Nous
avons laissé Junot et son armée pénétrant en Espagne avec la mission
d'envahir le Portugal, et de s'en emparer pour Napoléon, contrairement aux
stipulations du traité de Fontainebleau violé aussitôt que conclu. Nous
l'avons vu traverser ces provinces amies en faisant partout lever des plans
sur son passage pour des opérations inconnues, pendant qu'une seconde armée
de quarante mille hommes se concentrait sur la frontière d'Espagne. Ces
indices menaçants, mais encore ignorés, des dispositions de Napoléon à
l'égard de la cour de Madrid, recevaient, au même instant, des démarches de
notre ambassadeur Beauharnais, un complément de signification qui est un
nouveau trait de lumière pour l'histoire. Ancien membre de la Constituante,
ancien soldat de l'armée de Condé, Beauharnais était le frère du premier mari
de Joséphine ; il avait remplacé à Madrid le général Beurnonville. Ame simple
et loyale, pleine d'illusion et de bonne volonté, très-capable de céder à un
mouvement généreux, cet ambassadeur était l'homme le moins fait pour pénétrer
les calculs de la politique qu'il allait servir. C'est pour cette raison même
qu'on l'avait choisi, car sa droiture devait inspirer confiance, et Napoléon,
qui aimait toujours le zèle dans ses serviteurs, n'aimait pas, en beaucoup
d'occasions, qu'ils fussent trop clairvoyants. Il lui fallait à Madrid un
agent d'un dévouement sûr, d'une honorabilité reconnue, dont la perspicacité
ne pût dans aucun cas devenir gênante, et qui tromperait d'autant plus
facilement les autres, qu'il serait lui-même le premier trompé. Qu'il ait eu
en vue dans Beauharnais l'homme qui réunissait le mieux ces conditions,
lorsqu'il le nomma ambassadeur au mois de mars 1807, ce n'est guère
supposable ; mais ce qui est certain, c'est que, hasard ou préméditation, il
avait là le personnage qu'il lui fallait, qu'il lui fit jouer ce rôle, et
qu'il eût difficilement trouvé un homme en état de le mieux remplir par ses
qualités comme par ses défauts. L'esprit le plus fertile est nécessairement
borné dans ses combinaisons ; à la guerre comme dans la politique, Napoléon
s'est souvent répété et copié lui-même, à tel point qu'on pourrait réduire sa
méthode en toute chose à un certain nombre de procédés invariables ; il était
en cette occasion son propre plagiaire. La mise en œuvre de l'affaire
d'Espagne offre avec celle de Venise des analogies frappantes, et Beauharnais
allait remplir auprès de la cour de Madrid la mission que Villetard avait
remplie en 1797 auprès de la république vénitienne avec non moins d'aveuglement
et de bonne foi. Certaines besognes ne se confient d'ordinaire qu'à des
agents déconsidérés, le grand art consiste à les faire accomplir par des
instruments honnêtes. Dès son
arrivée à Madrid, Beauharnais était devenu le centre des mille intrigues
d'une cour faible et divisée, pour qui le représentant de Napoléon était une
redoutable influence à ménager. Entre un favori impopulaire, odieux à la
nation par ses légèretés et par ses complaisances envers l'étranger, odieux à
Napoléon par ses velléités de révolte, et un jeune prince qui ne s'était
encore fait connaître que par son inimitié contre ce même favori, les
préférences personnelles de l'ambassadeur ne pouvaient être douteuses, et ses
instructions n'étaient pas de nature à le détourner de ce penchant. Il devait
tout naturellement donner ses sympathies au prince des Asturies, ne fût-ce
que par opposition au prince de la Paix, en y mettant toutefois la réserve
que lui commandaient ses fonctions. Les divisions intestines de la cour
d'Espagne avaient pris récemment un caractère d'animosité extrême, comme
toutes les fois que de telles mésintelligences trouvent un aliment dans les
passions nationales et dans un réel malaise. Après un inutile effort pour
désarmer et gagner le prince des Asturies en lui faisant épouser sa propre
belle-sœur dona Maria-Luisa de Bourbon, Manuel Godoy n'avait plus songé qu'à
profiter de la faveur royale pour accroître son pouvoir de façon à se trouver
en état de faire ses conditions à un moment donné, et à rendre la haine de
ses ennemis aussi impuissante dans l'avenir qu'elle l'était dans le présent.
De là les nouvelles dignités qu'il s'était en quelque sorte décernées à lui-même,
le titre d'altesse, la charge de grand amiral, le commandement suprême de la
maison militaire du roi, enfin cette principauté des Algarves qu'il s'était
fait donner en Portugal par le traité de Fontainebleau, comme un refuge
assuré contre une persécution prévue. Ces précautions dont le sens n'était un
mystère pour personne, grossies par la crédulité publique qui évaluait à des
sommes fantastiques les trésors amassés dans le même but, n'avaient fait
qu'exaspérer les adversaires du prince de la Paix et envenimer les ressentiments
populaires. Le bruit courait qu'il avait été jusqu'à vouloir changer la ligne
de successibilité au trône et même jusqu'à rêver un changement de dynastie. Pendant
qu'il faisait tout pour fortifier sa position et accroitre encore cette
fortune insolente, objet de tant d'envie, sa victime supposée, le prince des
Asturies, vivait dans la retraite et l'isolement, avec une tristesse
affectée, suspect à sa propre famille, en hostilité presque ouverte avec le
roi son père. Il entretenait des intelligences secrètes avec tout ce qu'il y
avait de mécontents, offrant aux ambitieux la perspective des faveurs d'un
nouveau règne, au peuple l'espoir chimérique d'une renaissance de l'Espagne
humiliée. Au fond la partie ne se jouait nullement entre Charles IV et son
fils le prince des Asturies, mais entre deux favoris dont l'un, Manuel Godoy,
était le favori du père, et l'autre, Juan Escoiquiz, le favori du fils. Ce
chanoine, ancien précepteur du prince des Asturies, était un lettré vaniteux,
rempli d'ambition et de fatuité, qui avait assez bien donné sa mesure en
traduisant tour à tour le Paradis perdu, de Milton, et le Monsieur Botte,
de Pigault Lebrun. D'une étourderie remuante mais déguisée sous la gravité
ecclésiastique, d'un esprit borné, quoique non dépourvu d'une certaine
finesse, étranger au monde comme aux affaires, mais convaincu que la
connaissance des livres lui donnait la connaissance des hommes, Escoiquiz
n'avait vu dans les fonctions qu'il occupait auprès de l'héritier de la
couronne, qu'un moyen facile de s'emparer de bonne heure de l'esprit de son
élève. Il espérait jouer un jour sous le règne de Ferdinand le rôle que Godoy
jouait sous le règne de Charles. Relégué à Tolède à la suite de ses premières
intrigues, l'artificieux chanoine était de retour à Madrid depuis le mois de
mars 1807 ; il y avait repris ses menées avec une activité aiguillonnée par
le désir de la vengeance. Escoiquiz
ne tarda pas à connaître les dispositions de Beauharnais ; il résolut de les
utiliser en faveur du prince des Asturies. Il savait que le roi et la cour
tremblaient devant Napoléon ; s'il parvenait à gagner une si puissante
protection, le crédit du favori déjà si ébranlé auprès de la nation, n'ayant
plus pour appui que le fol engouement de la reine et l'aveuglement du roi,
serait forcé de céder devant tant d'influences conjurées. Le moyen de gagner
l'amitié de Napoléon était très-simple, au dire du chanoine. L'empereur des
Français s'était montré très-friand d'alliances royales ; il ne s'agissait
donc que d'obtenir de lui la main d'une princesse du sang impérial pour le
prince des Asturies. Escoiquiz se mit en conséquence en redations avec
l'ambassadeur de France dans le courant du mois de juillet 1807, et dès la
première entrevue lui communiqua cette singulière requête. Beauharnais,
enchanté de la demande, mais craignant avec raison de se compromettre, tant
était insolite une telle démarche faite par l'héritier présomptif à l'insu de
son père, promit d'en référer à son gouvernement. Il lui transmit en effet
cette demande, d'abord en termes obscurs, puis avec les détails les plus
clairs et les plus circonstanciés. Napoléon lui fit prescrire d'encourager
ces ouvertures, mais de dire qu'elles étaient encore trop vagues pour qu'on
pût prendre un engagement précis. Beauharnais continua donc ses entrevues
mystérieuses avec Escoiquiz pour l'amener à faire un pas de plus ; il les
continua non-seulement avec l'autorisation de son gouvernement, mais par son
ordre. Et Napoléon voulait si bien que Beauharnais fût trompé, afin de rendre
son évidente loyauté plus persuasive, que, chose inouïe, sans précédents en
diplomatie, il lui laissa ignorer la conclusion du traité de Fontainebleau.
En divulguant les avantages personnels que ce traité faisait à Godoy par la
rétrocession des Algarves, on aurait mis fin aux avances que l'ambassadeur
prodiguait à Ferdinand, on aurait dévoilé la perfidie de ce double jeu auquel
Beauharnais aurait certainement refusé de se prêter plus longtemps. Il semble
cependant que Napoléon, honteux d'employer sa diplomatie à de pareilles
intrigues, ou plutôt craignant de s'y trouver compromis, conçut un instant
l'idée de défendre à Beauharnais de pousser les choses plus loin. Il existe,
en effet, une lettre adressée à Champagny dans laquelle l'Empereur exprime en
même temps qu'un blâme énergique au sujet des manœuvres qu'il avait
conseillées, la crainte de voir son ambassadeur tomber dans les pièges qu'on
lui tend[1]. Mais cette lettre, ou n'était
qu'un désaveu anticipé en prévision d'un accident, ou fut annulée par des
instructions subséquentes, car Beauharnais, loin de mettre un terme à cette
négociation dangereuse, la poursuivit plus vivement que jamais, et la poursuivit
avec l'autorisation de son gouvernement. Déjà il l'avait amenée, par ses
insistances, à un point où elle n'avait plus rien de ce vague qu'on lui avait
d'abord reproché. Le 30 septembre, il se plaignait de n'avoir que des
promesses en paroles, il exigeait des garanties avant de s'engager plus avant
dans cette affaire. Le 12 octobre, il reçut, enfin, par l'entremise
d'Escoiquiz, une sorte de supplique datée du 11, et signée du prince des
Asturies, à l'adresse de l'empereur des Français. Le jeune prince élevait la
voix vers cc le héros qui effaçait tous ceux qui l'avaient précédé », et
après lui avoir dépeint l'état d'oppression dans lequel il vivait, implorait
« sa protection paternelle ; » il le priait « de daigner lui accorder
l'honneur de s'allier à la famille impériale. » Il est
inutile de faire ressortir la gravité d'une pareille démarche sous un
gouvernement monarchique. La demande en mariage, quelque offensante qu'elle
fût pour les droits paternels, n'était rien auprès de cette dénonciation d'un
père par son fils, de cet appel à l'intervention d'un souverain étranger.
Cette lettre, rapprochée des pièces encore plus compromettantes que
rédigeaient en ce moment même les conseillers du prince des Asturies et qui
devaient être avant peu saisies chez lui, constituait une véritable
conspiration, sinon contre le roi lui-même, du moins contre son gouvernement. Tel
était le point précis auquel Napoléon avait amené les affaires d'Espagne au
moment de la signature du traité de Fontainebleau. Pendant que ses troupes
traversaient le territoire de la Péninsule avec l'ordre formel de ne remplir
aucune des conditions du traité, ou s'accumulaient sur la frontière sous pré-
texte de la faire respecter, ses agents à Madrid encourageaient sous-main la
révolte du fils contre le père. Tout prêt à profiter de leurs intrigues qu'il
dirige, et maître désormais de ce document décisif dans lequel on implore sa
justice, il épie en silence une occasion favorable ; il peut, en choisissant
son heure, intervenir, soit en chevalier protecteur de l'innocence, soit en vengeur
des droits méconnus de l'autorité royale et paternelle. C'était là une
situation admirablement préparée pour son entrée en scène ; et si, comme le
soutiennent ceux qui ne voient aucune corrélation dans ces divers événements,
le hasard seul avait produit ces opportunités si ingénieusement combinées, on
est forcé de convenir que le hasard y mettait non-seulement de la bonne
volonté, mais un art des plus remarquables. Napoléon
se trouva pourtant mis en demeure de se prononcer un peu plus tôt qu'il ne
l'avait prévu, par suite d'un événement d'ailleurs fort explicable dans l'état
de discorde où se trouvait la cour de Madrid. Le prince des Asturies était
surveillé de très-près. On s'aperçut qu'il passait ses nuits à écrire, qu'il
entretenait une correspondance secrète très-active. Le roi, dont les soupçons
étaient déjà éveillés, fit saisir ses papiers à l'improviste dans la journée
du 28 octobre, et le lendemain 29, lui ordonna de rendre son épée et de
garder les arrêts dans ses appartements de l'Escurial. Les papiers saisis se
composaient d'abord d'un mémoire écrit de sa main, dans lequel il dénonçait
au roi une conspiration supposée du prince de la Paix, qui avait conçu, selon
lui, le projet d'exterminer la famille royale tout entière pour se frayer un
chemin au trône ; ensuite d'un mémoire d'Escoiquiz l'appui de la demande en
mariage d'une princesse française, enfin d'un chiffre destiné à la
correspondance du prince. Le mémoire de Ferdinand contenait en termes voilés
une allusion très-claire aux rapports de la reine avec le prince de la Paix.
Cette révélation si abominable de la part d'un fils, avait, il faut le dire,
une analogie bien étrange avec la dénonciation que Napoléon lui-même avait
faite au roi quelques années auparavant. Au reste, le roi était traité avec
le plus grand respect dans ces diverses pièces, et rien n'y indiquait qu'on
eût songé à attenter à sa personne. Mais la reine y était présentée comme la
complice du favori, et les aveux de Ferdinand ne tardèrent pas à faire
découvrir un corps de délit beaucoup plus sérieux et qui paraissait dirigé
contre le roi lui-même. C'était un décret écrit et signé de la main du prince
des Asturies, mais avec la date en blanc, et dans lequel il autorisait le duc
de l'Infantado à prendre le commandement de la Nouvelle-Cas-tille, aussitôt
après la mort du roi son père. Que signifiait un pareil ordre et comment
l'expliquer ? Le prince allégua une courte maladie que le roi avait faite
quelque temps auparavant, et sa crainte de se trouver pris au dépourvu. Mais
quand on se prépare si bien à un tel malheur on n'est pas loin de le
souhaiter, et cet acte était de nature à recevoir des interprétations encore
plus défavorables. Le
crédule Charles IV s'exagérant encore la portée de ces intrigues criminelles,
excité par la reine dont l'irritation était bien concevable puisqu'elle était
outragée à la fois comme femme et comme souveraine, se persuada qu'il venait
d'échapper à un véritable complot dirigé contre sa couronne et sa vie. Il
dénonça publiquement le coupable dans une proclamation adressée au peuple
espagnol ; il annonça qu'il allait le faire poursuivre ainsi que ses
complices. Il était si loin de soupçonner que Napoléon pût être pour quelque
chose dans ces menées, qu'il lui écrivit en même temps comme à un ami, et
avec une bonhomie touchante, pour lui faire part du malheur qui l'accablait. Il
lui notifiait son intention de punir le prince en faisant révoquer la loi qui
l'appelait à la succession au trône. Il le priait en terminant de vouloir
bien Gr l'aider de ses lumières et de ses conseils. » Cette
lettre était datée du 29 octobre 1807. Le lendemain le roi en écrivit une
seconde qui n'a pas été publiée, mais dont l'existence est certaine, pour se
plaindre de Beauharnais, dont il ne connaissait encore qu'imparfaitement les
menées[2]. Napoléon était encore à
Fontainebleau et ne dut par conséquent la recevoir avec tous les
éclaircissements relatifs aux scènes de l'Escurial, que vers le 7 ou 8
novembre. Il avait tout préparé pour l'envahissement de l'Espagne, les
troupes comme les prétextes cependant, cette brusque péripétie avait devancé
ses prévisions. On voit par une de ses lettres à Clarke, le ministre de la
guerre, en date du 3 novembre, que le 2e corps d'observation de la Gironde,
commandé par Dupont, ne devait être prêt à entrer en action que le 1er
décembre. Les lettres du roi d'Espagne et les nouvelles qui lui arrivent de
Madrid changent en un instant ses résolutions. C'est du 8 au l l novembre que
se produit cette révolution dans son esprit. Il croit tout son plan démasqué,
accable de menaces Masserano, l'ambassadeur officiel de la cour de Madrid ;
il lui déclare que puisqu'on ose calomnier Beauharnais, il va marcher contre
l'Espagne. En même temps il écrit à Clarke deux longues lettres successives.
Dans la première il lui donne l'ordre d'accélérer le départ de Dupont et de
ses régiments en retard. Ils supprimeront les séjours et brûleront les
étapes. Clarke ordonnera dans le plus grand secret l'armement immédiat des
places frontières d'Espagne ; il y fera réunir d'immenses approvisionnements,
même dans celles des Pyrénées-Orientales. « Ces approvisionnements qu'on
verra là, dit-il, on dira que c'est pour l'armée de la Gironde. » Mais cette
armée de la Gironde qui suit de si près le corps de Junot, ne suffit déjà
plus à son impatience, et il expédie à Clarke une nouvelle missive encore
plus pressante que la première. Il veut diriger sur la frontière espagnole
une troisième armée, tirée des dépôts qui gardent les bords du Rhin et encore
en formation sous le nom de corps d'observation de l'Océan. Pour que ce
mouvement s'opère avec plus de rapidité, Clarke la fera partir en poste de
Metz, de Nancy et de Sedan, dans la direction de Bordeaux. Tout ce qui lui
reste de disponible en fait de troupes, et surtout de cavalerie, cuirassiers,
chasseurs, dragons, hussards, Napoléon le pousse vers les Pyrénées, et ce
n'est plus le corps de Dupont, mais cette nouvelle armée qui doit être sur
les frontières d'Espagne au 1er décembre. « Vous aurez soin, écrit-il à
Clarke, de dire aux généraux de faire des ordres du jour pour encourager les
troupes, et sur la nécessité d'accélérer les marches pour aller au secours
de l'armée de Portugal contre l'expédition que les Anglais préparent[3]. » En même temps il fait
exécuter aux cent mille hommes qui occupent l'Allemagne un mouvement
rétrograde, de façon à les avoir à sa portée. Il en rappelle une partie en
France, les autres sont ramenés de la Vistule sur l'Elbe et sur l'Oder. Cette
précipitation extraordinaire prouve jusqu'à l'évidence que Napoléon avait,
dès ce premier moment, conçu l'idée, qu'il réalisa plus tard, de se présenter
à l'Espagne en arbitre suprême entre Charles IV et son fils. Armé de la
lettre du fils invoquant sa protection, de la lettre du père accusant le
fils, il crut l'occasion venue d'intervenir, et la saisit aussitôt avec une
impatience fébrile. Cependant le lendemain 12 novembre, à quatre heures du
matin, il écrivait de nouveau à Clarke, mais dans un sens bien différent : « Si
les ordres que je vous ai donnés par ma lettre d'hier, lui disait-il, pour
faire partir les troupes en poste, ne sont pas expédiés, je désire que vous
les contremandiez.... Les circonstances sont moins urgentes aujourd'hui. » Ainsi
au moment de s'élancer sur sa proie, Napoléon tergiversait, reculait. Que
s'était-il donc passé dans son esprit ? l'explication de ce soudain
revirement était tout entière dans les incidents nouveaux qui venaient de se
produire à Madrid. Les perplexités morales de l'homme qui s'arrête au moment
de frapper n'y entraient absolument pour rien. Le prince des Asturies,
effrayé au dernier point des suites que pouvait avoir la colère du roi, de la
tournure que prenait l'instruction criminelle, avait livré ses complices avec
l'ingratitude ordinaire des hommes de ce rang, mais il avait fait en même
temps des aveux qui devaient le perdre et qui le sauvèrent. En dénonçant le
duc de l'Infantado et Escoiquiz, il avait raconté les entrevues de celui-ci
avec l'ambassadeur de France, le projet qu'il avait formé de demander en
mariage une princesse du sang impérial, enfin la demande formelle que,
d'après les conseils de Beauharnais, il avait adressée à Napoléon. Épouvanté
de rencontrer à l'improviste la main de l'Empereur dans des intrigues
auxquelles personne ne le croyait mêlé, le prince de la Paix, qui savait par
une terrible expérience ce qu'il pouvait lui en coûter de blesser l'orgueil
de Napoléon, résolut sur-le-champ d'étouffer l'affaire et de mettre hors de
cause l'héritier de la couronne, afin d'ôter à l'Empereur tout prétexte
d'intervenir. Mais par une fâcheuse inconséquence, en faisant amnistier le
principal accusé, il persista à faire poursuivre les complices, soit qu'il
jugeât une amnistie générale impossible après tout le bruit qu'on avait fait
de la conspiration, soit qu'il ne pût se résoudre à perdre cette occasion de
frapper ses ennemis jurés. Il dicta à Ferdinand deux lettres dans lesquelles
le jeune prince implorait le pardon de ses parents ; puis il les publia l'une
et l'autre dans un décret royal daté du 5 novembre, par lequel le roi déclarait
pardonner à son fils eu égard à son repentir et aux prières de la reine. Quant
aux autres accusés, ils devaient être traduits devant les tribunaux. Mais le
marquis de Caballero, ministre de la justice, eut l'ordre de faire écarter de
la procédure tout ce qui était de nature à compromettre l'ambassadeur
français. Godoy avait un tel intérêt à ménager Napoléon dans ces
circonstances critiques, il éprouvait une telle terreur à la seule idée
d'encourir de nouveau la colère d'un ennemi si dangereux, qu'on ne peut
chercher ailleurs sans invraisemblance le secret de la promptitude avec laquelle
il mit fin à la procédure. Quand on dit qu'il recula devant le déchaînement
de l'opinion, on oublie d'abord que ce déchaînement ne se produisit que plus tard,
et ensuite que le meilleur moyen de se justifier d'avoir commencé le procès
était de le poursuivre jusqu'au bout. Au reste une dépêche d'Izquierdo vint peu
de jours après le confirmer dans cette opinion : L'Empereur, lui avait dit M.
de Champagny, exige avant tout que, sous aucun prétexte, il ne soit rien publié
dans cette affaire de ce qui pourrait avoir un rapport quelconque, soit avec
l'Empereur, soit avec son ambassadeur. — Et si Beauharnais est trouvé
coupable, avait insisté Izquierdo, faudra-t-il suspendre l'action de la
justice du roi au scandale de la nation ? — Ne m'interpellez pas, répondit
Champagny ; tel est l'ordre de S. M. Ceci est de rigueur. » (Dépêche du 17
novembre.) Cette
injonction significative prouvait à Manuel Godoy qu'il avait deviné juste ;
il y obéit soigneusement. Dans le procès instruit contre les amis de
Ferdinand, Escoiquiz, les ducs de l'Infantado et de San Carlos, il ne fut pas
fait une seule allusion au rôle que l'ambassadeur de France avait joué dans
ces événements. Les juges montrèrent une honorable indépendance en refusant
de condamner les complices alors qu'on innocentait le principal accusé ; ils
les acquittèrent malgré les charges qui pesaient sur eux, malgré l'hostilité
déclarée du roi, malgré les menaces d'une reine vindicative. La courageuse
conduite de ces magistrats démontre d'une façon éclatante que, quelque
abaissée que fût alors l'Espagne, on pouvait y citer des exemples d'honneur
et de vertu civique qu'on eût vainement cherchés en France sous le règne de
Napoléon. Par
suite de l'habile retraite de Godoy le coup était manqué et la partie remise.
Qu'allait faire Napoléon ? Puisque, comme on l'a tant de fois écrit, il avait
vu d'un œil mécontent son ambassadeur s'engager dans ces intrigues, il allait
sans doute le retirer, le désavouer, comme le roi d'Espagne le lui demandait
avec instance ? Nullement, il avait plus besoin que jamais de sa bonne foi
aveugle et de sa haine contre le prince de la Paix : il le laisse au centre
de l'action poursuivre en paix son œuvre de discorde ; et il écrit au roi
d'Espagne une lettre destinée à l'endormir : « Monsieur
mon frère, lui écrit-il, je dois à la vérité de faire connaître à V. M. que
je n'ai jamais reçu aucune lettre du prince des Asturies, que ni directement ni
indirectement je n'ai jamais entendu parler de lui, de sorte qu'il serait
vrai de dire que j'ignore s'il existe. » Admirable générosité dit-on, comme
s'il n'avait pas un intérêt capital à sauver le prince, comme si ce n'était
pas là sa meilleure carte ! Il lui parle ensuite du Portugal ; il n'a de
pensées que pour cette expédition, c'est la seule chose importante ; elle ne
lui permet pas de s'occuper des querelles de ménage de son allié, et le roi
doit avant tout songer à la pousser vivement : « Quelques discussions
de palais, affligeantes sans doute pour le cœur sensible d'un père, ne
peuvent avoir aucune influence sur les affaires générales.... Il espère enfin
que Sa Majesté a trouvé quelques consolations dans les inquiétudes qui l'assiègent,
car personne ne lui est plus attaché que lui[4]. » Il confie cette lettre
à son chambellan de Tournon, observateur pénétrant et discret. Il lui donne
pour mission « d'observer sur son passage l'opinion du pays sur ce qui vient
de se passer, si l'opinion est en faveur du prince des Asturies ou du prince
de la Paix. Vous vous informerez aussi, continue-t-il, sans faire semblant
de rien, de la situation des places de Pampelune et de Fontarabie....
Vous prendrez des renseignements bien positifs sur l'armée espagnole,
sur les points qu'elle occupe aujourd'hui, etc.[5]. » Le même
jour, 13 novembre, il se décide à un acte beaucoup plus grave et plus décisif
que tout ce qu'il a fait jusque-là. Il charge Clarke de donner l'ordre à
Dupont de faire franchir la frontière à cette seconde armée qui, d'après le
traité signé quinze jours auparavant, ne devait entrer en Espagne que du
consentement du roi[6]. Il ne fait plus partir ses
troupes en poste, car son plan est modifié. Depuis le pardon que Charles a
accordé à son fils, il ne peut plus intervenir pour délivrer le prince
opprimé ; mais il alléguera la nécessité de- soutenir l'armée de Portugal que
personne ne menace. Dans l'état d'excitation où sont les esprits, des
événements nouveaux ne tarderont pas à lui offrir les prétextes dont il a
besoin. Ferdinand, que Napoléon semble vouloir défendre contre son père,
qu'il justifie de l'accusation de correspondance à l'étranger, qu'il
encourage par l'entremise de Beauharnais, se croira soutenu par lui et
cherchera inévitablement à prendre sa revanche. A défaut de cet incident
prévu, il peut en surgir cent autres de la seule présence des troupes
étrangères sur le territoire espagnol. Il ordonne donc à Dupont d'entrer,
mais sans dépasser Vitoria ; de là, ce général enverra des officiers dans
toutes les directions pour étudier le pays[7]. Au
moment où va s'accomplir à petit bruit cette opération presque insignifiante
en apparence, en réalité si formidable, Napoléon veut y paraître étranger, ou
du moins avoir l'air de n'y attacher aucune importance. Il part donc pour
l'Italie en faisant annoncer avec fracas son voyage. Il s'arrange de façon à faire
son entrée triomphale à Milan le jour même où Dupont pénétrera furtivement en
Espagne. Comment croire que cet homme, occupé à recevoir des fêtes et des
ovations au bruit des acclamations de ses bons peuples d'Italie, s'apprête à
porter ce coup de Jarnac à la monarchie espagnole ? Si ses troupes violent le
territoire d'Espagne, c'est sans doute par suite de quelque malentendu, de
quelque ordre mal compris. L'ambassadeur espagnol ajournera forcément ses
réclamations à un moment plus opportun : quant à présent, l'Empereur est bien
loin et bien distrait pour les entendre. Et pendant ce temps nos troupes
continuent à entrer, elles inondent les provinces espagnoles. Napoléon les
suit du regard, il leur marque leurs étapes, tout entier en apparence aux
affaires italiennes, occupé uniquement du bonheur de ses peuples. Grâce à
l'éloignement, il est à l'abri des questions indiscrètes jusqu'au moment où
il jettera le masque. Ce voyage d'Italie était donc à lui seul un trait de
génie. Les apologistes de Napoléon qui n'y ont vu que son désir de s'y livrer
à des épanchements de famille avec ses frères Joseph et Lucien et « d'embrasser
son fils chéri », le prince Eugène, sont de pauvres appréciateurs de
cette âme si riche en combinaisons. Comment peuvent-ils méconnaître à ce
point son génie ? Napoléon partant à grand bruit pour l'Italie au moment où
ses soldats envahissent l'Espagne, c'est le même homme que Napoléon allant
s'enfermer à la Malmaison au moment où l'on amène à Paris le duc d'Enghien.
C'est encore Napoléon restant dans cette même Italie au moment où il croit
que ses flottes vont se réunir dans la Manche pour frapper l'Angleterre ;
c'est Napoléon s'attardant à Boulogne pendant que son armée débouche dans la
vallée du Danube pour frapper l'Autriche. Il est là pris sur le vif : on
pourrait citer cent autres exemples de ce trait de nature. Jamais personnage
ne fut plus fidèle à son caractère, et c'est le diminuer et l'affadir
singulièrement que de substituer à ses calculs les mieux conçus tantôt la
main du hasard, tantôt les mobiles d'une niaise sentimentalité qu'il aurait
reniée avec mépris. Il faut protester, au nom du héros lui-même, contre le
lyrisme béat qui nous a gâté ce chef-d'œuvre accompli de fourberie et de
préméditation. Junot,
stimulé, harcelé par Napoléon qui voulait à tout prix surprendre et capturer
la flotte portugaise, poursuivait sa course vers Lisbonne. Ses soldats
harassés étaient à peine en état de porter leurs armes. « Je n'entends pas,
avait écrit l'Empereur, que, sous le prétexte de manque de vivres, la marche
de Junot soit retardée d'un seul jour. Cette raison n'est bonne que pour ceux
qui ne veulent rien faire. Vingt mille hommes vivent partout, même dans le
désert. » (5 novembre.)
Junot, qui, depuis quelque temps, était traité très-durement par Napoléon et
qui voyait dans cette expédition une occasion de reconquérir ses bonnes
grâces, résolut d'exécuter à tout prix ces dures prescriptions. Ses troupes
étaient composées presque exclusivement de jeunes conscrits dont la plupart
n'avaient pas encore atteint l'âge requis pour le service militaire et
avaient été levés par anticipation. C'était avec ces enfants inexpérimentés,
incapables de supporter de longues marches, que Junot devait, selon les
calculs de Napoléon, franchir en trente-cinq jours l'espace qui sépare
Bayonne de Lisbonne à travers des pays montagneux, des chemins affreux,
tantôt en plein désert, tantôt au milieu d'une population pauvre, hostile, à
demi sauvage, sans vivres, sans ressources d'aucun genre. Entré en Espagne le
17 octobre, Junot était arrivé dans les premiers jours de novembre à
Salamanque, ayant déjà laissé derrière lui un grand nombre de traînards. Il
se remit en route le 12 novembre, prit par Ciudad-Rodrigo, puis par les
gorges désolées de la Moraleïa, pillant tout sur son passage pour ne pas
mourir de faim, abandonnant en chemin des soldats exténués de fatigue et de
privations, qui tombaient presque aussitôt sous le couteau des habitants
soulevés. A Alcantara, il trouva quelques approvisionnements et put reposer
et refaire ses soldats. A partir d'Alcantara, il longea la rive droite du
Tage, mais par des chemins plus difficiles et plus escarpés que jamais. Ces
chemins, courant en festons le long des nombreux contreforts qui se détachent
de la chaîne du Beira et viennent plonger jusque dans le fleuve, présentaient
une série presque ininterrompue d'aspérités que des pluies abondantes
achevaient de rendre impraticables en changeant chaque ruisseau en torrent.
Ces nouveaux obstacles n'arrêtèrent pas la marche de Junot. Ce général
semblait avoir l'esprit frappé d'une idée fixe et se soucier fort peu de
laisser toute son armée en route, pourvu que lui-même arrivât au jour
désigné. Il poursuivit donc cette course haletante suivi de quatre à cinq mille
hommes, plus semblables à des spectres qu'à des soldats, les habits en
lambeaux, les armes hors d'état de servir, les pieds ensanglantés, sans
souliers, sans artillerie, sans bagage, en pleine débandade, et c'est dans
cet équipage, à la fois triste et ridicule, qu'il parut devant Lisbonne le 30
novembre au matin. Il arrivait au moment précis que lui avait fixé Napoléon ;
mais s'il s'était trouvé dans l'armée portugaise une poignée d'hommes résolus
pour attaquer cette légion de fantômes, pas un de nos soldats n'aurait
survécu à. cette folle équipée. Heureusement pour Junot et pour ses troupes
le prestige de la grande armée couvrait leur faiblesse[8]. Au
moment où la tête de colonne des troupes françaises se montra aux environs de
Lisbonne, la flotte portugaise, retenue plusieurs jours par des vents
contraires, mettait, à la voile pour le Brésil, emportant le régent, sa mère,
toute la famille royale, et avec la cour, les amis et les serviteurs qui
voulaient jusqu'au bout partager leur fortune, en tout sept à huit mille
personnes allant chercher une nouvelle patrie au-delà des mers. Le régent,
prince adoré de ses sujets pour sa bonté et la douceur de son administration,
ne pouvait se résoudre sans déchirement à un exil si douloureux, il eût voulu
en épargner les épreuves à tant de malheureux inoffensifs qui connaissaient à
peine de nom l'auteur de leurs maux. Il s'efforça encor e d'apaiser Napoléon,
il se déclara prêt à consentir à toutes les concessions demandées, même à
celles qui étaient relatives à la confiscation des biens et à l'arrestation
des personnes. Tout fut inutile, on ne laissa pas même pénétrer sur le
territoire français son ambassadeur Marialva. On ne voulait de lui qu'une
seule chose, c'était son royaume. Le 27 novembre, par une journée froide et
pluvieuse, il. Sortit du palais d'Ajuda, entouré de sa famille, au milieu d'une
foule émue qui le saluait tour à tour de ses bénédictions et de ses sanglots.
On voyait auprès de lui, comme une image vivante du malheur, la reine sa mère
qui, frappée d'aliénation mentale depuis de longues années et ramenée tout à
coup au milieu du bruit, du mouvement et du grand jour, semblait chercher
autour d'elle, de ses yeux égarés, l'explication de cette scène de
désolation. L'embarquement se fit au milieu de la plus morne tristesse, sous
la protection de l'escadre anglaise que commandait sir Sidney Smith. La
flotte s'éloigna au moment où nos boulets allaient l'atteindre. Ces milliers
d'innocents, dont le seul crime était d'avoir tenté la cupidité d'un
conquérant impitoyable, allèrent, à travers mille dangers, chercher au-delà
des mers un asile incertain et précaire, abandonnant leurs biens, leurs
foyers, leurs parents, leurs amis, rompant, la plupart pour toujours, ces
mille liens sacrés qui sont la patrie. Jamais depuis les proscriptions
romaines la grande image de Tacite n'avait paru plus vraie : mare exiliis
plenum. Et l'homme qui, pour satisfaire une convoitise, réduisait à cette
condition misérable un si grand nombre d'infortunés dont il n'avait jamais eu
à se plaindre, était satisfait, il était tranquille, il était glorieux, on
l'appelait Grand ! Junot
s'établit paisiblement à Lisbonne où il rallia peu à peu le reste de son
armée, puis il prit sans coup férir possession de tout le Portugal, ne
laissant aux deux corps auxiliaires de Solano et de Taranco que le rôle de
spectateurs. D'un naturel turbulent, mais bon et généreux, Junot n'eût pas
mieux demandé que de faire oublier insensiblement aux Portugais les disgrâces
de leur patrie par la douceur de son administration ; mais il avait à
exécuter les ordres d'un maitre inexorable qui ne croyait qu'au pouvoir de la
crainte. Napoléon lui reprochait ses ménagements comme une trahison, il était
impatient de s'emparer des dépouilles de ce malheureux petit peuple sans
défense. « L'espoir que vous concevez du commerce et de la prospérité,
lui écrivait l'Empereur, est une chimère avec laquelle on s'endort. Quel
commerce faire dans un pays qui est bloqué et dans des circonstances de
guerre aussi incertaines que celles où se trouve le Portugal ? » Il fallut
donc confisquer, emprisonner, exiler, frapper des contributions
extraordinaires. Il reçut l'ordre de désarmer et de déporter en France toutes
les troupes portugaises, et avec elles toutes les personnes suspectes d'avoir
conservé quelque attachement à la famille royale[9]. Junot espérait en être quitte
pour ces mesures impitoyables, lorsque Napoléon lui expédia tout rédigé un
décret, daté de Milan, qui allait compléter pour de longues années la ruine
et la détresse des populations portugaises. Ce décret imposait au Portugal
une nouvelle contribution montant à cent millions de francs, pour servir,
disait Napoléon, au rachat de toutes les propriétés sous quelque dénomination
qu'elles soient appartenant à des particuliers[10]. Après ce début, qui présentait
toutes les propriétés privées comme appartenant de droit à l'empereur des
Français, il était bien superflu d'ajouter que tous les domaines de la
couronne, des princes, des seigneurs émigrés étaient désormais sa chose ainsi
que les revenus publics. Il allait également de soi que le corps d'occupation
serait dorénavant entretenu aux frais du peuple qu'il avait mission
d'opprimer, et recevrait, en outre, des gratifications supplémentaires
montant à la moitié de la solde (art. 9). Par suite de ces effroyables spoliations pesant
sur un peuple de trois millions d'âmes, privé en même temps de ses colonies,
de son commerce, de toutes ses sources de richesses, le royaume se trouva en
quelque sorte dévoré d'un seul coup. Mais ce qui, dans tout ce décret
impérial et royal, exprimait peut-être le mieux l'esprit qui présidait à nos
conquêtes, c'était un tout petit article ainsi conçu : « A dater du 1er
décembre de la présente année, il sera donné à chaque homme de notre armée de
Portugal, une bouteille de vin, indépendamment des vivres de campagne voulus
par nos ordonnances. » (Art. 8.) Les historiens se sont extasiés à l'envi sur ces paroles
grandioses : « La maison de Bragance a cessé de régner ! »
Formule prétentieuse et déclamatoire, destinée à couvrir un acte vil et
méprisable. Cette bouteille de vin est moins épique, mais elle nous met face
à face avec la vérité des choses. On parlait toujours de gloire, même à
propos d'exploits qui n'étaient que des actes de brigandage, mais on comptait
encore plus sur le grand ressort du nouvel héroïsme, la cupidité et les
convoitises. En
présence de ce qui se passait en Portugal, du mépris qu'on affichait pour les
engagements les plus positifs et les plus clairs, des concentrations de
troupes qu'on opérait sur son propre territoire, la cour d'Espagne commençait
à comprendre qu'il se préparait quelque surprise extraordinaire dont elle
pourrait bien se trouver la victime. Elle voulut donc tout à la fois mettre
en demeure Napoléon de s'expliquer sur ses intentions, et, s'il se pouvait,
le désarmer en lui offrant un nouveau gage de sa docilité et de son
empressement. Malgré les dénégations de l'Empereur au sujet de la demande en
mariage du prince des Asturies, on avait mille preuves indubitables qu'il
l'avait encouragée, sinon même suggérée ; on résolut en conséquence de la
renouveler en la présentant cette fois au nom de la couronne elle-même et
avec toutes les formalités usitées. Le roi Charles lui écrivit dans les
termes les plus flatteurs en sollicitant cette alliance comme une faveur pour
sa maison. Peu de temps après, il lui écrivit une seconde lettre pour
réclamer l'exécution et la publication du traité de Fontainebleau dont Junot
tenait si peu compte en Portugal. Cette double démarche était habile, car
elle ôtait à Napoléon jusqu'à l'ombre d'un prétexte pour se plaindre de
l'Espagne. Mais la cour de Madrid était à la fois trop faible, trop
irrésolue, trop dupe de ses craintes comme de ses espérances pour éviter le
piège. Napoléon, visiblement embarrassé, se réfugia dans le silence. C'était
justement afin d'échapper à des interpellations de ce genre qu'il était venu
en Italie ; mais selon sa constante habitude de réserver toutes les chances
qui s'offraient à lui de façon à pouvoir choisir le parti le plus avantageux,
il voulut se mettre en mesure d'accepter la proposition du roi d'Espagne, si
la nécessité lui imposait ce dénouement. Parmi les diverses combinaisons
qu'il agitait dans son esprit, il en était une à laquelle il s'était plus
d'une fois arrêté, c'était l'idée de placer son frère Lucien sur le trône de
Portugal, si Lucien voulait consentir enfin à répudier la femme à laquelle il
avait sacrifié la faveur du Premier Consul. Lucien avait de son premier
mariage une fille en âge de s'établir, et depuis quelque temps déjà Napoléon
désirait la marier lui-même[11]. Cette fille de Lucien
pourrait, si les circonstances l'exigeaient, devenir le gage d'une nouvelle
alliance entre Napoléon et la maison d'Espagne. Dans ce cas, le trône de
Portugal pour Lucien, et selon toute probabilité, la cession à la France des
provinces espagnoles situées au nord de l'Èbre, seraient devenus le prix de
l'immense honneur que les Bonaparte auraient fait aux Bourbons. L'obstination
hautaine et inflexible que Lucien opposa aux exigeantes de son frère firent
promptement évanouir cette velléité fugitive. Il en serait d'ailleurs resté
fort peu de chose dans l'exécution, car s'il était facile de donner le trône
de Portugal à Lucien, la cession des provinces de l'Èbre â Napoléon eût sans
doute très-vite conduit les choses au point où elles en vinrent, plus tard.
Après une entrevue de quelques heures à Mantoue, les deux frères se
séparèrent irrités et mécontents l'un de l'autre[12]. Cependant Napoléon insista
pour avoir, comme il le disait, la fille de Lucien « à sa disposition, » et
Lucien consentit à l'envoyer à Paris : « Lucien, écrivit Napoléon à Joseph,
m'a paru être combattu par divers sentiments et n'avoir pas assez de force
pour prendre un parti. J'ai épuisé tous les moyens qui sont en mon pouvoir de
le rappeler à l'emploi de ses talents pour moi et pour la patrie. S'il veut
m'envoyer sa fille, il faut qu'elle parte sans délai, et qu'en réponse il
m'envoie une déclaration par laquelle il la met entièrement à ma disposition,
car j1 n'y a pas un moment à perdre, les événements se pressent et il faut
que mes destinées s'accomplissent. » (17 décembre.) La fille de Lucien partit en
effet pour Paris ; mais Lucien persistant à refuser une couronne qui devait
lui coûter son bonheur domestique, cette enfant n'était plus que le pis-aller
et le jouet d'une fantaisie désordonnée. Elle n'avait pas encore atteint
Paris, que Napoléon avait déjà renoncé à son projet de mariage. L'Empereur
quitta l'Italie, après avoir visité Milan, Venise, Turin, qui lui offrirent
des fêtes splendides. Voulant donner un gage aux espérances patriotiques des
Italiens, il adopta solennellement Eugène et le désigna comme son successeur
à la couronne d'Italie. Les peuples furent invités à se réjouir d'une
cérémonie qui était censée être le symbole de la future indépendance de la
nation. En attendant cet avenir fort problématique il ne leur rendit pas même
l'ombre de Corps législatif qu'il leur avait retirée depuis l'année 1805. Il
se contenta de la remplacer par une assemblée de commis instituée sous le nom
de Sénat consultant. Il laissa sur son passage divers plans de travaux
d'utilité publique dont les uns étaient une vaine fantasmagorie destinée à
frapper les imaginations, et les autres une réelle amélioration des routes,
des canaux et surtout des fortifications des places, objet qu'il ne perdait
jamais de vue. Il consacra quelques millions au port de Venise, mais il
n'était plus en son pouvoir de réparer les ruines qu'il y avait faites.
Venise était une ville morte, et celui qui l'avait tuée n'était pas en état
de la ressusciter. Les travaux qu'il y commanda restèrent inachevés[13]. Il décréta la création d'une
commune sur le plateau inhabitable du mont Cenis, et promit toute espèce de
faveurs et d'immunités aux malheureux qui consentiraient à s'y fixer. Un
hospice, une caserne, une prison, tel était le centre d'attraction de la future
colonie, qui devait être traitée sur le pied d'une commune au-dessus de
cinq mille âmes[14]. Malgré le flat lux de cette
volonté toute-puissante, la nature osa désobéir. La caserne est restée, la
prison est restée, l'hospice est resté, mais la vie n'est pas descendue sur
ces cimes inhospitalières. Du fastueux décret de Napoléon, rien n's survécu,
si ce n'est les petites maisons de refuge établies pour abriter les
cantonniers. Napoléon
data également de Milan un décret qui vint aggraver encore les rigueurs du
blocus continental et qui était le digne complément des extravagances du
décret de Berlin. Cet acte avait d'ailleurs pour excuse un ordre du Conseil
de l'amirauté qui n'était guère moins arbitraire et moins inique que les mesures
de Napoléon lui-même. De représailles en représailles, l'Angleterre en était
venue à adopter sur les mers une politique presque aussi oppressive que celle
qu'il pratiquait sur le continent. Par cet ordre du U novembre 1807, le
Cabinet britannique avait assujetti toutes les marines neutres qui
commerçaient avec la France ou avec ses alliés à une station obligatoire en
Angleterre pour y payer une taxe déterminée. Cette prétention tyrannique
pouvait être momentanément imposée par la force, mais elle était faite pour
révolter infailliblement au bout d'un certain temps toutes les puissances
ayant quelque souci de leur dignité et de leurs intérêts, particulièrement
les États-Unis, État jeune et fier qui n'était pas d'humeur à abaisser
longtemps son pavillon devant de pareilles avanies. Mais Napoléon répondit à
cette mesure de façon à tourner contre la France tous les mécontentements
dont elle était appelée à profiter. A cette provocation maladroite qui frappait
ceux que l'Angleterre avait intérêt à ménager pour les gagner à sa cause, il
répliqua par un acte mille fois plus insensé encore en décrétant « que tout bâtiment
de quelque nation qu'il fût » qui aurait seulement souffert la visite d'un
vaisseau anglais serait, par ce seul fait, dénationalisé et déclaré de bonne
prise. Et chargeait de l'exécution de ce décret, qu'il était plus facile de
publier que de mettre en pratique, ses vaisseaux de guerre et ses corsaires.
Cette bravade l'obligeait en effet à capturer tout ce qu'il y avait encore de
marine neutre dans le monde. Mais il existait entre l'Angleterre et lui cette
grande différence qu'elle pouvait exercer son droit de visite, tandis qu'il
était hors d'état d'exécuter ses menaces. Ce n'était plus là de la politique,
mais de la déclamation de collège : par malheur cette déclamation pour être
ridicule n'en était pas moins désastreuse. Napoléon
était de retour à Paris le 3 janvier 1808. Le 10 janvier seulement, il se
décida à répondre à la lettre du roi d'Espagne qui était du 18 novembre. Il
se déclarait aussi désireux que le roi lui-même de consolider les liens des
deux États, et consentait volontiers au mariage du prince des Asturies avec
une princesse de France. Mais des scrupules inattendus lui étaient venus au
sujet de ce prince dont il se portait défenseur alors que son père l'accusait
; il ne semblait plus le considérer aujourd'hui comme un homme calomnié ; il
demandait à être éclairé : « Votre Majesté, disait-il, doit comprendre qu'il
n'est aucun homme d'honneur qui voulût s'allier à un fils déshonoré par sa
déclaration, sans avoir la certitude qu'il a réacquis toutes ses bonnes grâces.
» Comme si la démarche qu'on faisait auprès de lui n'était pas suffisamment
significative à cet égard ! Quant à la proposition de publier le traité de
Fontainebleau, il la repoussait comme inopportune et prématurée. Elle lui eût
en effet lié les mains vis-à-vis de l'Europe, car il est un certain degré
d'impudeur qui est incompatible avec le grand jour de la publicité. Elle eût
surtout éclairé le peuple espagnol, qui dans tout le cours de la crise
nationale se montra si supérieur à ses maîtres en bon sens et en
perspicacité. Napoléon
avait évité de toucher aux affaires de Rome pendant son séjour en Italie,
mais il était depuis longtemps décidé à en finir avec les résistances du
pape. Il profita de son retour à Paris pour consommer définitivement
l'envahissement des États ro- mains dont il avait à plusieurs reprises occupé
différentes provinces. C'est le 10 janvier qu'il fit expédier aux généraux
Miollis et Lemarois, partant l'un de Milan, l'autre de Naples, l'ordre de
combiner leur marche de façon à pénétrer en même temps dans les États pontificaux.
Miollis, qui était le vrai chef de l'expédition, devait marcher sur Rome « sous
prétexte de traverser cette ville pour se rendre à Naples[15]. » Une fois maître de la ville,
il devait s'emparer du château Saint-Ange, rendre au pape tous les honneurs
possibles, mais déclarer qu'il avait mission d'occuper Rome pour arrêter
les brigands du royaume de Naples qui y cherchaient un refuge. On voit
qu'avec les faibles comme avec les forts c'était toujours la même franchise
qui inspirait la politique impériale. Au moment où Miollis arriverait aux
portes de Rome, l'ambassadeur Alquier devait remettre au cardinal secrétaire d'État
une note où se trouvaient exposés tous les griefs vrais ou faux de l'Empereur
contre la cour de Rome. Il y était question de nouveau des brigands napolitains
tout dégouttants du sang français, des agents de la reine Caroline,
des agents de l'Angleterre qui agitaient la tranquillité de l'Italie,
etc. On déclarait que Miollis ne sortirait de Rome que lorsque cette ville
serait purgée de tous les ennemis de la France[16]. Un paragraphe écrit en
chiffres dans la dépêche ajoutait pour l'instruction d'Alquier ces paroles
dictées par Napoléon : « L'intention
de l'Empereur est d'accoutumer par ces démarches le peuple de Rome et les
troupes françaises à vivre ensemble, afin que si la cour de Rome continue à
se montrer aussi insensée qu'elle l'est, elle ait insensiblement cessé
d'exister comme puissance temporelle sans qu'on s'en soit aperçu. » Ce
procédé ingénieux était celui même que Napoléon employait en Espagne. Miollis
devait alléguer tantôt la nécessité de marcher sur Naples, tantôt celle de
protéger les derrières de l'armée napolitaine, ce qui était contradictoire,
de même que les généraux qui entraient chaque jour en Espagne devaient
alléguer tour à tour l'ordre de marcher sur Cadix contre un débarquement
anglais, ou celui de couvrir les derrières de l'armée de Portugal. Grâce à
ces stratagèmes, tous les préliminaires s'accomplissaient avec une étonnante
facilité, mais il fallait beaucoup compter sur la stupidité humaine pour
croire que ces deux entreprises s'achèveraient sans qu'on s'en aperçût ! Il
était en outre souverainement hasardeux et impolitique de vouloir les mener
de front, de frapper le souverain pontife au moment où l'on s'attaquait à un
peuple qui poussait jusqu'au fanatisme son attachement à l'Église catholique,
de compliquer une guerre nationale d'une guerre de religion, d'ajouter à la
puissance du sentiment patriotique la force terrible des passions
religieuses. L'esprit qui n'a pas su voir ce danger, ou qui, l'ayant
découvert, n'a pas su ajourner une mesquine satisfaction de vengeance, un tel
esprit n'a jamais possédé le vrai génie politique. Napoléon était alors si loin de soupçonner la gravité de ces deux entreprises qui devaient être l'écueil de sa fortune, qu'il semblait impatient de se créer d'autres querelles comme si son activité eût manqué d'aliment. La persévérance de la Russie à réclamer l'exécution des promesses de Tilsit relativement aux principautés l'avait indisposé à tel point, qu'il était presque décidé à recommencer la guerre contre cette puissance. Dans ce moment même, c'est-à-dire le 12 janvier 1808, il chargeait Champagny de poser à Sébastiani la question suivante ; « Si les Russes voulaient conserver la Valachie et la Moldavie, la Porte est-elle dans l'intention de faire cause commune avec la France dans la guerre ? quels sont ses moyens de guerre ? » Son décret de Milan l'avait d'autre part mis en très-mauvais termes avec les États-Unis. Il avait fait saisir ceux de leurs bâtiments qui s'étaient soumis à la visite britannique, et pour éviter une rupture, il était obligé de déclarer que ces bâtiments étaient mis sous un séquestre provisoire au lieu d'être considérés comme étant de bonne prise. Enfin il poursuivait les préparatifs de cette grande expédition de Sicile à. laquelle il attachait une importance capitale ; il déclarait Pile de Sardaigne en état de blocus comme complice de l'Angleterre, il méditait une expédition pour ravitailler Corfou, une autre pour punir le dey d'Alger, une troisième pour la Martinique et le Sénégal. Il entassait en quelques mois plus de plans et de projets qu'il n'eût pu en réaliser dans le cours d'un long règne. |
[1]
En date du 7 octobre 1807.
[2]
Voir dans le recueil de documents publié par Llorente les lettres d'Izquierdo à
Godoy, en date des 16 et 17 novembre 1807.
[3]
Napoléon à Clarke, 11 novembre 1807.
[4]
Napoléon au roi d'Espagne, 13 novembre 1807.
[5]
Napoléon à M, de Tournon, 13 novembre.
[6]
A Clarke, même jour.
[7]
A Clarke, même jour.
[8]
Général Foy, Histoire des guerres de la Péninsule.
[9]
Napoléon à Junot, 20 décembre.
[10]
Décret du 23 décembre 1807, art. Ier.
[11]
Ce fait résulte d'une lettre d'Élisa à Lucien, en date du 20 juin 1807.
[12]
Voir sur ce point les Mémoires du roi Joseph.
[13]
Comte Sclopis, la Domination française en Italie de 1800 à 1814.
[14]
Décret du 27 décembre 1807, articles 24 et 33.
[15]
Napoléon au prince Eugène, 10 janvier 1808.
[16]
A Champagny, 22 janvier.