Les
mois de mars, d'avril et de mai 1807 s'écoulèrent au milieu de ces
occupations variées, pendant que les préparatifs militaires de Napoléon
s'exécutaient avec un ensemble et une précision qui forment un contraste
frappant avec la mollesse et le décousu des opérations des coalisés. Les
nouvelles levées, montant à_ cent soixante mille hommes, avaient été en
partie envoyées en Normandie et en Bretagne pour y remplacer les vieilles
troupes qu'il avait tirées de ces provinces, en partie dirigées sur l'Italie pour
y relever les divisions Baudet et Molitor appelées sur l'Elbe, en partie
enfin distribuées dans les vingt nouveaux régiments d'infanterie et les dix
régiments de cavalerie dont il avait renforcé son armée. Cette répartition
indique le mouvement qu'il avait imprimé à l'immense masse d'hommes dont il
disposait. Averti par l'échec d'Eylau, et par la douteuse attitude de
l'Autriche, il avait senti le danger de son isolement à d'aussi grandes
distances de ce qu'on peut appeler ses réserves naturelles, et en augmentant
leur force, déjà si considérable, il avait aussi déplacé leur centre. De
France, d'Italie, de Hollande, il les avait poussées jusque sur l'Elbe ; il
en avait inondé l'Allemagne. Indépendamment
du corps d'armée de Mortier, devenu disponible par suite de la trêve avec les
Suédois, du corps de Lefebvre dégagé par la capitulation de Danzig, nous
eûmes en Allemagne une armée d'observation de près de cent mille hommes[1], formée des contingents
hollandais, espagnols, italiens, bavarois, wurtembergeois, saxons, d'ancienne
et de nouvelle levée, auxquels il adjoignit plusieurs divisions françaises,
et bientôt après les forces devenues sans emploi de notre armée de Silésie.
Cette armée fut placée sous le commandement du maréchal Brune. Elle occupa
l'Allemagne du Nord de Hambourg à Stettin, tenant en échec les Anglais et les
Suédois d'une part, de l'autre l'Autriche hésitante : elle servit de point
d'appui à celle que Napoléon avait gardée sous ses ordres directs et dont il
venait de porter l'effectif au grand complet. Cette seconde armée, qui était
l'armée active, montait maintenant à près de cent soixante-dix mille hommes.
Il en avait réparé les pertes et remonté la cavalerie avec un soin extrême.
Abondamment pourvue d'approvisionnements, grâce surtout aux nombreuses places
fortes qui étaient tombées dans ses mains, elle se trouvait aujourd'hui
beaucoup plus redoutable qu'au début de la campagne. Ce
temps, si bien employé par Napoléon, les coalisés l'avaient dépensé en vaines
démonstrations, ou en préparatifs sans proportion avec le but qu'ils se
proposaient d'atteindre. A.la suite de leur échec humiliant devant
Constantinople, les Anglais s'étaient rejetés sur l'Égypte, mais ils ne
réussirent qu'à s'y faire battre après une courte et inutile occupation
d'Alexandrie. Les expéditions qu'ils dirigèrent contre Buenos-Aires et sur
divers points des colonies de la France ou de ses alliés, ne furent la plupart
pas plus heureuses pour eux ; elles restèrent sans utilité pour la cause
commune et ne servirent qu'à exaspérer la Russie déj à blessée de leur refus
de garantir un emprunt de six millions sterling[2]. En revanche, ils négligèrent
la seule diversion qui aurait pu être avantageuse à leurs alliés, le
débarquement projeté, mais toujours ajourné, d'un corps expéditionnaire sur
les côtes de la Baltique, dans le but de dégager à la fois Stralsund et
Danzig. L'unique tentative qu'on fit pour venir au secours des défenseurs de
Danzig pendant tout le cours du siège, fut l'œuvre des Russes ; mais ils y
employèrent des forces insuffisantes ; leurs troupes furent contraintes de se
réembarquer après avoir subi des pertes sensibles et la place capitula après
cinquante jours de tranchée ouverte. Ce
siège, dont les débuts surtout avaient été très-pénibles, valut à Lefebvre le
titre de duc de Danzig, distinction qui attribua à ce vieux complice du
dix-huit brumaire tout l'honneur d'un exploit dont Chasseloup et Lariboisière
avaient eu tout le mérite (24 mai). Peu après succombèrent Neïss et Glatz en Silésie. Bennigsen vit
tomber une à une les dernières positions qu'il occupait sur nos derrières.
sans que leur danger lui suggérât l'idée de précipiter son attaque contre
nous afin de profiter des embarras qu'elles nous créaient, et sans que leur
chute une fois consommée lui fit comprendre la nécessité de la prudence. Il
avait de son côté reçu des renforts importants pendant ces trois mois
d'inaction, mais ces renforts étaient très-inférieurs aux nôtres. Alexandre
lui avait envoyé sa garde, ce que l'on appelait à Pétersbourg la troupe
sacrée : « Frères, faites-vous honneur ! » s'était écrié l'empereur en
prenant congé de ses soldats, et un seul cri lui avait répondu : « Nous
ferons tout ce qui est possible, adieu, seigneur ! » Une division était
partie avec la garde, ce qui portait l'effectif de Bennigsen à environ cent
vingt-cinq mille hommes, en y comprenant les Prussiens et le corps resté sur
la Narew. Un corps de réserve, de trente mille hommes, sous les ordres du
prince Labanoff, était en marche pour le rejoindre. Cette infériorité si
marquée, une fois surtout qu'on avait manqué l'occasion de frapper un coup
utile pendant le siège de Danzig, semblait lui faire dès lors une loi du
système de temporisation que les généraux russes n'adoptèrent qu'en 1812, et
Bennigsen parait avoir été tenté un instant de le suivre si l'on en croit un
propos qu'on lui prêtait alors à Pétersbourg : « Je veux, aurait-il dit,
limer Bonaparte[3]. » Cette tactique aurait
été d'autant plus avantageuse que ses troupes avaient beaucoup plus de
solidité que d'élan, et l'emportaient en homogénéité et en force de
résistance sur cette grande armée cosmopolite qui se préparait à envahir leur
territoire. Mais,
il eût fallu se résoudre à abandonner le camp retranché d'Heilsberg, à
sacrifier les riches magasins de Kœnigsberg, et rien n'est plus difficile à
la guerre que de savoir se tenir à un système de prudence, surtout après des
succès et avec une armée aguerrie, animée de l'espoir de vaincre. Placé dans
l'alternative de nous attaquer ou de se retirer successivement derrière la
Prégel et le Niémen, Bennigsen ne sut pas résister au désir de reprendre
l'offensive, et cette fois encore, ce fut l'espoir de surprendre le corps de
Ney qui lui en suggéra l'idée. Nos troupes étaient restées dans leurs
positions sur la Passarge, de Braunsberg où campait Bernadotte, à Hohenstein,
où étais cantonné Davout. Plus au sud, vers l'Omuleff, était Masséna, que
Napoléon avait rappelé d'Italie, et non loin de là, à Neidenbourg, Zajonchek
avec vingt mille Polonais. Au centre, d'Osterode â Liebstadt, se trouvaient
les corps de Lannes et de Soult, appuyés sur le corps de Mortier, qui se
tenait un peu en arrière, vers la basse Vistule. Ney seul occupait, à
Guttstadt, une position avancée au-delà de la Passarge, et à peu de distance
d'Heilsberg, où était le camp retranché de Bennigsen. Cette
position excentrique et découverte, au milieu d'une contrée dont les forêts
nous dérobaient les mouvements de l'ennemi, exposait le corps de Ney à des
périls sérieux. Bennigsen résolut de le surprendre et de l'enlever pour
profiter ensuite du désordre que ce coup d'audace jetterait dans nos
cantonnements. Le 5 juin, l'armée russe se mit en mouvement et nous attaqua à
l'improviste sur plusieurs points à la fois. Deux de ces attaques, celles de
Spanden et de Lomitten, n'étaient que des démonstrations destinées à tenir en
respect les détachements de Bernadotte et de Soult, qui bordaient de ce côté
la Passarge ; les autres dirigées avec des forces beaucoup plus considérables
sur la gauche de Ney à Wolfsdorf, sur sa droite à Guttstadt, enfin sur ses
derrières à Bergfried, avaient pour but de le couper du reste de l'armée. Le
plan était des mieux conçus, et cette brusque agression plaça dès l'abord le
maréchal Ney dans un péril imminent ; mais Bennigsen, mal secondé par ses lieutenants
Sacken et Gortschakoff dans une opération qui exigeait beaucoup d'ensemble,
de précision, de rapidité, vit tous ses efforts échouer contre le sang-froid
et l'intrépidité de son adversaire. Le 5 juin, pendant que nos détachements
se maintenaient à Spanden et à Lomitten, Ney, assailli par des forces triples
des siennes, rétrogradait jusqu'à Ankendorf, mais pas à pas, et en faisant
toujours tête aux Russes. Le lendemain 6, il put gagner Deppen et se retirer
derrière la Passarge, après leur avoir livré un nouveau combat pour protéger
cette retraite difficile qui fut des plus glorieuses pour lui. Une
fois cette première partie perdue, c'était aux Russes de rétrograder, car
l'armée française tout entière, rapidement ralliée par Napoléon, marchait sur
eux pour les refouler, et débordait déjà leur droite. Bennigsen regagna
Heilsberg, résolu à y livrer bataille dans l'espoir qu'une forte
concentration et les défenses de son camp retranché suppléeraient à l'infériorité
du nombre. C'est de là qu'il vit déboucher successivement dans la journée du
10, les corps de Soult, de Lannes, de Davout, la garde et la cavalerie de
Murat. La forte arrière-garde que Bennigsen avait laissée derrière lui pour
couvrir les abords de son camp retranché fut assaillie avec impétuosité par
notre avant-garde, et forcée de se retirer après une vive et sanglante
résistance. Mais nos troupes ne purent arriver que vers neuf heures du soir
au pied des retranchements ennemis. Le camp retranché d'Heilsberg, assis sur
les deux rives de l'Aile, dont nous n'occupions que la rive gauche, offrait
de grands avantages à l'armée russe en lui permettant d'opérer sur l'une ou
l'autre rive à son choix, mais il avait l'inconvénient de la diviser en deux,
et Napoléon se' flatta de tirer parti de cet obstacle naturel en enlevant
séparément une moitié du camp. Profitant en conséquence de l'élan de ses
soldats, il fait attaquer sur-le- champ les retranchements de la rive gauche
par les corps de Soult et de Lannes que soutiennent la garde et la cavalerie
de Murat. Soult s'élance le premier, mais reçu par des décharges meurtrières
et chargé par la cavalerie russe il s'efforce en vain d'enlever ces fortes
positions. Murat et Lannes s'avancent à leur tour sans être plus heureux.
Seul le général Legrand enlève une redoute et s'y établit avec un régiment,
mais on l'y écrase de mitraille et il est bientôt forcé de l'évacuer. La
garde intervient enfin pour dégager deux de nos divisions compromises. La
journée qui avait commencé par un succès s'acheva par un échec sans danger,
mais très-sanglant. Cette inutile tuerie s'était prolongée très avant clans
la nuit, et le corps de Soult surtout avait fait des pertes énormes. Nous
laissions au pied des fortifications d'Heilsberg de huit à dix mille hommes
tués ou blessés, tandis que les Russes, grâce à la supériorité de leurs
positions, n'en perdirent guère que la moitié. Le
lendemain, Napoléon, au lieu de livrer de nouveau aux retranchements
d'Heilsberg un assaut meurtrier qui pouvait devenir désastreux, se détermina
à faire tomber cette position en la tournant, convaincu que la seule crainte
de se voir devancé à Kœnigsberg suffirait pour décider Bennigsen à décamper.
Il marcha en conséquence sur Landsberg, s'exposant lui-même à perdre ses
communications, ce qu'il pouvait faire sans danger, vu la grande supériorité
de son armée sur celle de son adversaire. Bennigsen abandonna aussitôt
Heilsberg dont il ne pouvait faire une base d'opérations sérieuse, faute
d'approvisionnements suffisants[4] : il se porta sur la rive
droite de l'Aile, après avoir incendié les ponts. Dans les journées du 11, du
12 et du 13 juin, les deux armées descendirent parallèlement le cours de
cette rivière, mais les Russes étaient réduits à en côtoyer les sinuosités, tandis
que nos corps d'armée les plus avancés, gagnant le nord par des chemins plus
directs, poussaient des reconnaissances jusqu'aux environs de Kœnigsberg.
Murat et Davout menaçaient de très-près cette place, chassant devant eux
Lestocq et les Prussiens qui les y avaient précédés. Soult s'était avancé
jusqu'à Kreutzbourg pour appuyer leur mouvement ; Lannes était à Domnau. A
quelque distance derrière lui, en avant et en arrière d'Eylau, venaient les
corps de Mortier, de Ney, la garde avec Napoléon, et enfin Victor qui avait
remplacé Bernadotte blessé à Spanden. Telle était la position de notre armée
le 13 juin. De l'autre côté de l'Aile, marchait l'armée russe à la hauteur de
Friedland. Napoléon n'avait en ce moment d'autre préoccupation que celle
d'enlever Kœnigsberg avant l'arrivée de Bennigsen. Tous ses ordres étaient
conçus dans ce sens. Il ne doutait pas que l'apparition de Soult combinée
avec celle de Davout et de Murat ne décidât la ville à se rendre. II croyait
Bennigsen en pleine retraite et ne lui supposait aucunement l'intention de
nous attaquer ; il avait toutefois ordonné à Lannes d'occuper Friedland, qui
était avec Wehlau le seul point par où les Russes pouvaient déboucher offensivement. Mais
l'invraisemblable se trouvait être le vrai, et l'imprudence de Bennigsen
allait offrir à Napoléon qui ne songeait à rien de semblable, l'occasion d'un
de ses plus éclatants triomphes. Bennigsen était couvert par l'Alle ; il
pouvait, en descendant cette rivière, gagner en sûreté la Prégel, et pour peu
que Kœnigsberg nous opposât quelque résistance, y arriver à temps pour nous y
livrer bataille. Quelle raison impérieuse put le décider à repasser sur la
rive gauche de l'Aile pour nous y attaquer ? On a expliqué la sou- daine
détermination du général russe par des motifs très-divers. On a dit qu'il se
flatta de nous devancer devant Kœnigsberg en prenant le chemin le plus court
; mais comment admettre qu'il ait pu espérer de passer sur le corps de toute
une armée qui l'avait prévenu ? Lui-même, dans ses lettres à l'empereur
Alexandre, s'est borné à alléguer pour sa justification la nécessité de se
garantir d'une attaque sur sa gauche. Les Français, dit-il, montraient
l'intention de marcher sur Friedland et Wehlau pour le couper de la Prégel.
Il envoya en conséquence de l'infanterie prendre possession de Friedland afin
de faire reposer ses troupes avec sécurité. Cette infanterie fut attaquée, il
la soutint, et peu à peu il se laissa entraîner à une action générale.
L'explication n'est pas très-plausible, car il est constant que le mouvement
de notre armée était sur Kœnigsberg et non sur Friedland et Wehlau. Il est
plus probable que l'éparpillement de nos corps d'armée lui suggéra l'idée
d'une attaque de flanc qui aurait été heureuse si elle avait été conduite
avec plus de vigueur et de décision. Quoi
qu'il en soit, un détachement de Russes occupa Friedland dans la soirée du 13
juin, après en avoir chassé le régiment de hussards que Lannes avait envoyé
pour prendre possession de la ville. Le 14, à trois heures du matin, les
Russes commencèrent à déboucher dans la plaine qu'elle domine. On ne peut
guère évaluer à plus de 55 à 60.000 hommes les troupes qui passèrent
successivement sur la rive gauche de l'Alle[5]. C'était assez pour écraser un
à un ceux de nos corps qui se trouvaient à proximité, mais il était essentiel
de ne pas leur laisser le temps de se concentrer. Il eût fallu les attaquer
avec cette rapidité foudroyante que Bonaparte seul savait imprimer à ses
mouvements, car une fois réunis, ils devaient présenter une masse de forces
bien supérieure à celle de l'armée russe, qui aurait en outre le grave
désavantage de combattre adossée à une rivière. Ces corps d'armée encore
dispersés de Eylau à Friedland, ne formaient pas moins de 80 à 90.000 hommes.
Ils comprenaient ceux de Larmes, de Ney, de Mortier, de Victor et la garde.
Lannes seul occupait, près de Friedland, le village et les bois de Posthenen.
Il était facile de détruire ce corps isolé avant l'arrivée de Mortier qui
était le plus rapproché de lui ; et ce qui prouve que l'exécution est tout à
la guerre, c'est que la situation où Bennigsen allait trouver un désastre,
était identiquement celle où Napoléon s'était placé lui-même à Iéna pour y
trouver une de ses plus belles victoires. Là aussi nous avions combattu
adossés à un fleuve et à une sorte de gouffre ; mais au lieu de laisser à nos
ennemis le temps de se reconnaître et de se réunir, au lieu de passer la
Saale le matin de la bataille et sous les yeux des Prussiens, Napoléon
l'avait franchie pendant la nuit, de façon à pouvoir les attaquer dès le
début avec toutes ses forces réunies. Bennigsen au contraire employa une
grande partie de la matinée à défiler sur les ponts de l'Aile, il fut obligé
de laisser sur l'autre rive plus de la moitié de son artillerie, il n'engagea
ses divisions que successivement, il ne fit contre Larmes que des attiques
molles et décousues, et par suite il laissa aux autres corps tout le temps
nécessaire pour accourir à son secours. Larmes,
retranché à Posthenen, soutint le premier choc des Russes avec une énergie
qui n'en était pas moins méritoire en raison de sa grande infériorité.
Aussitôt qu'il eut reconnu le danger de sa position, il expédia estafettes
sur estafettes à Napoléon. L'empereur ne pouvait croire à tant de témérité de
la part de Bennigsen ; il ne lui prêtait que l'idée d'une simple
démonstration. Mais le nombre des troupes que les Russes déployaient sur la
rive gauche croissait d'heure en heure. Leur général, ignorant le prix du
temps et peu pressé de saisir une proie que dans sa présomption il jugeait ne
pouvoir plus lui échapper, semblait plus soucieux de s'établir et de se
développer sur ce champ de bataille, que d'enlever le corps de Lannes. Une
partie de ses troupes avait pris position dans l'angle presque aigu que forme
l'Aile en se resserrant autour de la ville de Friedland, l'autre s'étendait
démesurément à droite dans la direction d'Heinrichsdorf tomme pour envelopper
plus aisément son faible adversaire. Mais déjà le corps de Mortier, la
cavalerie de Grouchy et de Nansouty étaient accourus au secours- de Lannes,
et allaient rendre cette tâche plus difficile. Ils chargent impétueusement la
ligne russe, la font plier et s'établissent à Heinrichsdorf après une lutte
obstinée. Il est évident toutefois qu'ils ne pourront s'y maintenir s'ils ne
sont vigoureusement appuyés. Ils résistent avec peine aux masses qui les
débordent de toutes parts, et l'on peut prévoir l'instant où ils vont être
accablés. C'est à ce moment décisif que Napoléon arrive à Posthenen avec la
garde et Ney, bientôt suivis du corps de Victor ; et ce qui peint d'un trait
significatif l'incroyable indécision de son adversaire, Il a le loisir de
parcourir le front des deux armées et de dicter ses dispositions pour la
bataille, comme il eût pu le faire au début de la journée. C'est en réalité
une seconde bataille qui va commencer. Mortier formera notre extrême gauche à
Heinrichsdorf et au-delà ; il refusera les attaques de l'ennemi pour
l'attirer de plus en plus dans la plaine ; Lannes est posté au centre entre
Posthenen et Heinrichsdorf. C'est à sa droite où sont concentrés â la fois
les corps de Ney, de Victor, et la garde que Napoléon réserve la tâche de
frapper les coups qui doivent décider de la victoire. Les Russes plus forts
que nous le matin, maintenant beaucoup plus faibles, ne peuvent nous échapper
que par une retraite précipitée sur les ponts de Friedland ; voilà le point
où nous devons porter tous nos efforts, car une fois ces ponts occupés ou détruits,
leur armée est à notre merci. C'est Ney que Napoléon a chargé dt les enlever
à tout prix en se jetant tête baissée sur Friedland. Il
était cinq heures et demie du soir lorsque ce maréchal mit ses troupes en
mouvement sous la protection d'une artillerie formidable dont les feux
convergeaient dans la direction de la ville. Au sortir du bois où elles
étaient embusquées, ses colonnes en marche sont chargées par la cavalerie
russe, mais Latour-Maubourg se précipite avec ses dragons qui la refoulent.
En même temps Sénarmont, qui commande l'artillerie de Victor, la porte, par
une inspiration des plus hardies, à près de quatre cents pas en avant vers la
ligne russe ; il la démolit à coups de canon dans l'étroit espace où elle ne
peut se déployer. Ney poursuivait intrépidement sa marche. Arrivé auprès d'un
étang que formait au pied des murs de la ville un ruisseau appelé le ruisseau
du Moulin, il est assailli à l'improviste par la garde russe à qui l'on avait
confié ce poste. La division Bisson ne peut résister à l'élan de ces soldats
d'élite qui se jettent sur elle à la baïonnette : elle est ramenée en
désordre, le reste hésite. La colonne de Ney se trouve très-compromise ; elle
recule à demi rompue. Heureusement le général Dupont a vu le danger ; il
s'élance à son tour avec sa division, surprend et enfonce la garde russe,
puis la culbute sur Friedland après un véritable massacre. Ney rallie ses
troupes un instant ébranlées, et tous ensemble se précipitent dans la ville
en flammes, poursuivant les Russes éperdus. On ne songe plus à la résistance
; c'est un sauve-qui-peut général, ou plutôt un affreux pêle-mêle de soldats
de toutes armes, qui se ruent en s'écrasant les uns les autres vers la seule
issue qui leur- est ouverte : une partie des fuyards réussit à gagner les
ponts ; les autres sont jetés dans l'Aile où ils se noient. Pendant
que Ney accomplit cette œuvre de destruction qui nous donne la victoire,
Lannes et Mortier qui se sont bornés jusque-là à contenir la droite russe que
commande le prince Gortschakoff, commencent à la presser plus vivement. Le
prince avait reçu un peu tard de Bennigsen l'ordre d'exécuter sa retraite, et
n'avait pu se résoudre à obéir ; il se trouve pris maintenant entre Friedland
dont les ponts sont brûlés et le demi-cercle infranchissable que Lannes et
Mortier resserrent autour de lui. Cependant ni lui ni ses troupes ne songent
à se rendre. Pendant que ses derniers bataillons prolongent la défense, il
court en désespéré avec sa cavalerie le long de l'Aile, où ses soldats
finissent par trouver un gué. Favorisés par la nuit, ils réussissent à
s'échapper. Les
Russes avaient perdu à Friedland près de vingt mille hommes tués ou blessés,
l'armée française en avait perdu à peine la moitié[6]. Bennigsen gagna en toute hâte
la Prégel, et de là. Tilsit, où il fut rejoint par Lestocq et Kamenski qui
évacuèrent Kœnigsberg à la nouvelle de la victoire de Friedland. Le 19 juin,
l'armée russe se retirait derrière le Niémen, après avoir détruit le pont de
Tilsit. Le territoire de l'empire était encore intact, le corps du prince
Labanoff avait opéré sa jonction, et le Niémen offrait à Bennigsen une forte
ligne de défense, mais ses troupes étaient découragées et une particularité
expressive révélait l'état d'épuisement où se trouvait la monarchie nos
soldats accourus sur le bord du fleuve, à la poursuite des Russes, avaient
aperçu, sur l'autre rive, des Baskirs et des Kalmouks armés de flèches,
dernière réserve de l'empire aux abois. Alexandre demanda un armistice,
Napoléon proposa une entrevue qui fut acceptée. On a discuté la question de
savoir si la proposition était venue de Napoléon ou d'Alexandre. S'il n'était
pas établi qu'elle a été faite par Duroc au nom de son souverain, on pourrait
trancher à priori la question dans le sens de l'affirmative, tant cette
démarche était conforme au caractère, aux habitudes de Napoléon. Il
connaissait pour en avoir usé avec un bonheur extraordinaire dans toutes les
circonstances de sa vie, l'espèce de fascination que sa personne exerçait sur
les hommes peu capables de le juger, il en était même venu à s'exagérer cette
singulière puissance à force de s'en servir avec succès. Il n'était pas loin
de la considérer comme infaillible, et dans l'effet qu'il produisait il ne distinguait
plus la part qu'il fallait faire à la crainte, à la flatterie, au prestige
créé par sa merveilleuse fortune. Une entrevue personnelle avec Alexandre
allait lui offrir au lieu de l'influence toujours indirecte et lointaine
qu'il pouvait exercer sur un congrès, l'occasion de concentrer sur un seul
homme, de qui tout dépendait, cette force de séduction dont la nature l'avait
doué, et dont il avait fait un art qui eût été incomparable s'il eût été
moins apparent. Il n'avait garde de négliger une chance si précieuse. L'Empereur
Napoléon n'avait modifié ni ses projets ni sa politique. D'une mobilité
extrême, à peine croyable quant au choix des moyens, et prêt à en changer au
gré des circonstances, il poursuivait le but avec une ténacité qui touchait à
l'idée fixe. Au fond son grand objectif n'avait pas cessé un instant d'être
l'Angleterre, parce qu'il sentait avec raison que là se trouvait le vrai
foyer des résistances continentales. Au début de la guerre actuelle, il
s'était assigné pour programme de « battre l'Angleterre sur le continent. »
Ce programme il l'avait à moitié rempli, car s'il ne pouvait se flatter
d'avoir vaincu l'Angleterre, il avait désarmé le continent. La Russie
refoulée sur sa frontière et presque mise hors de combat, ne pouvait plus
rien contre lui. Il était dangereux de songer à la conquérir, car si l'Europe
était déjà soumise, elle était encore frémissante. Mais peut-être n'était-il
pas impossible de gagner l'appui de cette puissance, et alors quelle
magnifique simplification pour les projets de Napoléon ! Cet allié qu'il a
senti un peu tard la nécessité de se ménager parmi les États européens, que
dans sa détresse, avant et après Eylau il a demandé tour à tour à l'Autriche
et à la Prusse, puissances mutilées, affaiblies par lui, et par conséquent amies
fort douteuses, cet allié le voilà personnifié dans un État, jeune,
ambitieux, n'ayant en raison même de son éloignement aucune opposition réelle
et directe d'intérêts avec la France. Cet allié acquis, toute l'Europe
s'incline, et au lieu d'avoir à battre l'Angleterre sur le continent,
Napoléon va pouvoir battre l'Angleterre avec le continent qui se trouvera
tout entier enrôlé sous sa bannière. Et une fois l'Angleterre accablée,
quelle puissance sera en état de lui résister ? Ce qu'il aperçoit au-delà, ce
n'est déjà plus l'Europe conquise, c'est l'empire du monde. Les
dispositions d'Alexandre tenaient plus de l'abattement que de l'espérance. Il
était humilié de sa prompte défaite, dégoûté de son rôle ingrat de médiateur
de l'Europe, las de son désintéressement si mal récompensé, et par-dessus
tout, mécontent de ses anciens alliés. L'Angleterre n'avait rien fait pour le
soutenir ; elle n'avait songé qu'à elle-même. Les faibles successeurs de Fox
n'avaient pas vu qu'en laissant écraser leurs auxiliaires et péricliter la
cause commune pour s'emparer de quelques colonies, ils allaient exposer leur
pays au plus grand danger qu'il eût jamais couru. Quant à l'Autriche, elle
n'avait su offrir qu'une inutile médiation au moment où une diversion opérée
par son armée aurait tout sauvé. La Prusse seule avait apporté à Alexandre
une coopération courageuse et fidèle, mais sans efficacité. Était- ce là la
récompense des sacrifices sans nombre qu'il s'était imposés pour
l'indépendance de tous ? La Russie avait-elle été un seul instant menacée
dans son territoire ou son honneur national ? Non, tout ce qu'Alexandre avait
fait, c'était, il le croyait du moins, pour le bien général, pour le droit
public européen, pour la civilisation, dans des vues chevaleresques et désintéressées
; et si des illusions de jeune homme et un précoce amour-propre avaient eu
quelque part dans ses déterminations, du moins elles avaient été pures de
toute ambition étroite et égoïste. N'était-il pas temps enfin qu'il songeât à
l'intérêt de sa couronne, au bien-être €.t à la sécurité de ses sujets ? qu'il
renonçât à ses utopies, à ces rêves philanthropiques qui n'avaient été qu'une
duperie ? Rien ne
pouvait être plus dangereux pour Alexandre et surtout pour la cause qu'il
avait soutenue jusque-là, que de pareilles dispositions au moment où il allait
aborder le puissant tentateur qui lui tendait la main, car ces sentiments
étaient justement ceux que Napoléon eût voulu lui suggérer. C'était à
flatter, à encourager de tels repentirs et de telles ambitions, qu'il s'était
attaché toutes les fois qu'il avait cherché à lier une puissance à son
système, soit qu'il s'agit de l'Angleterre à l'époque du fameux entretien
avec lord Whitworth, de la Prusse lorsqu'il lui avait offert le Hanovre, de
la Russie lorsqu'il avait ébloui de ses fausses promesses le crédule empereur
Paul. C'est ainsi encore qu'il avait procédé avec Alexandre lui- même,
lorsque la veille d'Austerlitz, cherchant à entraîner le prince Dolgorouki,
il s'était écrié : « Eh bien ! que la Russie s'étende aux dépens de ses
voisins ! » Cette suggestion avait été alors repoussée avec dédain, et même
après Austerlitz, Alexandre avait refusé de l'écouter. Mais combien les temps
étaient changés depuis lors ! La fortune de son adversaire n'avait fait
que grandir en raison des obstacles qui lui étaient opposés : rien n'avait
tenu devant lui, rien, ni dans les vieux systèmes ni dans les nouvelles idées.
Pitt était mort de chagrin ; Nelson était mort de sa dernière victoire ; Fox
était mort bafoué ; la monarchie prussienne avait été broyée en un jour ; en France
toute opposition avait été anéantie. Droits, libertés, vertu, génie, tout
avait plié, fléchi, fait défection. N'était-ce pas là un signe du destin, une
preuve que cette domination sans précédents était dans la force des choses,
et ne valait-il pas mieux partager avec elle que se perdre en la bravant ? Dès le
premier mot que les deux empereurs échangèrent après s'être embrassés en
mettant le pied sur le radeau de Tilsit, Napoléon put voir combien les sentiments
d'Alexandre étaient changés depuis Austerlitz : « Je hais les Anglais,
lui dit le czar, autant que vous les haïssez vous-même. — S'il en est ainsi,
lui répondit Napoléon, la paix est faite. » Toutes les rancunes, toutes les
déceptions d'Alexandre étaient contenues dans ce simple mot, et là se
trouvait aussi pour Napoléon le nœud de toutes les questions qu'il pouvait
avoir à débattre avec Alexandre. Auprès de cet objet capital, l'abandon de
l'alliance anglaise, tout le reste était secondaire. Une fois entraîné à
prendre parti contre l'Angleterre, Alexandre devait faire bon marché de ses
autres alliés du continent, il devenait solidaire de la France, intéressé à
lui aplanir les obstacles, et s'il lui restait quelques scrupules, on était
assuré de les apaiser en lui faisant largement sa part. Cette
première entrevue dura deux heures. Les deux souverains y trouvèrent l'un et
l'autre un tel intérêt, qu'ils convinrent de neutraliser la ville de Tilsit
pour y reprendre à loisir leurs entretiens. Le roi de Prusse y était accouru
afin de plaider en personne sa cause fort compromise et assez mal défendue
par son puissant ami. Ce malheureux roi, victime de sa propre honnêteté, car
il ne nous avait déclaré la guerre que poussé à bout par des procédés
iniques, était un embarras pour tout le monde ; il rappelait à Alexandre des
promesses et des engagements difficiles à tenir, à Napoléon d'odieuses
violations du droit des gens. Dépouillé de tout son royaume à l'exception de
Memel, délaissé, des courtisans qu'éloigne toujours la mauvaise fortune, il
assistait, témoin importun, à des confidences dans lesquelles il n'était
point admis. Son visage soucieux attristait cette espèce de lune de miel
d'une amitié qui ne devait pas finir. On lui en savait mauvais gré et on ne se
gênait guère pour le lui laisser voir. La journée s'écoulait en revues, en
fêtes militaires, en banquets où les officiers des deux armées échangeaient
leurs insignes en témoignage de fraternité. Le soir venu, les deux empereurs
s'enfermaient en tête à tête pour traiter de leurs affaires. Alexandre
paraissait enchanté de cette familiarité avec le héros de tant d'exploits
terribles. Ce souverain, qui n'était encore âgé que de vingt-huit ans,
possédait avec une physionomie pleine de bienveillance et de noblesse, les
formes exquises d'un gentilhomme de la fin du dix-huitième siècle, type
disparu depuis lors, et dans lequel le naturel s'alliait à la distinction dans
une mesure qui ne se retrouvera peut-être jamais. A cette parfaite courtoisie
de mœurs et de langage, il joignait la grâce nonchalante de l'oriental, la finesse
et la souplesse presque féminines qui donnent un si grand charme au caractère
slave. Rien assurément ne pouvait former un plus complet contraste avec la
personne de Napoléon à ce moment de sa carrière. Grave, réservé, sentencieux
à l'époque de ses débuts, depuis qu'il n'avait plus à s'imposer aucune contrainte,
il était devenu intempérant de geste et de parole ; il exprimait avec une
extrême volubilité des opinions tranchantes et absolues ; il s'était fait une
éloquence à lui pleine d'imagination, de couleur, de feu, mais aussi
d'inégalité et d'incohérence. Nul ne savait être comme lui tour à tour
caressant et impérieux, insinuant et hautain mais il l'était sans mesure, en homme
sûr de ses effets, habitué à éblouir, à subjuguer, à être toujours en scène.
Aussi devenait-il facilement emphatique quand il voulait être noble, trivial
quand il voulait être simple ; jetant volontiers une arlequinade à
l'italienne au milieu d'une tirade à la Talma. Sans doute il y avait dans son
langage une puissante séduction, mais c'était en quelque sorte une parole
armée qui mettait l'interlocuteur en défiance et l'accablait sans le
persuader : on y sentait trop l'artifice, le calcul, l'intention de saisir,
d'entraîner par l'abondance, l'accumulation, l'impétuosité des idées ; et il
en résultait que sa conversation n'était le plus souvent qu'un long
monologue. On sortait de-l'entretien étonné, réduit au silence, mais non
convaincu. Sa brusquerie native se trahissait à chaque instant par une
gesticulation exagérée et par les échappées les plus imprévues. Ce qui lui
manquait le plus c'était le naturel. Il n'avait pas le calme, la dignité
simple et tranquille de l'homme qui se possède lui-même, qui dit sans détour
ce qu'il veut, et surtout qui sait ce qu'il doit aux autres. Ce sublime
comédien avait dans son jeu un grave défaut, c'était de laisser voir trop
clairement l'immense mépris qu'il faisait de l'espèce humaine. L'urbanité qui
donne un si grand prix aux rapports sociaux ne tient pas à. des manières plus
ou moins insinuantes, elle est fondée sur le respect d'autrui, et quand on
n'éprouve pas ce respect, le grand art est de savoir le feindre. Aussi
Macaulay, comparant Napoléon à César, a-t-il pu écrire avec beaucoup de
justesse que César avait sur lui cette première supériorité, c'est qu'il
était un gentleman exquis. C'est à peu de chose près le mot si spirituel et
si vrai de Talleyrand : « Quel dommage qu'un si grand homme ait été
si mal élevé ! » A en juger non par les rapports de ses ennemis, mais par les
confidences de ses serviteurs les plus fidèles et les plus dévoués, Napoléon
avait dans son intimité une familiarité de tyran que jamais un homme ayant le
respect de lui-même, n'eût supportée une minute. Méneval, son ancien
secrétaire, le dépeint avec attendrissement tirant l'oreille de ses
interlocuteurs, quelquefois jusqu'au sang, leur donnant des tapes sur la
joue, parfois s'asseyant sur leurs genoux. Ces gracieusetés étaient chez lui
le signe d'une bienveillance toute spéciale, et l'on voyait des hommes du
plus haut rang, heureux et fiers de ces marques de faveur. De telles
habitudes étaient faites pour amener de singulières dissonances dans sa
manière d'être avec les étrangers ; elle péchait ou par trop de
laisser-aller, lorsqu'il voulait plaire, ou par une roideur déclamatoire
lorsqu'il voulait imposer. Au
physique, sa constitution de fer qui ne faisait que se retremper dans les
fatigues de la guerre, avait pris un épanouissement voisin de l'embonpoint.
De son propre aveu, Napoléon ne s'était jamais mieux porté que pendant cette
dure campagne où il faisait jusqu'à trente lieues par jour à cheval au milieu
des neiges. On peut dire à ce point de vue que les agitations de la guerre
étaient devenues un besoin de son tempérament, une nécessité de son hygiène,
et en quelque sorte l'aliment indispensable de celte activité forcenée qui
était le trait dominant de sa nature. Ii vivait à, la lettre de ce qui tuait
les autres. La guerre lui rendait le sommeil et l'appétit. Cette campagne de
Pologne où il avait perdu cinquante mille hommes, n'avait été pour lui qu'un exercice
salutaire, et il en rapportait les apparences les plus florissantes. Cet
excès de santé avait quelque peu altéré cette effigie de médaille antique qui
était restée gravée dans les imaginations depuis les guerres d'Italie, elle
avait appesanti ce corps qui semblait autrefois consumé par le feu du génie ;
mais la mobilité extraordinaire de son regard inquisitif et pénétrant,
l'incessante inquiétude de toute sa personne décelaient les agitations
intérieures de cet esprit ardent, toujours en éruption'. Il était resté en
lui beaucoup du Corse. Il avait traversé cette civilisation si raffinée,
cette espèce de chaos philosophique de la fin du dix-huitième siècle, en s'appropriant
avec une prodigieuse faculté d'assimilation tout ce qui pouvait lui servir ;
il en avait exploité les idées, adopté les formes et le langage, mais au fond
l'homme -primitif s'était peu modifié. Il avait gardé de ses compatriotes
jusqu'à certaines superstitions qui sont comme une marque d'origine. Lui qui n'avait
pour toute religion qu'une foi plus souvent affectée que réelle en son
étoile, on le voyait parfois, raconte Méneval, faire tout à coup des signes
de croix involontaires à l'annonce de quelque grand danger ou d'un grave
événement. Et le naïf secrétaire ajoute, pour donner un tour philosophique à
une chose qui l'était peu, que ce geste se traduisait mentalement par : Dieu
tout-puissant ! Enfin sous la bonhomie apparente et la grâce féline de ses
manières, lorsqu'il voulait se montrer bienveillant, se cachait la vieille
âpreté et l'insurmontable défiance de l'insulaire sans cesse en garde contre
ses ennemis. On remarqua que pendant les dix-neuf jours que les deux
empereurs passèrent ensemble au milieu des effusions de la plus tendre
amitié, Alexandre prit ses repas chaque jour chez Napoléon, mais Napoléon ne
rompit pas une seule fois le pain chez Alexandre. Il montra la même
circonspection lors de l'entrevue d'Erfurt. Dans les visites qu'il fit au
czar, il se présenta toujours entouré d'une escorte dont le nombre et la
force formaient le plus frappant contraste avec le confiant abandon du
souverain russe[7]. On ne
connaît que par voie d'induction une partie des confidences échangées dans
ces longs entretiens. Ils n'eurent pour la plupart d'autres témoins que les
deux empereurs, mais les stipulations même des traités de Tilsit en disent
assez long pour qu'on n'ait aucun besoin de recourir à de vaines conjectures.
Chose significative et nouvelle, c'est le vainqueur qui offre les concessions
et le vaincu qui les accepte ! C'est qu'il ne s'agit pas pour Napoléon de
dicter la paix à la Russie épuisée, mais de gagner à tout prix et à jamais le
cœur d'Alexandre, et, comme il le disait lui-même dans une note adressée à ce
souverain, « de passer dans un seul instant d'une guerre ouverte aux
plus intimes relations[8]. » Sous l'empire de l'idée
qui le domine, et selon sa méthode constante, en diplomatie comme à la
guerre, de tout sacrifier au but principal, Napoléon fait litière aux pieds
du jeune czar des intérêts de nos alliés et des constantes traditions de la
politique française. Il a juré à la Turquie de ne jamais faire la paix sans
elle et de maintenir son intégrité, il offre à Alexandre la Moldavie et la
Valachie, ou du moins il se charge de les lui faire obtenir, et si la Turquie
résiste, eh bien ! les deux puissances se partageront la Turquie. Il fait
aussi bon marché de la Perse qu'il a également entraînée dans cette guerre et
sur le concours de laquelle il a bâti tant de rêves gigantesques : son
ambassadeur Gardane est à peine arrivé à Téhéran, que tout est déjà défait.
Quant à la Pologne qu'il a encouragée et si largement exploitée, il ne peut
plus en être question ; tout ce qu'il fera pour elle consistera à donner à la
Saxe les provinces qui appartenaient à la Prusse. Il agrandira même d'un lot
de deux cent mille âmes la part afférente à la Russie dans les dépouilles de
ce malheureux pays. De ce qu'il appelait lui-même nos alliés naturels et
nécessaires, reste la Suède entraînée malgré elle par son roi à la guerre
contre la France. Pourquoi Alexandre ne lui enlèverait-il pas la Finlande ?
Convient-il que les belles de Pétersbourg entendent de leurs palais le canon
suédois ? Qu'il n'hésite donc plus à dépouiller un prince qui a si longtemps
combattu sous les drapeaux russes ! qu'il apprenne à mettre ses intérêts
au-dessus de ses sympathies ! Voilà la seule politique qui soit digne d'un
grand empire. Elle assure à la Russie des avantages certains et positifs,
tandis que le donquichottisme d'Alexandre et ses plans de régénération
européenne ne lui ont rapporté que des désastres. Et en échange de
ces-immenses concessions et de l'influence qui en sera le gage, que lui
demande-t-on ? Une renonciation à des rêves démontrés chimériques, une
neutralité dans des questions qui ne touchent en rien aux intérêts sérieux de
la Russie, une coopération qui n'aura pour ainsi dire qu'à se montrer pour
vaincre tant elle sera irrésistible ! Ainsi
parle le tentateur à l'oreille du jeune homme qu'il croit éblouir, sans se
douter qu'il est dupe lui-même de son propre enivrement. C'est en effet
Napoléon qui était en réalité tous les frais de cette alliance dont il espère
être seul un jour à recueillir les fruits. Que lui donne Alexandre en retour
de ces agrandissements qu'on lui prodigue avec tant de libéralité ? des
promesses et des paroles, rien de plus. Il reconnaît les royaumes nouveaux
fondés par Napoléon, mais ce n'est pas sa reconnaissance qui les rendra plus
solides. Il promet de s'associer aux me- sures prises contre l'Angleterre,
mais c'est là un engagement mal défini, d'une exécution éloignée, d'un sens
susceptible de beaucoup d'interprétations et qu'il ne sera pas impossible
d'atténuer sinon d'éluder. A la vérité, il laisse sacrifier son ami le roi de
Prusse, mais ce sacrifice n'a rien de définitif, on lui laisse une partie de
ses États qui pourra servir à, recouvrer l'autre. En toute chose il ne donne
que l'incertain en échange du certain. Ce qu'on lui cède est irrévocable et
ce qu'il accorde est provisoire. Et symptôme caractéristique, c'est Napoléon
qui s'exécute le premier, c'est lui qui paye d'avance. Ce profond scrutateur du
cœur humain semble ne plus se douter qu'on voit quelquefois des débiteurs ne
pas acquitter leurs dettes, il ne sait plus que les hommes sont inconsistants
; qu'ils ne se piquent pas d'une reconnaissance éternelle surtout en
politique, et lorsqu'ils ont intérêt à être ingrats. Il ne lui vient pas à
l'esprit qu'en présence des avantages énormes qu'on lui fait, Alexandre peut
de très-bonne foi contracter des engagements qui, lorsqu'il n'aura plus à en
tirer aucun profit, pourront lui paraître très-incommodes à remplir ! Alexandre
n'eut donc aucun effort de duplicité à faire pour paraître séduit et enchanté
devant un vainqueur qui venait à lui les mains pleines de présents au lieu de
lui imposer les dures lois de la guerre. On ne lui demandait que « des choses
futures, » ce qui ne coûte jamais beaucoup quand l'équivalent est payé argent
comptant. Pour le moment, il s'acquittait en admiration, en flatteries fines
et délicates envers le grand homme qui voulait bien l'associer à ses plans,
lui ouvrir sa belle allie, lui enseigner les secrets de la grande politiquer
Alla-t-il dès lors jusqu'à se dire que la conduite de ce héros envers les
alliés qui s'étaient compromis pour lui, et particulièrement envers la
Turquie qu'il avait entrainée à la guerre, lui offrait à lui-même un exemple
utile à méditer et peut-être à suivre plus tard ? Il est permis de supposer
que cette leçon ne fut pas perdue pour lui ; ce qui est certain, c'est qu'au
témoignage d'un observateur sagace qui était son confident, Alexandre ne
rapporta de ce commerce intime et prolongé avec Napoléon qu'une impression de
crainte et de défiance fondée sur une appréciation très-juste de son
caractère[9]. Les
conditions de l'accord une fois établies et le terrain fixé, il ne s'agissait
plus que d'en trouver la mise en œuvre, de régler en quelque sorte la
procédure à suivre afin de masquer quelque peu aux yeux du monde la
soudaineté de ce prodigieux revirement. Il fut convenu entre les deux
empereurs que cette coalition pour la guerre serait présentée à l'Europe sous
la forme d'une démarche en faveur de la paix. Les deux souverains offriraient
simultanément leur médiation l'un à l'Angleterre, l'autre à la Turquie, et comme
ils prévoyaient que cette médiation ne serait pas acceptée, ils sommeraient
ensuite les États européens d'entrer dans leur ligue, ce qui leur permettrait
de se pourvoir aux dépens de ceux qui se montreraient récalcitrants. Tel fut
l'esprit qui dicta les fameuses stipulations de Tilsit. La partie du traité
qui devait être rendue publique, réglait d'abord la délimitation du nouveau royaume
de Prusse. Napoléon « par égard pour S. M. l'Empereur de toutes les Russies »
consentait à restituer au roi de Prusse ses provinces situées à la droite de
l'Elbe, à l'exception toutefois des provinces polonaises qui étaient données
à la Saxe, prélèvement fait de domaines estimés à vingt-six millions dont Napoléon
avait déjà disposé en faveur de ses généraux. Il se considérait comme le
propriétaire légitime des États prussiens et devenait ainsi le bienfaiteur du
roi auquel il daignait laisser quelque chose. Cette clause, si humiliante
dans la forme et si dure quant au fond, enlevait au roi Frédéric-Guillaume
plus de quatre millions de sujets sur neuf. Il essaya vainement de faire
revenir Napoléon à des sentiments plus modérés en s'efforçant de lui
démontrer son droit et sa bonne foi dans l'affaire de la violation d'Anspach.
En cela il prouva qu'il connaissait bien mal son adversaire, car ce qu'il
pouvait faire de plus dangereux pour ses intérêts, c'était d'établir qu'il
avait eu raison ! Si en effet il avait la justice pour lui, qu'était- ce
que cette conquête sinon du brigandage ? La belle reine de Prusse ne commit
pas une moins forte méprise lorsque dans son désespoir elle s'adressa aux sentiments
chevaleresques de l'homme qui l'avait si cruellement insultée dans ses
bulletins. Napoléon lui-même a raconté avec des insinuations peu délicates les
inutiles efforts qu'elle fit pour le fléchir, Pour toute concession il lui
offrit une rose : « au moins avec Magdebourg ? lui dit la reine suppliante —
je ferai observer à Votre Majesté, lui répondit-il durement, que c'est moi
qui l'offre, et vous qui la recevez. » Le
traité stipulait ensuite la double offre de médiation auprès de l'Angleterre
et de la Turquie, et Alexandre s'engageait à faire évacuer immédiatement par ses
troupes la Moldavie et la Valachie jusqu'à la conclusion d'un arrangement
définitif. Napoléon avait introduit cette dernière clause par une sorte de
respect humain pour lui-même plutôt que par ménage- ment pour la Porte, car
il ne s'en était pas moins engagé envers Alexandre à lui faire céder dans
tous les cas ces deux principautés. Au reste une révolution venait d'éclater
à point nommé à Constantinople, comme pour lui offrir le prétexte dont il
avait besoin et le dispenser même de ce reste de pudeur. Le malheureux Sélim
qui s'était jeté à sen instigation dans cette guerre funeste, avait été
détrôné, emprisonné par les Janissaires jaloux d'une milice armée à l'européenne
qu'il avait organisée sur les conseils de Napoléon. Cet événement
providentiel était censé délier l'Empereur des Français de tous ses
engagements envers la Turquie. Le traité constatait enfin la reconnaissance
solennelle des rois de Naples et de Hollande, de la confédération du Rhin,
celle de Jérôme en qualité de roi de Westphalie. Ce royaume devait être formé
partie avec les dépouilles de la Prusse sur la rive gauche de l'Elbe, partie
avec la Hesse-Cassel. A ce
traité qui devait recevoir une publicité immédiate, se joignaient d'abord des
articles additionnels, et ensuite un traité d'alliance offensive et défensive
destinés les uns comme l'autre à rester secrets, et dont même aujourd'hui on
ne possède pas le texte authentique, bien qu'on en connaisse la substance. Les
articles stipulaient la cession à la France des îles Ioniennes, des bouches
du Cattaro, la reconnaissance de Joseph comme roi de Sicile à charge par Napoléon
de fournir au roi Ferdinand une indemnité, telle que les îles Baléares ou
Candie. Le traité d'alliance prévoyait le cas de la non-acceptation par
l'Angleterre et la Turquie de la médiation qu'on allait leur proposer. Si,
comme tout portait à le croire, l'Angleterre répondait par un refus, les deux
puissances mettaient aussitôt en commun la moitié de leurs forces, elles adressaient
leurs sommations aux trois cours de Copenhague, de Stockholm et de Lisbonne,
ce qui devait, selon toute probabilité, permettre à la Russie de mettre la
main sur la Finlande, à la France d'envahir le Portugal. Quant à la cour de
Vienne, on ne la mettait pas aussi impérieusement en demeure de se prononcer,
mais on s'engageait 0 : à insister avec force auprès d'elle. » Si, de son
côté, la Porte n'acceptait pas, on s'obligeait à soustraire au joug des Turcs
toutes les provinces ottomanes, Constantinople et la Roumélie exceptées.
Pour l'Angleterre le refus c'était la guerre avec toute l'Europe ; pour la
Turquie c'était le partage[10] et la ruine totale de sa
domination. En
dehors de ces stipulations dont l'authenticité est Indiscutable, y eut-il
dans l'entrevue de Tilsitt des conventions éventuelles et verbales
relativement à deux questions qui occupaient depuis longtemps Napoléon, celle
de Rome et celle d'Espagne ? Le fait est assez probable en ce qui concerne
l'Espagne, sans qu'on puisse toutefois l'affirmer d'une façon absolue. La
famille des Bonaparte se trouvant substituée sur tant de trônes à celle des
Bourbons, régnant même sur des pays que celle-ci n'avait jamais gouvernés, il
est peu vraisemblable que Napoléon ait lait mystère à Alexandre de son
intention de rattacher l'Espagne à son système et d'établir un nouveau pacte de
famille entre les peuples de l'Europe occidentale. Quant à la souveraineté
temporelle des papes, on peut dire qu'elle ne comptait alors presque pour
rien en Europe, surtout aux yeux d'un empereur schismatique ; elle ne pouvait
créer aucune difficulté entre les deux états, et t'eût été une précaution
superflue que de chercher à obtenir l'agrément d'un souverain pour qui elle
n'avait aucun intérêt. L'œuvre
immense qui venait d'être ébauchée à Tilsitt ne reposait, en définitive., que
sur des hypothèses. Elle supposait que l'empereur Alexandre se considérerait
comme lié par des serments éternels envers un homme qui n'en avait jamais
tenu aucun ; elle supposait que ce jeune souverain qui n'avait pu être entraîné
que momentanément par les magnifiques avantages qu'on lui avait assurés,
était à jamais converti, touché de la grâce comme saint Paul à Damas, qu'il
avait pour toujours dépouillé le vieil homme, oublié son passé, ses idées,
ses sympathies, qu'il avait subitement changé de nature, de caractère et même
de patrie pour devenir sans retour le plus aveugle séide de la politique
qu'il avait combattue jusque-là ; elle supposait que Napoléon serait fidèle à
sa parole, qu'il tiendrait jusqu'au bout des promesses en partie verbales,
qu'il ne se repentirait jamais d'avoir conclu un marché de dupe ; elle
supposait enfin que les peuples européens assisteraient jusqu'au bout en
spectateurs impassibles et satisfaits à ce bouleversement arbitraire de leurs
institutions, de leurs habitudes, de leurs liens nationaux, de leurs
traditions séculaires ; qu'ils se résigneraient à être les instruments de
leur propre oppression, qu'une fois les armées détruites et les gouvernements
renversés tout était dit, et qu'il n'y avait plus lieu de s'occuper de ce
qu'il y avait au-dessous. Opinion publique, force morale, sentiments
patriotiques, fierté nationale, traditions populaires, amour de la liberté,
tout cela était censé ne pas exister. En effaçant les anciennes dénominations
géographiques on avait cru supprimer les nations, et l'Europe entière n'était
plus aux yeux de ses dominateurs qu'une matière inerte, susceptible de
prendre toutes les formes qu'on voudrait lui imprimer. Jamais
apparences n'avaient été plus effrayantes pour la liberté de l'Europe, jamais
le césarisme contre nature que Napoléon avait tenté de ressusciter par le
plus insensé des anachronismes, ne parut plus près de se consolider qu'à ce
moment où il apparut au monde, appuyé d'une part sur le colosse moscovite, de
l'autre sur une puissance militaire sans précédents. On put croire que tout
était perdu, désespéré, et cependant ces plans grandioses, cette triomphante
conception, cette ligue formidable n'étaient qu'épouvantail, vision et
chimère. Napoléon n'avait fait à Tilsit que préparer les éléments d'une
rivalité nouvelle : il avait relevé et fortifié de ses mains un antagoniste
plus redoutable pour lui qu'aucun autre, parce qu'il était placé hors de ses
atteintes. Dans chacune des clauses de cette paix était caché un cas de
guerre. Ce contempteur de l'idéologie n'avait su faire à Tilsit que ce qu'il
appelait avec mépris de « la politique de fantaisie. » Il y était
venu pour tromper, et il en repartait dupe de sa propre avidité plutôt que de
la duplicité d'Alexandre. II y avait cyniquement trahi d'anciennes et fidèles
alliances, il n'en rapportait qu'une amitié douteuse et sans lendemain. En
cela il agit non sous la pression d'une nécessité impérieuse, mais de son
plein gré, avec une pleine conscience de ce qu'il faisait et poussé seulement
par une frénésie d'ambition. On n'a pas besoin d'autre juge que de lui-même
pour apprécier la valeur politique de ces stipulations imprévoyantes : « La
Valachie et la Moldavie, écrivait-il à Alexandre le 28 février 1811, forment
le tiers de la Turquie d'Europe. C'est une acquisition qui ôte toute force
à.la Turquie, et on peut le dire, anéantit cet empire, mon plus ancien
allié.... Par pure amitié pour Votre Majesté, j'ai reconnu la réunion de ces
belles contrées, mais sans ma confiance dans la continuation de son
amitié, plusieurs campagnes très-malheureuses n'eussent pu amener la
France à voir dépouiller ainsi son plus ancien allié. » Que
pouvait-il dire de plus sévère pour lui-même ? Sacrifier un allié et donner
deux provinces en échange d'une amitié, et d'une amitié de roi, cela était à
coup sûr nouveau dans les annales de la diplomatie. « J'ai consenti,
continuait-il, à ce que Votre Majesté gardât la Finlande qui est un tiers de
la Suède et qui est une province si importante pour Votre Majesté, qu'on
peut dire que depuis cette réunion il n'y a plus de Suède, puisque Stockholm
est maintenant aux avant-postes du royaume. Cependant la Suède, malgré la
fausse politique de son roi, était aussi un des anciens amis de la France. » Veut-on enfin avoir son témoignage sur la possibilité tant controversée d'une reconstitution du royaume de Pologne, et sur les motifs qui le portèrent à abandonner cette nation qui était aussi une alliée naturelle de la France ? « On fatigue les oreilles de Votre Majesté de propos calomnieux. Je veux, dit-on, rétablir la Pologne. J'étais maître de le faire à Tilsit. Douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être à Vilna.... Je le pouvais en 1810 au moment où les troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore. » Voilà, disait-il lui-même, tout ce qu'il avait fait, voilà les sacrifices d'orgueil, d'honneur, de loyauté qu'il s'était imposés, et dans quel but ? dans quelle espérance ? sans compensation, sans garantie, sans autre correspectif que l'amitié d'Alexandre, moins que cela, une promesse d'amitié ! On pouvait théoriquement soutenir que les engagements contractés à Tilsit étaient réciproques. Mais dans la pratique cette réciprocité s'évanouissait, car les obligations de Napoléon devaient être d'une exécution immédiate ; celles d'Alexandre étaient d'une échéance à la fois vague et éloignée. L'un donnait, l'autre promettait de faire, selon la vieille formule do ut facies, source éternelle de tromperie. Pour ne pas voir tout ce qu'un tel pacte avait de désavantageux, Napoléon avait dû être aveuglé par un accès d'infatuation ou de passion inconcevable. C'est qu'il avait cru non pas acquérir une amitié, mais gagner un complice ! Il avait cru subjuguer à tout jamais l'enthousiaste Alexandre, oubliant que cet enthousiasme avait déjà brûlé sur plus d'un autel. Cette tête froide et positive avait eu elle aussi son quart d'heure de duperie, et dans ce quart d'heure elle avait fait de la politique de sentiment. Ce calculateur avait une fois dans sa vie joué au don Quichotte. Aussi le traité de Tilsit une fois signé, son premier mouvement devait être de l'enfreindre. |
[1]
Telle est l'évaluation qu'en donne Napoléon dans une lettre à Brune du 30 mai
1807, en y comprenant les Polonais et l'armée de Silésie.
[2]
En janvier 1807. Lettre de lord Howick à M. Douglas, 13 janvier.
[3]
De Maistre, Correspondance diplomatique, mars 18O7.
[4]
Tel est le motif qu'il allègue lui-même dans son rapport du 11 juin 1807.
[5]
Leurs rapports disent 46.000 hommes, chiffre qui n'est pas plus acceptable que
les exagérations de leurs adversaires. Notre calcul est établi sur l'ensemble
des forces réelles entrées en campagne et déduction faite : 1° du corps laissé
sur la Narew ; 2° du corps de Lestocq et de la division Kamenski envoyée à.
Kœnigsberg ; 3° des troupes laissées sur la rive droite ; 4° des pertes faites
dans les précédentes affaires.
[6]
Ces calculs ne sont, bien entendu, qu'approximatifs, car les mensonges des
bulletins français et russes sont tels, sur ce point, qu'il est impossible
d'arriver à la vérité même relative. Napoléon évaluait le nombre des Russes
tués à 18.000, celui des Français à 500. Les rapports russes n'évaluaient leur
perte totale qu'à 8000 hommes. Ils assuraient n'avoir perdu que 16 pièces de
canon, Napoléon disait 120. Comparer les 79e et 80e bulletins, le rapport de
Bennigsen à l'empereur Alexandre, Plotho, Jomini, Mathieu Dumas, Robert Wilson
et le Mémorial du dépôt de la guerre, tome VIII.
[7]
De Maistre, Correspondance diplomatique, publiée par Albert Blanc.
[8]
Napoléon à Alexandre, 4 juillet 1807.
[9]
Correspondance du prince Czartoryski avec Alexandre, publiée par Ch. de Mazade.
[10]
Garden, Histoire des traités, t. X. — Bignon, Histoire diplomatique.
-- De Clerck, Recueil des Traités, etc.