Pendant
que Napoléon prépare tout sur tant de points différents, pour rallumer la
guerre, la France, confiante en ses promesses, célèbre à l'envi les douceurs
de la paix. C'en est fait, il l'a dit, on le sait, il va donner enfin quelque
repos à ce pays épuisé ; il va s'occuper de la prospérité intérieure. Il veut
être à lui-même son premier ministre et renouveler dans l'ordre économique
toutes les merveilles qui ont fait sa gloire militaire. Il a assez fait le
général, il va maintenant appliquer son génie à développer les richesses de
la France ; il veut centupler ses ressources industrielles et commerciales.
L'Angleterre résiste encore, il est vrai, mais qu'importe, depuis que le
continent tout entier est soumis ? On n'a pour la réduire qu'à la laisser dépérir
dans son isolement. Tels sont les rêves que Napoléon encourage par des
déclarations qu'on recueille avec avidité. Il
avait été reçu, lors de son retour à Paris, par des adulations dont la
bassesse dépassait encore tout ce qu'on avait entendu jusque-là, et qui
seront citées dans la postérité la plus reculée, toutes les fois qu'on voudra
marquer le point extrême de l'abaissement où peuvent descendre des âmes
flétries par la servitude. « Sire, lui dit le président du sénat,
Lacépède, après avoir épuisé le vocabulaire de l'hyperbole en rappelant les
exploits de la dernière campagne, tels sont les prodiges pour lesquels la vraisemblance
aurait exigé des siècles, et pour lesquels peu de mois ont suffi à Votre
Majesté.... On ne peut louer dignement Votre Majesté. Votre gloire est trop
haute. Il faudrait être placé à la distance de la postérité pour découvrir
son immense élévation ! » Et Séguier au nom de la cour d'appel :
« Napoléon est au-delà de l'histoire humaine. Il est au-dessus de
l'admiration ; il n'y a que l'amour qui puisse s'élever jusqu'à lui ! »
L'archevêque de Paris essaya, mais vainement, de lutter contre Séguier ; il
déclara « que les annales du monde n'offraient aucun exemple aussi
merveilleux et aussi mémorable », ce qui parut pâle et d'une froideur
presque suspecte. Mais Frochot, préfet de la Seine, mérita la palme par la
façon ingénieuse dont il sut humilier ses concurrents tout en exaltant le
maitre : « Toutes ces choses, s'écria-t-il abimé dans une sorte
d'extase, sont véritablement au-dessus de notre portée. Le silence
d'étonnement que l'admiration impose semble être le seul moyen de les
exprimer[1] ! » La
session du Corps législatif fut ouverte le 16 août par un discours dans
lequel Napoléon exposait lui-même à grands traits les événements qui venaient
de changer la face de l'Europe. Dans tout ce qu'il avait fait, disait-il, il
n'avait eu en vue que le bonheur de ses peuples, plus cher à ses yeux
que sa propre gloire. Il s'adressait ensuite à la nation elle-même pour lui
témoigner sa satisfaction : « Français, disait-il, votre conduite dans
ces derniers temps où votre empereur était éloigné de plus de 500 lieues, a
augmenté mon estime et l'opinion que j'avais conçue de votre caractère. Je me
suis senti fier d'être le premier parmi vous, vous êtes un bon et grand
peuple ! » Ce qui prouvait péremptoirement qu'il jugeait surtout ce
peuple bon, c'est que pour lui témoigner sa reconnaissance, il lui annonçait
cc qu'afin d'empêcher le retour de tout titre féodal incompatible avec les
constitutions de l'Empire, e il venait de créer différents titres impériaux
pour donner un nouvel éclat aux principaux de ses sujets. Instituer une
nouvelle noblesse afin d'empêcher le retour de la féodalité ! il fallait, en
effet, bien compter sur la bonté des Français pour leur octroyer un pareil
bienfait dans des termes si pleins de franchise ! C'est par un trait tout
semblable de cette phraséologie ingénieuse, que dans le décret qui rétablit
les prisons d'État ? Napoléon fit introduire un considérant fondé sur la
nécessité de « garantir la liberté et l'égalité ». Ce don si
précieux était accompagné d'une promesse beaucoup moins facile à réaliser : « Je
veux, disait Napoléon, que dans toutes les parties de mon empire, même dans
le plus petit hameau, l'aisance des citoyens et la valeur des terres se
trouvent augmentées par l'effet du système général d'améliorations que j'ai
conçu. » L'Empereur se résumait enfin en annonçant à ses fidèles sujets
cc qu'il avait médité diverses dispositions pour simplifier et perfectionner
les institutions. Le perfectionnement, c'était la noblesse ; la
simplification, c'était la suppression du Tribunat. La
création des grands fiefs et de quelques-unes des opulentes dotations qui y
étaient jointes datait déjà de l'année 1806. Napoléon voulut l'étendre et la
généraliser par un système complet, et bien que le statut relatif à. la
noblesse impériale n'ait été promulgué que le 11 mars 1808, j'en parlerai
maintenant parce que la plupart des mesures préparatoires de ce statut en
devancèrent de plusieurs mois la promulgation. Le rétablissement de la
noblesse est un des actes sur lesquels Napoléon à Sainte-Hélène passait le
plus volontiers condamnation. Il découvrait il est vrai après coup dans cette
institution une foule d'avantages auxquels il n'avait jamais songé, entre
autres celui de réconcilier la France avec l'Europe[2], objet qui ne semble pas
l'avoir beaucoup préoccupé pendant son règne. Mais il reconnaissait qu'en
définitive elle avait choqué les goûts égalitaires de la nation, et lui avait
à lui-même nui plutôt que profité. Considérée au point de vue du succès, la mesure
ne fut en effet jamais populaire, même auprès de beaucoup de ceux dont elle
était censée combler tous les vœux. Elle n'était ni dans les idées, ni dans
les intérêts, ni dans les mœurs. Les privilégiés d'avant la Révolution
regrettaient leurs anciens titres ; personne ne songeait à en réclamer de
nouveaux. On voit par la correspondance de Napoléon qu'il était par exemple
forcé d'intimer l'ordre à Bernadotte de porter son titre de prince de Ponte
Corvo. La Légion d'honneur qu'on représentait aujourd'hui comme l'institution
mère de la nouvelle noblesse, après avoir établi autrefois qu'elle était
destinée à prévenir le retour de ces vaines distinctions, avait acquis une
grande popularité, bien qu'elle eût été d'abord repoussée par tous les hommes
éclairés ; mais la noblesse impériale, sans avoir mérité ni haine ni amour
dans le cours de son éphémère existence, garda toujours aux yeux des classes
populaires un certain vernis de ridicule. Pourquoi ? Elles eussent été
probablement fort embarrassées d'en déduire les motifs ; en cela cependant
leur instinct était plus clairvoyant que les calculs soi-disant profonds du
créateur de cette œuvre artificielle. Ce que
le peuple sentait confusément, c'est que cette aristocratie, improvisée en
quelques heures par un caprice de cette volonté qui se figurait suppléer au
travail des siècles, et ouverte comme un refuge aux débris usés d'un
fonctionnarisme servile, était tout ce qu'on voulait, excepté une
aristocratie. Son organisation évitait à la vérité la plupart des
inconvénients qu'on reproche aux oligarchies, mais elle n'offrait aucun des
avantages d'une noblesse et n'était par conséquent qu'une onéreuse superfétation.
Les institutions aristocratiques ont eu leur raison d'être dans l'histoire ;
elles y ont tenu une place souvent glorieuse, elles ont, malgré leurs vices,
développé de grands caractères, de males vertus, formé de rares exemplaires
de l'être humain ; mais dans tous les temps et dans tous les pays, ce qui
fait l'essence même d'une aristocratie, c'est le pouvoir, parce qu'il n'y a
pas d'aristocratie sans indépendance. Dans les pays monarchiques
particulièrement, l'aristocratie ne peut avoir de raison d'être que parce
qu'elle oppose par ses privilèges même une barrière utile aux empiétements du
pouvoir royal. Otez-lui ce rôle salutaire, son utilité disparaît, elle n'est
plus qu'un abus. Aussi
dans tous les pays où les aristocraties ont su remplir cette grande mission,
sont-elles restées chères à la nation en dépit des inconvénients inséparables
de leur existence, et malgré la marche constante de la civilisation vers
l'égalité sociale_ Quand elles ont réussi à préserver un peuple du pouvoir
absolu, on peut dire qu'elles ont justifié leur existence, et il est facile
de les absoudre. En France, au contraire, où l'aristocratie n'a jamais su se
faire pardonner ses privilèges par ses services, où avec des qualités
brillantes et généreuses, elle a toujours fait preuve d'une complète
incapacité politique, où depuis Louis XIV surtout elle n'a plus été qu'une
sorte de complément des pompes royales, et la personnification même de
l'esprit courtisan, cette institution n'a laissé qu'un souvenir odieux, et
peut-être est-on en droit de dire qu'elle n'a pas peu contribué à y égarer et
à y pervertir les passions égalitaires si souvent entraînées au-delà de leur
but. Ce n'était certainement pas comme une barrière au pouvoir absolu que
Napoléon relevait la noblesse, car il ne lui déléguait pas un atome
d'influence politique ; elle n'était donc, à ses yeux, comme à ceux de Louis
XIV qu'une sorte de cortége d'honneur destiné à rehausser l'éclat du trône.
Mais ici la distance était si grande entre l'intention et l'effet produit,
qu'elle explique à elle seule le sourire d'ironie qui accueillait partout les
nouveaux nobles. La noblesse de Louis XIV avait peu de pouvoir effectif, bien
qu'il lui restât encore des privilèges très-considérables, mais elle avait du
moins de fières traditions, le monopole des grandes manières et d'une
élégance incomparable, le prestige de l'ancienneté, source du respect, toutes
choses absolument étrangères à celle de Napoléon. Toute aristocratie qui vise
à se perpétuer, est forcée d'admettre dans son sein des hommes nouveaux
qu'elle pénètre peu à peu de son esprit et qui dans cette métamorphose
n'échappent pas toujours au ridicule ; mais ce qui ne s'était jamais vu dans
le monde, c'était une aristocratie composée tout entière de parvenus, une
noblesse dont tous les membres étaient autant de Bourgeois--gentilshommes.
Ces nobles improvisés étaient d'autant plus gauches dans ce rôle si nouveau
qu'ils n'avaient d'autre guide que leurs prétentions, et d'autant moins
capables d'apporter aucun lustre au trône, qu'ils tenaient tout de lui, et
qu'ils étaient placés vis-à-vis de l'Empereur dans les liens de la plus
étroite et de la plus humble dépendance. Nulle
au point de vue politique, la nouvelle noblesse était également nulle au
point de vue du prestige, et ne répondait en rien aux goûts fastueux qui
avaient inspiré son créateur. Quant aux motifs qui furent allégués
officiellement par Cambacérès et Lacépède, les prôneurs obligés de cette
mesure, le public refusa obstinément de les prendre au sérieux. C'était,
disaient-ils, une noblesse fondée sur le mérite et non plus sur le privilège,
un hommage rendu au culte des aïeux, un dernier coup porté à l'arbre féodal,
un nouveau prix ajouté aux récompenses publiques. Mais tout le monde savait,
depuis les penseurs du dix-huitième siècle, que le mérite est chose
personnelle, et c'est le nier plutôt que l'encourager que d'en faire un bien
transmissible par hérédité. Encore le principe de cette transmission
nobiliaire, consacré au profit des riches, était-il violé au détriment des
pauvres, car le statut stipulait, que pour transmettre le titre de prince il
fallait justifier d'un revenu de deux cent mille francs, pour transmettre le
titre de comte il fallait justifier d'un revenu de trente mille francs, et
enfin de quinze mille et de trois mille pour les titres de baron et de
chevalier. Le titre n'était plus rien sans l'argent ; privé de ce puissant
dénominateur, il périssait avec le titulaire. Il
n'était pas moins dérisoire de prétendre que l'institution repoussait les
privilèges et ne portait aucune atteinte au principe d'égalité. Personne
n'ignorait que le statut rétablissait au profit des anoblis la propriété
privilégiée, les autorisait à constituer des majorats inaliénables et
transmissibles de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, par dérogation
aux principes du Code civil. En dernier lieu, c'était une étrange illusion
que de se figurer qu'on allait porter le coup de grâce à l'ancienne noblesse
en relevant tous les préjugés qui avaient fait sa force. En matière de
titres, l'ancienneté a toujours primé l'importance actuelle, et si quelque
chose pouvait rendre à ceux de l'ancien régime toute la valeur qu'ils avaient
perdue, c'était sans contredit ce prétendu rajeunissement d'une institution
surannée. Indépendamment de cette dépréciation due à une inévitable
comparaison, ces faveurs subirent une espèce d'avilissement, par suite de la
profusion avec laquelle elles furent prodiguées et du mode même de leur
distribution. Elles n'étaient pas décernées à certaines personnes en vertu
d'un choix spécial du souverain, et en considération de Peur mérite
individuel, elles revenaient de droit à certaines catégories de
fonctionnaires comme une sorte de gratification supplémentaire attachée à
leur charge. On entrait dans la filière bureaucratique à l'état d'employé, on
en sortait comte ou baron. Ce fut une véritable génération spontanée qui
produisit une hausse immédiate sur tous les vieux parchemins. Les anoblis
firent valoir et regretter les nobles. Les grands dignitaires étaient princes
; les ministres, sénateurs, archevêques, conseillers d'État étaient comtes ;
les présidents de coiis électoraux, les présidents de cours, les maires des
principales villes étaient barons ; les membres de la Légion d'honneur
étaient chevaliers. Quant aux préfets, généraux, officiers civils et
militaires, l'Empereur se réservait le droit de choisir lui-même. La
noblesse impériale, cette singulière exhumation des mœurs et des idées de
l'ancien régime détournées de leur vrai sens, n'était donc dans la pensée de
Napoléon qu'un organisme administratif. Elle avait un autre mérite à ses
yeux, c'était celui de confisquer à son profit toutes les illustrations
antérieures ou récentes, de les frapper à son effigie comme la menue monnaie
de sa propre gloire. IL voulait que dans la France nouvelle tout datât de
lui, et il lui plaisait d'affubler les vieilles renommées de la République de
ces titres qui ne rappelaient que l'Empire, et sous lesquels le souvenir
désorienté ne pouvait chercher que ses créatures. Quand on disait Masséna, on
pensait à la victoire de Zurich ; mais quand on disait le duc de Rivoli, on
pensait à l'homme qui avait fait ce duc. Il se flattait aussi de démarquer en
quelque sorte peu à peu l'ancienne noblesse en l'amenant par les faveurs dont
ïl disposait à revêtir sa propre livrée ; et il obtint en effet un certain
nombre de ces conversions intéressées. Il prenait plaisir à faire d'un duc de
l'ancien régime un comte du nouveau, démonstration péremptoire de la
supériorité de son œuvre. Afin
d'assurer au sein de la nouvelle noblesse la prééminence de l'élément
militaire qu'il considérait avec raison comme le principal moteur de tout son
système, il fit à ses compagnons d'armes une nouvelle distribution de ce
qu'il appelait les produits de la guerre. Ç'avait été là, de tout temps, à
ses yeux, le seul moyen sûr de les attacher à sa personne et de les associer
à son œuvre. Il avait, dès la première campagne d'Italie, commencé à
pratiquer cette théorie avouée ouvertement dans ses proclamations ; mais
réduit alors à opérer avec des moyens très-restreints et avec beaucoup de
ménagements pour l'opinion, il n'avait pu donner à ses idées toute
l'extension dont elles étaient susceptibles. Aujourd'hui qu'il opérait sur
l'Europe entière et qu'aucun pouvoir n'était en état de mettre obstacle à ses
volontés, on le vit réaliser enfin dans toute leur étendue les vues qu'il
n'avait pu jusque-là manifester que parti elle ment. Ce procédé n'était
autre, en définitive, que celui des conquérants barbares distribuant à leurs compagnons
les terres et les richesses des vaincus. En Italie, en Pologne, en Hanovre,
en Westphalie, Napoléon s'était emparé pour une somme d'environ deux cent
cinquante millions de domaines. Il en était, dit-on, le légitime
propriétaire, puisque ces biens provenaient des anciens souverains du pays,
ecclésiastiques ou séculiers, et non des dépouilles du peuple : sophisme
commode pour les spoliateurs, car si la victoire suffit pour transférer à la
personne du vainqueur les droits de propriété du vaincu, Napoléon avait
autant de titres pour s'emparer des biens des peuples que pour prendre les
biens des souverains. Comment soutenir d'ailleurs que les peuples n'avaient
aucun droit sur ces domaines essentiellement nationaux, qu'ils pouvaient avec
indifférence les voir passer dans des mains étrangères ou ennemies ? Napoléon
laissa une partie de ces domaines aux serviteurs couronnés auxquels il avait
délégué dans ces divers pays une royauté toute d'apparence. Il distribua le
reste, montant à une somme d'environ cent cinquante millions, à ses
principaux lieutenants, sous forme de majorats. Avec ces dotations qui furent
augmentées plus tard, plusieurs d'entre eux eurent jusqu'à un million de
revenu. Voulant satisfaire en même temps, par des moyens plus prompts, ce
besoin de jouir vite qui avait pris des proportions effrénées chez ces
soldats détachés de toutes leurs anciennes ambitions patriotiques et peu sûrs
du lendemain sous un maitre si exigeant, il préleva sur les rentrées des
contributions levées à l'étranger une somme de onze millions qu'il leur donna
moitié argent comptant moitié en rentes sur l'État. Berthier eut un million,
Ney, Davout, Soult, Bessières eurent chacun six cent mille francs, Masséna,
Augereau, Bernadotte, Mortier, Victor, chacun quatre cent mille, et ainsi de
suite. Les officiers et soldats eurent en partage une somme de dix-huit
millions qui fut répartie proportionnellement aux services et aux blessures. Les
dotations civiles que Napoléon constitua au profit de ses principaux
fonctionnaires étaient d'une valeur tellement inférieure à celle des
dotations de l'armée, qu'on ne pouvait se méprendre sur son intention de
marquer, par un signe visible pour tous les yeux, la suprématie de l'élément
militaire sur les pouvoirs civils. En cela il était dans la logique et la vérité
de son système politique ; il agissait comme le dictateur et le tribun à la
fois de cette démocratie de soldats qui l'avait élu pour chef. Ne pouvant
plus lui donner à l'intérieur les dépouilles des anciennes classes
privilégiées, il appliquait au moyen de la conquête une sorte de loi agraire
aux nations étrangères. Même lorsqu'il reconstituait une noblesse, ces hommes
fanatisés continuaient à voir en lui leur Gracque en même temps que leur
César ; ils lui pardonnaient de faire des ducs, parce qu'il en avait fait un
avec un fils de paysan, et ils croyaient leur propre fortune destinée à
grandir indéfiniment comme la sienne, grâce à cet ager publicus
inépuisable qui était l'Europe. La
suppression définitive du Tribunat, annoncée en termes voilés dans le
discours d'ouverture impérial, fut ajournée à la fin de la session
législative. Avant de signifier à cette assemblée ce dernier terme des
améliorations successives qu'on lui avait fait subir, on jugea à propos de la
faire parader encore une fois dans cette cérémonie de plus en plus inutile et
de plus en plus courte qu'on appelait une session. Celle de 1807 fut
inaugurée par un de ces brillants exposés de situation dans lesquels
l'apologie prenait le ton de l'apothéose, et qui semblaient n'avoir plus
d'autre objet que d'indiquer aux orateurs la note qu'ils devaient faire
entendre dans leurs discours. Cette consigne était suivie avec une docilité
prodigieuse ; le travail législatif se réduisait désormais au vote ; plus
d'incident, plus d'imprévu, plus de contradiction, la discussion elle-même a
disparu. Les débats législatifs de l'année 1807, bien qu'ils aient eu pour
objet des projets de loi très-variés et très-importants, parmi lesquels le
Code de commerce tout entier, n'équivalent pas à la vingtième partie de ceux
d'une session du Consulat, et pas à la centième, si l'on en retranche les
harangues purement laudatives. Tout le travail effectif est fait par le
conseil d'État, le Tribunat approuve, le Corps législatif ratifie. C'est un
perpétuel concert d'admiration où l'enthousiasme, l'amour, la reconnaissance
envers le prince débordent à chaque instant et à tout propos. Ouvrez au
hasard cette accablante collection, lisez un discours, le premier venu : «
Messieurs, le génie qui nous gouverne voit tout et ne néglige rien... » De
quel exploit, de quel bienfait nouveau s'agit-il ? D'un projet de loi relatif
à l'inscription hypothécaire[3]. Qu'y
avait-il de réel au fond de ces adulations sans mesure comme sans dignité ?
Il y avait surtout l'éblouissement causé par le succès. Ce sentiment était
sincère, car il était motivé, et aujourd'hui encore, après tous les
événements qui ont prouvé combien cet éclat Était éphémère, on a quelque
peine à se défendre du vertige. Malgré tout, pourtant, et en dépit de ce
tableau de fantaisie que le nouveau ministre de l'intérieur, Cretet, traçait
de nos prospérités, en dépit de ces triomphes plus brillants que solides, de
ces grands travaux annoncés avec fracas, mais achevés pour la plupart
seulement sur le papier, en dépit des treize mille quatre cents lieues de
route, des dix-huit fleuves rendus navigables, des dix canaux poursuivis ou
commencés, en dépit de l'amélioration des laines et des « sept bergeries
nationales », des prêts aux manufactures et de ces prix décennaux qui ne
furent jamais distribués, en dépit des édifices utiles comme le grenier
d'abondance et des monuments fastueux comme la colonne Vendôme, en dépit
enfin de cette paix trompeuse dont Cretet disait « que le vainqueur
l'avait signée sans stipuler pour lui-même aucun avantage, » de cette
paix qui n'était déjà plus, alors qu'on l'exaltait dans ces termes menteurs,
en dépit de tint d'apparences brillantes ou spécieuses, la France ne
possédait ni la vraie prospérité ni la vraie grandeur. Elle
n'était pas réellement prospère, car non-seulement elle manquait de sécurité,
condition nécessaire du bien-être des nations, mais tous les maux produits
par tant d'années de guerre pesaient encore sur elle, et c'était insulter un
bon sens public que de vouloir faire croire, au moyen d'une grossière illusion
d'optique, qu'ils avaient disparu soudainement comme emportés par un coup de
baguette magique. Elle n'était pas réellement grande, car tout ce qu'il y
avait de grand en elle avait été étouffé, proscrit, réduit au silence. Elle
pouvait encore montrer avec orgueil au monde ses généraux et ses soldats,
bien que l'armée, toujours héroïque, mais tombée du culte de la patrie et de
la liberté à celui de la gloire, du culte de la gloire à celui des richesses,
fût déjà corrompue et dégénérée ; mais où étaient ses grands citoyens ? où
étaient ses grands orateurs, ses grands publicistes, ses grands philosophes,
ses grands écrivains de tout ordre ? où était du moins leur postérité ? Tous
ceux qui avaient montré quelque étincelle de génie ou de fierté avaient été
sacrifiés au profit d'un seul homme ; ils avaient disparu les uns broyés sous
les roues de son char, les autres réduits à végéter obscurément dans quelque
retraite ignorée ; et, chose plus grave, leur race semblait pour jamais
éteinte. Le mal n'était pas l'effet d'une crise momentanée, il atteignait
l'avenir et semblait devoir s'éterniser. La France était comme emprisonnée
dans un réseau de fer, et les issues étaient de tous côtés fermées à tout ce
qui était jeune, généreux, ardent, passionné pour l'activité intellectuelle
et morale. Oui, quoi qu'on en ait dit, la France souffrait pendant ces années
étouffantes où ce qu'il y avait de plus noble et de plus élevé dans son génie
était condamné à une morne et silencieuse stérilité. Ce n'était pas
impunément que le peuple, qui avait occupé un si haut rang dans le monde de
l'esprit, n'avait plus ni éloquence, ni poésie, ni aucune des luttes de la
pensée ; il était malade au fond de l'âme, et pour ne pas désespérer en
présence des victoires prétoriennes, pour se tenir debout, selon l'expression
de Lafayette, il fallait être un héros. Qui peut dire combien de cœurs
généreux se sont consumés dans ces obscurs tourments ? L'histoire ne pourra
probablement jamais soulever qu'un coin du voile. Ce qui est certain, c'est
que la plupart des hommes éminents dont la jeunesse s'est écoulée dans ces
temps de malheur ou l'espérance même semblait à jamais interdite, n'en
parlaient plus tard qu'avec une sorte d'horreur. Ces nobles souffrances ont
peu laissé de traces, et leur mémoire même a péri. Elles ne se révèlent plus
â l'historien que par la profondeur du silence ; mais il nous en reste un
témoignage immortel dans une page écrite en lettres de feu et qui vivra aussi
longtemps que notre langue sera parlée parmi les hommes. Au moment même où
Napoléon faisait sa rentrée triomphale au milieu d'un peuple prosterné, et où
l'air retentissait du bruit des acclamations officielles, de nombreuses
copies manuscrites de cette page vengeresse, imprimée d'abord dans le
Mercure, circulaient de main en main, propagées par des ennemis invisibles et
dévorées avec une insatiable avidité. Voici ce qu'on y lisait : « Lorsque,
dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de
l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et
qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce,
l'historien parait chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que
Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ; il croit inconnu auprès
des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant
obscur la gloire du maitre du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il
est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui,
bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le Dieu n'est point
anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune,
il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles
dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent
les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur
généreux deux mille ans après notre vie ?[4] » Le jour
où il a écrit ces lignes impérissables en présence de la force triomphante et
au milieu du découragement, de la détresse et de la terreur de tout ce qui
portait encore un cœur libre, Chateaubriand personnifiait l'âme même de la
France. Il lui faisait parler un langage digne d'elle, et prenait place parmi
ces grands témoins des choses humaines dont la voix retentit par-delà les
siècles. Ses écrits les plus fameux pourront tomber dans l'oubli, mais cette
page restera attachée à la mémoire de l'Empire comme une ineffaçable
flétrissure et comme la protestation de cette minorité sacrifiée dont les
plaintes mêmes ne pouvaient plus trouver d'échos. Ce fantaisiste a fait ce
jour-là acte d'homme. On a relevé dans sa vie bien des inconséquences, des
petitesses et de mesquines vanités. Chateaubriand a eu presque toutes les
faiblesses de l'homme dont le caractère est gouverné par l'imagination ; sa
gloire littéraire elle-même a été mise en pièces par ceux qui l'avaient le
plus adulée ; mais cet élan d'un grand cœur efface tout, et, dans ce court
instant, le poète a touché à la vraie grandeur. Il s'est élevé d'un coup
d'aile jusqu'à ces régions sublimes où le génie se confond avec l'héroïsme. Chateaubriand
échappa au châtiment grâce à l'intervention de son ami Fontanes et grâce aux
événements extérieurs qui vinrent distraire l'attention de Napoléon.
L'écrivain en fut quitte pour la confiscation de sa part de propriété dans le
Mercure, part qui constituait à la vérité toute sa fortune. On doit attribuer
à des préoccupations du même genre l'impunité relative dont Napoléon laissa
jouir le général Malet à la suite de la découverte d'un premier essai de
conspiration tout à fait semblable à celui qui faillit réussir en 1812. Ce
projet, conçu pendant les longues incertitudes de la campagne de Pologne, fut
éventé par la police avant tout commencement d'exécution. Mais son auteur eut
l'art d'en dérober la vraie nature au regard autrefois si perçant de l'Empereur,
qui se contenta de détenir Malet dans une prison d'État s-ins le faire mettre
en jugement. L'esprit de Napoléon était de plus en plus absorbé par les
grandes complications de la politique extérieure, et, quelque étonnante que
fût son activité, il était débordé par la multiplicité des détails ; obligé,
pour suffire à tout, de se résigner à beaucoup de négligences et de lacunes.
Depuis qu'il maniait les affaires de presque toute l'Europe, il ne pouvait
plus donner à celles de la France qu'un coup d'ensemble, il n'en saisissait
plus que la surface, il n'en surveillait plus les détails d'exécution que
partiellement et comme par accès, il ne visait plus qu'à l'à peu près, à
l'effet général. Et comme loin d'étendre la liberté d'action de ses coopérateurs,
il resserrait les liens de leur dépendance, il s'ensuivait que la plupart des
actes de sa politique intérieure avaient un caractère hâtif et superficiel ou
restaient à l'état d'ébauche, comme ces monuments si fastueusement annoncés
dont il légua l'achèvement aux gouvernements qui lui succédèrent. Mais si
plusieurs de ces créations n'étaient faites que pour la montre et
ressemblaient à des décorations de théâtre plutôt qu'à de solides édifices,
quelques-unes d'entre elles étaient inspirées par un juste sentiment des
besoins du pays. C'est
ainsi qu'on peut louer sans restriction la loi qui établit dans beaucoup de
départements des ateliers de travail et de charité en vue d'une prochaine
interdiction de la mendicité, la promulgation du Code de commerce,
l'impulsion donnée aux travaux de canalisation, l'institution de la caisse de
service imaginée par Mollien dans le but de substituer le trésor lui-même aux
banquiers qui escomptaient si onéreusement pour lui les obligations des
receveurs généraux. Cette dernière mesure était une simplification de génie,
elle supprima un agiotage ruineux pour l'État. Elle était l'œuvre personnelle
de ce ministre, ainsi qu'une autre amélioration non moins heureuse,
l'introduction de la comptabilité en partie double dans l'administration des
finances. La réduction de l'intérêt de la Banque â 4 pour 100 vint faciliter
les transactions industrielles et commerciales : la transformation de la
commission de comptabilité, depuis longtemps reconnue insuffisante, en une
Cour des comptes mieux en situation par le nombre et par le rang de bien
remplir sa tâche, apporta l'ordre, la lumière, et la célérité dans la
liquidation des comptes de l'État. Toutes ces mesures étaient presque de tous
points excellentes. L'organisation
de la Cour des comptes prêtait toutefois le flanc à plus d'une critique
justifiée. Si elle était, comme l'expérience l'a prouvé, un instrument de
contrôle des plus sûrs, des plus expéditifs et des plus délicats, elle n'en
était pas moins inférieure sous certains rapports à l'institution qui avait
tenu sa place sous l'ancien régime, et à plus forte raison à celle qui avait
été créée par la Révolution. Les anciennes chambres des comptes avaient le
titre de cours souveraines ; elles rendaient des jugements, tandis que la
nouvelle cour était placée sous la dépendance exclusive du pouvoir exécutif.
Depuis la Constituante, les bureaux de comptabilité étaient composés de
commissaires nommés par l'autorité législative et soumis à sa surveillance.
Le principe pouvait avoir été mal appliqué ; les bureaux de comptabilité
laissaient à désirer, surtout sous le rapport du nombre. Les cinq
commissaires, élevés au nombre de sept par la constitution de l'an viii,
étaient comme ensevelis sous un monceau de comptes arriérés ; mais ici, comme
presque en toute chose, les législateurs de 1789 avaient vu juste et bien
jugé. C'est en effet à l'autorité qui vote l'impôt qu'il appartient de
contrôler en dernier ressort l'emploi des deniers publics. A défaut de cette
subordination naturelle et salutaire de la Cour des comptes au Corps
législatif, il n'y avait qu'un seul moyen de l'organiser conformément au
système des garanties, c'était de lui donner la complète indépendance d'un corps
judiciaire. Mais une semblable institution eût été une anomalie et un
contre-sens dans l'administration impériale. Napoléon constitua donc la Cour des
comptes comme il avait constitué toute chose ; il en fit un instrument de
pouvoir. 11 la divisa en trois chambres, ce qui répondait à une division
analogue de la tâche que la Cour avait à remplir ; il lui donna de gros
traitements, le bénéfice de l'inamovibilité ; mais il restreignit ses
attributions, la réduisit au rôle d'un corps de fonctionnaires. Sous l'ancien
régime, elle avait été une magistrature. Il lui donna le droit de contrôler
les agents du gouvernement, mais au profit du gouvernement lui-même et non au
profit de l'État. La distinction est facile à saisir. Tout gouvernement a
intérêt à être servi par des comptables intègres, à vérifier l'emploi en
recettes comme en dépenses des fonds qui leur sont confiés, et la Cour des comptes
remplissait merveilleusement cette mission. Mais l'intégrité est encore plus
nécessaire chez le ministre qui ordonne les dépenses que chez l'agent qui les
exécute, car combien de fois n'a-t-on pas vu le pouvoir devenu une source de
profits et recherché par une honteuse spéculation sur la fortune publique ?
Ici la Cour des comptes était absolument désarmée ; elle n'était qu'un rouage
administratif placé sous la main même du ministre qu'il eût fallu contrôler.
« La Cour, disait l'article 18 de la loi, ne pourra en aucun cas
s'attribuer une juridiction sur les ordonnateurs. » Et Defermon ajoutait
dans son exposé des motifs : « La Cour doit porter la sévérité de
ses recherches sur les comptables et non sur les ordonnateurs.... il lui
serait impossible d'approfondir et de juger les causes et les motifs qui ont
fait donner les autorisations. Elle ne saurait juger le gouvernement[5]. » Sans le juger, elle
aurait pu le citer devant le Corps législatif qui était son juge naturel.
Dans la sphère même des affaires qui étaient soumises à sa juridiction, la
Cour ne pouvait prononcer en dernier ressort, car le comptable condamné avait
toujours trois mois pour se pourvoir auprès du conseil d'État. Le
gouvernement était donc, en définitive, son propre juge, et la nation n'avait
contre lui, en matière financière pas plus qu'en toute autre, aucun moyen
sérieux de contrôle ni de redressement. Ce vice
radical de toutes les nouvelles institutions se montrait sous des formes
beaucoup moins rassurantes dans un sénatus-consulte daté du 12 octobre. Cette
loi avait pour objet, selon l'expression de Treilhard, une mesure
épuratoire qui devait dégager la magistrature des éléments corrompus qui
avaient pu s'y glisser, et séparer l'or pur de l'alliage qui le déshonorait.
Cette épuration était un nouveau coup porté au pouvoir judiciaire déjà si
faible et si dépendant. La Constitution de l'an wu avait donné aux juges
l'inamovibilité. Cette garantie, fort insuffisante en présence des tentations
de l'avancement et de la crainte des rigueurs ministérielles, avait été
affaiblie jusqu'à n'être plus qu'une ombre. Le droit de surveillance et
d'admonestation attribué au grand juge, et le droit disciplinaire de censure
et de suspension attribué à la Cour de cassation avaient eu pour effet de
mettre les magistrats à la merci du gouvernement. Ces moyens de répression,
combinés avec ceux de la justice ordinaire, non-seulement étaient suffisants,
mais dépassaient la mesure, car on n'avait pas besoin de tant d'armes
différentes pour atteindre les magistrats prévaricateurs, et il était encore
plus important de mettre à l'abri de toute vexation l'indépendance des juges
intègres. Il existait une autre disposition répressive qui, sous le régime
consulaire, déclarait révoqués de leurs fonctions les juges dont le nom ne
serait pas maintenu sur les listes d'éligibles, pénalité de luxe devenue
inapplicable avec le système des collèges électoraux. Son abrogation servit
de prétexte pour renverser la faible barrière qui protégeait encore la
magistrature contre le pouvoir ministériel. Le sénatus-consulte décida qu'il
serait procédé à un examen général de toutes les existences attachées à
l'ordre judiciaire. Cet examen était confié à une commission de dix sénateurs
nommés par Sa Majesté Impériale, qui devait prononcer définitivement sur le
maintien ou la révocation des juges désignés dans le rapport de la
commission. Cette mesure était la destruction même du principe
d'inamovibilité, car si l'Empereur avait le droit de la décréter aujourd'hui,
qui pouvait garantir les juges contre sa volonté de demain ? Les engagements
que prenait Treilhard pour l'avenir étaient donc des plus dérisoires. Et
comme si l'on ne se sentait pas encore assez rassuré par cette grande
épuration, on décrétait, par un autre article du sénatus-consulte, que
dorénavant les provisions qui instituaient les juges à vie ne leur seraient
délivrées qu'après cinq années d'exercice de leur fonction, s'ils en étaient
jugés dignes par l'Empereur. Au
fond, ce grand attentat contre l'honneur de la magistrature et contre
l'indépendance de la justice n'était qu'un misérable expédient politique. A
l'époque de l'organisation judiciaire, un grand nombre de républicains
découragés avaient cherché un honorable refuge dans ces fonctions impartiales
et respectées. Depuis lors, de prodigieux changements s'étaient opérés, et
l'on éprouvait le besoin de mettre le personnel judiciaire en harmonie avec
les mœurs et les idées nouvelles. Mais ces magistrats ne donnant, pour la
plupart, aucune prise contre eux par leur conduite, on avait eu recours, pour
les exclure plus aisément, à ce moyen indirect et détourné[6]. Rien n'est assuré sous le
despotisme, pas même les existences qu'il a lui-même créées, et il est
toujours le premier à porter la main sur les lois qu'il a faites, car son
essence est de n'en reconnaître d'autre que ses propres caprices. Le
Corps législatif termina sa courte session en votant sans examen et sans
discussion la loi de finances qui ne lui était plus présentée que pour la
forme. Tout y était approximatif et arbitraire. Non-seulement les dépenses de
l'année courante, fixées au chiffre de 720 millions, étaient évaluées fort
au-dessous de leur véritable montant qui s'élevait en réalité à 780 millions
; mais aucun des exercices des cinq années antérieures n'était encore liquidé
définitivement, et l'on poursuivait des recouvrements de contributions
arriérées jusqu'à l'année 1802. Tous les états de dépense présentés par le
gouvernement reposaient sur des chiffres hypothétiques. Sept cents millions
étaient censés avoir suffi aux besoins de l'année 1806 ; on ne les fixait
même approximativement qu'au chiffre de 689 millions, elle en avait absorbé
770, et personne ne le savait encore. Les recettes avaient heureusement subi
une augmentation inespérée, grâce aux centimes de guerre, et à
l'établissement des droits réunis, mais le Corps législatif n'en connaissait
pas mieux le chiffre que celui des dépenses. On le fixait, toujours par à peu
près, à 720 millions. Tout était maintenu dans l'incertitude, afin que tout
pût être réglé par le bon plaisir. L'insuffisance évidente des ressources du budget
pour faire face à ces divers déficits n'empêcha pas Napoléon de dégrever les
contributions directes des dix centimes de guerre dont il les avait chargées
lors de la rupture avec l'Angleterre. Il ne demanda qu'un crédit de six cents
millions seulement pour les dépenses de l'année de 1808. Il avait en effet
dans les mains, grâce aux 60 millions levés sur l'Autriche en 1806 aux 600
millions levés sur la Prusse en 1807, un moyen facile de se libérer de tous
ces arriérés, et il en usa largement. Tout compte fait des prélèvements qu'il
dût consacrer à ces excédents de dépense, à la solde et aux récompenses de
l'armée, aux avances nécessaires au Trésor et à la caisse de service, il
devait lui rester une réserve d'environ trois cents millions, levier
formidable dans ses mains actives, et qui, sous le nom de trésor de l'armée,
était à la fois un en-cas et un enjeu destiné à parer aux éventualités
imprévues. Ces trois cents millions qu'il serrai t avec un soin jaloux qu'il
couvait avec des regards d'avare, c'était à la fois le superflu et le
nécessaire, c'était la fantaisie et la ressource suprême des mauvais jours,
c'était la sauvegarde contre une trahison possible de la fortune, c'était
l'appoint du dernier coup de partie à jouer contre l'Europe. Lorsque
le Corps législatif eut achevé de voter docilement tous les projets de loi
qu'on daigna soumettre à son approbation, on notifia à cette assemblée le
jour même de la clôture de sa session, le sénatus-consulte qui supprimait le
Tribunat. Il est vrai de dire qu'en mettant fin à la carrière du Tribunat on
ne supprimait plus qu'un mot. D'épuration en épuration, et de
perfectionnement en perfectionnement, on avait depuis longtemps réduit ce
corps à n'être plus que l'ombre d'une assemblée délibérante, ou, comme le
disait Boulay de la Meurthe dans son rapport, « un vice qui impliquait
contradiction[7]. » Ajoutons qu'on aurait
pu, sans plus d'inconvénients, supprimer le Corps législatif lui-même, tant
il avait peu d'influence sur les actes du gouvernement et la marche des
affaires. Avec ses décrets, ses sénatus-consultes ou simplement avec des
décisions du conseil d'État, Napoléon réglait souverainement la plupart des
questions dont la compétence a été de tout temps attribuée au pouvoir
législatif. C'est ainsi qu'il venait tout récemment de faire décider par un
simple avis de la section de législation du conseil d'État que le droit de
statuer sur la question d'utilité publique en matière d'expropriation,
appartenait au gouvernement à l'exclusion du Corps législatif investi
jusque-là de cette prérogative. Mais le Corps législatif était une apparence
dont il croyait avoir encore besoin ; ce nom lui rappelait d'ailleurs sept
années de mutisme et de servilité, tandis que celui du Tribunat n'évoquait
que des souvenirs odieux de résistance légale et de civisme à la fois ferme
et modéré. Après avoir chassé de ce corps la courageuse minorité qui avait
osé braver sa tyrannie, il l'avait successivement réduit à cinquante membres,
peuplé de ses créatures, divisé en sections, qui ne délibéraient plus qu'en
comité secret. Il avait enfin retiré aux tribuns leurs attributions les plus
essentielles pour les transporter au sénat. Mais malgré ses efforts pour les
avilir après les avoir désarmés, ce nom de Tribunat avait gardé un certain prestige
populaire. L'éloquence de ses orateurs avait été comme le dernier soupir de
la liberté étouffée, le dernier écho des généreux accents de la Révolution
française. Ce débris mutilé rappelait l'édifice ; il rappelait à la nation
qu'elle avait connu des temps plus heureux, des ambitions plus hautes ; il
représentait en un mot des traditions vaincues aujourd'hui, mais qui
pouvaient triompher demain, car rien de ce qui honore, élève et ennoblit la
nature humaine n'est jamais vaincu définitivement. Pour tous ces motifs, le
nom même du Tribunat était importun et devait disparaître. Boulay
de la Meurthe vint en conséquence signifier de la part du maitre, au
Tribunat, qu'il avait cessé de vivre. Il rendait volontiers justice aux
vertus des membres de cette assemblée. Ils s'étaient, disait-il, constamment
montrés plus sages que l'institution même, mais depuis l'établissement de
l'Empire, le Tribunat n'offrait plus que l'aspect d'une pièce inutile, déplacée
et discordante, et son abolition « était moins un changement qu'une
amélioration dans nos institutions. Le Corps législatif héritait des trois
sections appelées à délibérer à huis clos et à donner leur avis en
concurrence avec les orateurs du conseil d'État. Quant aux tribuns encore en
exercice, on leur ouvrait un asile au sein du Corps législatif. Ceux dont le
mandat expirait, étaient placés, partie dans la nouvelle Cour des comptes,
partie dans les fonctions administratives. Mais de peur que le Corps
législatif, si longtemps muet, ne fût trop enivré de l'inestimable faculté
qu'on lui octroyait de parler en comité secret et d'exprimer son avis en
public par l'organe d'une commission, le sénatus-consulte décidait « qu'à
l'avenir nul ne pourrait être membre du Corps législatif, à moins qu'il n'eût
quarante ans accomplis » (article 10). Cet homme qui avait été
général en chef de l'armée d'Italie à vingt-six ans, premier consul à trente,
et qui même aujourd'hui était, à trente-huit ans, empereur et maitre de tant
de royaumes, il ne voulait pas qu'on pût s'occuper des affaires publiques
avant d'avoir atteint à un âge dont il était encore éloigné lui-même :
prétention insolente qui disait combien il se regardait comme un être
au-dessus des autres hommes ; qui disait surtout combien il croyait devoir se
défier de la jeunesse et de ses nobles passions. Avec de telles précautions,
on n'avait pas à craindre que le Corps législatif fût tenté d'abuser de la
liberté qu'on lui rendait. C'était avec une confiance motivée que le lyrique
Fontanes, qui célébrait avec un enthousiasme continu, tous les actes bons ou
mauvais de la politique de Napoléon, s'écriait que « ces enceintes qui s'étonnaient
de leur silence, et dont le silence allait cesser, n'entendraient pas gronder
les tempêtes populaires. » Elles étaient en effet bien à l'abri de toute
surprise de ce genre. « Rendons-nous dignes d'un tel bienfait,
poursuivait-il ; que la tribune soit sans orages et qu'on n'y applaudisse
qu'aux triomphes modestes de la raison. Que la vérité surtout s'y montre avec
courage, mais avec sagesse, et qu'elle y brille de toute sa lumière. Un grand
prince doit en aimer l'éclat. Elle seule est digne de lui, qu'en pourrait-il
craindre ? Plus on le regarde et plus il s'élève ; plus on le juge et plus on
l'admire. » Ce rhéteur mettait à orner ses adulations tout le soin qu'un
lapidaire met à enchâsser des diamants ; il oubliait que rien n'est plus
propre que le beau langage à faire ressortir des sentiments bas. Ce
n'était pas assez de frapper le Tribunat, on voulait qu'il se montrât heureux
et reconnaissant du coup qui mettait fin à son existence politique : « Je
vous propose, dit Carrion Nisas, de porter aux pieds du trône une adresse qui
frappe les peuples de cette idée que nous avons reçu l'acte du sénat sans
regrets pour nos fonctions, sans inquiétude pour la patrie, et avec des
sentiments d'amour et de dévouement au monarque, qui vivront éternellement
dans nos cœurs ! » Cette proposition fut adoptée à l'unanimité, et
le Tribunat éleva une dernière fois la voix avant de disparaître dans
l'oubli. Les tribuns protestaient auprès du prince que dans l'acte qui
mettait un terme à leurs fonctions, ils n'avaient trouvé que de nouvelles
raisons d'apporter aux pieds du trône l'hommage de leur admiration et de leur
reconnaissance.... ils croyaient moins arriver à l'extrémité de leur
carrière, qu'atteindre le but de tous leurs efforts et la récompense de leur
dévouement[8]. » Ces ignominieuses
paroles disent mieux que toute autre réflexion par quelle série de
métamorphoses on avait fait passer le Tribunat avant de lui porter le coup
mortel. Ainsi finit dans la déconsidération où l'avait plongée son propre
créateur, une assemblée dont les travaux avaient honoré la cause de la
liberté française. Elle avait en réalité cessé de vivre longtemps avant sa
dissolution finale ; mais sa disparition n'en était pas moins un fait
significatif pour quiconque voulait réfléchir. Qu'était-ce donc que cette
constitution de l'Empire dont le nom revenait si souvent dans les manifestes
officiels, si d'un trait de plume on pouvait du jour au lendemain supprimer
ce qu'on était convenu d'appeler un des grands corps de l'État ? La
constitution n'était-elle pas tout entière dans la main qui tenait cette
plume ? Il est temps maintenant de revenir à la situation de l'Espagne et de raconter les événements qui venaient d'y devancer les prévisions de Napoléon. |
[1]
Moniteur du 29 juillet 1807.
[2]
Mémorial de Las Cases.
[3]
Séance du 3 septembre 1807 : Discours de Mouricault. (Archives
parlementaires.)
[4]
Cette page est le début d'un article de Chateaubriand sur le voyage pittoresque
et historique en Espagne, par de Laborde. (Mercure de France du 4
juillet 1807.) Dans l'article imprimé, plusieurs passages se trouvaient
intercalés entre le commencement et la fin de la page, entre autres celui-ci :
« Bientôt l'auteur des Annales re fera voir dans le tyran déifié que
l'histrion, l'incendiaire et le parricide. Semblable à ces premiers chrétiens
d'Égypte qui au péril de leurs jours pénétraient dans les temples de
l'idolâtrie, saisissaient au fond du sanctuaire ténébreux la divinité que le
crime offrait à l'encens de la peur, et traînaient à la lumière du soleil au
lieu d'un Dieu quelque monstre horrible ! »
[5]
Archives parlementaires, séance du 5 septembre 1807.
[6]
Thibaudeau.
[7]
Séance du 18 septembre 1807.
[8]
Séance du 18 septembre 1807, Archives parlementaires.