HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE IX. — CAPITULATIONS DE BAYLEN ET DE CINTRA. - LES FRANÇAIS SONT REJETÉS SUR L'ÈBRE

JUILLET-SEPTEMBRE 1808

 

 

Durant les trois semaines consacrées à ces préparatifs de règne, la situation de notre armée d'Espagne n'avait fait que s'aggraver. Les renforts les plus proches que Napoléon pût lui envoyer se trouvaient sur le Rhin et sur l'Elbe, à l'exception de quelques vieux régiments déjà rentrés en France et qu'il fut forcé de disséminer un peu partout, tandis que les forces de l'insurrection grandissaient chaque jour. A l'est, le maréchal Moncey, sommé par Napoléon de marcher à tout prix sur Valence, était arrivé sous les murs de cette place dans les derniers jours de juin après avoir livré plusieurs combats des plus acharnés. A la suite d'un assaut dans lequel il avait perdu trois cents hommes, il avait dû reconnaître l'impossibilité de s'emparer de Valence, et il était revenu sur Cuenca à travers mille dangers. A l'ouest, l'insurrection espagnole avait gardé ses positions, mais elles étaient devenues beaucoup plus fortes par suite d'un événement des plus graves : le Portugal tout entier s'était soulevé contre Junot, qui, loin de pouvoir envoyer à Bessières et à Dupont les détachements prescrits par Napoléon, se maintenait à grand'peine sur les points qu'il occupait encore. Au midi, notre escadre de Cadix, après avoir vainement attendu l'apparition annoncée de Dupont, avait dû se rendre aux insurgés.

Ce général lui-même, se voyant menacé de perdre ses communications dans la Sierra-Morena, et se sentant compromis à Cordoue par l'armée de Castaños, qui le tenait en échec sur sa droite vers Séville, et par l'armée de Grenade, qui marchait sur sa gauche vers Jaën, avait rétrogradé jusqu'à Andujar. Là il se trouvait couvert par le Guadalquivir et adossé au débouché des défilés de la Sierra-Morena. D'après l'ordre de Napoléon, Savary lui envoya, pour le renforcer, la division Vedel qui était restée jusque-là sur un point intermédiaire, à Tolède ; mais ce secours, utile pour le maintien de ses communications, était loin de mettre Dupont en état de reprendre l'offensive.

L'armée espagnole d'Andalousie était, de toutes les armées de l'insurrection, non-seulement la plus nombreuse, la mieux disciplinée et la plus redoutable en raison de la quantité de troupes régulières qu'elle renfermait, mais elle était aussi celle dont les passions étaient les plus ardentes. Nos soldats, dans leur retraite de Cordoue sur Andujar, avaient reconnu avec horreur, à l'aspect des cadavres mutilés de leurs camarades, qu'ils avaient affaire à un ennemi qui n'attendait aucun quartier et qui n'en accordait non plus aucun. En Italie, en Allemagne, ils ne s'étaient jamais mal trouvés du saccage des villes ; cela leur paraissait produire une impression salutaire sur l'habitant, et comme leurs instincts de débauche et de pillage y trouvaient leur compte, ils profitaient du premier prétexte venu pour s'y livrer. A Lubeck il avait suffi de quelques bandes de fugitifs traversant la ville sans l'aveu des habitants pour donner le signal d'une immense dévastation. Souvent il ne fallait qu'un coup de feu parti d'une maison. Les Allemands n'en avaient pas moins fait bon accueil à nos soldats qui, d'ailleurs, savaient souvent se faire pardonner par la légèreté insouciante qu'ils portaient dans le désordre comme en toute chose. Machiavel a remarqué que les Français étaient le peuple dont les exactions étaient le plus supportables, parce que, dit-il, ils n'en savent pas garder le fruit et le dépensent d'ordinaire avec ceux qu'ils ont dépouillés'. Les aventuriers de l'empire pillaient avec entrain et gaieté, comme l'attestent les chansons du temps, en célébrant Vénus, Bacchus et Bellone, c'est-à-dire le viol et l'ivrognerie en même temps que la guerre. Ils semblaient convaincus qu'ils y mettaient tant de grâce qu'il était impossible de leur en vouloir. Mais l'Espagnol, plus susceptible que le Germain, prit très-mal ces aimables plaisanteries. A la suite du sac de Cordoue, il se mit à tuer régulièrement tous les soldats isolés qui lui tombaient sous la main. Quelquefois il les égorgea avec des raffinements de cruauté inouïs qui avaient pour but d'impressionner d'une façon désagréable l'imagination des envahisseurs et qui produisirent, en effet, une sensation des plus pénibles. De retour à Andujar, le corps de Dupont avait perdu une grande partie de cette assurance qui est si nécessaire à ce qu'on nomme le moral du soldat.

Les renforts insuffisants dont Napoléon pouvait disposer avaient été dirigés partie sur Saragosse, où le général Verdier venait de prendre la conduite du siège (1er juillet), partie sur la Catalogne, où Duhesme harcelé par les bandes insurgées avait été forcé de rappeler Chabran de Tarragone. Il destinait le reste à Bessières qui, placé à Burgos avec des forces considérables, était chargé de tenir en respect les insurgés de la Galice, des Asturies de Léon et de la Vieille-Castille, que commandait toujours le vieux la Cuesta auquel on avait adjoint le général Blake. Le corps d'armée de Bessières était, dans la pensée de Napoléon, celui qui devait frapper le coup décisif de la campagne. C'est à Bessières qu'il réservait l'honneur de remporter une sorte de victoire d'Iéna espagnole ; toutes les autres opérations, celles même de Dupont et de Moncey, étaient secondaires. C'était dans les plaines de la Castille-Vieille que se trouvait, selon l'Empereur, le nœud de notre situation militaire ; ce nœud une fois tranché, toutes les autres défenses de l'Espagne tomberaient d'elles-mêmes. L'illusion de Napoléon à cet égard est complète, et elle se montre avec une lumière qui ne laisse rien à désirer, soit dans ses lettres à Joseph, soit dans les notes si circonstanciées qu'il dicte pour Savary. C'est à Bessières qu'on doit envoyer tous les renforts disponibles, car c'est lui qui couvre Madrid « et c'est là qu'est tout[1]. » Et si Dupont éprouvait un échec, « cela serait de peu de conséquence ; mais le coup qui serait porté au maréchal Bessières, serait un coup porté au cœur de l'armée et qui donnerait le tétanos[2]. Savary, à qui sa présence sur les lieux permet d'avoir des idées plus saines que son maître, car il faut rendre justice même à Savary, a pris sur lui d'envoyer à Dupont, qui le demandait avec instances, un nouveau renfort composé de la division Gobert ; Napoléon l'en blâme vertement : « Dupont a plus de forces qu'il ne lui faut. » C'est encore à Bessières que devait être adressé Gobert : « Je suis fâché, écrit Napoléon, que Savary n'ait pas senti la faute qu'il faisait en hésitant à renforcer Bessières.... C'est à ce maréchal que j'avais destiné la division Gobert[3]. » Et il ajoute dans la note que j'ai déjà citée cette observation qui traduit encore plus clairement sa pensée : « La vraie manière de renforcer Dupont, c'est d'envoyer des troupes à Bessières. »

Que Napoléon fût ici radicalement dans le faux, c'est ce que l'événement allait avant peu lui prouver par une leçon terrible ; mais il n'est pas superflu de montrer comment et pourquoi il se trompait. Ce grand capitaine commettait ici une erreur analogue à celle dont il s'était si souvent moqué aux débuts de sa carrière, lorsqu'un de ses adversaires lui avait reproché « de ne pas le battre selon les règles. » Lui aussi il appliquait aux Espagnols la routine politique et militaire qui lui avait si bien réussi vis-à-vis des vieilles monarchies centralisées de l'Europe, sans se douter qu'il se trouvait en présence de circonstances toutes nouvelles, et que ni les hommes ni les choses ne ressemblaient à ce qu'il avait eu à combattre jusque-là Un Iéna était possible contre une monarchie milliaire, parce que les troupes régulières, qui font la force d'un tel État, étant par nature incapables de se reconstituer d'elles-mêmes, une fois ces troupes détruites ou dispersées, l'État se trouve sans défense. Mais ce mot n'avait pas de sens lorsqu'il s'agissait de forces recrutées par l'insurrection, d'abord parce que celles-ci, étant toutes volontaires, se reformaient spontanément après la bataille, et ensuite parce que chaque armée ne représentait qu'elle-même, car il y avait en Espagne autant d'armées que de provinces.

L'incrédulité avec laquelle Napoléon niait la force et le sérieux de cette révolte, tenait à des illusions d'un autre genre ou plutôt à la constitution même de son esprit. Cette âme toute de calcul ne pouvait concevoir ce fanatisme sauvage et désintéressé, cet accès de folie héroïque qui s'était emparé de toute une nation. Il y avait là un phénomène moral qui était au-dessus de sa compréhension. Que de malheureux conscrits, recrutés à grands renforts de gendarmerie, se fissent tuer pour un galon, pour une croix, pour un grade, pour cette fausse monnaie de la gloire, cela lui paraissait non-seulement une chose toute simple, mais un fait normal comme le cours des saisons ; mais que de pauvres paysans, que des bourgeois inoffensifs, sans y être forcés et sans être payés pour cela, se fissent tuer pour leur patrie, pour la liberté, cette vieille blague, comme disait la soldatesque impériale, il y avait là quelque chose qui passait son imagination ; on lui faisait un conte à dormir debout t Et cependant il avait vu le mouvement de 92, mais c'était là de l'antiquité la plus reculée, et l'Espagne était si peu révolutionnaire ! Ce n'était pas une moindre méprise que de se figurer qu'en tenant Madrid on tenait tout. Lorsqu'on avait pris Berlin, on était maitre de la Prusse ; lorsqu'on avait pris Vienne, on était maitre de l'Autriche ; cela était à peu près vrai. Mais lorsqu'on avait pris Madrid, on était tout au juste maitre de la superficie qu'occupait la capitale. En Espagne, grâce à la forte et résistante constitution provinciale de ce pays, le centre était partout et il n'était nulle part. Il n'y fallait donc pas penser aux grands coups de théâtre frappés sur un point unique, car ce point ne s'y trouvait pas ; et l'armée de la Cuesta n'était pas plus la tête de l'insurrection que Madrid n'était le cœur du pays. Toute cette fantasmagorie des grands effets militaires était ici en défaut, sans application possible ; on ne soumettait définitivement que ceux qu'on tuait, et, comme l'écrivait Joseph un mois plus tard, « il eût fallu cent mille échafauds en permanence pour maintenir le prince condamné à régner sur les Espagnols[4]. »

Quelle que soit la puissance du préjugé établi en faveur de la merveilleuse pénétration du génie de Napoléon, on est forcé de convenir que ces caractères si frappants de l'insurrection espagnole lui échappèrent totalement, et cela malgré les faits, malgré les renseignements les plus positifs et les plus clairs. Il ne commença à ouvrir les yeux qu'après que son armée eut été rejetée sur l'Ebre. Joseph était entré en Espagne le 9 juillet. A dater de ce moment l'Empereur reçoit jour par jour, et d'un témoin qui certes n'avait pas intérêt à déguiser la vérité, les avis les plus sages et les plus pressants. Dès son premier pas sur le territoire espagnol, le pauvre Joseph s'aperçoit qu'il n'a personne pour lui. A l'aspect des villages abandonnés, des physionomies farouches qu'il entrevoit sur son passage, à la froideur avec laquelle sont reçues ses avances, à l'embarras croissant de ceux qui ont, embrassé sa cause et qui déjà en sont aux regrets, à son propre isolement, enfin, il reconnaît la haine profonde, universelle, dont la domination française est l'objet, en même temps que l'insuffisance de notre armée pour soumettre douze millions d'hommes révoltés : « Personne n'a dit jusqu'ici toute la vérité, écrit-il à Napoléon le 12 juillet. Le fait est qu'il n'y a pas un Espagnol qui se montre pour moi, excepté le petit nombre de personnes qui ont assisté à la junte et qui voyagent avec moi. Les autres, arrivés ici, se sont cachés, épouvantés par l'opinion unanime de leurs compatriotes. » Et il conclut en demandant « beaucoup de troupes et d'argent. »

A côté de cette découverte, Joseph en fait une autre qui n'est pas moins pénible pour son amour-propre, c'est que les généraux et Savary lui-même ne tiennent pas plus compte de sa royauté que si elle n'existait pas, et tout en lui rendant hommage pour la forme continuent à obéir à l'empereur seul. Il réclame très-vivement auprès de son frère ; il prétend avec raison avoir la réalité du pouvoir, puisqu'il en a les corvées. Cette fois, par exception, l'Empereur, mécontent de Savary qui a outrepassé ses instructions en envoyant des renforts à Dupont, fait mine de désavouer son lieutenant. Il parle de Savary avec le plus parfait dédain, blâme son incapacité. C'est, dit-il, un homme d'exécution, bon pour des opérations secondaires, mais qui n'a ni assez d'expérience, ni assez de calcul pour diriger une si grande machine. Mais cette satisfaction en paroles est tout ce que Joseph peut obtenir. Tant que Napoléon vivra, il n'y aura en Espagne d'autre pouvoir que le sien. Joseph nourrit comme Murat la chimère de s'attacher ses nouveaux sujets par la douceur et l'affabilité de ses procédés, il veut choisir pour ministres des hommes estimés ; il veut mettre fin aux habitudes de pillage qui déshonorent l'armée française ; il veut écarter des affaires un homme comme Savary, qui, selon son expression, a rempli des fonctions pénibles. Ses représentations sont reçues avec une dédaigneuse pitié comme les plaintes d'un enfant malade ou les visions d'une tête affaiblie.

Mais voici que la face des choses va changer ; du moins on le prédit avec assurance à Bayonne. Bessières peut enfin livrer à la Cuesta et à Blake cette bataille tant attendue qui doit décider des destinées de l'Espagne. Ces deux généraux avaient sous leurs ordres une armée d'environ vingt-cinq mille hommes recrutés dans la Galice, la Castille-Vieille et les Asturies ; mais ils étaient divisés par des sentiments de rivalité qui nuisaient à l'unité du commandement, et leurs troupes, quoique animées du meilleur esprit, n'étaient guère plus expérimentées qu'au début de la campagne. Bessières n'avait à leur opposer que des forces inférieures de près de moitié, mais la composition de son armée, formée tout entière de troupes excellentes, lui donnait contre eux un grand avantage. De Burgos où se trouvait son quartier général, il se porta rapidement au-devant des insurgés. Il les rencontra, le 14 juillet, près de Medina de Rio Seco, entre Valladolid et Benavente. Abordée avec impétuosité, cette masse lourdement et gauchement rangée sur deux lignes qui ne se prêtaient l'une à l'autre aucun secours, resta comme pétrifiée de surprise en présence de la rapidité de nos manœuvres. Bessières concentra d'abord tous ses efforts contre le corps de Blake qui ne tarda pas à se débander. Ce fut seulement lorsqu'il fut en fuite que les troupes régulières de la Cuesta intervinrent pour rétablir le combat. Dans leur premier élan elles renversent tout ce qui leur est opposé et s'emparent d'une de nos batteries ; mais toutes les forces de Bessières sont maintenant tournées contre la réserve espagnole. Chargée par notre cavalerie, elle perd promptement ses avantages et bientôt elle plie à son tour. Alors toute notre ligne s'avance en même temps sur les insurgés dont la retraite se change en une effroyable déroute. C'est le moment de faire ce que Napoléon appelle un exemple et la cavalerie du général Lasalle est chargée de l'exécution. Elle s'élance dans toutes les directions à la poursuite de ces vingt-cinq mille fugitifs affolés d'épouvante. Elle en massacre quatre ou cinq mille qui restent sur le champ de bataille. Nous n'avions perdu de notre côté que soixante-dix morts et trois cents blessés. La ville de Medina de Rio Seco est aussitôt envahie et mise au pillage.

L'exemple était aussi complet que si Napoléon lui-même avait présidé à l'exécution. Aussi considère-t-il cette victoire comme un événement capital et décisif ; à ses yeux la révolte est désormais frappée au cœur : « Cet événement, écrit-il à Joseph, est le plus important de la guerre d'Espagne et donne une couleur décidée à toutes les affaires[5]. » Il adresse à Bessières des félicitations démesurées, lui qui en est d'ordinaire si peu prodigue : « Jamais bataille, lui écrit-il, ne fut gagnée dans des circonstances plus importantes ; elle décide les affaires d'Espagne[6]. Joseph ne demande qu'à se laisser persuader, mais en dépit de ces pronostics rassurants, il est forcé de reconnaître que tout n'est pas fini comme il voudrait le croire. Il a fait son entrée à Burgos sous l'impression de cette victoire terrifiante, et loin d'y trouver les esprits abattus par le revers de Rio-Seco, il y a lu sur tous les visages la même expression de haine et de défi qui l'a frappé en pénétrant en Espagne : cc La peur ne me fait pas voir double, écrit-il à son frère.... Depuis que je suis en Espagne, je me dis tous les jours : ma vie est peu de chose et je vous l'abandonne.... Je ne suis point épouvanté de ma situation, mais elle est unique dans l'histoire : je n'ai pas ici un seul partisan[7]. »

Savary, plus enfoncé que Joseph au centre de l'Espagne, est encore plus épouvanté que lui de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, et des nouvelles alarmantes qu'il reçoit de l'Andalousie. Dans son trouble il a pris sur lui d'ordonner une concentration générale sur Madrid, et d'écrire à Bayonne que tout est encore à faire en Espagne. Napoléon lui fait aussitôt intimer par Berthier l'ordre de contremander ce mouvement rétrograde qui exécuté à temps eût, sauvé le corps de Dupont, et il inflige un blâme formel à l'appréciation si sensée de Savary : « L'Empereur trouve, écrit Berthier, que vous avez tort de dire qu'il n'a rien été fait depuis six semaines.... Tous les hommes sensés en Espagne ont changé le fond de leur opinion et voient _avec la plus grande peine l'insurrection. Les affaires sont dans la situation la plus prospère depuis la bataille de Rio-Seco[8]. » En conséquence de cette opinion, Napoléon veut qu'on reprenne l'offensive sur tous les points ; il consent enfin, mais le 18 juillet seulement, à ce qu'on envoie à Dupont la division Gobert. Savary l'avait fait partir depuis plusieurs jours déjà mais ce secours même ne devait pas nous préserver de Baylen. Napoléon n'avait jamais été plus tranquille et plus confiant dans le succès de son entreprise. Le 21 juillet il juge le moment venu de quitter Bayonne pour faire un voyage dans les provinces du midi de la France, et avant de partir il dicte une longue note dans laquelle il examine à fond toutes les éventualités de notre situation militaire en indiquant à chaque général la conduite qu'il doit tenir. Il étudie particulièrement la position de Dupont, « sur lequel, dit-il, doivent se tourner toutes les sollicitudes. » Il le loue de « s'être maintenu au-delà des montagnes dans les bassins de l'Andalousie, » ce qui achève de démontrer qu'il approuvait sa halte à Andujar ; il lui prescrit de reprendre l'offensive avec ses vingt-cinq mille hommes, car, ajoute-t-il, « il n'y a pas de doute que même avec vingt mille hommes le général Dupont ne culbute tout cela devant lui » ; puis après avoir prescrit à Moncey de réoccuper San-Clemente et de continuer à menacer Valence, à Verdier de presser Saragosse, à Reille de faire jonction avec Duhesme en Catalogne, il résume ainsi la situation :

« Il n'y a rien à craindre du côté du maréchal Bessières, ni dans le nord de la Castille ni dans le royaume de Léon ; il n'y a rien à craindre en Aragon, Saragosse tombera un jour plus tôt un jour plus tard ; il n'y a rien à craindre en Catalogne ; il n'y a rien à craindre pour les communications de Burgos à Bayonne.... Le seul point qui menace, c'est du côté du général Dupont ; mais avec vingt-cinq mille hommes, il a beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir de grands résultats.... A la rigueur avec vingt et un mille hommes seulement il aura pour lui plus de quatre-vingts chances sur cent[9]. »

Cette note était dictée à Bayonne le 21 juillet 1808, et ce jour-là même Dupont, vaincu et cerné à Baylen, signait la capitulation en vertu de laquelle tout son corps d'armée était prisonnier de guerre. Il nous faut reprendre les choses d'un peu plus haut pour bien faire comprendre les causes de ce mémorable désastre.

Retranché à Andujar depuis le 18 juin, après son évacuation de Cordoue, Dupont occupait sur le Guadalquivir des positions peu sûres. Presqu'à sec en été, ce fleuve était guéable sur plusieurs points et ne lui offrait qu'une ligne de défense en quelque sorte idéale. Le front de son armée était donc presque à découvert ; ses derrières n'étaient pas mieux protégés. La position d'Andujar était censée fermer l'entrée de ce long défilé de la Sierra-Morena qui s'étend de Baylen à Valdepefias en passant par Guarraman, la Caroline, Sainte-Hélène et Despeña-Perros ; mais elle ne remplissait pas du tout ce but, car il existait indépendamment de la grande route qui traversait ces localités, trois ou quatre autres petits chemins praticables pour l'infanterie et qui partant de Mengibar, de Linarès, de Baëza et d'Ubeda, allaient aboutir non-seulement à Baylen, mais à la Caroline et même à Despeña-Perros, c'est-à-dire sur les points les plus essentiels de nos communications avec Madrid. Si l'on voulait garder efficacement ce passage de la Sierra-Morena, il eût fallu rétrograder jusqu'à la Caroline qui en est la clef, car la position même de Baylen pouvait être tournée facilement. Tout étant préférable à la défensive dans de mauvaises positions, il eût encore mieux valu pour Dupont qu'il pût attaquer en choisissant son heure, surtout lorsqu'il eut reçu le renfort de six mille hommes que lui amena Vedel à la fin de juin ; mais il avait l'ordre précis de tenir à Andujar. Savary, qui avait des dangers de Dupont une idée plus juste que Napoléon lui-même, voulait le rappeler en deçà des montagnes lorsqu'il conçut son plan si vivement critiqué par l'Empereur de tout rapprocher de Madrid[10] ; mais l'extrême mécontentement que celui-ci témoignait de tout mouvement rétrograde lui fit ajourner ce projet, et il ne se décida à l'exécuter que lorsqu'il était trop tard.

Telle était la situation de Dupont dans les premiers jours de juillet 1808. Chargé de défendre des positions sans aucune force, dans un pays malsain et fiévreux, avec dix-huit mille soldats pour la plupart très-jeunes et fort peu aguerris, que la rareté des vivres le forçait de mettre à la demi-ration, il avait à combattre l'armée la plus solide et la plus nombreuse qui fût alors en Espagne. Les troupes de toute nature auxquelles commandait Castaños, après la fusion des insurgés de Grenade avec ceux de Séville, de Jaën et de Cadix, ne s'élevaient pas à moins de trente-cinq mille hommes, dont plus de la moitié se composait de troupes régulières. Dupont reçut, il est vrai, le 7 juillet un nouveau renfort de quatre ou cinq mille hommes que lui amenait le général Gobert ; mais ce secours fut loin de rétablir la balance. Pour garder ses communications, toujours menacées par les guérillas, Dupont était obligé de disséminer ses troupes d'Andujar au-delà de la Caroline et de les tenir sans cesse en mouvement. La tâche impossible qu'il avait à remplir pouvait se résumer ainsi : avec une force totale de vingt-deux mille hommes il avait à surveiller et à défendre sur son front la ligne du Guadalquivir d'Andujar à Ubeda, de quinze lieues d'étendue ; sur ses derrières, il avait à garder un défilé de vingt lieues de longueur.

Le 15 juillet, après quelques tâtonnements, Castaños commença ses opérations. Deux de ses lieutenants, Reding et le marquis de Coupigny, l'un Suisse, l'autre émigré français, prirent position sur le Guadalquivir, le premier à Mengibar, le second à Villanueva, tous deux menaçant de tourner Andujar par Baylen, pendant que Castaños lui-même, posté à Arjonilla, menaçait de front le camp de Dupont. Ce général avait prévu l'attaque. Il avait placé à Baylen la division Vedel ; devant Mengibar, le général Liger-Belair avec quelques troupes. A Andujar, l'action se borna à une canonnade entre Castaños et Dupont ; â Mengibar, Liger-Belair, refoulé par Reding, fut secouru à temps par Vedel, qui arriva à la hâte de Baylen et rejeta Reding au-delà du Guadalquivir. Jusque-là tout allait bien. Il était toutefois dès lors évident que l'ennemi, grâce à sa supériorité numérique, pouvait multiplier ses démonstrations sur plus de points que nous ne pouvions en surveiller à la fois ; pour en garder un nous étions forcés d'en dégarnir un autre non moins essentiel à notre sûreté, et il devait résulter de ces allées et venues une sorte de chassé-croisé extrêmement dangereux pour nous.

Dupont, prévoyant que cette attaque allait recommencer et quelque peu alarmé de la quantité de troupes que Castaños avait déployée dans la journée du 15, expédia à Vedel l'ordre de lui envoyer « un bataillon, et, dans le cas où il aurait peu d'ennemis devant lui, une brigade. » Le lendemain 16, son lieutenant trop zélé, ayant entendu la canonnade se renouveler du côté d'Andujar, y accourut, non pas avec une brigade, mais avec sa division tout entière, ne laissant à Mengibar que le détachement de Liger-Belair. Cette faute fut immédiatement expiée. Aussitôt Vedel parti, Reding se présente de nouveau à Mengibar, force le passage du Guadalquivir et chasse devant lui Liger-Belair, qui se retire dans la direction de Baylen. Cette position était occupée par le général Gobert, qui s'y était porté la veille de la Caroline. Il accourt au bruit du canon pour soutenir Liger-Belair, mais il est frappé à mort, et le général Dufour, qui prend le commandement, est repoussé sur Baylen. Le passage si important de Mengibar est en la possession des Espagnols.

Dupont, qui avait d'abord approuvé le mouvement de Vedel, reconnut toute la gravité de la faute commise en apprenant la mort de Gobert et la défaite de sa division. Dès le 16 au soir il ordonne à Vedel « de se porter rapidement sur Baylen, de s'y réunir au corps de Dufour, et alors de rejeter l'ennemi sur Mengibar au-delà du fleuve. » Le 17 au matin il confirme cet ordre en lui recommandant en outre de veiller sur Baêza et la Caroline, points si essentiels à nos communications. Vedel était déjà arrivé à Baylen ; mais, à sa grande surprise, il n'y avait trouvé personne. Égaré par de faux rapports dont il lui était à peu près impossible de contrôler la vérité, car nous n'avions pas un seul espion en Espagne, même à prix d'or, Dufour était parti à minuit pour aller chercher l'ennemi dans la direction de la Caroline, ail Reding avait pu se porter en effet sans passer par Baylen, ayant à son choix deux chemins de traverse qui y aboutissaient, l'un par Linarès, l'autre par Vilchès. Vedel, trompé comme Dufour et pénétré avant tout de l'importance de maintenir nos communications et de soutenir son collègue, marcha comme lui sur la Caroline en négligeant de faire sur Mengibar une reconnaissance pendant laquelle on aurait eu le temps d'écraser Dufour, et Dupont, trompé à son tour, l'en approuva entièrement. Ainsi s'enchaînaient l'une à l'autre des erreurs qu'on peut dire inévitables, étant donnée cette situation compliquée, car à défaut de ces méprises on en aurait commis d'autres tout aussi graves. Vedel rejoignit Dufour à Guarraman. Là les bruits de la marche de Reding sur la Caroline se trouvant confirmés, les deux généraux s'enfoncent de plus en plus dans les défilés de la Sierra-Morena et laissent inoccupés derrière eux deux postes d'une importance capitale, Baylen et Mengibar, qu'ils croient à l'abri de toute attaque, puisqu'ils supposent l'ennemi engagé dans la Sierra (17 juillet).

Reding, qu'on allait chercher si loin, n'avait pas quitté les environs de Mengibar. Il avait profité de l'apparition de quelques guérillas dans la Sierra pour faire accréditer des bruits qui avaient pour effet de disperser ses adversaires. Aussitôt qu'il s'aperçut de leur absence, il occupa fortement Baylen de concert avec la division de Coupigny, et coupa ainsi au corps de Dupont sa retraite naturelle. Il effectua ce mouvement dans la journée du 18 juillet avec environ dix-huit mille hommes. Il courait à la vérité le risque d'être placé lui-même entre deux feux dans le cas d'un prompt retour de Vedel, mais à toute éventualité il avait sa retraite assurée sur Mengibar ; et il possédait d'ailleurs, en combinant ses mouvements avec Castaños, toujours posté devant Andujar, une telle supériorité de forces sur Dupont, qu'il pensait non sans raison avoir le temps de l'écraser avant toute diversion. Dupont apprit avec stupeur dans la journée même du 18 juillet la présence d'un corps ennemi à Baylen, sans en connaître toute la force. Il résolut d'évacuer sur-le-champ Andujar, afin de dégager Baylen et de se remettre en communication avec ses lieutenants.

La nuit venue, Dupont décampe furtivement et réussit, grâce à d'habiles précautions, à tromper la vigilance de Castaños, qui reste devant Andujar. Dupont avait encore environ onze mille hommes, composés de la division Barbou, de la cavalerie Frésia, des marins de la garde, des gardes de Paris et d'un régiment suisse. Forcé de se tenir en garde de deux côtés à la fois, embarrassé d'une file interminable de sept à huit cents voitures qui emportent ses malades et ses bagages, il place ses équipages au centre et divise ses troupes en deux corps, dont le plus faible est posté en tête, parce qu'il croit Reding moins redoutable que Castaños. Une distance d'une lieue au moins sépare ces deux groupes de combattants, qui, s'ils avaient été réunis pour le premier choc, auraient peut-être forcé le passage. Le 19, vers trois heures du matin, notre tête de colonne vient heurter sur le Rumblar torrent qui coule un peu en avant de Baylen, les avant-postes de Reding, qui s'apprêtait de son côté à marcher sur Andujar. L'action s'engage à quatre heures, mais avec deux brigades seulement de notre côté, force à peine suffisante pour la défensive. Le reste de nos troupes, rappelé en toute hâte de la queue à la tête, ne se présente au combat que successivement, ce qui ôte à ses efforts l'ensemble et la puissance nécessaires pour faire une trouée dans les masses ennemies. Nos soldats attaquent avec une valeur brillante, ils refoulent à plusieurs reprises la première ligne espagnole ; mais ils ne réussissent pas à entamer la seconde, et l'artillerie de Reding très-supérieure à la nôtre, démonte en peu d'instants nos batteries.

Vers dix heures du matin les Espagnols débordaient de tous côtés nos positions. Des charges de cavalerie, vigoureusement exécutées par les dragons du général Frésia et les chasseurs du général Dupré, les rejettent en désordre sur leur corps d'armée, mais elles ne nous rendent pas l'avantage. La réserve espagnole reste inébranlable. Cependant la lutte se ralentit. Nos soldats, épuisés par une marche de sept lieues et par des chaleurs intolérables, dévorés d'une soif horrible dans ce désert sans eau, se laissent aller au découragement. On se bat pour l'occupation d'une citerne, pour quelques gouttes d'eau qui sont restées dans le lit desséché du torrent. Dupont, désespéré, tente vers midi un dernier effort qui échoue comme les autres devant l'impénétrable barrière que lui oppose l'armée de Reding. Quinze cents hommes sont hors de combat, parmi lesquels un grand nombre d'officiers ; Dupont lui-même est blessé. Les hauteurs se couronnent de paysans armés qui nous fusillent à l'abri des rochers et des bois ; les soldats suisses, mécontents de combattre contre leurs compatriotes qui se trouvent dans les rangs espagnols, désertent. Bientôt le canon retentit sur nos derrières. C'est l'armée de Castaños qui accourt, sous la conduite de la Perla, pour prendre part au combat et qui nous ferme toute issue. Comment résister à cette nouvelle armée, n'ayant pu vaincre la première ? C'est le dernier coup. Il était alors deux heures de l'après-midi. Dupont demande une suspension d'armes à Reding, qui la lui accorde. Quant à la capitulation qu'il réclame en même temps, afin d'obtenir son libre passage sur Madrid, elle est renvoyée à Castaños, qui la lui refuse et exige que son corps d'armée se rende à discrétion.

Pendant ces pourparlers, qui durèrent toute la soirée du 19 et une partie de la matinée du 20, le général Vedel, de retour de la Caroline, où il n'avait trouvé personne à combattre, était venu, après avoir perdu beaucoup de temps, prendre position sur les derrières de l'armée de Reding. Arrivé à Baylen après la bataille, vers les cinq heures de l'après-midi, il avait aussitôt attaqué les Espagnols, qui se reposaient sur la foi de l'armistice ; il leur avait enlevé mille prisonniers et plusieurs canons. Mais un ordre de Dupont vint mettre bientôt fin à ce combat, en faisant connaître à Vedel les négociations engagées avec les Espagnols. Le refus de Castaños offrait à Dupont une occasion de recommencer la lutte dans la journée du 20 juillet avec le concours de la division Vedel. Si sa position entre Castaños et Reding était des plus critiques, celle de Reding entre Dupont et Vedel n'était guère moins défavorable. Un coup d'audace exécuté avec cette énergie dont Dupont lui-même avait donné l'exemple à Albeck, à Halle, à Friedland et dans tant d'autres rencontres, lui aurait très-probablement ouvert un passage, au prix, il est vrai, d'un grand sacrifice. Mais ses soldats étaient absolument démoralisés, vaincus par la fatigue et les privations de toute sorte qu'ils enduraient depuis l'avant-veille. Dupont lui-même était abattu, et ce qui le démontre c'est qu'au lieu de prendre sur lui l'initiative d'une résolution hardie, il assembla un conseil de guerre, auquel, selon les termes mêmes de la délibération, « il demanda son avis sur la situation du corps d'armée. » Les résolutions héroïques sont rarement collectives ; or une inspiration de ce genre pouvait seule le sauver. Dupont était capable d'éprouver une de ces illuminations soudaines, il l'avait prouvé en mainte occasion ; mais il était de ces militaires dont le ressort est plutôt dans l'imagination que dans le caractère, et dont l'âme est par conséquent sujette à passer facilement d'un extrême à l'autre. Dupont était homme de plaisir et de fantaisie ; causeur aimable et recherché, il avait des goûts littéraires ; il avait concouru, étant déjà général, pour des prix de poésie. Ses écrits attestent un penchant prononcé pour l'emphase et la déclamation ; même dans les récits de guerre, ils n'ont rien de la rigueur et de la précision des écrits militaires. Enfin il n'avait jamais éprouvé de revers, et il était de ceux qui n'ont toute leur valeur que dans le succès ; il n'avait jamais commandé en chef, et, pour la première fois qu'il était livré à lui-même, il se trouvait dans une position hérissée de difficultés à peu près insurmontables.

Ainsi qu'il était facile de le prévoir, le conseil fut d'avis que toute résistance était impossible. Les négociations furent donc reprises avec Castaños par l'intermédiaire du général Chabert, du général Marescot, qui se trouvait de passage à l'armée de Dupont sans en faire partie, et de l'écuyer de l'empereur, Villoutreys, qui avait déjà négocié l'armistice. Castaños était sur le point de consentir au retour de nos troupes sur Madrid, lorsqu'un malheureux hasard fit tomber dans ses mains une dépêche dans laquelle Savary, de plus en plus convaincu de la nécessité de concentrer l'armée autour de la capitale, prescrivait à Dupont d'exécuter précisément cette marche. Castaños revint alors à ses premières exigences ; il demanda que les divisions cernées se rendissent à discrétion. Sur les réclamations des négociateurs français, il consentit à accorder à Dupont le retour par mer, mais à condition que les divisions Vedel et Dufour seraient comprises dans la capitulation. Nos négociateurs eurent la faiblesse d'accepter cette condition, dans l'espoir bien chimérique de sauver les deux divisions en péril, en compromettant les deux autres qui avaient le chemin libre. Ils rédigèrent en conséquence une capitulation en vertu de laquelle le corps entier de Dupont devait, après avoir déposé les armes, être dirigé vers la mer par San Lucar et Rota, pour être ensuite embarqué et transporté en France. L'article 11 stipulait soigneusement la conservation des bagages des officiers supérieurs, « qui ne devaient être soumis à aucun examen, » et l'article 15 stipulait que les généraux « prendraient les mesures nécessaires pour retrouver et restituer les vases sacrés qu'on pouvait avoir enlevés en diverses rencontres et particulièrement à la prise de Cordoue. »

Lorsque l'acte où se trouvaient inscrites ces stipulations déshonorantes fut porté à Dupont, le 21 juillet au matin, Vedel avait disparu depuis plusieurs heures, ne laissant devant les avant-postes ennemis qu'un simple rideau de troupes. Ce général se trouvait maintenant hors de toute atteinte avec ses deux divisions ; la capitulation, qui, par une insoutenable fiction, le constituait prisonnier alors qu'il était libre, n'était pas encore signée. Le devoir de Dupont était clair et inexorable ; il ne devait la ratifier à aucun prix. Les Espagnols, furieux de voir Vedel leur échapper, menaçaient Dupont de passer son armée au fil de l'épée ; il devait en courir la chance et leur laisser la responsabilité d'un crime injustifiable. Il faiblit devant leurs menaces et envoya à Vedel l'ordre de revenir sur ses pas. Tout au moins aurait-il pu lui faire donner par l'officier porteur de cet ordre le conseil verbal de désobéir ; il ne le fit pas. Vedel, qui était déjà à Sainte-Hélène, cédant à contre-cœur, d'après l'avis presque unanime de ses officiers, ramena ses troupes sur Baylen, où elles partagèrent la triste fortune du corps de Dupont et plus de vingt mille soldats de cette grande armée si orgueilleuse tombèrent d'un seul coup au pouvoir de l'ennemi qu'ils dédaignaient le plus[11].

La capitulation fut presque aussitôt violée que conclue. La junte de Séville refusa de la ratifier, et les troupes de Dupont, en butte à d'affreux traitements, restèrent prisonnières de guerre jusqu'en 1814, à l'exception des officiers supérieurs, qui furent renvoyés en France. Dupont s'étant plaint avec amertume de ce manque de foi, le gouverneur de l'Andalousie, Thomas de Morla, lui répondit par d'injurieuses récriminations « Votre Excellence, lui écrivait-il à la date du 10 août, m'oblige à lui exprimer des vérités qui doivent lui être amères. Quel droit a-t-elle de réclamer l'exécution d'un traité conclu en faveur d'une armée qui est entrée en Espagne sous le voile de l'alliance et de l'amitié. qui a emprisonné notre roi et sa famille, saccagé ses palais, assassiné et volé ses sujets, ravagé ses campagnes, usurpé sa couronne ? Si Votre Excellence ne veut pas s'attirer de plus en plus la juste indignation des peuples, que je travaille à apaiser, qu'elle cherche par sa conduite à affaiblir la sensation des horreurs qu'elle a commises à Cordoue.... Quel stimulant pour la populace de savoir qu'un seul de vos soldats était porteur de deux mille cent quatre-vingts livres tournois ! »

A ces récriminations il y avait peu de chose à répondre, si ce n'est que le crime des uns n'autorisait pas le crime des autres. Ainsi fut perdue tout entière et en un jour cette armée d'Andalousie, comme si elle avait été engloutie par quelque convulsion de la nature. Les incidents qui amenèrent sa ruine avaient été à la fois si multiples et si compliqués que tous les chefs purent avec vraisemblance s'en renvoyer la responsabilité, sans remarquer que la cause déterminante de la catastrophe était tout entière dans la volonté aveugle qui leur faisait une loi de se défendre dans une position intenable. Tous avaient commis des erreurs et quelques-uns des fautes, mais ils étaient placés dans une situation où il était impossible de n'en pas commettre, et ils avaient péché le plus souvent par excès de zèle. Dupont avait eu tort de rester à Andujar contre sa conviction ; chargé de la responsabilité d'un commandement en chef, il aurait dû désobéir, comme Moncey, et rétrograder soit jusqu'à la Caroline, soit même, s'il ne pouvait s'y nourrir, au-delà de la Sierra-Morena ; il avait eu tort de ne pas sacrifier au moins une partie de ses bagages, tort de ne pas engager le combat avec toutes ses forces réunies. Dans les négociations enfin il avait commis un acte de faiblesse déplorable en permettant que les divisions Vedel et Dufour fussent comprises dans la capitulation. Vedel, en marchant sur Andujar avec sa division tout entière lorsqu'on ne lui demandait qu'une brigade, en perdant un temps précieux dans son retour de la Caroline à Baylen, n'avait guère été moins répréhensible ; Dufour enfin, en négligeant de faire une reconnaissance sur Mengibar avant d'aller chercher Reding à la Caroline, avait commis une méprise des plus funestes[12] ; mais le grand coupable c'était celui qui les avait jetés dans cette affreuse impasse en soulevant contre eux l'exécration des peuples, c'était le capitaine infatué qui croyait pouvoir diriger de Bayonne à cinq ou six journées de distance, des opérations qui exigeaient des résolutions de chaque instant. Napoléon seul fut le véritable auteur du désastre de Baylen en empêchant l'armée d'Andalousie de repasser la Sierra-Morena, comme Dupont et Savary le demandaient. Si Savary lui avait obéi jusqu'au bout, la perte de Dupont aurait été encore plus prompte qu'elle ne le fut, car il n'aurait reçu le renfort de la division Gobert qu'après le 20 juillet. Tous ces généraux si cruellement trahis par le sort des armes n'avaient été en somme que malheureux ; ils s'étaient battus bravement, ils avaient de glorieux états de services ; et ce serait faire à leur mémoire un étrange procès que de les blâmer de ne s'être pas fait tuer jusqu'au dernier plutôt que de subir les conditions de Cas-tai-los. Un homme osa leur reprocher de n'avoir pas su mourir. Mais lui-même combien de fois ne reçut-il pas du destin cette sommation d'avoir à choisir entre la mort et la défaite ? A la Bérézina, à Leipsick, à Fontainebleau, à Waterloo, et comment a-t-il répondu à cette mise en demeure ?

Cependant Napoléon poursuivait son voyage triomphal à travers les villes du midi par Tarbes, Agen, Toulouse, Bordeaux, toujours persuadé que selon son expression « il n'y avait plus rien à craindre en Espagne ». Joseph était arrivé à Madrid le 20 juillet avec des impressions bien différentes. Le Moniteur avait beau attester que son voyage en Espagne n'avait été qu'une longue ovation, que son entrée à Madrid avait eu lieu « aux acclamations d'un peuple immense[13] » ; son frère avait beau lui répéter dans toutes ses lettres : « Ayez courage et gaieté, ne doutez jamais d'un plein succès, » Joseph ne se rassurait pas. Il ne trouvait pas, disait-il, un sou dans les caisses publiques[14], tout le monde désertait autour de lui ; une implacable hostilité était dans tous les regards. Il sentait lui-même tout le premier que ces sentiments d'animosité n'étaient que trop motivés, et il s'indignait honnêtement des excès commis par nos troupes contre ses futurs sujets. Il avait déjà dénoncé à son frère les honteuses déprédations de certains de nos officiers qui avaient arraché les boucles d'argent des harnais de la cour pour se les approprier[15] ; il lui dénonce bientôt un commerce plus hideux encore, celui des objets du culte dérobés dans les églises et les couvents des villes mises au pillage : « Si Votre Majesté, écrit-il à Napoléon le 22 juillet, faisait écrire au général Caulaincourt qu'elle est informée du pillage froidement organisé dans les églises et les maisons do Cuenca, elle ferait beaucoup de bien. Je sais que le briocantage des vases sacrés fait à Madrid a fait beaucoup de mal ici. » Le surlendemain 24 juillet, il insiste sur cb point et sur les autres difficultés de sa situation ; il dénonce des généraux qui ont imité Caulaincourt ; il supplie son frère de rappeler les voleurs[16]. Il compare avec raison le mouvement espagnol à celui de la Révolution française. Si la France, dit-il, a pu mettre un million d'hommes sous les armes, pourquoi l'Espagne n'en mettrait-elle pas cinq cent mille ? « J'ai pour ennemis une nation d'habitants braves, exaspérés au dernier point. On parle publiquement de mon assassinat... on n'a eu aucun des ménagements qu'on devait avoir pour ce peuple. » Puis revenant sur une allégation de l'Empereur : « Non, sire, s'écrie-t-il, les honnêtes gens ne sont pas plus pour moi que les coquins. Vous êtes dans l'erreur ; votre gloire échouera en Espagne ! »

Ces représentations, ces doléances, cette prophétique épouvante si Profondément sentie, n'ont d'autre effet que d'irriter Napoléon ; il n'y voit que la défaillance d'un cœur timide et d'une imagination frappée. Il s'efforce à sa manière de relever cette âme abattue. Quoi qu'il arrive la soumission de l'Espagne est un fait accompli. Elle est déjà reconnue par l'Europe : « J'ai reçu ce matin des nouvelles de la Russie et des lettres de l'empereur. L'affaire d'Espagne était déjà là une affaire fort ancienne et tout y était arrangé ! » L'affaire d'Espagne arrangée en Russie ! il eût mieux valu pour nous qu'elle fût arrangée à Madrid. Napoléon avait en effet notifié à Alexandre par une lettre du 8 juillet les changements qu'il venait d'accomplir en Espagne : « Obligé, disait-il, de se mêler des affaires espagnoles, il avait été, par la pente irrésistible des événements, conduit à un système qui, en assurant le bonheur de l'Espagne, assurait la tranquillité de l'empire. Dans cette nouvelle situation l'Espagne devait être plus indépendante de Napoléon qu'elle ne l'avait jamais été[17]. » A ces explications si franches il joignait dans le but de discréditer l'insurrection espagnole une assertion qui a été le point de départ de toutes les fables qu'on a accumulées sur ce sujet : cc J'ai lieu, disait-il à Alexandre, d'être très-satisfait de toutes les personnes de rang, de fortune ou d'éducation. Les moines seuls, prévoyant la destruction des abus, et les agents de l'inquisition qui entrevoient la fin de leur existence, agitent le pays.

Les lettres de Joseph et la correspondance même de l'Empereur sont la réfutation la plus éclatante de ce mensonge éhonté. Le clergé était après les courtisans et les hauts fonctionnaires la classe qui se montrait la plus disposée à se rallier. Il fut entraîné dans le mouvement national et s'y comporta courageusement, mais il ne le créa pas. A différentes reprises Joseph et Napoléon lui-même se louent des sentiments de conciliation que montre le clergé : « L'officier de Bessières, écrit Napoléon le 25 juillet, quelques jours après sa lettre à Alexandre, a dit que les prêtres et même les moines désirent fort la tranquillité. Le témoignage de Joseph est encore plus décisif. Le 26 juillet il écrit à son frère : « J'ai réuni chez moi tous les chefs du clergé régulier et séculier, je leur ai parlé pendant une heure. Il me parait qu'ils sont partis dans de bonnes dispositions. » Le lendemain 27, analysant les sentiments de la population en général, il revient sur le même sujet : « Les grands et les riches, dit-il, les femmes surtout sont détestables. » Voilà pour ces « personnes de rang, d'éducation, de fortune » que Napoléon représentait comme très-satisfaisantes. Quant au clergé, voici ce que Joseph en dit : « Le clergé que j'ai vu hier, s'est bien conduit aujourd'hui. On me rapporte que beaucoup de prêtres ont inspiré de bons sentiments au peuple[18]. »

Napoléon ne répondit que le 31 juillet aux lamentations et aux lugubres prophéties de Joseph : « Mon frère, lui écrivit-il, le style de votre lettre du 24 ne me plaît point. Il ne s'agit point de mourir, mais de vivre, et d'être victorieux, et vous l'êtes et vous le serez. Je trouverai en Espagne les colonnes d'Hercule, mais non les limites de mon pouvoir. » Il énumérait ensuite les secours qu'il dirigeait sur l'Espagne, puis arrivant aux plaintes de Joseph relativement aux pillards et aux voleurs : « Caulaincourt, disait-il, a très-bien fait à Cuenca. La ville a été pillée, c'est le droit de la guerre puisqu'elle a été, prise les armes à la main.... Votre position peut être pénible comme roi, mais elle est brillante comme général. »

Le lendemain du jour où il écrivait ces paroles insolentes et cruelles qui étaient un défi jeté à la fois à la justice, au bon sens, à l'humanité et même à la fortune, il recevait la nouvelle que Dupont, loin de prendre l'offensive, allait opérer un mouvement rétrograde : « Dupont va être attaqué et obligé de faire sa retraite. Cela ne se peut concevoir ! » (1er août.) Cela était incompréhensible en effet avec les folles illusions qu'il s'était obstiné à garder jusqu'au bout malgré les avertissements de ses serviteurs, malgré les cris d'alarme de son frère, malgré l'évidence même des choses. Il ne connut la triste vérité que le 2 août. Son cœur de bronze ne s'émut pas un seul instant au récit des infortunes de ses compagnons d'armes ; son orgueil seul sentit le coup. Il lui fut impossible de ne pas en prévoir les principales conséquences, son prestige d'invincibilité détruit, l'Espagne perdue pour longtemps, peut-être pour toujours, l'espérance rendue à ses nombreux ennemis ; mais au lieu de s'en prendre à son propre aveuglement, il ne songea qu'à poursuivre, à flétrir, à frapper les victimes de son imprévoyance. Il mit à perdre Dupont tout l'acharnement qu'il avait déployé contre Villeneuve : « Lisez ces pièces, écrivait-il à Clarke le 3 août, et vous verrez si depuis que le monde existe il y a eu rien de si bête, de si inepte, de si lâche. Voilà donc justifiés les Mack, les Holenhohe, etc.... Je désire savoir quels tribunaux doivent juger ces généraux, et quelle peine les lois infligent à un pareil délit. » Ces lâches, écrivait-il un autre jour, porteront leur tête sur l'échafaud ! Au reste il y avait dans cette colère beaucoup d'affectation, et quelquefois il la jouait assez maladroitement, témoin cette phrase presque burlesque qu'il adressait à Davout : « Dupont a déshonoré nos armes, il a montré autant d'ineptie que de pusillanimité. Quand vous apprendrez cela un jour, les cheveux vous dresseront sur la tête. » (23 août.)

Le désastre de Baylen entraînait l'évacuation de Madrid qui se trouvait à découvert du côté du midi. Joseph quitta précipitamment cette capitale dans la journée du 29 juillet. Il y avait huit jours qu'il y était entré. La veille deux mille domestiques avaient en même temps déserté le palais comme un lieu pestiféré[19]. Les courtisans se conduisirent comme les domestiques. Pas un d'eux n'accompagna Joseph dans sa fuite. L'armée française se replia sur l'Èbre. Ses chefs ne jugèrent pas assez solide la ligne du Duero que recommandait Napoléon dans l'intérêt de l'armée de Portugal, alors aussi menacée que celle d'Espagne. Verdier dut lever le siège de Saragosse après un nouvel assaut qui fut aussi meurtrier et aussi infructueux que tous ceux qui l'avaient précédé. Joseph porta son quartier général à Miranda, où le maréchal Jourdan qu'il demandait depuis longtemps à Napoléon vint bientôt le rejoindre, et notre armée réunie sur l'Èbre étendit ses cantonnements de Bilbao à Tudela dans une forte position défensive qui lui permettait d'attendre des renforts et la présence annoncée de l'Empereur.

Le mois d'août ne s'acheva pas sans qu'un nouvel échec presque aussi désastreux que celui de Baylen eût terni la gloire des armes françaises. Depuis plus d'un mois on n'avait aucune nouvelle de l'armée de Portugal. Ce silence ne tenait pas seulement à l'insurrection espagnole qui avait interrompu toutes les communications entre la France et Lisbonne, mais aussi à la révolte des populations portugaises. Junot n'occupait plus que quatre ou cinq places fortes dans le Portugal, lorsque le ter août parut en vue de l'embouchure du Mondego la flotte qui portait l'armée anglaise. Elle était commandée par un jeune général qui s'était déjà illustré dans les Indes par la fermeté et la sagesse de sa conduite militaire, sir Arthur Wellesley, si connu plus tard sous le nom de Wellington. Envoyé pour soutenir le soulèvement espagnol, Arthur Wellesley s'était d'abord présenté devant la Corogne ; mais les insurgés de la Galice, même après leur défaite de Rio-Seco, avaient comme ceux de l'Andalousie voulu refuser tout renfort étranger ; ils n'avaient accepté de l'Angleterre que des secours d'argent et des munitions. Wellesley avait en conséquence choisi pour théâtre de ses opérations ce littoral étroit et escarpé du Portugal dont il allait bientôt faire un camp retranché inexpugnable contre lequel devait échouer toute la puissance de Napoléon.

Débarqué avec dix mille hommes, et quelques jours après, renforcé de quatre mille, Wellesley se hâta de prendre l'offensive avant l'arrivée de sir Hew Dalrymple, qui devait avoir le commandement de l'armée lorsqu'elle aurait complété son effectif. Junot comprit les dangers qu'il courait à se laisser assaillir par les Anglais dans une ville de trois cent mille âmes, toute prête à se révolter. Il forma le plan très-sage de se porter au-devant de l'armée ennemie et de la jeter à la mer avant l'arrivée de ses renforts. Mais pour exécuter un tel dessein, ce n'eût pas été trop de toutes ses forces réunies. Elles s'élevaient encore à vingt-neuf mille hommes ; Junot ne sut pas les concentrer à temps. Il s'obstina à garder la plupart des positions qu'il occupait encore ; il rappela Kellermann de Sétubal, mais il laissa des garnisons à Elvas, Santarem, Alméida, Peniche et Palmela, indépendamment de celle qui maintenait Lisbonne. Il exposa en outre à un péril des plus graves un détachement de cinq mille hommes qu'il avait chargé d'observer les Anglais, sous les ordres du général Delaborde. Attaqué par Wellesley, près de Roliça, dans une position trop avancée eu égard à ses forcés, Delaborde soutint le choc d'une armée trois fois plus nombreuse que la sienne et défendit le terrain pied à pied avec la plus brillante intrépidité ; mais il ne lui fallut pas moins se dérober par une prompte retraite, après avoir perdu près de cinq cents hommes, et la campagne s'ouvrit par un échec, ce qui produit toujours un effet fâcheux sur le soldat (15 août)[20].

A la suite de ce combat, Wellesley s'avança jusqu'à Vimeiro, où il fut rejoint par deux nouvelles brigades qui portèrent son corps d'armée à environ dix-huit mille hommes. Junot était enfin parvenu à rallier ses principaux corps ; ses troupes s'élevaient à un peu plus de treize mille hommes[21]. Il s'était avancé, de son côté, jusqu'à Torrès Vedras, en face des positions anglaises. Le moment était venu pour Junot de « jeter les Anglais à la mer, » selon le programme tant de fois tracé par Napoléon. Ils semblaient avoir voulu lui rendre cette besogne plus facile en campant sur les hauteurs de Vimeiro, adossés à des abîmes qui surplombaient l'Atlantique. Wellesley n'avait pas choisi cette position. Son plan, beaucoup mieux conçu, consistait à filer tout droit le long de la mer, de façon à tourner l'armée de Junot en venant se placer entre elle et Lisbonne, dans les environs de Alafra ; mais un ordre de son supérieur Burrard, le second du général Dalrymple, alors sur le point de débarquer, l'avait forcé à attendre à Vimeiro l'arrivée d'un nouveau corps de dix mille hommes que devait amener le général Moore. Heureusement pour lui, le même motif poussa Junot à l'attaquer sur-le-champ.

Le 21 août, de grand matin, Junot commença son mouvement, et vers sept heures du matin, il attaquait les positions de Wellesley. Le général Delahorde, soutenu par les généraux Loison et Thomière, s'élança impétueusement à l'assaut des hauteurs de Vimeiro, sur la droite de l'armée anglaise, qui paraissait relativement dégarnie. Les Anglais n'avaient presque pas de cavalerie, mais leur infanterie était solide et résistante. Le feu bien dirigé de leurs nombreuses batteries arrêta court les assaillants et bientôt les rejeta en désordre sur les pentes qu’ils avaient gravies. Notre attaque contre leur gauche était secondaire, et par ce motif même faiblement soutenue, avait été moins heureuse encore, et les deux généraux de brigade qui la dirigeaient avaient été mis hors de combat. Junot lança alors sa réserve composée de soldats d'élite et commandée par Kellermann, en la faisant soutenir par son artillerie que conduit le colonel Foy. Les grenadiers de Kellermann franchissent les pentes en courant, et bientôt ils couronnent les hauteurs de Vimeiro ; mais là ils sont reçus par des décharges meurtrières qui les font reculer, notre artillerie est démontée avant d'avoir pu prendre position et son colonel tombe grièvement blessé ; enfin, notre cavalerie rendue inutile par les montuosités du terrain, se borne à protéger la retraite de nos bataillons à mesure qu'ils sont repoussés. Notre attaque a échoué sur tous les points et l'armée anglaise est restée intacte dans ses positions.

Il était alors midi et nous avions perdu dix-huit cents hommes et trente pièces de canon. Les Anglais n'avaient que cent trente-quatre tués et trois cents trente-cinq blessés[22]. Junot commanda la retraite, que l'armée opéra sans être inquiétée. Wellesley voulait nous poursuivre, mais il n'était déjà plus général en chef, et Burrard, qui avait pris le commandement après la bataille, ne lui permit pas d'achever sa victoire. Le manque de cavalerie eût rendu d'ailleurs la poursuite difficile. Le lendemain, Junot, après un conseil de guerre où l'on reconnut l'impossibilité d'occuper plus longtemps le Portugal, envoya au camp anglais le général Kellermann pour traiter de l'évacuation. L'arrivée du nouveau renfort anglais rendait cette détermination très-urgente. A la suite d'un armistice et de longs débats, qui durèrent près de dix jours, les plénipotentiaires signèrent enfin, le 30 août, la convention de Cintra. L'escadre russe, qui était bloquée dans le port de Lisbonne et qui avait constamment refusé de s'associer aux efforts de Junot, voulut aussi avoir sa convention à part. Siniavine, son amiral, obtint que l'escadre resterait en dépôt dans un port anglais jusqu'à la conclusion de la paix entre les gouvernements respectifs.

La convention de Cintra accordait à l'armée de Junot des conditions tout à fait inespérées. Depuis le débarquement de Moore, il était en effet devenu possible de la faire prisonnière, sinon de la détruire. Battue, démoralisée, cernée par les insurrections espagnole et portugaise, en même temps que par trente mille hommes de troupes excellentes, il lui était difficile d'échapper à l'alternative de se faire tuer sur un dernier champ de bataille ou d'être prisonnière de guerre. C'était au fond l'avis d'Arthur Wellesley, qui voyait avec regret l'armée[23] perdre le fruit de ses deux victoires ; mais la fière attitude de Junot et le prestige encore si puissant des armes de Napoléon, imposèrent au général Dalrymple et à son lieutenant Burrard. Ils accordèrent à Junot une espèce de capitulation, aux termes de laquelle l'armée française devait évacuer entièrement le territoire portugais, mais avec armes et bagages et sans être prisonnière de guerre. Le gouvernement anglais se chargeait de la transporter par mer à Lorient et à Rochefort. La convention de Cintra excita un violent mécontentement en Angleterre, comme en Portugal et en Espagne ; elle fut néanmoins exécutée avec une parfaite loyauté dans le cours du mois de septembre. Le cabinet britannique se contenta de mander les trois généraux anglais que l'opinion publique accusait devant une commission qui les acquitta[24].

Au moment où les troupes de Junot s'embarquaient pour la France, confuses de leur prompte défaite et incertaines de la réception qui leur serait faite, à l'autre extrémité de l'Europe une armée s'embarquait pour l'Espagne avec des dispositions bien différentes Échappée à mille dangers, elle venait, après une évasion presque miraculeuse, se joindre aux défenseurs de la patrie espagnole pour vaincre ou mourir avec eux. C'était cette armée de la Romana que Napoléon avait traîtreusement attirée sur les rives de la Baltique pour diminuer d'autant les forces du pays qu'il roulait subjuguer. Ne la jugeant pas encore suffisamment éloignée de l'Espagne à Hambourg où il l'avait d'abord confinée, il en avait fait débarquer la plus grande partie dans File de Fionie, possession du Danemark, où elle se trouvait emprisonnée entre le corps de Bernadotte et la mer. Mais ces ingénieuses précautions qui devaient avoir pour effet de faire promptement périr des soldats si peu préparés à vivre dans ces régions glacées, tournèrent à la confusion du tyran, car c'est justement grâce à la mer que la Romana put s'échapper. Ayant noué des intelligences avec le commandant d'une croisière anglaise, il s'empara de Nyborg et de Langeland et mit à la voile le 13 août avec dix mille hommes. Les cinq autres mille qui formaient son corps d'armée, ne réussirent pas à s'embarquer à temps. C'est là ce que Napoléon et ses apologistes ont nommé : la trahison de la Romana !

En un mois, du 15 juillet au 20 août, Napoléon venait d'éprouver plus d'échecs qu'il n'en avait essuyés dans le cours entier de sa carrière. Repoussé devant Valence et devant Saragosse, écrasé plutôt que battu à Baylen et à Vimeiro, chassé enfin de toute la Péninsule jusqu'à l'Èbre, il avait vu ses armes déshonorées dans un pays sans organisation et sans armées, chez le peuple dont il dédaignait le plus les forces militaires et dont il occupait déjà tout le territoire. Cette nation qu'il avait si bien enchaînée dans un premier moment de surprise, elle avait fait un geste et d'un seul coup tout s'était écroulé. L'Empire se trouvait par là même frappé au cœur ; qu'était-il, en effet, sinon une longue succession de surprises ? Cette défaite, qui dut être si pénible pour son orgueil, a été appelée une expiation. Sachons penser et parler en hommes et ne portons pas l'adulation jusque dans le blâme. C'est profaner toutes les idées de justice que de dire que Napoléon a été puni parce qu'il a honteusement échoué dans une des entreprises les plus perverses que jamais scélérat couronné ait essayé de réaliser. Non, tant de sang innocent versé, tant de familles immolées, tant de mères réduites au désespoir, tant d'hommes inoffensifs poussés pendant des années à la frénésie du meurtre, tant de crimes conçus, commis, soutenus avec une froide préméditation ne s'expient pas si facilement, et la longue immobilité de Sainte-Hélène n'a été elle-même qu'une peine insignifiante, si on la compare à l'énormité de l'attentat. Ne parlons pas de châtiment à propos de cet homme, ou bien mettons-le hardiment au-dessus du reste de l'humanité, et dans ce cas, nous ne ferons que nous rendre justice en nous considérant comme des êtres d'une nature inférieure, faits pour être éternellement la proie et le jouet de quelques monstres privilégiés.

 

 

 



[1] Notes pour Savary 13 juillet. Sixième observation.

[2] Notes pour Savary 13 juillet. Quatrième observation.

[3] Napoléon à Joseph, 13 juillet.

[4] Joseph à Napoléon. 14 août 1808.

[5] Napoléon à Joseph, 17 juillet 1808.

[6] A Bessières, 17 juillet 1808.

[7] Joseph à Napoléon, 18 juillet 1808.

[8] Berthier à Savary, 18 juillet. Lettre insérée dans la Correspondance du roi Joseph.

[9] Notes sur la position actuelle de l'armée d'Espagne, 21 juillet 1808.

[10] La correspondance de Savary avec Dupont ne laisse aucun doute à cet égard. Dans une lettre du 16 juillet, il lui annonce formellement son intention de le rappeler avant peu vers Madrid.

[11] D'après le rapport de Regnault de Saint-Jean-d’Angély sur la capitulation de Baylen, le corps de Dupont avant le combat de Baylen comptait en présents sous les armes 22.830 hommes, et en effectif 27.067.

[12] Voir, sur l'affaire de Baylen, les Observations du général Dupont et sa Lettre sur l'Espagne, en 1808 ; le Précis des opérations en Andalousie, par le général Vedel ; le rapport de Regnault et les interrogatoires de Dupont et de Vedel, publiés par ce dernier ; l’Histoire des guerres de la péninsule, du général Foy ; l'Étude historique sur la capitulation de Baylen, par Saint-Maurice Cabany ; Toréno, Napier : Histoire de la guerre de la Péninsule. Robert Southey : History of the peninsular War.

[13] Moniteur du 25 juillet et du 6 août 1808.

[14] Joseph à Napoléon, 21 juillet.

[15] Joseph à Napoléon, 16 juillet.

[16] Joseph à Napoléon, 24 juillet.

[17] Napoléon à Alexandre, 8 juillet 1808.

[18] Joseph à Napoléon, 27 juillet 1808.

[19] Joseph à Napoléon, 14 août.

[20] Foy, Histoire des guerres de la Péninsule, tome. IV. — Dépêche de Wellington au vicomte Castlereagh, en date du 17 août 1808. (The dispatches of the duke of Wellington, vol. IV.)

[21] On conçoit qu'il est impossible, sur ce point, de s'en tenir aux rapports français, qui abaissent, ce chiffre à neuf mille, dans un intérêt facile à deviner. Le rapport de Wellington dit que Junot avait « rassemblé toutes ses forces » ; ce qui n'est pas moins erroné. Lord Londonderry est l'historien qui se rapproche le plus de la vérité (Story of the Penins. War).

[22] Rapport, de Wellington au général Burrard, 21 août 1808. (Dispatches.)

[23] Il résumait ainsi son opinion dans une lettre à lord Castlereagh : « Dix jours après la bataille du 21 nous ne sommes pas plus avancés, nous sommes même moins avancés que nous aurions pu et dû l'être le soir même de la bataille. » (Dispatches.)

[24] Ils alléguèrent pour se justifier la difficulté très-réelle de forcer l'armée de Junot sans cavalerie, et l'avantage d'une évacuation immédiate du Portugal. (Report of the Board of inquiry. — Ann. Reg. 1808.)