
comme devant se donner le 22 à Calahorra. Ney ne put le recevoir au plus tôt
que vers cinq ou six heures du soir dans la journée du 22 ; il dut supposer
qu'il était beaucoup trop tard alors pour songer à faire une vingtaine de
lieues afin de prendre part à une bataille déjà terminée à l'heure où il se
mettrait en marche. Il conservait d'ailleurs toute son anxiété au sujet des
mouvements possibles de l'armée espagnole, et vu cette incertitude il jugea
plus prudent d'attendre les événements dans les positions qu'il avait
choisies. Cette inaction lui a été reprochée avec amertume par Napoléon
lui-même ; elle n'était pas, à coup sûr, d'un cœur trop timide ! Des
historiens y ont vu un trait de jalousie contre Larmes, sans songer qu'une
telle jalousie l'aurait plutôt porté à agir avec témérité et présomption. Si
Ney avait paru à Cascante vers la fin de la journée, il aurait au moins
partagé avec Lannes l'honneur de la victoire, car, en pareil cas, c'est celui
qui frappe le coup de théâtre qui produit l'effet principal. La
bataille de Tudela complétait le premier acte de la soumission présumée de
l'Espagne. Des quatre armées qui avaient voulu nous fermer les avenues de la
Péninsule, il ne restait plus à gauche qu'une huitaine de mille hommes qui
gagnaient péniblement la ville de Léon sous les ordres de la Romana, le
successeur de Blake ; au centre, une faible réserve du corps de Belvéder qui
se préparait à nous disputer le passage du Guadarrama ; à droite enfin, les
débris de l'armée d'Andalousie et de -Valence qui se dérobaient de Calatayud
sur Sigüenza vivement poursuivis par Maurice Mathieu, puis par Ney. Quant aux
Aragonais, ils étaient allés s'enfermer dans Saragosse. L'armée anglaise
n'était pas encore parvenue' à opérer sa concentration. Le corps principal
amené de Lisbonne par le général Moore était arrivé le 13 novembre à
Salamanque ; mais là les mauvaises nouvelles reçues de l'armée de Blake lui
avaient fait sentir la nécessité de réunir ses corps épars avant de s'avancer
sur la Castille-Vieille. Il lui fallut attendre d'abord sa cavalerie et son
artillerie qu'il avait acheminées par les routes plus faciles de la vallée du
Tage, d'Almaraz à Talavera, pour se porter ensuite au-devant de son lieutenant
Baird. Parti très-tard de la Corogne, celui-ci n'avait pas encore atteint
Astorga. Cet
état de choses permettait à Napoléon de s'avancer tout droit sur Madrid sans
avoir rien à craindre pour ses communications. Il laissait en effet sur les confins
des Asturies et de la Castille-Vieille le corps de Soult alors sur le point
de rallier celui de Junot qui venait d'entrer en Espagne, devant Saragosse le
corps de Lannes, aux Pyrénées celui de Mortier en marche sur Burgos. Enfin il
couvrait sa gauche avec le corps de Ney appelé à Guadalajarra, sa droite avec
la cavalerie de Bessières qui inondait la plaine jusqu'à Ségovie, et il
montrait sur tous les points aux Espagnols des forces quadruples des leurs.
Parti d'Aranda le 28 novembre, il était le 30 au pied du Guadarrama avec sa
garde, sa réserve, et le corps de Victor. Don
Benito San Juan, chargé de garder les gorges de Somo-Sierra avec les restes
de l'armée d'Estrémadure, avait posté à Sepulveda une avant-garde de trois
mille hommes qui s'était dispersée dès la première apparition de nos troupes.
Lui-même se tenait à Somo-Sierra avec huit à neuf mille soldats et seize
pièces de canon qui balayaient la chaussée. Il avait distribué assez
habilement ses troupes en corps de tirailleurs à droite et à gauche de la
route ; mais eu égard au nombre des assaillants ses dispositions n'en étaient
pas moins fort insuffisantes, puisqu'on n'avait pas même pris les précautions
nécessaires pour empêcher notre cavalerie de charger. Après avoir reconnu les
positions de l'ennemi, Napoléon lança, sur le flanc des Espagnols, quelques
régiments d'infanterie qui débusquèrent leurs tirailleurs. Lorsque cette
infanterie eut non sans peine dégagé à droite et à gauche les abords
immédiats de la chaussée, au lieu de livrer à la batterie du centre un assaut
qui eût pu être long et meurtrier, il résolut de la faire enlever par sa
cavalerie. Le général Montbrun, à qui fut confiée cette manœuvre hardie,
l'exécuta avec un irrésistible élan : il chargea au galop à la tète des
chevau-légers polonais, reçut en chemin une décharge qui lui renversa une
trentaine de cavaliers ; mais en quelques instants il était sur la batterie
et, sabrait les artilleurs sur leurs pièces. Les Espagnols se dispersèrent
aussitôt sur les pentes du Guadarrama en dirigeant leur retraite vers
Ségovie. Madrid
était à découvert. La junte centrale, qui se trouvait encore à Aranjuez,
quitta précipitamment cette ville pour Talavera, après avoir dirigé sur la
capitale le peu de troupes et de ressources dont elle pouvait disposer. Loin
de se montrer abattus par tant de revers les habitants de Madrid étaient
déterminés à défendre leur ville jusqu'à la dernière extrémité. Ils avaient crénelé
leurs murs, dépavé leurs rues, matelassé les fenêtres des maisons, creusé des
fossés devant les portes de la ville, coupé les principales rues par des retranchements
improvisés. Ils avaient confié le commandement de leurs forces à Thomas de
Morla, l'ancien gouverneur de Cadix, qui passait pour un officier instruit et
expérimenté. On enrôla en volontaires les hommes valides ; on leur distribua
des armes et des munitions. Ces scènes d'exaltation patriotique ne furent
malheureusement pas exemptes, jusqu'au bout, des violences qui accompagnent
si souvent les grand es émotions populaires. On avait trouvé du sable au lieu
de poudre dans quelques-unes des cartouches distribuées. Le régidor, marquis
de Péralès, accusé, sans aucune preuve, de les avoir fait fabriquer, fut
saisi et massacré par le peuple. Le 2
décembre, dès le matin, l'armée française prit position sous les murs de la
ville, et Napoléon la fit sommer d'ouvrir ses portes. Cette proposition ayant
été rejetée avec dédain, il commença aussitôt ses préparatifs d'attaque. La
difficulté n'était pas pour lui de s'emparer de Madrid, car, avec les faibles
moyens dont ils disposaient, les habitants de cette ville étaient absolument
incapables de lui opposer une défense sérieuse, et notre artillerie seule
suffisait pour les réduire ; mais il voulait éviter l'odieux de la
destruction d'une si grande capitale. Il s'agissait donc de les amener à se
rendre en employant tour à tour la menace et la persuasion, en leur montrant
surtout l'inutilité de la résistance. Le 3 décembre, Sénarmont ouvrit le feu
avec trente pièces d'artillerie contre le Retiro, position dominante d'où
l'on est maitre de la ville, et dont les Espagnols n'avaient pas su
comprendre toute l'importance. En même temps leur attention était attirée
d'un autre côté par plusieurs autres attaques secondaires dirigées contre les
portes d'Alcala, des Récollets, d'Atocha, de Fuencarral. Ces attaques furent
soutenues avec une remarquable intrépidité par les bourgeois de Madrid, mais
le Retiro où notre artillerie avait ouvert une large brèche ne tarda pas à
être enlevé par la division Villatte ; plusieurs de ces portes tombèrent
alors au pouvoir de nos troupes, et leurs défenseurs durent se replier
derrière les barricades qui fermaient l'accès des rues. La
population voulait continuer le combat, mais ses chefs plus capables de
comprendre l'inutilité d'une plus longue résistance, étaient découragés ; ils
répondirent à une nouvelle sommation de Napoléon en demandant un armistice
qui laisserait aux esprits le temps de se calmer. Le général Morla et Don
Bernardo Yriarte vinrent au quartier général pour obtenir de lui de
meilleures conditions. ll les accabla de reproches, et flétrit surtout en
termes sanglants la conduite de Morla après l'affaire de Baylen : « Comment
osez-vous demander une capitulation, s'écria-t-il, vous qui avez violé celle
de Baylen ? violer les traités militaires, c'est renoncer à toute
civilisation ; t'est se mettre sur la même ligne que les Bédouins du désert ![7] » Le général Morla aurait
pu lui demander ce que les traités militaires, qui n'intéressaient, après
tout, qu'une armée, pouvaient avoir de plus inviolable que les traités
diplomatiques qui intéressaient toute une nation et qu'il se faisait un jeu
de fouler aux pieds ; il aurait pu lui demander si ce culte étroit, fondé
exclusivement sur la foi militaire, avait toujours été respecté par celui qui
s'en déclarait l'apôtre. Mais profondément troublé devant ces éclats de
colère d'un homme dont sa vie dépendait et qu'il savait capable de tout, il
garda le silence. Napoléon accorda à la junte un délai de quelques heures
pour se rendre. Le lendemain matin, à six heures, il signa, avec de
très-légères modifications, le projet de capitulation que lui apportèrent les
mêmes envoyés, et son armée prit possession de Madrid. Ses
troupes n'eurent pas plutôt soumis la ville et désarmé les habitants, qu'il
se hâta de montrer l'estime qu'il faisait lui-même de ces traités militaires
dont il invoquait si haut la sainteté. S'autorisant do quelques actes isolés
de mutinerie, impossibles à prévenir dans une grande capitale et surtout au
milieu de pareilles agitations, il écrivit à Belliard nommé gouverneur de
Madrid « de faire ôter de partout la capitulation qui, n'ayant pas été tenue
par les habitants, était nulle[8]. Il fit signifier aux officiers
et généraux espagnols qu'ils étaient prisonniers de guerre, contrairement aux
termes de la capitulation qui stipulait (art. X) « que les généraux qui voudraient rester dans la
capitale conserveraient leurs honneurs, et que ceux qui ne voudraient pas y
rester en sortiraient librement. » Les troupes espagnoles avaient
heureusement quitté Madrid dans la nuit qui précéda la capitulation. Il
abolit le conseil de Castille, il flétrit publiquement ses membres du nom de
lâches et de traitres, les fit emprisonner en violation de l'article VI par
lequel il s'était engagé « à maintenir les lois, les coutumes, les
tribunaux dans leur forme actuelle, jusqu'à l'organisation définitive du
royaume ; » enfin il frappa d'une détention perpétuelle le prince de
Castelfranco, le marquis de Santa-Cruz, le comte d'Altamira au mépris des
clauses les plus formelles de la capitulation, sous prétexte qu'ils étaient
compris dans le fameux décret d'amnistie. Mais ceux qui n'y avaient pas été
compris n'étaient pas mieux à l'abri de sa vengeance. Il fit condamner à mort
le marquis de Saint-Simon, grand d'Espagne, sous prétexte qu'il était émigré
français ; il consentit, toutefois, à lui faire grâce de la vie en présence
de la réprobation universelle que souleva cette iniquité dans son propre
camp. Il se contenta de le faire déporter en France avec une foule d'autres
Espagnols influents dont le seul crime était d'être restés fidèles à la cause
de leur pays. N'ayant
plus rien à ménager avec les classes privilégiées dont il n'était pas parvenu
à gagner la complicité en dépit des avances qu'il leur avait d'abord
prodiguées, il inaugura enfin le programme de la régénération espagnole par
une série de décrets[9] dictatoriaux : l'un abolissait
les droits féodaux ; l'autre, le tribunal de l'inquisition ; un troisième,
les douanes existant entre provinces. Un quatrième décret réduisait au tiers
le nombre des couvents. Excellentes en elles-mêmes, ces mesures devinrent
odieuses à ceux qui les avaient le plus ardemment désirées, par cela seul
qu'elles étaient imposées par un despotisme étranger ; et loin de remplir
leur but, elles n'eurent d'autre effet que de rendre une popularité passagère
à des classes et à des institutions qui, depuis le règne de Charles III,
avaient perdu presque toute leur influence. Napoléon
s'était établi à Chamartin, dans la maison de campagne du duc de l'Infantado,
un de ceux dont il avait confisqué les biens. Il avait fait à Madrid une
courte apparition, mais au lieu de l'effet de curiosité qu'il était habitué à
produire partout sur son passage, il n'y avait trouvé, pour tout accueil, à
son grand déplaisir, qu'une attitude froidement hostile. Au lieu d'accourir
pour contempler le héros, les Espagnols s'étaient enfermés dans leurs
maisons. Dans cette excursion il visita le palais des rois d'Espagne. On dit
que de tous les objets précieux que contenait la demeure royale, le portrait
de Philippe II, par Vélasquez, fut celui qui fixa le plus son attention. Il
le considéra longtemps en silence ; il semblait ne pouvoir en détacher ses insatiables
regards, soit qu'il cherchât à pénétrer le secret de cette vivante énigme,
soit plutôt qu'il fût saisi d'une admiration mêlée d'envie pour ce roi
inquisiteur qui avait exercé un pouvoir encore plus absolu et plus redouté
que le sien. Quelques jours après il offrit aux habitants de Madrid le
spectacle d'une de ces revues militaires qui attirent toujours les foules ;
cette parade s'exécuta dans une complète solitude. Cette indifférence
haineuse et persistante dénotait une population intraitable. Madrid était
décidément un séjour malsain, et toujours très-attentif au soin de sa sûreté
personnelle l'empereur préféra le voisinage de son camp au contact d'une
capitale qui renfermait tant de fanatiques. Joseph
avait suivi son frère à la remorque dans les bagages de l'armée. Bien qu'il
fût profondément humilié du rôle effacé qu'on lui faisait jouer, il avait
accompagné Napoléon à Chamartin ; mais là, leurs dissentiments prirent un tel
caractère d'aigreur qu'il dut aller s'établir au Pardo. Joseph se considérait
toujours comme le roi d'Espagne, et, à ce titre, il prétendait, non sans
quelque apparence de raison, avoir voix au chapitre sur la conduite à suivre
pour faire rentrer ses sujets dans le devoir, donner son avis sur des mesures
dont il devait porter la responsabilité. Napoléon, au contraire, ne
reconnaissait plus d'autres droits que ceux de la conquête ; il dépendait de
lui de les garder ou de les transmettre de nouveau ; il disait même
publiquement dans ses manifestes « que si les Espagnols ne répondaient
pas à sa confiance, il ne lui resterait qu'à placer son frère sur un autre
trône. Il mettrait alors la couronne (l'Espagne sur sa tête, et saurait la
faire respecter des méchants, car Dieu lui avait donné la force et la volonté
de surmonter tous les obstacles[10]. » Sous
cette question personnelle, dont Joseph eût pu faire bon marché, se cachaient
des dissidences d'une nature infiniment plus grave, et qui étaient au fond la
vraie cause du refroidissement des deux frères. En dépit de l'ambition un peu
artificielle que Napoléon avait allumée en lui, Joseph avait l'âme humaine et
débonnaire. Il voulait bien régner sur les Espagnols et au besoin conquérir
son royaume ; mais il se flattait de gagner les cœurs à force de clémence, de
douceur, de générosité ; il avait des scrupules d'honnêteté et de justice ;
il avait foi dans le triomphe définitif d'une inépuisable bonne volonté.
C'était, si l'on veut, une illusion, mais du moins ce n'était pas l'illusion
d'un frénétique. Joseph n'avait pas seulement une horreur naturelle et
sincère pour les confiscations, les exils, les emprisonnements, les meurtres
qui coûtaient si peu à son frère ; il les considérait comme des moyens
impolitiques, faits pour perdre sa cause, et il fatiguait Napoléon de ses
réclamations. L'empereur haussait les épaules de pitié en écoutant ces
doléances ; aucun excès, aucun crime ne lui répugnaient pour soumettre
l'Espagne ; mais il n'était après tout pas moins utopiste dans ses cruautés
que Joseph dans sa mansuétude, et chimère pour chimère, celle de Napoléon
était encore plus irréalisable, puisque chacun de ces crimes ne faisait
qu'ajouter à l'exécration dont il était l'objet. On a
dit que Napoléon en condamnant son frère à cette nullité qui l'exposa plus
d'une fois aux risées du soldat, n'avait été inspiré que par le désir
magnanime d'assumer sur lui-même tout l'odieux de la conquête et de laisser
ensuite à Joseph les honneurs d'une clémence devenue facile. Cette rêverie,
si peu en rapport avec le caractère qui y a donné lieu, est devenue
insoutenable en présence de la correspondance (lu roi Joseph et des
confidences de ses amis. Napoléon n'en était plus à apprendre que les Espagnols
rendaient son frère solidaire de tout ce qu'il faisait en Espagne, et tout le
monde le savait comme lui. Les incessantes représentations de Joseph étaient
pour lui une gêne de tous les instants, voilà pourquoi il ne voulait lui
laisser aucune influence effective. A la suite des décrets du 4 décembre les
choses en vinrent au point que Joseph résolut de se soustraire à une position
qu'il considérait comme déshonorante : « Sire,
écrivait-il à Napoléon le 8 décembre, M. d'Urquijo me communique les mesures
législatives prises par Votre Majesté. La honte couvre mon front devant
mes prétendus sujets. Je supplie Votre Majesté de recevoir ma
renonciation à tous les droits qu'elle m'avait donnés au trône d'Espagne. Je
préférerai toujours l'honneur et la probité au pouvoir acheté si chèrement[11]. » Cette lettre, qui est des
plus honorables pour la mémoire de Joseph, montre comment la politique de
Napoléon, lorsqu'on la voyait de près à l'œuvre, était appréciée même par un
frère et par un témoin si intéressé à la juger avec indulgence.
Malheureusement Joseph manquait de volonté, il avait été mordu au cœur par
cette passion tenace qui s'attache comme une Némésis aux hommes qui ont une
fois régné, et il n'eut jamais la force de maintenir une démission qu'il
donnait et reprenait tour à tour avec un égal repentir. En
dépit de ses menaces de partager l'Espagne en vice-royautés militaires et de
la gouverner lui-même comme une province conquise, Napoléon ne pouvait se
passer de son frère au moins comme prête-nom de sa propre autorité. Il
fallait en effet laisser à l'Espagne une ombre d'existence nationale, ne
fût-ce que pour offrir un prétexte de se rallier à ces classes toujours assez
nombreuses, surtout dans les villes, auxquelles leur position dépendante et
précaire ne permet pas le luxe d'une opinion. Il annonça donc l'intention de
rétablir Joseph sur le trône d'Espagne aussitôt qu'on lui aurait donné
quelques gages de soumission, et il provoqua sous-main à cet effet, une
démarche de la municipalité et des principaux membres du clergé de la ville
de Madrid. Impatients de se voir délivrés des charges onéreuses d'une
occupation militaire, il ne fut pas difficile de les décider à venir demander
le rétablissement d'un roi qui leur promettait un soulagement à leurs maux.
Ils se présentèrent le 15 décembre, devant Napoléon, et implorèrent de lui «
la faveur de voir dans Madrid le roi Joseph, afin que sous ses lois Madrid et
l'Espagne entière jouissent de la tranquillité et du bonheur qu'ils
attendaient de la douceur de caractère de Sa Majesté. En
réponse à cette harangue l'empereur se livra à une longue apologie des
réformes qu'il avait opérées ; il rappela ces décrets pour lesquels les
Espagnols se montraient si ingrats, il énuméra les bienfaits de toute sorte
que l'Espagne était appelée à en recueillir. Mais ce qui était, disait-il,
au-dessus de son pou- voir, c'était de constituer les Espagnols en nation sous
les ordres du roi s'ils continuaient à être imbus de principes de scission et
de haine envers la France. Cependant il ne refusait pas de céder au roi ses
droits de conquête et de l'établir dans Madrid si les habitants voulaient
manifester leurs sentiments de Mélito et donner l'exemple aux provinces.
Qu'ils se hâtassent donc de prouver la sincérité de leur soumission en
prêtant devant le Saint-Sacrement un serment qui sortit non-seulement de la
bouche niais du cœur. En vertu de cette conclusion aussi bizarre qu'inattendue,
le Saint-Sacrement resta, pendant plusieurs jours, exposé dans les églises de
Madrid, et les habitants y furent admis à venir prêter serment de fidélité au
roi Joseph. C'est un étonnement toujours nouveau de voir à quel point les
hommes qui ont le plus abusé du serment ont confiance en son efficacité, avec
quelle naïveté ils se flattent qu'une cérémonie qui n'a été pour eux qu'un
moyen de tromper, sera pour tous les autres un engagement irrévocable et
sacré. Si les
Espagnols avaient pu concevoir la moindre illusion au sujet de cette
Constitution libérale qui selon l'allocution impériale du 15 décembre devait
être la récompense de leur docilité, ils n'avaient qu'à ouvrir le Moniteur
français du même jour pour être bien fixés sur la nature et l'étendue des
libertés qui leur étaient promises. Le Moniteur du 15 décembre contenait, en
effet, au sujet du régime-modèle que Napoléon avait donné à la France, une
définition tracée par lui-même et peu propre à exciter l'envie des nations
étrangères. Lors de la réception des drapeaux pris sur l'ennemi, le Corps
législatif avait chargé quelques-uns de ses membres de porter à l'impératrice
une adresse de félicitations : « Je suis très-satisfaite, avait répondu Joséphine,
que le premier sentiment de l'empereur après la victoire ait été pour le
Corps qui représente la nation. » Napoléon était déjà très-irrité d'une
légère opposition qui s'était manifestée dans cette assemblée à l'occasion
d'un article du Code d'instruction criminelle. Il s'était plaint amèrement «
de ce qu'au lieu de donner leur voix par scrutin contre la loi, les opposants
avaient négligé de demander un comité secret dans lequel Maclez donnerait son
opinion, ce qui permettrait de voir par le procès-verbal s'ils avaient
tort ou raison[12]. » L'empereur regrettait
pour la première fois le silence auquel il les avait condamnés en
s'apercevant que ce mutisme même rendait toute dénonciation impossible.
C'était oublier bien vite que ces procès-verbaux n'avaient pas porté bonheur
au Tribunat, mais les membres du Corps législatif avaient plus de mémoire. En
apprenant que l'impératrice avait qualifié de représentants de la nation des
hommes qui n'osaient même plus motiver leur vote, tant il les avait abaissés
et avilis, Napoléon éprouva un véritable accès de fureur comme toutes les
fois qu'on évoquait devant lui les droits qu'il avait usurpés. Le Moniteur
rappela aux députés leur néant et fit gronder la foudre sur ces têtes
humiliées : « Sa Majesté l'Impératrice n'a point dit cela, affirmait cette
note péremptoire. Elle connaît trop bien nos constitutions ; elle sait trop
bien que le premier représentant de la nation, c'est l'Empereur....
Dans l'ordre de nos constitutions, après l'Empereur vient le Sénat ; après le
Sénat, le conseil d'État ; après le conseil d'État, le Corps législatif....
La Convention, l'Assemblée législative étaient représentants, telles étaient
alors nos constitutions. Aussi le président disputa-t-il le fauteuil au
roi.... aujourd'hui ce serait une prétention chimérique et même criminelle,
de vouloir représenter la nation avant l'Empereur. Le Corps législatif
improprement appelé de ce nom devrait être appelé conseil législatif
puisqu'il n'a pas la faculté de faire des lois, n'en ayant pas la
proposition. Il n'est que la réunion des mandataires des conseils
électoraux. » Telle
était bien dans tous ses traits essentiels cette constitution qu'il voulait
imposer à toute l'Europe comme un type de perfection immuable et absolu ; un
sénat servile et tremblant composé de ses créatures, un conseil d'État
composé d'instruments actifs et dociles, un Corps législatif réduit au rôle
d'une chambre d'enregistrement, et au-dessus de ces ombres un homme, seul
représentant de la nation, à la fois tribun et dictateur, investi du triple
pouvoir de constituer, de légiférer et de gouverner. Ce n'était pas peu de
chose que d'avoir si promptement réalisé cette théorie dégradante en pleine
civilisation chrétienne, au milieu d'un siècle de lumière, mais c'était
peut-être dépasser la mesure que de la proposer si ouvertement à l'admiration
des peuples, car on avait pu accepter le césarisme comme une nécessité
funeste et passagère, mais personne n'y voyait un système normal et durable.
L'auteur seul de cet anachronisme prenait son rêve au sérieux, lui seul
voulait poursuivre jusqu'au bout cette exhumation de la décadence romaine. Sa
pensée ne pouvait sortir de ce cercle étroit, il en ressuscitait les noms,
les institutions, les mœurs ; il en recherchait les analogies au point qu'il
ne pouvait parler même du désastre de Dupont sans le comparer à celui de
Sabinus Titurius ; enfin il vivait avec délices dans ces siècles affreux dont
le souvenir est un cauchemar pour tout esprit libre. A l'époque même où il
déchaînait tant de fléaux sur la malheureuse Espagne, par un trait de
contradiction qui n'avait pu éclore que dans le cerveau d'un César en
démence, il envoyait à Cambacérès le projet d'un temple de Janus qui devait
être bâti au sommet de Montmartre et où se feraient les premières
publications solennelles de la paix[13]. L'érection d'un temple de la
Paix, au moment où il venait de doubler la conscription en la portant à cent
soixante mille hommes, lui semblait devoir être pour tous les Français une
démonstration sans réplique de ses intentions conciliantes ; et en cela, il
faut en convenir, il n'avait pas encore trop présumé de la crédulité de ce
peuple qu'on mène avec des mots. Ce temple devait coûter de trente à quarante
millions. Comme l'énormité de cette somme eût pu nuire à la popularité du
monument, Napoléon avait eu l'idée également romaine de la lever
exclusivement sur la classe des électeurs qui ne comptait pas alors plus de
trente à quarante mille membres actifs. C'était donc selon son calcul une
somme de mille à trois mille francs à imposer à chacun de ces Curiales d'un
nouveau genre. Il y
avait déjà près de vingt jours que Napoléon était à Madrid, et il n'avait
encore rien fait pour battre l'armée anglaise. Il est certain que si, peu de
jours après son arrivée dans cette capitale, il avait selon sa méthode
habituelle marché tout droit aux Anglais pour achever sa victoire, il aurait
mis l'armée de Moore dans le plus grand péril. Ce général n'avait, en effet,
reçu que dans les premiers jours de décembre, son artillerie et sa cavalerie
que lui amenait son lieutenant Hope, de la vallée du Tage à travers la chaîne
de montagnes qui sépare les deux Castilles ; mais il n'avait pas encore pu
opérer sa jonction avec le général Baird. Moore était un chef prudent autant
que brave : il était adoré de son armée et ses juges les plus sévères ne lui
ont reproché que son excessive défiance de lui-même. Il avait éprouvé en
Espagne tous les mécomptes qui attendent un homme de commandement au milieu
d'une insurrection désordonnée. Apprenant coup sur coup à Salamanque les
désastres de l'armée espagnole, profondément découragé par le désordre,
l'indiscipline, l'inertie des auxiliaires sur lesquels il avait compté,
irrité des alternatives de jactance et d'abattement qu'offrait leur conduite,
trop faible enfin lui-même avec ses vingt mille hommes, pour entreprendre
rien de sérieux contre un ennemi si supérieur en forces, Moore, en proie aux
plus douloureuses perplexités[14], s'était d'abord décidé à
quitter sa position avancée de Salamanque pour battre en retraite sur le
Portugal en donnant à David Baird l'ordre de rétrograder sur la Corogne.
Bientôt après, sur les instances des généraux espagnols et de Frere, l'envoyé
britannique auprès de la junte centrale, il consentit, à la grande joie de
ses soldats qui brûlaient de combattre[15], à marcher sur Valladolid pour
faire une diversion en faveur des insurgés de l'est et du midi. Mais en se
décidant à attirer à lui dans le nord les forces de Napoléon, il lui fallut
sacrifier ses communications avec le Portugal et déplacer sa ligne de retraite,
qui allait être désormais sur la Corogne au lieu d'être sur Lisbonne. Dans sa
marche sur Valladolid, le général Moore intercepta un message par lequel
Napoléon prescrivait à Soult de se porter sur Léon et de refouler le corps de
la Romana dans la Galice. En conséquence de ce renseignement il prit un peu à
gauche la route de Toro et de Benavente pour soutenir ses alliés contre
Soult, et fit le 20 décembre à Majorga sa jonction avec Baird, ce qui porta
ses forcés à vingt-cinq mille hommes[16]. Heureusement pour nous, Soult
était resté dans les environs de Carrion, et il put se replier devant les
Anglais qui s*avancèrent jusqu'à Sahagun (22 décembre). Telle
était la situation de l'armée anglaise lorsque Napoléon se détermina enfin à
venir l'attaquer. Le nombre de ses troupes dans la Péninsule n'avait fait que
s'accroître, puisque les corps d'armée de Junot et de Mortier venaient de
déboucher l'un sur Burgos, l'autre sur Saragosse où il allait renforcer
Moncey ; nos soldats avaient même remporté sur les Espagnols de nouveaux
avantages, et cependant bien loin que nos embarras fussent terminés en
Espagne, tout y semblait à recommencer. La soumission de Madrid avait produit
dans les provinces un mouvement de colère et d'indignation. Les armées de
l'insurrection, bien que repoussées sur tous les points, semblaient se
recruter dans la fuite comme les nôtres se recrutaient dans la victoire. Tout
ce qui n'avait pas été tué sur le champ de bataille s'enrôlait tôt ou tard de
nouveau. Au bout de quelque temps il n'était pas un Espagnol en état de
porter les armes qui n'eût servi successivement dans cinq ou six armées
différentes. Il fallait tuer pour soumettre, et Napoléon ne reculait pas
devant cette conséquence très-logique de son entreprise. Mais elle était
d'une exécution difficile avec un ennemi si habile à se dérober. Aussi
voyait-on reparaître en quelques jours une armée dont les bulletins avaient annoncé
la totale destruction. L'armée de Blake, anéantie à Espinosa, comptait
aujourd'hui dix mille hommes en Castille et presque autant dans les Asturies
sous les ordres de la Romana ; celle de Palafox, enfermée dans Saragosse,
tenait en échec les deux corps de Moncey et de Mortier ; celle de Castaños,
si vivement poursuivie à Sigiienza, s'était rabattue sur Cuenca dans de
fortes positions sous les ordres du duc de l'Infantado, et ses rangs
grossissaient à vue d'œil ; celle d'Estrémadure enfin, sur le point de se dissoudre
sous ses propres excès après Somosierra, et déshonorée par le meurtre de San
Juan, son général, avait été rappelée à l'ordre par Galuzzo qui occupait Almaraz
sur le Tage. Cette
situation de nouveau incertaine après des succès en apparence si décisifs est
peut-être au fond la vraie cause du retard que mit Napoléon à reprendre
l'offensive. Habitué à étreindre fortement ses adversaires pour les détruire,
il était quelque peu déconcerté par les allures évasives d'un ennemi qui
disparaissait aussitôt qu'on voulait le saisir. Quoi qu'il en soit, ayant été
informé le 19 décembre de la marche des Anglais sur Valladolid, il comprit
que leur ligne de retraite était par là même changée et pénétra presque
sur-le-champ le plan de Moore : « Tout porte à penser, écrivait-il dans
une note laissée à Joseph, qu'ils évacuent le Portugal et portent leur ligne
d'opération sur la Corogne. Mais en faisant ce mouvement de retraite ils
peuvent espérer faire essuyer un échec au corps du maréchal Soult[17]. » Cette
dernière pensée était, en effet, une tentation bien naturelle dans la
position du général Moore, qui allait se voir forcé de battre en retraite
sans avoir combattu, et Napoléon espérait qu'il y succomberait. Nous aurions
ainsi le temps de nous porter sur ses communications et de lui couper la
route de la Corogne. L'empereur avait quatre-vingt mille hommes aux environs
de Madrid, il en prit avec lui la moitié et laissa l'autre à Joseph[18], après avoir fait fortifier le
Retiro qui devint un véritable camp retranché. Joseph gardait les corps de
Lefebvre et de Victor avec deux divisions de cavalerie, forces plus que
suffisantes pour repousser une attaque ; l'empereur emmenait avec lui le corps
de Ney, la garde impériale, de fortes réserves d'artillerie et de cavalerie.
La perte des Anglais lui paraissait presque certaine, et il est incontestable
qu'ils eussent échappé difficilement s'ils s'étaient laissé placer entre ces
quarante mille hommes et le corpus de Soult : « Je pars à l'instant,
écrivait-il à Joséphine le 22 décembre, je vais manœuvrer les Anglais qui
paraissent avoir reçu leurs renforts et vouloir faire les ordres. Le
temps est beau, ma santé parfaite, sois sans inquiétude. » Le soir
de ce même jour il franchissait à pied les pentes du Guadarrama par une
affreuse tempête de neige. Le temps, si beau jusque-là, était devenu mauvais,
mais sans ralentir la rapidité de nos mouvements. Le 25 décembre Napoléon
était à Tordésillas, non loin de Valladolid, toujours convaincu qu'il allait
surprendre et enlever l'armée anglaise : « Faites mettre dans les
journaux, écrivait-il à Joseph, que 36.000 Anglais sont cernés, que je suis
sur leurs derrières, tandis que Soult est devant eux[19]. » Quelques jours plus
tard il fallut déchanter. Averti
par la Romana de la marche de Napoléon, sir John Moore, en ce moment sur le
point de se porter sur Saldaila pour y attaquer Soult (23 décembre), comprit la nécessité d'une
retraite immédiate s'il voulait éviter de se trouver pris entre deux feux. Il
sut prendre son parti avec autant d'habileté que de décision. Son chemin le
plus direct pour gagner la Corogne était la route de Mansilla, mais comme
elle était encombrée par les équipages de l'armée espagnole, il rétrograda
rapidement sur Benavente, y fit sauter les ponts de l'Ezla, et se mit en
retraite sur Astorga (26 décembre). Notre avant-garde était encore à Médina
de Rio-Seco. Moore pressa la marche de ses troupes ; il laissa à Benavente un
corps de cavalerie sous les ordres de lord Paget pour retarder la nôtre. En
approchant de cette ville avec notre cavalerie légère, Lefebvre-Desnouettes,
contrarié de voir les ponts rompus, fit traverser à gué l'Ezla à quatre
escadrons. Ils furent ramenés et sabrés par les cavaliers ennemis, et
Lefebvre lui-même fut fait prisonnier au moment où il allait se noyer dans la
rivière. Napoléon
dut reconnaître que ses calculs avaient été déjoués. Il ne pouvait plus que
poursuivre les Anglais sur leur ligne de retraite au lieu de les couper. Sa
mauvaise humeur s'exhala en invectives injurieuses : « Les Anglais avaient
non-seulement coupé les ponts, mais ils avaient fait sauter les arches avec
des mines, conduite barbare, inusitée à la guerre aussi étaient-ils en
horreur à tout le pays. » On voit combien ce grand homme devenait scrupuleux
en fait de barbarie lorsqu'il s'agissait de juger la conduite de ses
adversaires. Au fond, la barbarie qu'il leur pardonnait le moins c'était
d'avoir échappé au piège, Depuis qu'il avait perdu l'espoir de la prendre,
leur armée n'était plus de 36.000 hommes, mais de 25.000. « Leur force
réelle, écrivait-il, est de 20 à 21.000 hommes d'infanterie et de 4 à 5.000
de cavalerie. » Et il ajoutait : « Ils doivent de la reconnaissance aux
obstacles qu'a opposés le passage de la montagne Guadarrama et aux infâmes
boues que nous avons rencontrées ! Les boues de la Pologne avaient passé
en proverbe grâce aux bulletins, mais les boues de l'Espagne étaient une
légende un peu plus difficile à accréditer. La
principale difficulté de la retraite de Moore était moins désormais la
poursuite de l'armée française que le manque de vivres et le mauvais état des
chemins. Notre cavalerie, commandée par Bessières, le serrait de près, mais
le corps de Ney était à peine arrivé à Benavente lorsque les Anglais avaient
déjà dépassé Astorga. Soult gagnait rapidement du terrain depuis qu'il avait
battu à Mansilla une arrière-garde espagnole chargée de défendre ce passage,
mais il n'était pas assez fort pour entamer sérieusement les Anglais, bien
qu'il leur fît beaucoup de mal en les harcelant sans relâche. Jusqu'à
Villafranca leurs souffrances, quoique grandes, furent supportables. Nais
lorsqu'il fallut traverser les montagnes couvertes de neige qui séparent
Villafranca de Lugo, les vivres manquèrent presque complétement. Il fallut,
pour s'en procurer, enfoncer les portes des maisons, et l'armée offrit des
scènes de désordre indescriptibles. On laissa en route des hommes ivres, des
blessés, de nombreux traînards trop faibles pour aller plus loin et, parmi
eux, une multitude de femmes et d'enfants ; on abandonna en les détruisant
les bagages qu'on ne pouvait plus transporter ; on jeta dans les précipices
près d'un million en pièces d'or ; on abattit par centaines des chevaux qu'on
ne pouvait plus nourrir ; enfin on n'échappa à un complet désastre que grâce
à une marche d'une vitesse extraordinaire, qui permit à l'armée de sortir
promptement de ces horribles défilés et de réparer ses forces à Lugo (5 janvier
1809). Jusque-là
Moore avait hésité entre la Corogne et Vigo comme ligne de retraite : à Lugo
il reconnut la nécessité de se décider pour la Corogne où il devait trouver
plus de facilités pour son embarquement[20]. Napoléon s'était arrêté à
Astorga. Lui-même en a donné pour raison, dans une lettre de cette époque,
qu'en suivant plus loin le mouvement de son armée il se serait trouvé à vingt
journées de Paris. D'autre part, les bruits de l'armée rapportèrent qu'après
avoir reçu et lu ses dépêches le 2 janvier à Astorga, il était demeuré
pendant quelques instants absorbé dans de profondes réflexions, puis avait
donné des ordres de départ pour Benavente sans communiquer sa pensée à
personne. De là l'opinion très-accréditée qu'il avait reçu ce jour-là des
nouvelles d'une nature grave qui l'obligeaient à rentrer en France. Sans
contester la réalité, de la petite scène de la lecture des dépêches, qui est
attestée par des témoins dignes de foi, nous croyons que la détermination de
Napoléon doit être attribuée à des motifs tout différents. D'abord il ne
s'était produit ni en France ni en Europe aucun fait nouveau qui pût motiver
ce soudain revirement. L'Autriche continuait à armer comme elle avait fait
depuis plusieurs mois, mais elle était encore bien loin de pouvoir entrer en
action. Quant à l'influence qu'on a attribuée aux intrigues de Fouché et de
Talleyrand, c'est une hypothèse bâtie sur des commérages sans importance. Il
ne se passait rien à Paris qui pût causer à Napoléon la plus légère
inquiétude. Son vrai motif pour s'arrêter c'est qu'il avait reconnu qu'il n'y
avait plus aucun moyen d'empêcher l'embarquement des Anglais. Son coup
d'éclat, si bruyamment annoncé, était manqué, et il se souciait peu de faire
quarante à cinquante lieues à travers des chemins horribles pour assister à
leur évasion, en recueillant pour tout trophée d'une si pénible expédition
trois ou quatre mille traînards vaincus par la fatigue plutôt que par ses
armes. Il laissa ce succès peu enviable aux maréchaux Soult et Ney, et
retourna lui-même à Valladolid. Le
général Moore avait quitté Lugo le 8 janvier au soir, après avoir vainement
offert la bataille à Soult pendant deux jours de suite. Le 11 il atteignit la
Corogne et toucha enfin au terme de cette difficile retraite qu'il avait
conduite avec autant de fermeté que de prudence. Une surprise accablante
l'attendait là. Les bâtiments sur lesquels il devait s'embarquer n'étaient
pas encore arrivés. Il reçut la nouvelle sans fléchir et disposa tout pour
livrer bataille aux Français dont les corps étaient heureusement en retard.
Le 14 janvier, les transports de Moore parurent en vue de la Corogne. Sortant
alors de son inaction, Soult s'efforça de s'opposer à l'embarquement des
Anglais. Il leur livra un long et sanglant combat dans la journée du 16, mais
il ne parvint sur aucun point à entamer leurs positions. Les Anglais
embarquèrent jusqu'à leur dernier homme avant de s'éloigner de la Corogne,
mais leurs deux généraux Moore et David Baird furent, l'un frappé à mort,
l'autre grièvement blessé, au moment où s'opérait la délivrance de l'armée
qu'ils avaient sauvée à force de persévérance et d'intrépidité. « Vous
savez, dit Moore au moment d'expirer à son ami le colonel Anderson, que j'ai
toujours souhaité de mourir ainsi... j'espère que le peuple anglais sera
content ![21] » Napoléon
était parti de Valladolid pour Paris le 17 janvier 1809, sans même attendre
le résultat de la poursuite de Soult et de Ney. Dès le 1er janvier il avait
prévu qu'il ne réussirait pas à empêcher l'embarquement des Anglais ; c'était
là le vrai motif de sa soudaine résolution de ne pas aller plus loin. Tout ce
qu'on a écrit à ce propos sur la prétendue possibilité de les atteindre en
chemin, sur la faute qu'auraient commise les deux maréchaux en favorisant la
fuite de l'ennemi par leur lenteur, tombe devant ces simples mots adressés à
Soult au nom de l'empereur par le major-général Berthier, le 1er janvier 1809
; Monsieur le maréchal, l'empereur, prévoyant l'embarquement des Anglais, a
dicté des instructions pour les dernières opérations du duc d'Elchingen et
pour les vôtres. It ordonne que, lorsque les Anglais seront embarqués, vous
marchiez sur Oporto, etc.[22] » Pour que l'empereur
admît cette retraite comme un fait accompli si longtemps avant qu'elle fût
achevée, il fallait non-seulement qu'elle fût très-probable, mais qu'elle eût
en sa faveur mille chances contre une. Rien
n'était terminé en Espagne lorsqu'il prit le parti de retourner en France.
L'armée anglaise s'éloignait de la Corogne, mais il était très-présumable qu'elle
allait revenir par mer sur le Portugal où elle avait laissé un détachement de
près de dix mille hommes. C'était aussi dans cette direction que s'était
repliée l'armée de la Romana, très-maltraitée mais non détruite. Sur d'autres
points de la Péninsule la résistance était loin d'être vaincue. Lannes avait
pris la conduite du siège de Saragosse ; il le poursuivait avec une froide et
inflexible énergie, mais rien n'annonçait encore qu'il dût triompher de la
résolution indomptable des habitants : cette ville occupait à elle seule deux
de nos corps d'armée, ceux de Moncey et de Mortier. De son côté Victor avait
battu à Uclès l'armée de l'Infantado et l'avait rejetée sur Valence, mais ce
succès n'avait rien de définitif. Saint-Cyr, entré en Catalogne au
commencement de novembre, avait réussi à débloquer Barcelone à la suite d'une
de ces campagnes méthodiques et savantes dans lesquelles il excellait, mais
bien qu'il eût battu les Catalans dans plusieurs rencontres, il était loin
encore d'avoir soumis cette province. L'Andalousie enfin, si funeste à nos
armes, était encore intacte comme presque tout le midi de l'Espagne. Nous
n'avions fait en un mot jusque-là que traverser le pays en vainqueurs, nous
ne nous étions solidement établis nulle part ; et pendant que nous écrasions
la révolte sur un point, elle se relevait aussitôt sur un autre. A
supposer que la complète soumission de la Péninsule fût réalisable même pour
le génie de Napoléon et en y employant toutes les ressources dont il pouvait
disposer, c'était essentiellement une œuvre de patience et d'abnégation, qui
ne promettait ni coups d'éclat grandioses, ni résultats immédiats. C'était
une tâche qu'on ne pouvait mener à bonne fin qu'avec un mélange de douceur et
de sévérité, en se résignant à de longs et habiles tempéraments ; qui
réclamait avant tout beaucoup de persévérance, de calme, de sagesse ; c'était
enfin quelque chose comme cette pacification de la Vendée qui avait fait tant
d'honneur au général Hoche, mais avec des difficultés multipliées par le
nombre de la population, par l'étendue des lieux, par l'intensité des haines
nationales. Rien n'était plus antipathique qu'un pareil rôle aux aptitudes
naturelles de Napoléon et surtout aux qualités bonnes et mauvaises que ses
succès avaient développées en lui. Cette tâche patiente et délicate n'était
compatible ni avec ses allures théâtrales, ni avec les emportements de son
caractère absolu et violent, ni avec l'idée qu'il voulait donner de sa
toute-puissance et de son infaillibilité. II résolut donc de la laisser à ses
lieutenants, bien convaincu qu'il en aurait lui-même tout l'honneur en cas de
réussite, et qu'eux seuls en porteraient la responsabilité en cas l'insuccès. Afin de
colorer aux yeux de l'Europe un retour difficile à motiver après ces
manifestes dans lesquels il avait annoncé avec tant d'emphase qu'il allait
planter ses aigles sur les tours de Lisbonne, il écrivit et data de
Valladolid même, la veille de son départ, une série de circulaires des plus
belliqueuses adressées aux princes de la Confédération germanique. N'ayant
aucun fait nouveau à reprocher à l'Autriche et voulant toutefois présenter
son départ comme provoqué par cette puissance, il prenait occasion d'articles
publiés par les gazettes de Vienne et de Presbourg pour prescrire à ses confédérés
une attitude menaçante à l'égard de la cour de Vienne. Il leur annonçait que
sans toucher à un seul homme de son armée d'Espagne, dl était prêt à se
porter sur l'Inn avec 140.000 hommes. Il les avisait de préparer leur
contingent : « la Russie, ajoutait-il par une insinuation adroite, est
indignée de la conduite extravagante de l'Autriche. Nous ne pouvons rien
concevoir à cet esprit de vertige et de folie avant-coureur de la perte des
Êtes. — Est-ce que les eaux du Danube auraient acquis la propriété de celles
du Léthé ! » Il
croyait pouvoir se permettre cette provocation sans rendre immédiate une
guerre : qu'il voulait faire en choisissant son heure. C'était évidemment sur
l'Autriche qu'il se proposait de prendre sa revanche de ses demi-succès
d'Espagne. Son prestige, si gravement atteint depuis Baylen et Cintra, ne
pouvait pas être relevé dans les lenteurs et les longues incertitudes de la
guerre péninsulaire, il le rétablirait donc aux dépens de l'Autriche depuis
si longtemps habituée à être battue. Insensiblement il adoptait envers
l'Espagne la même politique qu'envers l'Angleterre ; il en venait à se dire
qu'il battrait l'Espagne en Europe. En
quittant la Péninsule il laissa à Joseph quelques instructions politiques et
militaires. Les instructions militaires contenaient le plan d'une campagne en
Portugal et en Andalousie. Quant aux instructions politiques, elles étaient
beaucoup plus sommaires et s'étaient fort simplifiées depuis l'échec des
réformes. Elles formaient une sorte de refrain sinistre qui revenait dans
toutes les lettres que Napoléon écrivait à Joseph : « Je ne suis pas content
de la police de Madrid, lui écrivait-il le 10 janvier, de Valladolid ;
Belliard est trop faible ; avec les Espagnols il faut être sévère. J'ai
fait arrêter ici quinze des plus méchants et je les fais fusiller.
Faites-en arrêter une trentaine à Madrid. Quand on la traite avec douceur,
cette canaille se croit invulnérable. Quand on en pend quelques-uns, elle
commence à se dégoûter du jeu et devient humble et soumise comme elle doit
être[23]. » Le 12
janvier, il revient sur ces recommandations ; il lui témoigne sa satisfaction
de ce que Belliard a commencé à les mettre en pratique : « L'opération
qu'a faite Belliard est excellente. Il faut faire pendre à Madrid une
vingtaine des plus mauvais sujets. Demain j'en fais pendre dix-sept
connus par tous les excès.... Si l'on ne débarrasse pas Madrid d'une centaine
de ces boutefeus, on n'aura rien fait. Sur ces cent faites-en pendre ou
fusiller douze ou quinze et envoyez le reste aux galères. Je n'ai eu de
la tranquillité en France et je n'ai rendu de la confiance aux gens de bien
qu'en faisant arrêter deux cents boutefeu et assassins de septembre et en les
envoyant dans les colonies. Depuis ce temps l'esprit de la capitale a changé
comme par un coup de sifflet[24]. » Le 16
janvier, il insiste encore sur ces préceptes de haute politique pour mieux
les graver dans l'âme débonnaire de Joseph : « La cour des Alcades de
Madrid a acquitté ou seulement condamné à la prison une trentaine de coquins
que Belliard avait fait arrêter : il faut nommer une commission militaire
pour les juger de nouveau et faire fusilier les coupables.... Ici on a fait
l'impossible pour obtenir la grâce des bandits qui ont été condamnés. J'ai
refusé, j'ai fait pendre, et j'ai su qu'au fond du cœur on avait été bien
aise de n'avoir pas été écouté. Je crois nécessaire que, dans les
premiers moments surtout, votre gouvernement montre un peu de vigueur contre
la canaille. La canaille n'aime et n'estime que ceux qu'elle craint ; et la
crainte de la canaille peut seule vous faire aimer et estimer de toute la
nation[25]. » Il lui
recommandait enfin de faire prendre à Madrid, sans les couvents et les
maisons confisquées, une cinquantaine de chefs- d'œuvre de l'École espagnole
qui manquaient, disait-il, à la collection du Muséum à Paris[26]. Les conseils contenus dans ces fraternels épanchements constituaient au fond tout le programme de la politique impériale et royale. Tels furent les adieux de Napoléon à ce peuple qu'il se disait appelé à régénérer ! |
[1]
Napoléon à Lefebvre, 6 nov. 1808 ; à Victor, même jour.
[2]
Mémoires de Miot de Mélito, t. III.
[3]
Moniteur du 21 novembre 1808.
[4]
Napoléon à Cretet, 19 nov.
[5]
On ne sait pourquoi ces bulletins n'ont pas été reproduits par les éditeurs de
la Correspondance de Napoléon. Le Moniteur où l'on peut les lire
leur semblerait-il une autorité suspecte ?
[6]
Voir le Moniteur des 16, 19, 21, 26, 27 nov., 2, 4 déc. 1808.
[7]
Sixième bulletin de l'armée d'Espagne.
[8]
Napoléon à Belliard, 5 décembre.
[9]
En date du 4 décembre 1808.
[10]
Proclamation du 7 décembre.
[11]
Mémoires du roi Joseph, t. V. V. aussi les Mémoires de Miot de
Mélito, t. III.
[12]
Napoléon à Talleyrand, 27 novembre 1808.
[13]
Napoléon à Cambacérès, 26 novembre.
[14]
On en trouve le témoignage à chaque page de sa correspondance et de son
journal.
[15]
Story of the peninsular war by the marquis of Londonderry.
[16]
Ce chiffre est établi déduction faite des troupes laissées en Portugal ou à
Lugo, des malades restés dans les hôpitaux. Il est emprunté à un état
officiel de l'armée de Moore en date du 19 décembre 1808, inséré dans l'Histoire
de la guerre de la Péninsule, de Napier.
[17]
Notes pour Joseph, en date du 22 décembre 1808.
[18]
Notes pour Joseph, en date du 22 décembre 1808. Il faut réduire sur ce point
les appréciations ordinairement, si justes de Napier, qui estime à 50.000
hommes l'armée conduite par napoléon contre Moore.
[19]
A Joseph, 27 décembre.
[20]
Letter from lieutenant-général sir John Moore to viscount Castlereagh,
Jan. 13, 1809 Ann. reg.
[21]
J. C. Moore, Life of sir John Moore. — Lord Londonderry, Story of the
Peninsular War — Robert Southey, Id. — Napier, Histoire de la
guerre de la Péninsule, traduction et notes du général Mathieu Dumas, etc.
[22]
Dépêche de Berthier à Soult. — Mémoires du roi Joseph.
[23]
Lettre insérée dans les Mémoires du roi Joseph et non reproduite dans la
Correspondance de Napoléon.
[24]
Mémoires du roi Joseph.
[25]
Mémoires du roi Joseph.
[26]
Napoléon à Joseph, 15 janvier.