HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE III. — CAMPAGNE DE FRIEDLAND. - ENTREVUE DE TILSIT

JUIN-JUILLET 1807

 

 

Les mois de mars, d'avril et de mai 1807 s'écoulèrent au milieu de ces occupations variées, pendant que les préparatifs militaires de Napoléon s'exécutaient avec un ensemble et une précision qui forment un contraste frappant avec la mollesse et le décousu des opérations des coalisés. Les nouvelles levées, montant à_ cent soixante mille hommes, avaient été en partie envoyées en Normandie et en Bretagne pour y remplacer les vieilles troupes qu'il avait tirées de ces provinces, en partie dirigées sur l'Italie pour y relever les divisions Baudet et Molitor appelées sur l'Elbe, en partie enfin distribuées dans les vingt nouveaux régiments d'infanterie et les dix régiments de cavalerie dont il avait renforcé son armée. Cette répartition indique le mouvement qu'il avait imprimé à l'immense masse d'hommes dont il disposait. Averti par l'échec d'Eylau, et par la douteuse attitude de l'Autriche, il avait senti le danger de son isolement à d'aussi grandes distances de ce qu'on peut appeler ses réserves naturelles, et en augmentant leur force, déjà si considérable, il avait aussi déplacé leur centre. De France, d'Italie, de Hollande, il les avait poussées jusque sur l'Elbe ; il en avait inondé l'Allemagne.

Indépendamment du corps d'armée de Mortier, devenu disponible par suite de la trêve avec les Suédois, du corps de Lefebvre dégagé par la capitulation de Danzig, nous eûmes en Allemagne une armée d'observation de près de cent mille hommes[1], formée des contingents hollandais, espagnols, italiens, bavarois, wurtembergeois, saxons, d'ancienne et de nouvelle levée, auxquels il adjoignit plusieurs divisions françaises, et bientôt après les forces devenues sans emploi de notre armée de Silésie. Cette armée fut placée sous le commandement du maréchal Brune. Elle occupa l'Allemagne du Nord de Hambourg à Stettin, tenant en échec les Anglais et les Suédois d'une part, de l'autre l'Autriche hésitante : elle servit de point d'appui à celle que Napoléon avait gardée sous ses ordres directs et dont il venait de porter l'effectif au grand complet. Cette seconde armée, qui était l'armée active, montait maintenant à près de cent soixante-dix mille hommes. Il en avait réparé les pertes et remonté la cavalerie avec un soin extrême. Abondamment pourvue d'approvisionnements, grâce surtout aux nombreuses places fortes qui étaient tombées dans ses mains, elle se trouvait aujourd'hui beaucoup plus redoutable qu'au début de la campagne.

Ce temps, si bien employé par Napoléon, les coalisés l'avaient dépensé en vaines démonstrations, ou en préparatifs sans proportion avec le but qu'ils se proposaient d'atteindre. A.la suite de leur échec humiliant devant Constantinople, les Anglais s'étaient rejetés sur l'Égypte, mais ils ne réussirent qu'à s'y faire battre après une courte et inutile occupation d'Alexandrie. Les expéditions qu'ils dirigèrent contre Buenos-Aires et sur divers points des colonies de la France ou de ses alliés, ne furent la plupart pas plus heureuses pour eux ; elles restèrent sans utilité pour la cause commune et ne servirent qu'à exaspérer la Russie déj à blessée de leur refus de garantir un emprunt de six millions sterling[2]. En revanche, ils négligèrent la seule diversion qui aurait pu être avantageuse à leurs alliés, le débarquement projeté, mais toujours ajourné, d'un corps expéditionnaire sur les côtes de la Baltique, dans le but de dégager à la fois Stralsund et Danzig. L'unique tentative qu'on fit pour venir au secours des défenseurs de Danzig pendant tout le cours du siège, fut l'œuvre des Russes ; mais ils y employèrent des forces insuffisantes ; leurs troupes furent contraintes de se réembarquer après avoir subi des pertes sensibles et la place capitula après cinquante jours de tranchée ouverte.

Ce siège, dont les débuts surtout avaient été très-pénibles, valut à Lefebvre le titre de duc de Danzig, distinction qui attribua à ce vieux complice du dix-huit brumaire tout l'honneur d'un exploit dont Chasseloup et Lariboisière avaient eu tout le mérite (24 mai). Peu après succombèrent Neïss et Glatz en Silésie. Bennigsen vit tomber une à une les dernières positions qu'il occupait sur nos derrières. sans que leur danger lui suggérât l'idée de précipiter son attaque contre nous afin de profiter des embarras qu'elles nous créaient, et sans que leur chute une fois consommée lui fit comprendre la nécessité de la prudence. Il avait de son côté reçu des renforts importants pendant ces trois mois d'inaction, mais ces renforts étaient très-inférieurs aux nôtres. Alexandre lui avait envoyé sa garde, ce que l'on appelait à Pétersbourg la troupe sacrée : « Frères, faites-vous honneur ! » s'était écrié l'empereur en prenant congé de ses soldats, et un seul cri lui avait répondu : « Nous ferons tout ce qui est possible, adieu, seigneur ! » Une division était partie avec la garde, ce qui portait l'effectif de Bennigsen à environ cent vingt-cinq mille hommes, en y comprenant les Prussiens et le corps resté sur la Narew. Un corps de réserve, de trente mille hommes, sous les ordres du prince Labanoff, était en marche pour le rejoindre. Cette infériorité si marquée, une fois surtout qu'on avait manqué l'occasion de frapper un coup utile pendant le siège de Danzig, semblait lui faire dès lors une loi du système de temporisation que les généraux russes n'adoptèrent qu'en 1812, et Bennigsen parait avoir été tenté un instant de le suivre si l'on en croit un propos qu'on lui prêtait alors à Pétersbourg : « Je veux, aurait-il dit, limer Bonaparte[3]. » Cette tactique aurait été d'autant plus avantageuse que ses troupes avaient beaucoup plus de solidité que d'élan, et l'emportaient en homogénéité et en force de résistance sur cette grande armée cosmopolite qui se préparait à envahir leur territoire.

Mais, il eût fallu se résoudre à abandonner le camp retranché d'Heilsberg, à sacrifier les riches magasins de Kœnigsberg, et rien n'est plus difficile à la guerre que de savoir se tenir à un système de prudence, surtout après des succès et avec une armée aguerrie, animée de l'espoir de vaincre. Placé dans l'alternative de nous attaquer ou de se retirer successivement derrière la Prégel et le Niémen, Bennigsen ne sut pas résister au désir de reprendre l'offensive, et cette fois encore, ce fut l'espoir de surprendre le corps de Ney qui lui en suggéra l'idée. Nos troupes étaient restées dans leurs positions sur la Passarge, de Braunsberg où campait Bernadotte, à Hohenstein, où étais cantonné Davout. Plus au sud, vers l'Omuleff, était Masséna, que Napoléon avait rappelé d'Italie, et non loin de là, à Neidenbourg, Zajonchek avec vingt mille Polonais. Au centre, d'Osterode â Liebstadt, se trouvaient les corps de Lannes et de Soult, appuyés sur le corps de Mortier, qui se tenait un peu en arrière, vers la basse Vistule. Ney seul occupait, à Guttstadt, une position avancée au-delà de la Passarge, et à peu de distance d'Heilsberg, où était le camp retranché de Bennigsen.

Cette position excentrique et découverte, au milieu d'une contrée dont les forêts nous dérobaient les mouvements de l'ennemi, exposait le corps de Ney à des périls sérieux. Bennigsen résolut de le surprendre et de l'enlever pour profiter ensuite du désordre que ce coup d'audace jetterait dans nos cantonnements. Le 5 juin, l'armée russe se mit en mouvement et nous attaqua à l'improviste sur plusieurs points à la fois. Deux de ces attaques, celles de Spanden et de Lomitten, n'étaient que des démonstrations destinées à tenir en respect les détachements de Bernadotte et de Soult, qui bordaient de ce côté la Passarge ; les autres dirigées avec des forces beaucoup plus considérables sur la gauche de Ney à Wolfsdorf, sur sa droite à Guttstadt, enfin sur ses derrières à Bergfried, avaient pour but de le couper du reste de l'armée. Le plan était des mieux conçus, et cette brusque agression plaça dès l'abord le maréchal Ney dans un péril imminent ; mais Bennigsen, mal secondé par ses lieutenants Sacken et Gortschakoff dans une opération qui exigeait beaucoup d'ensemble, de précision, de rapidité, vit tous ses efforts échouer contre le sang-froid et l'intrépidité de son adversaire. Le 5 juin, pendant que nos détachements se maintenaient à Spanden et à Lomitten, Ney, assailli par des forces triples des siennes, rétrogradait jusqu'à Ankendorf, mais pas à pas, et en faisant toujours tête aux Russes. Le lendemain 6, il put gagner Deppen et se retirer derrière la Passarge, après leur avoir livré un nouveau combat pour protéger cette retraite difficile qui fut des plus glorieuses pour lui.

Une fois cette première partie perdue, c'était aux Russes de rétrograder, car l'armée française tout entière, rapidement ralliée par Napoléon, marchait sur eux pour les refouler, et débordait déjà leur droite. Bennigsen regagna Heilsberg, résolu à y livrer bataille dans l'espoir qu'une forte concentration et les défenses de son camp retranché suppléeraient à l'infériorité du nombre. C'est de là qu'il vit déboucher successivement dans la journée du 10, les corps de Soult, de Lannes, de Davout, la garde et la cavalerie de Murat. La forte arrière-garde que Bennigsen avait laissée derrière lui pour couvrir les abords de son camp retranché fut assaillie avec impétuosité par notre avant-garde, et forcée de se retirer après une vive et sanglante résistance. Mais nos troupes ne purent arriver que vers neuf heures du soir au pied des retranchements ennemis. Le camp retranché d'Heilsberg, assis sur les deux rives de l'Aile, dont nous n'occupions que la rive gauche, offrait de grands avantages à l'armée russe en lui permettant d'opérer sur l'une ou l'autre rive à son choix, mais il avait l'inconvénient de la diviser en deux, et Napoléon se' flatta de tirer parti de cet obstacle naturel en enlevant séparément une moitié du camp. Profitant en conséquence de l'élan de ses soldats, il fait attaquer sur-le- champ les retranchements de la rive gauche par les corps de Soult et de Lannes que soutiennent la garde et la cavalerie de Murat. Soult s'élance le premier, mais reçu par des décharges meurtrières et chargé par la cavalerie russe il s'efforce en vain d'enlever ces fortes positions. Murat et Lannes s'avancent à leur tour sans être plus heureux. Seul le général Legrand enlève une redoute et s'y établit avec un régiment, mais on l'y écrase de mitraille et il est bientôt forcé de l'évacuer. La garde intervient enfin pour dégager deux de nos divisions compromises. La journée qui avait commencé par un succès s'acheva par un échec sans danger, mais très-sanglant. Cette inutile tuerie s'était prolongée très avant clans la nuit, et le corps de Soult surtout avait fait des pertes énormes. Nous laissions au pied des fortifications d'Heilsberg de huit à dix mille hommes tués ou blessés, tandis que les Russes, grâce à la supériorité de leurs positions, n'en perdirent guère que la moitié.

Le lendemain, Napoléon, au lieu de livrer de nouveau aux retranchements d'Heilsberg un assaut meurtrier qui pouvait devenir désastreux, se détermina à faire tomber cette position en la tournant, convaincu que la seule crainte de se voir devancé à Kœnigsberg suffirait pour décider Bennigsen à décamper. Il marcha en conséquence sur Landsberg, s'exposant lui-même à perdre ses communications, ce qu'il pouvait faire sans danger, vu la grande supériorité de son armée sur celle de son adversaire. Bennigsen abandonna aussitôt Heilsberg dont il ne pouvait faire une base d'opérations sérieuse, faute d'approvisionnements suffisants[4] : il se porta sur la rive droite de l'Aile, après avoir incendié les ponts. Dans les journées du 11, du 12 et du 13 juin, les deux armées descendirent parallèlement le cours de cette rivière, mais les Russes étaient réduits à en côtoyer les sinuosités, tandis que nos corps d'armée les plus avancés, gagnant le nord par des chemins plus directs, poussaient des reconnaissances jusqu'aux environs de Kœnigsberg. Murat et Davout menaçaient de très-près cette place, chassant devant eux Lestocq et les Prussiens qui les y avaient précédés. Soult s'était avancé jusqu'à Kreutzbourg pour appuyer leur mouvement ; Lannes était à Domnau. A quelque distance derrière lui, en avant et en arrière d'Eylau, venaient les corps de Mortier, de Ney, la garde avec Napoléon, et enfin Victor qui avait remplacé Bernadotte blessé à Spanden. Telle était la position de notre armée le 13 juin. De l'autre côté de l'Aile, marchait l'armée russe à la hauteur de Friedland. Napoléon n'avait en ce moment d'autre préoccupation que celle d'enlever Kœnigsberg avant l'arrivée de Bennigsen. Tous ses ordres étaient conçus dans ce sens. Il ne doutait pas que l'apparition de Soult combinée avec celle de Davout et de Murat ne décidât la ville à se rendre. II croyait Bennigsen en pleine retraite et ne lui supposait aucunement l'intention de nous attaquer ; il avait toutefois ordonné à Lannes d'occuper Friedland, qui était avec Wehlau le seul point par où les Russes pouvaient déboucher offensivement.

Mais l'invraisemblable se trouvait être le vrai, et l'imprudence de Bennigsen allait offrir à Napoléon qui ne songeait à rien de semblable, l'occasion d'un de ses plus éclatants triomphes. Bennigsen était couvert par l'Alle ; il pouvait, en descendant cette rivière, gagner en sûreté la Prégel, et pour peu que Kœnigsberg nous opposât quelque résistance, y arriver à temps pour nous y livrer bataille. Quelle raison impérieuse put le décider à repasser sur la rive gauche de l'Aile pour nous y attaquer ? On a expliqué la sou- daine détermination du général russe par des motifs très-divers. On a dit qu'il se flatta de nous devancer devant Kœnigsberg en prenant le chemin le plus court ; mais comment admettre qu'il ait pu espérer de passer sur le corps de toute une armée qui l'avait prévenu ? Lui-même, dans ses lettres à l'empereur Alexandre, s'est borné à alléguer pour sa justification la nécessité de se garantir d'une attaque sur sa gauche. Les Français, dit-il, montraient l'intention de marcher sur Friedland et Wehlau pour le couper de la Prégel. Il envoya en conséquence de l'infanterie prendre possession de Friedland afin de faire reposer ses troupes avec sécurité. Cette infanterie fut attaquée, il la soutint, et peu à peu il se laissa entraîner à une action générale. L'explication n'est pas très-plausible, car il est constant que le mouvement de notre armée était sur Kœnigsberg et non sur Friedland et Wehlau. Il est plus probable que l'éparpillement de nos corps d'armée lui suggéra l'idée d'une attaque de flanc qui aurait été heureuse si elle avait été conduite avec plus de vigueur et de décision.

Quoi qu'il en soit, un détachement de Russes occupa Friedland dans la soirée du 13 juin, après en avoir chassé le régiment de hussards que Lannes avait envoyé pour prendre possession de la ville. Le 14, à trois heures du matin, les Russes commencèrent à déboucher dans la plaine qu'elle domine. On ne peut guère évaluer à plus de 55 à 60.000 hommes les troupes qui passèrent successivement sur la rive gauche de l'Alle[5]. C'était assez pour écraser un à un ceux de nos corps qui se trouvaient à proximité, mais il était essentiel de ne pas leur laisser le temps de se concentrer. Il eût fallu les attaquer avec cette rapidité foudroyante que Bonaparte seul savait imprimer à ses mouvements, car une fois réunis, ils devaient présenter une masse de forces bien supérieure à celle de l'armée russe, qui aurait en outre le grave désavantage de combattre adossée à une rivière. Ces corps d'armée encore dispersés de Eylau à Friedland, ne formaient pas moins de 80 à 90.000 hommes. Ils comprenaient ceux de Larmes, de Ney, de Mortier, de Victor et la garde. Lannes seul occupait, près de Friedland, le village et les bois de Posthenen. Il était facile de détruire ce corps isolé avant l'arrivée de Mortier qui était le plus rapproché de lui ; et ce qui prouve que l'exécution est tout à la guerre, c'est que la situation où Bennigsen allait trouver un désastre, était identiquement celle où Napoléon s'était placé lui-même à Iéna pour y trouver une de ses plus belles victoires. Là aussi nous avions combattu adossés à un fleuve et à une sorte de gouffre ; mais au lieu de laisser à nos ennemis le temps de se reconnaître et de se réunir, au lieu de passer la Saale le matin de la bataille et sous les yeux des Prussiens, Napoléon l'avait franchie pendant la nuit, de façon à pouvoir les attaquer dès le début avec toutes ses forces réunies. Bennigsen au contraire employa une grande partie de la matinée à défiler sur les ponts de l'Aile, il fut obligé de laisser sur l'autre rive plus de la moitié de son artillerie, il n'engagea ses divisions que successivement, il ne fit contre Larmes que des attiques molles et décousues, et par suite il laissa aux autres corps tout le temps nécessaire pour accourir à son secours.

Larmes, retranché à Posthenen, soutint le premier choc des Russes avec une énergie qui n'en était pas moins méritoire en raison de sa grande infériorité. Aussitôt qu'il eut reconnu le danger de sa position, il expédia estafettes sur estafettes à Napoléon. L'empereur ne pouvait croire à tant de témérité de la part de Bennigsen ; il ne lui prêtait que l'idée d'une simple démonstration. Mais le nombre des troupes que les Russes déployaient sur la rive gauche croissait d'heure en heure. Leur général, ignorant le prix du temps et peu pressé de saisir une proie que dans sa présomption il jugeait ne pouvoir plus lui échapper, semblait plus soucieux de s'établir et de se développer sur ce champ de bataille, que d'enlever le corps de Lannes. Une partie de ses troupes avait pris position dans l'angle presque aigu que forme l'Aile en se resserrant autour de la ville de Friedland, l'autre s'étendait démesurément à droite dans la direction d'Heinrichsdorf tomme pour envelopper plus aisément son faible adversaire. Mais déjà le corps de Mortier, la cavalerie de Grouchy et de Nansouty étaient accourus au secours- de Lannes, et allaient rendre cette tâche plus difficile. Ils chargent impétueusement la ligne russe, la font plier et s'établissent à Heinrichsdorf après une lutte obstinée. Il est évident toutefois qu'ils ne pourront s'y maintenir s'ils ne sont vigoureusement appuyés. Ils résistent avec peine aux masses qui les débordent de toutes parts, et l'on peut prévoir l'instant où ils vont être accablés. C'est à ce moment décisif que Napoléon arrive à Posthenen avec la garde et Ney, bientôt suivis du corps de Victor ; et ce qui peint d'un trait significatif l'incroyable indécision de son adversaire, Il a le loisir de parcourir le front des deux armées et de dicter ses dispositions pour la bataille, comme il eût pu le faire au début de la journée. C'est en réalité une seconde bataille qui va commencer. Mortier formera notre extrême gauche à Heinrichsdorf et au-delà ; il refusera les attaques de l'ennemi pour l'attirer de plus en plus dans la plaine ; Lannes est posté au centre entre Posthenen et Heinrichsdorf. C'est à sa droite où sont concentrés â la fois les corps de Ney, de Victor, et la garde que Napoléon réserve la tâche de frapper les coups qui doivent décider de la victoire. Les Russes plus forts que nous le matin, maintenant beaucoup plus faibles, ne peuvent nous échapper que par une retraite précipitée sur les ponts de Friedland ; voilà le point où nous devons porter tous nos efforts, car une fois ces ponts occupés ou détruits, leur armée est à notre merci. C'est Ney que Napoléon a chargé dt les enlever à tout prix en se jetant tête baissée sur Friedland.

Il était cinq heures et demie du soir lorsque ce maréchal mit ses troupes en mouvement sous la protection d'une artillerie formidable dont les feux convergeaient dans la direction de la ville. Au sortir du bois où elles étaient embusquées, ses colonnes en marche sont chargées par la cavalerie russe, mais Latour-Maubourg se précipite avec ses dragons qui la refoulent. En même temps Sénarmont, qui commande l'artillerie de Victor, la porte, par une inspiration des plus hardies, à près de quatre cents pas en avant vers la ligne russe ; il la démolit à coups de canon dans l'étroit espace où elle ne peut se déployer. Ney poursuivait intrépidement sa marche. Arrivé auprès d'un étang que formait au pied des murs de la ville un ruisseau appelé le ruisseau du Moulin, il est assailli à l'improviste par la garde russe à qui l'on avait confié ce poste. La division Bisson ne peut résister à l'élan de ces soldats d'élite qui se jettent sur elle à la baïonnette : elle est ramenée en désordre, le reste hésite. La colonne de Ney se trouve très-compromise ; elle recule à demi rompue. Heureusement le général Dupont a vu le danger ; il s'élance à son tour avec sa division, surprend et enfonce la garde russe, puis la culbute sur Friedland après un véritable massacre. Ney rallie ses troupes un instant ébranlées, et tous ensemble se précipitent dans la ville en flammes, poursuivant les Russes éperdus. On ne songe plus à la résistance ; c'est un sauve-qui-peut général, ou plutôt un affreux pêle-mêle de soldats de toutes armes, qui se ruent en s'écrasant les uns les autres vers la seule issue qui leur- est ouverte : une partie des fuyards réussit à gagner les ponts ; les autres sont jetés dans l'Aile où ils se noient.

Pendant que Ney accomplit cette œuvre de destruction qui nous donne la victoire, Lannes et Mortier qui se sont bornés jusque-là à contenir la droite russe que commande le prince Gortschakoff, commencent à la presser plus vivement. Le prince avait reçu un peu tard de Bennigsen l'ordre d'exécuter sa retraite, et n'avait pu se résoudre à obéir ; il se trouve pris maintenant entre Friedland dont les ponts sont brûlés et le demi-cercle infranchissable que Lannes et Mortier resserrent autour de lui. Cependant ni lui ni ses troupes ne songent à se rendre. Pendant que ses derniers bataillons prolongent la défense, il court en désespéré avec sa cavalerie le long de l'Aile, où ses soldats finissent par trouver un gué. Favorisés par la nuit, ils réussissent à s'échapper.

Les Russes avaient perdu à Friedland près de vingt mille hommes tués ou blessés, l'armée française en avait perdu à peine la moitié[6]. Bennigsen gagna en toute hâte la Prégel, et de là. Tilsit, où il fut rejoint par Lestocq et Kamenski qui évacuèrent Kœnigsberg à la nouvelle de la victoire de Friedland. Le 19 juin, l'armée russe se retirait derrière le Niémen, après avoir détruit le pont de Tilsit. Le territoire de l'empire était encore intact, le corps du prince Labanoff avait opéré sa jonction, et le Niémen offrait à Bennigsen une forte ligne de défense, mais ses troupes étaient découragées et une particularité expressive révélait l'état d'épuisement où se trouvait la monarchie nos soldats accourus sur le bord du fleuve, à la poursuite des Russes, avaient aperçu, sur l'autre rive, des Baskirs et des Kalmouks armés de flèches, dernière réserve de l'empire aux abois. Alexandre demanda un armistice, Napoléon proposa une entrevue qui fut acceptée. On a discuté la question de savoir si la proposition était venue de Napoléon ou d'Alexandre. S'il n'était pas établi qu'elle a été faite par Duroc au nom de son souverain, on pourrait trancher à priori la question dans le sens de l'affirmative, tant cette démarche était conforme au caractère, aux habitudes de Napoléon. Il connaissait pour en avoir usé avec un bonheur extraordinaire dans toutes les circonstances de sa vie, l'espèce de fascination que sa personne exerçait sur les hommes peu capables de le juger, il en était même venu à s'exagérer cette singulière puissance à force de s'en servir avec succès. Il n'était pas loin de la considérer comme infaillible, et dans l'effet qu'il produisait il ne distinguait plus la part qu'il fallait faire à la crainte, à la flatterie, au prestige créé par sa merveilleuse fortune. Une entrevue personnelle avec Alexandre allait lui offrir au lieu de l'influence toujours indirecte et lointaine qu'il pouvait exercer sur un congrès, l'occasion de concentrer sur un seul homme, de qui tout dépendait, cette force de séduction dont la nature l'avait doué, et dont il avait fait un art qui eût été incomparable s'il eût été moins apparent. Il n'avait garde de négliger une chance si précieuse.

L'Empereur Napoléon n'avait modifié ni ses projets ni sa politique. D'une mobilité extrême, à peine croyable quant au choix des moyens, et prêt à en changer au gré des circonstances, il poursuivait le but avec une ténacité qui touchait à l'idée fixe. Au fond son grand objectif n'avait pas cessé un instant d'être l'Angleterre, parce qu'il sentait avec raison que là se trouvait le vrai foyer des résistances continentales. Au début de la guerre actuelle, il s'était assigné pour programme de « battre l'Angleterre sur le continent. » Ce programme il l'avait à moitié rempli, car s'il ne pouvait se flatter d'avoir vaincu l'Angleterre, il avait désarmé le continent. La Russie refoulée sur sa frontière et presque mise hors de combat, ne pouvait plus rien contre lui. Il était dangereux de songer à la conquérir, car si l'Europe était déjà soumise, elle était encore frémissante. Mais peut-être n'était-il pas impossible de gagner l'appui de cette puissance, et alors quelle magnifique simplification pour les projets de Napoléon ! Cet allié qu'il a senti un peu tard la nécessité de se ménager parmi les États européens, que dans sa détresse, avant et après Eylau il a demandé tour à tour à l'Autriche et à la Prusse, puissances mutilées, affaiblies par lui, et par conséquent amies fort douteuses, cet allié le voilà personnifié dans un État, jeune, ambitieux, n'ayant en raison même de son éloignement aucune opposition réelle et directe d'intérêts avec la France. Cet allié acquis, toute l'Europe s'incline, et au lieu d'avoir à battre l'Angleterre sur le continent, Napoléon va pouvoir battre l'Angleterre avec le continent qui se trouvera tout entier enrôlé sous sa bannière. Et une fois l'Angleterre accablée, quelle puissance sera en état de lui résister ? Ce qu'il aperçoit au-delà, ce n'est déjà plus l'Europe conquise, c'est l'empire du monde.

Les dispositions d'Alexandre tenaient plus de l'abattement que de l'espérance. Il était humilié de sa prompte défaite, dégoûté de son rôle ingrat de médiateur de l'Europe, las de son désintéressement si mal récompensé, et par-dessus tout, mécontent de ses anciens alliés. L'Angleterre n'avait rien fait pour le soutenir ; elle n'avait songé qu'à elle-même. Les faibles successeurs de Fox n'avaient pas vu qu'en laissant écraser leurs auxiliaires et péricliter la cause commune pour s'emparer de quelques colonies, ils allaient exposer leur pays au plus grand danger qu'il eût jamais couru. Quant à l'Autriche, elle n'avait su offrir qu'une inutile médiation au moment où une diversion opérée par son armée aurait tout sauvé. La Prusse seule avait apporté à Alexandre une coopération courageuse et fidèle, mais sans efficacité. Était- ce là la récompense des sacrifices sans nombre qu'il s'était imposés pour l'indépendance de tous ? La Russie avait-elle été un seul instant menacée dans son territoire ou son honneur national ? Non, tout ce qu'Alexandre avait fait, c'était, il le croyait du moins, pour le bien général, pour le droit public européen, pour la civilisation, dans des vues chevaleresques et désintéressées ; et si des illusions de jeune homme et un précoce amour-propre avaient eu quelque part dans ses déterminations, du moins elles avaient été pures de toute ambition étroite et égoïste. N'était-il pas temps enfin qu'il songeât à l'intérêt de sa couronne, au bien-être €.t à la sécurité de ses sujets ? qu'il renonçât à ses utopies, à ces rêves philanthropiques qui n'avaient été qu'une duperie ?

Rien ne pouvait être plus dangereux pour Alexandre et surtout pour la cause qu'il avait soutenue jusque-là, que de pareilles dispositions au moment où il allait aborder le puissant tentateur qui lui tendait la main, car ces sentiments étaient justement ceux que Napoléon eût voulu lui suggérer. C'était à flatter, à encourager de tels repentirs et de telles ambitions, qu'il s'était attaché toutes les fois qu'il avait cherché à lier une puissance à son système, soit qu'il s'agit de l'Angleterre à l'époque du fameux entretien avec lord Whitworth, de la Prusse lorsqu'il lui avait offert le Hanovre, de la Russie lorsqu'il avait ébloui de ses fausses promesses le crédule empereur Paul. C'est ainsi encore qu'il avait procédé avec Alexandre lui- même, lorsque la veille d'Austerlitz, cherchant à entraîner le prince Dolgorouki, il s'était écrié : « Eh bien ! que la Russie s'étende aux dépens de ses voisins ! » Cette suggestion avait été alors repoussée avec dédain, et même après Austerlitz, Alexandre avait refusé de l'écouter. Mais combien les temps étaient changés depuis lors ! La fortune de son adversaire n'avait fait que grandir en raison des obstacles qui lui étaient opposés : rien n'avait tenu devant lui, rien, ni dans les vieux systèmes ni dans les nouvelles idées. Pitt était mort de chagrin ; Nelson était mort de sa dernière victoire ; Fox était mort bafoué ; la monarchie prussienne avait été broyée en un jour ; en France toute opposition avait été anéantie. Droits, libertés, vertu, génie, tout avait plié, fléchi, fait défection. N'était-ce pas là un signe du destin, une preuve que cette domination sans précédents était dans la force des choses, et ne valait-il pas mieux partager avec elle que se perdre en la bravant ?

Dès le premier mot que les deux empereurs échangèrent après s'être embrassés en mettant le pied sur le radeau de Tilsit, Napoléon put voir combien les sentiments d'Alexandre étaient changés depuis Austerlitz : « Je hais les Anglais, lui dit le czar, autant que vous les haïssez vous-même. — S'il en est ainsi, lui répondit Napoléon, la paix est faite. » Toutes les rancunes, toutes les déceptions d'Alexandre étaient contenues dans ce simple mot, et là se trouvait aussi pour Napoléon le nœud de toutes les questions qu'il pouvait avoir à débattre avec Alexandre. Auprès de cet objet capital, l'abandon de l'alliance anglaise, tout le reste était secondaire. Une fois entraîné à prendre parti contre l'Angleterre, Alexandre devait faire bon marché de ses autres alliés du continent, il devenait solidaire de la France, intéressé à lui aplanir les obstacles, et s'il lui restait quelques scrupules, on était assuré de les apaiser en lui faisant largement sa part.

Cette première entrevue dura deux heures. Les deux souverains y trouvèrent l'un et l'autre un tel intérêt, qu'ils convinrent de neutraliser la ville de Tilsit pour y reprendre à loisir leurs entretiens. Le roi de Prusse y était accouru afin de plaider en personne sa cause fort compromise et assez mal défendue par son puissant ami. Ce malheureux roi, victime de sa propre honnêteté, car il ne nous avait déclaré la guerre que poussé à bout par des procédés iniques, était un embarras pour tout le monde ; il rappelait à Alexandre des promesses et des engagements difficiles à tenir, à Napoléon d'odieuses violations du droit des gens. Dépouillé de tout son royaume à l'exception de Memel, délaissé, des courtisans qu'éloigne toujours la mauvaise fortune, il assistait, témoin importun, à des confidences dans lesquelles il n'était point admis. Son visage soucieux attristait cette espèce de lune de miel d'une amitié qui ne devait pas finir. On lui en savait mauvais gré et on ne se gênait guère pour le lui laisser voir. La journée s'écoulait en revues, en fêtes militaires, en banquets où les officiers des deux armées échangeaient leurs insignes en témoignage de fraternité. Le soir venu, les deux empereurs s'enfermaient en tête à tête pour traiter de leurs affaires.

Alexandre paraissait enchanté de cette familiarité avec le héros de tant d'exploits terribles. Ce souverain, qui n'était encore âgé que de vingt-huit ans, possédait avec une physionomie pleine de bienveillance et de noblesse, les formes exquises d'un gentilhomme de la fin du dix-huitième siècle, type disparu depuis lors, et dans lequel le naturel s'alliait à la distinction dans une mesure qui ne se retrouvera peut-être jamais. A cette parfaite courtoisie de mœurs et de langage, il joignait la grâce nonchalante de l'oriental, la finesse et la souplesse presque féminines qui donnent un si grand charme au caractère slave. Rien assurément ne pouvait former un plus complet contraste avec la personne de Napoléon à ce moment de sa carrière. Grave, réservé, sentencieux à l'époque de ses débuts, depuis qu'il n'avait plus à s'imposer aucune contrainte, il était devenu intempérant de geste et de parole ; il exprimait avec une extrême volubilité des opinions tranchantes et absolues ; il s'était fait une éloquence à lui pleine d'imagination, de couleur, de feu, mais aussi d'inégalité et d'incohérence. Nul ne savait être comme lui tour à tour caressant et impérieux, insinuant et hautain mais il l'était sans mesure, en homme sûr de ses effets, habitué à éblouir, à subjuguer, à être toujours en scène. Aussi devenait-il facilement emphatique quand il voulait être noble, trivial quand il voulait être simple ; jetant volontiers une arlequinade à l'italienne au milieu d'une tirade à la Talma. Sans doute il y avait dans son langage une puissante séduction, mais c'était en quelque sorte une parole armée qui mettait l'interlocuteur en défiance et l'accablait sans le persuader : on y sentait trop l'artifice, le calcul, l'intention de saisir, d'entraîner par l'abondance, l'accumulation, l'impétuosité des idées ; et il en résultait que sa conversation n'était le plus souvent qu'un long monologue. On sortait de-l'entretien étonné, réduit au silence, mais non convaincu. Sa brusquerie native se trahissait à chaque instant par une gesticulation exagérée et par les échappées les plus imprévues. Ce qui lui manquait le plus c'était le naturel. Il n'avait pas le calme, la dignité simple et tranquille de l'homme qui se possède lui-même, qui dit sans détour ce qu'il veut, et surtout qui sait ce qu'il doit aux autres. Ce sublime comédien avait dans son jeu un grave défaut, c'était de laisser voir trop clairement l'immense mépris qu'il faisait de l'espèce humaine. L'urbanité qui donne un si grand prix aux rapports sociaux ne tient pas à. des manières plus ou moins insinuantes, elle est fondée sur le respect d'autrui, et quand on n'éprouve pas ce respect, le grand art est de savoir le feindre. Aussi Macaulay, comparant Napoléon à César, a-t-il pu écrire avec beaucoup de justesse que César avait sur lui cette première supériorité, c'est qu'il était un gentleman exquis. C'est à peu de chose près le mot si spirituel et si vrai de Talleyrand : « Quel dommage qu'un si grand homme ait été si mal élevé ! » A en juger non par les rapports de ses ennemis, mais par les confidences de ses serviteurs les plus fidèles et les plus dévoués, Napoléon avait dans son intimité une familiarité de tyran que jamais un homme ayant le respect de lui-même, n'eût supportée une minute. Méneval, son ancien secrétaire, le dépeint avec attendrissement tirant l'oreille de ses interlocuteurs, quelquefois jusqu'au sang, leur donnant des tapes sur la joue, parfois s'asseyant sur leurs genoux. Ces gracieusetés étaient chez lui le signe d'une bienveillance toute spéciale, et l'on voyait des hommes du plus haut rang, heureux et fiers de ces marques de faveur. De telles habitudes étaient faites pour amener de singulières dissonances dans sa manière d'être avec les étrangers ; elle péchait ou par trop de laisser-aller, lorsqu'il voulait plaire, ou par une roideur déclamatoire lorsqu'il voulait imposer.

Au physique, sa constitution de fer qui ne faisait que se retremper dans les fatigues de la guerre, avait pris un épanouissement voisin de l'embonpoint. De son propre aveu, Napoléon ne s'était jamais mieux porté que pendant cette dure campagne où il faisait jusqu'à trente lieues par jour à cheval au milieu des neiges. On peut dire à ce point de vue que les agitations de la guerre étaient devenues un besoin de son tempérament, une nécessité de son hygiène, et en quelque sorte l'aliment indispensable de celte activité forcenée qui était le trait dominant de sa nature. Ii vivait à, la lettre de ce qui tuait les autres. La guerre lui rendait le sommeil et l'appétit. Cette campagne de Pologne où il avait perdu cinquante mille hommes, n'avait été pour lui qu'un exercice salutaire, et il en rapportait les apparences les plus florissantes. Cet excès de santé avait quelque peu altéré cette effigie de médaille antique qui était restée gravée dans les imaginations depuis les guerres d'Italie, elle avait appesanti ce corps qui semblait autrefois consumé par le feu du génie ; mais la mobilité extraordinaire de son regard inquisitif et pénétrant, l'incessante inquiétude de toute sa personne décelaient les agitations intérieures de cet esprit ardent, toujours en éruption'. Il était resté en lui beaucoup du Corse. Il avait traversé cette civilisation si raffinée, cette espèce de chaos philosophique de la fin du dix-huitième siècle, en s'appropriant avec une prodigieuse faculté d'assimilation tout ce qui pouvait lui servir ; il en avait exploité les idées, adopté les formes et le langage, mais au fond l'homme -primitif s'était peu modifié. Il avait gardé de ses compatriotes jusqu'à certaines superstitions qui sont comme une marque d'origine. Lui qui n'avait pour toute religion qu'une foi plus souvent affectée que réelle en son étoile, on le voyait parfois, raconte Méneval, faire tout à coup des signes de croix involontaires à l'annonce de quelque grand danger ou d'un grave événement. Et le naïf secrétaire ajoute, pour donner un tour philosophique à une chose qui l'était peu, que ce geste se traduisait mentalement par : Dieu tout-puissant ! Enfin sous la bonhomie apparente et la grâce féline de ses manières, lorsqu'il voulait se montrer bienveillant, se cachait la vieille âpreté et l'insurmontable défiance de l'insulaire sans cesse en garde contre ses ennemis. On remarqua que pendant les dix-neuf jours que les deux empereurs passèrent ensemble au milieu des effusions de la plus tendre amitié, Alexandre prit ses repas chaque jour chez Napoléon, mais Napoléon ne rompit pas une seule fois le pain chez Alexandre. Il montra la même circonspection lors de l'entrevue d'Erfurt. Dans les visites qu'il fit au czar, il se présenta toujours entouré d'une escorte dont le nombre et la force formaient le plus frappant contraste avec le confiant abandon du souverain russe[7].

On ne connaît que par voie d'induction une partie des confidences échangées dans ces longs entretiens. Ils n'eurent pour la plupart d'autres témoins que les deux empereurs, mais les stipulations même des traités de Tilsit en disent assez long pour qu'on n'ait aucun besoin de recourir à de vaines conjectures. Chose significative et nouvelle, c'est le vainqueur qui offre les concessions et le vaincu qui les accepte ! C'est qu'il ne s'agit pas pour Napoléon de dicter la paix à la Russie épuisée, mais de gagner à tout prix et à jamais le cœur d'Alexandre, et, comme il le disait lui-même dans une note adressée à ce souverain, « de passer dans un seul instant d'une guerre ouverte aux plus intimes relations[8]. » Sous l'empire de l'idée qui le domine, et selon sa méthode constante, en diplomatie comme à la guerre, de tout sacrifier au but principal, Napoléon fait litière aux pieds du jeune czar des intérêts de nos alliés et des constantes traditions de la politique française. Il a juré à la Turquie de ne jamais faire la paix sans elle et de maintenir son intégrité, il offre à Alexandre la Moldavie et la Valachie, ou du moins il se charge de les lui faire obtenir, et si la Turquie résiste, eh bien ! les deux puissances se partageront la Turquie. Il fait aussi bon marché de la Perse qu'il a également entraînée dans cette guerre et sur le concours de laquelle il a bâti tant de rêves gigantesques : son ambassadeur Gardane est à peine arrivé à Téhéran, que tout est déjà défait. Quant à la Pologne qu'il a encouragée et si largement exploitée, il ne peut plus en être question ; tout ce qu'il fera pour elle consistera à donner à la Saxe les provinces qui appartenaient à la Prusse. Il agrandira même d'un lot de deux cent mille âmes la part afférente à la Russie dans les dépouilles de ce malheureux pays. De ce qu'il appelait lui-même nos alliés naturels et nécessaires, reste la Suède entraînée malgré elle par son roi à la guerre contre la France. Pourquoi Alexandre ne lui enlèverait-il pas la Finlande ? Convient-il que les belles de Pétersbourg entendent de leurs palais le canon suédois ? Qu'il n'hésite donc plus à dépouiller un prince qui a si longtemps combattu sous les drapeaux russes ! qu'il apprenne à mettre ses intérêts au-dessus de ses sympathies ! Voilà la seule politique qui soit digne d'un grand empire. Elle assure à la Russie des avantages certains et positifs, tandis que le donquichottisme d'Alexandre et ses plans de régénération européenne ne lui ont rapporté que des désastres. Et en échange de ces-immenses concessions et de l'influence qui en sera le gage, que lui demande-t-on ? Une renonciation à des rêves démontrés chimériques, une neutralité dans des questions qui ne touchent en rien aux intérêts sérieux de la Russie, une coopération qui n'aura pour ainsi dire qu'à se montrer pour vaincre tant elle sera irrésistible !

Ainsi parle le tentateur à l'oreille du jeune homme qu'il croit éblouir, sans se douter qu'il est dupe lui-même de son propre enivrement. C'est en effet Napoléon qui était en réalité tous les frais de cette alliance dont il espère être seul un jour à recueillir les fruits. Que lui donne Alexandre en retour de ces agrandissements qu'on lui prodigue avec tant de libéralité ? des promesses et des paroles, rien de plus. Il reconnaît les royaumes nouveaux fondés par Napoléon, mais ce n'est pas sa reconnaissance qui les rendra plus solides. Il promet de s'associer aux me- sures prises contre l'Angleterre, mais c'est là un engagement mal défini, d'une exécution éloignée, d'un sens susceptible de beaucoup d'interprétations et qu'il ne sera pas impossible d'atténuer sinon d'éluder. A la vérité, il laisse sacrifier son ami le roi de Prusse, mais ce sacrifice n'a rien de définitif, on lui laisse une partie de ses États qui pourra servir à, recouvrer l'autre. En toute chose il ne donne que l'incertain en échange du certain. Ce qu'on lui cède est irrévocable et ce qu'il accorde est provisoire. Et symptôme caractéristique, c'est Napoléon qui s'exécute le premier, c'est lui qui paye d'avance. Ce profond scrutateur du cœur humain semble ne plus se douter qu'on voit quelquefois des débiteurs ne pas acquitter leurs dettes, il ne sait plus que les hommes sont inconsistants ; qu'ils ne se piquent pas d'une reconnaissance éternelle surtout en politique, et lorsqu'ils ont intérêt à être ingrats. Il ne lui vient pas à l'esprit qu'en présence des avantages énormes qu'on lui fait, Alexandre peut de très-bonne foi contracter des engagements qui, lorsqu'il n'aura plus à en tirer aucun profit, pourront lui paraître très-incommodes à remplir !

Alexandre n'eut donc aucun effort de duplicité à faire pour paraître séduit et enchanté devant un vainqueur qui venait à lui les mains pleines de présents au lieu de lui imposer les dures lois de la guerre. On ne lui demandait que « des choses futures, » ce qui ne coûte jamais beaucoup quand l'équivalent est payé argent comptant. Pour le moment, il s'acquittait en admiration, en flatteries fines et délicates envers le grand homme qui voulait bien l'associer à ses plans, lui ouvrir sa belle allie, lui enseigner les secrets de la grande politiquer Alla-t-il dès lors jusqu'à se dire que la conduite de ce héros envers les alliés qui s'étaient compromis pour lui, et particulièrement envers la Turquie qu'il avait entrainée à la guerre, lui offrait à lui-même un exemple utile à méditer et peut-être à suivre plus tard ? Il est permis de supposer que cette leçon ne fut pas perdue pour lui ; ce qui est certain, c'est qu'au témoignage d'un observateur sagace qui était son confident, Alexandre ne rapporta de ce commerce intime et prolongé avec Napoléon qu'une impression de crainte et de défiance fondée sur une appréciation très-juste de son caractère[9].

Les conditions de l'accord une fois établies et le terrain fixé, il ne s'agissait plus que d'en trouver la mise en œuvre, de régler en quelque sorte la procédure à suivre afin de masquer quelque peu aux yeux du monde la soudaineté de ce prodigieux revirement. Il fut convenu entre les deux empereurs que cette coalition pour la guerre serait présentée à l'Europe sous la forme d'une démarche en faveur de la paix. Les deux souverains offriraient simultanément leur médiation l'un à l'Angleterre, l'autre à la Turquie, et comme ils prévoyaient que cette médiation ne serait pas acceptée, ils sommeraient ensuite les États européens d'entrer dans leur ligue, ce qui leur permettrait de se pourvoir aux dépens de ceux qui se montreraient récalcitrants.

Tel fut l'esprit qui dicta les fameuses stipulations de Tilsit. La partie du traité qui devait être rendue publique, réglait d'abord la délimitation du nouveau royaume de Prusse. Napoléon « par égard pour S. M. l'Empereur de toutes les Russies » consentait à restituer au roi de Prusse ses provinces situées à la droite de l'Elbe, à l'exception toutefois des provinces polonaises qui étaient données à la Saxe, prélèvement fait de domaines estimés à vingt-six millions dont Napoléon avait déjà disposé en faveur de ses généraux. Il se considérait comme le propriétaire légitime des États prussiens et devenait ainsi le bienfaiteur du roi auquel il daignait laisser quelque chose. Cette clause, si humiliante dans la forme et si dure quant au fond, enlevait au roi Frédéric-Guillaume plus de quatre millions de sujets sur neuf. Il essaya vainement de faire revenir Napoléon à des sentiments plus modérés en s'efforçant de lui démontrer son droit et sa bonne foi dans l'affaire de la violation d'Anspach. En cela il prouva qu'il connaissait bien mal son adversaire, car ce qu'il pouvait faire de plus dangereux pour ses intérêts, c'était d'établir qu'il avait eu raison ! Si en effet il avait la justice pour lui, qu'était- ce que cette conquête sinon du brigandage ? La belle reine de Prusse ne commit pas une moins forte méprise lorsque dans son désespoir elle s'adressa aux sentiments chevaleresques de l'homme qui l'avait si cruellement insultée dans ses bulletins. Napoléon lui-même a raconté avec des insinuations peu délicates les inutiles efforts qu'elle fit pour le fléchir, Pour toute concession il lui offrit une rose : « au moins avec Magdebourg ? lui dit la reine suppliante — je ferai observer à Votre Majesté, lui répondit-il durement, que c'est moi qui l'offre, et vous qui la recevez. »

Le traité stipulait ensuite la double offre de médiation auprès de l'Angleterre et de la Turquie, et Alexandre s'engageait à faire évacuer immédiatement par ses troupes la Moldavie et la Valachie jusqu'à la conclusion d'un arrangement définitif. Napoléon avait introduit cette dernière clause par une sorte de respect humain pour lui-même plutôt que par ménage- ment pour la Porte, car il ne s'en était pas moins engagé envers Alexandre à lui faire céder dans tous les cas ces deux principautés. Au reste une révolution venait d'éclater à point nommé à Constantinople, comme pour lui offrir le prétexte dont il avait besoin et le dispenser même de ce reste de pudeur. Le malheureux Sélim qui s'était jeté à sen instigation dans cette guerre funeste, avait été détrôné, emprisonné par les Janissaires jaloux d'une milice armée à l'européenne qu'il avait organisée sur les conseils de Napoléon. Cet événement providentiel était censé délier l'Empereur des Français de tous ses engagements envers la Turquie. Le traité constatait enfin la reconnaissance solennelle des rois de Naples et de Hollande, de la confédération du Rhin, celle de Jérôme en qualité de roi de Westphalie. Ce royaume devait être formé partie avec les dépouilles de la Prusse sur la rive gauche de l'Elbe, partie avec la Hesse-Cassel.

A ce traité qui devait recevoir une publicité immédiate, se joignaient d'abord des articles additionnels, et ensuite un traité d'alliance offensive et défensive destinés les uns comme l'autre à rester secrets, et dont même aujourd'hui on ne possède pas le texte authentique, bien qu'on en connaisse la substance. Les articles stipulaient la cession à la France des îles Ioniennes, des bouches du Cattaro, la reconnaissance de Joseph comme roi de Sicile à charge par Napoléon de fournir au roi Ferdinand une indemnité, telle que les îles Baléares ou Candie. Le traité d'alliance prévoyait le cas de la non-acceptation par l'Angleterre et la Turquie de la médiation qu'on allait leur proposer. Si, comme tout portait à le croire, l'Angleterre répondait par un refus, les deux puissances mettaient aussitôt en commun la moitié de leurs forces, elles adressaient leurs sommations aux trois cours de Copenhague, de Stockholm et de Lisbonne, ce qui devait, selon toute probabilité, permettre à la Russie de mettre la main sur la Finlande, à la France d'envahir le Portugal. Quant à la cour de Vienne, on ne la mettait pas aussi impérieusement en demeure de se prononcer, mais on s'engageait 0 : à insister avec force auprès d'elle. » Si, de son côté, la Porte n'acceptait pas, on s'obligeait à soustraire au joug des Turcs toutes les provinces ottomanes, Constantinople et la Roumélie exceptées. Pour l'Angleterre le refus c'était la guerre avec toute l'Europe ; pour la Turquie c'était le partage[10] et la ruine totale de sa domination.

En dehors de ces stipulations dont l'authenticité est Indiscutable, y eut-il dans l'entrevue de Tilsitt des conventions éventuelles et verbales relativement à deux questions qui occupaient depuis longtemps Napoléon, celle de Rome et celle d'Espagne ? Le fait est assez probable en ce qui concerne l'Espagne, sans qu'on puisse toutefois l'affirmer d'une façon absolue. La famille des Bonaparte se trouvant substituée sur tant de trônes à celle des Bourbons, régnant même sur des pays que celle-ci n'avait jamais gouvernés, il est peu vraisemblable que Napoléon ait lait mystère à Alexandre de son intention de rattacher l'Espagne à son système et d'établir un nouveau pacte de famille entre les peuples de l'Europe occidentale. Quant à la souveraineté temporelle des papes, on peut dire qu'elle ne comptait alors presque pour rien en Europe, surtout aux yeux d'un empereur schismatique ; elle ne pouvait créer aucune difficulté entre les deux états, et t'eût été une précaution superflue que de chercher à obtenir l'agrément d'un souverain pour qui elle n'avait aucun intérêt.

L'œuvre immense qui venait d'être ébauchée à Tilsitt ne reposait, en définitive., que sur des hypothèses. Elle supposait que l'empereur Alexandre se considérerait comme lié par des serments éternels envers un homme qui n'en avait jamais tenu aucun ; elle supposait que ce jeune souverain qui n'avait pu être entraîné que momentanément par les magnifiques avantages qu'on lui avait assurés, était à jamais converti, touché de la grâce comme saint Paul à Damas, qu'il avait pour toujours dépouillé le vieil homme, oublié son passé, ses idées, ses sympathies, qu'il avait subitement changé de nature, de caractère et même de patrie pour devenir sans retour le plus aveugle séide de la politique qu'il avait combattue jusque-là ; elle supposait que Napoléon serait fidèle à sa parole, qu'il tiendrait jusqu'au bout des promesses en partie verbales, qu'il ne se repentirait jamais d'avoir conclu un marché de dupe ; elle supposait enfin que les peuples européens assisteraient jusqu'au bout en spectateurs impassibles et satisfaits à ce bouleversement arbitraire de leurs institutions, de leurs habitudes, de leurs liens nationaux, de leurs traditions séculaires ; qu'ils se résigneraient à être les instruments de leur propre oppression, qu'une fois les armées détruites et les gouvernements renversés tout était dit, et qu'il n'y avait plus lieu de s'occuper de ce qu'il y avait au-dessous. Opinion publique, force morale, sentiments patriotiques, fierté nationale, traditions populaires, amour de la liberté, tout cela était censé ne pas exister. En effaçant les anciennes dénominations géographiques on avait cru supprimer les nations, et l'Europe entière n'était plus aux yeux de ses dominateurs qu'une matière inerte, susceptible de prendre toutes les formes qu'on voudrait lui imprimer.

Jamais apparences n'avaient été plus effrayantes pour la liberté de l'Europe, jamais le césarisme contre nature que Napoléon avait tenté de ressusciter par le plus insensé des anachronismes, ne parut plus près de se consolider qu'à ce moment où il apparut au monde, appuyé d'une part sur le colosse moscovite, de l'autre sur une puissance militaire sans précédents. On put croire que tout était perdu, désespéré, et cependant ces plans grandioses, cette triomphante conception, cette ligue formidable n'étaient qu'épouvantail, vision et chimère. Napoléon n'avait fait à Tilsit que préparer les éléments d'une rivalité nouvelle : il avait relevé et fortifié de ses mains un antagoniste plus redoutable pour lui qu'aucun autre, parce qu'il était placé hors de ses atteintes. Dans chacune des clauses de cette paix était caché un cas de guerre. Ce contempteur de l'idéologie n'avait su faire à Tilsit que ce qu'il appelait avec mépris de « la politique de fantaisie. » Il y était venu pour tromper, et il en repartait dupe de sa propre avidité plutôt que de la duplicité d'Alexandre. II y avait cyniquement trahi d'anciennes et fidèles alliances, il n'en rapportait qu'une amitié douteuse et sans lendemain. En cela il agit non sous la pression d'une nécessité impérieuse, mais de son plein gré, avec une pleine conscience de ce qu'il faisait et poussé seulement par une frénésie d'ambition. On n'a pas besoin d'autre juge que de lui-même pour apprécier la valeur politique de ces stipulations imprévoyantes : « La Valachie et la Moldavie, écrivait-il à Alexandre le 28 février 1811, forment le tiers de la Turquie d'Europe. C'est une acquisition qui ôte toute force à.la Turquie, et on peut le dire, anéantit cet empire, mon plus ancien allié.... Par pure amitié pour Votre Majesté, j'ai reconnu la réunion de ces belles contrées, mais sans ma confiance dans la continuation de son amitié, plusieurs campagnes très-malheureuses n'eussent pu amener la France à voir dépouiller ainsi son plus ancien allié. » Que pouvait-il dire de plus sévère pour lui-même ? Sacrifier un allié et donner deux provinces en échange d'une amitié, et d'une amitié de roi, cela était à coup sûr nouveau dans les annales de la diplomatie. « J'ai consenti, continuait-il, à ce que Votre Majesté gardât la Finlande qui est un tiers de la Suède et qui est une province si importante pour Votre Majesté, qu'on peut dire que depuis cette réunion il n'y a plus de Suède, puisque Stockholm est maintenant aux avant-postes du royaume. Cependant la Suède, malgré la fausse politique de son roi, était aussi un des anciens amis de la France. »

Veut-on enfin avoir son témoignage sur la possibilité tant controversée d'une reconstitution du royaume de Pologne, et sur les motifs qui le portèrent à abandonner cette nation qui était aussi une alliée naturelle de la France ? « On fatigue les oreilles de Votre Majesté de propos calomnieux. Je veux, dit-on, rétablir la Pologne. J'étais maître de le faire à Tilsit. Douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être à Vilna.... Je le pouvais en 1810 au moment où les troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore. » Voilà, disait-il lui-même, tout ce qu'il avait fait, voilà les sacrifices d'orgueil, d'honneur, de loyauté qu'il s'était imposés, et dans quel but ? dans quelle espérance ? sans compensation, sans garantie, sans autre correspectif que l'amitié d'Alexandre, moins que cela, une promesse d'amitié ! On pouvait théoriquement soutenir que les engagements contractés à Tilsit étaient réciproques. Mais dans la pratique cette réciprocité s'évanouissait, car les obligations de Napoléon devaient être d'une exécution immédiate ; celles d'Alexandre étaient d'une échéance à la fois vague et éloignée. L'un donnait, l'autre promettait de faire, selon la vieille formule do ut facies, source éternelle de tromperie. Pour ne pas voir tout ce qu'un tel pacte avait de désavantageux, Napoléon avait dû être aveuglé par un accès d'infatuation ou de passion inconcevable. C'est qu'il avait cru non pas acquérir une amitié, mais gagner un complice ! Il avait cru subjuguer à tout jamais l'enthousiaste Alexandre, oubliant que cet enthousiasme avait déjà brûlé sur plus d'un autel. Cette tête froide et positive avait eu elle aussi son quart d'heure de duperie, et dans ce quart d'heure elle avait fait de la politique de sentiment. Ce calculateur avait une fois dans sa vie joué au don Quichotte. Aussi le traité de Tilsit une fois signé, son premier mouvement devait être de l'enfreindre.

 

 

 



[1] Telle est l'évaluation qu'en donne Napoléon dans une lettre à Brune du 30 mai 1807, en y comprenant les Polonais et l'armée de Silésie.

[2] En janvier 1807. Lettre de lord Howick à M. Douglas, 13 janvier.

[3] De Maistre, Correspondance diplomatique, mars 18O7.

[4] Tel est le motif qu'il allègue lui-même dans son rapport du 11 juin 1807.

[5] Leurs rapports disent 46.000 hommes, chiffre qui n'est pas plus acceptable que les exagérations de leurs adversaires. Notre calcul est établi sur l'ensemble des forces réelles entrées en campagne et déduction faite : 1° du corps laissé sur la Narew ; 2° du corps de Lestocq et de la division Kamenski envoyée à. Kœnigsberg ; 3° des troupes laissées sur la rive droite ; 4° des pertes faites dans les précédentes affaires.

[6] Ces calculs ne sont, bien entendu, qu'approximatifs, car les mensonges des bulletins français et russes sont tels, sur ce point, qu'il est impossible d'arriver à la vérité même relative. Napoléon évaluait le nombre des Russes tués à 18.000, celui des Français à 500. Les rapports russes n'évaluaient leur perte totale qu'à 8000 hommes. Ils assuraient n'avoir perdu que 16 pièces de canon, Napoléon disait 120. Comparer les 79e et 80e bulletins, le rapport de Bennigsen à l'empereur Alexandre, Plotho, Jomini, Mathieu Dumas, Robert Wilson et le Mémorial du dépôt de la guerre, tome VIII.

[7] De Maistre, Correspondance diplomatique, publiée par Albert Blanc.

[8] Napoléon à Alexandre, 4 juillet 1807.

[9] Correspondance du prince Czartoryski avec Alexandre, publiée par Ch. de Mazade.

[10] Garden, Histoire des traités, t. X. — Bignon, Histoire diplomatique. -- De Clerck, Recueil des Traités, etc.