HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE XI. — NAPOLÉON EN ESPAGNE

NOVEMBRE 1808 - JANVIER 1809

 

 

Napoléon n'eut pas plutôt terminé ses arrangements avec Alexandre, qu'il s'empressa de le faire sentir à l'Europe par l'arrogance hautaine et provoquante de son langage. C'est à l'Autriche surtout, la seule puissance continentale qui fût encore en état de lui créer des embarras, qu'il voulait donner à réfléchir sur les conséquences de ce nouveau changement de fortune ; mais toujours incapable de garder une mesure dans le succès, au lieu de se montrer ferme et résolu il se répandit en menaces et en bravades. Il répondit le 14 octobre à la lettre si courtoise que le baron de Vincent lui avait apportée le 29 septembre de la part de l'empereur d'Autriche. Après avoir rappelé à ce souverain qu'il avait été le maitre de démembrer la monarchie autrichienne, mais qu'il ne l'avait pas voulu, allégation de mauvais goût d'abord, et de mauvaise foi ensuite, car même après Austerlitz il n'aurait pu faire une telle chose sans se perdre lui-même, Napoléon donnait à l'empereur une série d'avertissements qui devaient être autant de blessures pour sa dignité de souverain : « Ce que Votre Majesté est, elle l'est de mon aveu. C'est la plus évidente preuve que nos comptes sont soldés et que je ne veux plus rien d'elle.... mais Votre Majesté ne doit pas remettre en discussion ce que quinze ans de guerre ont terminé ; elle doit défendre toute démarche provoquant la guerre.... que Votre Majesté s'abstienne de tout armement qui puisse me donner de l'inquiétude et faire une diversion en faveur de l'Angleterre.... que Votre Majesté se défie de ceux qui lui parlant des dangers de sa monarchie troublent ainsi son bonheur, celui de sa famille et celui de ses peuples ! »

Ce grave donneur de conseils, qui aurait pu commencer par faire lui-même son profit des leçons dont il était si prodigue, terminait cette admonestation par l'énoncé d'une maxime prodigieusement édifiante dans sa bouche : « La meilleure politique aujourd'hui, disait-il, c'est LA SIMPLICITÉ ET LA VÉRITÉ ! » Une telle profession de foi écrite de la main qui avait signé les traités de Bayonne était une curiosité sans prix, un vrai morceau de roi. Elle était surtout une démonstration péremptoire de la sincérité et des bonnes intentions de Napoléon. Aussi l'empereur d'Autriche, plus que jamais convaincu de la nécessité de profiter de l'occasion unique que lui offrait la guerre d'Espagne, continua-t-il à pousser ses armements avec toute l'activité que comportaient les difficultés de sa situation et le voisinage d'un ennemi si ombrageux.

Ce fut sur un ton beaucoup plus modeste que fut rédigée la proposition de paix que les deux potentats d'Erfurt étaient convenus d'adresser à l'Angleterre. Ils invoquaient le devoir « de céder aux vœux et aux besoins de tous les peuples, de faire cesser les malheurs de l'Europe. La paix était à la fois dans l'intérêt des peuples du continent comme dans l'intérêt des peuples de la Grande-Bretagne. Ils se réunissaient donc pour prier Sa Majesté Britannique d'écouter la voix de l'humanité en faisant taire celle des passions afin d'assurer le bonheur de l'Europe et de la génération présente. » (12 oct. 1808.)

Cette ouverture était faite sous forme de lettre adressée au roi d'Angleterre, comme toutes les communications du même genre que Napoléon avait antérieurement notifiées au cabinet britannique. Il avait toujours cherché, sans y parvenir, à entrer en relations directes et personnelles avec ce souverain, à engager avec lui un de ces dialogues pleins de séduction dans lesquels il se flattait d'exceller et dont la seule acceptation eût été déjà une reconnaissance anticipée. Il n'avait jamais pu obtenir du roi d'Angleterre un seul mot de réponse signé de lui, et ne pouvant imaginer que des scrupules constitutionnels fussent pour quelque chose dans une persistance qui le désespérait, il s'était dit qu'en présentant cette fois le nom de l'empereur de Russie à côté du sien propre, il forcerait le roi Georges à se départir de son système. Quant au fond même de sa proposition, pouvait-il se flatter de le voir accueilli ? On est tenté de le croire lorsqu'on voit les précautions multipliées qu'il recommande à ses deux négociateurs Champagny et Romanzoff afin d'écarter tout ce qui peut faire difficulté ou éveiller les susceptibilités britanniques. Mais il est impossible d'admettre qu'il prenait cette ouverture au sérieux lorsqu'on le voit se diriger sur l'Espagne avec deux cent mille hommes au moment même où il propose l'uti possidetis comme base des négociations. Comment pouvait-il supposer que l'Angleterre qui avait commencé la guerre pour Malte, allait y mettre fin au moment où il s'emparait de l'Espagne et du Portugal ?

Quelle qu'ait été sa secrète pensée, son attente fut doublement trompée. Il n'obtint aucune réponse de la part du roi Georges, et celle que le ministère lui adressa par l'organe de Canning (28 octobre) vint bientôt lui prouver que s'il avait espéré décourager les insurgés d'Espagne, par la nouvelle que des négociations étaient entamées entre la France et l'Angleterre, ce calcul allait être déjoué. La note écrite par Canning, sans repousser l'offre des deux empereurs, montrait nettement que leur proposition n'avait de chance d'être accueillie qu'autant que tous les alliés de l'Angleterre seraient admis à la négociation, et parmi ces alliés figuraient non-seulement les rois de Naples, de Portugal, de Suède, mais les insurgés espagnols. L'Angleterre, disait Canning, n'était encore liée avec l'Espagne par aucun traité formel, mais elle avait pris envers elle des engagements qui étaient sacrés à ses yeux et qui la liaient irrévocablement à la cause de cette nation.

Cette réponse laissait peu d'espoir d'arrangement. Elle arriva à Paris le 31 octobre ; Napoléon s'était déjà mis en route pour l'Espagne. Il laissa écouler vingt jours avant de répliquer à la note britannique. Le 19 novembre, en adressant à Champagny son projet de réplique, il laissa percer la pensée qui lui avait inspiré de si longs délais et peut-être suggéré la négociation elle-même : « Vous trouverez ci-joint, lui écrivait-il, un projet de note en réponse à celle de M. Canning. Vous pourrez laisser passer deux ou trois jours à vous consulter avec M. de Romanzoff. Ensuite vous ferez partir un courrier intelligent qui répandra que l'Espagne est soumise ou sur le point de l'être entièrement, que déjà. 80.000 Espagnols sont détruits, etc. » Pour augmenter l'effet supposé de cette fausse nouvelle il enjoignit à. Fouché de faire mettre dans les journaux de Hollande, d'Allemagne et de Paris une série d'articles annonçant d'abord les préparatifs, puis le débarquement, puis enfin le plein succès d'une expédition absolument fantastique de Murat en Sicile cc Mettez, lui disait-il, pour détails que le roi Joachim est descendu avec 30.000 hommes, qu'il a laissé la régence à sa femme, qu'il est débarqué au Phare.... afin que l'on puisse y croire à Londres et que cela puisse les alarmer. ms (19 nov.) Tout cela était de pure invention et devait faire l'objet d'une douzaine d'articles. C'était donc bien avec un fait accompli qu'il s'était proposé de surprendre et d'entraîner l'Angleterre. Au reste il ne refusait pas d'admettre à la négociation « soit le roi qui régnait en Suède, soit le roi qui régnait en Sicile, soit le roi qui régnait au Brésil ; » mais la proposition d'admettre les insurgés espagnols « ne pouvait être considérée de la part du gouvernement anglais que comme une insulte.... Qu'aurait dit le gouvernement anglais si le gouvernement français eût proposé d'admettre les insurgés catholiques d'Irlande ? »

Napoléon se trompait du tout au tout en supposant que de tels arguments étaient de nature à faire impression sur le cabinet britannique. Il commettait une méprise encore plus profonde en attribuant au ministère Canning les appréhensions et les tendances ultra-pacifiques des cabinets d'Addington ou de Fox. En dépit des revers des puissances continentales la force et les ressources de l'Angleterre n'avaient fait que s'accroître dans ces dernières années. Le blocus continental avait achevé de mettre dans ses mains le monopole du commerce du monde, et depuis surtout qu'on avait vu se produire les premiers symptômes d'une dissolution du gigantesque empire d'Occident, ni le gouvernement ni la nation n'y désiraient la paix. Le cabinet britannique se hâta en conséquence de mettre fin à ce simulacre de négociation par une déclaration nette et catégorique qui ne laissait aucune prise à de nouveaux subterfuges. 11 protesta solennellement de sa ferme intention de ne pas abandonner la généreuse nation espagnole, et de combattre par tous les moyens une usurpation qui n'avait rien de comparable dans l'histoire du monde. » Il fit suivre cette note d'une déclaration à l'adresse de l'Europe où se lisaient ces paroles remarquables : « Si parmi les nations qui préservent contre la France une indépendance douteuse et précaire, il s'en trouve qui même en ce moment balancent entre la ruine certaine qui résultera d'une inaction prolongée, et les dangers incertains d'un effort pour échapper à cette ruine, la perspective trompeuse d'une paix entre la Grande-Bretagne et la France ne manquerait pas d'être singulièrement funeste à ces nations. Le vain espoir du retour de la tranquillité publique pourrait ébranler leurs résolutions. » (15 déc.)

L'Empereur avait quitté Paris le 29 octobre, après avoir ouvert la session du Corps législatif et annoncé solennellement cc qu'il allait couronner dans Madrid le roi d'Espagne et planter ses aigles sur les forts de Lisbonne, » engagement théâtral et présomptueux auquel manqua la seule justification qui eût pu lui servir d'excuse, c'est-à-dire une prompte et complète réalisation. Le 3 novembre, il était à Bayonne, accélérant la marche de ce flot d'hommes, de chevaux, d'équipages qui depuis deux mois n'avait cessé de traverser cette ville. Des huit corps d'armée qui devaient former l’armée d'Espagne indépendamment de la garde et de la grosse cavalerie, près de six s'étaient déjà engouffrés dans la Péninsule, et les corps de Mortier et de Junot restaient seuls en arrière. Toutes ces troupes ayant été acheminées vers les Pyrénées avant que rien fût prêt pour les recevoir, le passage d'un si grand nombre d'hommes sur de mauvaises routes et dans des localités-dépourvues de tout, avait produit un désordre indescriptible et augmenté la pénurie générale par le gaspillage du peu de ressources qu'on avait pu se procurer. Napoléon se hâta de ramener l'ordre par de sévères réprimandes adressées à ses administrateurs militaires. Mais là encore plus qu'ailleurs on eut l'occasion de remarquer que très-attentif à toutes les mesures qui devaient assurer les approvisionnements strictement militaires de ses troupes, tels que les munitions, objets d'équipement, fournitures en souliers, capotes, etc., il s'occupait à peine de celles qui avaient pour but d'assurer le bien-être et la nourriture du soldat. Il allait même jusqu'à décommander ces dernières pour porter toute l'attention de ses admirateurs sur les autres : « Renvoyez les réserves de bœufs, écrivait-il à Dejean, je n'ai pas besoin de vivres, je suis dans l'abondance de tout, il ne manque que les caissons, les transports militaires, les capotes et les souliers ; je n'ai jamais vu un pays où l'armée fût mieux nourrie. » Ayant plus que jamais pour maxime que la guerre doit nourrir la guerre, désireux surtout de l'appliquer à l'Espagne afin de lui faire mieux sentir le poids des calamités qu'elle avait osé braver, il laissait à chaque corps le soin de s'entretenir lui-même et de vivre comme il pouvait_ Le pillage, au lieu d'être l'excès d'un instant, devenait dès lors une ressource régulière et indispensable à la subsistance des troupes. On en faisait une institution militaire. Ce n'était pas seulement à une armée impatiente de se venger, mais à des bandes affamées qu'on allait livrer les malheureux Espagnols.

Pendant les trois mois qui venaient de s'écouler, notre armée d'Espagne était restée à peu près immobile dans ses positions sur l'Ebre, se bornant à déjouer les tentatives peu redoutables et mal concertées que firent les armées de l'insurrection pour la déborder sur ses deux ailes, d'un côté en Biscaye vers Bilbao, de l'autre sur la rivière d'Aragon. Joseph, qui brûlait du désir de se créer une grande réputation militaire, avait conçu ou accueilli plus d'un plan pour attaquer et, s'il se pouvait, détruire les corps qui lui étaient opposés, mais Napoléon avait mis son véto à tous ces beaux projets. Décidé à agir en Espagne avec des moyens immenses, il convenait à ses vues d'encourager par son apparente inertie la confiance d, l'audace des généraux espagnols, de n'entrer en action qu'au moment où il aurait réuni des forces suffisantes pour les écraser d'un seul coup, et alors d'apparaître à l'improviste comme le Deus ex machina. Ce moment était enfin arrivé. Dans l'étroit espace qui s'étend des confins de la Biscaye à la rivière d'Aragon, il avait déjà concentré cinq corps d'armée, commandés par Lefebvre, Victor, Soult, Ney et Moncey qui allait être remplacé par Lannes. Un sixième, commandé par Saint-Cyr et destiné à agir isolément, était sur le point de pénétrer en Catalogne. Il avait en outre avec lui la garde et un nombreux corps de cavalerie que commandait Bessières.

Quels que fussent encore leur zèle et leur patriotisme, les Espagnols étaient mal préparés à supporter cette épreuve toujours si dangereuse qui consiste à maintenir et à consolider les avantages obtenus dans un premier élan d'enthousiasme. Le miraculeux succès de leur insurrection avait exalté les cœurs les plus timides et relevé la nation à ses propres yeux, mais il avait fait naître chez ces populations peu éclairées et même chez beaucoup de leurs chefs une confiance pleine d'illusions. On considérait la tâche comme achevée au moment où elle allait devenir plus difficile que jamais. On se livra à des compétitions de pouvoir, à des rivalités d'ambitions, à. des jalousies de clocher, au moment où la défense nationale devait seule absorber toutes les pensées. Au lieu d'organiser fortement l'armée, de l'exercer, d'y appeler toute la population valide, de lui choisir de fortes positions défensives, on perdit en vaines discussions et en projets chimériques le temps que Napoléon employait à entasser régiments sur régiments sur la rive gauche de l'Èbre.

Le sentiment des nécessités de la situation avait été d'abord assez puissant pour décider les juntes locales qui avaient fait l'insurrection à abdiquer en faveur d'une junte centrale chargée de l'autorité suprême. Cette junte centrale fut composée des délégués des juntes locales ; elle réunit dans son sein des hommes éminents parmi lesquels on distinguait Jovellanos et Moniño de Floridablanca. Trop nombreuse malheureusement pour un corps exécutif, la junte suprême qui compta jusqu'à trente-quatre membres, était en outre dominée par des esprits politiques et littéraires dans des circonstances où la force des choses réclamait impérieusement des hommes d'action. Elle fit beaucoup de manifestes, se décerna à elle-même des titres magnifiques, s'engagea dans de stériles contestations avec le conseil royal qui avait conservé ses attributions administratives et judiciaires, et ne prit en définitive que fort peu de mesures efficaces. Quelques-uns même de ses actes étaient de regrettables concessions aux passions populaires : tels furent le rétablissement de l'inquisition et la suspension de la vente des biens de main morte. Qu'il y eût là de sa part un retour prémédité vers le passé, on ne peut le croire sérieusement lorsqu'on songe que le promoteur de ces mesures était ce même Floridablanca qui avait été l'ambassadeur de Charles III, auprès du pape Ganganelli, à l'époque où d'Aranda avait opéré ses fameuses réformes ; mais c'était une protestation malentendue contre les prétentions du despotisme français. Napoléon accusait les moines et l'inquisition, cela suffisait pour qu'on les rétablit. Rendre l'inquisition populaire, voilà quel était le premier résultat de cette politique tant célébrée !

Les mesures militaires qui auraient dû être la préoccupation unique dans une crise si périlleuse, n'avaient pu que souffrir des hésitations et de l'incapacité du pouvoir central. Les armées du Midi s'étaient rapprochées des provinces du Nord ; les troupes de Séville, de Grenade, de Valence étaient venues sur l'Èbre, sous la conduite de Castaños, donner la main aux insurgés de Castille et aux Aragonais défenseurs de Saragosse ; les dix mille compagnons de la Romana étaient venus après leur romanesque évasion se joindre aux insurgés de la Galice et des Asturies que commandait le général Blake ; mais malgré beaucoup de décrets sur le papier, l'effectif de ces armées avait peu augmenté, leur armement était défectueux, leur discipline détestable ; on n'était pas même parvenu à assurer leurs approvisionnements. A l'exception de quelques vieilles troupes régulières, elles offraient le spectacle d'un rassemblement tumultueux plutôt que celui de corps disciplinés et capables d'entreprendre des opérations militaires.

Avec de tels éléments, un seul système offrait quelques chances de succès contre un adversaire aussi redoutable que Napoléon et les forces écrasantes qu'il avait réunies. Éviter toute action générale, se retirer pas à pas devant lui sur des points de ralliement désignés à l'avance, le laisser s'engager et éparpiller ses troupes dans les vastes espaces de la Péninsule, ne tenir que dans des positions d'une force reconnue, se borner enfin le plus souvent à harceler ses corps, à intercepter ses communications, à enlever ses convois, telle était la tactique, indiquée à la fois par la nature du pays et par la faiblesse des ressources, qu'un militaire des plus distingués, le général Dumouriez, venait de recommander lui -même aux insurgés espagnols dans une sorte de manuel composé spécialement pour eux. Cette conduite était la seule possible, et les deux plus habiles généraux que possédât alors l'Espagne, Blake et Castaños, ne pensaient pas à cet égard autrement que Dumouriez. Mais un plan aussi sage ne pouvait plaire ni à la présomption des masses peu éclairées qui voulaient attaquer sur-le-champ Napoléon pour le détruire, ni à la défiance ombrageuse des provinces qui, abandonnées en apparence, considéraient tout mouvement rétrograde comme une trahison ; et les deux généraux manquaient de l'autorité nécessaire pour imposer leurs idées.

Au moment où Napoléon vint en Espagne pour s'y mettre à la tête de ses troupes, les forces espagnoles se répartissaient en quatre groupes principaux formant autour de nos positions sur l'Èbre un vaste demi-cercle qui s'étendait des montagnes de la Biscaye jusqu'aux environs de Caparoso sur la rivière d'Aragon. Blake opérait sur la gauche avec trente- cinq à quarante mille hommes, aux environs de Balmaseda, couvrant la Biscaye, Santander, les Asturies, et menaçant nos communications par la route de Bayonne. Au centre, l'armée de Castaños bordait l'Èbre de Cintruenigo à Calahorra, se liant à l'armée de droite, commandée par les frères Palafox, de Tudela à Caparoso, et formant avec celle-ci un peu plus de quarante mille hommes. En arrière de ces positions s'avançait, en réserve vers Burgos, l'armée d'Estrémadure, commandée par Galuzzo, auquel venait de succéder le jeune marquis de Belvéder ; il n'avait pas encore complété son effectif et n'avait pas plus d'une quinzaine de mille hommes sous ses ordres. Il y avait bien une cinquième armée en Catalogne ; mais cantonnée dans cette région excentrique comme dans une sorte de champ clos, où elle allait être aux prises avec Saint-Cyr et Duhesme, elle ne pouvait exercer aucune influence sur l'ensemble des opérations. On attendait aussi d'un jour à l'autre la coopération de l'armée anglaise du Portugal, qui devait venir renforcer l'armée d'Estrémadure ; mais son intervention était encore forcément éloignée. Le général Moore qui la commandait, obligé d'opérer par terre sa jonction avec un corps débarqué à la Corogne, en partant lui-même de Lisbonne, avait à exécuter des marches longues et difficiles avant de pouvoir prendre aucune part aux opérations de la campagne. Aux obstacles résultant de la saison, du mauvais état des chemins, de la difficulté de se nourrir sans piller, étaient venus se joindre des retards causés par la mauvaise volonté des autorités espagnoles. Son lieutenant Baird avait été retenu en quarantaine à la Corogne, et il avait fallu négocier à Madrid pour obtenir le libre passage d'un corps d'auxiliaires.

C'était donc avec quatre-vingt-dix mille hommes à peine que les chefs espagnols étaient chargés de tenir tête aux cinq corps d'armée que Napoléon avait déjà sur l'Ebre. Composés de vingt-cinq mille hommes en moyenne, ces corps formaient avec la garde et la cavalerie de Bessières une force totale d'au moins cent soixante mille hommes. Napoléon n'avait pour ainsi dire qu'à marcher en avant pour briser sur tous les points la ligne espagnole qu'on semblait avoir voulu étendre démesurément comme pour en augmenter encore la faiblesse. Son plan à la fois très-simple et très-décisif consista à la couper en deux en se portant directement sur Burgos, qui n'était couvert que par le faible détachement de Belvéder. Une fois arrivé là, il rabattrait ses corps à droite et à gauche pour tourner les deux principales armées espagnoles, en les acculant l'une à la mer, l'autre aux Pyrénées, ou tout au moins en les mettant entre deux feux.

Les combats qui avaient été livrés la veule de son entrée en Espagne, d'une part à Zornoza, entre Blake et Lefebvre, de l'autre à Logrorio et à Lerin, entre Ney et Castaños, Moncey et Palafox, auraient pu nuire à ce plan en décidant les Espagnols à la retraite ; mais en réalité ils ne l'avaient nullement compromis, puisque leurs positions étaient restées les mêmes à peu de chose près. Napoléon voulait commencer par détruire l'armée de Blake. Il chargea en conséquence Lefebvre et Victor de la contenir, pendant qu'Il se porterait lui-même sur Burgos. Ces maréchaux devaient ensuite la refouler soit vers la mer, soit sur les pentes des montagnes qui séparent la Biscaye de la Castille vieille, point vers lequel il allait diriger Soult de Burgos, pour porter le dernier coup aux débris de Blake. Mais le général espagnol prévint ses adversaires en les attaquant lui-même. A la suite du combat de Zornoza, Lefebvre s'était replié sur Bilbao afin de se nourrir plus facilement, ne laissant devant Blake que la division Villatte isolée à Balmaséda. Victor, envoyé à Ordurio pour soutenir Lefebvre, ne fit rien pour réparer la faute de son collègue ; il se contenta d'envoyer une brigade à Oquendo. Abandonnée à elle-même et attaquée par des forces supérieures dans la journée du 5 novembre, la division Villatte fut rejetée sur Bilbao après avoir brillamment combattu et essuyé de grandes pertes.

Sévèrement réprimandés par Napoléon[1], les deux maréchaux se hâtèrent d'effacer l'impression produite par ce fâcheux début. Lefebvre marcha immédiatement sur Balmaséda, rencontra à Guenès un détachement de Blake, le battit, et vint faire sa jonction avec Victor sur l'emplacement même qu'occupait la division Villatte (8 nov.). Victor prit alors la tête de la poursuite et s'enfonça dans les gorges des Monts de Biscaye, sur les pas de Blake, forcé de rétrograder. Arrivé à Espinosa, le général espagnol qui avait réuni toute son armée, réduite par les combats précédents, et par le manque de vivres, à moins de trente mille hommes, résolut de tenir ferme dans les fortes positions que lui offraient les abords de cette ville. Il y résista avec beaucoup de vigueur aux attaques de Victor, dans la journée du 10 novembre. Mais la bataille ayant recommencé le lendemain, l'épreuve se trouva au-dessus des forces d'une armée qui était si loin d'avoir la consistance et la solidité des troupes régulières. Lorsqu'à la suite d'un combat assez vif, les Espagnols virent la division du général Maison enlever à la baïonnette les hauteurs qui étaient la clef de leurs positions, tous leurs soldats se débandèrent en même temps, comme il arrive toujours aux hommes que n'a pas unis une longue habitude sous le même drapeau ; les fuyards se dispersèrent dans toutes les directions, et l'armée se trouva comme dissoute en un instant. On en tua un assez grand nombre, mais on fit peu de prisonniers. Blake opéra sa retraite sur Reinosa avec quelques milliers de soldats destinés à servir de noyau au ralliement d'une armée qui n'existait plus.

C'était le moment où, selon la promesse de Napoléon, Soult aurait dû s'avancer de Burgos sur Reinosa, pour y prendre ou y détruire les débris de Blake. Mais quelque bien concerté qu'eût été le plan, l'exécution ne répondit pas à la pensée, et ce maréchal ne put pas opérer son mouvement assez tôt pour lui faire produire tous les résultats que Napoléon en attendait. Pendant que Lefebvre et Victor marchaient contre Blake, Napoléon s'était avancé de Vitoria sur Burgos, pour y faire déboucher à droite et à gauche ses corps d'armée sur les derrières de Blake et de Castaños. Burgos n'avait pour toute défense que le faible détachement du marquis de Belvéder, montant à environ douze mille hommes. Le marquis ne se porta pas moins au-devant de Napoléon jusqu'à Gamonal, afin de lui barrer le passage. Ses troupes soutinrent le premier choc avec beaucoup d'intrépidité ; mais le bois qui couvrait leur droite ayant été tourné par la cavalerie de Lasalle, puis enlevé par l'infanterie du général Mouton, tout se débanda et lâcha pied encore plus promptement qu'à Espinosa. Nos cavaliers, qui pouvaient charger à leur aise dans ce pays de plaine, poursuivirent les fugitifs le sabre dans les reins et en firent un véritable massacre. ils pénétrèrent pêle-mêle avec eux dans la ville de Burgos qui fut mise à sac. (10 nov.)

Napoléon ne lança Soult sur Reinosa que le 13 novembre au matin. Si ce maréchal était parti le 11, comme il le pouvait, il y serait arrivé à temps pour achever la destruction de Blake ; mais par suite de ce retard, il n'atteignit Reinosa que le 15, après avoir recueilli en chemin des canons et des prisonniers. Blake s'était échappé l'avant-veille en se dirigeant sur la ville de Léon, par les chemins affreux qui longeaient les montagnes des Asturies. Soult ayant manqué son but principal, alla battre la province de Santander et la principauté des Asturies pour y établir un semblant de soumission qui devait durer tout juste aussi longtemps que le séjour de son corps d'armée dans les localités qu'il traversait.

La présence de l'Empereur à. Burgos n'adoucit en rien le sort de cette malheureuse cité, qui fut pendant plusieurs jours livrée à toutes les horreurs d'une ville prise d'assaut. Toujours fidèle à son système de faire des exemples, Napoléon voulait soumettre l'Espagne par la terreur encore plus que par les armes, et il laissait impunis tous ces excès que commettent si facilement des soldats affamés et dégagés de tout frein. Les villes et les bourgs situés sur notre passage, particulièrement Miranda et Briviesca, avaient été ravagés comme s'ils eussent été traversés par des hordes de sauvages. Quant à Burgos, ces abominations y furent telles, que la ville fut abandonnée par ses habitants : « triste spectacle ! » s'écrie Miot, qui y entra le 12 novembre, avec le roi Joseph dont il était le conseiller et l'ami. Les maisons presque toutes désertes et pillées, les meubles brisés et épars en morceaux dans la fange ; un quartier situé au-delà de l'Arlanzon en feu ; une soldatesque effrénée enfonçant les portes, les fenêtres, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, consommant peu et détruisant beaucoup ; les églises dépouillées, les rues encombrées de morts et de mourants ; enfin toutes les horreurs d'un assaut, quoique la ville ne se fût pas défendue ! La chartreuse et les principaux couvents avaient été saccagés. Le monastère de Las Huelgas, le plus riche et le plus noble couvent de femmes de la Vieille-Castille, était converti en écurie ; les tombeaux que renfermaient l'église et le cloître avaient été ouverts pour découvrir les trésors que l'avidité y supposait cachés, et les cadavres des femmes qu'ils renfermaient traînés dans la poussière, étaient abandonnés sur le pavé couvert d'ossements et de lambeaux de linceuls.... J'ai vu sous les fenêtres mêmes de l'archevêché où l'empereur logeait, un feu de bivouac entretenu par des instruments de musique et des meubles enlevés des maisons pendant toute une nuit. Le roi Joseph essaya quelques représentations, mais elles furent mal repues[2]. »

Non-seulement l'empereur était décidé à n'écouter aucune représentation, mais il voulait que le pillage administratif vînt compléter les bons effets du pillage militaire. Il fit confisquer- à Burgos pour trente millions de laines indépendamment des marchandises anglaises[3]. Ce n'était là qu'un commencement. Sous prétexte d'indemniser de leurs pertes les Français résidants, il résolut de mettre la main sur les biens immenses que possédaient les grands d'Espagne, dans la Péninsule et dans les autres pays soumis à notre domination : « Le duc de l'Infantado et les grands d'Espagne, écrivait-il à Cretet, le 19 novembre, possèdent à eux seuls la moitié du royaume de Naples ; évaluer leurs propriétés dans ce royaume à 200 millions n'est pas trop. Ils ont en outre des possessions en Belgique, en Piémont, en 'Italie, que mon intention est de séquestrer. Ce n'est là qu'une première idée[4]. » Cette glorieuse idée avait été précédée, le 12 novembre, d'un décret de proscription qui déclarait traîtres et ennemis de la France, condamnait à être traduits devant une commission militaire et passés par les armes dix grands d'Espagne choisis parmi les plus opulents et dont les biens devaient être confisqués. Ce décret de proscription fut intitulé décret d'amnistie, selon l'ingénieuse nomenclature que Napoléon appliquait à tous ses actes. L'empereur promettait par d'autres dispositions leur grâce pleine et entière à tous les autres Espagnols qui feraient leur soumission dans le délai d'un mois à partir de notre entrée à Madrid. On se flattait que grâce à cette dernière clause le peuple espagnol verrait un acte de clémence dans cette mesure cruelle et spoliatrice qui n'était qu'un odieux abus de la victoire.

En même temps les bulletins impériaux déversaient la calomnie et l'insulte sur les troupes espagnoles comme sur la nation elle-même[5] : « Les soldats de l'insurrection n'étaient que de ridicules fanfarons, dignes compatriotes de Don Quichotte. Ignorance crasse, folle présomption, cruauté contre le faible, souplesse et lâcheté avec le fort, voilà le spectacle qu'on avait sous les yeux. Les moines et l'inquisition avaient abruti cette nation !... Les troupes espagnoles ne pouvaient comme les Arabes tenir que derrière des maisons ; les moines étaient ignares et crapuleux ; les paysans au niveau des Fellahs d'Égypte ; les grands dégénérés, sans énergie et sans influence. » Le général la Romana n'était désigné dans ces bulletins que sous le nom du traître la Romana. L'évêque de Santander qui avait publié contre nous un écrit plein de dignité et d'éloquence, était représenté comme « un homme furibond et fanatique, animé de l'esprit du démon, marchant toujours avec un coutelas au côté[6]. » Tel était le tableau général que Napoléon traçait du peuple qu'il avait tant de peine à soumettre, et par une contradiction significative il s'efforçait dans ces mêmes bulletins de transformer en une victoire signalée son insignifiante échauffourée de Gamonal ; il envoyait à grand fracas au Corps législatif les douze drapeaux ramassés sur le champ de bataille ; il triomphait en un mot comme si l'Espagne eût été conquise du même coup.

Ces forfanteries peu habiles étaient à l'adresse de l'Angleterre, à qui Napoléon espérait en imposer assez pour qu'elle se résignât à laisser les Espagnols en dehors de la négociation. Mais la rupture hautaine et éclatante qui mit fin aux pourparlers vint bientôt lui prouver l'inutilité de ces ruses, et il n'en resta que le souvenir de ses outrageantes invectives contre un peuple qui ne pardonne pas les injures.

Le corps de Blake, une fois dispersé, sinon détruit, Napoléon rappela à lui les corps de Lefebvre et de Victor devenus inutiles en Biscaye, et se retourna aussitôt contre l'armée encore intacte de Castaños et de Palafox. Elle était restée immobile en présence du corps de Moncey, de Cintruenigo à Caparoso sur les deux rives de l'Ebre, puis bientôt, sur les représentations de Castaños qui comprenait le danger de cette position, elle s'était concentrée aux environs de Tudela. L'empereur voulait une action rapide et décisive. Il donna au maréchal Lannes le commandement du corps de Moncey qu'il porta à trente-cinq mille hommes, nombre peu inférieur à celui des Espagnols qui n'en comptaient guère plus de quarante mille. Pressé d'obtenir un résultat complet, il avait chargé le maréchal Ney d'opérer contre Castaños la manœuvre que Soult avait dirigée contre Blake, mais en lui faisant faire un détour beaucoup plus long encore afin d'en cacher le but, et sans lui donner des forces suffisantes. Ney était en effet envoyé sur les derrières de l'armée de Castaños pour la couper, avec douze mille hommes seulement. Il devait s'avancer de Burgos par Aranda et Osma jusqu'à Soria, point situé à environ vingt lieues en arrière de l'armée espagnole, puis arrivé là, se porter soit sur Agreda, soit sur Calatayud pour donner le coup de grâce aux troupes que Lannes aurait mises en déroute à Tudela.

Ce plan était sans doute très-spécieux ; mais si, comme il était très-possible, Castaños se décidait à battre en retraite avant d'avoir été attaqué, Ney se trouverait seul avec ses douze mille hommes pour faire face à une armée qui en comptait au moins quarante mille et que tous les rapports portaient à soixante ; il se_ trouverait isolé sans secours dans un pays soulevé et à une grande distance de sa base d'opération. La manœuvre qui lui était commandée était donc des plus aventurées, et les perplexités qu'on lui a reproché d'avoir ressenties en cette circonstance font autant d'honneur à son coup d'œil militaire qu'à son patriotisme.

Tout étant ainsi préparé, le 23 novembre, au petit jour, Lannes marcha sur Tudela où avaient pris position les Aragonais, commandés Dar Palafox. La ligne espagnole appuyait sa droite à l'Èbre ; elle s'étendait à gauche jusque vers Cascante où campaient les Valenciens et les Andalous sous les ordres de Castaños. Ce développement exagéré de près de quatre lieues, et qui laissait le centre presque dégarni au profit des deux ailes, indiquait clairement la tendance naturelle des Aragonais à couvrir leur capitale Saragosse, et celle des Andalous à se rabattre vers le sud. Lannes leur fit promptement expier ces fautes. Il profita d'abord de l'éloignement du corps principal de Castaños pour tourner toutes ses forces contre le centre et la droite espagnole. En même temps que ses colonnes d'infanterie, commandées par Maurice Mathieu, s'élancent à l'assaut des hauteurs qui dominent l'Èbre, la cavalerie de Lefebvre vient charger dans la plaine les Valenciens du centre, et menace de les tourner. Cette attaque est soutenue avec intrépidité sur la droite, elle est repoussée au centre par une manœuvre habile de Don Juan 0-Neil. Lannes la renouvelle en dirigeant sur le centre les deux divisions Grandjean et Merlot qui le font plier. Les lanciers polonais pénètrent aussitôt dans la brèche qu'elles ont ouverte ; et leur apparition jetant l'épouvante parmi ces troupes peu expérimentées, elles s'enfuient en pleine déroute à travers les bois d'oliviers qui couvrent la plaine.

C'était le moment où les Aragonais, vivement pressés par Maurice Mathieu, commençaient à céder du terrain du côté de l'Èbre. A la vue de cette panique qui laisse leurs flancs à découvert, ils reculent à leur tour et se mettent en retraite sur la route de Saragosse poursuivis par la cavalerie de Lefebvre-Desnouettes. Pendant ce temps, Je lieutenant de Castaños, la Perla accourait un peu tard de Cascante au secours du centre espagnol qui était déjà anéanti. Ce renfort composé de troupes excellentes refoule d'abord la division Musnier que lui oppose Lannes. Il essuie avec non moins de vigueur les charges de notre réserve de cavalerie. Mais bientôt assaillie par la division Lagrange qui vient se réunir à nos troupes, la division de la Perla est entourée à son tour, rejetée sur Borja pêle-mêle avec les débris du centre ; elle entraîne, dans sa fuite, les autres divisions de Castaños, et opère dans la direction de Calatayud sa retraite que vient protéger la nuit.

Les Espagnols avaient perdu, à Tudela, environ quatre mille hommes en tués ou blessés, et presque toute leur artillerie. Ney était resté immobile à Soria où il attendit vainement l'armée espagnole qui se retirait par Calatayud. Il y était arrivé le 22 novembre à midi. En se mettant en route le jour même, il aurait pu se trouver le lendemain 23 à Agreda comme le lui prescrivait un ordre du quartier général. Mais cet ordre, peu précis, assez mal conçu et daté du 2 i novembre, quatre heures du soir, à Burgos, indiquait la bataille comme devant se donner le 22 à Calahorra. Ney ne put le recevoir au plus tôt que vers cinq ou six heures du soir dans la journée du 22 ; il dut supposer qu'il était beaucoup trop tard alors pour songer à faire une vingtaine de lieues afin de prendre part à une bataille déjà terminée à l'heure où il se mettrait en marche. Il conservait d'ailleurs toute son anxiété au sujet des mouvements possibles de l'armée espagnole, et vu cette incertitude il jugea plus prudent d'attendre les événements dans les positions qu'il avait choisies. Cette inaction lui a été reprochée avec amertume par Napoléon lui-même ; elle n'était pas, à coup sûr, d'un cœur trop timide ! Des historiens y ont vu un trait de jalousie contre Larmes, sans songer qu'une telle jalousie l'aurait plutôt porté à agir avec témérité et présomption. Si Ney avait paru à Cascante vers la fin de la journée, il aurait au moins partagé avec Lannes l'honneur de la victoire, car, en pareil cas, c'est celui qui frappe le coup de théâtre qui produit l'effet principal.

La bataille de Tudela complétait le premier acte de la soumission présumée de l'Espagne. Des quatre armées qui avaient voulu nous fermer les avenues de la Péninsule, il ne restait plus à gauche qu'une huitaine de mille hommes qui gagnaient péniblement la ville de Léon sous les ordres de la Romana, le successeur de Blake ; au centre, une faible réserve du corps de Belvéder qui se préparait à nous disputer le passage du Guadarrama ; à droite enfin, les débris de l'armée d'Andalousie et de -Valence qui se dérobaient de Calatayud sur Sigüenza vivement poursuivis par Maurice Mathieu, puis par Ney. Quant aux Aragonais, ils étaient allés s'enfermer dans Saragosse. L'armée anglaise n'était pas encore parvenue' à opérer sa concentration. Le corps principal amené de Lisbonne par le général Moore était arrivé le 13 novembre à Salamanque ; mais là les mauvaises nouvelles reçues de l'armée de Blake lui avaient fait sentir la nécessité de réunir ses corps épars avant de s'avancer sur la Castille-Vieille. Il lui fallut attendre d'abord sa cavalerie et son artillerie qu'il avait acheminées par les routes plus faciles de la vallée du Tage, d'Almaraz à Talavera, pour se porter ensuite au-devant de son lieutenant Baird. Parti très-tard de la Corogne, celui-ci n'avait pas encore atteint Astorga.

Cet état de choses permettait à Napoléon de s'avancer tout droit sur Madrid sans avoir rien à craindre pour ses communications. Il laissait en effet sur les confins des Asturies et de la Castille-Vieille le corps de Soult alors sur le point de rallier celui de Junot qui venait d'entrer en Espagne, devant Saragosse le corps de Lannes, aux Pyrénées celui de Mortier en marche sur Burgos. Enfin il couvrait sa gauche avec le corps de Ney appelé à Guadalajarra, sa droite avec la cavalerie de Bessières qui inondait la plaine jusqu'à Ségovie, et il montrait sur tous les points aux Espagnols des forces quadruples des leurs. Parti d'Aranda le 28 novembre, il était le 30 au pied du Guadarrama avec sa garde, sa réserve, et le corps de Victor.

Don Benito San Juan, chargé de garder les gorges de Somo-Sierra avec les restes de l'armée d'Estrémadure, avait posté à Sepulveda une avant-garde de trois mille hommes qui s'était dispersée dès la première apparition de nos troupes. Lui-même se tenait à Somo-Sierra avec huit à neuf mille soldats et seize pièces de canon qui balayaient la chaussée. Il avait distribué assez habilement ses troupes en corps de tirailleurs à droite et à gauche de la route ; mais eu égard au nombre des assaillants ses dispositions n'en étaient pas moins fort insuffisantes, puisqu'on n'avait pas même pris les précautions nécessaires pour empêcher notre cavalerie de charger. Après avoir reconnu les positions de l'ennemi, Napoléon lança, sur le flanc des Espagnols, quelques régiments d'infanterie qui débusquèrent leurs tirailleurs. Lorsque cette infanterie eut non sans peine dégagé à droite et à gauche les abords immédiats de la chaussée, au lieu de livrer à la batterie du centre un assaut qui eût pu être long et meurtrier, il résolut de la faire enlever par sa cavalerie. Le général Montbrun, à qui fut confiée cette manœuvre hardie, l'exécuta avec un irrésistible élan : il chargea au galop à la tète des chevau-légers polonais, reçut en chemin une décharge qui lui renversa une trentaine de cavaliers ; mais en quelques instants il était sur la batterie et, sabrait les artilleurs sur leurs pièces. Les Espagnols se dispersèrent aussitôt sur les pentes du Guadarrama en dirigeant leur retraite vers Ségovie.

Madrid était à découvert. La junte centrale, qui se trouvait encore à Aranjuez, quitta précipitamment cette ville pour Talavera, après avoir dirigé sur la capitale le peu de troupes et de ressources dont elle pouvait disposer. Loin de se montrer abattus par tant de revers les habitants de Madrid étaient déterminés à défendre leur ville jusqu'à la dernière extrémité. Ils avaient crénelé leurs murs, dépavé leurs rues, matelassé les fenêtres des maisons, creusé des fossés devant les portes de la ville, coupé les principales rues par des retranchements improvisés. Ils avaient confié le commandement de leurs forces à Thomas de Morla, l'ancien gouverneur de Cadix, qui passait pour un officier instruit et expérimenté. On enrôla en volontaires les hommes valides ; on leur distribua des armes et des munitions. Ces scènes d'exaltation patriotique ne furent malheureusement pas exemptes, jusqu'au bout, des violences qui accompagnent si souvent les grand es émotions populaires. On avait trouvé du sable au lieu de poudre dans quelques-unes des cartouches distribuées. Le régidor, marquis de Péralès, accusé, sans aucune preuve, de les avoir fait fabriquer, fut saisi et massacré par le peuple.

Le 2 décembre, dès le matin, l'armée française prit position sous les murs de la ville, et Napoléon la fit sommer d'ouvrir ses portes. Cette proposition ayant été rejetée avec dédain, il commença aussitôt ses préparatifs d'attaque. La difficulté n'était pas pour lui de s'emparer de Madrid, car, avec les faibles moyens dont ils disposaient, les habitants de cette ville étaient absolument incapables de lui opposer une défense sérieuse, et notre artillerie seule suffisait pour les réduire ; mais il voulait éviter l'odieux de la destruction d'une si grande capitale. Il s'agissait donc de les amener à se rendre en employant tour à tour la menace et la persuasion, en leur montrant surtout l'inutilité de la résistance. Le 3 décembre, Sénarmont ouvrit le feu avec trente pièces d'artillerie contre le Retiro, position dominante d'où l'on est maitre de la ville, et dont les Espagnols n'avaient pas su comprendre toute l'importance. En même temps leur attention était attirée d'un autre côté par plusieurs autres attaques secondaires dirigées contre les portes d'Alcala, des Récollets, d'Atocha, de Fuencarral. Ces attaques furent soutenues avec une remarquable intrépidité par les bourgeois de Madrid, mais le Retiro où notre artillerie avait ouvert une large brèche ne tarda pas à être enlevé par la division Villatte ; plusieurs de ces portes tombèrent alors au pouvoir de nos troupes, et leurs défenseurs durent se replier derrière les barricades qui fermaient l'accès des rues.

La population voulait continuer le combat, mais ses chefs plus capables de comprendre l'inutilité d'une plus longue résistance, étaient découragés ; ils répondirent à une nouvelle sommation de Napoléon en demandant un armistice qui laisserait aux esprits le temps de se calmer. Le général Morla et Don Bernardo Yriarte vinrent au quartier général pour obtenir de lui de meilleures conditions. ll les accabla de reproches, et flétrit surtout en termes sanglants la conduite de Morla après l'affaire de Baylen : « Comment osez-vous demander une capitulation, s'écria-t-il, vous qui avez violé celle de Baylen ? violer les traités militaires, c'est renoncer à toute civilisation ; t'est se mettre sur la même ligne que les Bédouins du désert ![7] » Le général Morla aurait pu lui demander ce que les traités militaires, qui n'intéressaient, après tout, qu'une armée, pouvaient avoir de plus inviolable que les traités diplomatiques qui intéressaient toute une nation et qu'il se faisait un jeu de fouler aux pieds ; il aurait pu lui demander si ce culte étroit, fondé exclusivement sur la foi militaire, avait toujours été respecté par celui qui s'en déclarait l'apôtre. Mais profondément troublé devant ces éclats de colère d'un homme dont sa vie dépendait et qu'il savait capable de tout, il garda le silence. Napoléon accorda à la junte un délai de quelques heures pour se rendre. Le lendemain matin, à six heures, il signa, avec de très-légères modifications, le projet de capitulation que lui apportèrent les mêmes envoyés, et son armée prit possession de Madrid.

Ses troupes n'eurent pas plutôt soumis la ville et désarmé les habitants, qu'il se hâta de montrer l'estime qu'il faisait lui-même de ces traités militaires dont il invoquait si haut la sainteté. S'autorisant do quelques actes isolés de mutinerie, impossibles à prévenir dans une grande capitale et surtout au milieu de pareilles agitations, il écrivit à Belliard nommé gouverneur de Madrid « de faire ôter de partout la capitulation qui, n'ayant pas été tenue par les habitants, était nulle[8]. Il fit signifier aux officiers et généraux espagnols qu'ils étaient prisonniers de guerre, contrairement aux termes de la capitulation qui stipulait (art. X) « que les généraux qui voudraient rester dans la capitale conserveraient leurs honneurs, et que ceux qui ne voudraient pas y rester en sortiraient librement. » Les troupes espagnoles avaient heureusement quitté Madrid dans la nuit qui précéda la capitulation. Il abolit le conseil de Castille, il flétrit publiquement ses membres du nom de lâches et de traitres, les fit emprisonner en violation de l'article VI par lequel il s'était engagé « à maintenir les lois, les coutumes, les tribunaux dans leur forme actuelle, jusqu'à l'organisation définitive du royaume ; » enfin il frappa d'une détention perpétuelle le prince de Castelfranco, le marquis de Santa-Cruz, le comte d'Altamira au mépris des clauses les plus formelles de la capitulation, sous prétexte qu'ils étaient compris dans le fameux décret d'amnistie. Mais ceux qui n'y avaient pas été compris n'étaient pas mieux à l'abri de sa vengeance. Il fit condamner à mort le marquis de Saint-Simon, grand d'Espagne, sous prétexte qu'il était émigré français ; il consentit, toutefois, à lui faire grâce de la vie en présence de la réprobation universelle que souleva cette iniquité dans son propre camp. Il se contenta de le faire déporter en France avec une foule d'autres Espagnols influents dont le seul crime était d'être restés fidèles à la cause de leur pays.

N'ayant plus rien à ménager avec les classes privilégiées dont il n'était pas parvenu à gagner la complicité en dépit des avances qu'il leur avait d'abord prodiguées, il inaugura enfin le programme de la régénération espagnole par une série de décrets[9] dictatoriaux : l'un abolissait les droits féodaux ; l'autre, le tribunal de l'inquisition ; un troisième, les douanes existant entre provinces. Un quatrième décret réduisait au tiers le nombre des couvents. Excellentes en elles-mêmes, ces mesures devinrent odieuses à ceux qui les avaient le plus ardemment désirées, par cela seul qu'elles étaient imposées par un despotisme étranger ; et loin de remplir leur but, elles n'eurent d'autre effet que de rendre une popularité passagère à des classes et à des institutions qui, depuis le règne de Charles III, avaient perdu presque toute leur influence.

Napoléon s'était établi à Chamartin, dans la maison de campagne du duc de l'Infantado, un de ceux dont il avait confisqué les biens. Il avait fait à Madrid une courte apparition, mais au lieu de l'effet de curiosité qu'il était habitué à produire partout sur son passage, il n'y avait trouvé, pour tout accueil, à son grand déplaisir, qu'une attitude froidement hostile. Au lieu d'accourir pour contempler le héros, les Espagnols s'étaient enfermés dans leurs maisons. Dans cette excursion il visita le palais des rois d'Espagne. On dit que de tous les objets précieux que contenait la demeure royale, le portrait de Philippe II, par Vélasquez, fut celui qui fixa le plus son attention. Il le considéra longtemps en silence ; il semblait ne pouvoir en détacher ses insatiables regards, soit qu'il cherchât à pénétrer le secret de cette vivante énigme, soit plutôt qu'il fût saisi d'une admiration mêlée d'envie pour ce roi inquisiteur qui avait exercé un pouvoir encore plus absolu et plus redouté que le sien. Quelques jours après il offrit aux habitants de Madrid le spectacle d'une de ces revues militaires qui attirent toujours les foules ; cette parade s'exécuta dans une complète solitude. Cette indifférence haineuse et persistante dénotait une population intraitable. Madrid était décidément un séjour malsain, et toujours très-attentif au soin de sa sûreté personnelle l'empereur préféra le voisinage de son camp au contact d'une capitale qui renfermait tant de fanatiques.

Joseph avait suivi son frère à la remorque dans les bagages de l'armée. Bien qu'il fût profondément humilié du rôle effacé qu'on lui faisait jouer, il avait accompagné Napoléon à Chamartin ; mais là, leurs dissentiments prirent un tel caractère d'aigreur qu'il dut aller s'établir au Pardo. Joseph se considérait toujours comme le roi d'Espagne, et, à ce titre, il prétendait, non sans quelque apparence de raison, avoir voix au chapitre sur la conduite à suivre pour faire rentrer ses sujets dans le devoir, donner son avis sur des mesures dont il devait porter la responsabilité. Napoléon, au contraire, ne reconnaissait plus d'autres droits que ceux de la conquête ; il dépendait de lui de les garder ou de les transmettre de nouveau ; il disait même publiquement dans ses manifestes « que si les Espagnols ne répondaient pas à sa confiance, il ne lui resterait qu'à placer son frère sur un autre trône. Il mettrait alors la couronne (l'Espagne sur sa tête, et saurait la faire respecter des méchants, car Dieu lui avait donné la force et la volonté de surmonter tous les obstacles[10]. »

Sous cette question personnelle, dont Joseph eût pu faire bon marché, se cachaient des dissidences d'une nature infiniment plus grave, et qui étaient au fond la vraie cause du refroidissement des deux frères. En dépit de l'ambition un peu artificielle que Napoléon avait allumée en lui, Joseph avait l'âme humaine et débonnaire. Il voulait bien régner sur les Espagnols et au besoin conquérir son royaume ; mais il se flattait de gagner les cœurs à force de clémence, de douceur, de générosité ; il avait des scrupules d'honnêteté et de justice ; il avait foi dans le triomphe définitif d'une inépuisable bonne volonté. C'était, si l'on veut, une illusion, mais du moins ce n'était pas l'illusion d'un frénétique. Joseph n'avait pas seulement une horreur naturelle et sincère pour les confiscations, les exils, les emprisonnements, les meurtres qui coûtaient si peu à son frère ; il les considérait comme des moyens impolitiques, faits pour perdre sa cause, et il fatiguait Napoléon de ses réclamations. L'empereur haussait les épaules de pitié en écoutant ces doléances ; aucun excès, aucun crime ne lui répugnaient pour soumettre l'Espagne ; mais il n'était après tout pas moins utopiste dans ses cruautés que Joseph dans sa mansuétude, et chimère pour chimère, celle de Napoléon était encore plus irréalisable, puisque chacun de ces crimes ne faisait qu'ajouter à l'exécration dont il était l'objet.

On a dit que Napoléon en condamnant son frère à cette nullité qui l'exposa plus d'une fois aux risées du soldat, n'avait été inspiré que par le désir magnanime d'assumer sur lui-même tout l'odieux de la conquête et de laisser ensuite à Joseph les honneurs d'une clémence devenue facile. Cette rêverie, si peu en rapport avec le caractère qui y a donné lieu, est devenue insoutenable en présence de la correspondance (lu roi Joseph et des confidences de ses amis. Napoléon n'en était plus à apprendre que les Espagnols rendaient son frère solidaire de tout ce qu'il faisait en Espagne, et tout le monde le savait comme lui. Les incessantes représentations de Joseph étaient pour lui une gêne de tous les instants, voilà pourquoi il ne voulait lui laisser aucune influence effective. A la suite des décrets du 4 décembre les choses en vinrent au point que Joseph résolut de se soustraire à une position qu'il considérait comme déshonorante :

« Sire, écrivait-il à Napoléon le 8 décembre, M. d'Urquijo me communique les mesures législatives prises par Votre Majesté. La honte couvre mon front devant mes prétendus sujets. Je supplie Votre Majesté de recevoir ma renonciation à tous les droits qu'elle m'avait donnés au trône d'Espagne. Je préférerai toujours l'honneur et la probité au pouvoir acheté si chèrement[11]. » Cette lettre, qui est des plus honorables pour la mémoire de Joseph, montre comment la politique de Napoléon, lorsqu'on la voyait de près à l'œuvre, était appréciée même par un frère et par un témoin si intéressé à la juger avec indulgence. Malheureusement Joseph manquait de volonté, il avait été mordu au cœur par cette passion tenace qui s'attache comme une Némésis aux hommes qui ont une fois régné, et il n'eut jamais la force de maintenir une démission qu'il donnait et reprenait tour à tour avec un égal repentir.

En dépit de ses menaces de partager l'Espagne en vice-royautés militaires et de la gouverner lui-même comme une province conquise, Napoléon ne pouvait se passer de son frère au moins comme prête-nom de sa propre autorité. Il fallait en effet laisser à l'Espagne une ombre d'existence nationale, ne fût-ce que pour offrir un prétexte de se rallier à ces classes toujours assez nombreuses, surtout dans les villes, auxquelles leur position dépendante et précaire ne permet pas le luxe d'une opinion. Il annonça donc l'intention de rétablir Joseph sur le trône d'Espagne aussitôt qu'on lui aurait donné quelques gages de soumission, et il provoqua sous-main à cet effet, une démarche de la municipalité et des principaux membres du clergé de la ville de Madrid. Impatients de se voir délivrés des charges onéreuses d'une occupation militaire, il ne fut pas difficile de les décider à venir demander le rétablissement d'un roi qui leur promettait un soulagement à leurs maux. Ils se présentèrent le 15 décembre, devant Napoléon, et implorèrent de lui « la faveur de voir dans Madrid le roi Joseph, afin que sous ses lois Madrid et l'Espagne entière jouissent de la tranquillité et du bonheur qu'ils attendaient de la douceur de caractère de Sa Majesté.

En réponse à cette harangue l'empereur se livra à une longue apologie des réformes qu'il avait opérées ; il rappela ces décrets pour lesquels les Espagnols se montraient si ingrats, il énuméra les bienfaits de toute sorte que l'Espagne était appelée à en recueillir. Mais ce qui était, disait-il, au-dessus de son pou- voir, c'était de constituer les Espagnols en nation sous les ordres du roi s'ils continuaient à être imbus de principes de scission et de haine envers la France. Cependant il ne refusait pas de céder au roi ses droits de conquête et de l'établir dans Madrid si les habitants voulaient manifester leurs sentiments de Mélito et donner l'exemple aux provinces. Qu'ils se hâtassent donc de prouver la sincérité de leur soumission en prêtant devant le Saint-Sacrement un serment qui sortit non-seulement de la bouche niais du cœur. En vertu de cette conclusion aussi bizarre qu'inattendue, le Saint-Sacrement resta, pendant plusieurs jours, exposé dans les églises de Madrid, et les habitants y furent admis à venir prêter serment de fidélité au roi Joseph. C'est un étonnement toujours nouveau de voir à quel point les hommes qui ont le plus abusé du serment ont confiance en son efficacité, avec quelle naïveté ils se flattent qu'une cérémonie qui n'a été pour eux qu'un moyen de tromper, sera pour tous les autres un engagement irrévocable et sacré.

Si les Espagnols avaient pu concevoir la moindre illusion au sujet de cette Constitution libérale qui selon l'allocution impériale du 15 décembre devait être la récompense de leur docilité, ils n'avaient qu'à ouvrir le Moniteur français du même jour pour être bien fixés sur la nature et l'étendue des libertés qui leur étaient promises. Le Moniteur du 15 décembre contenait, en effet, au sujet du régime-modèle que Napoléon avait donné à la France, une définition tracée par lui-même et peu propre à exciter l'envie des nations étrangères. Lors de la réception des drapeaux pris sur l'ennemi, le Corps législatif avait chargé quelques-uns de ses membres de porter à l'impératrice une adresse de félicitations : « Je suis très-satisfaite, avait répondu Joséphine, que le premier sentiment de l'empereur après la victoire ait été pour le Corps qui représente la nation. » Napoléon était déjà très-irrité d'une légère opposition qui s'était manifestée dans cette assemblée à l'occasion d'un article du Code d'instruction criminelle. Il s'était plaint amèrement « de ce qu'au lieu de donner leur voix par scrutin contre la loi, les opposants avaient négligé de demander un comité secret dans lequel Maclez donnerait son opinion, ce qui permettrait de voir par le procès-verbal s'ils avaient tort ou raison[12]. » L'empereur regrettait pour la première fois le silence auquel il les avait condamnés en s'apercevant que ce mutisme même rendait toute dénonciation impossible. C'était oublier bien vite que ces procès-verbaux n'avaient pas porté bonheur au Tribunat, mais les membres du Corps législatif avaient plus de mémoire.

En apprenant que l'impératrice avait qualifié de représentants de la nation des hommes qui n'osaient même plus motiver leur vote, tant il les avait abaissés et avilis, Napoléon éprouva un véritable accès de fureur comme toutes les fois qu'on évoquait devant lui les droits qu'il avait usurpés. Le Moniteur rappela aux députés leur néant et fit gronder la foudre sur ces têtes humiliées : « Sa Majesté l'Impératrice n'a point dit cela, affirmait cette note péremptoire. Elle connaît trop bien nos constitutions ; elle sait trop bien que le premier représentant de la nation, c'est l'Empereur.... Dans l'ordre de nos constitutions, après l'Empereur vient le Sénat ; après le Sénat, le conseil d'État ; après le conseil d'État, le Corps législatif.... La Convention, l'Assemblée législative étaient représentants, telles étaient alors nos constitutions. Aussi le président disputa-t-il le fauteuil au roi.... aujourd'hui ce serait une prétention chimérique et même criminelle, de vouloir représenter la nation avant l'Empereur. Le Corps législatif improprement appelé de ce nom devrait être appelé conseil législatif puisqu'il n'a pas la faculté de faire des lois, n'en ayant pas la proposition. Il n'est que la réunion des mandataires des conseils électoraux. »

Telle était bien dans tous ses traits essentiels cette constitution qu'il voulait imposer à toute l'Europe comme un type de perfection immuable et absolu ; un sénat servile et tremblant composé de ses créatures, un conseil d'État composé d'instruments actifs et dociles, un Corps législatif réduit au rôle d'une chambre d'enregistrement, et au-dessus de ces ombres un homme, seul représentant de la nation, à la fois tribun et dictateur, investi du triple pouvoir de constituer, de légiférer et de gouverner. Ce n'était pas peu de chose que d'avoir si promptement réalisé cette théorie dégradante en pleine civilisation chrétienne, au milieu d'un siècle de lumière, mais c'était peut-être dépasser la mesure que de la proposer si ouvertement à l'admiration des peuples, car on avait pu accepter le césarisme comme une nécessité funeste et passagère, mais personne n'y voyait un système normal et durable. L'auteur seul de cet anachronisme prenait son rêve au sérieux, lui seul voulait poursuivre jusqu'au bout cette exhumation de la décadence romaine. Sa pensée ne pouvait sortir de ce cercle étroit, il en ressuscitait les noms, les institutions, les mœurs ; il en recherchait les analogies au point qu'il ne pouvait parler même du désastre de Dupont sans le comparer à celui de Sabinus Titurius ; enfin il vivait avec délices dans ces siècles affreux dont le souvenir est un cauchemar pour tout esprit libre. A l'époque même où il déchaînait tant de fléaux sur la malheureuse Espagne, par un trait de contradiction qui n'avait pu éclore que dans le cerveau d'un César en démence, il envoyait à Cambacérès le projet d'un temple de Janus qui devait être bâti au sommet de Montmartre et où se feraient les premières publications solennelles de la paix[13]. L'érection d'un temple de la Paix, au moment où il venait de doubler la conscription en la portant à cent soixante mille hommes, lui semblait devoir être pour tous les Français une démonstration sans réplique de ses intentions conciliantes ; et en cela, il faut en convenir, il n'avait pas encore trop présumé de la crédulité de ce peuple qu'on mène avec des mots. Ce temple devait coûter de trente à quarante millions. Comme l'énormité de cette somme eût pu nuire à la popularité du monument, Napoléon avait eu l'idée également romaine de la lever exclusivement sur la classe des électeurs qui ne comptait pas alors plus de trente à quarante mille membres actifs. C'était donc selon son calcul une somme de mille à trois mille francs à imposer à chacun de ces Curiales d'un nouveau genre.

Il y avait déjà près de vingt jours que Napoléon était à Madrid, et il n'avait encore rien fait pour battre l'armée anglaise. Il est certain que si, peu de jours après son arrivée dans cette capitale, il avait selon sa méthode habituelle marché tout droit aux Anglais pour achever sa victoire, il aurait mis l'armée de Moore dans le plus grand péril. Ce général n'avait, en effet, reçu que dans les premiers jours de décembre, son artillerie et sa cavalerie que lui amenait son lieutenant Hope, de la vallée du Tage à travers la chaîne de montagnes qui sépare les deux Castilles ; mais il n'avait pas encore pu opérer sa jonction avec le général Baird. Moore était un chef prudent autant que brave : il était adoré de son armée et ses juges les plus sévères ne lui ont reproché que son excessive défiance de lui-même. Il avait éprouvé en Espagne tous les mécomptes qui attendent un homme de commandement au milieu d'une insurrection désordonnée. Apprenant coup sur coup à Salamanque les désastres de l'armée espagnole, profondément découragé par le désordre, l'indiscipline, l'inertie des auxiliaires sur lesquels il avait compté, irrité des alternatives de jactance et d'abattement qu'offrait leur conduite, trop faible enfin lui-même avec ses vingt mille hommes, pour entreprendre rien de sérieux contre un ennemi si supérieur en forces, Moore, en proie aux plus douloureuses perplexités[14], s'était d'abord décidé à quitter sa position avancée de Salamanque pour battre en retraite sur le Portugal en donnant à David Baird l'ordre de rétrograder sur la Corogne. Bientôt après, sur les instances des généraux espagnols et de Frere, l'envoyé britannique auprès de la junte centrale, il consentit, à la grande joie de ses soldats qui brûlaient de combattre[15], à marcher sur Valladolid pour faire une diversion en faveur des insurgés de l'est et du midi. Mais en se décidant à attirer à lui dans le nord les forces de Napoléon, il lui fallut sacrifier ses communications avec le Portugal et déplacer sa ligne de retraite, qui allait être désormais sur la Corogne au lieu d'être sur Lisbonne.

Dans sa marche sur Valladolid, le général Moore intercepta un message par lequel Napoléon prescrivait à Soult de se porter sur Léon et de refouler le corps de la Romana dans la Galice. En conséquence de ce renseignement il prit un peu à gauche la route de Toro et de Benavente pour soutenir ses alliés contre Soult, et fit le 20 décembre à Majorga sa jonction avec Baird, ce qui porta ses forcés à vingt-cinq mille hommes[16]. Heureusement pour nous, Soult était resté dans les environs de Carrion, et il put se replier devant les Anglais qui s*avancèrent jusqu'à Sahagun (22 décembre).

Telle était la situation de l'armée anglaise lorsque Napoléon se détermina enfin à venir l'attaquer. Le nombre de ses troupes dans la Péninsule n'avait fait que s'accroître, puisque les corps d'armée de Junot et de Mortier venaient de déboucher l'un sur Burgos, l'autre sur Saragosse où il allait renforcer Moncey ; nos soldats avaient même remporté sur les Espagnols de nouveaux avantages, et cependant bien loin que nos embarras fussent terminés en Espagne, tout y semblait à recommencer. La soumission de Madrid avait produit dans les provinces un mouvement de colère et d'indignation. Les armées de l'insurrection, bien que repoussées sur tous les points, semblaient se recruter dans la fuite comme les nôtres se recrutaient dans la victoire. Tout ce qui n'avait pas été tué sur le champ de bataille s'enrôlait tôt ou tard de nouveau. Au bout de quelque temps il n'était pas un Espagnol en état de porter les armes qui n'eût servi successivement dans cinq ou six armées différentes. Il fallait tuer pour soumettre, et Napoléon ne reculait pas devant cette conséquence très-logique de son entreprise. Mais elle était d'une exécution difficile avec un ennemi si habile à se dérober. Aussi voyait-on reparaître en quelques jours une armée dont les bulletins avaient annoncé la totale destruction. L'armée de Blake, anéantie à Espinosa, comptait aujourd'hui dix mille hommes en Castille et presque autant dans les Asturies sous les ordres de la Romana ; celle de Palafox, enfermée dans Saragosse, tenait en échec les deux corps de Moncey et de Mortier ; celle de Castaños, si vivement poursuivie à Sigiienza, s'était rabattue sur Cuenca dans de fortes positions sous les ordres du duc de l'Infantado, et ses rangs grossissaient à vue d'œil ; celle d'Estrémadure enfin, sur le point de se dissoudre sous ses propres excès après Somosierra, et déshonorée par le meurtre de San Juan, son général, avait été rappelée à l'ordre par Galuzzo qui occupait Almaraz sur le Tage.

Cette situation de nouveau incertaine après des succès en apparence si décisifs est peut-être au fond la vraie cause du retard que mit Napoléon à reprendre l'offensive. Habitué à étreindre fortement ses adversaires pour les détruire, il était quelque peu déconcerté par les allures évasives d'un ennemi qui disparaissait aussitôt qu'on voulait le saisir. Quoi qu'il en soit, ayant été informé le 19 décembre de la marche des Anglais sur Valladolid, il comprit que leur ligne de retraite était par là même changée et pénétra presque sur-le-champ le plan de Moore : « Tout porte à penser, écrivait-il dans une note laissée à Joseph, qu'ils évacuent le Portugal et portent leur ligne d'opération sur la Corogne. Mais en faisant ce mouvement de retraite ils peuvent espérer faire essuyer un échec au corps du maréchal Soult[17]. »

Cette dernière pensée était, en effet, une tentation bien naturelle dans la position du général Moore, qui allait se voir forcé de battre en retraite sans avoir combattu, et Napoléon espérait qu'il y succomberait. Nous aurions ainsi le temps de nous porter sur ses communications et de lui couper la route de la Corogne. L'empereur avait quatre-vingt mille hommes aux environs de Madrid, il en prit avec lui la moitié et laissa l'autre à Joseph[18], après avoir fait fortifier le Retiro qui devint un véritable camp retranché. Joseph gardait les corps de Lefebvre et de Victor avec deux divisions de cavalerie, forces plus que suffisantes pour repousser une attaque ; l'empereur emmenait avec lui le corps de Ney, la garde impériale, de fortes réserves d'artillerie et de cavalerie. La perte des Anglais lui paraissait presque certaine, et il est incontestable qu'ils eussent échappé difficilement s'ils s'étaient laissé placer entre ces quarante mille hommes et le corpus de Soult : « Je pars à l'instant, écrivait-il à Joséphine le 22 décembre, je vais manœuvrer les Anglais qui paraissent avoir reçu leurs renforts et vouloir faire les ordres. Le temps est beau, ma santé parfaite, sois sans inquiétude. »

Le soir de ce même jour il franchissait à pied les pentes du Guadarrama par une affreuse tempête de neige. Le temps, si beau jusque-là, était devenu mauvais, mais sans ralentir la rapidité de nos mouvements. Le 25 décembre Napoléon était à Tordésillas, non loin de Valladolid, toujours convaincu qu'il allait surprendre et enlever l'armée anglaise : « Faites mettre dans les journaux, écrivait-il à Joseph, que 36.000 Anglais sont cernés, que je suis sur leurs derrières, tandis que Soult est devant eux[19]. » Quelques jours plus tard il fallut déchanter.

Averti par la Romana de la marche de Napoléon, sir John Moore, en ce moment sur le point de se porter sur Saldaila pour y attaquer Soult (23 décembre), comprit la nécessité d'une retraite immédiate s'il voulait éviter de se trouver pris entre deux feux. Il sut prendre son parti avec autant d'habileté que de décision. Son chemin le plus direct pour gagner la Corogne était la route de Mansilla, mais comme elle était encombrée par les équipages de l'armée espagnole, il rétrograda rapidement sur Benavente, y fit sauter les ponts de l'Ezla, et se mit en retraite sur Astorga (26 décembre). Notre avant-garde était encore à Médina de Rio-Seco. Moore pressa la marche de ses troupes ; il laissa à Benavente un corps de cavalerie sous les ordres de lord Paget pour retarder la nôtre. En approchant de cette ville avec notre cavalerie légère, Lefebvre-Desnouettes, contrarié de voir les ponts rompus, fit traverser à gué l'Ezla à quatre escadrons. Ils furent ramenés et sabrés par les cavaliers ennemis, et Lefebvre lui-même fut fait prisonnier au moment où il allait se noyer dans la rivière.

Napoléon dut reconnaître que ses calculs avaient été déjoués. Il ne pouvait plus que poursuivre les Anglais sur leur ligne de retraite au lieu de les couper. Sa mauvaise humeur s'exhala en invectives injurieuses : « Les Anglais avaient non-seulement coupé les ponts, mais ils avaient fait sauter les arches avec des mines, conduite barbare, inusitée à la guerre aussi étaient-ils en horreur à tout le pays. » On voit combien ce grand homme devenait scrupuleux en fait de barbarie lorsqu'il s'agissait de juger la conduite de ses adversaires. Au fond, la barbarie qu'il leur pardonnait le moins c'était d'avoir échappé au piège, Depuis qu'il avait perdu l'espoir de la prendre, leur armée n'était plus de 36.000 hommes, mais de 25.000. « Leur force réelle, écrivait-il, est de 20 à 21.000 hommes d'infanterie et de 4 à 5.000 de cavalerie. » Et il ajoutait : « Ils doivent de la reconnaissance aux obstacles qu'a opposés le passage de la montagne Guadarrama et aux infâmes boues que nous avons rencontrées ! Les boues de la Pologne avaient passé en proverbe grâce aux bulletins, mais les boues de l'Espagne étaient une légende un peu plus difficile à accréditer.

La principale difficulté de la retraite de Moore était moins désormais la poursuite de l'armée française que le manque de vivres et le mauvais état des chemins. Notre cavalerie, commandée par Bessières, le serrait de près, mais le corps de Ney était à peine arrivé à Benavente lorsque les Anglais avaient déjà dépassé Astorga. Soult gagnait rapidement du terrain depuis qu'il avait battu à Mansilla une arrière-garde espagnole chargée de défendre ce passage, mais il n'était pas assez fort pour entamer sérieusement les Anglais, bien qu'il leur fît beaucoup de mal en les harcelant sans relâche. Jusqu'à Villafranca leurs souffrances, quoique grandes, furent supportables. Nais lorsqu'il fallut traverser les montagnes couvertes de neige qui séparent Villafranca de Lugo, les vivres manquèrent presque complétement. Il fallut, pour s'en procurer, enfoncer les portes des maisons, et l'armée offrit des scènes de désordre indescriptibles. On laissa en route des hommes ivres, des blessés, de nombreux traînards trop faibles pour aller plus loin et, parmi eux, une multitude de femmes et d'enfants ; on abandonna en les détruisant les bagages qu'on ne pouvait plus transporter ; on jeta dans les précipices près d'un million en pièces d'or ; on abattit par centaines des chevaux qu'on ne pouvait plus nourrir ; enfin on n'échappa à un complet désastre que grâce à une marche d'une vitesse extraordinaire, qui permit à l'armée de sortir promptement de ces horribles défilés et de réparer ses forces à Lugo (5 janvier 1809). Jusque-là Moore avait hésité entre la Corogne et Vigo comme ligne de retraite : à Lugo il reconnut la nécessité de se décider pour la Corogne où il devait trouver plus de facilités pour son embarquement[20]. Napoléon s'était arrêté à Astorga. Lui-même en a donné pour raison, dans une lettre de cette époque, qu'en suivant plus loin le mouvement de son armée il se serait trouvé à vingt journées de Paris. D'autre part, les bruits de l'armée rapportèrent qu'après avoir reçu et lu ses dépêches le 2 janvier à Astorga, il était demeuré pendant quelques instants absorbé dans de profondes réflexions, puis avait donné des ordres de départ pour Benavente sans communiquer sa pensée à personne. De là l'opinion très-accréditée qu'il avait reçu ce jour-là des nouvelles d'une nature grave qui l'obligeaient à rentrer en France. Sans contester la réalité, de la petite scène de la lecture des dépêches, qui est attestée par des témoins dignes de foi, nous croyons que la détermination de Napoléon doit être attribuée à des motifs tout différents. D'abord il ne s'était produit ni en France ni en Europe aucun fait nouveau qui pût motiver ce soudain revirement. L'Autriche continuait à armer comme elle avait fait depuis plusieurs mois, mais elle était encore bien loin de pouvoir entrer en action. Quant à l'influence qu'on a attribuée aux intrigues de Fouché et de Talleyrand, c'est une hypothèse bâtie sur des commérages sans importance. Il ne se passait rien à Paris qui pût causer à Napoléon la plus légère inquiétude. Son vrai motif pour s'arrêter c'est qu'il avait reconnu qu'il n'y avait plus aucun moyen d'empêcher l'embarquement des Anglais. Son coup d'éclat, si bruyamment annoncé, était manqué, et il se souciait peu de faire quarante à cinquante lieues à travers des chemins horribles pour assister à leur évasion, en recueillant pour tout trophée d'une si pénible expédition trois ou quatre mille traînards vaincus par la fatigue plutôt que par ses armes. Il laissa ce succès peu enviable aux maréchaux Soult et Ney, et retourna lui-même à Valladolid.

Le général Moore avait quitté Lugo le 8 janvier au soir, après avoir vainement offert la bataille à Soult pendant deux jours de suite. Le 11 il atteignit la Corogne et toucha enfin au terme de cette difficile retraite qu'il avait conduite avec autant de fermeté que de prudence. Une surprise accablante l'attendait là. Les bâtiments sur lesquels il devait s'embarquer n'étaient pas encore arrivés. Il reçut la nouvelle sans fléchir et disposa tout pour livrer bataille aux Français dont les corps étaient heureusement en retard. Le 14 janvier, les transports de Moore parurent en vue de la Corogne. Sortant alors de son inaction, Soult s'efforça de s'opposer à l'embarquement des Anglais. Il leur livra un long et sanglant combat dans la journée du 16, mais il ne parvint sur aucun point à entamer leurs positions. Les Anglais embarquèrent jusqu'à leur dernier homme avant de s'éloigner de la Corogne, mais leurs deux généraux Moore et David Baird furent, l'un frappé à mort, l'autre grièvement blessé, au moment où s'opérait la délivrance de l'armée qu'ils avaient sauvée à force de persévérance et d'intrépidité. « Vous savez, dit Moore au moment d'expirer à son ami le colonel Anderson, que j'ai toujours souhaité de mourir ainsi... j'espère que le peuple anglais sera content ![21] »

Napoléon était parti de Valladolid pour Paris le 17 janvier 1809, sans même attendre le résultat de la poursuite de Soult et de Ney. Dès le 1er janvier il avait prévu qu'il ne réussirait pas à empêcher l'embarquement des Anglais ; c'était là le vrai motif de sa soudaine résolution de ne pas aller plus loin. Tout ce qu'on a écrit à ce propos sur la prétendue possibilité de les atteindre en chemin, sur la faute qu'auraient commise les deux maréchaux en favorisant la fuite de l'ennemi par leur lenteur, tombe devant ces simples mots adressés à Soult au nom de l'empereur par le major-général Berthier, le 1er janvier 1809 ; Monsieur le maréchal, l'empereur, prévoyant l'embarquement des Anglais, a dicté des instructions pour les dernières opérations du duc d'Elchingen et pour les vôtres. It ordonne que, lorsque les Anglais seront embarqués, vous marchiez sur Oporto, etc.[22] » Pour que l'empereur admît cette retraite comme un fait accompli si longtemps avant qu'elle fût achevée, il fallait non-seulement qu'elle fût très-probable, mais qu'elle eût en sa faveur mille chances contre une.

Rien n'était terminé en Espagne lorsqu'il prit le parti de retourner en France. L'armée anglaise s'éloignait de la Corogne, mais il était très-présumable qu'elle allait revenir par mer sur le Portugal où elle avait laissé un détachement de près de dix mille hommes. C'était aussi dans cette direction que s'était repliée l'armée de la Romana, très-maltraitée mais non détruite. Sur d'autres points de la Péninsule la résistance était loin d'être vaincue. Lannes avait pris la conduite du siège de Saragosse ; il le poursuivait avec une froide et inflexible énergie, mais rien n'annonçait encore qu'il dût triompher de la résolution indomptable des habitants : cette ville occupait à elle seule deux de nos corps d'armée, ceux de Moncey et de Mortier. De son côté Victor avait battu à Uclès l'armée de l'Infantado et l'avait rejetée sur Valence, mais ce succès n'avait rien de définitif. Saint-Cyr, entré en Catalogne au commencement de novembre, avait réussi à débloquer Barcelone à la suite d'une de ces campagnes méthodiques et savantes dans lesquelles il excellait, mais bien qu'il eût battu les Catalans dans plusieurs rencontres, il était loin encore d'avoir soumis cette province. L'Andalousie enfin, si funeste à nos armes, était encore intacte comme presque tout le midi de l'Espagne. Nous n'avions fait en un mot jusque-là que traverser le pays en vainqueurs, nous ne nous étions solidement établis nulle part ; et pendant que nous écrasions la révolte sur un point, elle se relevait aussitôt sur un autre.

A supposer que la complète soumission de la Péninsule fût réalisable même pour le génie de Napoléon et en y employant toutes les ressources dont il pouvait disposer, c'était essentiellement une œuvre de patience et d'abnégation, qui ne promettait ni coups d'éclat grandioses, ni résultats immédiats. C'était une tâche qu'on ne pouvait mener à bonne fin qu'avec un mélange de douceur et de sévérité, en se résignant à de longs et habiles tempéraments ; qui réclamait avant tout beaucoup de persévérance, de calme, de sagesse ; c'était enfin quelque chose comme cette pacification de la Vendée qui avait fait tant d'honneur au général Hoche, mais avec des difficultés multipliées par le nombre de la population, par l'étendue des lieux, par l'intensité des haines nationales. Rien n'était plus antipathique qu'un pareil rôle aux aptitudes naturelles de Napoléon et surtout aux qualités bonnes et mauvaises que ses succès avaient développées en lui. Cette tâche patiente et délicate n'était compatible ni avec ses allures théâtrales, ni avec les emportements de son caractère absolu et violent, ni avec l'idée qu'il voulait donner de sa toute-puissance et de son infaillibilité. II résolut donc de la laisser à ses lieutenants, bien convaincu qu'il en aurait lui-même tout l'honneur en cas de réussite, et qu'eux seuls en porteraient la responsabilité en cas l'insuccès.

Afin de colorer aux yeux de l'Europe un retour difficile à motiver après ces manifestes dans lesquels il avait annoncé avec tant d'emphase qu'il allait planter ses aigles sur les tours de Lisbonne, il écrivit et data de Valladolid même, la veille de son départ, une série de circulaires des plus belliqueuses adressées aux princes de la Confédération germanique.

N'ayant aucun fait nouveau à reprocher à l'Autriche et voulant toutefois présenter son départ comme provoqué par cette puissance, il prenait occasion d'articles publiés par les gazettes de Vienne et de Presbourg pour prescrire à ses confédérés une attitude menaçante à l'égard de la cour de Vienne. Il leur annonçait que sans toucher à un seul homme de son armée d'Espagne, dl était prêt à se porter sur l'Inn avec 140.000 hommes. Il les avisait de préparer leur contingent : « la Russie, ajoutait-il par une insinuation adroite, est indignée de la conduite extravagante de l'Autriche. Nous ne pouvons rien concevoir à cet esprit de vertige et de folie avant-coureur de la perte des Êtes. — Est-ce que les eaux du Danube auraient acquis la propriété de celles du Léthé ! »

Il croyait pouvoir se permettre cette provocation sans rendre immédiate une guerre : qu'il voulait faire en choisissant son heure. C'était évidemment sur l'Autriche qu'il se proposait de prendre sa revanche de ses demi-succès d'Espagne. Son prestige, si gravement atteint depuis Baylen et Cintra, ne pouvait pas être relevé dans les lenteurs et les longues incertitudes de la guerre péninsulaire, il le rétablirait donc aux dépens de l'Autriche depuis si longtemps habituée à être battue. Insensiblement il adoptait envers l'Espagne la même politique qu'envers l'Angleterre ; il en venait à se dire qu'il battrait l'Espagne en Europe.

En quittant la Péninsule il laissa à Joseph quelques instructions politiques et militaires. Les instructions militaires contenaient le plan d'une campagne en Portugal et en Andalousie. Quant aux instructions politiques, elles étaient beaucoup plus sommaires et s'étaient fort simplifiées depuis l'échec des réformes. Elles formaient une sorte de refrain sinistre qui revenait dans toutes les lettres que Napoléon écrivait à Joseph : « Je ne suis pas content de la police de Madrid, lui écrivait-il le 10 janvier, de Valladolid ; Belliard est trop faible ; avec les Espagnols il faut être sévère. J'ai fait arrêter ici quinze des plus méchants et je les fais fusiller. Faites-en arrêter une trentaine à Madrid. Quand on la traite avec douceur, cette canaille se croit invulnérable. Quand on en pend quelques-uns, elle commence à se dégoûter du jeu et devient humble et soumise comme elle doit être[23]. »

Le 12 janvier, il revient sur ces recommandations ; il lui témoigne sa satisfaction de ce que Belliard a commencé à les mettre en pratique : « L'opération qu'a faite Belliard est excellente. Il faut faire pendre à Madrid une vingtaine des plus mauvais sujets. Demain j'en fais pendre dix-sept connus par tous les excès.... Si l'on ne débarrasse pas Madrid d'une centaine de ces boutefeus, on n'aura rien fait. Sur ces cent faites-en pendre ou fusiller douze ou quinze et envoyez le reste aux galères. Je n'ai eu de la tranquillité en France et je n'ai rendu de la confiance aux gens de bien qu'en faisant arrêter deux cents boutefeu et assassins de septembre et en les envoyant dans les colonies. Depuis ce temps l'esprit de la capitale a changé comme par un coup de sifflet[24]. »

Le 16 janvier, il insiste encore sur ces préceptes de haute politique pour mieux les graver dans l'âme débonnaire de Joseph : « La cour des Alcades de Madrid a acquitté ou seulement condamné à la prison une trentaine de coquins que Belliard avait fait arrêter : il faut nommer une commission militaire pour les juger de nouveau et faire fusilier les coupables.... Ici on a fait l'impossible pour obtenir la grâce des bandits qui ont été condamnés. J'ai refusé, j'ai fait pendre, et j'ai su qu'au fond du cœur on avait été bien aise de n'avoir pas été écouté. Je crois nécessaire que, dans les premiers moments surtout, votre gouvernement montre un peu de vigueur contre la canaille. La canaille n'aime et n'estime que ceux qu'elle craint ; et la crainte de la canaille peut seule vous faire aimer et estimer de toute la nation[25]. »

Il lui recommandait enfin de faire prendre à Madrid, sans les couvents et les maisons confisquées, une cinquantaine de chefs- d'œuvre de l'École espagnole qui manquaient, disait-il, à la collection du Muséum à Paris[26].

Les conseils contenus dans ces fraternels épanchements constituaient au fond tout le programme de la politique impériale et royale. Tels furent les adieux de Napoléon à ce peuple qu'il se disait appelé à régénérer !

 

 

 



[1] Napoléon à Lefebvre, 6 nov. 1808 ; à Victor, même jour.

[2] Mémoires de Miot de Mélito, t. III.

[3] Moniteur du 21 novembre 1808.

[4] Napoléon à Cretet, 19 nov.

[5] On ne sait pourquoi ces bulletins n'ont pas été reproduits par les éditeurs de la Correspondance de Napoléon. Le Moniteur où l'on peut les lire leur semblerait-il une autorité suspecte ?

[6] Voir le Moniteur des 16, 19, 21, 26, 27 nov., 2, 4 déc. 1808.

[7] Sixième bulletin de l'armée d'Espagne.

[8] Napoléon à Belliard, 5 décembre.

[9] En date du 4 décembre 1808.

[10] Proclamation du 7 décembre.

[11] Mémoires du roi Joseph, t. V. V. aussi les Mémoires de Miot de Mélito, t. III.

[12] Napoléon à Talleyrand, 27 novembre 1808.

[13] Napoléon à Cambacérès, 26 novembre.

[14] On en trouve le témoignage à chaque page de sa correspondance et de son journal.

[15] Story of the peninsular war by the marquis of Londonderry.

[16] Ce chiffre est établi déduction faite des troupes laissées en Portugal ou à Lugo, des malades restés dans les hôpitaux. Il est emprunté à un état officiel de l'armée de Moore en date du 19 décembre 1808, inséré dans l'Histoire de la guerre de la Péninsule, de Napier.

[17] Notes pour Joseph, en date du 22 décembre 1808.

[18] Notes pour Joseph, en date du 22 décembre 1808. Il faut réduire sur ce point les appréciations ordinairement, si justes de Napier, qui estime à 50.000 hommes l'armée conduite par napoléon contre Moore.

[19] A Joseph, 27 décembre.

[20] Letter from lieutenant-général sir John Moore to viscount Castlereagh, Jan. 13, 1809 Ann. reg.

[21] J. C. Moore, Life of sir John Moore. — Lord Londonderry, Story of the Peninsular War — Robert Southey, Id. — Napier, Histoire de la guerre de la Péninsule, traduction et notes du général Mathieu Dumas, etc.

[22] Dépêche de Berthier à Soult. — Mémoires du roi Joseph.

[23] Lettre insérée dans les Mémoires du roi Joseph et non reproduite dans la Correspondance de Napoléon.

[24] Mémoires du roi Joseph.

[25] Mémoires du roi Joseph.

[26] Napoléon à Joseph, 15 janvier.