HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE X. — L'EUROPE APRÈS BAYLEN. - L'ENTREVUE D'ERFURT

AOÛT-OCTOBRE 1808

 

 

La nouvelle des capitulations de Baylen et de Cintra produisit dans toute l'Europe une sensation inexprimable. Pour s'en faire une juste idée, il faut se rappeler les mortelles défaillances, l'abîme de découragement où tant de déceptions et de défaites successives avaient fait tomber tous ceux qui avaient attendu la délivrance des combinaisons politiques et militaires des gouvernements. Un instant obscurcie à Eylau, l'étoile de Napoléon avait reparu plus éclatante que jamais. Les plus persévérants s'étaient lassés, ils considéraient la lutte comme finie. Cette colossale domination, appuyée désormais sur la seule puissance qui eût pu lui faire obstacle, semblait avoir la fatalité des lois inflexibles de la nature et de l'histoire. C'étaient les temps désespérés de l'Empire romain qui revenaient : il fallait vivre, se résigner à l'étouffement, renoncer à combattre contre la force des choses.

En un jour ce lugubre cauchemar se trouva dissipé, et l'espérance renaquit. La grande leçon que l'Espagne venait de donner au monde était d'autant plus saisissante, qu'elle était justement celle dont l'Europe avait alors le plus besoin. Là en effet ce n'était pas le gouvernement, mais la nation qui avait tout fait. On était découragé, abattu, parce que tous les efforts des cabinets avaient misérablement échoué ; eh bien ! la révolution espagnole disait aux peuples « Votre salut est en vous seuls ! » Elle disait aux individus : « Ne compte que sur toi-même et tu vaincras ; » et à l'appui de ses paroles, elle montrait ses œuvres. Ce que tous les gouvernements européens coalisés n'avaient pu faire en huit années de guerre, elle l'avait fait en une campagne avec quelques poignées d'insurgés. Elle avait par deux fois infligé à ces aigles si redoutées la plus sanglante humiliation qu'eût jamais subie une armée française. Les résultats matériels de cette victoire étaient assez beaux, puisque l'invasion avait été d'un seul coup refoulée jusqu'aux pieds des Pyrénées, mais son effet moral était incalculable.

Cet enseignement n'avait pas besoin de commentaires : il brillait comme un éclair dans les ténèbres, et frappait en même temps tous les yeux. Le charme était à jamais rompu ; le point faible du colosse était à découvert ; le vainqueur des rois n'était pas encore le vainqueur des peuples ; la partie4 tant de fois perdue contre lui était à recommencer sur un nouvel enjeu. L'Angleterre résolut de s'unir étroitement à l'Espagne. Elle apporta aux insurgés des subsides, des armes, d'immenses approvisionnements de guerre. Elle pressa avec une activité inaccoutumée l'organisation et l'embarquement de ses troupes toujours si lentes à se mouvoir ; elle se montra décidée à défendre le sol de la Péninsule comme son propre territoire.

En Allemagne, le contre-coup des événements d'Espagne fut une sorte de tressaillement électrique qui donna naissance à une chose qui n'avait pas existé jusque-là la nation allemande. La grande renaissance intellectuelle de l'Allemagne du dix-huitième siècle avait sans doute préparé les voies en constituant la personnalité morale de ce peuple ; mais c'est au milieu des douleurs de la conquête et de l'occupation étrangère que s'accomplit ce glorieux enfantement, et que le mot de patrie allemande fut pour la première fois prononcé dans le monde. Tous les vieux antagonismes, toutes les rancunes surannées entre l'Allemagne du Nord et celle du Midi, entre les grands et les petits États, entre les princes et l'ancienne noblesse immédiate, entre le noble et le bourgeois, entre la maison d'Autriche et la maison de Brandebourg, disparurent momentanément pour faire place à un sentiment unique, la haine de la domination française. L'initiative n'appartint à aucune classe en particulier, elle fut universelle et simultanée. C'est un professeur de philosophie, Maurice Arndt, qui fonde le Tugendbund, cette association de la vertu où s'enrôlent à la fois des artisans, et des grands seigneurs, des militaires et des bourgeois. L'expérience l'avait démontré, les mœurs et la nature du pays étaient éminemment défavorables à une guerre de partisans. L'intrépide major Schill lui-même avait été contraint de reconnaître cette vérité après ses efforts aussi malheureux qu'héroïques, pour organiser une insurrection en Prusse pendant la campagne de Pologne. L'occupation française était d'ailleurs, grâce à la Confédération du Rhin et au nombre énorme de nos troupes, beaucoup plus enracinée en Allemagne que dans la Péninsule. Cette grande insurrection nationale fut donc forcée d'agir à l'état latent et de se déguiser sous forme de sociétés secrètes.

L'organisation du Tugendbund est assez semblable à celle qu'adopta plus tard la Charborbnerie. Un comité central, placé hors des atteintes de la police impériale, dirige de loin l'association qui se fractionne en une multitude de comités particuliers. Les comités provinciaux restent sans communication entre eux, en sorte que la découverte des uns ne peut en rien exposer la sûreté des autres. L'association se propage ainsi de proche en proche jusque dans les provinces de la Confédération du Rhin ; elle prépare ses forces en silence en attendant l'heure d'un soulèvement national, Les plus grands comme les plus humbles se font gloire d'y être affiliés. Les anciens ministres Hardenberg et Scharnhorst, les généraux Blücher et Gneisenau, le duc de Brunswick Œls, le major Schill, le docteur Jahn, en sont les membres les plus actifs. Bientôt le sol de la vieille Germanie se couvre d'associations analogues qui viennent se greffer sur cette institution mère. L'action des gouvernements réduite comme celle des particuliers à la dissimulation, à l'emploi des moyens détournés et clandestins, seconde admirablement cette vaste conspiration. Elle a pour serviteurs deux ministres dont la fermeté de caractère égale la haute intelligence : en Prusse, le baron de Stein, en Autriche, le comte de Stadion.

Le baron de Stein semble avoir été de tous ses compatriotes celui qui comprit le premier que l'Allemagne ne pouvait être sauvée que par un grand soulèvement national. Dans tous les cas on ne peut lui refuser la gloire d'en avoir été le promoteur le plus hardi, le plus persévérant et le plus habile. Ce grand ministre est encore plus un grand citoyen. Il sent que pour remuer profondément les masses populaires jusque-là déshéritées de toute participation aux grands intérêts du pays, il faut les appeler à la vie publique : il sent qu'on ne fait pas des patriotes avec des hommes attachés à la glèbe, qu'il faut profiter de cette occasion unique pour imposer à la noblesse le sacrifice de ses principaux privilèges. Il veut donc que le prélude de la guerre d'indépendance soit l'affranchissement du tiers-état prussien. C'est avec des hommes libres qu'il combattra le despotisme de Napoléon. Il efface de la législation prussienne les derniers vestiges du servage, et fait du paysan un citoyen. Il abolit la corvée ; il autorise les grands propriétaires à diviser leurs domaines ; il apporte aux communes le droit de s'administrer elles-mêmes en leur attribuant la nomination de leurs conseils municipaux, et les transforme ainsi en autant de petits centres pleins de vie, d'activité, d'émulation civique. Il accorde aux bourgeois la faculté d'acquérir la propriété territoriale, jusque-là privilège exclusif de la noblesse, et il ouvre aux nobles l'accès des professions industrielles et commerciales, tolérance qui leur était odieuse, parce qu'elle était un signe d'égalité. Tel fut l'objet des trois ordonnances de Memel, décrets sauveurs, rendus dès les mois d'octobre et de novembre 1807, et auxquels la Prusse a dû de rester une nation. Et toutes ces réformes qui sont une révolution, il les opère sans bruit, sans éclat, sans aucune de ces récompenses de popularité si chères au vulgaire des tribuns.

En même temps qu'il porte sur les vieux abus sa main hardie, Stein lutte obstinément contre nos exigences dans la fixation des contributions de guerre que Napoléon traîne en longueur depuis Tilsit, afin d'occuper plus longtemps le territoire prussien. Il organise contre l'administration française en Prusse une résistance sourde et passive qui se dérobe lorsqu'on la dénonce, et qui, se faisant sentir partout et toujours, y paralyse toutes nos mesures. Cette singulière conspiration était d'autant plus facile à discipliner, qu'elle avait pour instruments les administrateurs eux-mêmes ; car Napoléon, en confiant l'administration de la Prusse à son représentant Daru, avait été forcé d'y conserver la plupart des anciens employés prussiens. Les ordres de Daru n'étaient jamais discutés, mais on ne les exécutait pas, ou on les exécutait à contre-sens en feignant de les avoir mal compris. De là des tiraillements incessants, des difficultés sans cesse renaissantes qui irritaient profondément les populations prussiennes, déjà exaspérées des charges écrasantes qu'on faisait peser sur elles[1].

La sphère d'action du baron de Stein ne se bornait pas à la Prusse ; il travaillait efficacement à l'étendre à toute l'Allemagne, et principalement aux provinces qui étaient liées à l'empire français : « L'exaspération augmente tous les jours en Allemagne, écrivait-il le 15 août 1808 au prince de Sayn. Wittgenstein, alors aux eaux dans le Mecklembourg. Il faut la nourrir et chercher à travailler les hommes. Je voudrais bien qu'on pût entretenir des relations dans la Hesse et dans la Westphalie, qu'on s'y préparât à de certains événements, qu'on cherchât à y lier des rapports avec des hommes d'énergie et de bonne volonté... Les affaires d'Espagne font une impression très-vive. Elles prouvent ce que depuis longtemps on aurait dû entrevoir. Il serait très-utile d'en répandre les nouvelles d'une manière prudente... » Cette lettre significative fut saisie à Spandau sur M. de Koppe, et aussitôt transmise à Napoléon par le maréchal Soult. Bien qu'elle ne soulevât qu'un coin du voile, elle en disait assez long pour éclairer l'Empereur sur la gravité des événements qui se préparaient en Allemagne. Mais, infatué d'orgueil et tout entier déjà à ses projets de se venger de l'Espagne par un châtiment exemplaire, il ne vit dans la lettre de Stein qu'un moyen péremptoire d'en finir avec les objections que la Prusse opposait à ses demandes pécuniaires, et de contraindre le roi Frédéric-Guillaume à renvoyer son ministre. Obligé de faire un pas rétrograde pour concentrer toutes ses forces contre les Espagnols, il mit à profit cet incident pour opérer cette retraite le plus avantageusement possible. Il se servit donc de la lettre, mais il dédaigna l'avertissement qu'elle contenait. Il la fit imprimer dans le Moniteur[2] en l'apostillant de ces simples paroles : « On plaindra le roi de Prusse d'avoir des ministres aussi malhabiles que pervers. » Cette courte sentence était l'arrêt de mort de l'administration de Stein. Le grand patriote se retira pour ne pas compromettre son pays ; mais ses plans et ses réformes n'en devaient pas moins rester l'âme du gouvernement prussien, et c'est là qu'était le danger : « J'ai demandé, écrivait Napoléon à Soult le 10 septembre, que Stein fût chassé du ministère, sans quoi le roi de Prusse ne rentrera pas dans ses États. J'ai fait mettre le séquestre sur ses biens en Westphalie. »

Ces satisfactions lui furent accordées comme toutes celles qu'il demanda dans ce moment critique ; mais la facilité même avec laquelle il les obtint aurait dû lui proue er qu'on comptait sur des moyens encore dissimulés, mais certains, de prendre plus tard une revanche. Le prince Guillaume de Prusse était depuis plusieurs mois à Paris pour le règlement définitif de la dette prussienne. Champagny lui signifia au nom de Napoléon qu'il fallait accepter dans le plus bref délai le chiffre de cent quarante millions fixé par l'Empereur. Le prince dut se soumettre en même temps aux dures conditions qu'on imposait à son roi La convention qui fixa le montant de la dette stipulait que jusqu'à son entier acquittement, dix mille Français continueraient à occuper les places de Glogau, Stettin et Cüstrin ; qu'ils y seraient entretenus sinon soldés par le roi de Prusse ; que l'armée prussienne serait réduite pendant dix années consécutives au nombre de quarante-cieux mille hommes, sans que le roi pût en aucun cas y suppléer en levant des milices (articles séparés, I et III). Enfin le roi Frédéric-Guillaume s'engageait[3] en cas de guerre contre l'Autriche à mettre à la disposition de l'Empereur une division de seize mille hommes (art. V).

Tel fut le premier fruit de la politique de Stein. Mais sa défaite était plus apparente que réelle, car il entrait dans ses plans de tout pousser à l'extrême, et il comptait plus sur le désespoir produit par l'excès du mal que sur les petites habiletés de la politique de cabinet. Ce cruel abus de la force ne pouvait en définitive que servir ses desseins, puisque, dans la situation intolérable qui leur était faite, la monarchie et la nation prussiennes ne pouvaient plus vivre désormais qu'à l'état de conspiration permanente. On avait été forcé de subir le traité ; on l'éluda. Le ministre de la guerre Scharnhorst réalisa au point de vue militaire toutes les réformes que son ami Stein avait introduites dans l'ordre civil. Il ouvrit aux bourgeois l'accès des grades supérieurs ; il maintint ostensible- ment l'armée au chiffre de 42.000 hommes, mais il en eut en réalité 200.000, grâce à une sorte de roulement rapide qui ne laissait les troupes souci le drapeau que juste le temps nécessaire à leur instruction.

En Autriche, le comte de Stadion, forcé de ménager une aristocratie toute-puissante et un clergé influent, ne pouvait pas procéder par grandes réformes populaires. Il n'avait pas d'ailleurs pour point d'appui les fortes et sérieuses populations du nord. Mais s'il employait des mesures moins radicales, il ne travaillait pas avec moins d'énergie au salut de la cause commune. L'armée autrichienne avait été réorganisée au grand complet par l'archiduc Charles qui l'exerçait sans relâche. A cette armée active de 300.000 hommes on avait joint une réserve qui en comptait près de 100.000. Stadion avait fait décréter en outre, dans toute l'étendue de l'empire, l'institution de milices nationales. La population valide presque tout entière s'y était enrôlée avec un enthousiasme extraordinaire, sans distinction de classes. Les dons volontaires affluaient dans les caisses du gouvernement. Pour la première fois enfin un mouvement patriotique se produisait dans cet empire artificiel qui n'a jamais été une patrie. L'Autriche devenant une nation par haine et par peur de la domination étrangère, l'Autriche faisant appel à l'opinion publique par la plume éloquente de Gentz, l'Autriche devenue le champion du droit des gens et de la liberté européenne, ca phénomène à lui seul jugeait la politique de Napoléon. Il disait combien les rôles étaient intervertis en Europe depuis les grands jours de la Révolution française, et combien le prétendu héritier des hommes de 89 était loin des principes qui les avaient inspirés !

Les armements de l'Autriche ne pouvaient manquer d'attirer l'attention de l'empereur des Français ; car en s'attribuant le droit d'avoir 800.000 hommes sous les armes, Napoléon n'était nullement disposé à tolérer rien de semblable de la part d'une puissance étrangère. Dès le 16 juillet Champagny interpellait M. de Metternich sur les intentions de son gouvernement, en prenant occasion de prétendues violences exercées contre les sujets français. Peu de jours après il revenait avec une insistance des plus aigres sur la question des armements ; « Que veut votre gouvernement ? pourquoi trouble-t-il la paix du continent ? Vos princes parcourent vos provinces ; ils appellent le peuple à la défense de la patrie. Toute la population depuis dix-huit ans jusqu'à quarante-cinq est mise sous les armes... votre peuple est dans l'épouvante, vos voisins s'alarment. Partout on dit : « Que veut l'Autriche ? quel danger la menace ? etc.[4] » La réponse de Metternich (en date du 22 juillet 1808) est aussi nette qu'irréfutable. Tous les États voisins de l'Autriche, l'Italie, la Bavière, la Westphalie et jusqu'au grand-duché de Varsovie, ont transformé leurs institutions militaires et adopté la conscription française. L'Autriche ne peut demeurer en arrière de ce mouvement sans compromettre la sécurité de ses peuples ; elle imite donc ses voisins en opérant une transformation analogue à celle qu'ils ont réalisée. Sa réserve et ses gardes nationales sont une institution qu'elle ne fait qu'emprunter à la France, afin de se mettre sur le pied d'égalité avec les autres États de l'Europe. Ce qu'on appelle ses armements n'a pas d'autre sens[5].

A cette réplique embarrassante Champagny riposte en battant la campagne au sujet de propos tenus aux bains de Tœplitz et de Carlsbad. Il allègue l'arrestation de deux courriers qui se rendaient en Dalmatie, arrestation qui se transformera plus tard en assassinat dans les manifestes de Napoléon ; enfin il offre de lever les camps de la Silésie, mesure que le gouvernement français était décidé à prendre dans tous les cas par suite des événements d'Espagne. Mais il n'offre pas la seule mesure qui eût été concluante, c'est-à-dire une réduction des armées françaises et alliées proportionnelle à celle qu'il prétend obtenir de l'Autriche[6]. Dès lors les exigences de Napoléon ne pouvaient avoir d'autre caractère que celui d'une violence diplomatique.

C'était bien là au reste la portée qu'il voulait leur donner. Il comprit vite qu'au point de vue du droit international il ne pouvait forcer l'Autriche dans la position toute défensive qu'elle avait choisie ; et, résolu dès ce moment à l'en faire sortir par la guerre, mais ne voulant faire cette guerre qu'après avoir dompté l'Espagne, il se détermina à gagner du temps par la menace et l'intimidation, moyens encore efficaces envers une puissance dont les préparatifs étaient loin d'être achevés. A peine de retour à Paris de son voyage dans les provinces du midi et de l'ouest (14 août 1808), Napoléon reprend avec Metternich le dialogue au point où l'a laissé Champagny. Le 15 août, au milieu d'une audience solennelle donnée aux grands corps de l'État et aux membres du corps diplomatique, l'Empereur interpelle personnellement l'ambassadeur d'Autriche. Il s'abandonne en présence de l'assemblée interdite à une de ces divagations violentes qui sont devenues célèbres depuis l'entrevue avec lord Whitworth. Il met à profit la réserve forcée du diplomate pour l'accabler à son aise d'invectives sans dignité et d'interrogations auxquelles il ne lui laisse pas le loisir de répondre :

« L'Autriche veut donc nous faire la guerre, ou elle veut nous faire peur ?... Qui vous attaque pour songer à vous défendre ?... Tout n'est-il pas paisible autour de vous ? Depuis la paix de Presbourg, y a-t-il eu entre vous et moi le plus léger différend ? Vous appelez le peuple à la défense de la patrie ; vous augmentez vos régiments de 1300 hommes. Vous avez 14.000 chevaux d'artillerie, vous armez vos places, et cependant votre change déjà si bas a encore baissé ! Ne dites pas que vous avez été obligés de pourvoir à votre sûreté, vous savez que je ne vous demande rien. J'ai fait camper mes troupes pour les tenir en haleine ; elles campent à l'étranger, non en France, parce que cela est moins dispendieux. Mais si vous armez, j'armerai. Je lèverai s'il le faut 200.000 hommes. Vous n'aurez pour vous aucune puissance du continent. L'empereur de Russie lui-même vous engagera à rester tranquilles. Votre empereur ne peut pas avoir de ressentiment contre moi. J'ai occupé sa capitale, la plupart de ses provinces, presque tout lui a été rendu Je n'ai même conservé Venise que pour laisser moins de sujets de discorde ! Mais la guerre aura lieu maigre vous et malgré moi. Votre peuple s'est indigné, il s'est porté à des excès, parce qu'il a cru à vos mesures plutôt qu'à vos proclamations en faveur de la paix De là l'assassinat de trois de mes courriers qui se rendaient en Dalmatie. Encore des insultes semblables et la guerre est inévitable, car on peut nous tuer, mais non nous insulter impunément... Vous dites que vous avez une armée de 400.000 hommes. Vous voulez la doubler. A suivre votre exemple bientôt il faudra armer jusqu'aux femmes ! Dans un tel état de choses, la guerre deviendra désirable pour amener un dénouement. Un mal vif mais court vaut mieux qu'une souffrance prolongée[7]. »

Telle fut en résumé, selon le compte rendu que Champagny adressa au général Andréossy après en avoir soigneusement retranché les violences de langage, cette sortie incohérente et inconvenante. Elle laissait de côté toutes les difficultés réelles de la situation des deux pays, elle éludait toute discussion sérieuse de la part de Metternich, elle était pleine d'a- veux compromettants, d'allégations fausses ou blessantes, mais elle avait au plus haut point le caractère qu'elle voulait avoir, c'est-à-dire celui d'une menace publique. Le trait le plus étonnant de cette longue diatribe était sans contredit le reproche d'ingratitude adressé à l'empereur d'Autriche i Napoléon y ajouta pour conclusion la demande que l'Autriche contre-mandat ses armements et qu'elle reconnût Joseph comme roi d'Espagne. Dans l'impossibilité de relever immédiatement le défi, le cabinet de Vienne temporisa et répondit par de vagues promesses, mais il ne suspendit pas un instant ses préparatifs, en sorte que Napoléon ne réussit que très-imparfaitement dans sa tentative d'intimidation.

L'Empereur ne fut pas plus heureux auprès d'une autre cour qu'il avait réduite à la dernière humiliation et qu'il avait jusque-là toujours subjuguée par la crainte. Le Saint-Siège, d'ordinaire si hostile aux insurrections les plus légitimes, fut peut-être plus sensible qu'aucune autre cour européenne aux succès de l'insurrection d'Espagne. Il est vrai de dire qu'il avait à lui seul plus de griefs contre Napoléon que tous les autres cabinets réunis. A la suite de l'inutile mission du cardinal de Bayanne, l'Empereur s'était emparé des provinces du pape en les déguisant sous les noms étranges de départements du Metauro, du Musone, du Tronto, désignation choisie à dessein pour dérouter les souvenirs et sous laquelle personne ne s'avisait de voir les États romains. Il avait ensuite pris possession à petit bruit de la ville de Rome elle-même (2 février 1808). Le général Miollis avait mis la main sur tous les services publics ; il gouvernait la ville éternelle comme une simple préfecture. Le pape avait protesté contre cette occupation de sa capitale ; mais, bien que cette protestation fût d'une douceur tout évangélique, Napoléon y avait répondu en débarrassant le pape des conseillers pervers qui l'égaraient. Il fit enlever de Rome par ses gendarmes et reconduire à la frontière tous les cardinaux qui n'étaient pas nés sujets romains. Il incorpora dans ses troupes les soldats de l'armée du pape en leur faisant promettre « qu'ils ne seraient plus « l'avenir commandés par des prêtres[8] », honneur que ces malheureux devaient payer cher. Toutes ces violences furent couronnées par l'occupation du Quirinal, et Pie V Il se vit non-seulement dépouillé de toutes les prérogatives de la souveraineté, mais gardé à- vue comme un prisonnier dans sa propre demeure. (7 avril 1808.)

Cependant, au moment d'engager la lutte avec l'Espagne, Napoléon s'aperçut un peu tard, selon son habitude, qu'il avait entrepris trop de choses à la fois, et que ses démêlés avec la cour de Rome pouvaient compromettre gravement ses projets sur la nation espagnole. Le 18 avril 1808, il écrivait au prince Eugène : « Mon fils, je suis immensément occupé ; c'est pour cela que je désire que les affaires de Rome soient remises au 10 mai. En attendant faites gouverner temporellement les quatre légations comme je l'ai ordonné. Il ne faut pas se mettre tout sur les bras à la fois[9]. » L'objet de l'ajournement proposé par l'Empereur était la publication du décret dans lequel Napoléon déclarait révoquer « la donation de Charlemagne, sort illustre prédécesseur, » en ce qui concernait les provinces d'Urbin, Ancône, Macerata et Camerino ; mais ce contre-ordre arriva trop tard. Miollis avait non-seulement publié le décret, mais fait enlever dans le propre palais du saint-père son secrétaire d'État, Gabrielli. Entre la papauté et l'empire c'était désormais une guerre à mort. On pouvait en prévenir les éclats, en étouffer le bruit à force d'intimidation, de silence, de mystère, mais on ne pouvait plus en arrêter la marche, et elle allait se poursuivre sans trêve et sans relâche jusqu'à la chute de l'un des deux combattants.

Il est facile d'imaginer quelle dut être dans un tel état de choses l'impression de la Cour romaine à la nouvelle de nos revers en Espagne. Ils produisirent au Vatican l'effet d'une véritable rosée céleste. Les protestations jusque-là si timides du Saint-Siège prirent sur-le- champ un accent aigre et hautain dont le cardinal Pacca lui-même, qui les signait en sa qualité de successeur de Gabrielli, se déclare quelque peu scandalisé dans ses Mémoires. A partir du mois d'août 1808, tous les actes de l'administration française dans les Etats pontificaux deviennent autant d'occasions pour la publication de manifestes véhéments que d'insaisissables messagers affichent sur les murs de Rome. Plus Napoléon cherche à éteindre les hostilités, à endormir ses adversaires, à éviter tout nouveau sujet de querelle, plus Pie VII élève la voix et cherche à attirer l'attention de l'Europe encore distraite et indifférente. Nos échecs n'ont pas été toutefois assez graves pour que le saint-père ose en venir aux grandes extrémités ; mais il s'apprête à faire usage de ses armes spirituelles ; il les tient en bon état : il revoit et caresse avec amour dans le silence du cabinet une bulle d'excommunication depuis longtemps préparée qu'au premier moment opportun il se propose de faire éclater sur la tête de Napoléon[10].

Cette situation générale du continent, peu alarmante en apparence pour l'instant, pouvait devenir des plus dangereuses, une fois que Napoléon serait occupé en Espagne avec ses meilleures troupes. Aussi sans connaître les symptômes les plus inquiétants de cet état de choses, avait-il senti tout d'abord la nécessité de faire la part du feu, de rabattre de ses prétentions, et surtout de gagner sérieusement cette fois l'appui de la Russie. Il fallait ou renoncer à l'Espagne, ce que son orgueil ne pouvait admettre, ou se montrer à l'Europe avec des forces de nature à lui ôter l'envie de troubler nos opérations dans la Péninsule. L'alliance d'Alexandre était toujours le plus sûr moyen de contenir les puissances européennes. Malheureusement les mécomptes que le Czar avait éprouvés à la suite du traité de Tilsit n'avaient pas contribué à lui donner confiance en Napoléon. On avait réussi, pendant quelque temps à occuper l'imagination d'Alexandre avec des plans fantastiques de partage de la Turquie et d'expédition dans l'Inde ; mais de toutes les possessions qu'on lui avait promises on ne lui avait livré que la Finlande. Cette acquisition prise à main armée sur les États d'un parent, d'un allié qui s'était épuisé pour la cause commune, avait été mal vue en Russie où depuis longtemps on ne craignait plus rien du voisinage de la Suède. L'intimité du Czar avec Napoléon avait toujours été impopulaire auprès de ses sujets ; elle leur était devenue odieuse depuis les déceptions de Tilsit, et l'on parlait tout haut à Pétersbourg d'un recours possible au grand remède asiatique, remède souverain appliqué déjà à Paul Ier et à plusieurs de ses prédécesseurs[11].

Les rapports, un moment très-tendus, de Napoléon avec la cour de Russie devinrent beaucoup plus bienveillants à mesure que les affaires d'Espagne se compliquèrent. Après la capitulation de Baylen ils devinrent tout à fait affectueux. Le Czar avait trop de perspicacité pour ne pas saisir le sens de cette gradation. Il avait bien vite compris que plus Napoléon se créerait de difficultés en Espagne, plus il serait forcé de faire de concessions à la Russie. Chose caractéristique et qui jugeait cette alliance tant vantée, notre allié était obligé de compter sur nos échecs ! Loin donc de faire la moindre objection aux entreprises de son grand ami, Alexandre en parlait sans cesse à Caulaincourt comme de la chose du monde la plus naturelle et la plus légitime. Ayant tant fait que de renier son passé et d'abandonner la cause qu'il avait servie, il ne lui restait qu'à aller jusqu'au bout afin d'avoir au moins les bénéfices de cette conduite. Aussi avec une joie facile à deviner naître et grandir des embarras qui devaient rendre sa position si forte. Dès le milieu de mars, Napoléon voulant calmer l'impatience de la Russie déclarait à Tolstoï qu'il était disposé à la satisfaire sur tous les points, à évacuer la Prusse, à apaiser les Polonais, à arranger les affaires d'Orient, mais qu'il désirait auparavant avoir avec le Czar une nouvelle entrevue, dans laquelle toutes ces questions seraient définitivement réglées.

Après Baylen ces démonstrations d'amitié vont jusqu'à la tendresse. Napoléon brûle de revoir Alexandre, de le serrer sur son cœur, d'effacer le souvenir de malentendus passagers. Combien il est éloigné maintenant de ce projet de conserver la Silésie comme équivalent des principautés, projet qui naguère lui paraissait si naturel ! De tout cela il ne peut pas plus être question aujourd'hui que du vain épouvantail d'une indépendance polonaise. Les rôles sont changés. Alexandre n'est plus un solliciteur comme à Tilsit ; il peut faire ses conditions et au besoin les imposer. Il est si bien l'arbitre de la situation que l'Autriche elle-même lui offre ces provinces de Moldavie et de Valachie que Napoléon lui fait depuis si longtemps désirer. L'alliance russe qui à Tilsit n'était pour l'Empereur qu'une convenance d'ambition, est aujourd'hui pour lui une nécessité. On le sentait d'un côté comme de l'autre ; aussi les deux souverains étaient-ils également impatients de se revoir, l'un pour consolider une alliance si indispensable au succès de ses plans, l'autre pour en retirer enfin les avantages promis. Il fut convenu en conséquence que l'entrevue désirée aurait heu à Erfurt vers la fin de septembre 1808.

Satisfaire l'ambition russe, obtenir en Europe au moyen de cette puissante complicité une tranquillité de quelques mois qui lui permettra d'écraser pour toujours l'insurrection espagnole, tel est le plan nouveau auquel Napoléon s'attache avec son activité habituelle et qu'il a les plus grandes chances de réaliser grâce aux inimitiés qu'il a su faire naître parmi les chefs de l'ancienne coalition européenne. Divisés devant lui comme les chefs de la confédération gauloise devant César, ils auraient déjà éprouvé le même sort, si un nouvel acteur, le peuple espagnol, n'était venu jeter son épée dans la balance. C'est de lui seul en ce moment que dépendent les destinées de l'Europe, et c'est contre lui que Napoléon va tourner tous ses efforts. Il est débarrassé de la Prusse par le traité du 8 septembre, débarrassé au moins momentanément de l'Autriche au moyen de l'alliance russe, il ramène vers les Pyrénées les principaux corps de l'immense armée qui occupait l'Allemagne. A d'autres époques de sa carrière on l'a vu accomplir de grandes choses avec de petits moyens, il lui faut aujourd'hui une méthode plus expéditive, plus propre à rapper l'imagination des hommes. Ce n'est pas une campagne d'Italie, mais une expédition à la Xerxès qu'il prépare contre l'Espagne. Il veut y paraître en exterminateur, armé de la foudre comme un Dieu qui viendrait venger sa majesté offensée.

Le 5 septembre 1808, ses ministres Champagny et Clarke se présentèrent en son nom devant le Sénat. Champagny comme ministre des relations extérieures communique à cette assemblée les traités conclus à Bayonne avec les princes dépossédés en Espagne. Ces pièces tristement fameuses étaient accompagnées de deux rapports non moins étranges de ce ministre à l'appui de l'usurpation du trône espagnol. Dans le premier de ces rapports, antidaté du 24 avril, Champagny après avoir exposé tous les motifs qui imposaient à Napoléon le devoir de régénérer l'Espagne et de « recommencer l'ouvrage de Louis XIV », émettait cet axiome un peu hasardé qui produisit en Europe ce qu'on appelle de nos jours une sensation prolongée : ce que la politique conseille, la justice l'autorise. » Il faisait valoir ensuite l'obligation de mettre fin à ces discordes si habilement fomentées entre le père et le fils, la nécessité de venger la cause des souverains, de ne pas laisser impuni un outrage à la majesté des trônes, de ne pas abandonner l'Espagne à l'avidité de l'Angleterre : « Votre Majesté, disait ce digne ministre, voudrait-elle laisser cette nouvelle proie à dévorer à l'Angleterre ?[12] » Il n'y avait pas de danger que Napoléon laissât à d'autres une tâche dont il savait si bien s'acquitter lui-même !

Le second rapport daté du ter septembre était un exposé succinct des actes de monstrueuse ingratitude par lesquels les Espagnols avaient répondu aux bienfaisantes intentions de l'Empereur. L'or corrupteur de l'Angleterre, les passions de la populace espagnole, l'influence des moines, les intrigues des agents de l'inquisition, qui redoutaient une réforme avaient trompé des espérances si justes, si généreuses. Mais « Napoléon permettrait-il que l'Angleterre pût dire : l'Espagne est une de mes provinces 1... Non jamais, Sire. Pour prévenir tant de honte et de malheurs deux millions de braves sont prêts s'il le faut à franchir les Pyrénées ! »

Clarke avait pour mission de prouver au Sénat que ces derniers mots n'étaient point une vaine métaphore. Le rapport de Clarke commençait par établir « que jamais la France n'avait eu de plus nombreuses et de plus belles armées », et en conséquence de cette assertion il concluait en demandant au Sénat non plus une conscription ordinaire de quatre-vingt mille hommes, mais une levée de cent soixante mille hommes. L'anticipation n'était plus d'un an, mais de seize mois. Cet appel exorbitant était frappé à la fois et sur des jeunes gens qui ne devaient être appelés régulièrement qu'en l'année 1810, et sur les hommes qui avaient échappé aux conscriptions précédentes déjà si onéreuses : « Et qu'y aurait-il d'extraordinaire, disait Clarke, que l'immense population de la France offrît le spectacle d'un million d'hommes armés, prêts à punir l'Angleterre ? Ce qui était extraordinaire c'est que ce million d'hommes se levât pour une cause qui n'était pas la sienne, c'est qu'il se laissât marquer docilement comme un troupeau qu'on envoie à l'abattoir. On avait dit de la Révolution qu'elle dévorait ses enfants comme Saturne, mais qu'était-ce que les immolations de la Terreur à côté de cet effroyable holocauste accompli froidement avec la tranquille satisfaction du moissonneur qui fauche ses épis ?

L'auteur de ces mesures homicides s'adressait lui-même au Sénat par un message pour lui faire mieux sentir la nécessité de l'obéissance ; « Il imposait, disait-i], avec confiance ces nouveaux sacrifices à ses peuples ; ils étaient nécessaires pour leur en épargner de plus considérables, pour conduire au grand résultat de la paix générale. » Chaque guerre était sous l'Empire la dernière guerre, comme sous la Terreur chaque proscription était la dernière proscription. « Français, ajoutait Napoléon, je n'ai dans mes projets qu'un but, votre bonheur et la sécurité de vos enfants... Vous m'avez dit si souvent que vous m'aimiez ! je reconnaitrai la vérité de vos sentiments à l'empressement que vous mettrez à seconder des projets si intimement liés à vos plus chers intérêts, à l'honneur de l'empire et à ma gloire ! » Il n'eût pas été facile de démontrer comment ces intérêts, cet honneur, cette gloire pouvaient consister à couvrir de sang et de ruines la Péninsule espagnole. Si la France aimait en effet Napoléon, elle. en était cruellement récompensée, et c'étaient là d'étranges preuves d'amour que réclamait cette âme tendre !

Lacépède fut encore en cette occasion l'interprète des sentiments du Sénat : n L'anarchie, dit-il, ce monstre aveugle et féroce, dont le génie de Napoléon a délivré la France, vient d'allumer ses brandons et d'élever ses échafauds au milieu des Espagnes ! L'Angleterre s'est empressée d'y précipiter ses phalanges et de mêler ses drapeaux aux enseignes hideuses des satellites de la terreur... c'est le bras de l'Empereur qui délivrera les Espagnols !... Ah ! combien les ombres royales de Louis XIV, de François Ier et du grand Henri doivent être consolées par la résolution généreuse de Napoléon !... Les Français vont répondre à sa voix sacrée. Il réclame un nouveau gage de leur amour. Avec quelle ardeur ils accourront vers luit ![13] »

Tel était le ton de l'époque. Je ne m'arrêterai pas à discuter si un pareil langage pouvait être sincère. Il est au moins douteux que des sentiments vrais aient jamais pu s'exprimer ainsi dans aucune langue. Ce qui est plus intéressant et plus utile c'est de rechercher comment et pourquoi ce langage faisait illusion aux contemporains, car on est bien forcé d'admettre qu'ils y étaient sensibles dans une certaine mesure puisque le plus grand corps de l'État croyait devoir l'employer. Ce style alors si répandu n'était qu'une application nouvelle de ce goût théâtral et déclamatoire qui a été de tout temps la honte et le fléau de notre nation, mais qui a surtout marqué la décadence de la Révolution française. Substituez le peuple à Napoléon et vous trouverez dans l'époque qui a précédé l'Empire mille modèles de la harangue de Lacépède. Les flatteurs ont changé de maître, mais la flatterie est restée ce qu'elle était, prétentieuse, emphatique et basse. Napoléon lui-même avait compris dès ses débuts tout ce que cette fausse rhétorique avait de favorable à sa fausse grandeur, aussi l'avait-il encouragée jusqu'à prêcher d'exemple. L'affectation était universelle ; du haut en bas tout le monde déclamait, les uns dans le commandement, les autres dans l'obéissance ; et le genre ne tarda pas à tomber au dernier point de la dégradation, mais peut-être devint-il encore plus populaire. On a le droit d'affirmer historiquement que l'art et les mœurs de l'Empire ont puissamment fortifié un penchant qui, après avoir altéré la simplicité du génie national et avili nos formes oratoires, a fait de nos multitudes la proie assurée des plus misérables charlatans politiques.

Les cent soixante mille hommes de la nouvelle levée étaient destinés à remplacer sur le Rhin les vieilles troupes que Napoléon tirait du fond de l'Allemagne pour les diriger vers les Pyrénées ; il en laissa toutefois vingt mille en réserve, ne jugeant pas les circonstances assez urgentes pour les appeler tous[14]. Indépendamment des 60.000 hommes qui étaient restés sur l’Èbre avec le roi Joseph, des 15 à 20.000 qui occupaient les places de la Catalogne, il voulait amener en Espagne 200.000 soldats éprouvés dans les guerres du Nord, afin d'écraser d'un seul coup la rébellion. Il calculait que ce prélèvement fait, il lui resterait encore en Allemagne 200.000 Français sous les ordres des maréchaux Davout et Bernadotte, 100.000 hommes des contingents de la Confédération du Rhin, et enfin sur l'Isonzo 100 autres mille hommes sous les ordres du prince Eugène, c'est-à-dire une force totale de 400.000 soldats pour tenir l'Autriche en respect[15]. La grande armée fut en conséquence dissoute et réorganisée sous le nom d'armée du Rhin. L'armée d'Espagne fut divisée d'abord en six, puis définitivement en huit corps d'armée, dont il donna le commandement à ses meilleurs lieutenants, Ney, Lannes, Soult, Victor, Saint-Cyr, Lefebvre, Mortier, Junot. Il y incorpora parmi ses propres troupes de nombreux régiments formés d'Italiens, de Polonais, de Hollandais et d'Allemands, contraignant tous ces peuples qui regrettaient leur liberté perdue à combattre pour l'asservissement de la seule nation dont ils eussent dû imiter l'exemple.

Tous ces soldats à qui l'on avait tant de fois répété qu'ils avaient conquis la paix sur le Niémen, et que l'on appelait si tôt à la conquérir de nouveau sur le Guadalquivir, allaient s'aviser peut-être qu'on abusait quelque peu de leur crédulité, ils pouvaient se fatiguer de ces promenades glorieuses, mais effroyablement meurtrières, de ces promesses toujours éludées, de cette tâche si péniblement accomplie et toujours à recommencer. Il fallait donc prévenir de leur part ces réflexions dangereuses, il fallait les étourdir, leur ôter le sentiment de leur situation, les mener au coupe- gorge espagnol comme à une fête. Napoléon leur fit préparer une réception magnifique dans les villes qu'ils devaient traverser du Rhin aux Pyrénées ; et comme les municipalités n'étaient pas assez riches pour en faire les frais, il leur fit allouer une indemnité de trois francs par homme : « Des harangues, des couplets, des spectacles gratis, des dîners, voilà écrivait-il au ministre de l'intérieur, ce que j'attends des citoyens pour les soldats qui rentrent vainqueurs[16]. » A Metz, à Nancy, à Reims, à Paris, à Tours, à Bourges, à Bordeaux les héros de la grande armée furent accueillis par des fêtes bruyantes, qui ne parvinrent pas toutefois à leur faire oublier entièrement qu'ils étaient comme ces hôtes de passage qu'on fait entrer par une porte et sortir immédiatement par l'autre. Napoléon du moins semblait en juger ainsi, car nos soldats n'étaient pas à mi-chemin de leur itinéraire qu'il écrivait de nouveau à Cretet pour lui recommander « de faire faire à Paris des chansons » destinées à réchauffer l'enthousiasme. Mais sur quel sujet écrire ces chansons ? Les tyrans ? il n'en fallait plus dire de mal. La patrie ? tout le monde savait de reste qu'elle n'était pas en danger. La perfide Albion était fort usée. On y parlera, disait l'Empereur, de la liberté... des mers[17] ! La liberté des mers, quel stimulant irrésistible pour l'imagination du poète et pour l'héroïsme du soldat ! « Vous ferez faire, ajoutait-il, trois sortes de chansons, afin que le soldat n'entende pas chanter les mêmes deux fois. » Dans la vie réelle comme au théâtre, on ne doit pas, nous le savons, regarder de trop près à ces ressorts cachés, au moyen desquels s'opèrent les grands changements de scène, de peur de s'en exagérer l'importance ; mais cette réserve faite on est forcé de convenir que jamais plus piteuses machines ne mirent en jeu un plus lamentable scénario.

L'empereur Alexandre était déjà parti pour Erfurt sans autre cortège que quelques-uns des grands personnages de sa cour, parmi lesquels son frère le grand-duc Constantin et son ministre le vieux Romanzoff, le partisan à peu près unique que l'alliance française eût encore en Russie. Alexandre avait quitté Pétersbourg au grand déplaisir de ses sujets toujours très-hostiles à sa nouvelle politique, et malgré les supplications de sa mère à qui ce voyage inspirait les plus vives alarmes. Il est certain que le dénouement de l'entrevue de Bayonne n'était pas fait pour inspirer à Alexandre une confiance sans mélange ; mais sa situation était loin d'être la même que celle du roi d'Espagne. En s'emparant de la personne de Ferdinand, Napoléon avait pu croire avec une certaine vraisemblance qu'il s'emparait du même coup de son royaume ; une telle illusion était impossible avec la Russie. Cet essai lui avait d'ailleurs trop mal réussi pour qu'il songeait â le recommencer.

Il est toujours dangereux et souvent puéril de vouloir interpréter les sentiments secrets des personnages historiques. Mais si l'expérience des hommes et la force des situations avaient produit sur Alexandre leur effet ordinaire, il est permis de dire qu'il apportait à cette entrevue une très-médiocre sympathie pour son auguste allié. Séduit par les promesses de Tilsit, il avait sacrifié à Napoléon ses généreuses illusions de jeunesse, sa popularité en Europe, l'amour presque superstitieux de ses sujets ; il lui avait sacrifié sa propre estime ; et une fois tous ces sacrifices accomplis, les promesses n'avaient pas été tenues. 11 n'avait reçu de lui qu'un de ces présents pour lesquels on est toujours ingrat, parce qu'on ne les accepte que la rougeur au front, la Finlande, dépouille d'un parent. Et si Napoléon se montrait aujourd'hui plus disposé à remplir ses engagements, Alexandre savait à quel accident il était redevable de cette complaisance inespérée ; ses courtisans eux-mêmes ne se gênaient pas pour le dire autour de lui : « L'empereur Alexandre fait bâtir beaucoup d'églises, disait l'ambassadeur Tolstoï au comte Nicolas son frère ; conseillez-lui d'en faire bâtir une à Notre-Darne del soccorro d'Espagne[18] ! »

C'était bien en Espagne, en effet, que se trouvait la seule cause de cette recrudescence d'amitié que Napoléon montrait pour le Czar. Les affaires qu'il avait à régler avec Alexandre pouvaient se traiter aussi bien à Paris qu'à Erfurt, et par voie de correspondance aussi bien que par une entrevue. Les choses que les deux souverains avaient à se dire n'avaient rien qui nécessitât un rapprochement personnel ; leurs épanchements ne pouvaient pas être d'une nature bien vive après tant de mécomptes réciproques. Napoléon était décidé d'avance à satisfaire son allié, à lui céder ces deux principautés de Moldavie et de Valachie, qui avaient été la cause de leur mutuel refroidissement ; il n'était pas homme à modifier ses plans sous l'impression d'une causerie. Il ne pouvait se dissimuler en outre que sa situation vis-à-vis d'Alexandre était loin d'être aussi avantageuse qu'à Tilsit. Son prestige alors intact avait depuis singulièrement diminué. Ses armées jusque-là réputées invincibles avaient subi des échecs aussi humiliants que désastreux. C'étaient là des raisons bien fortes pour lui d'éviter une entrevue qui évoquait inévitablement de pareils retours sur le passé.

Mais la nécessité parlait encore plus haut que l'orgueil. Après l'immense mouvement rétrograde qu'il venait de faire exécuter à ses troupes en les ramenant de l'Oder sur le Rhin, et au moment de s'enfoncer en Espagne, il lui fallait à tout prix une manifestation de nature à intimider l'Europe ; et pour obtenir cet effet il ne lui suffisait pas de divulguer l'alliance franco-russe, il voulait afficher publiquement son intimité avec Alexandre de façon à frapper tous les regards. Il songeait même à lui demander une de ses sœurs en mariage, afin que cette amitié parût plus indissoluble. Cet admirable metteur en scène avait donc bien calculé en surmontant ses répugnances pour donner à l'Europe cette représentation à grand spectacle. Mais les avantages de l'entrevue d'Erfurt se réduisaient uniquement à cette valeur d'opinion, qui du reste ne pouvait être que très-fugitive. Au fond c'était Napoléon qui allait en faire tous les frais ; et bien qu'il ne reçût guère qu'un appui moral en échange des plus substantielles concessions, il semblait presque à Erfurt l'obligé du souverain dont il avait paru le protecteur à Tilsit.

Les deux empereurs se rencontrèrent le 27 septembre sur la route de Weimar à Erfurt. Ils s'embrasèrent avec cet air de parfaite cordialité dont les rois possèdent seuls le secret, surtout lorsqu'ils ne s'embrassent que pour s'étouffer. Ils firent ensemble à cheval leur entrée dans la ville au milieu d'un immense concours de population. Napoléon avait voulu rendre la réception digne par sa magnificence des hôtes illustres qui s'étaient donné rendez-vous à Erfurt. Il avait fait venir à grands frais du garde-meuble de la couronne les bronzes, les porcelaines, les plus riches tentures, les mobiliers les plus somptueux. Il avait voulu que la Comédie-Française contribuât à relever l'éclat de ces fêtes, en donnant devant cet auditoire de souverains les principaux chefs-d'œuvre de notre scène depuis Cinna jusqu'à la Mort de César. La journée était employée à des promenades, à des manœuvres militaires, à de grandes chasses dans les forêts saxonnes. Le soir venu les deux empereurs dînaient chez Napoléon ; on se rendait ensuite au théâtre pour y entendre Corneille, Racine, Voltaire interprétés par Talma et Mlle Duchesnois. La soirée s'achevait chez l'empereur de Russie.

Tous les clients naturels de Napoléon s'étaient empressés de répondre à son appel en faisant acte de présence à Erfurt, car il ne perdait pas de vue son but principal, et c'était entouré d'une cour de rois qu'il avait voulu se montrer à l'Europe. On voyait dans ce cortége les rois de Bavière, de Wurtemberg, de Saxe, de Westphalie, le prince Guillaume de Prusse, et à côté de ces étoiles de première grandeur, la pléiade obscure des princes de la Confédération du Rhin. Cette réunion, presque exclusivement germanique, devait surtout démontrer aux idéologues allemands la vanité de leurs rêves. Tout ce qui comptait en Allemagne par le pouvoir, le rang, la richesse n’était-il pas là ? N'allait-on pas jusqu'à donner à entendre que l'empereur d'Autriche avait imploré, sans pouvoir l'obtenir, la faveur d'être admis aux conférences d'Erfurt[19] ? Ce bruit était peu vraisemblable, car après un pareil affront l'empereur d'Autriche n'eût certainement pas envoyé à Erfurt le baron de Vincent avec une lettre pleine des compliments les plus flatteurs pour l'empereur des Français, mais la crédulité avec laquelle on accueillait de semblables rumeurs donne une idée du ton de hauteur et d'omnipotence que prenaient à Erfurt les deux arbitres de l'Europe. A côté de ces puissants de la terre heureux de leur sujétion, et fiers d'être les courtisans du roi des rois, que pouvaient les pauvres conspirateurs du Tugendbund et du Teutschbund ? il n'y avait aucun inconvénient à les laisser en paix dans leurs caves exhaler leur mystique amour pour la grande Teutonia, abstraction de métaphysiciens digne d'un culte aussi chimérique

Bientôt, défection plus cruelle encore, les rois de l'intelligence vinrent à leur tour s'incliner devant César. Gœthe et Wieland furent présentés à Napoléon, ils se montrèrent à sa cour, ils firent servir leur gloire à orner son triomphe. Le patriotisme germanique eut de dures épreuves à subir à Erfurt, mais on peut dire que de toutes ces humiliations celle que les Allemands ressentirent le plus profondément fut de voir leur plus grand génie littéraire se parer des faveurs de l'oppresseur de leur pays. Les hommes de la génération de Gœthe lui ont toujours gardé rancune de sa démarche auprès de Napoléon ; la nôtre s'est montrée plus indulgente, et de nos jours la critique transcendante n'est pas loin de lui en faire un titre de gloire. Elle y voit le signe d'une sérénité presque divine, d'une compréhension impartiale, supérieure aux petits démêlés d'ici-bas. Gœthe lui-même s'est bien gardé de donner dans ce pathos ; il y aurait injustice à l'en rendre responsable. Il s'est borné dans ses conversations avec Eckermann à plaider les circonstances atténuantes. Selon toute probabilité il n'aurait accueilli que par un sourire méphistophélique les rêveries de ses apologistes. Sa justification telle qu'il la présentait était beaucoup plus modeste. Généralisant le reproche qui lui était adressé, il examinait avec une évidente émotion, sous laquelle on sent comme un remords mal endormi, s'il avait pu et dû exercer en faveur de son pays opprimé l'action militante et généreuse de Kœrner, d'Arndt, de Rückert, et loin d'alléguer une incompatibilité absolue entre le rôle de poète et celui de citoyen, il s'excusait en rappelant qu'il avait alors soixante ans au lieu d'en avoir vingt, qu'il n'était plus capable de ressentir et d'exprimer les passions guerrières, à quoi l'on peut ajouter que Gœthe était resté à beaucoup d'égards un homme de l'ancien régime, qu'il remplissait une fonction de cour auprès du grand-duc de Weimar, circonstance embarrassante même pour un Olympien : w Comment, disait-il, aurais-je pu prendre les armes sans haine ? Et comment aurais-je pu haïr sans jeunesse ? Si cet événement était arrivé dans ma vingtième année je ne serais pas resté le dernier... D'ailleurs nous ne pouvons tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de son mieux suivant ce que Dieu lui a départi. Je me suis donné assez de tourments pendant un demi-siècle... je ne me suis permis aucune distraction, je ne me suis reposé ni jour ni nuit ; j'ai toujours marché en avant, toujours cherché, toujours agi aussi bien que je pouvais. Si chacun peut en dire autant, alors tout ira bien[20]. »

Admirable apologie et digne de ce grand esprit si supérieur à sa triste école. La thèse ainsi transformée n'a rien que de très-plausible, car elle ne prétend pas ériger en mérite et presque en vertu une inaptitude naturelle. Il est certain qu'un génie de cet ordre rend d'aussi grands, services à l'humanité en produisant des œuvres qui honorent et élèvent l'esprit humain qu'en s'enrôlant dans la plus légitime insurrection. Celui qui acquitte sa dette comme penseur peut être dispensé de l'acquitter comme soldat. Mais par cela seul qu'on invoque cette espèce d'exonération, on reconnaît que celui-là serait plus grand qui pourrait remplir les deux taches à la fois. D'ailleurs cet habile plaidoyer, qu'on le remarque bien, tend à amnistier l'abstention et la neutralité, il n'absout pas la connivence. On peut bien dispenser le poète d'agir en patriote, mais non d'en avoir les sentiments, à moins de le faire descendre au dernier rang des virtuoses. Or Gœthe venant saluer Napoléon et recevant de lui la décoration de la Légion d'honneur en présence de l'Allemagne humiliée, n'était ni un indifférent, ni un curieux, il faisait acte d'adhésion, il sortait de cette attitude de résignation passive où il disait vouloir se réfugier, il portait un coup douloureux à ceux (lui se préparaient à combattre pour la délivrance de son pays. Il a raconté lui-même dans une note circonstanciée, l'accueil flatteur que lui fit Napoléon. Après l'avoir considéré quelques instants en silence, l'Empereur lui dit : « Vous &es un homme, monsieur de Gœthe ! x, Certes l'éloge était grand et mérité. Mais en reconnaissant que Gœthe était en effet un homme dans la plus haute acception du mot, on doit ajouter qu'en cette circonstance il n'était qu'un chambellan.

L'effet théâtral que Napoléon avait eu en vue dans cette solennelle parade d'Erfurt une fois produit, son but principal était atteint, car les questions politiques qu'il lui restait à résoudre avec Alexandre ne pouvaient faire naître aucune difficulté sérieuse. Devant la cession immédiate et certaine de deux provinces aussi importantes que la Valachie et la Moldavie, le Czar renonça sans beaucoup de peine à ce partage de l'Empire ottoman avec lequel on lui avait fait battre la campagne pendant plus d'un an. Alexandre devait se résigner d'autant plus facilement que le correspectif qu'on lui demandait en échange d'un avantage si précieux pour lui était encore plus faible qu'à Tilsit. Il s'engageait, en effet, par le traité d'Erfurt à continuer à Napoléon sa coopération dans la guerre contre l'Angleterre (art. 2), et le cas échéant contre l'Autriche (art. 10) ; mais les affaires d'Espagne rejetaient sur le troisième plan toute tentative contre l'Angleterre ; et quant à la guerre éventuelle contre l'Autriche, les conditions en étaient réglées en termes si vagues et si généraux, que le mode et la mesure du concours promis par Alexandre étaient à peu près laissés à sa discrétion. Il s'obligeait seulement « à se déclarer contre l'Autriche dans le cas où l'Autriche se mettrait en guerre avec la France. » La France s'engageait de son côté à faire cause commune avec la Russie si l'Autriche essayait de s'opposer à l'occupation des principautés. Le seul engagement bien absolu que le traité imposât à Alexandre était la reconnaissance du « nouvel ordre de choses établi par la France en Espagne » ; mais qui ne voit que loin de lui imposer aucun sacrifice, cet engagement ne pouvait que le combler de joie ? Ii prouvait, en effet, que cette guerre d'Espagne, cause de tous nos embarras actuels, et qui nous neutralisait en Europe, allait se poursuivre et achever de nous lier les mains. En échange de deux provinces que la Turquie ne pouvait lui disputer, le Czar nous cédait un pays en révolte, un volcan en éruption qui allait dévorer nos armées et perpétuer nos embarras. Ce présent funeste qu'Alexandre nous offrait avec tant de bonne grâce ne pouvait lui laisser qu'un regret, celui de n'avoir pas plusieurs Espagnes à nous donner !

Le traité d'Erfurt devait être comme celui de Tilsit accompagné d'une proposition de paix, faite à l'Angleterre sur les bases de l'uti possidetis. Cette disposition donna lieu à un court débat qui est trop caractéristique pour être passé sous silence. La paix proposée à l'Angleterre ayant pour première condition son adhésion préalable à l'établissement de Napoléon en Espagne et en Portugal, à celui d'Alexandre en Finlande et dans les Principautés, « les hautes parties contractantes » ne pouvaient se dissimuler que leur offre courait grand risque de n'être pas même écoutée. Napoléon proposa d'éviter cette difficulté prévue, en ajournant toute notification à la Turquie au sujet des Principautés à l'époque où l'on aurait reçu la réponse du cabinet britannique. Une fois, disait-il, que l'Angleterre serait, décidée à la paix, une fois qu'il s'y serait produit en faveur de la paix un de ces grands courants d'opinion qui y font la loi au gouvernement, elle se trouverait trop avancée pour reculer, elle serait forcée de consentir à tout, et Alexandre pourrait sans inconvénient démasquer ses projets en rompant avec la Turquie. Si au contraire cette rupture avait lieu prématurément, « la nouvelle survenant en Angleterre qu'une telle puissance entrait dans ses intérêts devait la rendre plus exigeante[21]. »

Jamais le négociateur sans foi du traité d'Amiens et de tant d'autres transactions aussitôt violées que conclues n'avait si bien mis en relief les procédés de sa diplomatie perfide. Mais Alexandre avait trop de pénétration pour ne pas voir que l'ajournement proposé était une arme à double tranchant qui pouvait frapper la Russie aussi bien que l'Angleterre. Si, en effet, Napoléon s'arrangeait avec le cabinet britannique, qui garantissait au Czar que cet ajournement ne deviendrait pas définitif ? N'avait-il pas déjà été trompé une fois après les promesses les plus formelles ? Et si Napoléon avait tant à cœur de ménager l'Angleterre, ne pouvait-il pas ajourner lui-même ses projets sur l'Espagne bien autrement odieux à cette puissance Alexandre prescrivit en conséquence à son ministre Romanzoff de se montrer inflexible, et son obstination l'emporta : « Romanzoff, écrivait Champagny à son maître, veut que tout soit précis. Il consentirait plutôt à un délai dont le terme serait fixé : Le vague des articles de Tilsit, dit-il, nous a fait trop de mal ; une armée a été perdue et tel est encore l'unique résultat de notre alliance avec vous.... le sentiment qui perçait à chaque mot était celui de la défiance, défiance des événements, défiance aussi de nos intentions. e Telle était au fond la touchante harmonie qui régnait entre les deux amis qui étaient venus s'embrasser à Erfurt.

Pendant que leurs ministres bataillaient ensemble pour trouver un artifice de rédaction qui leur permit de masquer tant bien que mal ces dissentiments, les deux souverains continuaient à se prodiguer l'un à l'autre tous les témoignages de la plus vive affection. Ils ne pouvaient plus se passer l'un de l'autre. Ils se montraient partout ensemble au théâtre, à la promenade, à la chasse ; il fallait qu'il fût bien établi pour le monde entier qu'ils étaient devenus inséparables Quant aux choses peu flatteuses qu'ils avaient sur le cœur, c'étaient les deux ministres qui se les disaient l'un à l'autre. Grâce à ce sage expédient tout s'arrangeait pour le mieux, et les souverains pouvaient paraître en public le visage rayonnant d'une sympathie mutuelle. On sait comment à une représentation d'Œdipe, Alexandre fit à Napoléon l'application du vers si connu :

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.

Après tout, les Principautés valaient bien un compliment, et Alexandre finit par les obtenir sans la clause restrictive que son allié voulait insérer dans le traité. Il obtint de-même une remise de vingt millions pour la Prusse en échange d'une promesse de ne plus prendre aucun intérêt à l'Italie et au Hanovre. Napoléon ne fut pas plus heureux dans la négociation d'un genre tout différent qu'il avait chargé Talleyrand de poursuivre auprès du Czar. Après avoir nourri pendant quelque temps l'espérance qu'on lui offrirait spontanément ce qu'il brûlait de demander, Napoléon, presque irrité de n'être pas deviné, avait fini par confier à Talleyrand la délicate mission de pressentir le Czar au sujet d'une alliance de famille. Il lui fallut l'avouer enfin, ce secret de son ambition, ce projet tant de fois démenti d'une répudiation de la triste Joséphine ! Alexandre avait une sœur, la grande-duchesse Catherine, qui était, au dire de tous les contemporains, non-seulement une personne accomplie, mais un esprit d'une supériorité exceptionnelle. Pour citer un seul de ces témoignages, le général Moreau, qui la vit beaucoup en 1813, parle d'elle dans sa correspondance intime comme de la femme la plus remarquable qu'il ait jamais connue. C'est sur elle que Napoléon avait jeté les yeux. L'ouverture fut faite avec ce tact exquis qu'on avait le droit d'attendre de Talleyrand, et Alexandre l'accueillit le plus gracieusement du monde. La communication était fort embarrassante pour lui, car d'une part il craignait de blesser un homme dont il attendait d e si grands avantages, de l'autre, il ne voulait imposer ni à son peuple, ni à sa famille, ni enfin à sa sœur une alliance qu'il savait devoir leur être odieuse et qui lui inspirait à lui-même très-peu de sympathie. Il esquiva habilement ces difficultés en alléguant la nécessité de fléchir l'opposition de sa mère, ennemie décidée de l'influence française et souveraine absolue au sein de sa famille. Il exprima à Napoléon les regrets les plus flatteurs, le remercia avec effusion de l'honneur qu'il voulait faire à la maison impériale de Russie, manifesta même l'espérance d'arranger un jour à leur commune satisfaction cette union qui était le plus cher de ses vœux, mais Napoléon n'obtint rien de plus. En homme avisé, Talleyrand profita de ces confidences matrimoniales pour marier son neveu Edmond de Périgord avec la duchesse de Courlande, parente du Czar[22]. Ce fut là le résultat le plus clair des travaux de la diplomatie française à Erfurt.

 

 

 



[1] Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État (Hardenberg). — Schœll, Histoire abrégée des Traités.

[2] Moniteur du 8 septembre 1808.

[3] Convention du 8 septembre 1808. De Clercq, Recueil des traités.

[4] Pièces communiquées au Sénat dans la séance du 14 avril 1809, n° III, Archives parlementaires.

[5] Pièces communiquées au Sénat dans la séance du 14 avril 1809, n° V, Archives parlementaires.

[6] Pièces communiquées au Sénat dans la séance du 14 avril 1809, n° V, Archives parlementaires. Champagny à Metternich, 30 juillet 1808.

[7] Champagny à Andréossy, 16 août 1808.

[8] Ordre du jour du général Miollis, 27 mai 1808.

[9] Mémoires du prince Eugène, t. IV.

[10] Mémoires du cardinal Pacca.

[11] Correspondance diplomatique du comte de Maistre.

[12] Pièces communiquées au Sénat dans la séance du 5 septembre ; Archives parlementaires.

[13] Discours du comte Lacépède dans la séance du 10 septembre 1808. Archives parlementaires.

[14] Napoléon à Lacuée, 10 sept. 1808.

[15] Napoléon à Jérôme, 7 sept. ; à Soult, 10 sept.

[16] Napoléon à Cretet, 3 sept.

[17] Napoléon à Cretet, 17 sept. 1808.

[18] Comte de Maistre, Correspondance diplomatique.

[19] Ce fait avancé un peu légèrement par Lucchesini, Bignon et beaucoup d'autres historiens, ne s'appuie en définitive que sur la déclaration équivoque contenue dans un rapport de M. de Champagny (en date du 2 mars 1809), qui prête à Metternich les paroles suivantes : « Certes, si l'Empereur avait voulu admettre à Erfurt l'Empereur mon maitre, où seulement s'il m'avait été permis d'y aller, ainsi que je l'avais propos... » Il est fort probable que Metternich n'avait demandé l'autorisation que pour lui-même, et l'on craignait trop sa clairvoyance pour la lui accorder.

[20] Conversations de Gœthe, traduites par Délerot, t. II. Voir aussi son entretien avec Luden, en 1813.

[21] Napoléon à Champagny, 8 oct. 1808.

[22] Méneval, Souvenirs historiques.