HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE V. — INSTITUTION DE LA NOBLESSE ET SUPPRESSION DU TRIBUNAT

AOÛT-OCTOBRE 1807

 

 

Pendant que Napoléon prépare tout sur tant de points différents, pour rallumer la guerre, la France, confiante en ses promesses, célèbre à l'envi les douceurs de la paix. C'en est fait, il l'a dit, on le sait, il va donner enfin quelque repos à ce pays épuisé ; il va s'occuper de la prospérité intérieure. Il veut être à lui-même son premier ministre et renouveler dans l'ordre économique toutes les merveilles qui ont fait sa gloire militaire. Il a assez fait le général, il va maintenant appliquer son génie à développer les richesses de la France ; il veut centupler ses ressources industrielles et commerciales. L'Angleterre résiste encore, il est vrai, mais qu'importe, depuis que le continent tout entier est soumis ? On n'a pour la réduire qu'à la laisser dépérir dans son isolement. Tels sont les rêves que Napoléon encourage par des déclarations qu'on recueille avec avidité.

Il avait été reçu, lors de son retour à Paris, par des adulations dont la bassesse dépassait encore tout ce qu'on avait entendu jusque-là, et qui seront citées dans la postérité la plus reculée, toutes les fois qu'on voudra marquer le point extrême de l'abaissement où peuvent descendre des âmes flétries par la servitude. « Sire, lui dit le président du sénat, Lacépède, après avoir épuisé le vocabulaire de l'hyperbole en rappelant les exploits de la dernière campagne, tels sont les prodiges pour lesquels la vraisemblance aurait exigé des siècles, et pour lesquels peu de mois ont suffi à Votre Majesté.... On ne peut louer dignement Votre Majesté. Votre gloire est trop haute. Il faudrait être placé à la distance de la postérité pour découvrir son immense élévation ! » Et Séguier au nom de la cour d'appel : « Napoléon est au-delà de l'histoire humaine. Il est au-dessus de l'admiration ; il n'y a que l'amour qui puisse s'élever jusqu'à lui ! » L'archevêque de Paris essaya, mais vainement, de lutter contre Séguier ; il déclara « que les annales du monde n'offraient aucun exemple aussi merveilleux et aussi mémorable », ce qui parut pâle et d'une froideur presque suspecte. Mais Frochot, préfet de la Seine, mérita la palme par la façon ingénieuse dont il sut humilier ses concurrents tout en exaltant le maitre : « Toutes ces choses, s'écria-t-il abimé dans une sorte d'extase, sont véritablement au-dessus de notre portée. Le silence d'étonnement que l'admiration impose semble être le seul moyen de les exprimer[1] ! »

La session du Corps législatif fut ouverte le 16 août par un discours dans lequel Napoléon exposait lui-même à grands traits les événements qui venaient de changer la face de l'Europe. Dans tout ce qu'il avait fait, disait-il, il n'avait eu en vue que le bonheur de ses peuples, plus cher à ses yeux que sa propre gloire. Il s'adressait ensuite à la nation elle-même pour lui témoigner sa satisfaction : « Français, disait-il, votre conduite dans ces derniers temps où votre empereur était éloigné de plus de 500 lieues, a augmenté mon estime et l'opinion que j'avais conçue de votre caractère. Je me suis senti fier d'être le premier parmi vous, vous êtes un bon et grand peuple ! » Ce qui prouvait péremptoirement qu'il jugeait surtout ce peuple bon, c'est que pour lui témoigner sa reconnaissance, il lui annonçait cc qu'afin d'empêcher le retour de tout titre féodal incompatible avec les constitutions de l'Empire, e il venait de créer différents titres impériaux pour donner un nouvel éclat aux principaux de ses sujets. Instituer une nouvelle noblesse afin d'empêcher le retour de la féodalité ! il fallait, en effet, bien compter sur la bonté des Français pour leur octroyer un pareil bienfait dans des termes si pleins de franchise ! C'est par un trait tout semblable de cette phraséologie ingénieuse, que dans le décret qui rétablit les prisons d'État ? Napoléon fit introduire un considérant fondé sur la nécessité de « garantir la liberté et l'égalité ». Ce don si précieux était accompagné d'une promesse beaucoup moins facile à réaliser : « Je veux, disait Napoléon, que dans toutes les parties de mon empire, même dans le plus petit hameau, l'aisance des citoyens et la valeur des terres se trouvent augmentées par l'effet du système général d'améliorations que j'ai conçu. » L'Empereur se résumait enfin en annonçant à ses fidèles sujets cc qu'il avait médité diverses dispositions pour simplifier et perfectionner les institutions. Le perfectionnement, c'était la noblesse ; la simplification, c'était la suppression du Tribunat.

La création des grands fiefs et de quelques-unes des opulentes dotations qui y étaient jointes datait déjà de l'année 1806. Napoléon voulut l'étendre et la généraliser par un système complet, et bien que le statut relatif à. la noblesse impériale n'ait été promulgué que le 11 mars 1808, j'en parlerai maintenant parce que la plupart des mesures préparatoires de ce statut en devancèrent de plusieurs mois la promulgation. Le rétablissement de la noblesse est un des actes sur lesquels Napoléon à Sainte-Hélène passait le plus volontiers condamnation. Il découvrait il est vrai après coup dans cette institution une foule d'avantages auxquels il n'avait jamais songé, entre autres celui de réconcilier la France avec l'Europe[2], objet qui ne semble pas l'avoir beaucoup préoccupé pendant son règne. Mais il reconnaissait qu'en définitive elle avait choqué les goûts égalitaires de la nation, et lui avait à lui-même nui plutôt que profité. Considérée au point de vue du succès, la mesure ne fut en effet jamais populaire, même auprès de beaucoup de ceux dont elle était censée combler tous les vœux. Elle n'était ni dans les idées, ni dans les intérêts, ni dans les mœurs. Les privilégiés d'avant la Révolution regrettaient leurs anciens titres ; personne ne songeait à en réclamer de nouveaux. On voit par la correspondance de Napoléon qu'il était par exemple forcé d'intimer l'ordre à Bernadotte de porter son titre de prince de Ponte Corvo. La Légion d'honneur qu'on représentait aujourd'hui comme l'institution mère de la nouvelle noblesse, après avoir établi autrefois qu'elle était destinée à prévenir le retour de ces vaines distinctions, avait acquis une grande popularité, bien qu'elle eût été d'abord repoussée par tous les hommes éclairés ; mais la noblesse impériale, sans avoir mérité ni haine ni amour dans le cours de son éphémère existence, garda toujours aux yeux des classes populaires un certain vernis de ridicule. Pourquoi ? Elles eussent été probablement fort embarrassées d'en déduire les motifs ; en cela cependant leur instinct était plus clairvoyant que les calculs soi-disant profonds du créateur de cette œuvre artificielle.

Ce que le peuple sentait confusément, c'est que cette aristocratie, improvisée en quelques heures par un caprice de cette volonté qui se figurait suppléer au travail des siècles, et ouverte comme un refuge aux débris usés d'un fonctionnarisme servile, était tout ce qu'on voulait, excepté une aristocratie. Son organisation évitait à la vérité la plupart des inconvénients qu'on reproche aux oligarchies, mais elle n'offrait aucun des avantages d'une noblesse et n'était par conséquent qu'une onéreuse superfétation. Les institutions aristocratiques ont eu leur raison d'être dans l'histoire ; elles y ont tenu une place souvent glorieuse, elles ont, malgré leurs vices, développé de grands caractères, de males vertus, formé de rares exemplaires de l'être humain ; mais dans tous les temps et dans tous les pays, ce qui fait l'essence même d'une aristocratie, c'est le pouvoir, parce qu'il n'y a pas d'aristocratie sans indépendance. Dans les pays monarchiques particulièrement, l'aristocratie ne peut avoir de raison d'être que parce qu'elle oppose par ses privilèges même une barrière utile aux empiétements du pouvoir royal. Otez-lui ce rôle salutaire, son utilité disparaît, elle n'est plus qu'un abus.

Aussi dans tous les pays où les aristocraties ont su remplir cette grande mission, sont-elles restées chères à la nation en dépit des inconvénients inséparables de leur existence, et malgré la marche constante de la civilisation vers l'égalité sociale_ Quand elles ont réussi à préserver un peuple du pouvoir absolu, on peut dire qu'elles ont justifié leur existence, et il est facile de les absoudre. En France, au contraire, où l'aristocratie n'a jamais su se faire pardonner ses privilèges par ses services, où avec des qualités brillantes et généreuses, elle a toujours fait preuve d'une complète incapacité politique, où depuis Louis XIV surtout elle n'a plus été qu'une sorte de complément des pompes royales, et la personnification même de l'esprit courtisan, cette institution n'a laissé qu'un souvenir odieux, et peut-être est-on en droit de dire qu'elle n'a pas peu contribué à y égarer et à y pervertir les passions égalitaires si souvent entraînées au-delà de leur but. Ce n'était certainement pas comme une barrière au pouvoir absolu que Napoléon relevait la noblesse, car il ne lui déléguait pas un atome d'influence politique ; elle n'était donc, à ses yeux, comme à ceux de Louis XIV qu'une sorte de cortége d'honneur destiné à rehausser l'éclat du trône. Mais ici la distance était si grande entre l'intention et l'effet produit, qu'elle explique à elle seule le sourire d'ironie qui accueillait partout les nouveaux nobles. La noblesse de Louis XIV avait peu de pouvoir effectif, bien qu'il lui restât encore des privilèges très-considérables, mais elle avait du moins de fières traditions, le monopole des grandes manières et d'une élégance incomparable, le prestige de l'ancienneté, source du respect, toutes choses absolument étrangères à celle de Napoléon. Toute aristocratie qui vise à se perpétuer, est forcée d'admettre dans son sein des hommes nouveaux qu'elle pénètre peu à peu de son esprit et qui dans cette métamorphose n'échappent pas toujours au ridicule ; mais ce qui ne s'était jamais vu dans le monde, c'était une aristocratie composée tout entière de parvenus, une noblesse dont tous les membres étaient autant de Bourgeois--gentilshommes. Ces nobles improvisés étaient d'autant plus gauches dans ce rôle si nouveau qu'ils n'avaient d'autre guide que leurs prétentions, et d'autant moins capables d'apporter aucun lustre au trône, qu'ils tenaient tout de lui, et qu'ils étaient placés vis-à-vis de l'Empereur dans les liens de la plus étroite et de la plus humble dépendance.

Nulle au point de vue politique, la nouvelle noblesse était également nulle au point de vue du prestige, et ne répondait en rien aux goûts fastueux qui avaient inspiré son créateur. Quant aux motifs qui furent allégués officiellement par Cambacérès et Lacépède, les prôneurs obligés de cette mesure, le public refusa obstinément de les prendre au sérieux. C'était, disaient-ils, une noblesse fondée sur le mérite et non plus sur le privilège, un hommage rendu au culte des aïeux, un dernier coup porté à l'arbre féodal, un nouveau prix ajouté aux récompenses publiques. Mais tout le monde savait, depuis les penseurs du dix-huitième siècle, que le mérite est chose personnelle, et c'est le nier plutôt que l'encourager que d'en faire un bien transmissible par hérédité. Encore le principe de cette transmission nobiliaire, consacré au profit des riches, était-il violé au détriment des pauvres, car le statut stipulait, que pour transmettre le titre de prince il fallait justifier d'un revenu de deux cent mille francs, pour transmettre le titre de comte il fallait justifier d'un revenu de trente mille francs, et enfin de quinze mille et de trois mille pour les titres de baron et de chevalier. Le titre n'était plus rien sans l'argent ; privé de ce puissant dénominateur, il périssait avec le titulaire.

Il n'était pas moins dérisoire de prétendre que l'institution repoussait les privilèges et ne portait aucune atteinte au principe d'égalité. Personne n'ignorait que le statut rétablissait au profit des anoblis la propriété privilégiée, les autorisait à constituer des majorats inaliénables et transmissibles de mâle en mâle, par ordre de primogéniture, par dérogation aux principes du Code civil. En dernier lieu, c'était une étrange illusion que de se figurer qu'on allait porter le coup de grâce à l'ancienne noblesse en relevant tous les préjugés qui avaient fait sa force. En matière de titres, l'ancienneté a toujours primé l'importance actuelle, et si quelque chose pouvait rendre à ceux de l'ancien régime toute la valeur qu'ils avaient perdue, c'était sans contredit ce prétendu rajeunissement d'une institution surannée. Indépendamment de cette dépréciation due à une inévitable comparaison, ces faveurs subirent une espèce d'avilissement, par suite de la profusion avec laquelle elles furent prodiguées et du mode même de leur distribution. Elles n'étaient pas décernées à certaines personnes en vertu d'un choix spécial du souverain, et en considération de Peur mérite individuel, elles revenaient de droit à certaines catégories de fonctionnaires comme une sorte de gratification supplémentaire attachée à leur charge. On entrait dans la filière bureaucratique à l'état d'employé, on en sortait comte ou baron. Ce fut une véritable génération spontanée qui produisit une hausse immédiate sur tous les vieux parchemins. Les anoblis firent valoir et regretter les nobles. Les grands dignitaires étaient princes ; les ministres, sénateurs, archevêques, conseillers d'État étaient comtes ; les présidents de coiis électoraux, les présidents de cours, les maires des principales villes étaient barons ; les membres de la Légion d'honneur étaient chevaliers. Quant aux préfets, généraux, officiers civils et militaires, l'Empereur se réservait le droit de choisir lui-même.

La noblesse impériale, cette singulière exhumation des mœurs et des idées de l'ancien régime détournées de leur vrai sens, n'était donc dans la pensée de Napoléon qu'un organisme administratif. Elle avait un autre mérite à ses yeux, c'était celui de confisquer à son profit toutes les illustrations antérieures ou récentes, de les frapper à son effigie comme la menue monnaie de sa propre gloire. IL voulait que dans la France nouvelle tout datât de lui, et il lui plaisait d'affubler les vieilles renommées de la République de ces titres qui ne rappelaient que l'Empire, et sous lesquels le souvenir désorienté ne pouvait chercher que ses créatures. Quand on disait Masséna, on pensait à la victoire de Zurich ; mais quand on disait le duc de Rivoli, on pensait à l'homme qui avait fait ce duc. Il se flattait aussi de démarquer en quelque sorte peu à peu l'ancienne noblesse en l'amenant par les faveurs dont ïl disposait à revêtir sa propre livrée ; et il obtint en effet un certain nombre de ces conversions intéressées. Il prenait plaisir à faire d'un duc de l'ancien régime un comte du nouveau, démonstration péremptoire de la supériorité de son œuvre.

Afin d'assurer au sein de la nouvelle noblesse la prééminence de l'élément militaire qu'il considérait avec raison comme le principal moteur de tout son système, il fit à ses compagnons d'armes une nouvelle distribution de ce qu'il appelait les produits de la guerre. Ç'avait été là, de tout temps, à ses yeux, le seul moyen sûr de les attacher à sa personne et de les associer à son œuvre. Il avait, dès la première campagne d'Italie, commencé à pratiquer cette théorie avouée ouvertement dans ses proclamations ; mais réduit alors à opérer avec des moyens très-restreints et avec beaucoup de ménagements pour l'opinion, il n'avait pu donner à ses idées toute l'extension dont elles étaient susceptibles. Aujourd'hui qu'il opérait sur l'Europe entière et qu'aucun pouvoir n'était en état de mettre obstacle à ses volontés, on le vit réaliser enfin dans toute leur étendue les vues qu'il n'avait pu jusque-là manifester que parti elle ment. Ce procédé n'était autre, en définitive, que celui des conquérants barbares distribuant à leurs compagnons les terres et les richesses des vaincus. En Italie, en Pologne, en Hanovre, en Westphalie, Napoléon s'était emparé pour une somme d'environ deux cent cinquante millions de domaines. Il en était, dit-on, le légitime propriétaire, puisque ces biens provenaient des anciens souverains du pays, ecclésiastiques ou séculiers, et non des dépouilles du peuple : sophisme commode pour les spoliateurs, car si la victoire suffit pour transférer à la personne du vainqueur les droits de propriété du vaincu, Napoléon avait autant de titres pour s'emparer des biens des peuples que pour prendre les biens des souverains. Comment soutenir d'ailleurs que les peuples n'avaient aucun droit sur ces domaines essentiellement nationaux, qu'ils pouvaient avec indifférence les voir passer dans des mains étrangères ou ennemies ?

Napoléon laissa une partie de ces domaines aux serviteurs couronnés auxquels il avait délégué dans ces divers pays une royauté toute d'apparence. Il distribua le reste, montant à une somme d'environ cent cinquante millions, à ses principaux lieutenants, sous forme de majorats. Avec ces dotations qui furent augmentées plus tard, plusieurs d'entre eux eurent jusqu'à un million de revenu. Voulant satisfaire en même temps, par des moyens plus prompts, ce besoin de jouir vite qui avait pris des proportions effrénées chez ces soldats détachés de toutes leurs anciennes ambitions patriotiques et peu sûrs du lendemain sous un maitre si exigeant, il préleva sur les rentrées des contributions levées à l'étranger une somme de onze millions qu'il leur donna moitié argent comptant moitié en rentes sur l'État. Berthier eut un million, Ney, Davout, Soult, Bessières eurent chacun six cent mille francs, Masséna, Augereau, Bernadotte, Mortier, Victor, chacun quatre cent mille, et ainsi de suite. Les officiers et soldats eurent en partage une somme de dix-huit millions qui fut répartie proportionnellement aux services et aux blessures.

Les dotations civiles que Napoléon constitua au profit de ses principaux fonctionnaires étaient d'une valeur tellement inférieure à celle des dotations de l'armée, qu'on ne pouvait se méprendre sur son intention de marquer, par un signe visible pour tous les yeux, la suprématie de l'élément militaire sur les pouvoirs civils. En cela il était dans la logique et la vérité de son système politique ; il agissait comme le dictateur et le tribun à la fois de cette démocratie de soldats qui l'avait élu pour chef. Ne pouvant plus lui donner à l'intérieur les dépouilles des anciennes classes privilégiées, il appliquait au moyen de la conquête une sorte de loi agraire aux nations étrangères. Même lorsqu'il reconstituait une noblesse, ces hommes fanatisés continuaient à voir en lui leur Gracque en même temps que leur César ; ils lui pardonnaient de faire des ducs, parce qu'il en avait fait un avec un fils de paysan, et ils croyaient leur propre fortune destinée à grandir indéfiniment comme la sienne, grâce à cet ager publicus inépuisable qui était l'Europe.

La suppression définitive du Tribunat, annoncée en termes voilés dans le discours d'ouverture impérial, fut ajournée à la fin de la session législative. Avant de signifier à cette assemblée ce dernier terme des améliorations successives qu'on lui avait fait subir, on jugea à propos de la faire parader encore une fois dans cette cérémonie de plus en plus inutile et de plus en plus courte qu'on appelait une session. Celle de 1807 fut inaugurée par un de ces brillants exposés de situation dans lesquels l'apologie prenait le ton de l'apothéose, et qui semblaient n'avoir plus d'autre objet que d'indiquer aux orateurs la note qu'ils devaient faire entendre dans leurs discours. Cette consigne était suivie avec une docilité prodigieuse ; le travail législatif se réduisait désormais au vote ; plus d'incident, plus d'imprévu, plus de contradiction, la discussion elle-même a disparu. Les débats législatifs de l'année 1807, bien qu'ils aient eu pour objet des projets de loi très-variés et très-importants, parmi lesquels le Code de commerce tout entier, n'équivalent pas à la vingtième partie de ceux d'une session du Consulat, et pas à la centième, si l'on en retranche les harangues purement laudatives. Tout le travail effectif est fait par le conseil d'État, le Tribunat approuve, le Corps législatif ratifie. C'est un perpétuel concert d'admiration où l'enthousiasme, l'amour, la reconnaissance envers le prince débordent à chaque instant et à tout propos. Ouvrez au hasard cette accablante collection, lisez un discours, le premier venu : « Messieurs, le génie qui nous gouverne voit tout et ne néglige rien... » De quel exploit, de quel bienfait nouveau s'agit-il ? D'un projet de loi relatif à l'inscription hypothécaire[3].

Qu'y avait-il de réel au fond de ces adulations sans mesure comme sans dignité ? Il y avait surtout l'éblouissement causé par le succès. Ce sentiment était sincère, car il était motivé, et aujourd'hui encore, après tous les événements qui ont prouvé combien cet éclat Était éphémère, on a quelque peine à se défendre du vertige. Malgré tout, pourtant, et en dépit de ce tableau de fantaisie que le nouveau ministre de l'intérieur, Cretet, traçait de nos prospérités, en dépit de ces triomphes plus brillants que solides, de ces grands travaux annoncés avec fracas, mais achevés pour la plupart seulement sur le papier, en dépit des treize mille quatre cents lieues de route, des dix-huit fleuves rendus navigables, des dix canaux poursuivis ou commencés, en dépit de l'amélioration des laines et des « sept bergeries nationales », des prêts aux manufactures et de ces prix décennaux qui ne furent jamais distribués, en dépit des édifices utiles comme le grenier d'abondance et des monuments fastueux comme la colonne Vendôme, en dépit enfin de cette paix trompeuse dont Cretet disait « que le vainqueur l'avait signée sans stipuler pour lui-même aucun avantage, » de cette paix qui n'était déjà plus, alors qu'on l'exaltait dans ces termes menteurs, en dépit de tint d'apparences brillantes ou spécieuses, la France ne possédait ni la vraie prospérité ni la vraie grandeur.

Elle n'était pas réellement prospère, car non-seulement elle manquait de sécurité, condition nécessaire du bien-être des nations, mais tous les maux produits par tant d'années de guerre pesaient encore sur elle, et c'était insulter un bon sens public que de vouloir faire croire, au moyen d'une grossière illusion d'optique, qu'ils avaient disparu soudainement comme emportés par un coup de baguette magique. Elle n'était pas réellement grande, car tout ce qu'il y avait de grand en elle avait été étouffé, proscrit, réduit au silence. Elle pouvait encore montrer avec orgueil au monde ses généraux et ses soldats, bien que l'armée, toujours héroïque, mais tombée du culte de la patrie et de la liberté à celui de la gloire, du culte de la gloire à celui des richesses, fût déjà corrompue et dégénérée ; mais où étaient ses grands citoyens ? où étaient ses grands orateurs, ses grands publicistes, ses grands philosophes, ses grands écrivains de tout ordre ? où était du moins leur postérité ?

Tous ceux qui avaient montré quelque étincelle de génie ou de fierté avaient été sacrifiés au profit d'un seul homme ; ils avaient disparu les uns broyés sous les roues de son char, les autres réduits à végéter obscurément dans quelque retraite ignorée ; et, chose plus grave, leur race semblait pour jamais éteinte. Le mal n'était pas l'effet d'une crise momentanée, il atteignait l'avenir et semblait devoir s'éterniser. La France était comme emprisonnée dans un réseau de fer, et les issues étaient de tous côtés fermées à tout ce qui était jeune, généreux, ardent, passionné pour l'activité intellectuelle et morale. Oui, quoi qu'on en ait dit, la France souffrait pendant ces années étouffantes où ce qu'il y avait de plus noble et de plus élevé dans son génie était condamné à une morne et silencieuse stérilité. Ce n'était pas impunément que le peuple, qui avait occupé un si haut rang dans le monde de l'esprit, n'avait plus ni éloquence, ni poésie, ni aucune des luttes de la pensée ; il était malade au fond de l'âme, et pour ne pas désespérer en présence des victoires prétoriennes, pour se tenir debout, selon l'expression de Lafayette, il fallait être un héros. Qui peut dire combien de cœurs généreux se sont consumés dans ces obscurs tourments ? L'histoire ne pourra probablement jamais soulever qu'un coin du voile. Ce qui est certain, c'est que la plupart des hommes éminents dont la jeunesse s'est écoulée dans ces temps de malheur ou l'espérance même semblait à jamais interdite, n'en parlaient plus tard qu'avec une sorte d'horreur. Ces nobles souffrances ont peu laissé de traces, et leur mémoire même a péri. Elles ne se révèlent plus â l'historien que par la profondeur du silence ; mais il nous en reste un témoignage immortel dans une page écrite en lettres de feu et qui vivra aussi longtemps que notre langue sera parlée parmi les hommes. Au moment même où Napoléon faisait sa rentrée triomphale au milieu d'un peuple prosterné, et où l'air retentissait du bruit des acclamations officielles, de nombreuses copies manuscrites de cette page vengeresse, imprimée d'abord dans le Mercure, circulaient de main en main, propagées par des ennemis invisibles et dévorées avec une insatiable avidité. Voici ce qu'on y lisait :

« Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien parait chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire ; il croit inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maitre du monde. Si le rôle de l'historien est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le Dieu n'est point anéanti parce que le temple est désert. Partout où il reste une chance à la fortune, il n'y a point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie ?[4] »

Le jour où il a écrit ces lignes impérissables en présence de la force triomphante et au milieu du découragement, de la détresse et de la terreur de tout ce qui portait encore un cœur libre, Chateaubriand personnifiait l'âme même de la France. Il lui faisait parler un langage digne d'elle, et prenait place parmi ces grands témoins des choses humaines dont la voix retentit par-delà les siècles. Ses écrits les plus fameux pourront tomber dans l'oubli, mais cette page restera attachée à la mémoire de l'Empire comme une ineffaçable flétrissure et comme la protestation de cette minorité sacrifiée dont les plaintes mêmes ne pouvaient plus trouver d'échos. Ce fantaisiste a fait ce jour-là acte d'homme. On a relevé dans sa vie bien des inconséquences, des petitesses et de mesquines vanités. Chateaubriand a eu presque toutes les faiblesses de l'homme dont le caractère est gouverné par l'imagination ; sa gloire littéraire elle-même a été mise en pièces par ceux qui l'avaient le plus adulée ; mais cet élan d'un grand cœur efface tout, et, dans ce court instant, le poète a touché à la vraie grandeur. Il s'est élevé d'un coup d'aile jusqu'à ces régions sublimes où le génie se confond avec l'héroïsme.

Chateaubriand échappa au châtiment grâce à l'intervention de son ami Fontanes et grâce aux événements extérieurs qui vinrent distraire l'attention de Napoléon. L'écrivain en fut quitte pour la confiscation de sa part de propriété dans le Mercure, part qui constituait à la vérité toute sa fortune. On doit attribuer à des préoccupations du même genre l'impunité relative dont Napoléon laissa jouir le général Malet à la suite de la découverte d'un premier essai de conspiration tout à fait semblable à celui qui faillit réussir en 1812. Ce projet, conçu pendant les longues incertitudes de la campagne de Pologne, fut éventé par la police avant tout commencement d'exécution. Mais son auteur eut l'art d'en dérober la vraie nature au regard autrefois si perçant de l'Empereur, qui se contenta de détenir Malet dans une prison d'État s-ins le faire mettre en jugement. L'esprit de Napoléon était de plus en plus absorbé par les grandes complications de la politique extérieure, et, quelque étonnante que fût son activité, il était débordé par la multiplicité des détails ; obligé, pour suffire à tout, de se résigner à beaucoup de négligences et de lacunes. Depuis qu'il maniait les affaires de presque toute l'Europe, il ne pouvait plus donner à celles de la France qu'un coup d'ensemble, il n'en saisissait plus que la surface, il n'en surveillait plus les détails d'exécution que partiellement et comme par accès, il ne visait plus qu'à l'à peu près, à l'effet général. Et comme loin d'étendre la liberté d'action de ses coopérateurs, il resserrait les liens de leur dépendance, il s'ensuivait que la plupart des actes de sa politique intérieure avaient un caractère hâtif et superficiel ou restaient à l'état d'ébauche, comme ces monuments si fastueusement annoncés dont il légua l'achèvement aux gouvernements qui lui succédèrent. Mais si plusieurs de ces créations n'étaient faites que pour la montre et ressemblaient à des décorations de théâtre plutôt qu'à de solides édifices, quelques-unes d'entre elles étaient inspirées par un juste sentiment des besoins du pays.

C'est ainsi qu'on peut louer sans restriction la loi qui établit dans beaucoup de départements des ateliers de travail et de charité en vue d'une prochaine interdiction de la mendicité, la promulgation du Code de commerce, l'impulsion donnée aux travaux de canalisation, l'institution de la caisse de service imaginée par Mollien dans le but de substituer le trésor lui-même aux banquiers qui escomptaient si onéreusement pour lui les obligations des receveurs généraux. Cette dernière mesure était une simplification de génie, elle supprima un agiotage ruineux pour l'État. Elle était l'œuvre personnelle de ce ministre, ainsi qu'une autre amélioration non moins heureuse, l'introduction de la comptabilité en partie double dans l'administration des finances. La réduction de l'intérêt de la Banque â 4 pour 100 vint faciliter les transactions industrielles et commerciales : la transformation de la commission de comptabilité, depuis longtemps reconnue insuffisante, en une Cour des comptes mieux en situation par le nombre et par le rang de bien remplir sa tâche, apporta l'ordre, la lumière, et la célérité dans la liquidation des comptes de l'État. Toutes ces mesures étaient presque de tous points excellentes.

L'organisation de la Cour des comptes prêtait toutefois le flanc à plus d'une critique justifiée. Si elle était, comme l'expérience l'a prouvé, un instrument de contrôle des plus sûrs, des plus expéditifs et des plus délicats, elle n'en était pas moins inférieure sous certains rapports à l'institution qui avait tenu sa place sous l'ancien régime, et à plus forte raison à celle qui avait été créée par la Révolution. Les anciennes chambres des comptes avaient le titre de cours souveraines ; elles rendaient des jugements, tandis que la nouvelle cour était placée sous la dépendance exclusive du pouvoir exécutif. Depuis la Constituante, les bureaux de comptabilité étaient composés de commissaires nommés par l'autorité législative et soumis à sa surveillance. Le principe pouvait avoir été mal appliqué ; les bureaux de comptabilité laissaient à désirer, surtout sous le rapport du nombre. Les cinq commissaires, élevés au nombre de sept par la constitution de l'an viii, étaient comme ensevelis sous un monceau de comptes arriérés ; mais ici, comme presque en toute chose, les législateurs de 1789 avaient vu juste et bien jugé. C'est en effet à l'autorité qui vote l'impôt qu'il appartient de contrôler en dernier ressort l'emploi des deniers publics. A défaut de cette subordination naturelle et salutaire de la Cour des comptes au Corps législatif, il n'y avait qu'un seul moyen de l'organiser conformément au système des garanties, c'était de lui donner la complète indépendance d'un corps judiciaire. Mais une semblable institution eût été une anomalie et un contre-sens dans l'administration impériale. Napoléon constitua donc la Cour des comptes comme il avait constitué toute chose ; il en fit un instrument de pouvoir. 11 la divisa en trois chambres, ce qui répondait à une division analogue de la tâche que la Cour avait à remplir ; il lui donna de gros traitements, le bénéfice de l'inamovibilité ; mais il restreignit ses attributions, la réduisit au rôle d'un corps de fonctionnaires. Sous l'ancien régime, elle avait été une magistrature. Il lui donna le droit de contrôler les agents du gouvernement, mais au profit du gouvernement lui-même et non au profit de l'État. La distinction est facile à saisir. Tout gouvernement a intérêt à être servi par des comptables intègres, à vérifier l'emploi en recettes comme en dépenses des fonds qui leur sont confiés, et la Cour des comptes remplissait merveilleusement cette mission. Mais l'intégrité est encore plus nécessaire chez le ministre qui ordonne les dépenses que chez l'agent qui les exécute, car combien de fois n'a-t-on pas vu le pouvoir devenu une source de profits et recherché par une honteuse spéculation sur la fortune publique ? Ici la Cour des comptes était absolument désarmée ; elle n'était qu'un rouage administratif placé sous la main même du ministre qu'il eût fallu contrôler. « La Cour, disait l'article 18 de la loi, ne pourra en aucun cas s'attribuer une juridiction sur les ordonnateurs. » Et Defermon ajoutait dans son exposé des motifs : « La Cour doit porter la sévérité de ses recherches sur les comptables et non sur les ordonnateurs.... il lui serait impossible d'approfondir et de juger les causes et les motifs qui ont fait donner les autorisations. Elle ne saurait juger le gouvernement[5]. » Sans le juger, elle aurait pu le citer devant le Corps législatif qui était son juge naturel. Dans la sphère même des affaires qui étaient soumises à sa juridiction, la Cour ne pouvait prononcer en dernier ressort, car le comptable condamné avait toujours trois mois pour se pourvoir auprès du conseil d'État. Le gouvernement était donc, en définitive, son propre juge, et la nation n'avait contre lui, en matière financière pas plus qu'en toute autre, aucun moyen sérieux de contrôle ni de redressement.

Ce vice radical de toutes les nouvelles institutions se montrait sous des formes beaucoup moins rassurantes dans un sénatus-consulte daté du 12 octobre. Cette loi avait pour objet, selon l'expression de Treilhard, une mesure épuratoire qui devait dégager la magistrature des éléments corrompus qui avaient pu s'y glisser, et séparer l'or pur de l'alliage qui le déshonorait. Cette épuration était un nouveau coup porté au pouvoir judiciaire déjà si faible et si dépendant. La Constitution de l'an wu avait donné aux juges l'inamovibilité. Cette garantie, fort insuffisante en présence des tentations de l'avancement et de la crainte des rigueurs ministérielles, avait été affaiblie jusqu'à n'être plus qu'une ombre. Le droit de surveillance et d'admonestation attribué au grand juge, et le droit disciplinaire de censure et de suspension attribué à la Cour de cassation avaient eu pour effet de mettre les magistrats à la merci du gouvernement. Ces moyens de répression, combinés avec ceux de la justice ordinaire, non-seulement étaient suffisants, mais dépassaient la mesure, car on n'avait pas besoin de tant d'armes différentes pour atteindre les magistrats prévaricateurs, et il était encore plus important de mettre à l'abri de toute vexation l'indépendance des juges intègres. Il existait une autre disposition répressive qui, sous le régime consulaire, déclarait révoqués de leurs fonctions les juges dont le nom ne serait pas maintenu sur les listes d'éligibles, pénalité de luxe devenue inapplicable avec le système des collèges électoraux. Son abrogation servit de prétexte pour renverser la faible barrière qui protégeait encore la magistrature contre le pouvoir ministériel. Le sénatus-consulte décida qu'il serait procédé à un examen général de toutes les existences attachées à l'ordre judiciaire. Cet examen était confié à une commission de dix sénateurs nommés par Sa Majesté Impériale, qui devait prononcer définitivement sur le maintien ou la révocation des juges désignés dans le rapport de la commission. Cette mesure était la destruction même du principe d'inamovibilité, car si l'Empereur avait le droit de la décréter aujourd'hui, qui pouvait garantir les juges contre sa volonté de demain ? Les engagements que prenait Treilhard pour l'avenir étaient donc des plus dérisoires. Et comme si l'on ne se sentait pas encore assez rassuré par cette grande épuration, on décrétait, par un autre article du sénatus-consulte, que dorénavant les provisions qui instituaient les juges à vie ne leur seraient délivrées qu'après cinq années d'exercice de leur fonction, s'ils en étaient jugés dignes par l'Empereur.

Au fond, ce grand attentat contre l'honneur de la magistrature et contre l'indépendance de la justice n'était qu'un misérable expédient politique. A l'époque de l'organisation judiciaire, un grand nombre de républicains découragés avaient cherché un honorable refuge dans ces fonctions impartiales et respectées. Depuis lors, de prodigieux changements s'étaient opérés, et l'on éprouvait le besoin de mettre le personnel judiciaire en harmonie avec les mœurs et les idées nouvelles. Mais ces magistrats ne donnant, pour la plupart, aucune prise contre eux par leur conduite, on avait eu recours, pour les exclure plus aisément, à ce moyen indirect et détourné[6]. Rien n'est assuré sous le despotisme, pas même les existences qu'il a lui-même créées, et il est toujours le premier à porter la main sur les lois qu'il a faites, car son essence est de n'en reconnaître d'autre que ses propres caprices.

Le Corps législatif termina sa courte session en votant sans examen et sans discussion la loi de finances qui ne lui était plus présentée que pour la forme. Tout y était approximatif et arbitraire. Non-seulement les dépenses de l'année courante, fixées au chiffre de 720 millions, étaient évaluées fort au-dessous de leur véritable montant qui s'élevait en réalité à 780 millions ; mais aucun des exercices des cinq années antérieures n'était encore liquidé définitivement, et l'on poursuivait des recouvrements de contributions arriérées jusqu'à l'année 1802. Tous les états de dépense présentés par le gouvernement reposaient sur des chiffres hypothétiques. Sept cents millions étaient censés avoir suffi aux besoins de l'année 1806 ; on ne les fixait même approximativement qu'au chiffre de 689 millions, elle en avait absorbé 770, et personne ne le savait encore. Les recettes avaient heureusement subi une augmentation inespérée, grâce aux centimes de guerre, et à l'établissement des droits réunis, mais le Corps législatif n'en connaissait pas mieux le chiffre que celui des dépenses. On le fixait, toujours par à peu près, à 720 millions. Tout était maintenu dans l'incertitude, afin que tout pût être réglé par le bon plaisir. L'insuffisance évidente des ressources du budget pour faire face à ces divers déficits n'empêcha pas Napoléon de dégrever les contributions directes des dix centimes de guerre dont il les avait chargées lors de la rupture avec l'Angleterre. Il ne demanda qu'un crédit de six cents millions seulement pour les dépenses de l'année de 1808. Il avait en effet dans les mains, grâce aux 60 millions levés sur l'Autriche en 1806 aux 600 millions levés sur la Prusse en 1807, un moyen facile de se libérer de tous ces arriérés, et il en usa largement. Tout compte fait des prélèvements qu'il dût consacrer à ces excédents de dépense, à la solde et aux récompenses de l'armée, aux avances nécessaires au Trésor et à la caisse de service, il devait lui rester une réserve d'environ trois cents millions, levier formidable dans ses mains actives, et qui, sous le nom de trésor de l'armée, était à la fois un en-cas et un enjeu destiné à parer aux éventualités imprévues. Ces trois cents millions qu'il serrai t avec un soin jaloux qu'il couvait avec des regards d'avare, c'était à la fois le superflu et le nécessaire, c'était la fantaisie et la ressource suprême des mauvais jours, c'était la sauvegarde contre une trahison possible de la fortune, c'était l'appoint du dernier coup de partie à jouer contre l'Europe.

Lorsque le Corps législatif eut achevé de voter docilement tous les projets de loi qu'on daigna soumettre à son approbation, on notifia à cette assemblée le jour même de la clôture de sa session, le sénatus-consulte qui supprimait le Tribunat. Il est vrai de dire qu'en mettant fin à la carrière du Tribunat on ne supprimait plus qu'un mot. D'épuration en épuration, et de perfectionnement en perfectionnement, on avait depuis longtemps réduit ce corps à n'être plus que l'ombre d'une assemblée délibérante, ou, comme le disait Boulay de la Meurthe dans son rapport, « un vice qui impliquait contradiction[7]. » Ajoutons qu'on aurait pu, sans plus d'inconvénients, supprimer le Corps législatif lui-même, tant il avait peu d'influence sur les actes du gouvernement et la marche des affaires. Avec ses décrets, ses sénatus-consultes ou simplement avec des décisions du conseil d'État, Napoléon réglait souverainement la plupart des questions dont la compétence a été de tout temps attribuée au pouvoir législatif. C'est ainsi qu'il venait tout récemment de faire décider par un simple avis de la section de législation du conseil d'État que le droit de statuer sur la question d'utilité publique en matière d'expropriation, appartenait au gouvernement à l'exclusion du Corps législatif investi jusque-là de cette prérogative. Mais le Corps législatif était une apparence dont il croyait avoir encore besoin ; ce nom lui rappelait d'ailleurs sept années de mutisme et de servilité, tandis que celui du Tribunat n'évoquait que des souvenirs odieux de résistance légale et de civisme à la fois ferme et modéré. Après avoir chassé de ce corps la courageuse minorité qui avait osé braver sa tyrannie, il l'avait successivement réduit à cinquante membres, peuplé de ses créatures, divisé en sections, qui ne délibéraient plus qu'en comité secret. Il avait enfin retiré aux tribuns leurs attributions les plus essentielles pour les transporter au sénat. Mais malgré ses efforts pour les avilir après les avoir désarmés, ce nom de Tribunat avait gardé un certain prestige populaire. L'éloquence de ses orateurs avait été comme le dernier soupir de la liberté étouffée, le dernier écho des généreux accents de la Révolution française. Ce débris mutilé rappelait l'édifice ; il rappelait à la nation qu'elle avait connu des temps plus heureux, des ambitions plus hautes ; il représentait en un mot des traditions vaincues aujourd'hui, mais qui pouvaient triompher demain, car rien de ce qui honore, élève et ennoblit la nature humaine n'est jamais vaincu définitivement. Pour tous ces motifs, le nom même du Tribunat était importun et devait disparaître.

Boulay de la Meurthe vint en conséquence signifier de la part du maitre, au Tribunat, qu'il avait cessé de vivre. Il rendait volontiers justice aux vertus des membres de cette assemblée. Ils s'étaient, disait-il, constamment montrés plus sages que l'institution même, mais depuis l'établissement de l'Empire, le Tribunat n'offrait plus que l'aspect d'une pièce inutile, déplacée et discordante, et son abolition « était moins un changement qu'une amélioration dans nos institutions. Le Corps législatif héritait des trois sections appelées à délibérer à huis clos et à donner leur avis en concurrence avec les orateurs du conseil d'État. Quant aux tribuns encore en exercice, on leur ouvrait un asile au sein du Corps législatif. Ceux dont le mandat expirait, étaient placés, partie dans la nouvelle Cour des comptes, partie dans les fonctions administratives. Mais de peur que le Corps législatif, si longtemps muet, ne fût trop enivré de l'inestimable faculté qu'on lui octroyait de parler en comité secret et d'exprimer son avis en public par l'organe d'une commission, le sénatus-consulte décidait « qu'à l'avenir nul ne pourrait être membre du Corps législatif, à moins qu'il n'eût quarante ans accomplis » (article 10). Cet homme qui avait été général en chef de l'armée d'Italie à vingt-six ans, premier consul à trente, et qui même aujourd'hui était, à trente-huit ans, empereur et maitre de tant de royaumes, il ne voulait pas qu'on pût s'occuper des affaires publiques avant d'avoir atteint à un âge dont il était encore éloigné lui-même : prétention insolente qui disait combien il se regardait comme un être au-dessus des autres hommes ; qui disait surtout combien il croyait devoir se défier de la jeunesse et de ses nobles passions. Avec de telles précautions, on n'avait pas à craindre que le Corps législatif fût tenté d'abuser de la liberté qu'on lui rendait. C'était avec une confiance motivée que le lyrique Fontanes, qui célébrait avec un enthousiasme continu, tous les actes bons ou mauvais de la politique de Napoléon, s'écriait que « ces enceintes qui s'étonnaient de leur silence, et dont le silence allait cesser, n'entendraient pas gronder les tempêtes populaires. » Elles étaient en effet bien à l'abri de toute surprise de ce genre. « Rendons-nous dignes d'un tel bienfait, poursuivait-il ; que la tribune soit sans orages et qu'on n'y applaudisse qu'aux triomphes modestes de la raison. Que la vérité surtout s'y montre avec courage, mais avec sagesse, et qu'elle y brille de toute sa lumière. Un grand prince doit en aimer l'éclat. Elle seule est digne de lui, qu'en pourrait-il craindre ? Plus on le regarde et plus il s'élève ; plus on le juge et plus on l'admire. » Ce rhéteur mettait à orner ses adulations tout le soin qu'un lapidaire met à enchâsser des diamants ; il oubliait que rien n'est plus propre que le beau langage à faire ressortir des sentiments bas.

Ce n'était pas assez de frapper le Tribunat, on voulait qu'il se montrât heureux et reconnaissant du coup qui mettait fin à son existence politique : « Je vous propose, dit Carrion Nisas, de porter aux pieds du trône une adresse qui frappe les peuples de cette idée que nous avons reçu l'acte du sénat sans regrets pour nos fonctions, sans inquiétude pour la patrie, et avec des sentiments d'amour et de dévouement au monarque, qui vivront éternellement dans nos cœurs ! » Cette proposition fut adoptée à l'unanimité, et le Tribunat éleva une dernière fois la voix avant de disparaître dans l'oubli. Les tribuns protestaient auprès du prince que dans l'acte qui mettait un terme à leurs fonctions, ils n'avaient trouvé que de nouvelles raisons d'apporter aux pieds du trône l'hommage de leur admiration et de leur reconnaissance.... ils croyaient moins arriver à l'extrémité de leur carrière, qu'atteindre le but de tous leurs efforts et la récompense de leur dévouement[8]. » Ces ignominieuses paroles disent mieux que toute autre réflexion par quelle série de métamorphoses on avait fait passer le Tribunat avant de lui porter le coup mortel. Ainsi finit dans la déconsidération où l'avait plongée son propre créateur, une assemblée dont les travaux avaient honoré la cause de la liberté française. Elle avait en réalité cessé de vivre longtemps avant sa dissolution finale ; mais sa disparition n'en était pas moins un fait significatif pour quiconque voulait réfléchir. Qu'était-ce donc que cette constitution de l'Empire dont le nom revenait si souvent dans les manifestes officiels, si d'un trait de plume on pouvait du jour au lendemain supprimer ce qu'on était convenu d'appeler un des grands corps de l'État ? La constitution n'était-elle pas tout entière dans la main qui tenait cette plume ?

Il est temps maintenant de revenir à la situation de l'Espagne et de raconter les événements qui venaient d'y devancer les prévisions de Napoléon.

 

 

 



[1] Moniteur du 29 juillet 1807.

[2] Mémorial de Las Cases.

[3] Séance du 3 septembre 1807 : Discours de Mouricault. (Archives parlementaires.)

[4] Cette page est le début d'un article de Chateaubriand sur le voyage pittoresque et historique en Espagne, par de Laborde. (Mercure de France du 4 juillet 1807.) Dans l'article imprimé, plusieurs passages se trouvaient intercalés entre le commencement et la fin de la page, entre autres celui-ci : « Bientôt l'auteur des Annales re fera voir dans le tyran déifié que l'histrion, l'incendiaire et le parricide. Semblable à ces premiers chrétiens d'Égypte qui au péril de leurs jours pénétraient dans les temples de l'idolâtrie, saisissaient au fond du sanctuaire ténébreux la divinité que le crime offrait à l'encens de la peur, et traînaient à la lumière du soleil au lieu d'un Dieu quelque monstre horrible ! »

[5] Archives parlementaires, séance du 5 septembre 1807.

[6] Thibaudeau.

[7] Séance du 18 septembre 1807.

[8] Séance du 18 septembre 1807, Archives parlementaires.