HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE VII. — LA RÉVOLUTION D'ARANJUEZ. - LE GUET-APENS DE BAYONNE

JANVIER-MAI 1808

 

 

Cependant les troupes françaises continuaient à entrer en Espagne comme si la frontière n'eût pas existé, Après Dupont était arrivé Moncey avec trente mille hommes ; après Moncey la division des Pyrénées orientales sous les ordres de Duhesme avait été dirigée de Perpignan sur Barcelone, marche difficile à expliquer par la nécessité de couvrir l'armée de Portugal. En même temps s'avançait à l'autre extrémité de la chaine des Pyrénées une autre division conduite par Darmagnac et dirigée de Saint-Jean-Pied-de-Port sur Pampelune. « Sans faire semblant de rien, écrivait Napoléon, il occupera la citadelle et les fortifications[1]. » Moncey devait s'avancer de Vitoria jusqu'à Burgos, et s'étendre le plus possible dans le pays sous prétexte de le faire moins souffrir. Le nombre total des troupes envoyées jusque-là en Espagne s'élevait à 80.000 hommes, sans compter le corps de Junot. Ce n'était point encore assez aux yeux de Napoléon, et il accélérait vers les Pyrénées la marche de plusieurs corps d'élite et de sa garde commandée par Bessières. Pour combler d'un seul coup tous ces vides sans avoir à rappeler en France l'armée d'occupation d'Allemagne, il fit à la conscription de 1809 un appel anticipé comme tous ceux des années précédentes, et le Sénat le lui vota avec sa complaisance accoutumée. Il poussait tout le monde à armer autour de lui. Il voulait que Jérôme, avec son petit royaume de Westphalie, levât une armée de 40.000 hommes sur deux millions d'habitants : « J'ai 800.000 hommes sous les armes, lui écrivait-il, et je viens d'en lever encore 80.000. » (30 janvier.) Un rapport de Champagny, inséré au Moniteur à la date du 24 janvier, expliquait toutes ces levées et tous ces mouvements de troupes par la nécessité de défendre la Péninsule contre les débarquements projetés des Anglais aux environs de Cadix. Sollicitude bien méritoire s'il fallait en estimer la valeur d'après le nombre de soldats qu'elle déployait ! Le rapport de Champagny se terminait par ces paroles fatidiques : « Toute la presqu'île mérite donc de fixer l'attention de V. M. »

Mais la reconnaissance devenait de plus en plus difficile aux infortunés sur qui s'étendait la généreuse protection de Napoléon. Quelque disposés qu'ils fussent à s'étourdir eux-mêmes, à accueillir les illusions les plus invraisemblables, ils ne pouvaient plus douter qu'il ne se préparât une machination des plus dangereuses contre l'Espagne et contre son souverain. Le réseau qui les enveloppait allait chaque jour se resserrant davantage ; et n'osant songer à le rompre, ils ne s'étudiaient déjà plus qu'à ne donner aucun sujet de plainte à leur puissant adversaire, dans l'espoir fort illusoire de le faire reculer par l'embarras même d'avouer ses projets. ils regardaient, non sans apparence de raison, la résistance comme impossible. L'armée espagnole était disséminée en partie à Hambourg, en partie en Portugal, où Junot avait ordre de la suivre et de la retenir, en partie enfin vers les côtes méridionales où on l'avait envoyée sur la demande de Napoléon pour repousser le prétendu débarquement des Anglais. Le reste ainsi réduit eût été hors d'état de tenir devant un seul de nos corps d'armée. Et d'ailleurs, comment recevoir les armes à la main des soldats qui se présentaient en alliés, en frères ! Dans une telle situation, ce qu'il y avait de mieux à faire, selon les conseillers de la cour d'Espagne, c'était d'attendre que les intentions de l'Empereur devinssent plus claires. Après tout, peut-être étaient-elles moins sinistres qu'on ne le supposait. Pouvait-on admettre qu'il Mt assez perfide pour vouloir détrôner un souverain qui lui avait donné tant de preuves d'amitié et de confiance ? A toute éventualité n'était-on pas toujours à temps de prendre un parti désespéré et de fuir en Amérique, à l'exemple de la maison de Bragance, après avoir appelé la nation aux armes ?

On enjoignit donc aux capitaines généraux des diverses provinces de faire aux troupes françaises l'accueil le plus amical. Elles en profitèrent pour s'emparer partout des places fortes et des citadelles qui se trouvaient à leur portée. Darmagnac à Pampelune, Duhesme à Monjuich et à Figuières, plus tard Murat lui-même à Saint-Sébastien, agissant la plupart à contre-cœur, mais obligés de se conformer à leurs instructions, mirent en œuvre les plus honteuses supercheries pour s'emparer par trahison de ces places qu'ils n'auraient pu prendre de vive force. Ces actes, sur le sens desquels il était difficile de se méprendre, commencèrent à jeter l'épouvante dans l'âme du roi, de la reine et du favori. Jusque-là, Napoléon avait mêlé tant de démonstrations d'amitié à ses mesures les plus menaçantes que l'hésitation était permise à des esprits aveuglés par une crédulité de parti pris. Ne venait-il pas tout récemment d'envoyer en présent au roi et à son favori quatorze magnifiques chevaux choisis dans ses écuries ? Mais il n'était plus possible de fermer les yeux à la lumière, tous ces gages de sympathie n'avaient été que des pièges. Et il lui convenait maintenant que la cour de Madrid comprit enfin ses desseins, car elle ne pouvait plus rien pour les déjouer. Il lui convenait qu'elle prit l'alarme, qu'elle lui épargnât la peine de jeter le masque pour frapper le dernier coup.

A l'intimidation produite par la conduite de ses troupes, il ajoute les menaces d'un langage plein d'équivoques et dont l'obscurité affectée trahit pourtant une sourde irritation. Le pauvre roi, à la suite de la lettre dans laquelle Napoléon avait montré si peu d'empressement à unir une princesse impériale a un fils déshonoré, s'était abstenu de revenir sur cette proposition. Napoléon semblait aujourd'hui lui faire un crime de ce silence : « Votre Majesté, lui écrivait-il le 25 février 1808, m'a demandé la main d'une princesse française pour le prince des Asturies. J'ai répondu, le 10 janvier, que j'y consentais. Votre Majesté ne me parle plus de ce mariage. Tout cela laisse dans l'obscur bien des objets importants pour l'intérêt de mes peuples. J'attends de son amitié d'être éclairci de tous mes doutes. » En même temps qu'il cherchait au roi cette incroyable querelle, il jouait au souverain offensé ; il chassait de Paris Izquierdo, le négociateur du traité de Fontainebleau, non sans lui avoir fait suggérer, par Duroc et Talleyrand, un nouveau projet de traité, véritable épouvantail diplomatique qui imposait à l'Espagne la cession des provinces de l'Èbre en échange du Portugal et de la main d'une princesse française. Ce projet, qui ne fut pas pris au sérieux un seul instant, n'avait d'autre but que de porter au paroxysme le trouble et les perplexités de la cour de Madrid. Il y réussit à merveille, car Izquierdo, qui, depuis deux mois, avait essuyé mille avanies et qui avait vu de près les préparatifs dirigés contre son pays, ne pouvait porter à Madrid que l'effroi et le désespoir dont son cœur était plein. Au moment même de son arrivée, ses avis furent confirmés par un acte qui annonçait que toutes ces mesures préliminaires allaient enfin recevoir leur complément et qu'on se préparait à passer du projet à l'exécution : cet acte était la nomination de Murat au commandement en chef de l'armée d'Espagne.

Murat partait avec des instructions presque exclusivement militaires. Napoléon lui recommandait de maintenir son armée dans le plus grand ordre, d'assurer soigneusement ses communications, de faire occuper tous les postes importants qu'il laissait sur ses derrières ; mais il ne lui disait rien du but de l'expédition et se réservait de lui faire connaître ses intentions ultérieures au jour le jour. Murat devait éviter jusqu'à nouvel ordre toute communication aveu la cour d'Espagne, et ne répondre à ses questions que par le silence. A cela se bornaient ses instructions, mais Napoléon qui avait besoin en Espagne d'un lieutenant dont le zèle fût stimulé par des passions un peu plus entreprenantes que le pur dévouement, sans prendre vis-à-vis de Murat aucun engagement formel, avait tout fait pour que son crédule beau-frère fût persuadé que l'Empereur pensait à lui pour le trône d'Espagne. Cette persuasion avait été encouragée par des demi-mots, des insinuations à double entente que Napoléon se réservait d'expliquer plus tard d'une manière très-inattendue. S'il ne les avait pas confiés à Murat, il avait eu soin de les laisser tomber devant des confidents qu'il savait incapables de garder un secret 0 : Le temps peut venir, écrivait-il à Jérôme, le 30 janvier, en lui faisant espérer le grand-duché de Berg, où Murat sera placé ailleurs. Où pouvait être situé cet ailleurs ? Évidemment ce ne pouvait être qu'en Espagne. Murat le crut comme tout l'entourage intime de l'Empereur, et s'il déploya, pendant sa courte lieutenance, une profondeur d'astuce et une audace sans scrupules qui semblent peu compatibles avec les facultés de son âme vaniteuse et légère, on ne peut l'attribuer qu'à la surexcitation d'une ambition qui croyait travailler pour elle-même. Murat devait être trompé et mystifié dans cette affaire aussi complétement que l'ambassadeur Beauharnais, dont il se moquait si agréablement avec ses familiers.

Murat entra en Espagne le 1er mars ; il porta son quartier général à Burgos. De là il poussait lentement son armée sur Madrid par un mouvement concentrique. Dupont s'avançait par Valladolid, Moncey par Aranda, de façon à arriver le premier sur la crête des montagnes du Guadarrama qui dominent Madrid. Une fois que Moncey aurait débouché au-delà de Somo-Sierra, Dupont devait s'avancer, avec le plus gros de ses forces, jusqu'à Ségovie, ou même jusqu'à Saint-Ildefonse, afin de se trouver en mesure de le soutenir[2]. Junot avait ordre d'appuyer ce mouvement en se portant sur Elvas et sur Badajoz, où il devait tenir en échec le corps de Solano. En même temps Beauharnais était chargé de notifier au gouvernement espagnol la prochaine arrivée à Madrid de deux divisions françaises se rendant à Cadix. Il devait répandre le bruit que Napoléon lui-même ne tarderait pas à traverser la même ville pour assiéger Gibraltar et se rendre en Afrique. On lui recommandait, enfin, de rassurer à la fois les partisans du prince de la Paix et ceux du prince des Asturies, et si l'un et l'autre voulaient venir à Burgos pour y voir l'Empereur à son passage, de les y encourager[3].

Par ses lettres du 14 et du 16 mars, Napoléon donna à Murat l'ordre formel non plus seulement d'approcher de Madrid, mais d'y entrer. Il devait toutefois éviter avec un soin extrême de commettre aucun acte d'hostilité et continuer à prodiguer les assurances pacifiques. « Continuez à tenir de bons propos, lui écrivait Napoléon le 16. Rassurez le roi, le prince de la Paix, le prince des Asturies, la reine. Le principal est d'arriver à Madrid, d'y reposer vos troupes et d'y refaire vos vivres. Dites que je vais arriver afin de concilier et d'arranger les affaires. » Mais si l'Empereur tenait à éviter à tout prix une collision avec le peuple espagnol avant de s'être rendu maitre du royaume, il ne tenait pas moins à effrayer la cour pour se débarrasser d'elle, et il comptait si bien sur les effets qu'on devait attendre d'une crainte si naturelle, qu'il avait déjà prévu à la fois le cas où elle chercherait un refuge à Séville et celui où elle s'enfuirait à Cadix. Si elle se réfugiait à Séville, comme ce ne pouvait être là qu'un expédient provisoire, Murat avait ordre de l'y laisser tranquille et même de lui témoigner de bons sentiments[4], afin d'augmenter son trouble et sa défiance par cette attitude si évidemment fausse et menteuse ; si elle allait jusqu'à Cadix, c'était une fuite déclarée, elle était compromise vis-à-vis de la nation et l'amiral Rosily, qui occupait ce port avec une de nos escadres, avait ordre de l'arrêter au moment de l'embarquement afin de prévenir par cette mesure la sécession des colonies espagnoles, suite inévitable de la fuite du roi en Amérique.

A mesure que s'accomplissait cette invasion sans exemple, cette prise de possession à main armée d'un pays ami dont les envahisseurs se présentaient avec des paroles de paix et de fraternité, les mécontentements publics, d'abord contenus par l'incertitude, la surprise, l'ignorance des événements, éclataient avec une violence proportionnée à la longue torpeur qui les avait précédés. Le peuple espagnol, qui n’a jamais aimé les étrangers, s'indignait à l'aspect de ces légions inconnues, occupant son territoire sous prétexte de le faire respecter ; mais comme il ne soupçonnait encore en rien le véritable but de ces mouvements de troupes, il accueillait nos soldats non-seulement sans défiance, mais parfois avec un empressement qui allait jusqu'à l'enthousiasme. Sa haine et sa colère s'attachaient exclusivement à la personne du favori qui, selon l'opinion populaire, attirait les Français en Espagne pour en faire les instruments de son ambition personnelle. Ce qui donnait quelque vraisemblance à ces suppositions, c'est qu'au début de l'envahissement l'imprévoyant Godoy, afin d'échapper aux reproches qu'on était en droit de lui adresser et afin de rassurer l'esprit public, avait fait répandre que l'entrée de nos troupes se faisait par suite d'un plan concerté entre l'Empereur et le roi. On avait pris au mot ces excuses d'un homme à bout d'expédients ; on les retournait contre lui, on le rendait responsable de chaque nouveau coup de théâtre qui se produisait ; on lui prêtait les plus noires machinations contre son maître, contre l'héritier du trône, contre la nation elle-même. En même temps, par une inconséquence familière aux opinions de la, multitude, on se plaisait à interpréter contre lui les témoignages bien connus de sympathie que Beauharnais avait prodigués au prince des Asturies ; on prédisait hautement que cette intervention provoquée par le favori tournerait à sa propre confusion et à l'élévation de sa victime ; on voyait déjà Napoléon étendant sa main protectrice sur la tête de Ferdinand pour y placer la couronne des Espagnes rendue à son ancienne splendeur par une alliance plus intime avec le puissant empereur.

C'est à ce moment que des rumeurs vagues mais persistantes commencèrent à propager à Madrid la nouvelle du prochain départ de la cour. Elle se trouvait alors à Aranjuez, à quelques lieues de là, et se disposait, en effet, à gagner l'Andalousie. En présence de la marche des Français, des démonstrations tour à tour équivoques et menaçantes de Napoléon, du refus obstiné de Murat de donner aucune explication, Godoy avait enfin tout compris. Grâce à l'appui de la reine, il avait pu décider le roi à partir pour Séville, place que sa position retranchée derrière un fleuve et une chaîne de montagne mettait à l'abri d'une surprise, et où l'on se trouverait à proximité de la mer. On fit venir des troupes à Aranjuez ; on donna aux corps de l'armée de Portugal l'ordre de se rabattre sur l'Andalousie ; enfin on commença les préparatifs du voyage dans le plus grand secret. Mais la famille royale avait auprès d'elle un dénonciateur vigilant en la personne du prince des Asturies, qui, toujours trompé par Beauharnais et voyant dans les Français des libérateurs armés pour sa défense, regardait ce départ comme la ruine de ses espérances. Le projet, divulgué par lui et par les ministres auxquels on crut devoir le communiquer au dernier moment, fut bientôt connu à Madrid. Il y excita une émotion extraordinaire. On y vit, avec la répétition des scènes de Lisbonne, tous les pièges que l'imagination populaire prêtait au favori. En présence de l'excitation croissante, le roi s'efforce de démentir le bruit par une proclamation, mais il ne réussit pas à ramener la confiance. Une foule incrédule et irritée, composée d'hommes de toute classe, se porte de Madrid et des pays environnants sur Aranjuez pour surveiller par elle-même la demeure royale, et au besoin pour empêcher la cour de réaliser ses desseins. Cet esprit de défiance et de révolte ne tarde pas à gagner jusqu'aux soldats eux-mêmes qui entrent pour moitié dans la surveillance exercée contre le roi et le favori.

Dans un pareil état de choses, le plus léger incident devait suffire pour tout mettre en feu. Le soir du 17 mars, entre onze heures et minuit, une dame, soigneusement voilée et escortée des gardes d'honneur, sortit de l'hôtel du prince de la Paix. Une patrouille qui était sur le qui-vive intervint, insista pour découvrir le visage de la dame, et dans l'altercation qui s'ensuivit un coup de fusil fut tiré par une main inconnue. Aussitôt, et comme à un signal, accourt de tous les points une multitude furieuse. Elle assiège le palais de Godoy, brise les portes, renverse les gardes, puis se précipite à l'intérieur avec des cris de vengeance et de mort. Elle n'y trouve pas l'objet de sa haine, mais elle s'arrête respectueusement devant la princesse de la Paix en qui elle salue une victime de Godoy. Elle satisfait ensuite sa colère sur les meubles, les tableaux, les œuvres d'art qui sont en quelques instants lacérés, pulvérisés, anéantis. Cela fait, elle se retire sans rien tenter contre la cour, mais en organisant une surveillance plus étroite que jamais.

Dans ces moments d'anxiété, le roi, éperdu, ne songe qu'à sauver celui qu'il nomme son ami. Afin d'apaiser le peuple, il retire à Godoy toutes ses dignités et ses fonctions ; il destitue son frère Diego du commandement des gardes. La journée du 18 mars s'écoula sans autre événement. On croyait Godoy en sûreté et on espérait que tout était terminé, lorsque le 19, à dix heures du matin, un tumulte effroyable retentit autour de la demeure du favori. Le bruit court qu'il a été découvert et arrêté : la foule demande à grands cris qu'on le lui livre pour le mettre en pièces. Bientôt Godoy parait, pale et couvert de sang, protégé avec peine par les gardes du corps qui lui font un rempart avec leurs chevaux sans pouvoir toutefois le mettre complétement à l'abri des coups qu'on lui porte de tous côtés. Ils le conduisent ainsi à leur quartier après l'avoir arraché à la fureur populaire qui le poursuit de ses malédictions. Celui qu'un caprice du sort venait de jeter tout meurtri sur la paille d'un cachot après l'avoir élevé si haut, avait assisté depuis trente-six heures à toutes ces scènes si différentes de celles qu'il avait connues jusque-là. Il n'avait pas perdu un seul des cris de cette multitude qui avait soif de son sang. Au premier bruit, Godoy qui savait ce qui se tramait contre lui, avait d'abord essayé de fuir par une porte dérobée. Mais cette issue se trouvant gardée comme toutes les autres, il avait gagné les combles de son hôtel, et là s'était blotti sous une natte enroulée autour de son corps. Après trente-six heures d'immobilité, vaincu par d'intolérables souffrances, il était sorti de sa cachette, puis, reconnu par un soldat aux gardes, il, avait été aussitôt saisi et arrêté. Comme il n'était pas en sûreté dans la caserne où les gardes l'avaient transféré, le roi, toujours inquiet pour lui, envoya, pour calmer lés esprits et rassurer le prisonnier, son fils Ferdinand devenu l'idole de la multitude. Le prince, triomphant, se rendit avec une joie mal dissimulée auprès du favori tombé ; il lui promit qu'il aurait la vie sauve. On dit que Godoy eut alors, au milieu de ses disgrâces, un éclair de fierté qui prouve que son cœur n'était pas sans courage : « Es-tu déjà roi pour faire grâce ? demanda-t-il à son mortel ennemi. — Non, répondit Ferdinand, mais je le serai bientôt. »

Il pouvait le croire, en effet, vu la rapidité avec laquelle marchaient les événements, et ce jour-là même un nouveau coup de fortune sembla lui donner raison. Une voiture à six chevaux, destinée à transporter le favori que le roi voulait à tout prix éloigner d'Aranjuez, s'étant arrêtée devant la porte de la caserne des gardes, l'émeute recommença plus violente que jamais. La foule se précipite sur l'attelage, coupe les traits, brise la voiture et chasse les conducteurs. A cette nouvelle, le roi Charles IV, fatigué de cette longue lutte, effrayé d'une impopularité qui remonte jusqu'à la couronne, et qui lui rappelle les scènes les plus tragiques de la Révolution française, manifeste l'intention d'abdiquer en faveur de son fils. La reine, qui n'est préoccupée que du danger de Godoy, embrasse avec ardeur ce dernier moyen de salut, et parmi les assistants personne ne l'en détourne. L’acte d'abdication est sur-le-champ rédigé et, vers sept heures du soir, on le publie dans Aranjuez. Le peuple l'accueille par un long cri d'allégresse qui, dès le soir même, retentit jusqu'à Madrid. Le lendemain on y proclame Ferdinand VII au milieu d'un véritable délire, où la haine contre le favori renversé tient autant de place que l'enthousiasme pour le nouveau souverain. On envahit, on saccage les maisons des parents et amis de Godoy, on foule aux pieds ses bustes ; on porte en triomphe les images du jeune prince auquel on prête libéralement toutes les vertus, car le plus souvent l'imagination populaire ne renverse une idole que pour en élever une autre ; elle ne juge pas, elle adore ou exècre, -et l'on est à ses yeux un monstre ou un dieu.

Pendant que ce peuple s'étourdit de ses propres clameurs et applaudit aux apprêts de ce règne éphémère, Murat descend à petit bruit les pentes du Guadarrama. Il n'est déjà plus qu'à une marche de Madrid. La révolution qui venait de s'accomplir à Aranjuez le mettait en présence d'une situation profondément modifiée. D'une part, le projet de fuite sur lequel il spéculait ne s'était pas réalisé ; de l'autre, il trouvait devant lui une royauté jeune et populaire au lieu d'une royauté chancelante et usée. Ce cas, fort invraisemblable en un tel pays, n'avait pas été prévu par Napoléon. Il en était presque venu à considérer la fuite de la cour comme un fait accompli. Il était si bien informé par ses agents qu'il l'attendait pour le moment même où elle devait avoir lieu, mais il attendait avec plus de curiosité encore l'effet qu'elle allait produire à Madrid : « Je suppose, écrivait-il à Murat dans la même lettre où il prévoyait le départ du roi pour Séville, que je vais recevoir des nouvelles de tout ce qui se sera passé à Madrid le 17 et le 18 mars[5]. » La crise prévue avait bien commencé, en effet, pendant ces deux jours, mais elle avait fini tout autrement qu'on ne l'espérait.

Mais si Murat n'avait pas d'instruction spéciale en vue d'une complication qui surgissait en dehors de toute prévision, il avait des instructions générales qui lui dictaient clairement la détermination qu'il devait prendre, et son ambition exaltée à un point extraordinaire par les fausses espérances qu'on lui avait laissé concevoir, la lui indiquait plus sûrement encore. « Rassurez tout le monde, lui disait Napoléon dans toutes ses lettres, tenez la balance égale entre tous les partis ; je veux rester l'ami de l'Espagne, mais être en état de surmonter la résistance par la force ; dites aux Espagnols que j'arrive, que j'ai les meilleures intentions pour leur pays ; envoyez-moi les princes à Burgos et à Bayonne si vous en apercevez la possibilité[6]. » Que la fuite de la cour s'accomplît ou non, ces diverses recommandations trahissaient l'arrière-pensée évidente de se présenter à la nation espagnole en arbitre souverain entre les deux partis qui la divisaient. L'équilibre se trouvant violemment rompu au profit d'un de ces deux partis, Murat était essentiellement dans l'esprit de ses instructions en cherchant il le rétablir au profit de l'autre, sans rien préjuger d'ailleurs du fond même du débat. Mais il s'y prit avec une finesse et un machiavélisme que l'ambition seule pouvait suggérer à son esprit qui ne brillait pas en général par une grande force de calcul.

Il était aux portes de Madrid lorsqu'il reçut de la reine d'Étrurie, qu'il avait connue en Italie et qui s'était réfugiée auprès de ses parents après avoir été chassée de son royaume par Napoléon, un message dans lequel on implorait sa pitié en faveur des souverains détrônés et du prince de la Paix. La reine, après avoir rappelé à Murat les liens d'amitié qui l'unissaient à Godoy, le suppliait instamment d'étendre sur lui sa puissante protection et de venir voir le roi à Aranjuez, Murat n'y alla pas, mais il y envoya son aide de camp Monthion. Cet officier vit les souverains déchus, il fut témoin de leur douleur, de leur effroi, de leurs angoisses au sujet de Godoy, de leurs implacables rancunes contre le fils qu'ils accusaient de tous leurs maux. Monthion rapporta à Murat une lettre de la reine d'Espagne remplie des plus humbles supplications : il était avec l'Empereur leur seul espoir de salut. Elle faisait appel à son amitié, à ses sentiments d'humanité. Le prince de la Paix n'avait été si cruellement persécuté qu'en raison de son attachement pour la France et l'Empereur. Elle ne demandait qu'à aller finir paisiblement ses jours dans un pays qui convînt à la santé du roi ainsi qu'à la sienne, avec le roi et avec leur unique ami qui était aussi celui de Murat (22 mars).

Il est singulier que dans les lettres notoirement falsifiées que Napoléon fit publier beaucoup plus tard au Moniteur sous le nom de la reine d'Espagne, on ait laissé subsister une quantité de passages où est exprimé avec la même naïveté ce désir de vivre dans la retraite si peu compatible avec les regrets ambitieux qu'on lui prêtait : « Que le grand-duc, disait-elle dans une autre de ces lettres, obtienne de l'Empereur qu'on donne au roi mon mari, à moi, au prince de la Paix, de quoi vivre ensemble tous trois, dans un endroit bon pour nos santés, sans commandement ni intrigues[7]. » Ce n'étaient certainement pas là les sentiments d'une reine qui aspirait à remonter sur le trône. Mais il convenait à la politique de Murat comme à celle de Napoléon qu'elle parût ressentir des regrets qu'elle n'éprouvait pas ; et il n'était d'ailleurs pas difficile de l'amener à. les feindre en lui rendant l'espoir de se venger.

En recevant ces informations de son aide de camp, Murat conçut aussitôt l'idée d'utiliser la toute-puissance que lui donnait ce rôle de protecteur, pour obtenir du roi une protestation contre son abdication. Si sa renonciation au trône ne lui avait pas été arrachée par la violence, elle avait été du moins dictée par la crainte, et n'avait été accompagnée d'aucune des formalités usitées en pareil cas. Monthion retourna donc à Aranjuez dans la journée du 23 mars. Il en rapporta une pièce antidatée du 21, dans laquelle le roi déclarait n'avoir abdiqué la couronne « qu'afin d'éviter de plus grands malheurs et d'empêcher l'effusion du sang de ses sujets, ce qui rendait ledit acte nul et de nul effet. » Armé de cette pièce qu'il voulait garder secrète jusqu'à ce que Napoléon eût décidé l'usage qu'il lui convenait d'en faire, résolu d'autre part à ne pas reconnaître Ferdinand tant qu'il n'en aurait pas reçu l'ordre, Murat, on le voit, n'engageait personne ; il laissait les choses entières, réservait très-adroitement la liberté d'action de l'Empereur. Il n'avait fait en quelque sorte que prendre une mesure conservatrice de la position qu'on lui avait prescrite, il l'avait même rendue incomparablement meilleure au point de vue de l'arbitrage projeté, puisque par suite de cette protestation il n'y avait plus en Espagne, au lieu d'un roi, que deux prétendants à la couronne, s'appuyant l'un et l'autre sur des titres contestables.

Au milieu des passions ardentes qui agitaient le peuple espagnol il y avait peu de place pour la prévoyance ou la réflexion. Aussi l'entrée de Murat à Madrid, qui eut lieu dans la journée du 23 mars, fut-elle considérée généralement comme une force de plus pour le nouveau règne. Il avait fait répandre une proclamation dans laquelle il dénonçait à l'indignation publique ceux qui cherchaient à exciter une injuste et ridicule défiance contre l'armée française. La grande majorité le crut sur parole. Personne n'ignorait que Beauharnais était depuis longtemps le conseiller et le partisan décidé du prince des Asturies ; l'Empereur était donc pour le prince, il était impatient de le marier à une de ses nièces, et les troupes françaises ne pouvaient que consolider le trône de Ferdinand. Le public n'y regardait pas de plus près, et nos soldats furent reçus à bras ouverts par les habitants de Madrid. Ils assistèrent le lendemain à l'entrée de Ferdinand dans sa capitale. Cette réception donna lieu à de telles convulsions de joie et d'amour qu'on est étonné que Murat, si léger qu'il fût, n'ait pas été frappé comme d'autres observateurs de l'énergie sauvage qui se manifestait dans les transports du peuple.

Les correspondances entre Paris et Madrid exigeaient alors six ou sept jours au minimum. Napoléon ne reçut donc que le 27 mars la lettre où Murat lui annonçait les événements qui s'étaient accomplis du 18 au 20 mars, c'est-à-dire la révolution d'Aranjuez, la chute de Godoy, l'abdication du roi. Quant à la protestation, il ne la connut que le 30 mars, car Murat ne l'eut dans les mains que le 23 et selon toute probabilité ne l'envoya que le 24. Mais avant d'avoir connaissance de cet acte si important pour lui, Napoléon, sous le coup du premier mouvement, traçait à Murat une ligne de conduite dont le sens était l'approbation anticipée de tout ce qu'il avait fait : « Je reçois votre lettre du 20 mars, lui écrivait-il le 27.... Vous devez empêcher qu'il ne soit fait aucun mal ni au roi, ni à la reine, ni au prince de la Paix.... Jusqu'à ce que le nouveau roi soit reconnu par moi, vous devez faire comme si l'ancien roi régnait toujours ; vous devez attendre pour cela mes ordres. » On ne pouvait définir plus nettement le sens général de la politique que Murat venait de suivre sous la dictée de son ambition autant que de ses instructions antérieures. Quant à l'intention qui inspirait Napoléon dans cette attitude de haute impartialité qu'il voulait prendre entre les deux rois, elle ressort avec toute la clarté désirable de la lettre suivante qu'il adressait le même jour, 27 mars, à son frère Louis, roi de Hollande :

« .... J'ai résolu de mettre un prince français sur le trône d'Espagne. Le climat de la Hollande ne vous convient pas. D'ailleurs, la Hollande ne saurait sortir de ses ruines.... Répondez-moi catégoriquement. Si je vous nomme roi d'Espagne, l'agréez-vous, puis-je compter sur vous ?... Ne mettez personne dans votre confidence et ne parlez à qui que ce soit de l'objet de cette lettre, car il faut qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé. »

Ainsi la résolution de Napoléon de détrôner les Bourbons d'Espagne pour leur substituer un prince de sa propre dynastie, résolution annoncée jusque-là par mille indices des plus clairs, est constatée matériellement, à la date du 27 mars, par un document d'une authenticité irrécusable. A ce moment, Napoléon ne sait encore rien de la protestation de Charles IV, c'est le 30 mars seulement qu'elle lui parvient avec une dépêche de Murat, et le seul sentiment qu'elle lui inspire, c'est une approbation plus complète et plus explicite que jamais pour la conduite du grand-duc de Berg : « Je reçois vos lettres, lui écrit-il, avec celles du roi d'Espagne.... Vous avez bien fait de ne pas reconnaître le prince des Asturies. Vous devez faire placer le roi Charles IV à l'Escurial, le traiter avec le plus grand respect, déclarer qu'il commande toujours en Espagne, jusqu'à ce que j'aie reconnu la révolution. Je suppose que le prince de la Paix viendra par Bayonne. » Ces derniers mots, rapprochés des instructions qui prescrivaient à Murat d'envoyer les princes à Burgos, et d'un passage d'une lettre du même jour adressée à Bessières, démontrent que Napoléon, sans ordonner précisément à son lieutenant de lui envoyer Godoy, le roi et la reine en employant la force, lui insinuait en toute occasion de prendre sur lui cette initiative hardie. En lui laissant voir qu'il la prévoyait, il lui donnait à supposer que la mesure allait de soi : « Protégez le prince de la Paix, écrivait-il à Bessières, il n'est envoyé en France que pour le sauver. Accueillez avec les plus grands égards le roi Charles IV et la reine si le grand-duc de Berg les dirigeait de votre côté. »

A la date du 27 mars, Napoléon a donc non-seulement ordonné et approuvé tout ce que Murat a fait jusque-là en Espagne, mais il est allé beaucoup au-delà, puisqu'il lui a déjà suggéré ce qui ne devait s'accomplir que plus tard et a disposé de la couronne en l'offrant à son frère Louis. Il importe d'avoir toutes ces circonstances présentes à l'esprit si l'on veut juger avec impartialité un des faux les plus audacieux et jusqu'ici le plus universellement acceptés qu'on puisse citer dans le triste répertoire des supercheries historiques. La pièce à laquelle je fais allusion est une lettre très-connue de Napoléon à Murat en date du 29 mars 1808. Cette lettre a été publiée pour la première fois, par Las Cases, dans le Mémorial de Sainte-Hélène ; elle a été reproduite par Montholon, qui affirme, comme Las Cases lui-même, en avoir reçu communication de Napoléon en personne. Elle porte à un si haut degré l'empreinte du style et des idées de l'Empereur, qu'elle a trompé tous les historiens, même ceux qui n'ont pu s'empêcher d'observer à quel point elle est en contradiction avec tout ce que Napoléon a écrit avant et après cette lettre. Venus les derniers et avec les plus sûrs moyens d'investigation, les éditeurs de sa Correspondance, tout en constatant qu'il leur a été impossible' de retrouver soit l'original, soit la minute, soit même une copie authentique de ce document, n'ont pas hésité à le classer à sa date parmi les lettres de l'Empereur, sans se soucier autrement des intérêts de la vérité historique et des méprises auxquelles ils exposent la bonne foi de leurs lecteurs.

Cette lettre, écrite dans l'intention évidente de rejeter sur Murat la responsabilité des événements d'Espagne, n'est autre chose qu'une longue remontrance dans laquelle Napoléon prophétise à son beau-frère, avec une prévoyance qu'un historien n'hésite pas à nommer surnaturelle, toutes les difficultés qui vont surgir autour de lui. Il s'y plaint avec amertume d'être entraîné et compromis par la précipitation étourdie de Murat : « Il craint que Murat ne se trompe et ne le trompe lui-même sur la situation de l'Espagne. Murat ne doit pas croire qu'il attaque une nation désarmée ; les Espagnols sont un peuple neuf, énergique, qui a tout le courage et l'enthousiasme des hommes que n'ont point usés les passions politiques. L'aristocratie et le clergé sont les maîtres de l'Espagne. Ils feront des levées en masse qui éterniseront la guerre.... L'Espagne a cent mille hommes sous les armes ; divisés sur plusieurs points, ils serviront de noyau au soulèvement total de la monarchie.... Il peut faire beaucoup de bien à l'Espagne, mais quels sont les meilleurs moyens à prendre ? Ira-t-il à Madrid ? Exercera-t-il l'acte d'un grand protectorat en prononçant entre le père et le fils ?... Il ne faut rien précipiter, il convient de prendre conseil des événements.... Il le désapprouve d'être entré si précipitamment à Madrid, il fallait s'en tenir à dix lieues. Murat aura soin de ne l'engager à une entrevue avec Ferdinand, que s'il juge la situation des choses telle que Napoléon doive le reconnaître comme roi d'Espagne. Il fera en sorte que les Espagnols ne puissent pas soupçonner le parti que Napoléon prendra, ce ne sera pas difficile, il n'en sait rien lui-même. » Vient ensuite l'exposé des plans que l'Empereur médite pour la régénération de l'Espagne et le perfectionnement de ses institutions. Il y joint de nouvelles recommandations sur les ménagements que Murat doit avoir pour tous les habitants, et particulièrement pour la noblesse et le clergé ; il spécifie les promesses qu'on doit leur faire. La lettre se termine par quelques instructions militaires que nous examinerons avec les autres.

Ce qui frappe à première vue dans cette communication démesurément longue et verbeuse, c'est d'abord l'extrême différence de ton et de langage qui la distingue de toutes les lettres que Napoléon adresse à Murat avant et après le 29 mars. On y reconnaît la même main et le même esprit à n'en pouvoir douter ; mise en regard des autres, elle produit néanmoins une dissonance des plus sensibles. Elle n'a ni leur concision, ni leur sobriété toute pratique, ni leur allure rapide et directe, on y sent la composition littéraire. Elle touche à tous les sujets avec une généralité pompeuse et solennelle qui rappelle ces tirades qu'on adresse à un confident de tragédie. Autant Napoléon, dans sa correspondance avec Murat, est bref, précis, rigoureux, impératif, autant il est ici vague, prolixe et délayé. Au lieu de le brutaliser selon son habitude lorsqu'il a à se plaindre de lui, il le désapprouve en termes pleins d'une modération magnanime. Au lieu de s'adresser à lui à la seconde personne, comme dans toutes ses lettres de cette époque sage aucune exception, il lui donne de l'Altesse impériale, singularité d'autant plus remarquable que, même pendant les premières années où Murat fut roi, il lui refusa son titre de Majesté. Au lieu de lui dire nettement ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas, il lui fait un cours complet de politique sur le passé et l'avenir de l'Espagne ; il lui donne des conseils dont il n'a lui-même jamais tenu aucun compte ; enfin, il lui déroule, avec un sang-froid parfait, une série de prédictions dont la moindre, n'eût-elle fait que traverser son esprit, eût suffi pour lui faire modifier ses plans du tout au tout.

Mais ces disparates générales, quelque apparentes qu'elles soient pour un œil exercé, ne sont rien auprès des contradictions de détail que présente ce document lorsqu'on le rapproche des ordres et des instructions si explicites que Napoléon écrit à la même époque et au même personnage. Qu'il ait caché à Murat l'offre qu'il venait de faire au roi Louis en affectant une indécision qui n'était plus dans son esprit, on ne saurait s'en étonner. Qu'il lui parle des Espagnols comme d'un peuple neuf et énergique, de l'aristocratie et du clergé comme des deux classes toutes-puissantes en Espagne, alors que tout dans sa conduite prouve qu'il ne croyait ni à cette énergie ni à cette toute-puissance, alors qu'il lui reprochait « d'attacher trop d'importance à l'opinion de la ville de Madrid et aux fantaisies de la populace[8], » on peut encore l'admettre, car les actes d'un homme ne sont pas toujours d'accord avec ses pensées. Mais comment expliquer les incroyables démentis qu'il s'y donne à lui-même, à moins de supposer qu'il a été momentanément frappé d'aliénation mentale ? « Je n'approuve pas, écrit-il dans cette prétendue lettre du 29 mars, le parti qu'a pris Votre Altesse Impériale de s'emparer aussi précipitamment de Madrid ; il fallait tenir l'armée à dix lieues de Madrid. » Or cet ordre d'entrer à, Madrid, Napoléon l'a donné à Murat dès le 9 mars, et depuis ce jour il l'a sans cesse renouvelé. Ce n'est pas tout, dès le 9 mars il lui a ordonné d'y entrer, même de vive force si cela est nécessaire, tant il est loin de ces craintes que lui prête la lettre apocryphe : si la guerre s'allumait tout serait perdu. Il préférait l'emploi des moyens pacifiques, mais sans reculer le moins du monde devant celui de la force : « S'il arrivait, lui écrit-il, que les Espagnols fussent en situation de se défendre à Madrid, le général Dupont doit se diriger par Saint-Ildefonse, se réunir à vous, et marcher sur Madrid pour donner ensemble, si cela est nécessaire. » Le 14 mars, il lui envoie les instructions militaires les plus précises pour ne rien laisser à l'imprévu, et il ajoute : « Ce qui est surtout utile, c'est d'arriver à Madrid sans hostilités, d'y faire camper les corps par division pour les faire paraître plus nombreux, etc. Le 16 mars, il insiste de nouveau : « Le principal est d'arriver à Madrid, d'y reposer vos troupes, d'y refaire vos vivres. » Le 19 mars, il est plus pressant encore : « Je suppose que vous recevrez cette lettre à Madrid où j'ai fort à cœur d'apprendre que mes troupes sont entrées paisiblement. »

Napoléon a tellement tout réglé et disposé par lui-même dans cette marche de Murat vers Madrid qu'il connait longtemps à l'avance et le nombre des étapes et le jour précis où se fera l'entrée. Dès le 9 mars, il charge Champagny de prévenir Beauharnais « que, le 22 ou 23 mars, une armée française de cinquante mille hommes entrera à Madrid, » et, le 23 mars, le jour où nos troupes se présentent aux portes de Madrid, il écrit à Murat : « Je suppose que vous êtes arrivé aujourd'hui ou que vous arriverez demain à Madrid. » A partir de ce moment, il ne lui parle plus de cette entrée dans la capitale espagnole que comme d'un fait accompli. U fait plus ; dans la crainte que Murat n'y ait pas assez de troupes pour réprimer une insurrection, il ordonne à Bessières de se porter également sur Madrid à marche forcée avec la garde impériale (26 mars). Et l'on veut que le même homme, écrivant à Murat le 29 mars, à Murat qu'il sait détenteur d'ordres si positifs et si pressants, lui parle de l'entrée à Madrid comme d'un fait accompli contre sa volonté ? Et c'est à un calculateur comme Napoléon qu'on ose prêter une pareille aberration ?

Les reproches qu'il est censé adresser à Murat sur d'autres points ne sont pas moins inexplicables : « La marche que vous prescrivez au général Dupont, dit-il encore, est trop rapide. » Or, cette marche, c'est lui qui l'a réglée minutieusement dans ses instructions du là mars et des jours suivants par lesquelles il l'a autorisé à amener à Madrid la majeure partie du corps de Dupont ; et ses intentions à cet égard sont tellement arrêtées, que, le 27 mars, il y revient dans les termes les plus formels : « Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà mandé, de réunir les corps de Moncey et de Dupont à Madrid. » En ce qui concerne la conduite à tenir envers les auxiliaires de Solano, la contradiction, sans être aussi flagrante, n'est pas moins réelle entre les ordres fictifs et les véritables instructions : « Laissez Solano dépasser Badajoz, dit le document supposé.... Tenez-vous toujours à distance des corps espagnols ; si la guerre s'allumait tout serait perdu. » Ces derniers mots indiquent suffisamment l'esprit qui a dicté cette recommandation posthume ; on voulait se faire honneur après coup d'une prévoyance qu'on n'avait pas eue. Depuis longtemps, Junot avait l'ordre d'empêcher à tout prix Solano de marcher soit sur Cadix, soit sur Madrid, comme le général Merle avait celui de contenir à Burgos le corps espagnol qui occupait la Galice, et le premier devoir de Murat était de les appuyer l'un et l'autre. En ce qui concerne l'entrevue projetée de Napoléon avec Ferdinand, c'est la même impossibilité de concilier la lettre supposée avec toutes celles qui la précèdent ou la suivent. Enfin, une dernière fin de non-recevoir contre l'authenticité de ce document résulte de la lettre que Napoléon adresse à Murat le 9 avril et dans laquelle il lui dit : « Je vois, par votre lettre du 3 avril, que vous avez reçu ma lettre du 27 mars. Celle du 30 et Savary, qui doit vous être arrivé, vous auront fait connaître encore mieux mes intentions. » De celle du 19, si importante, si longue, si développée, pas un mot. À supposer qu'il ait pu se donner à lui-même un pareil démenti, est-il admissible qu'il ne fasse pas la moindre allusion à une dépêche qui devait bouleverser tous les plans de Murat ? Est-il admissible que non-seulement il la passe absolument sous silence, mais qu'il continue à donner à son lieutenant des instructions de tous points contraires à celles qui étaient contenues dans cette dépêche ?

Que des contradictions si frappantes aient échappé aux historiens qui n'ont pas pu connaître la Correspondance de Napoléon, et qu'ils aient vu dans la trop fameuse lettre du 29 mars un magnifique trait de génie neutralisé par l'imprudence et l'ambition de Murat, c'est là une erreur bien concevable ; mais qu'on nous la donne comme authentique après avoir eu toutes les pièces du procès sous les yeux, c'est là ce qu'on ne doit pas permettre si le bon sens et le discernement ont quelque droit de prévaloir sur la crédulité et l'engouement. Un admirateur passionné de la mémoire de Napoléon, notre devancier dans cette histoire, frappé comme nous des contradictions insolubles que cette lettre du 29 mars offre avec tout ce qui la précède et tout ce qui la suit, en a relevé un certain nombre avec une visible perplexité dans une dissertation des plus ingénieuses[9]. Il nous y fait assister, non sans éloquence, au curieux combat que la critique et l'idolâtrie se livrent dans son esprit, puis, au moment de conclure, ne pouvant ni croire que Murat ait jamais reçu une missive aussi extraordinaire, ni admettre que Napoléon ait pu mentir en affirmant qu'il l'avait écrite, il se tire d'affaire par un subtil détour qui lui paraît tout concilier, en disant que la dépêche a été, en effet, écrite, mais qu'elle n'a pas été envoyée. Elle n'est à ses yeux « qu'une inconséquence pleine de génie » et conçue dans un moment où Napoléon « put paraître éclairé par une lumière surnaturelle. » Explication qui n'explique rien, car l'invraisemblable, l'impossible, ce n'est pas qu'une telle lettre ait été envoyée, c'est qu'elle ait pu être écrite, c'est qu'un homme, jouissant de ses facultés, ait pu, dans des affaires aussi graves et lorsqu'il s'agissait de son confident le plus intime, non-seulement contredire, mais nier des ordres clairs, positifs, réitérés qu'il venait de dicter ou d'écrire de sa main pendant vingt jours de suite. Voilà le mystère, voilà l'énigme. Et même en admettant l'inconséquence et le repentir, ce thème n'est pas plus soutenable, car, dans ce cas, la pièce apocryphe aurait le caractère d'un de ces mille contre-ordres qu'on rencontre dans la correspondance de Napoléon, tandis qu'elle ne contient pas un mot qui constate un de ces changements de tactique qui lui étaient si familiers. Elle suppose des instructions antérieures dans le même sens, elle se rattache à un système suivi, elle implique tout un ensemble de prévisions et de tempéraments politiques dont il n'y a pas trace dans les autres documents ; elle n'a, en un mot, un sens, un but, une raison d'être que si on la considère comme une falsification destinée à. tromper l'histoire. Le falsificateur n'a pu être et n'a été que Napoléon lui-même. Mais, se récrie l'auteur que j'ai mentionné plus haut, « il avait trop d'orgueil pour agir ainsi ! » Étrange aveuglement après toutes les falsifications que cet auteur a été contraint d'enregistrer lui-même ! Napoléon avait-il trop d'orgueil lorsque, pendant les quatorze ans de son règne, il falsifiait jour par jour au Moniteur toutes les pièces diplomatiques, les nouvelles extérieures, les débats des Chambres et jusqu'aux rapports administratifs ? Avait-il trop d'orgueil lorsque plus tard, à Sainte-Hélène, il rédigeait ces six gros volumes de mémoires dont chaque ligne est un mensonge ? Avait-il trop d'orgueil lorsque, recevant des visiteurs qu'il savait avides de recueillir chacune de ses paroles, il faisait d'eux les propagateurs jurés de ses faux témoignages ? Quelle vraisemblance qu'une âme si grande, si loyale, si véridique, ait pu s'abaisser jusqu'à fabriquer une fiction de plus ? Que Napoléon ait effrontément menti à ses contemporains chaque jour et chaque heure de son règne, on est bien forcé d'en convenir ; mais, à moins d'être un détracteur systématique de sa gloire, comment supposer qu'il ait pu même concevoir l'idée de mentir à la postérité ?

Je ne daigne pas m'excuser auprès de ceux qui ne verraient qu'une inutile digression dans l'examen minutieux auquel je viens de soumettre un des faux historiques les mieux caractérisés qui aient obtenu crédit depuis l'imposture des fausses décrétales. Puisqu'on a pu écrire tant de volumes sur une seule bataille, je puis bien à mon tour consacrer quelques pages à cette victoire moins glorieuse remportée sur la vérité et la justice. Parmi les actes justement flétris qu'on a imputés à Napoléon, il en est que j'ai démontrés vrais par des preuves certaines, d'autres que j'ai trouva douteux, d'autres enfin dont je n'ai pas hésité à décharger sa mémoire. Ici encore je dirai toute ma pensée sans me préoccuper de ce qu'elle peut avoir de choquant pour des esprits si longtemps nourris de complaisantes fictions, car c'est à eux de savoir accepter la vérité, et non à la vérité de s'accommoder à leur faible tempérament. J'ai déjà déclaré que la lettre du 29 mars est un faux, j'affirme hautement que le faussaire n'est autre que Napoléon. Si, comme il n'y a guère lieu d'en douter, ce jugement est confirmé par l'arrêt définitif de l'avenir, on devra reconnaître que, dans cette ténébreuse affaire d'Espagne, il y a quelque chose de plus honteux encore que tous les pièges qui y furent mis en œuvre, c'est ce trait de fourberie à la Scapin par lequel Napoléon a en partie réussi, pendant un demi-siècle, à rejeter sur ce pauvre étourneau de Murat, qui n'était ici que son instrument et sa dupe, la responsabilité de l'initiative et de l'événement décisif.

Bien éloigné de cette politique de temporisation et d'atermoiements qu'il lui a plu de s'attribuer plus tard, Napoléon avait enfin jugé que le moment d'agir était venu. Deux circonstances l'indiquent clairement : l'une est son départ pour Bordeaux, où il arrive le 4 avril ; l'autre est l'envoi à Madrid de Savary, son homme de confiance et d'exécution. Les instructions données par Napoléon à Savary ayant été, selon toute probabilité, purement verbales, il est difficile d'en connaître la teneur dans toute son étendue. Les actes de Savary disent assez ce qu'elles ont pu être. Sa mission consistait à attirer Ferdinand à Bayonne. Quant à ce qu'il en raconte dans ses Mémoires, ce n'est autre chose qu'un thème très-visiblement calqué sur le document apocryphe que je viens de discuter. Il le développe dans une amplification des plus solennelles qu'il prête à Napoléon et dont l'invraisemblance est poussée jusqu'au grotesque. Et tout ce qu'il dit du reste de son rôle n'est qu'un tissu de fables grossières, débitées avec la placidité et la bonhomie de l’âme la plus ingénue. Pour donner une idée de la sincérité de ce lion apôtre, il me suffira de dire que Savary n'hésite pas à imputer à Murat seul le voyage de Ferdinand à Bayonne. Quant à lui, Savary, s'il a accompagné le jeune roi dans ce fatal voyage, c'est uniquement pour « profiter de ses relais ; » c'est ce hasard seul qui a fait que « sa voiture s'est trouvée dans le convoi de celles du roi ; » en un mot, il est aussi étranger à toute cette aventure qu'à celle du duc d'Enghien. Il déclare, en outre, avec l'autorité d'un témoin oculaire, que Napoléon n'a conçu l'idée de détrôner les Bourbons d'Espagne qu'après avoir jugé par lui-même, à Bayonne, toute l'incapacité de Ferdinand, et après y avoir été en quelque sorte contraint par l'insurrection qui éclata à Madrid à la suite de l'entrée du roi en France.

Il y aurait de la puérilité à réfuter sérieusement de pareilles assertions. La Correspondance de Napoléon démontre jusqu'à l'évidence qu'avant comme après la mission de Savary, et particulièrement en ce qui concerne le voyage des deux rois à Bayonne, Murat ne fait que se conformer aux désirs plusieurs fois exprimés de Napoléon : « Je vous ai dit, lui écrit-il le 5 avril, de faire venir à l'Escurial l'ancien roi et de vous en rendre toutefois parfaitement le maître ; de faire venir le prince de la Paix à Bayonne.... Quant au nouveau roi, vous me mandez qu'il devait venir à Bayonne. Je pense que cela ne pourrait être qu'utile. A partir de la mission de Savary, Murat n'a plus que le second rôle et laisse à Savary la conduite de l'entreprise. Il sa soumet docilement aux prescriptions d'un homme initié aux plus secrètes volontés de son maitre : « Il est à désirer, lui écrivait Napoléon le 9 avril 1808, que le prince des Asturies soit à Madrid, ou vienne à ma rencontre. Dans ce dernier cas, je 1 attendrai à Bayonne. Il serait fâcheux qu'il prît un troisième parti » — c'est-à-dire : il serait fâcheux qu'il pût s'échapper —. « Savary connaît tous mes projets et a dû vous faire part de mes intentions. Quand on connaît le but où l'on doit marcher, avec un peu de réflexion les moyens viennent facilement. » Le lendemain, 10 avril, en lui annonçant le départ de Reille « avec des instructions dans le sens de celles de Savary, » il ajoutait : « Lorsque le but que je me propose, et que vous aura fait connaître Savary, sera rempli, vous pourrez déclarer verbalement et dans toutes les conversations que mon intention est non-seulement de conserver l'intégrité des provinces et l'indépendance du pays, mais aussi les privilèges de toutes les classes, que j'ai le désir de voir l'Espagne heureuse, etc. Ceux qui veulent un gouvernement libéral et la régénération de l'Espagne les trouveront dans mon système.... Les grands qui voudront de la considération et des honneurs qu'ils n'avaient pas dans l'administration passée, la retrouveront, etc. 71 Ici c'est déjà. le futur souverain qui parle. Il apprend enfin, par des lettres de Murat, l'arrivée de Savary à. Madrid, et il lui exprime sa satisfaction en termes qui témoignent de l'accord parfait qui régnait entre ces trois hommes : « J'ai vu avec plaisir l'arrivée de Savary. Mes instructions étaient absolument conformes à ce que vous vouliez entreprendre. » (12 avril.)

Au moment où Napoléon écrivait cette lettre, il y avait déjà deux jours que le roi Ferdinand VII, décidé par les promesses que Savary lui apportait au nom de son souverain, s'était mis en route contre l'avis de ses conseillers les plus sages pour aller au-devant de Napoléon. Il avait quitté Madrid le 10 avril, laissant l'administration du royaume à une junte supérieure chargée de gouverner en son absence. Il serait difficile de s'expliquer tant d'aveuglement si l'on ne savait à quelles folles extrémités de longues incertitudes peuvent pousser un esprit combattu à la fois par la crainte, l'espérance et la passion de régner. La situation de Ferdinand était d'ailleurs telle que, même en soupçonnant, comme cela lui arrivait parfois, l'existence des trames dont il était entouré, il lui était très-difficile de prendre un parti exempt d'inconvénients et même de périls. En présence de l'accumulation croissante des troupes françaises à Madrid, on ne pouvait y séjourner plus longtemps sans se mettre à la discrétion de Murat. Il était déjà le maître de la ville, il avait le ton et les allures d'un vainqueur. D'autre part, s'enfuir pour chercher un refuge plus sûr, c'était faire justement ce qu'on avait reproché comme un crime au roi Charles IV et ce qui avait amené sa chute. C'était, en outre, rompre ouvertement avec l'empereur Napoléon. S'il avait des intentions peu amicales, c'était lui offrir le seul prétexte qui lui permit de les réaliser, car ce que ni Ferdinand ni son précepteur Escoiquiz, bel esprit nourri de réminiscences classiques, ne pouvaient admettre, c'est qu'un grand homme, un héros parvenu à un tel degré de gloire et de puissance, consentit à s'avilir au point de voler une couronne en employant des moyens de coupe-jarrets. Non, ce guet-apens n'était pas, ne pouvait pas être entré dans son esprit ; tout au plus rêvait-il quelque cession territoriale sur la rive gauche de l'Èbre en échange du Portugal, comme Izquierdo venait de l'affirmer tout récemment à la suite d'un nouveau voyage à Paris. On toucherait donc infailliblement son cœur en lui témoignant une confiance magnanime ; cela s'était vu dans une foule de tragédies.

A la vérité, l'attitude de Murat n'était nullement rassurante. Non-seulement il refusait de reconnaître le nouveau souverain, mais, tout en le pressant d'accéder aux désirs de Napoléon, il lui montrait souvent une froideur méprisante comme s'il eût dédaigné de jouer plus longtemps le rôle de dissimulation qu'il avait accepté- Mais ne fallait-il pas plutôt s'en rapporter au loyal Beauharnais qui avait toujours parlé le même langage et conseillé à Ferdinand de se jeter dans les bras de Napoléon ? L'ambassadeur ne devait-il pas être mieux informé que le général ? Et si son témoignage ne suffisait pas, n'avait-on pas celui de l'honnête Savary qui, symptôme significatif, prodiguait à Ferdinand les titres de roi et de majesté que lui refusait Murat, qui déclarait, avec sa franchise toute militaire, « qu'il arrivait à Madrid pour complimenter le roi au nom de l'Empereur ; que Napoléon tenait uniquement à s'assurer si les sentiments de Ferdinand étaient aussi favorables à la France que ceux du roi Charles, auquel cas il s'empresserait de le reconnaître ; que le meilleur moyen d'y arriver promptement était une entrevue entre les deux souverains, entrevue d'autant plus facile à réaliser que Napoléon était déjà en route pour se rendre à Madrid et se trouverait tout disposé en faveur du prince s'il le voyait accourir au-devant de lui[10]. »

Ainsi se décida ce fatal voyage, malgré les supplications de quelques serviteurs dévoués qui avaient deviné le piège. Bien qu'il n'eût aucune nouvelle de l'entrée de Napoléon en Espagne, bien qu'il sût même positivement par son frère, l'infant don Carlos, parti quelques jours avant lui, que cette entrée n'avait pas eu lieu, Ferdinand croyait n'avoir pas à dépasser Burgos. II y arriva dans la journée du 12 avril. Cette ville était occupée par Bessières qui avait reçu de Savary l'ordre, bientôt confirmé par Reille, d'employer, s'il le fallait, la force pour contraindre le jeune roi à poursuivre son voyage jusqu'à Bayonne. Ferdinand manifesta quelques hésitations qui furent bientôt surmontées par les assurances de Savary. A Vitoria il apprit, à n'en pouvoir douter, que Napoléon n'avait pas dépassé Bordeaux. Cette démonstration péremptoire des artifices et des impostures qu'on avait mis en œuvre pour l'attirer hors de son royaume fut un trait de lumière pour son esprit. Il fit venir Savary, lui déclara qu'on l'avait trompé, mais qu'il était décidé à ne pas aller plus loin. Jusqu'à Burgos, l'attitude des populations avait été surtout celle de l'enthousiasme et de l'exaltation, bien que le voyage fût généralement désapprouvé. Mais depuis qu'on s'était rapproché de la frontière, ce n'était plus qu'un cri pour déplorer cette résolution insensée. Le bon sens populaire, à la vue de ces escadrons de cavalerie qui se repliaient de tous côtés sur le passage du cortége royal, en lui fermant toutes les issues sous prétexte de lui servir d'escorte d'honneur, avait bien vite pénétré le mystère de toute cette combinaison si savamment préparée ; la foule se pressait autour des équipages en suppliant le roi de ne pas aller plus loin. A Vitoria, l'émotion populaire devint si menaçante que Savary, bien que déjà armé de tous les moyens de faire plier la résistance du roi et irrité au dernier point de son refus de partir, préféra prévenir une catastrophe en allant, avant de se décider à employer la force, chercher auprès de Napoléon, soit de nouvelles instructions, soit de nouveaux moyens de tromper sa victime.

Entouré des régiments de la division Verdier et de la cavalerie de Bessières, Ferdinand sentit la nécessité de ménager Napoléon. Il voulut au moins avoir de lui une explication rassurante. Il lui écrivit donc le jour même de son arrivée à Vitoria, en lui rappelant tous les gages de docilité et de dévouement qu'il lui avait donnés depuis son élévation au trône, le contre-ordre envoyé aux troupes espagnoles qui revenaient du Portugal, les soins dispendieux prodigués aux troupes françaises malgré le délabrement des finances, leur admission dans la capitale à l'exclusion de l'armée nationale, enfin le voyage de l'infant don Carlos et le sien propre. A toutes ces marques d'attachement, Napoléon n'avait répondu que par le silence et par un refus persévérant de reconnaître Ferdinand. Maintenant que, sur les instances réitérées de Savary, sur son assurance que Napoléon désirait seulement « savoir si le nouveau règne amènerait des changements dans la politique des deux États, » il était venu jusqu'à Vitoria, il priait instamment Sa Majesté de faire cesser la situation pénible à laquelle il était réduit par son silence.

Savary arriva à Bayonne presque en même temps que son maître, et rapporta à Ferdinand la réponse de Napoléon : « Mon frère, lui écrivait l'Empereur, j'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale. Elle doit avoir acquis la preuve dans les papiers qu'elle a eus du roi son père de l'intérêt que je lui ai toujours porté ; elle me permettra, dans la circonstance actuelle, de lui parler avec franchise et loyauté. En arrivant à Madrid, j'espérais porter mon illustre ami à quelques réformes nécessaires dans ses États.... Les affaires du Nord ont retardé mon voyage ; les événements d'Aranjuez ont eu lieu. Je ne suis point juge de ce qui s'est passé, mais ce que je sais c'est qu'il est dangereux d'accoutumer les peuples à répandre le sang et à se faire justice eux-mêmes. » Après cet étalage de bonne volonté et de maximes édifiantes, Napoléon intercédait en faveur du prince de la Paix dont le procès ne pouvait avoir lieu sans déshonorer la reine ; or, disait-il : « Votre Altesse Royale n'a d'autres droits à la couronne que ceux que lui a transmis sa mère, » paroles non moins outrageantes pour Ferdinand que pour ses vieux parents. Il expliquait ensuite son désir de causer avec Ferdinand par la nécessité de connaitre si l'abdication de Charles avait été volontaire ou forcée : « Je le dis à Votre Altesse Royale, aux Espagnols, au monde entier, si l'abdication du roi Charles est de pur mouvement, s'il n'y a pas été forcé par l'émeute d'Aranjuez, je ne fais aucune difficulté de l'admettre et je reconnais Votre Altesse Royale comme roi d'Espagne. » Après cette précaution oratoire si perfide de la part d'un homme qui avait dans sa poche la protestation que ses agents avaient dictée au roi Charles, il en venait à l'affaire du mariage. Il blâmait le prince d'avoir formulé sa demande à. l'insu de son père, car, disait-il avec componction au sujet de cette démarche qu'il avait lui-même inspirée au jeune prince, par l'entremise de Beauharnais, « toute démarche près d'un souverain étranger de la part d'un prince héréditaire est criminelle. » Tl voulait bien toutefois oublier ce crime, et il encourageait de nouveau l'illusion du malheureux jeune homme par les paroles suivantes qu'il fit soigneusement supprimer lorsqu'il jugea à propos de faire publier ce document dans le Moniteur : « Le mariage d'une princesse française avec Votre Altesse Royale je le tiens pour conforme aux intérêts de mes peuples, et surtout comme une circonstance qui m'attacherait par de nouveaux liens à une maison dont je n' ai eu qu'à me louer depuis que je suis monté sur le trône.»

Cette lettre était datée du 16 avril. Le lendemain 17 il écrivait à Bessières : « Vous trouverez ci-joint la copie d'une lettre que Savary porte au prince des Asturies. Si le prince des Asturies vient à Bayonne, c'est fort bien. S'il rétrograde sur Burgos, vous le ferez arrêter et conduire à Bayonne[11]. »

Ferdinand était toujours à Vitoria, gardé à vue comme un prisonnier par nos troupes, sous les yeux d'un peuple inquiet, frémissant, prêt à tout faire pour sauver son roi. Là encore les avertissements ne lui manquèrent pas. Un ancien ministre disgracié, don Mariano Luis Urquijo, sortit de sa retraite pour venir saluer Ferdinand, il assista au désarroi, à la détresse de ses conseillers. Dans une allocution émouvante, remplie des plus sages et des plus prophétiques prévisions, il s'efforça de les faire revenir de leur folle résolution. Il leur reprocha d'avilir la dignité de la monarchie en conduisant le roi comme un vassal et presque comme un suppliant vers un souverain étranger, sans invitation, sans préparatifs, sans aucune des formalités usitées ; il leur montra l'embûche, leur dévoila la marche et l'enchaînement de la politique artificieuse de Napoléon, le but qu'elle poursuivait et qu'elle allait atteindre par une dernière fourberie. Et comme l'Infantado se récriait, sur ce qu'il calomniait un héros : « Vous ne connaissez pas les héros, s'écria-t-il, lisez Plutarque et vous verrez qu'ils n'ont pour la plupart élevé leur grandeur que sur des monceaux de cadavres ! » Les éloquentes supplications d'Urquijo, consignées, dès cette époque, dans une lettre qu'on ne peut lire sans admiration[12], furent appuyées par Joseph d'Hervaz et par le duc de Mahon, qui proposa un plan d'évasion sur Bilbao par Mondragon. Leurs efforts échouèrent devant l'aveugle confiance d'Escoiquiz, de Cevallos, des ducs de San Carlos et de l'Infantado qui s'étaient complètement emparés de l'esprit du roi. La lettre de Napoléon, par l'ambiguïté de certains passages, était faite pour leur donner à réfléchir, mais les commentaires rassurants dont Savary l'accompagna, ses promesses d'une prompte reconnaissance, les attestations répétées qu'il donna des bons sentiments de son martre effacèrent toutes ces fâcheuses impressions, et il fut résolu que le roi poursuivrait son voyage. Au moment où il allait monter en voiture, le peuple s'ameuta et coupa les traits. Ferdinand dut se montrer en personne pour calmer l'effervescence de la foule ; il protesta qu'il partait de son plein gré, qu'il était assuré de l'amitié de l'empereur Napoléon, qu'il serait de retour avant peu.

Le lendemain 20 avril, il traversait avec sa suite la petite rivière qui sert de frontière aux deux pays, étonné du silence et de la solitude de ces lieux, jadis témoins des entrevues fastueuses des cours d'Espagne et de France, et où il s'attendait à voir les envoyés de Napoléon accourir pour le recevoir. Il alla ainsi jusqu'à Bayonne sans faire d'autre rencontre que celle de trois grands d'Espagne qu'il avait chargés d'aller complimenter l'Empereur. En échange de ce témoignage de courtoisie, ils lui apportaient une déclaration des plus sinistres qu'ils avaient recueillie de la bouche même de Napoléon. L'Empereur leur avait déclaré sans détour que les Bourbons ne pouvaient plus désormais régner sur l'Espagne. Cette communication commença enfin à. lui ouvrir les yeux et le remplit d'angoisses, mais il n'était plus temps de retourner en arrière. Il était maintenant dans les mains de son ennemi et n'avait plus rien à espérer que de son bon plaisir.

Arrivé aux portes de Bayonne, l'esprit assiégé des plus sombres pressentiments, Ferdinand fut reçu par Duroc et Berthier, qui l'escortèrent jusqu'à une maison d'aspect misérable, désignée pour lui servir de résidence. Il y était depuis environ une heure, lorsqu'il y reçut la visite de Napoléon. L'Empereur, établi au château de Marac, à peu de distance de la ville, était venu à cheval pour souhaiter la bienvenue à son hôte. Il l'embrassa avec une extrême cordialité, s'entretint quelques instants avec lui de choses indifférentes et prit congé, après l'avoir fait prier à dîner pour le jour même. Vers le soir, les voitures de la cour conduisirent Ferdinand avec sa suite au château de Marac, où l'Empereur le reçut avec les démonstrations les plus amicales. Cet accueil affectueux dissipa promptement les tristes impressions de la journée. On remarqua, il est vrai, que Napoléon ne donnait à Ferdinand que le titre de prince des Asturies ; mais comme la reconnaissance devait être précédée de certains accords politiques entre les deux souverains, personne ne s'en alarma. Cette sécurité ne fut pas de longue durée. Presque aussitôt le dîner terminé, Napoléon congédia ses hôtes en retenant seulement le chanoine Escoiquiz, auquel il avait résolu de communiquer sur-le-champ ses volontés. Savary, chargé de remplir une mission analogue auprès de Ferdinand, eut ordre de suivre le prince à Bayonne.

Napoléon avait pénétré d'un coup d'œil le caractère naïvement vaniteux du chanoine, son goût pour l'intrigue, ses prétentions au rôle d'homme d'État, au maniement des grandes affaires. Il résolut de l'éblouir et de le gagner, certain d'exercer par son entremise sur l'esprit de Ferdinand une influence aussi décisive que celle qu'il se promettait d'obtenir sur l'esprit du vieux roi par l'entremise du prince de la Paix. Resté seul avec Escoiquiz, il prit ce ton familier et caressant toujours si séduisant, si inattendu dans la bouche d'un homme puissant et redouté. Il le traita en esprit supérieur, en homme d'État dégagé des préjugés vulgaires. Il lui communiqua tout d'abord son intention de détrôner les Bourbons en dédommageant Ferdinand avec le royaume d'Étrurie. Quant à l'Espagne elle formerait une puissance indépendante ; il n'en voulait pas même garder un village. A cette révélation accablante Escoiquiz resta confondu de surprise. Napoléon invoquant alors le souvenir des scènes d'Aranjuez, lui peignit l'impossibilité où il était de reconnaître une abdication dictée par la violence, il allégua le défaut de formes, la protestation positive qui invalidaient cette renonciation ; et comme le bon chanoine s'évertuait à lui démontrer qu'elle avait été libre et volontaire : « Laissons cela, chanoine, s'écria tout à coup Napoléon en mettant de côté les précautions oratoires pour aller droit au fait, et dites-moi si je puis perdre de vue que les intérêts de mon empire et de ma maison exigent que les Bourbons ne règnent plus en Espagne ? Quand bien même vous auriez raison dans tout ce que vous avez dit, je vous répondrais : Mauvaise politique ! » et il se mit alors à lui expliquer toutes les raisons qui faisaient que l'Espagne était une possession absolument indispensable à son système. Napoléon ne pouvait plus désormais en aucun cas se fier à un prince de la maison de Bourbon, même en admettant que ce prince épouserait une princesse de la famille Bonaparte, car ce n'était pas là une garantie sérieuse. Ce n'était pars à lui qu'on pouvait présenter de tels châteaux en Espagne. Il n'y avait qu'une seule chose sensée et raisonnable, c'était le détrônement des Bourbons. Il y était résolu depuis Tilsit, il avait l'approbation de l'empereur de Russie ; l'Europe entière et bientôt l'Espagne elle-même applaudiraient, car il allait apporter aux Espagnols une constitution libérale et une complète régénération. La populace se soulèverait peut-être sur quelques points, mais il aurait pour lui la religion et les moines, et les mécontents seraient bien vite réprimés : « Croyez-moi, ajouta-t-il, j'en ai fait l'expérience : les pays où il y a beaucoup de moines sont faciles à soumettre. »

Et pendant qu'il déroulait avec une extrême volubilité ce tableau complaisant sous les yeux d'un auditeur évidemment flatté, à travers sa tristesse, d'être choisi pour confident de ces plans grandioses, ce personnage, étrange, sensible lui-même à l'effet qu'il produisait sur son interlocuteur, jouissait de le voir fasciné ; il l'enveloppait tout entier de ses câlineries ; il riait, gesticulait, s'agitait, tantôt pinçant l'oreille du bon chanoine, tantôt reprenant les attitudes d'un maître du monde.

Tandis que Napoléon prenait la peine de jouer cette curieuse comédie en présence du pauvre Escoiquiz, Savary s'acquittait avec beaucoup moins de frais de sa mission auprès de Ferdinand. Il annonça froidement au prince que l'Empereur avait résolu de substituer sa propre dynastie à celle des Bourbons, et qu'il fallait, en conséquence, renoncer à la couronne d'Espagne. On a tout dit sur Savary quand on constate qu'il se présenta le front haut, pour transmettre ce message au malheureux jeune homme, qu'à force de mensonges il avait attiré pas à pas vers l'abîme. Il est des hommes dont le mérite est de savoir bien porter la fortune ou le malheur ; ce qu'on peut dire de Savary, c'est que personne n'a jamais porté une trahison avec plus d'aisance, de sang-froid et même de fierté que ce précieux serviteur ; on voit qu'il est là dans son élément[13]. Le lendemain et les jours suivants, Napoléon reprit l'entretien avec Escoiquiz. Il lui offrit de nouveau pour Ferdinand, en échange de la renonciation demandée, ce même royaume d'Étrurie dont il avait déjà par deux fois trafiqué en dupant, avec une invariable effronterie, tous ceux qui avaient été assez simples pour accepter une compensation de la main d'un spoliateur. Cette fois, les conseillers de Ferdinand résistèrent avec une honorable opiniâtreté ; mais, ce qui peint l'espèce de cécité dans laquelle leurs illusions les avaient fait tomber, c'est qu'en persistant dans ce refus, ils s'imaginèrent amener l'Empereur à composition, fermement convaincus qu'il ne cherchait qu'à les effrayer, et demandait beaucoup pour obtenir un peu.

Napoléon, impatienté des longueurs de ce qu'il appelait lui-même sa tragédie de Bayonne, avait déjà compris que la présence du roi Charles, de la reine, et surtout du prince de la Paix, leur inspirateur à tous deux, lui était absolument nécessaire pour venir à bout de la résistance de Ferdinand. Conformément à ses ordres réitérés, Murat était enfin parvenu à tirer Godoy des mains de la junte de gouvernement qui ne voulait le relâcher à aucun prix dans la crainte de compromettre le peu de popularité qui lui restait. Il le fit aussitôt diriger sur Bayonne, où il arriva le 26 avril. La reine et le roi s'empressèrent de prendre le marne chemin, mais après avoir fait publier, sur la demande expresse de Napoléon[14], la protestation dans laquelle Charles IV rétractait son abdication comme imposée par la contrainte.

Les vieux souverains arrivaient à Bayonne irrités au plus haut point contre leur fils, auquel ils attribuaient tous leurs malheurs. Ils étaient dégoûtés d'une royauté qui ne pouvait plus être qu'un fardeau pour eux après tous les témoignages de haine et de mépris qu'ils venaient de recevoir de leurs sujets, heureux de se trouver enfin réunis en sûreté à un ami qu'ils n'espéraient plus revoir. Quant à celui-ci, qui devait la vie à l'intervention de Napoléon, et qui, en outre, craignait tout de lui, il était disposé à tout faire pour le contenter. Rien n'était plus favorable que de tels sentiments à la réalisation des projets de Napoléon, car il était facile de se servir du père pour obtenir la renonciation du fils, et plus facile encore de se faire céder par Charles IV une couronne qui ne pouvait plus avoir aucun prix à sas yeux. On commença donc par s'assurer de l'assentiment du prince de la Paix, dont on n'eut pas de peine à gagner la connivence dans l'état de découragement où il était tombé. Napoléon lui fit part de son intention de punir Ferdinand en le forçant de faire amende honorable devant ses parents, moyen sûr de flatter des cœurs dans lesquels une seule passion était restée vivante, celle de la vengeance. Il lui énuméra ensuite les riches compensations qui devaient les consoler de la perte d'une souveraineté précaire, déchirée par les factions, odieuse si elle avait à se maintenir par la force, méprisée si elle cédait aux caprices populaires.

Charles IV fit son entrée à Bayonne le 30 avril avec la reine. Partout, sur leur route, Napoléon leur fit rendre les honneurs royaux avec une pompe, une ostentation inusitées, et d'autant plus faites pour les toucher qu'ils avaient reçu des populations espagnoles un accueil bien différent. En descendant de voiture, le vieux roi, toujours simple et bon, incapable de pénétrer les noires trames dans lesquelles il avait été enlacé, se jeta en pleurant dans les bras de celui qui venait de ruiner sa maison, qui avait apporté la honte et la révolte au sein de sa famille, qui allait avant peu mettre l'Espagne entière à feu et à, sang ; il le serra sur son cœur, l'appela son ami et son soutien. Napoléon reçut en souriant d'un air de douce sérénité ces témoignages d'affection qui, pour tout homme de cœur et d'honneur, eussent été plus difficiles à supporter que des malédictions. Pendant que le vieillard qu'il avait si lâchement abusé et perdu, en retour de sa constante amitié, s'abandonnait à ces effusions de reconnaissance et repoussait avec un tremblement de colère les embrassements d'un fils, Napoléon, en dilettante consommé qu'il était, se livrait à des études de physionomie sur les acteurs de cette scène. Le lendemain, 1er mai, écrivant à Talleyrand, après une longue interruption de correspondance, il lui faisait part de ses observations : « Le roi Charles, lui disait-il, est un brave homme. Je ne sais si c'est sa position ou les circonstances, il a l'air d'un homme franc et bon. La reine a son cœur et son histoire sur sa physionomie, c'est vous en dire assez.... Le prince de la Paix a l'air d'un taureau ; il a quelque chose de Daru... Il est bon qu'on le décharge de toute imputation men son-gère, mais il faut le laisser couvert d'une légère teinte de mépris. »

Le portrait du prince des Asturies était beaucoup moins flatté ; il est vrai que c'était le seul de ces divers personnages qui eût résisté à ses volontés : « Le prince des Asturies est très-bête, très-méchant, très-ennemi de la France. » Il est certain que Ferdinand VII réalisa amplement plus tard ce fâcheux pronostic ; mais eût-il été doué du plus heureux naturel, il est difficile qu'il ne fût pas devenu tel à la suite d'une entrée dans la vie sous de pareils auspices. Napoléon racontait ensuite avec indignation qu'il avait fait arrêter les courriers du malheureux prince, et qu'il avait lu dans ses lettres l'expression de maudits Français. Il était tout ému de cet abominable outrage. En ajoutant à toutes ses trahisons ce honteux procédé de la violation du secret des lettres, il aurait voulu sans doute trouver dans les confidences de sa victime des bénédictions pour lui et pour ses soldats !

Les vieux souverains retrouvèrent leur favori avec des transports de joie. Godoy leur communiqua sur- le-champ les volontés de Napoléon. Ils n'avaient ni le pouvoir, ni même le désir de s'y opposer. Ils n'aspiraient plus qu'au repos et à la sécurité de la vie privée. Mais leur haine et leur ressentiment contre le fils auquel ils attribuaient tous leurs malheurs n'avaient fait que s'accroître, et ils saisirent avec une ardeur presque sauvage l'occasion qu'on leur offrait de se venger de lui. Le vieux roi fit venir Ferdinand en présence de Napoléon, de la reine, de Godoy, et là, après l'avoir accablé des plus sanglants reproches, il le somma de lui rendre une couronne obtenue par l'usurpation. Alors, la reine se joignant à son époux, se répandit en invectives et en malédictions. Le prince, impassible, repoussa l'accusation en termes respectueux, mais fermes ; et comme il opposait des refus persistants à des instances de plus en plus menaçantes, le vieillard, tout perclus de rhumatismes, se leva en chancelant et brandit sa canne sur la tête du jeune homme.

A la suite de cette déplorable scène la question fut reprise par voie de correspondance. Ferdinand consentit à restituer la couronne, mais à condition que sa renonciation serait faite à Madrid en présence de l'assemblée des cortès et en faveur de Charles IV seulement. Charles repoussa ces conditions dans une lettre dictée par Napoléon et dans laquelle il établissait « que l'Espagne ne pouvait plus être sauvée que par l'Empereur » (2 mai). Deux jours après, il rendit un décret en vertu duquel Murat était investi de tous les pouvoirs en Espagne et recevait le titre de lieutenant général du royaume. Ferdinand résistait toujours ; et l'on ne peut dire à quelles extrémités Napoléon se serait porté contre son prisonnier pour le faire plier, sans le grave événement qui vint lui épargner de nouvelles violences.

Le 5 mai, vers quatre heures, un aide de camp de Murat, accouru de Madrid à franc étrier, apporta à Napoléon un récit sommaire de l'insurrection qui venait d'éclater dans cette capitale. Les faits qui avaient accompagné et suivi l'entrée des troupes françaises en Espagne avaient un sens tellement clair, ils avaient un caractère si patent de fraude, de violence, de mépris pour tous les droits, et même pour ces susceptibilités innées qu'on évite de froisser chez les peuplades les plus incultes, que l'irritation de la nation espagnole contre ces envahisseurs hypocrites qui lui apportaient la servitude en invoquant la fraternité, avait pris rapidement les proportions les plus alarmantes. Mais Murat ne pensait qu'à ce trône auquel il croyait toucher ; il considérait une émeute comme une chance heureuse qui lui en aplanirait le chemin. Napoléon lui-même, loin de la redouter, l'appelait de tous ses vœux depuis que les princes étaient en son pouvoir. Il en était resté à son treize vendémiaire, à son insurrection du Caire, à son vieux thème des lettres à Joseph. Une bonne émeute, exemplairement écrasée, et laissant après elle une longue impression de terreur, était à ses 3-eux une base excellente pour une domination nouvelle, et le gage assuré d'une tranquillité durable. Quant à un soulèvement général, à l'insurrection de toute une nation, il n'avait jamais rien vu de semblable et ne croyait pas ce phénomène, possible. Une autre de ses opinions non moins erronée, c'est qu'en tenant Madrid on tenait toute l'Espagne. Jugeant tous les pays avec ses préjugés de centralisation il n'avait pas la moindre idée de la farce qu'avaient conservée en Espagne les institutions provinciales et le patriotisme qu'elles développent. Il avait prévu la crise, il la désirait, au besoin il était homme à la provoquer ; mais il n'en soupçonnait en rien le danger. Il avait donc prescrit à Murat de choisir de bonnes positions militaires, de camper le plus possible par divisions et aux environs de la ville, et en cas d'émeute d'occuper seulement les têtes de rues sans y engager les troupes.

L'effervescence produite à Madrid par tant de surprises et d'humiliations successives avait été aggravée au plus haut point par les procédés insolents et despotiques de Murat. Elle n'attendait plus qu'une occasion pour éclater en guerre ouverte lorsqu'on y apprit que le lieutenant de Napoléon se disposait à envoyer à Bayonne les derniers membres de la famille royale d'Espagne, c'est-à-dire l'infant don Francisco, le plus jeune frère de Ferdinand, Don Antonio son oncle, la reine d'Étrurie avec ses enfants. La junte suprême, lorsque Murat lui communiqua ses intentions, résolu d'abord de s'opposer à leur exécution. Mais, comme elle n'avait de Ferdinand que des instructions contradictoires lui enjoignant tour à. tour la résistance ou la soumission, selon que le ressentiment ou la peur l'emportaient dans son esprit, et comme les troupes dont elle pouvait disposer à Madrid ne s'élevaient qu'à trois mille hommes, elle s'effraya et donna son consentement. Le 2 mai 1808, dès le matin, la foule s'assembla sur la place du Palais où le départ devait s'effectuer. La reine d'Étrurie parut la première et monta en voiture avec ses enfants ; comme elle était peu aimée en raison de ses relations avec Murat, on la laissa partir sans prote Cation. Deux voitures restaient sur la place, et le bruit se répandit, que l'infant don Francisco pleurait en refusant de partir. Dans ce moment survint un aide de camp de Murat qui se dirigeait vers le palais ; il fut assailli par le peuple et à grand peine arraché à la mort. Des troupes sont envoyées aussitôt pour dissiper les rassemblements ; elles font feu sur cette foule désarmée qui se disperse dans toutes les directions en criant vengeance. Nos soldats isolés sont massacrés mais en petit nombre ; les troupes de Murat étaient depuis longtemps prêtes pour le combat. Elles occupent les principales issues de la ville, elles en balayent les rues avec leur artillerie. La lutte était trop inégale pour se prolonger longtemps. Lorsque les rangs des patriotes s'éclaircissent, Murat y précipite la cavalerie de la garde, les lanciers polonais, les mameluks qui poursuivent les fugitifs et les sabrent jusque sur le seuil de leurs maisons. Les troupes espagnoles con- signées dans leurs quartiers ne prirent aucune part à la lutte à l'exception d'une compagnie d'artillerie qui livra au peuple le parc dont elle avait la garde et dont les officiers Velarde et Daoiz se firent héroïquement tuer pour leur pays. Ce point fut le seul où l'insurrection put offrir quelque résistance, et une fois le parc d'artillerie enlevé, tout fut terminé. Nos pertes s'élevaient à trois ou quatre cents morts, celles des in- surgés à sept à huit cents, autant qu'il est permis de conclure sur des récits absolument contradictoires. La junte intercéda auprès de Murat qui promit une amnistie générale en échange d'une entière soumission.

Cette promesse du général français fit tout rentrer dans l'ordre, et un grand nombre d'insurgés confiants en sa parole avaient regagné leurs demeures lorsqu'on apprit que le massacre avait recommencé, mais cette fois saris avoir l'excuse d'une insurrection. Murat, jugeant sans doute que la leçon n'avait pas été assez terrible, avait fait saisir chez eux beaucoup d'Espagnols qui étaient retournés à, leurs occupations, et, au mépris de la parole donnée, il en avait fait fusiller une centaine sans jugement, exemple mémorable de la cruauté froide et réfléchie que la soif de régner peut inspirer à un homme né avec des instincts bons et généreux. Cette fois Murat n'avait plus en vue la répression mais la sécurité de sa future royauté, il n'agissait plus en général mais en roi, il montrait une âme vraiment royale, s'élevait du premier coup à la grande politique, laissant les scrupules aux petits esprits incapables de comprendre la raison d'État. Il se créait à la couronne d'Espagne des titres tels que Napoléon ne pourrait les méconnaître sans se renier lui-même, car jamais les préceptes de ce maître en machiavélisme n'avaient été appliqués avec plus de vigueur, de fidélité et d'à-propos.

Mais le sang que Murat venait de répandre ne devait profiter ni au maitre ni à l'élève. En ce qui concerne Napoléon, on peut dire que la journée du 2 mai fut un coup mortel porté à sa domination, tant l'exécration qu'elle fit naître dans tous les cœurs espagnols fut unanime et profonde. Quant à Murat, une cruelle déception l'attendait. Il est permis de croire qu'il éprouvait au fond du cœur quelque honte et quelque remords d'avoir commis de pareilles atrocités, mais combien ces sentiments ne durent-ils pas devenir plus amers lorsqu'il s'en vit dérober le prix ? Le jour même où il faisait fusiller les patriotes de Madrid, Napoléon lui signifiait de Bayonne qu'il devait renoncer pour toujours à ce trône tant convoité à ce trône pour lequel il venait de verser tant de sang et de se parjurer lui-même. On lui offrait à la vérité de riches compensations, mais des, compensations qu'il considérait presque comme injurieuses pour lui dans la fièvre d'orgueil et d'ambition qui s'était emparée de son esprit. « Je destine le roi de Naples à régner à Madrid, lui écrivait Napoléon. Je veux vous donner le royaume de Naples ou celui du Portugal. Répondez-moi sur le champ ce que vous en pensez, car il faut que cela soit fait dans un jour. » (2 mai.)

En attendant que le contrecoup de l'émeute et des tueries de Madrid se fit sentir dans tout le royaume où il devait retentir comme un appel aux armes, Napoléon put croire qu'il en recueillerait les fruits les plus heureux. L'événement lui servit d'abord à vaincre la résistance de Ferdinand, dont il n'avait pu venir à bout jusque-là. Le roi Charles, poussé par l'empereur manda de nouveau son fils devant lui, l'accusa d'être l'auteur de l'insurrection de Madrid, le menaça de l'en rendre responsable, et enfin lui déclara que maintenant plus que jamais il n'avait qu'un seul moyen de se justifier, c'était de renoncer au trône. Et comme le prince immobile, les yeux baissés, gardait un silence obstiné, Napoléon l'interpella lui-même avec les menaces les plus violentes : « si d'ici à minuit, lui dit-il, vous n'avez pas reconnu votre père pour roi légitime et ne le mandez à Madrid, vous serez traité comme rebelle. » Ces paroles, sont celles que l'empereur rapporte dans sa correspondance, mais des témoins dignes de foi assurent qu'il menaça Ferdinand de le faire mettre à mort, et leur assertion n'a rien que de très-vraisemblable. Le prince terrifié céda enfin. Il signa deux renonciations successives, l'une en date du 6 mai en faveur de son père et en sa qualité de roi de fait, l'autre datée du 10, en faveur de Napoléon et en sa qualité d'héritier de la couronne. Le roi Charles n'avait pas même attendu ces deux actes pour céder à Napoléon tous ses droits au trône des Espagnes et des Indes en échange des châteaux de Compiègne et de Chambord et d'une rente de trente millions de réaux (5 mai). Ferdinand reçut en échange de ses droits le château de Navarre avec un revenu de 400.000 francs et 600.000 fr. de rente viagère. Les trois infants reçurent des pensions. L'Espagne et ses colonies étaient ainsi acquises à Napoléon moyennant une somme totale de dix millions par an, mais cette somme c'était l'Espagne elle-même qui devait la payer ! « Cela fera en tout dix millions, écrivait Napoléon à Mollien le 9 mai. Toutes ces sommes seront remboursées par l'Espagne. » L'histoire de cette mémorable transaction serait incomplète, si nous n'ajoutions que, moins de trois mois après le jour où elle avait été signée, Ferdinand était en instance auprès du trésor français pour obtenir le payement des deux premiers mois de sa pension[15]. Celle du roi Charles n'était pas mieux payée, et c'est en septembre seulement qu'il recevait son arriéré du mois de juillet.

Napoléon était triomphant, rayonnant, de joie. Qui pourrait désormais contester ses droits ? Quelle stipulation, quel contrat avait jamais été conclu plus régulièrement, quelle convention mieux faite selon toutes les formes ? Une seule chose lui donnait de l'humeur. Le roi Charles semblait très-bien prendre son parti de sa mésaventure, c'était « un bon el brave homme, » mais Ferdinand était sombre et taciturne : « Quant au prince des Asturies, écrivait-il à Talleyrand le 6 mai, c'est un homme qui inspire peu d'intérêt. Il est bête au point que je n'ai pu en tirer un mot. Quelque chose qu'on lui dise, il n'y répond pas. Qu'on le tance ou qu'on lui fasse des compliments il ne change jamais de visage. Pour qui le voit son caractère se dépeint par un seul mot : un sournois. »

Napoléon ne pouvait concevoir que Ferdinand ne montrât pas plus de satisfaction. Il n'était même pas loin de prétendre à sa reconnaissance. Que lui manquait il donc à ce farouche personnage ? que lui fallait-il de plus ? tout ne s'était-il pas passé dans les règles ? ne devait-il pas comprendre que sa tristesse insultait à la joie du héros ? Napoléon se hâta d'écarter cette triste figure ; il dirigea le Prince ainsi que ses frères sur Valençay, en leur donnant une escorte d'honneur de quatre-vingts gendarmes. Par un trait de cette ironie cynique et méchante qui ne l'abandonnait jamais, il chargeait le frondeur Talleyrand de veiller à leurs plaisirs : « Je désire, lui écrivait-il à ce sujet, que ces princes soient reçus sans éclat extérieur, mais honnêtement, et que vous fassiez tout ce qui sera possible pour les amuser. Si vous avez à Valençay un théâtre et que vous fassiez venir quelques comédiens. Il n'y aura pas de mal. Vous pourriez y amener Mme de Talleyrand avec quatre ou cinq dames. Si le prince des Asturies s'attachait à quelque jolie femme, cela n'aurait aucun inconvénient, surtout si on en était sûr. J'ai le plus grand intérêt à ce que le prince des Asturies ne commette aucune fausse démarche. Se désire donc qu'il soit amusé et occupé. La politique voudrait qu'on le mît à Bitche, ou dans quelque château fort ; mais comme il s'est jeté dans mes bras, qu'il m'a promis de ne rien faire sans mon ordre, et que bout va en Espagne comme je le désire, j'ai pris le parti de l'envoyer dans une campagne en l'environnant de plaisirs et de surveillance. Que ceci dure le mois de mai et une partie de juin, les affaires d'Espagne auront pris une tournure et je verrai alors le parti que je prendrai. Quant à vous, votre mission est assez honorable. Recevoir chez vous trois illustres personnages pour les amuser est tout à fait dans le caractère de la nation et dans celui de votre rang[16] ».

On ne dit pas quels sentiments agitèrent l'âme de Talleyrand à la lecture de la lettre qui lui confiait cette mission honorable, mais on peut juger par ces ignominieuses instructions qu'il ne pouvait décliner sans se perdre, que si cet homme d'État est devenu dès cette époque un des plus mortels ennemis de Napoléon, ce ne sont pas les griefs qui lui ont manqué. L'empereur savait que Talleyrand se permettait dans l'intimité des propos très-libres au sujet de cette glorieuse entreprise d'Espagne. Le diplomate se vantait de l'avoir déconseillée, il la déclarait impolitique et dangereuse. Eh bien ! bon gré ou malgré, il s'y trouverait à jamais compromis, compromis pour y avoir joué le rôle le plus fâcheux et le plus déshonorant, compromis pour y avoir servi à la fois de geôlier et d'entremetteur au prince dépossédé. Et c'est là ce que Napoléon à Sainte-Hélène, ouvrant sa grande âme au pieux Las Cases, appelait « une sorte de malice ! » charmante malice en vérité ! et qui clôt dignement la longue suite d'infamies qui venaient d'aboutir aux deux traités de Bayonne[17].

Il ne restait plus qu'à prendre possession de ce magnifique royaume, qu'on venait d'acquérir à si bon marché, car bien que l'Espagne fût déjà inondée de nos troupes, nous étions encore loin d'avoir occupé toutes les provinces. Mais cette prise de possession ne pouvait faire aucune difficulté, Napoléon en était convaincu, et il fallait que tout le monde le crût comme lui « Je regarde le plus gros de la besogne comme fait, écrivait-il le 6 mai, quelques agitations pourront avoir lieu, mais la bonne leçon qui vient d'être donnée à la ville de Madrid, celle qu'a reçue dernièrement Burgos, doivent nécessairement décider promptement les choses. » Et le 14 mai il mandait à Cambacérès : « L'opinion de l'Espagne se ploie selon mon désir. La tranquillité est rétablie partout, et il parait qu'elle ne sera troublée nulle part. » Le 16 à Talleyrand : « Les affaires d'Espagne vont bien et vont être entièrement terminées. »

Vaine et pitoyable illusion ! Non, les affaires d'Espagne n'étaient pas terminées, elles allaient commencer ! Mais les apparences et les probabilités n'étaient-elles pas toutes en sa faveur ? Ne devait-il pas croire, lui, le maitre de tant d'empires, qu'il aurait facilement raison d'une nation sans chefs, sans argent, sans armée, et séparée par la mer de toutes les puissances continentales, excepté de celle qui l'opprimait ? Était-il vraisemblable qu'un ramassis de bourgeois et de paysans pût tenir tête aux légions qui avaient vaincu l'Europe ? Ainsi tout concourait à le tromper, tout, jusqu'à la facilité inouïe, inconcevable avec laquelle il avait mené à bonne fin les préliminaires de son usurpation. Ses succès même n'ont fait que mieux lui cacher ce piège de la fortune. Il a résolu d'introduire ses armées en Espagne, elles y ont été reçues à bras ouverts ; il a voulu se rendre maitre des places fortes, on les lui a livrées ; il a demandé l'éloignement des troupes espagnoles, on les a fait partir ; il a exigé l'occupation de la capitale, il l'a obtenue ; il a cherché à attirer les deux rois en France, ils y sont venus ; il les a sommés de renoncer au trône, ils ont abdiqué. Dès le premier moment, tout le monde s'est soumis, a plié devant ses volontés, a cédé à ses ruses ou à ses violences, il n'a pas rencontré un seul obstacle, ni dans les hommes ni dans les choses, tant cette vieille monarchie est caduque, décrépite, épuisée. Et maintenant qu'il y commande à cent vingt mille hommes, qui oserait parler de résistance ? Mais c'est là que le châtiment attend cet invincible, car c'est par ce faible adversaire que Napoléon va se voir saisi, enlacé d'une étreinte si forte et si tenace que rien ne pourra plus l'en délivrer. Semblable au lutteur de la légende antique du premier effort de son bras puissant il a fendu le tronc du chêne séculaire. Mais voici que les parties disjointes se sont soudain rapprochées, et sa main est restée prise dans cet étau vivant. Il veut la dégager, l'étreinte se resserre. La chair et le bois ne font plus qu'un. Le géant se trouble, il ébranle la terre de ses secousses désespérées. Fureurs inutiles ! L'arbre vainqueur le tient ; il embrasse de plus en plus étroitement son captif ; et déjà la nuit tombe et les bêtes fauves viennent rôder autour de leur proie.

 

 

 



[1] Napoléon à Clarke, 28 janvier 1808.

[2] Napoléon à Murat, 6 et 9 mars 1808.

[3] Napoléon à Champagny, 9 mars.

[4] Napoléon à Murat, 23 mars.

[5] Napoléon à Murat, 23 mars.

[6] Lettres de Napoléon à Murat, du 8 au 16 mars 1808.

[7] Les lettres de la reine d'Espagne furent publiées dans le Moniteur du 5 février 1810.

[8] Napoléon à Murat, 9 avril.

[9] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, tome VIII. Appendice.

[10] Escoiquiz, Des motifs qui ont engagé le roi Ferdinand à se rendre à Bayonne. — Cevallos, Exposé des moyens employés pour usurper la couronne d'Espagne.

[11] Napoléon à Bessières, 17 avril 1808.

[12] Lettre à don Gregorio de la Cuesta, en date du 13 avril. Llorente, Mémoires pour servir, etc.

[13] Savary a affirmé résolument dans ses Mémoires qu'il n'avait tait cette démarche auprès de Ferdinand que beaucoup plus tard, et sur son assurance plusieurs écrivains l'ont déclaré calomnié. Mais la date de sa démarche est établie d'une façon certaine par deux lettres de M. de Cevallos, toutes deux écrites le 27 avril 1808, et dont l'une a été publiée dans le Moniteur (5 février 1810), l'autre dans les Mémoires d'Azanza et d'O-Farrill.

[14] Napoléon à Murat, 25 avril.

[15] Voir dans les Mémoires du roi Joseph la lettre d'Azanza à Urquijo en date du 18 août 1808.

[16] Les éditeurs de la Correspondance de Napoléon n'ont eu garde de publier cette pièce caractéristique C'est à M. Thiers qu'on la doit.

[17] Voir et comparer sur cette époque les Mémoires de Cevallos, d'Escoiquiz, d'Azanza et O-Farrill, les pièces publiées par Llorente, les Mémoires historiques de l'abbé de Pradt, les Souvenirs diplomatiques de Lord Holland, l'Histoire du comte de Toreno, les Mémoires de M. de Bausset. Quant aux Mémoires du Prince de la Paix, quoique rédigés sous les yeux de Godoy, ils contiennent peu de renseignements utiles.