Napoléon
revenait de Tilsit investi d'une sorte de dictature européenne. Tous les
grands États avaient été successivement vaincus, affaiblis, désarmés.
L'Autriche avait perdu un quart de son territoire après Austerlitz ; la
Prusse avait été presque anéantie à Iéna ; la Russie seule était restée
debout, mais après avoir passé sous le joug, et à la condition de servir, en
auxiliaire complaisant la politique qu'elle avait si ardemment combattue. Le
continent tout entier tremblait devant Napoléon. Jamais dans les temps
modernes, aucun souverain n'avait disposé d'une puissance aussi colossale.
Louis XIV avait paru sur la scène du monde, entouré de plus de pompe et de
grandeur, mais il n'avait jamais atteint à ces hauteurs vertigineuses ; il
n'avait jamais réuni dans ses mains une telle accumulation de force
militaire. Dans ces succès éblouissants qui venaient de jeter tant d'éclat
sur le nom de Bonaparte, il y avait eu sans doute bien des surprises, il y
avait eu des violences peu durables faites à la nature des choses. Les
résultats obtenus avaient plus d'apparence que de solidité ; envisagés de
sang-froid, ils semblaient un défi jeté à la raison humaine, un démenti donné
à toutes les lois de l'histoire, mais les germes de dissolution qu'ils
portaient en eux-mêmes étaient encore cachés à tous les yeux, et ce qui
frappait le regard, c'étaient seulement les proportions gigantesques de cette
domination sans limites comme sans précédents. On se demandait avec anxiété
quel usage il allait en faire. N'y avait-il pas dans cette omnipotence
incontestée de quoi apaiser enfin cette âme insatiable ? Napoléon saurait-il
se contenir, se modérer, se contenter de régner par l'influence au lieu de
subjuguer par la force ? N'était-il pas temps pour lui de laisser respirer
ses soldats surmenés, de songer à raffermir tant de créations hâtives qui
semblaient improvisées dans une heure de fièvre, de réparer les maux de la
guerre, d'essayer sur les hommes l'empire de la douceur et de la magnanimité
? N'aurait-il pas, dans le cours de sa sanglante carrière, un quart d'heure
de détente et d'abandon, un sourire d'un instant pour sa propre fortune en
retour des faveurs inouïes dont elle l'avait comblé ? Ces
doutes qui durent se présenter alors à plus d'un esprit ne furent pas
longtemps permis. Napoléon n'avait pas encore franchi la distance qui
séparait Paris de cette ville de Tilsit où il avait prodigué tant de caresses
à Alexandre, qu'impatient de mettre à profit cette puissante complicité, il
se retournait le visage menaçant et irrité du côté des faibles États qui
avaient vécu jusque-là de leur neutralité, et que la soumission des grandes
puissances venait de mettre à sa merci. C'est de Dresde même qu'il fit
adresser ses sommations à ces malheureux gouvernements sans défense désormais
contre lui. Il lui tardait de les forcer de sortir de la position inoffensive
où ils avaient cherché leur salut. La guerre contre l'Angleterre ou la guerre
contre la France, tel est le dilemme redoutable qu'il leur fait signifier :
l'une et l'autre alternative était pour eux la ruine. Dans l'impossibilité où
ils se trouvaient de résister, on peut supposer que leur premier mouvement
devait être de se jeter dans les bras de Napoléon, car il n'avait qu'à
étendre la main pour les détruire, tandis que l'Angleterre ne pouvait les
atteindre que dans leur commerce et leurs colonies ; mais l'exemple de la
Hollande, de la Suisse, de Gênes, de l'Italie était là pour dire ce que
Napoléon faisait de ses alliés. Cette impérieuse injonction ne leur laissait
donc en réalité que le choix du suicide. Le plus important de ces États était
le Danemark dont Napoléon avait résolu d'utiliser contre l'Angleterre la
flotte relativement considérable, et les fortes positions maritimes. Venaient
ensuite le Portugal, les États du Pape, enfin ce royaume d'Étrurie que
Napoléon avait vendu, jamais livré, à la maison d'Espagne en échange de la
Louisiane, après l'avoir extorqué à la maison d'Autriche. En ce qui concerne
ces trois États, ses résolutions étaient beaucoup plus arrêtées qu'à l'égard
du Danemark protégé jusqu'à un certain point par son éloignement ; il était
déterminé à se les approprier purement et simplement, en y employant
toutefois les transitions nécessaires. Le
Portugal était de tous les États européens celui qui s'était le moins mêlé
aux querelles de l'Europe. Il n'aspirait qu'à vivre en paix, à développer ses
ressources commerciales, à échanger ses vins et ses denrées coloniales contre
les produits manufacturés que lui fournissait l'Angleterre. Cependant cette
pacifique attitude ne l'avait pas préservé des violences de Napoléon. Dès
1801 le premier Consul, pour forcer le Portugal à fermer ses ports aux
Anglais, avait entraîné l'Espagne à lui déclarer la guerre ; et le Portugal
avait dû non-seulement se soumettre à cette exigence, mais céder à l'Espagne
la province d'Olivença et nous payer une somme de vingt-cinq millions. Plus
tard, au mois de mars 1804, lors de la reprise des hostilités avec
l'Angleterre après la rupture du traité d'Amiens, le premier Consul avait,
par un traité en règle (signé le 19 mars), rendu au Portugal, moyennant une somme de seize
millions, la faculté de rouvrir ses ports pendant toute la durée de la guerre
; il avait solennellement reconnu sa neutralité. Nos rapports actuels avec le
Portugal étaient fondés sur critère, il en avait rempli scrupuleusement les
onéreuses conditions ; il ne nous avait pas fourni un seul sujet de plainte
et se reposait sur la foi jurée, se croyant à l'abri de toute persécution
ultérieure. C'est
dans ces dispositions que vint le frapper comme un coup de foudre la brusque
sommation de Napoléon. Ce qu'il voulait, ce n'était pas obtenir du Portugal
telle ou telle concession, c'était lui prendre sa flotte, ses richesses, son
territoire. On le voit, en effet, dans le premier moment, écrire à Talleyrand
de signifier au Portugal d'avoir à fermer ses ports aux Anglais, « à
défaut de quoi Napoléon lui déclarera la guerre et confisquera les
marchandises anglaises[1]. » Mais il se ravise
presque aussitôt, car il est trop sûr que le Portugal se hâtera de lui
accorder de telles demandes quelque iniques qu'elles soient. Il exige donc
que non-seulement le Portugal ferme ses ports à l'Angleterre, mais qu'il lui
déclare la guerre ; outre la confiscation des marchandises anglaises, il
demande celle de toutes les propriétés appartenant à des Anglais. Ces dures
conditions doivent être acceptées sans hésitation, dans le plus bref délai,
et, comme il prévoit qu'on les discutera avant de les subir, comme il désire
même qu'on les discute afin d'avoir un prétexte pour envahir le Portugal,
avant même d'avoir reçu un mot de réponse, il organise, sous le nom de Corps
d'observation de la Gironde, une armée de vingt- cinq mille hommes,
formée avec les légions qu'il a laissées en Bretagne et en Normandie. Ces
troupes iront prendre possession de ce royaume, sous le commandement de
Junot, son ancien ambassadeur en Portugal (2 août 1807). En même temps, il envoie au
régent du royaume une mise en demeure dont les termes vagues et adoucis
paraissent avoir pour but de l'endormir plutôt que de le décider. Quelque
parti que ce prince adopte, son sort est déjà fixé ; une seule chose est
encore incertaine pour Napoléon, c'est la façon dont il disposera du Portugal
après s'en être emparé ; et cette incertitude ne sera pas de longue durée. Une
circonstance allait bientôt simplifier ses idées et égard, c'est le désir
immodéré qu'il avait conçu de reprendre à l'Espagne le royaume d'Étrurie. A
vrai dire, cette cession de la Toscane à la maison de Bourbon n'avait jamais
été que fictive et nominale de la part de Napoléon. Il n'avait jamais cessé
d'y tenir garnison et d'y commander en la personne de ses généraux. Pendant
la guerre contre la Prusse et la Russie, il avait été forcé de retirer ses
troupes pour les porter sur d'autres points, et la reine d'Étrurie, régente
depuis la mort de son mari, abandonnée sans moyens de défense, réduite à
invoquer sa qualité de puissance neutre, avait dû laisser pénétrer le
commerce anglais dans le port de Livourne. Napoléon n'avait garde de manquer
une si belle occasion de confisquer à la fois les marchandises anglaises et
le royaume. Il donna l'ordre au prince Eugène de diriger sur Livourne un
corps de six mille hommes pour s'y emparer des Anglais et de leurs propriétés[2]. La régente ne fut prévenue de
l'expédition qu'un mois après, lorsque tout était consommé, et à la date du
16 septembre. Napoléon n'avait agi, disait-il, que « par vigilance pour ses
intérêts et contre l'ennemi commune[3] ; » il n'avait eu d'autre but
que de conserver Livourne à sa sœur et cousine. Mais il ne lui disait pas
jusqu'à quel point s'étendait cette sollicitude, elle allait beaucoup plus
loin encore ! L'occupation de Livourne lui avait soudainement ouvert les yeux.
Il ne pouvait décidément plus se passer de la Toscane. Elle lui était
nécessaire pour compléter ses possessions d'Italie ; enfin, il la lui fallait
absolument. Et quelques jours seulement après avoir rassuré sa bonne sœur la
régente d'Étrurie, le 25 septembre 1807, il écrivait à Duroc : « Il faut
ôter cette difformité de la presqu'ide d'Italie ! » Mais comment faire cette
savante opération, lui le créateur de cette difformité, sans blesser
gravement l'Espagne qu'il voulait encore ménager ? Le moyen est bien simple,
on l'indemnisera avec le Portugal dont l'emploi est ainsi trouvé d'avance. Et
il charge Duroc de proposer à Izquierdo, l'homme d'affaires de la cour
d'Espagne, de « distraire du Portugal une partie pour la reine
d'Étrurie, une autre pour le prince de la Paix.... Je désire, ajoute-t-il,
qu'Izquierdo m'offre quelque projet là-dessus[4]. » Il y
avait en Italie une autre difformité qui était encore plus choquante pour les
yeux susceptibles de Napoléon, c'étaient les États romains. Ces provinces,
ainsi qu'il l'écrivait à Eugène, le 5 août, gênaient ses communications avec
son royaume de Naples. C'était là de beaucoup le principal grief de Napoléon
contre le pape ; mais à défaut de celui-là qu'il lui était difficile
d'avouer, il en avait de plus d'un genre à faire valoir, car il n'était
jamais à court de récriminations contre ceux qu'il avait résolu de perdre.
Combien les temps étaient changés depuis les beaux jours du sacre et du
concordat ! Entre le Saint-Siège et Napoléon, il ne s'échangeait plus
désormais que des paroles injurieuses et menaçantes de la part de l'un, doucereusement
envenimées de la part de l'autre, justes conséquences de ce pacte hypocrite
où, sous le masque de la religion, il n'y avait eu en jeu que des convoitises
d'ambition. Aux déceptions qu'il avait éprouvées au sujet des légations, aux
tromperies, aux usurpations de tout genre dont il avait eu à se plaindre de
la part de Napoléon, à l'occupation d'Ancône et de Civitta-Vecchia, à la
saisie des revenus pontificaux, à la confiscation des duchés de Bénévent et
de Ponte-Corvo, Pie VII avait répondu en se servant de ses armes spirituelles
; il avait refusé d'étendre à la Vénétie le concordat italien, refusé
d'annuler le premier mariage de Jérôme, refusé d'entrer dans l'alliance
française et de confirmer certaines nominations d'évêques. Il s'était vengé
comme se vengent les faibles en se retranchant dans la résistance passive,
mais sans sortir de son droit traditionnel de pontife. Napoléon
n'en était que plus exaspéré contre lui, car il sentait toute son impuissance
à le forcer dans cette position. Aussi jugea-t-il à propos de joindre à. la
sommation qu'il lui adressa une demande dans laquelle il pensait avoir pour
lui l'appui de l'opinion. Il chargea Talleyrand de demander à la cour de Rome
que le nombre des cardinaux français dans les conseils où se traitaient les
affaires de l'Église fût désormais proportionnel à celui des cardinaux
romains. Talleyrand ajoutera, disait Napoléon, cc qu'il est temps de finir
toutes les petites querelles qu'on ne cesse de me susciter ; que je suis fort
irrité et indigné des menaces qu'on me fait de m'excommunier, de me déclarer
déchu du trône ; qu'il ne lui reste plus qu'à me mettre dans un monastère et
à me faire fouetter comme Louis le Débonnaire ; que si on veut en finir
on ait à envoyer de pleins pouvoirs au cardinal-légat qui est à Paris, que si
l'on ne veut pas on cesse toute correspondance et des menaces que je
méprise. » (22 juillet.) Comme
Talleyrand avait l'habitude connue d'adoucir beaucoup dans la forme ces
réquisitoires diplomatiques que son ministère l'obligeait à transmettre aux
souverains étrangers, Napoléon enjoignit au prince Eugène de communiquer au
pape une lettre censée confidentielle, dans laquelle l'empereur épanchait
dans le cœur de son fils adoptif tous ses ressentiments contre la cour
romaine. Cette lettre, encore plus violente que la précédente, était destinée
à effrayer ceux qu'on ne pouvait convaincre. Napoléon avait tout obtenu par
l'épouvante de ces vieillards qui dirigeaient les conseils de l'Église ; il
les avait vus en mainte occasion si faibles et si misérables qu'il se croyait
assuré de les soumettre définitivement par la crainte. Il. ne connaissait pas
la ténacité du prêtre cc Mon fils, disait-il dans cette longue diatribe qui
semblait comme entrecoupée par la colère, j'ai vu dans la lettre de sa
sainteté, que certainement elle ne m'a pas écrite, qu'elle me menace.
Croit-elle donc que les droits du trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu
que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu'il y eût des papes. Ils
veulent, disent-ils, publier le mai que je fais à la religion. Les
insensés ! ils ne savent pas qu'il n'y a pas un coin du inonde où je n'ai
fait encore plus de bien à la religion que le pape n'y fait de mal !...
Le pape qui se porterait à une telle démence cesserait d'être pape à mes
yeux. Je ne le considérerai que comme l’Antéchrist.... Si cela était
ainsi, je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome et j'y
établirais une police.... La cour de Rome prêche la rébellion depuis deux
ans.... Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ? Mettre mes
trônes en interdit, m'excommunier ? Pense-t-il que les armes tomberont des
mains de mes soldats ? et mettre le poignard aux mains de mes peuples pour
m'égorger ? Cale infâme doctrine, des papes furibonds l'ont prêchée. Me
prend-il pour Louis le Débonnaire ?... Le pape actuel est trop puissant ; les
prêtres ne sont pas faits pour gouverner. Qu'ils imitent saint Pierre, saint
Paul, les apôtres.... Certes, je commence à rougir de toutes les folies que
me fait endurer la cour de Rome, et peut-être le temps n'est-il pas éloigné,
si l'on veut continuer à troubler mes États, où je ne reconnaîtrai le pape
que comme évêque de Borne.... Je réunirai les Églises gallicane, italienne,
allemande, polonaise dans un concile pour faire mes affaires sans pape et
mettre mes peuples à l'abri des prétentions des prêtres de Borne.... A la
suite de ce flot d'invectives insultantes, de ces récriminations si
singulières dans la bouche de l’homme qui avait relevé de sa propre main
toutes les prétentions dont il se plaignait, venait l'ultimatum que Napoléon
voulait signifier à la cour romaine. Il reproduisait sa demande relative au
nombre des cardinaux qui devait être proportionnel à la population, il
exigeait que le concordat italien fût étendu à Venise, enfin, il sommait le
pape de pourvoir aux nominations d'évêques, en laissant entrevoir nettement
un schisme comme la conséquence inévitable d'une plus longue résistance à ces
injonctions[5]. Cet ultimatum ne s'adressait
toutefois qu'au souverain spirituel ; il y en avait un autre à l'adresse du
prince temporel, que Napoléon avait déjà plus d'une fois fait connaître à la
cour romaine et qu'il renouvelait en termes non moins péremptoires, c'était
l'invitation de s'unir étroitement à la France et de chasser ses ennemis du
territoire pontifical. Au fond tous ces emportements n'étaient qu'une
tactique. Avec Rome, comme avec le Portugal, il avait exagéré les plaintes et
grossi la liste des exigences afin qu'un seul refus lui permit d'agir à sa
guise. Il ne cherchait pas des satisfactions, mais un prétexte pour saisir
les États du pape. Les menaces de Napoléon produisirent sur le Saint-Siège
l'effet de terreur qu'il en attendait : le pape s'empressa de nommer le
cardinal Litta son négociateur à Paris, Mais l'empereur, qui était décidé à
l'avance à trouver ce choix mauvais, répondit à cette démarche en faisant
notifier à la cour de Rome qu'il ne traiterait qu'avec le cardinal de
Bayanne, et en lui annonçant qu'une plus longue hésitation allait le forcer à
réunir au royaume d'Italie les trois provinces d'Ancône et de Camerino[6]. C'était justement celles que
peu de temps auparavant il dépeignait à Eugène comme indispensables à ses communications
avec Naples. Sa conviction à cet égard s'était, parait-il, encore fortifiée.
La nomination du cardinal de Bayanne, que le pape se hâta de lui accorder
dans les termes les plus affectueux[7] afin de l'apaiser, ne suspendit
pas un instant l'accomplissement d'une prophétie faite à coup sûr. Presque au
même moment où le cardinal quittait Rome pour se rendre à Fontainebleau, le
général Lemarrois prenait possession des provinces du saint siège au nom de
l'empereur. Cette invasion, comme celle de Livourne, comme celle du Portugal,
n'était que le prélude de mesures infiniment plus graves et plus décisives ;
mais, ainsi que Napoléon l'a écrit à cette époque même : il faut
qu'une chose soit faite pour qu'on avoue y avoir pensé. Pendant
que s'exécutaient ces mesures préliminaires contre les victimes désignées à
Tilsit pour faire les frais de la réconciliation entre la France et la
Russie, Napoléon venait de voir une des proies auxquelles il tenait le plus
lui échapper au moment où il étendait la main pour la saisir. Les Anglais
avaient enlevé la flotte danoise à Copenhague après avoir bombardé la ville,
et cet événement avait produit en Europe une immense sensation ; Comment
l'Angleterre avait eu connaissance des stipulations secrètes de Tilsit, on
l'ignore encore. Interpellés à ce sujet au sein du Parlement, les ministres,
tout en maintenant la sûreté de leurs informations, refusèrent obstinément de
dire de qui ils les tenaient. On a de fortes raisons de croire que cette
précieuse communication leur fut faite par sir Robert Wilson qui venait de
servir pendant deux ans dans l'armée russe. Il n'est même pas impossible
qu'ils l'aient reçue d'Alexandre lui-même, qui, si l'on en croit une
assertion contenue dans les mémoires du général Boutourlin, était resté
attaché de cœur à l'alliance anglaise. Ce qui est certain, c'est qu'ils avaient
su, peu importe par quels moyens, que Napoléon avait résolu, avec le
consentement d'Alexandre, de s'emparer des ressources maritimes du Danemark pour
les employer contre leur pays. « S. M., disait à cet égard une déclaration du
cabinet britannique datée du 25 septembre 1807, a reçu l'information la plus
positive au sujet de la détermination prise par le chef actuel des Français
d'envahir le Holstein et de forcer le Danemark à fermer les passages du Sund
à la navigation britannique[8]. » Les ministres anglais auraient
été à peine mieux instruits s'ils avaient lu les lettres que Napoléon
adressait à. Bernadotte. L'administration
n'était plus dans les mains des faibles continuateurs de Fox. L'incapacité
que le cabinet Grenville avait montrée dans la conduite de la guerre, ses
dissentiments avec le roi au sujet des concessions à faire aux Irlandais qui
servaient clans l'armée, avaient fait remonter au pouvoir les amis de Pitt,
et le nouveau ministère était dirigé par Canning et Castlereagh. Ces deux
hommes d'État ne brillaient certainement pas par les scrupules. Mais une fois
en possession du pouvoir que leur valut leur complaisance envers le roi, ils
montrèrent à coup sûr plus d'énergie, de décision et d'intelligence que leurs
prédécesseurs. Ils comprirent le danger dont leur pays était menacé, et la
nécessité d'une prompte détermination s'ils voulaient déjouer les projets de
leurs puissants adversaires. Le péril était, en effet, des plus imminents. Le
Danemark était hors d'état de résister aux sommations chaque jour plus
pressantes de Napoléon. Bernadotte était sur la frontière du Holstein avec
son armée : « Il faut ou que le Danemark déclare la guerre à l'Angleterre, ou
que je déclare la guerre au Danemark, lui écrivait Napoléon, le 2 août 1807 ;
vous êtes destiné, dans ce dernier cas, à vous emparer de tout le continent
danois. » Et cet avertissement se changeait, le 17 août, en un ordre
formel de marcher[9]. Le malheureux régent, menacé
de perdre la moitié de ses États, avait depuis longtemps résolu, ou tout au
moins promis de céder, car, dès le 31 juillet, Napoléon se plaignait, dans
une lettre à Talleyrand, de la non-exécution des promesses du Danemark ; mais
ce prince savait à quelle dure tyrannie il allait se soumettre, il craignait
avec raison les représailles de l'Angleterre, il cherchait à gagner du temps,
à traîner les choses en longueur. Malheureusement
pour cet intrépide petit peuple danois, sacrifié à des querelles auxquelles
il voulait rester étranger, sa situation ne comportait aucun moyen terme, et
du moment où l'un des belligérants violait sa neutralité, l'autre était
fatalement amené à la méconnaître à son tour. La marine danoise, réduite
à-ses seules forces, ne portait aucun ombrage à l'Angleterre, mais du moment
où elle allait s'ajouter aux moyens immenses dont disposait déjà Napoléon,
surtout depuis que le continent tout entier faisait cause commune avec lui,
elle devenait une arme dangereuse. Elle se composait alors de vingt vaisseaux
de ligne, de seize frégates, de neuf bricks et d'un nombre considérable de
chaloupes canonnières. Montés par d'excellents marins, ces bâtiments eussent
été pour les flottes de Napoléon un renfort dont la puissance eût
certainement pu à un moment donné faire pencher la balance en sa faveur.
Voilà les circonstances qu'on ne doit pas perdre de vue lorsqu'on veut juger
avec équité les violences de l'intervention anglaise à Copenhague. Le
ministère anglais prévint Napoléon, il fit bombarder Copenhague après avoir
offert au Danemark de le défendre, de lui garantir ses états et ses colonies,
de mettre à sa disposition « tous les moyens de défense navale, militaire et
pécuniaire[10]. » Prévoyant selon l'expression
d'un de ses amiraux, e les méfaits que la France se proposait de commettre au
moyen de la marine danoise[11], » il insista inutilement pour
qu'on lui remit en dépôt la flotte qu'il promettait de rendre comme il rendit
celle du Portugal. Il eut aux yeux de l'Europe tout l'odieux de cette
exécution qui produisit un long retentissement ; mais ce que l'Europe ignorait
alors et ce qu'on a su depuis, c'est que la flotte danoise, au moment où il
la fit enlever, était à la veille de passer dans les mains de Napoléon à qui
le régent du Danemark avait déjà fait des promesses de soumission. Cet
événement eut pour effet presque immédiat de mettre à néant l'offre dérisoire
de médiation qu'Alexandre s'était engagé à faire à l'Angleterre. Le cabinet
anglais y avait déjà répondu en demandant, par l'entremise de lord Leveson
Gower, communication des articles secrets du traité de Tilsit. Cette demande,
qui allait tout droit au point vif de la question, montra à Alexandre qu'il
avait été pénétré ; elle le força à se démasquer tout à fait par une
déclaration de guerre qui plaça enfin les choses sous leur véritable jour. La
vérité était que depuis Tilsit Alexandre n'était plus que le serviteur
déguisé de la politique française, et l'Angleterre devait préférer 'une
hostilité ouverte aux trahisons d'une amitié feinte. Par cette rupture se
trouvaient réalisés les engagements qu'Alexandre avait contractés dans son
entrevue avec Napoléon ; c'était maintenant à l'empereur des Français de
tenir ceux qu'il avait contractés envers Alexandre. Mais
Napoléon n'avait pas plutôt quitté le czar qu'il s'était repenti de lui avoir
fait la part si belle. Comme dans toutes ses transactions diplomatiques, il
cherchait à reprendre ce qu'il avait donné. La Turquie avait contre toute
attente accepté son offre de médiation, ce qui avait tout d'abord écarté
l'éventualité prévue à Tilsit d'une guerre suivie du partage de l'empire
ottoman. Cette acceptation, qui était un acte fort habile de la part de la
Porte, mettait Napoléon en demeure d'exiger, selon la promesse formelle qui
accompagnait l'offre de médiation, l'évacuation préliminaire des Principautés
par les troupes russes ; mais comme il s'était engagé verbalement envers
Alexandre à ne pas insister sur cette évacuation, il se trouvait pris entre
deux promesses contradictoires et sa mauvaise foi était à découvert. A cette
situation embarrassante pour un homme qui faisait si grand étalage de sa
loyauté, étaient venues se joindre les remontrances de Sébastiani, qui
faisait ressortir avec force tout ce qu'il y avait d'impolitique à laisser la
Turquie tomber sous la domination russe. Pour tous ces motifs, Napoléon en
était aux regrets de s'être avancé si loin avec Alexandre, et, sans oser
revenir sur des promesses encore trop récentes pour être niées, il cherchait
à en éluder l'exécution. Il
avait envoyé Savary à Saint-Pétersbourg en le chargeant d'amuser le czar avec
de belles promesses, et de détourner contre la Suède l'impatience et
l'avidité dont Alexandre semblait dévoré à l'égard des provinces turques.
Mais la Finlande n'était plus à ses yeux qu'un présent sans valeur, et plus
on voulait l'entraîner de ce côté, plus il mettait d'énergie à revendiquer ce
qu'on lui avait promis de l'autre. Il faisait valoir, non sans vérité, et sa
propre fidélité à remplir ses engagements, et l'irritation croissante du
vieux parti russe auquel il lui fallait apporter de grands avantages pour se
faire pardonner une alliance qui était réellement très-impopulaire en Russie,
témoin la froideur méprisante avec laquelle la société russe accueillait
notre ambassadeur. Napoléon, sans aller jusqu'à blesser Alexandre, n'en
persistait pas moins à obtenir de lui une évacuation au moins momentanée de
la Valachie et de la Moldavie. Pour
influencer les résolutions du czar, Napoléon se servit de l'occupation
militaire qu'il avait maintenue en Prusse. Le traité de Tilsit avait stipulé
l'évacuation des États prussiens après l'acquittement des contributions de
guerre, mais il n'avait pas fixé le montant de ces contributions. Napoléon le
fixa lui-même avec une rigueur qui, vis-à-vis d'un pays épuisé et ruiné comme
était aires la Prusse, n'était plus que de la rapacité. Le total de ces
contributions, dont les derniers termes restaient seuls à acquitter, montait
au chiffre de six cent un millions, deux cent mille francs. Indépendamment de
ces sommes énormes pour le temps, la Prusse avait fourni une large rançon en
objets d'art et en réquisitions de toute nature[12]. Il profita de l'impossibilité
où elle se trouvait de se libérer pour lui faire nourrir ses troupes pendant
plus d'une année. La présence de ses troupes sur le territoire prussien lui
servit, en outre, de menace permanente contre la Russie. Bientôt il ne
craignit pas de donner à entendre clairement au czar qu'il ne lui laisserait
les Principautés qu'à la condition de garder lui-même la Silésie. Telle fut
l'étrange palinodie que Caulaincourt reçut l'ordre d'aller faire agréer au
czar. Caulaincourt avait, comme Savary, figuré dans l'affaire du duc
d'Enghien ; il y avait pris, il est vrai, une part beaucoup moins directe,
ayant seulement appuyé le mouvement d'Ordener sur Ettenheim ; mais ce n'en
était pas moins un trait d'ironie diabolique de la part de Napoléon que
d'imposer ces deux hommes au jeune czar comme pour lui rappeler le néant de
ses volontés. Caulaincourt, sans contester les promesses verbales de Tilsit,
devait les présenter comme de simples prévisions nullement obligatoires, et,
quant à l'évacuation de la Silésie, il avait ordre d'affecter de ne plus y
voir que l'équivalent naturel de celle des Principautés. Napoléon consentait
à les abandonner à Alexandre, pourvu qu'Alexandre consentit à lui laisser ce
dernier lambeau des dépouilles prussiennes. Ces
premiers nuages planant sur l'alliance russe, le désir d'entraîner l'Autriche
à rompre avec l'Angleterre ou tout au moins à entrer dans le blocus
continental, enfin, la nécessité de prévenir toute diversion de sa part
jusqu'à l'entière réalisation des nombreuses entreprises qu'il venait de commencer
en Occident, faisaient une loi à Napoléon de donner quelque satisfaction à la
cour de Vienne pour obtenir son acquiescement. Après avoir hésité un instant
entre la conciliation et la violence, car il fut sur point de faire sommer
l'Autriche avec aussi peu de ménagement que le Danemark, il parvint à son but
en lui rendant Braunau, place forte qu'il avait gardée à la suite de
l'occupation des bouches du Cattaro par les Russes. Il n'avait d'ailleurs
plus aucun prétexte de la lui refuser plus longtemps puisque la Russie venait
de nous livrer à la fois Corfou et les bouches du Cattaro. Quelques échanges
de territoires sur les bords de l'Isonzo, réglés à l'amiable entre le royaume
d'Italie et l'Autriche, achevèrent de rassurer le cabinet de Vienne qui avait
grand'peur que son projet de médiation, proposé à la suite de la bataille
d'Eylau, ne lui portât malheur. En cela cette cour ne se trompait pas, et
Napoléon était loin de lui avoir pardonné, mais il lui suffisait pour le
moment d'obtenir l'adhésion de l'Autriche au blocus continental et sa
neutralité dans les affaires compliquées où il venait de s'engager. Tel
était le spectacle qu'offrait l'Europe pendant les trois mois qui suivirent
l'entrevue de Tilsit. Entre les deux colosses qui se donnaient la main
par-dessus les ruines des anciennes grandes puissances continentales, il n'y
avait plus aucune force capable d'opposer une résistance. Tous les États
intermédiaires étaient paralysés par l'impuissance ou la terreur, et nos
soldats étaient partout en marche pour aller effacer les derniers vestiges
d'indépendance chez ceux que leur faiblesse ou leur éloignement avait mis
jusque-là à l'abri des orages. Le nom de corps d'observation que Napoléon assignait
invariablement aux différentes armées qu'il dirigeait contre l'Étrurie,
contre les États romains, contre le Portugal, semblait avoir pour but
d'indiquer qu'il ne jugeait pas ces États dignes d'une déclaration de guerre
; c'était une simple mesure de police qu'il prenait à leur égard en les
occupant. Le Danemark seul avait prévenu une invasion imminente en se jetant dans
nos bras après la catastrophe de Copenhague. On ne pouvait plus s'emparer de
sa marine, mais on exploitait son malheur pour justifier des entreprises commencées
longtemps avant le dénouement de l'expédition anglaise ; et la conquête même
du Portugal était présentée comme une simple revanche du bombardement de la
capitale danoise. Dans une correspondance que le Moniteur publiait comme
envoyée de Lisbonne, le peuple portugais était censé demander lui-même à être
conquis pour venger le Danemark : « Nous voulons faire cause commune
avec le continent, disait ce compatriote de Camöens. L'outrage fait à tous
les souverains dans l'atroce expédition de Copenhague justifiera notre
guerre.... Nous y consoliderons notre indépendance.... Haine à l'Angleterre !
tel est le sentiment de la génération présente[13]. » Les Portugais ne se
doutaient guère qu'ils étaient si impatients de se sacrifier à la cause du
blocus continental. Outre ces diverses opérations., Napoléon préparait dans le
plus grand secret deux expéditions dirigées, l'une contre la Sardaigne,
l'autre contre la Sicile, cet in- dispensable fleuron de la couronne de
Joseph. Toutes deux étaient réservées au honteux avortement qui s'attachait à
ses entreprises maritimes ; mais le succès de ces projets paraissait
infaillible, et une fois qu'ils seraient réalisés quel obstacle pourrait
l'arrêter désormais ? Chose
étrange pourtant et bien digne d'observation, à côté de ces Etats inoffensifs
contre lesquels Napoléon n'avait pas un seul grief légitime et qu'il ne
frappait que par ambition, il en était un, un seul, qui lui avait donné un
réel sujet de plainte, après avoir été, il est vrai, poussé à bout par une
longue série d'outrages et de mauvais traitements, et Napoléon, loin de l'en punir,
semblait n'en avoir gardé aucun souvenir, il se montrait même plein d'égards
et de prévenances pour lui. Cet État était l'Espagne, et ce sujet de plainte
était la proclamation du prince de la Paix à l'époque d'Iéna, velléité de
révolte désavouée presque aussitôt que conçue, mais certaine quoique
enveloppée dans d'obscures circonlocutions. Occupé alors d'autres projets,
Napoléon avait accepté sans objection les explications qui lui avaient été
données ; il s'était contenté d'exiger, comme gage de la docilité ultérieure
de l'Espagne, l'envoi du corps d'occupation de la Romana sur les bords de la
Baltique. Depuis lors il avait réglé les affaires du Nord, il était revenu à
Paris, et, contre toute attente, il n'avait point récriminé. Craignant un de
ces éclats de colère auxquels elle n'était que trop accoutumée, la cour
d'Espagne lui avait envoyé le duc de Prias pour le féliciter et l'apaiser.
Napoléon avait accueilli cet envoyé avec la plus grande bienveillance. Loin
de se plaindre, il écrivait, le 8 septembre, au roi d'Espagne en le
remerciant de s'être toujours conduit en fidèle allié de la France. Il
l'associait à ses projets contre le Portugal, le pressait de s'unir à nous
pour forcer l'Angleterre à la paix, mais de la fameuse proclamation pas un
mot. Cette magnanimité était d'autant plus extraordinaire que Napoléon avait
toujours traité l'Espagne avec une impitoyable brutalité, alors qu'il n'avait
aucun tort à lui reprocher. Aujourd'hui qu'il avait le droit de se plaindre
en mettant toutes les apparences de son côté, il se taisait. Il semblait
vouloir tenir son grief en réserve, ou n'en avoir pas gardé la mémoire. Quels
desseins couvrait donc ce silence ? Quel intérêt avait-il à être généreux ?
Ce qui est certain, c'est que cette clémence était invraisemblable, et qu'une
attitude si nouvelle annonçait suffisamment qu'il méditait quelque chose à
l'égard de l'Espagne. Que
serait ce nouveau coup de surprise si profondément médité, et par quels
moyens s'opérerait-il ? Napoléon lui-même ne le savait pas encore, car il
n'était pas homme à s'enchaîner d'avance par un plan arrêté dans une
entreprise où son ambition n'admettait aucune limite ; mais ce qu'il avait
irrévocablement décidé c'est qu'il ferait quelque chose. Ce plan était-il
aussi récent, aussi nouveau qu'on s'accorde généralement à le dire ? Depuis
longtemps déjà Napoléon traitait l'Espagne comme une de ces misérables royautés
dans lesquelles le souverain n'était que le prête-nom de sa propre autorité.
C'était sans aucune exagération que, dans son discours d'ouverture au Corps
législatif, prononcé le 16 août 1807, il assimilait l'Espagne à la Hollande,
à la Suisse, aux royaumes d'Italie et de Naples : ses envahissements dans ce
malheureux pays avaient en effet commencé bien avant l'époque qu'on leur
assigne d'ordinaire. Dès le lendemain d'Iéna, faisant allusion aux bruits qui
avaient couru à l'occasion de la proclamation du prince de la Paix, il
écrivait à Cambacérès : « Où avez-vous pris que l'Espagne entrait dans la
coalition ? Toutes les places fortes sont dans mes mains. » Il y avait là
sans doute une de ces grosses forfanteries dont il savait user à l'occasion,
mais elle n'était pas sans contenir une part de vérité. Napoléon avait des
vais- seaux et des soldats dans plusieurs des ports de l'Espagne, il avait de
nombreuses intelligences parmi les agents du gouvernement espagnol, et il
entendait bien les mettre à profit à un moment donné. Parmi
les nombreuses questions que soulève l'origine de cette ténébreuse affaire
d'Espagne, il en est une que les historiens français décident presque
invariablement en faveur de Napoléon, c'est celle qui est relative à son
prétendu droit d'intervenir dans la péninsule. Ce droit était fondé, selon
eux, d'abord sur la trahison du prince de la Paix, et ensuite sur ce qu'ils appellent
la nécessité de prendre un parti à l'égard de La décadence espagnole. Il
suffit, pour faire justice de ces assertions, de jeter un simple coup d'œil
en arrière sur les rapports antérieurs de Napoléon avec la cour d'Espagne.
Entraînée à la guerre contre l'Angleterre par un traité surpris à la
faiblesse du roi, mais qui stipulait du moins une parfaite réciprocité entre
les deux États, l'Espagne n'avait trouvé que la violence, les spoliations et
des avanies sans nom dans une alliance où elle avait cherché protection et
sécurité. Dupée dans l'affaire du royaume d'Étrurie, où on ne lui avait livré
qu'une royauté fictive en échange d'une magnifique colonie, violentée et
spoliée à l'époque du traité d'Amiens qui lui coûta Pile de la Trinité en
dépit des clauses les plus formelles de l'alliance, outragée publiquement et
avec la dernière indignité en la personne de son roi lors de la conclusion du
traité des six millions par mois, elle s'était plus tard trouvée de nouveau
lancée dans une guerre désastreuse à son corps défendant ; elle y avait perdu
ses colonies et son commerce ; elle nous avait héroïquement sacrifié sa
marine à Trafalgar. Pour récompense de tant de soumission et de dévouement,
elle avait vu avec une profonde humiliation son roi traité avec le plus
souverain mépris dans toutes les occasions où il avait tenté d'opposer
quelque résistance à des exigences iniques ; elle avait vu Napoléon disposer
en martre de toutes les ressources du royaume ; elle l'avait vu chasser, au
profit de son frère Joseph, la dynastie espagnole de Naples après l'avoir
enlacée dans ses pièges et amenée à la révolte à force d'outrages et
d'exactions. Mais ce n'était pas tout ; après de si cruels sacrifices, après
le sanglant holocauste de Trafalgar et à la suite des négociations de
Napoléon avec le cabinet de Fox, on avait tout à coup appris en Espagne que,
trafiquant du territoire espagnol comme de sa propre chose, cet allié parjure
avait, sans consulter personne, offert successivement à l'Angleterre et à la
Russie une cession des îles Baléares pour indemniser un des princes qu'il
avait dépouillés. Depuis longtemps la mesure était comble, et c'était après
cette dernière découverte que le prince de la Paix avait jugé le moment venu
de secouer le joug en profitant de l'occasion que lui offrait la guerre de
Prusse. Il faut le dire bien haut, le seul tort de Manuel Godoy dans ce
projet de révolte sitôt abandonné, était de ne l'avoir pas entrepris plus
tôt, et surtout de n'y avoir pas persévéré à tout prix, et s'il était traître
envers quelqu'un, c'était envers son pays ruiné, vendu et humilié par cet
étranger. Voilà
pour le droit résultant de la prétendue trahison du prince de la Paix. Quant
à celui qu'on motive sur la décadence de l'Espagne en faisant de Napoléon une
sorte de providence chargée de régénérer les empires, il dénote chez les
écrivains qui l'ont allégué un tel degré de superstition, qu'il faut
surmonter quelque dégoût pour discuter sérieusement les faits sur lesquels
ils appuient cette abjecte théorie de la régénération par la servitude. Que
l'Espagne fût une monarchie en décadence depuis les temps d'isabelle et de
Charles-Quint, c'est là assurément ce qu'il ne viendra l'esprit de personne
de contester. L'immense effort que l'Espagne avait fait au seizième siècle
pour dominer l'Europe, l'extension démesurée qu'elle avait donnée à ses
colonisations, cause d'épuisement pour la métropole, et plus que tout cela le
joug de fer de l'absolutisme catholique personnifié dans l'inquisition,
l'anéantissement des industrieuses populations mauresques, la multiplication
inouïe des institutions monastiques, tels étaient les maux séculaires qui avaient
prématurément arrêté l'essor d'abord si brillant de la nation espagnole. En
dépit de ces tristes précédents, l'esprit philosophique, qui pénétrait
partout au dix-huitième siècle, avait fini par s'introduire dans la
catholique Espagne. Il y avait eu pour instrument un roi dévot mais bien
intentionné. On avait vu le rigide Charles III, secondé par un ministre éclairé,
M. d'Aranda, inaugurer en Espagne une ère de réformes et d'améliorations. La
domination cléricale avait été frappée au cœur en la personne des jésuites,
les libertés civiles avaient été étendues, l'industrie s'était relevée. Les
éléments de cette heureuse renaissance n'avaient pas cessé d'exister en
Espagne, mais le spectacle des effroyables convulsions qui suc- cédèrent si
vite à la glorieuse aurore de la Révolution française produisit dans ce pays,
comme dans beau- coup d'autres, un temps d'arrêt et une sorte de stupeur qui
fut bientôt suivie de la guerre. A cette guerre, mêlée de succès et de
revers, avait succédé une alliance offensive et défensive beaucoup plus
désastreuse pour l'Espagne que des hostilités sans fin ; mais c'était surtout
de l'avènement de Bonaparte au consulat que dataient ses malheurs. Ce retour
vers la décadence dont on ose faire un argument à l'appui de ses usurpations,
c'est lui qui en était l'auteur principal. C'est lui qui avait par deux fois
rejeté l'Espagne vers une guerre qu'elle repoussait, lui qui avait amené la
ruine du commerce de l'Espagne et de ses colonies renaissantes, lui qui avait
épuisé le trésor espagnol par ses exactions, lui qui avait, contre l'avis de
ses propres marins, donné le signal de la destruction de la marine espagnole
en l'envoyant à la boucherie de Trafalgar ; c'était lui, enfin, qui était le premier
artisan des discordes qui commençaient à agiter la péninsule. Si l'exécration
publique s'attachait déjà visiblement au nom et à la personne de Manuel
Godoy, c'était uniquement parce qu'on le croyait l'instrument et le serviteur
docile de la politique française, qu'il subissait, en effet, mais en la maudissant
; et si l'imagination populaire, en quête d'un héros, s'était éprise avec
passion du jeune prince des Asturies, l'héritier présomptif de la couronne,
c'est qu'elle voyait en lui l'ennemi naturel de cette même influence. Étaient-ce
donc là les titres qui appelaient Napoléon à remplir envers l'Espagne le rôle
de régénérateur ? Et, en supposant que le succès dût couronner son
entreprise, quels bienfaits pouvait-il donc lui apporter ? Qu'avait donc de
si enviable le régime qu'il avait donné à la Franco ? Comment justifier cette
étrange métamorphose du césarisme en rédempteur des peuples ? Certes,
l'Espagne était bien en retard au point de vue des lumières et des
améliorations matérielles, mais quoique soumise au régime du bon plaisir,
elle était loin de subir un despotisme aussi dégradant que celui qui pesait
sur la France. On ne juge d'ordinaire sa situation à ce moment décisif que
sur les chroniques scandaleuses de la cour et sur les statistiques
mensongères que Napoléon fit rédiger pour servir de pièces justificatives à
son usurpation ; mais en les admettant même comme vraies toute la vie de ce
pays n'était pas là. Il possédait des libertés provinciales et municipales
très-étendues à l'abri des- quelles pouvaient croître et se développer un
grand nombre d'existences prospères et indépendantes. Quelques-unes de ses
provinces, telles que la Navarre et les provinces basques étaient de
véritables républiques, votant leurs impôts, et se gouvernant elles-mêmes.
L'autorité du roi était peu limitée, mais elle était douce et tolérante ;
elle ne s'inclinait pas devant la loi, mais elle respectait les traditions ;
et ses torts étaient surtout ceux de la faiblesse et de l'incurie. La cour
était frivole et corrompue comme une cour d'ancien régime, mais auprès des
scandales trop fameux de la cour impériale, la liaison même de la reine avec Godoy,
qui a tant indigné les vertueux apologistes de l'empire, pouvait passer pour
un trait de mœurs patriarcales. Quelle que fut d'ailleurs la corruption des courtisans,
la nation était saine et honnête. L'Espagnol était réputé en Europe pour son
courage, sa sobriété, sa fidélité à sa parole, sa susceptibilité en matière
d'honneur ; il avait des croyances arriérées, mais il avait des croyances.
Avec un fonds de qualités si rares, ce peuple avait plutôt de quoi prêter aux
Français, tels que Napoléon venait de les façonner, qu'il n'avait à leur
emprunter. Le seul présent bien authentique que ces singuliers missionnaires
de la civilisation pussent lui apporter, c'était le fléau de la domination
étrangère. Écartons
donc ces honteux sophismes qui ont trop longtemps servi d'excuse à des
attentats dont on ne préviendra efficacement le retour qu'en les présentant
dans leur hideuse réalité. Il faut en dire autant des fables imaginées par
Napoléon et répétées depuis par des apologistes complaisants, pour rejeter
sur des comparses secondaires de ce triste drame la responsabilité soit de
l'initiative, soit des développements ultérieurs des affaires d'Espagne. Ici,
comme dans la catastrophe de Vincennes, comme dans toutes les actions de sa
vie sur lesquelles il a craint de voir briller la lumière vengeresse de
l'histoire, ce prodigieux trompeur, le créateur heureux de sa propre légende,
s'est efforcé d'entasser les équivoques et les contradictions, il est allé,
comme nous le démontrerons, jusqu'à fabriquer de faux documents pour se sous traire
aux sévérités de l'avenir, et le succès de ses falsifications historiques,
encore plus étonnant peut-être que celui de ses stratagèmes politiques et
militaires, est là pour prouver qu'il n'avait pas trop présumé de la
crédulité humaine. Napoléon a. peu écrit, et pour cause, sur les affaires
d'Espagne, mais en revanche il en a beaucoup parlé. On ne trouve guère, dans
le volumineux recueil de ses dictées, qu'une note de quelques pages relative
au séjour des souverains détrônés en France. Dans cette note qui figure parmi
ses observations sur le manuscrit de Sainte-Hélène, il s'efforce de prouver
qu'il avait tout intérêt à faire assassiner Ferdinand VII et son frère don
Carlos, dont la mort, dit-il, eût tout terminé ; il affirme que le conseil de
se débarrasser de ces deux jeunes princes lui fut donné par Talleyrand, et il
se fait un mérite d'avoir repoussé ce conseil. Il n'y dit rien de l'origine
même de la guerre, mais dans ses conversations qu'il sait être précieusement
recueillies par de confidents attentifs et qui sont devenues en effet la
source où les historiens ont le plus souvent puisé leurs renseignements, il
est beaucoup plus explicite. Là, il
impute nettement à Talleyrand la pensée première de l'invasion de l'Espagne,
comme il lui a imputé celle de l'assassinat du duc d'Enghien. Il le dit à O'Meara,
il le répète à Las Cases : « C'était Talleyrand, disait l'Empereur,
qui avait poussé à la guerre d'Espagne, bien que dans le public il eût eu
l'art de s'y montrer contraire[14]. » Ce dernier mot est
singulièrement caractéristique. Quoi ! Talleyrand avait eu Part de pousser
Napoléon à cet acte funeste au point de l'y déterminer, et en même temps il
avait pu faire croire au public qu'il y était opposé, et cela sous l'œil de
la police impériale ? Ce n'était plus là de l'art, mais de la sorcellerie I
Las Cases ajoute : « Aussi était-ce par une sorte de malice que Napoléon
avait choisi Valençay pour y placer Ferdinand. » Ce trait n'est
certainement pas inventé. Le choix de la résidence de Valençay, propriété de
Talleyrand, pour servir de prison au prince détrôné, a été souvent invoqué
comme une preuve de la coopération active de ce diplomate dans les plans de
Napoléon ; on voit ici ce qu'on doit en penser. C'était un de ces tours méphistophéliques
que Napoléon aimait de prédilection, une inspiration du genre de celle qui
avait déterminé l'envoi de Savary et de Caulaincourt auprès d'Alexandre, et
si ce choix de Valençay prouve quelque chose, c'est en faveur de Talleyrand
plutôt que contre lui, il prouve qu'on lui gardait rancune de son opposition
et qu'on l'en punissait en le compromettant. Des amis attardés de la mémoire
de Napoléon, moins inconsidérés que leurs devanciers, voudraient aujourd'hui
que l'histoire ne tint plus aucun compte des divers journaux rédigés à
Sainte-Hélène, sur ses conversations de tous les jours. Que ces recueils
soient pleins d'inventions mensongères, c'est ce que personne n'a mieux
établi que nous, mais ces inventions sont l'œuvre de Napoléon lui-même et non
pas celle des confidents qui les ont écrites sous sa dictée ; elles émanent
irrécusablement de lui, elles contiennent une part notable de vérité, car ce
n'est qu'avec des vérités dénaturées que se font les mensonges habiles ;
elles révèlent un des traits les plus expressifs de son caractère, et elles
doivent d'autant plus être discutées qu'elles sont la source première des
fictions que d'autres sont venus ensuite commenter, orner et embellir. Où
serait d'ailleurs la justice historique si l'on devait considérer comme une
simple fantaisie les faux témoignages qu'un homme a laissés sur lui-même et
sur les autres ? La frappante concordance des journaux de Las Cases et d'O'Meara
est pour tout esprit de bonne foi une preuve incontestable de la fidélité de
leurs rédacteurs, mais la confirmation si précise qu'ils ont reçue d'une
publication récente[15], ne laisse plus place au doute
: c'est bien Napoléon lui-même qui parle dans leurs récits. La transcription
est exacte quant au fond, sinon quant à la forme. Le journal du colonel
Campbell, le commissaire anglais à l'île d'Elbe, contient exactement les mêmes
témoignages, quelquefois formulés presque dans les mêmes termes. Ici encore
c'est sur l'influence de Talleyrand, que Napoléon rejette l'initiative de la
guerre d'Espagne et de la mort du duc d'Enghien. « Talleyrand, dit-il,
était disgracié par suite des représentations des rois de Bavière et de
Wurtemberg auxquels il avait extorqué de grosses sommes d'argent ; mais il
continuait à fréquenter les soirées de l'Empereur, et c'est pour regagner ses
bonnes grâces, qu'il l'engagea à profiter des dissensions qui se
manifestaient en Espagne. » Et il ajoute que Talleyrand le pressait souvent «
de se débarrasser des Bourbons en les assassinant. Cette
déposition, au moins très-suspecte à première vue, pour ne rien dire de plus,
est en définitive avec une assertion contenue dans les mémoires inédits de
Cambacérès, personnage à demi grotesque qui ne pouvait pardonner à Talleyrand
sa supériorité et ses railleries, la seule autorité sur laquelle on s'appuie
encore aujourd'hui pour imputer à cet homme d'État la responsabilité de l'affaire
d'Espagne. On ne trouve dans les documents contemporains aucune trace de son
influence active sur ces événements. Il y assiste en témoin, en confident, en
agent officieux, mais il n'y joue qu'un rôle secondaire et passif. Talleyrand
était en effet tombé à cette époque dans une demi-disgrâce, et ce n'était
nullement par suite des représentations des cours étrangères, mais parce que,
dégoûté d'un rôle dans lequel on utilisait son habileté sans jamais suivre
ses conseils, il avait insisté pour échanger son titre de ministre des
affaires étrangères contre celui de vice grand électeur. IL avait été
remplacé au ministère par Champagny, instrument beaucoup plus docile. C'est
par l'entremise de Champagny, son ministre des affaires étrangères, et de
Duroc, son homme de confiance, que Napoléon met en œuvre toutes les
transactions préliminaires qui vont aboutir à l'invasion de l'Espagne.
Talleyrand, attaché à la cour par sa charge de grand chambellan, accompagne
Napoléon à Fontainebleau, et l'on voit par les dépêches d'Izquierdo qu'il est
initié dans une certaine mesure aux projets de l'Empereur, que l'envoyé
d'Espagne s'efforce surtout d'utiliser son crédit supposé, mais il ne se mêle
qu'incidemment et par des conversations à ces mesures préparatoires. Il y a
plus ; il n'en connaît pas le vrai but ; il croit qu'il ne s'agit que
d'obtenir les provinces de l'Èbre ; il n'aborde jamais d'autre sujet avec
Izquierdo[16]. Toutes les ouvertures
décisives sont faites par Duroc, acteur sans volonté, comme Champagny.
Pendant toute cette période et jusqu'au dénouement des scènes fameuses de
Bayonne, il y a complète interruption de correspondance entre Napoléon et
Talleyrand ; la première lettre que lui écrit l'Empereur après sa sortie du
ministère est du 25 avril 1808, époque où tout est terminé. Ce ne
sont là que des présomptions ; mais lorsqu'ensuite on réfléchit au caractère
et à la nature d'esprit de ces 'deux personnages, à leurs antécédents
historiques, à leur tempérament particulier, on se demande comment une
accusation si invraisemblable a pu être accueillie sans autre preuve que
l'affirma Lion d'un homme tant de fois surpris en flagrant délit d'imposture.
On se demande comment a pu s'accréditer cette légende de Talleyrand
s'attachant à Napoléon comme son mauvais génie pour l'attirer pas à pas vers
l'abîme. Il ne s'agit pas ici de réhabiliter cette âme versatile et vénale,
mais de rendre à chacun ce qui lui appartient, car c'est là le premier devoir
de la justice historique. Pour quiconque est familier avec les habitudes
d'esprit de Napoléon, avec sa façon d'agir et de penser, son humeur, son
tempérament, les actes de toute sa vie, cette assertion que dans une
circonstance si importante, dans une entreprise si vaste, si périlleuse, si
froidement préméditée, il ait pu être entraîné comme à son insu par de
mauvais conseils, est une des rêveries les plus extraordinaires qui se
puissent concevoir. C'est lui, l'homme dissimulé par excellence, lui qui ne
prenait jamais conseil que de lui-même, qui ne démasquait ses projets que
lorsqu'ils étaient consommés, c'est lui ce connaisseur et ce maitre en
trahisons, c'est lui le metteur en scène de tant de perfidies d'un art
achevé, qui se présente à nous comme égaré, perverti par l'immoralité de ses
conseillers, qui se pose en bon jeune homme corrompu par une mauvaise
fréquentation Il invoque cette excuse dont le bénéfice ne s'accorde
d'ordinaire qu'aux femmes et aux enfants, et on la lui octroie sans examen,
sans autre garantie que sa parole I On s'empresse d'amnistier cette âme
innocente, comme si l'illusion était possible, comme si cette odieuse
machination ne portait pas jusque dans ses moindres détails l'empreinte de sa
main, le sceau de son artificieux génie ; comme si de chaque péripétie de
cette combinaison si savamment conduite, et de l'ombre même de ces noires
embûches, il ne s'élevait pas un cri, ce cri suprême de l'évidence : tu es
ille vir, c'est toi qui l'as fait ! Napoléon
subissait d'autant moins l'influence de Talleyrand en cette circonstance,
qu'il n'avait tenu aucun compte de ses conseils dans une foule d'occasions où
il avait le plus grand intérêt à les suivre. On l'avait vu notamment à
l'époque d'Austerlitz, lorsque la faveur dont Talleyrand jouissait auprès de
lui allait jusqu'à l'intimité, déjouer avec une obstination imperturbable et
quelque peu ironique tous les efforts vraiment très-méritoires qu'avait faits
ce ministre pour le ramener à une politique plus sage et plus modérée. Les
avis de Talleyrand qui avaient pour eux la raison, la force des choses,
l'adhésion de tous les hommes sensés, n'avaient modifié sur aucun point les
plans d'une politique extravagante, et l'on veut que lorsqu'il s'est agi
d'une entreprise si dangereuse, si contraire aux vues de cet esprit tempéré,
prévoyant, ennemi des partis extrêmes, ils soient devenus tout à coup la
cause déterminante ! Talleyrand était peu accessible aux scrupules, c'était
avant tout un courtisan et un complaisant. Mais ce qu'on ne lui a jamais
contesté, c'est le tact et la mesure dans l'esprit. Depuis longtemps déjà il
s'effrayait de la folle allure, des visées gigantesques de la politique de
Napoléon ; son bon sens exquis en était révolté autant qu'alarmé. Quel
intérêt pouvait-il avoir à le pousser contre sa conviction dans de si grosses
aventures ? Son intérêt n'était-il pas au contraire de l'en détourner, ne
fût-ce que pour conserver les avantages de sa situation privilégiée ? Il
n'était toutefois pas homme à se compromettre par une désapprobation inutile,
et il est fort probable qu'initié un peu tard à des projets déjà en voie
d'exécution et sur lesquels on ne l'avait pas consulté, il se donna le mérite
d'approuver ce qu'il ne pouvait empêcher ; mais un tel assentiment n'a rien
de commun avec l'influence qu'on lui attribue. Le rôle qu'on lui prête étant
contraire tout à la fois à son intérêt, à son caractère et à ses opinions
connues en faveur de la modération, c'est à ceux qui l'accusent de fournir
des preuves plus concluantes que des allégations dénuées de toute
vraisemblance. Quoi
qu'on ait dit, d'après Napoléon lui-même, pour obscurcir cette question de
responsabilité si importante en histoire, plus on y regardera de près, plus
on reconnaîtra que dans l'affaire d'Espagne comme dans celle du duc
d'Enghien, il n'a pris conseil que de ses passions effrénées ; l'initiative
est à lui, la pensée est à lui, l'exécution même est à lui, car ses agents ne
font rien sans son ordre. Dès le moment où il touche à l'Étrurie, propriété
de l'Espagne, on voit grandir dans son esprit cette idée funeste qui y germe
depuis quelque temps déjà, et on en suit pas à pas la progression. Pour
prévenir les réclamations de la cour d'Espagne, il va lui offrir les
dépouilles de la maison de Bragance à qui il a fait signifier son ultimatum ;
et ce partage du Portugal ne sera lui-même qu'un moyen d'envahir et
d'enchaîner insensiblement l'Espagne. Quant à son ultimatum, il le sait
tellement inacceptable qu'il n'attend pas même la réponse du régent pour
disposer du Portugal. Il ne reçoit cette réponse que le 12 octobre, et dès le
25 septembre, il a chargé Duroc de s'entendre avec Izquierdo pour le partage
du Portugal. Les représentants de ce malheureux pays si indignement sacrifié
pour avoir eu confiance en un traité signé par Napoléon, ont fait pour
l'apaiser toutes les concessions qu'auraient pu exiger un vainqueur offensé
ou un allié trahi. Non-seulement ils ont consenti à entrer dans le blocus
continental, à confisquer les marchandises britanniques, à fermer leurs ports
aux Anglais, mais ils s'engagent à déclarer la guerre à ce peuple auquel les
lie une ancienne alliance, persuadés que cette mesure arrachée à leur
détresse ne leur sera pas imputée à crime. Sur un seul point le régent oppose
des représentations suppliantes aux conditions dictées par Napoléon. Il
considère comme contraire à son honneur de confisquer les propriétés privées
appartenant à des Anglais et ne peut se résoudre à ratifier cet article.
C'est là tout ce que désire Napoléon ; il rappelle aussitôt son ambassadeur
de Lisbonne, et il ordonne à. Junot d'entrer en Espagne pour marcher sur le
Portugal[17]. En
notifiant ce fait au roi d'Espagne, le même jour, 12 octobre, Napoléon lui
écrivait : « Je m'entendrai avec Votre Majesté pour faire du Portugal ce
qui lui conviendra, et dans tous les cas, la suzeraineté lui en appartiendra
comme elle a paru le désirer. » Le roi Charles IV n'avait nullement
désiré ce présent incommode, il l'acceptait à contre-cœur pour s'indemniser
de l'Étrurie, mais il était loin encore de soupçonner le parti que Napoléon
allait tirer de ce bienfait. Il était loin de se douter qu'en se rendant solidaire
de ces iniquités, il se mettait à la merci de son puissant complice. Que le
projet de s'emparer de tout ou partie des provinces espagnoles fût dès ce moment
formé dans l'esprit de Napoléon, c'est ce dont il est impossible de douter.
Déjà Junot était entré en Espagne, et son maître lui envoyait, le 17 octobre,
des instructions au milieu desquelles se détachaient ces paroles
significatives : «
Faites-moi faire la description de toutes les provinces par où vous passez,
des routes, de la nature du terrain ; envoyez-moi des croquis. Chargez des officiers
du génie de ce travail qu'il est important d'avoir. Que je puisse voir la
distance des villages, la nature du pays, les ressources qu'il présente. » Il
s'agissait ici, qu'on le remarque bien, de l'Espagne et non pas du Portugal.
Singulière façon de se présenter en pays ami ! A quoi pouvaient tendre de
pareilles recommandations ? Dans quel but faire lever des plans par des
officiers du génie dans des contrées qu'on traverse en allié ? Tout cela est
bien étrange et suspect. Mais
comment s'inquiéter ? Napoléon a repris ses négociations avec Izquierdo, et
dans ce moment même il rédige de concert avec lui les stipulations de ce
fameux traité de Fontainebleau qui va tout à la fois offrir à l'Espagne
l'appât qu'elle convoite, et ménager à Napoléon son entrée en scène. Il
accorde au négociateur les avantages les plus inespérés. Il veut que tout le
monde soit rassuré et satisfait. Le prince de la Paix, en butte à la haine de
l'héritier présomptif, redoute les éventualités de l'avenir ; on lui
constitue, dans le Portugal méridional, une principauté indépendante d'où il
pourra plus tard braver ses ennemis ; la reine d'Étrurie est mécontente et
spoliée, on lui donne pour elle et ses enfants une autre principauté au nord
sous le titre de Lusitanie septentrionale. Le roi d'Espagne désire
aussi une fiche de consolation, on lui promet la moitié des colonies
portugaises, et on lui donne le titre pompeux d'Empereur des deux Amériques.
Dans ce partage d'une si riche proie, Napoléon n'oublie que lui-même. Il lui
suffit d'avoir fait, le bonheur de ses alliés, et s'il garde en dépôt
les provinces de Beira, Tras os Montés, Estrémadure, le centre et le cœur du
Portugal, c'est uniquement « pour en disposer à la paix générale[18], » et dans ce cas, leur
possesseur, quel qu'il soit, devra reconnaître la suzeraineté du roi
d'Espagne. Cependant, au milieu de ces clauses si rassurantes, il s'en
glisse une jetée négligemment à la fin d'une annexe qui, aux yeux d'un observateur
moins confiant qu'Izquierdo, n'eût présagé rien de bon pour la monarchie
espagnole. C'est l'article qui stipule « qu'un nouveau corps de 40.000
hommes de troupes françaises sera réuni à Bayonne, pour être prêt à
entrer en Espagne et à se porter en Portugal dans le cas où les Anglais
enverraient des renforts et menaceraient de l'attaquer[19]. » C'est en effet prévoir
un malheur de bien loin. Junot est entré avec 25.000 hommes ; l'Espagne en
envoie autant. Comment supposer que ces 50.000 hommes, auxquels l'Espagne
peut envoyer si facilement des renforts, vont se trouver mis en péril par un
débarquement fort hypothétique des Anglais et seront insuffisants pour le
repousser ? Après
tout pourtant l'hypothèse n'est pas absolument inadmissible, bien que le
chiffre de 40.000 hommes soit exorbitant, et que le renfort se trouve ainsi
plus nombreux que le corps d'expédition. Le négociateur espagnol a d'ailleurs
pris la précaution de faire ajouter à l'article « que le nouveau corps
n'entrera en Es- pagne que du consentement des deux parties contractantes. »
Il ne lui vient pas à l'esprit que ce corps d'armée une fois sur cette
frontière dégarnie, pourra bien entrer sans demander la permission. Napoléon est
sans doute incapable d'une pareille infraction à sa parole ; on sait quel
respect lui inspirent les frontières ! Si le ministre inconsidéré du roi
d'Espagne pouvait lire certains passages des nouvelles instructions que
Napoléon adresse à Junot le 31 octobre, trois jours après la signature du
traité de Fontainebleau, il serait moins convaincu de ses bonnes intentions
et commencerait même à concevoir quelques soupçons. Dans cette lettre il
recommande à son lieutenant de se présenter en ami, « d'entrer sur le
territoire du Portugal comme sur le territoire espagnol. »
assimilation qui n'a rien de rassurant pour ce dernier, puis il ajoute un peu
plus bas : « Je vous ai déjà fait connaître qu'en vous autorisant à
entrer comme auxiliaire, c'était pour que vous puissiez vous rendre maitre de
la flotte, MAIS QUE MON PARTI ÉTAIT DÉJÂ PRIS DE M'EMPARER DU PORTUGAL. » De s'en emparer pour
l'Espagne, dira-t-on sans doute ? Nullement, car il termine en lui disant :
« Aussitôt que vous aurez en vos mains les différentes places fortes,
vous y mettrez des commandants français, et vous vous assurerez de ces
places. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut mettre au pouvoir
des Espagnols aucune place forte, surtout du pays qui doit rester dans
mes mains. » (D'après les termes du traité). Ces prescriptions si explicites, envoyées à Junot aussitôt après la conclusion du traité, rapprochées de la recommandation relative à la levée de plans dans les localités espagnoles par les officiers du génie, et de la concentration du corps de quarante mille hommes sur la frontière d'Espagne, ces trois circonstances, disons-nous, indiquent suffisamment que le traité de Fontainebleau, loin d'avoir été un seul instant pris au sérieux par son auteur, ainsi qu'on l'a prétendu, n'a été à ses yeux qu'un moyen de tromper plus aisément l'Espagne, un prétexte pour s'introduire sur son territoire, et une entrée en matière pour des projets plus vastes. Un dernier indice non moins significatif des projets de Napoléon, c'est le secret absolu qu'il impose au roi Charles vis- à-vis de tous ceux qui pourraient l'éclairer. Le traité de Fontainebleau reste un mystère pour tous les ministres[20]. Entre ce faible d'esprit et l'Empereur, il n'y aura plus d'intermédiaire. Un traité à interpréter, des dépouilles à partager, une occupation militaire à entretenir de concert, que d'accidents, que de conflits, que d'opportunités imprévues peuvent sortir de là, surtout dans un pays affaibli, dévoré par les factions, et pour un homme si habile à faire naître et à exploiter l'occasion 1 C'est tout ce qu'il lui faut quant à présent, tous les éléments d'un immense incendie sont rassemblés, il n'y manque plus que l'étincelle ; il n'a donc qu'à attendre, son astuce et sa fortune feront le reste ! |
[1]
Napoléon à Talleyrand, Dresde, le 18 juillet 1807.
[2]
Napoléon à Eugène, 16 août.
[3]
A Marie-Louise, régente d'Étrurie, 16 septembre.
[4]
Napoléon à Duroc, 25 septembre. On a presque invariablement attribué à
Izquierdo l'initiative du traité de Fontainebleau. Cette supposition est un
vrai non-sens pour quiconque a une idée du caractère et de la politique de
Napoléon ; mais elle devient insoutenable en présence de cette citation.
[5]
Napoléon au prince Eugène, 22 juillet 1807.
[6]
Napoléon à Champagny, 28 août.
[7]
Le pape Pie VII à Napoléon, 11 septembre 1807.
[8]
Annual Register : State papers.
[9]
Napoléon à Berthier, 17 août 1807.
[10]
British declar. sept. 25.
[11]
Proclamation de l'amiral Gambier, 16 août, ann. Reg.
[12]
Il résulte d'un rapport de Visconti que les objets d'art recueillis dans
l'Allemagne du Nord étaient classés de la façon suivante : Peintures, 350 ; —
manuscrits, 282 ; -- statues, 50 ; -- bronzes, 192. etc.
[13]
Moniteur du 25 oct. 1807
[14]
Mémorial de Las Cases.
[15]
Napoléon at Fontainebleau and Elba : Sir Neil Campbell's journal.
[16]
Les curieuses dépêches d'Izquierdo ont été publiées avec beaucoup d'autres
documents précieux dans les Mémoires pour servir à l'histoire de la
révolution d'Espagne de Llorente (Nellerio).
[17]
Napoléon à Champagny, 12 octobre 1807 ; à Clarke, ministre de la guerre, même
jour.
[18]
Traité de Fontainebleau, articles III et VIII.
[19]
Annexe : article VI
[20]
Ce fait avancé d'abord par M. de Cevallos dans son célèbre Exposé (1808),
contesté ensuite par Escoiquiz, a été confirmé d'une façon irrécusable par les
Mémoires d'Azanza et d'O-Farrill, tous deux anciens ministres du roi Charles
comme Cevallos lui-même.