HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE II. — FAUSSES NÉGOCIATIONS. - LES LOISIRS D'OSTERODE ET DE FINKENSTEIN

MARS-MAI 1807

 

 

Ainsi échoua une tentative peu sincère, et peu honorable, qui n'avait été inspirée que par le désir de diviser nos adversaires. Il y avait un manque de dignité, aussi bien que de franchise et d'habileté vraie, à flatter si ouvertement, le lendemain d'un revers, ceux qu'on avait traités la veille avec un mépris si brutal.

Napoléon, après avoir vigoureusement refoulé les avant-postes ennemis, afin de se procurer des quartiers d'hiver tranquilles, porta son quartier général à Osterode, vers les confins de la vieille Prusse. Il s'appuyait à Thorn, comme il s'était appuyé à Varsovie deux mois auparavant. Il établit son armée derrière la Passarge et l'Aile. Son extrême gauche était à Braunsberg, son centre s'étendait de Mohrungen à Allenstein, sa droite de Gilgenburg à Willenberg. Ces positions, quoique plus concentrées que les précédentes, n'étaient ni très-fortes ni très-sûres ; elles étaient surtout trop loin de nos centres d'approvisionnements, ce qui exposa pendant tout le reste de l'hiver nos troupes aux plus cruelles privations. Napoléon a tracé lui- même dans sa correspondance de vives peintures du dénuement auquel ses soldats se trouvèrent plus d'une fois réduits, sans pain, sans eau-de-vie, sans abri, sans souliers, au milieu des glaces et des neiges. On est pourtant forcé de convenir qu'au point de vue militaire son admirable instinct ne le trompait pas, et que la faute de transporter la guerre dans des contrées si inhospitalières une fois commise, il en tirait le meilleur parti possible en tenant tête à ces premières rigueurs de la fortune au lieu de plier et de s'avouer vaincu. Son attitude indomptable en imposa à l'ennemi qui ne songea plus à troubler le repos de nos cantonnements ; elle en imposa plus encore à l'Autriche dont l'intervention en ce moment eût été toute-puissante, et qui ne sut pas saisir l'occasion. Un mouvement rétrograde eût au contraire enhardi nos ennemis dans toute l'Europe ; il eût peut-être été le signal d'une débandade désastreuse. Le parti à la fois audacieux et habile qu'il sut prendre, est la critique la plus frappante de celui auquel s'arrêta Bennigsen. Ce général avait, à la vérité, fait de grandes pertes ; mais son offensive en plein hiver lui avait trop bien réussi jusque-là pour qu'il dût y renoncer ; et plus Napoléon montrait le désir de rester en paix jusqu'à la belle saison, moins Bennigsen devait se résigner à l'inaction à laquelle il se condamna pour tout le reste de l'hiver.

Divers succès remportés sur d'autres points par nos soldats et nos alliés, vinrent peu a peu affaiblir les sinistres impressions d'Eylau. Savary, chargé du commandement intérimaire du corps de Lannes pendant une maladie de ce général, dégagea les abords de la Narew, si nécessaires à notre occupation de Varsovie, et battit les Russes à Ostrolenka. Dans le cours de février, Lefebvre investit Danzig, Mortier occupa les environs de Stralsund, qu'il ne pouvait investir faute de munitions ; notre armée de Silésie pressa le siée de Neïss et de Glatz ; enfin nos alliés, les Turcs, se maintinrent sans trop de désavantage sur le Danube contre Michelson, forcé de faire des détachements sur le Bug au profit de Bennigsen.

A Constantinople, le sultan Sélim, merveilleusement secondé par Sébastiani, remporta une véritable victoire diplomatique et militaire sur la coalition anglo-russe. Après la déclaration de guerre de la Russie et le départ de son ambassadeur Italinski, Sélim avait eu affaire aux remontrances et aux intimidations de l'Angleterre ; il y avait cédé un instant, puis bientôt s'était repenti de sa faiblesse. L'Angleterre tenait d'autant plus à en finir avec les hésitations du sultan, qu'elle n'avait apporté jusque-là à la Russie qu'un concours fort peu efficace, et que, d'autre part, elle craignait de voir cette puissance s'approprier une partie des provinces turques à la suite d'une guerre heureuse. La flotte de l'amiral Duckworth, rappelée des côtes d'Espagne vers les Dardanelles, fut chargée d'appuyer les représentations du cabinet britannique. Son ministre M. Arbuthnot signifia à la Porte un ultimatum impérieux ; il somma le sultan de renvoyer Sébastiani, et de se prononcer pour l'alliance anglo-russe (25 février). Sur le refus de Selim, Arbuthnot s'embarque avec ses nationaux pour rejoindre la flotte. La guerre est aussitôt déclarée à l'Angleterre. Duckworth s'engage intrépidement dans le détroit avec sa faible escadre sous le canon des châteaux des Dardanelles ; il supporte sans en souffrir leur feu mal dirigé, brûle et détruit les bâtiments qu'il rencontre sur son passage, et vient jeter l'ancre vers File des Princes, à quelques milles du sérail (21 février). La terreur régnait dans Constantinople où aucune mesure de défense n'avait été prise. Duckworth insiste pour l'acceptation immédiate de l'ultimatum dont les conditions sont encore aggravées par de nouvelles exigences. Dans ce premier moment de consternation un seul boulet tiré sur le sérail eût décidé de la soumission immédiate du sultan et de sa capitale, mais des scrupules d'humanité arrêtèrent l'amiral anglais ; il consentit à négocier et perdit tout le fruit de son heureuse audace.

Sébastiani, qui déploya dans cette circonstance difficile beaucoup de caractère, de sang-froid et d'habileté, se rend chez le sultan, relève son courage ; il lii montre la possibilité de gagner du temps et d'organiser la défense ; il obtient que les Anglais se retirent à quelque distance, il les amuse pendant plusieurs jours par de feintes négociations. Pendant ce temps, il hérisse les côtes de batteries, il arme des chaloupes canonnières, dispose de vieux vaisseaux en lignes d'embossage, fait instruire les artilleurs turcs par des officiers français que Napoléon lui a envoyés. Le 26 février, Duckworth s'aperçoit enfin qu'il a été joué. Loin d'être en état d'intimider, il se trouve menacé à son tour ; il lui faut reprendre l'étroit passage par lequel il est venu sous le feu d'une artillerie devenue redoutable. Il reparait humilié devant Constantinople qui se rit désormais de ses attaques. Pour comble de malheur les vents contraires ne lui permettent pas de prendre position devant la ville pour commencer des opérations offensives. Chaque jour qui s'écoule aggravant ses périls, il est forcé de s'éloigner, et il affronte de nouveau, mais en fugitif, les batteries des Dardanelles dont les énormes pierriers causent à ses vaisseaux de graves avaries (3 mars)[1].

L'énergie inespérée de Sélim et le succès de sa résistance aux injonctions du cabinet britannique, inspirèrent à Napoléon un vif sentiment de joie en lui prouvant la puissance d'une diversion sur l'efficacité de laquelle il n'avait jamais beaucoup compté. Ces nouvelles ne lui parvinrent qu'au commencement d'avril 1807. Il résolut de rendre plus étroite encore l'alliance qui l'unissait à Sélim, et en même temps de la fortifier par une union intime avec la Perse dont il espérait tirer un parti non moins avantageux. Il-faisait annoncer à grand fracas dans le Moniteur que les Russes avaient offert la paix à la Perse, et que Fethali Schah avait repoussé cette proposition en s'écriant : « que tant que le grand empereur son ami serait en guerre avec les Russes, ceux-ci ne devaient espérer ni paix ni trêve ![2] » Il offrit à Selim des armes, des munitions, des soldats, des ressources de tout genre. « Tu t'es montré, lui écrivait-il à la date du 3 avril, le digne descendant de Sélim et de Soliman. Tu m'as demandé quelques officiers, je te les envoie.... Généraux, officiers, armes de toute espèce, argent même, je mets tout à ta disposition, tu n'as qu'à demander. Demande d'une manière claire, et tout ce que tu demanderas je te l'enverrai sur l'heure. Arrange-toi avec le schah de Perse qui est aussi l'ennemi des Russes ; engage-le à tenir ferme et à attaquer vivement l'ennemi commun. » Il écrivit dans le même sens au schah pour l'exciter à attaquer à la fois les Anglais et les Russes[3], et s'occupa dès lors d'organiser la mission du général Gardane, qui ne partit qu'au mois de mai suivant. La lettre à Sélim se terminait ainsi : « Ici on m'a proposé la paix. On m'accordait tous les avantages que je pouvais désirer, mais on voulait que je ratifiasse l'état de choses établi entre la Porte et la Russie par le traité de Sistowa, et je m'y suis refusé. J'ai répondu qu'il fallait qu'une indépendance absolue fût assurée à la Porte.

Ce post-scriptum contenait autant de mensonges que de mots. Si Napoléon attachait tant de prix à l’alliance de la Turquie et de la Perse, s'il témoignait tant d'égards et d'affection à ces deux souverains quelque peu étonnés de cette subite tendresse, c'est précisément parce que ses avances successives envers la Prusse et l'Autriche n'avaient été accueillies qu'avec défiance ou froideur. Il faut en dire autant des démonstrations exagérées de sympathie auxquelles il se livra vers la même époque à l'égard de la nation suédoise, lorsque Mortier, après avoir battu les Suédois à Passewalk, conclut avec eux une trêve qui les séparait momentanément de la coalition. « L'Empereur, disait à ce sujet Napoléon dans son soixante-douzième bulletin, a toujours éprouvé une véritable douleur de faire la guerre à une nation généreuse, brave, géographiquement et historiquement amie de la France.... l'instruction de l'Empereur a toujours été de traiter les Suédois comme des amis avec lesquels nous sommes brouillés et avec lesquels la nature des choses ne tardera pas à nous remettre en paix. Ce sont là les plus chers intérêts des deux peuples. S'ils nous faisaient du mal, ils le pleureraient un jour•, et nous nous voudrions réparer le mal que nous leur aurions fait. » Rien de plus juste et de plus vrai que ces considérations ; mais pourquoi n'étaient-elles dans sa bouche qu'une feinte inspirée par des embarras d'un moment, au lieu d'être l'expression sincère et durable de sa politique ? La Suède, 'la Turquie, la Perse, la Pologne, tels étaient bien en effet les seuls alliés qu'il pût espérer s'attacher désormais, mais ces peuples ne devaient pas tarder à apprendre à leurs dépens ce que pesait à ses yeux une alliance même fondée sur cette communauté d'intérêts, de traditions, de sympathie qu'il invoquait avec tant d'emphase. Lorsqu'il écrivait ces déclarations qui lui coûtaient si peu, il y avait quelque temps déjà qu'il agitait clans son esprit l'éventualité d'un raccommodement soit avec la Russie, soit avec l'Autriche, raccommodement dont l'inévitable préliminaire devait être l'abandon ou le sacrifice de ces alliances tant vantées.

Après son essai malheureux et maladroit pour ramener le roi de Prusse le lendemain de la bataille d'Eylau, Napoléon s'était de nouveau tourné vers l'Autriche. Effrayé de son propre isolement, il était en outre sérieusement inquiet des armements peu dissimulés de cette puissance, qui alléguait avec beaucoup de raison la nécessité où elle était de se mettre en état de faire respecter sa neutralité. Il sentait très-justement qu'après tous les griefs qu'il avait donnés à l'Autriche, il faudrait peu de chose au cabinet de Vienne pour passer de cette attitude défiante à une hostilité ouverte. Il résolut donc de gagner à tout prix son amitié : « Que veut la maison d'Autriche ? écrivait-il à Talleyrand le 3 mars. Veut elle traiter pour garantir l'intégrité de la Turquie ? j'y consens. Veut-elle un traité par lequel la Russie venant à acquérir un accroissement de territoire en Turquie, les deux puissances feraient cause commune pour obtenir l'équivalent ? Cela peut encore se faire. » Après avoir si bien montré le cas qu'il faisait, et des intérêts de son bon ami Sélim, et de cette intégrité qui revenait dans tous ses manifestes, il invitait Talleyrand à offrir de nouveau une portion de la Silésie, enfin à lui écrire « ce qu'il fallait faire pour s'assurer l'Autriche. » Mais à supposer que l'Autriche ignorât la démarche qu9 Napoléon venait de faire, dans un sens si différent, auprès du roi de Prusse, ce qui n'est pas présumable, quelle confiance pouvait lui inspirer une démarche si brusque, un changement de ton si fréquent et si complet, une facilité si éhontée à sacrifier ses alliés les plus fidèles, et, pour tout dire, tant de douceur et d'affabilité après tant d'arrogance ?

M. de Vincent, à qui M. de Talleyrand fit cette ouverture fort imprévue, témoigna plus de surprise que d'empressement. Il. répondit que sa cour n'avait nullement le désir de s'approprier les dépouilles de la Turquie ou de s'enrichir aux dépens de ses autres voisins, mais ne demandait qu'à être rassurée sur ses possessions actuelles. Napoléon revint à la charge : « Il faut, écrit-il à Talleyrand le 9 mars, que M. de Vincent nous dise ce qu'ils désirent, car tout ceci doit finir par un système entre la France et l'Autriche, ou entre la France et la Russie. » Les inquiétudes de l'Autriche n'ont plus de raison d'être, car « le plan de l'Empereur est celui-ci : restituer au roi de Prusse son trône et ses États, et maintenir l'intégrité de la Porte. » L'Autriche ne voulant pas du partage de la Turquie, il invoque de nouveau le grand principe de

« Quant à la Pologne, ajoute-t-il aussitôt, cela se trouve contenu dans la première partie de la phrase, » c'est-à-dire que la restitution des États du roi de Prusse, étant stipulée, il ne sera plus question de la Pologne. Ainsi il fait de ses soldats les Polonais aussi bon marché que de ses amis les Turcs. Il offre de les sacrifier à l'Autriche comme il a déjà offert de les sacrifier à la. Prusse. Évite-t-il du moins, pendant ce temps, de les compromettre et de les pousser en avant ? Non, il n'a jamais été plus prodigue de leur sang et de leurs ressources. Deux jours auparavant, le 6 mars, il écrit à Zajonchek pour le presser de compléter l'organisation de son corps d'armée qu'il va porter à vingt-cinq mille hommes ; il l'invite à enrôler sous ses drapeaux toute la noblesse de la rive droite de la Vistule ; il annonce le même jour à Talleyrand qu'il va faire insurger la Volhynie et la Podolie ! Mais peut-être a-t-il à se plaindre de leur lenteur et de leur mollesse ? encore moins, il le reconnaît lui-même dans les termes les plus explicites : « Tâchez donc, écrit-il à Talleyrand à ce moment même, de convaincre Gouvion qu'il prend trop de passion contre les Polonais. Il me semble qu'ils rendent autant de services que les circonstances peuvent le permettre ![4] » On voit par cette conduite si les Polonais éclairés avaient eu tort ou raison de ne pas se fier à Napoléon.

Le cabinet autrichien reçut froidement cette nouvelle avance, il gardait une réserve impénétrable. Napoléon était l'homme le moins fait pour supporter longtemps, chez un adversaire quel qu'il fût, cette attitude énigmatique. En présence de l'immobilité autrichienne, il s'impatiente, s'irrite, et bientôt il menace. Il ne cherche plus à tenter et à séduire l'Autriche, il se prépare à la mettre en demeure de choisir entre l'alliance et la guerre. Pour l'intimider plus sûrement, il se décide à frapper un coup extraordinaire. Il a appelé, il y a quatre mois à peine, une conscription de 80.000 hommes qui ne devait être levée qu'un an plus tard, il va, par un nouvel abus de pouvoir, appeler, en mars 1807, les 80.000 conscrits de l'année 1808 ; il va faire à la France cet effroyable aveu qu'il lui faut maintenant deux conscriptions en quatre mois, qu'avec tout son génie, une armée de 540.000 hommes ne lui suffit plus pour protéger l'honneur national I Et encore ne lui dit-il pas tout, car il songe à appeler au mois de septembre la conscription de 1809 ! « Je vais armer 80.000 hommes, écrit-il à Talleyrand le 30 mars, au mois de septembre j'en armerai 80.000 autres. » En même temps que par une nouvelle violation des lois qu'il a faites, il soustrait au Corps législatif le vote de cette mesure inique pour l'imposer à la complaisance de ses sénateurs, il la motive effrontément sur la nouvelle fantastique « que l'Angleterre vient de lever 200.000 hommes[5]. » Il pré vient ses confidents, Cambacérès et Lacuée, que les objections sont inutiles, qu'il les connaît d'avance, qu'il n'écoutera aucune représentation, ne souffrira aucun délai, que telle est son immuable volonté. Talleyrand reçoit l'ordre de faire connaître à l'Autriche que nos levées ne sont qu'une réplique à ses propres armements, à sa politique équivoque, « qu'il attend sa réponse à nos ouvertures pour faire faire demi-tour à droite à notre armée de Bretagne et de Normandie..., qu'elle sera bien folle d'attirer chez elle le théâtre de la guerre..., qu'il est prêt à faire passer la revue de son armée à l'intérieur par un officier autrichien qui verra par ses yeux combien de troupes il peut envoyer en Bavière avant un mois.... Enfin que l'Autriche doit concourir à la paix selon les ouvertures qu'il lui a faites, mais qu'il faut qu'elle ne lui donne plus d'inquiétudes et ne lui fasse plus de menaces. »

De si insolentes provocations succédant tout à coup aux caresses, étaient faites pour pousser à bout les hommes d'État les plus disposés à la résignation, et peut-être l'Autriche, tout affaiblie qu'elle fût, alors, n'eût-elle pas supporté un pareil langage s'il lui eût été signifié dans toute sa brutalité. Mais, par une heureuse coïncidence, au moment même où Napoléon lui jetait ce défi insensé, elle lui faisait offrir sa médiation auprès des coalisés. Napoléon écrivait sa lettre le 19 mars, et le lendemain, 20, il recevait celle par laquelle Talleyrand lui notifiait l'offre du cabinet autrichien. Il en éprouva un vif désappointement, car cette proposition bienveillante faisait tomber ses menaces en leur Ôtant tout prétexte, et conservait à l'Autriche l'avantage de sa position expectante. Malgré ses hypocrites déclarations en faveur de la paix, il n'avait plus au fond aucune envie de la faire depuis que de nombreux renforts étaient venus combler les vides de son armée, et ses démarches auprès des diverses puissances avaient pour but de gagner un allié de plus, et nullement de conclure une pacification_ Il n'avait que faire des bons offices de la cour de Vienne ; ce qu'il avait voulu obtenir, c'était l'appui de ses armées. Cependant il sentait toute la gravité de cet incident, et ne se dissimulait pas que l'intervention autrichienne pouvait en très-peu de temps aboutir à la guerre. Ses embarras se trahissent dans les incessantes fluctuations de son langage et de sa conduite. On le voit d'abord prescrire à Talleyrand une attitude ambiguë ; il lui recommande de ne répondre ni oui ni non, d'exiger que l'Autriche cesse d'armer, et « se présente, un bâton blanc à la main, comme un juge de paix[6]. » Quelques jours après, le presse de pousser l'Autriche, il se déclare prêt à accepter la médiation, il demande même qu'on y joigne « une suspension d'armes de trois ou de six mois[7]. » Le 16 avril, il accepte officiellement la médiation en insistant encore pour l'armistice[8] ; mais bientôt il se ravise. Avant tout armistice, il veut avoir Danzig et Graudenz que son armée serre de près ; il blâme Talleyrand d'avoir admis pour base le status præsens il lui enjoint de ne s'engager à rien, de faire l'ignorant, de traîner en longueur ; il regarde l'intervention de l'Autriche comme un malheur ; il faut donc que tout, et « jusqu'au lieu même où doit se réunir le congrès, puisse devenir un objet de discussion[9]. »

Dans toute cette négociation dont il est si facile de prévoir le dénouement, son manque absolu de principes et de toute règle de conduite, l'incroyable mobilité de ses idées qui n'avaient d'autre boussole que l'intérêt du moment, envisagé sous le point de vue le plus personnel et le plus éphémère, dégénèrent en imprévoyance et en déraison. Il n'en fallait pas tant pour faire échouer un projet qui n'avait, été pour l'Autriche qu'un expédient, et que les autres puissances n'avaient pas pris au sérieux un seul instant. Elles acceptèrent en principe la médiation autrichienne, mais en fait elles s'en tinrent à de vagues déclarations, et il n'y eut de réel et de définitif dans leurs démarches que la convention de Bartenstein (26 avril) qui resserra plus étroitement encore l'alliance de Frédéric-Guillaume avec Alexandre. Les deux souverains s'unissaient de nouveau pour la défense commune et pour la reconstitution de l'Europe ; ils s'engageaient particulièrement à ne faire aucune conquête pour leur propre compte pendant toute la durée de la guerre (art. 13). Cet engagement, à coup sûr désintéressé, mais un peu prématuré peut-être, témoignait assez des illusions qu'avait fait naître dans leur esprit l'indécision de la bataille d'Eylau.

Pendant que ces démonstrations pacifiques s'échangeaient de part et d'autre, semblables à ces contremarches savantes et à ces mouvements simulés par lesquels les généraux s'étudient à découvrir le côté faible d'un adversaire, Napoléon, établi à Osterode puis au château de Finkenstein (1er avril), s'occupait activement à relever le moral et le matériel de son armée, à assurer ses approvisionnements d'abord si défectueux, à presser l'arrivée de ses renforts, et l'organisation de ses conscrits. Le 4 avril, Cambacérès et Regnault de Saint-Jean d'Angély se présentèrent en son nom devant le Sénat consterné pour obtenir de lui l'appel de la conscription de 1808. Cambacérès jura ses grands dieux que ces jeunes gens ne seraient employés qu'à l'intérieur. Il insista sur la « la bonté paternelle de Sa Majesté qui n'avait pas voulu que les nouveaux conscrits affrontassent les grands travaux de la guerre avant de s'être par degrés familiarisés avec eux. » On lut ensuite un rapport de Berthier qui établissait « que jamais les armées de Sa Majesté n'avaient été aussi nombreuses, aussi bien exercées et mieux organisées ; » mais qu'il fallait subvenir aux pertes subies dans les batailles et « à la consommation des maladies, » parole terrible dans son laconisme, et qui exprimait bien le déchet prévu de cette immense coupe réglée. Regnault parla le dernier. Il s'attendrit sur l'Empereur « qui avait tout fait pour avoir la paix et dont le cœur saignait en réclamant cette nouvelle conscription. Il s'attendrit aussi sur les conscrits : « Ce ne seront, dit-il, à proprement parler que des gardes nationales, des corps où les enfants obéissant à la voix de la nature, remplaceront pour ainsi dire leurs pères sous les aigles départementales.... il en coûte à Sa Majesté, témoin ce bulletin d'Eylau où respirait le regret plutôt que la joie de la victoire ![10] »

Cette pastorale larmoyante émut les sénateurs qui étaient trop sensibles pour refuser leur vote à ce Tibulle de la conscription. Conscrire et proscrire, tel était déjà selon l'expression d'un contemporain[11] le premier et le dernier mot du régime impérial. Napoléon était bien loin de la sentimentalité que lui prêtait Regnault. Sa bonté paternelle en était à rétablir, par des rigueurs inexorables, la discipline fort compromise dans ces derniers temps : « J'ai vu avec peine, écrivait-il à Soult, qu'un paysan était venu d'Elditten à Liebstadt. Ne saurons-nous donc jamais servir ? pas même un lièvre ne doit passer la ligne. Le premier qui passera, faites-le fusiller, innocent ou coupable[12]. » C'est par de tels moyens, parait-il, qu'on fait à la guerre ce qu'on est convenu d'appeler de grandes choses. Il profita des loisirs que lui laissait Bennigsen pour pousser énergiquement le siège des places qui tenaient encore soit en Silésie, comme Neiss et Glatz, soit dans la Prusse supérieure, comme Graudena et Colberg. Il tenait particulièrement à la prise de

Danzig, entreprise plus difficile dont il voulait donner l'honneur au vieux Lefebvre, mais qui était en réalité dirigée par deux officiers éminents du génie et de l'artillerie, Chasseloup et Lariboisière. Danzig fut investi le 8 mars, et à partir de ce moment le siège fut poursuivi régulièrement par un corps d'armée de 20.000 hommes, composé en partie d'auxiliaires.

Cette période de tranquillité relative lui permit également de jeter un coup d'œil sur nos affaires intérieures qui se trouvaient clans une situation fort peu rassurante. Comme tout en déléguant une partie de son autorité à l'archichancelier Cambacérès, il avait voulu rester le centre de l'administration et des intérêts, il est facile de comprendre qu'après une si longue absence, au milieu d'événements si tumultueux, si compliqués, il était fort mal placé pour donner au gouvernement intérieur l'impulsion d9 chaque jour sans laquelle rien en France ne pouvais, plus se faire ni marcher. Tout y étant soumis aux décisions de cette fantaisie désordonnée, tout s'y était trouvé suspendu et arrêté en même temps, et l'on voit par sa correspondance que, pour régler le moindre différend, pour obtenir de lui une décision relative à des chanteurs d'Opéra, il fallait courir après le conquérant jusqu'au milieu des neiges d'Eylau, avant de savoir quelle conduite on devait tenir. Avec quelle compétence et quelle connaissance des questions, des intérêts, du bon droit, de pareils arrêtés pouvaient être rendus, c'est ce qu'il est inutile d'examiner pour tout esprit sensé. Un désarroi général, un malaise profond, une déplorable inertie dans toutes les branches de l'activité nationale, excepté celle que nourrissait la guerre, telle était l'inévitable conséquence d'un semblable système. Les alarmes que fit naître la situation périlleuse de notre armée après Eylau, n'étaient pas de nature à atténuer le mal.

Ces souffrances tenaient à sa politique ; quelque bonne volonté qu'il eût d'y remédier, il ne dépendait pas de lui de les soulager tant qu'il ne reviendrait pas à des vues moins chimériques. Il n'est pas dans la nature des choses qu'un homme, eût-il un génie politique très-supérieur à celui de Bonaparte, puisse bien gouverner un État, et à plus forte raison un si vaste empire, à cinq cents lieues de ses frontières, au milieu des agitations, des accidents et des innombrables nécessités de la vie militaire. Lorsque Napoléon avait, dans sa journée, fait de quinze à vingt lieues à cheval pour parcourir ses cantonnements, lorsqu'il avait dicté dix lettres relatives aux mouvements de ses troupes sur l'immense échiquier qu'elles avaient à parcourir, lorsqu'il avait prévu et réglé les mesures à prendre pour leur faire parvenir à point nommé leurs approvisionnements, leurs munitions, leurs objets d'équipement, pour envoyer aux chefs de corps leurs instructions, pour imprimer un mouvement d'ensemble à des opérations si variées, pour conduire les sièges et diriger les négociations, il tombe sous le sens qu'il ne lui restait plus pour la conduite des affaires intérieures de l'empire qu'une somme d'attention fort insuffisante, et qu'il ne pouvait leur accorder qu'un regard distrait. Les écrivains complaisants qui nous le montrent portant avec aisance ce poids énorme, et du fond de son camp d'Osterode faisant mouvoir tout l'empire avec une sorte d'omniscience et d'omniprésence, se servent, on peut le dire, d'un langage plus propre à la théologie qu'à l'histoire. Par une anomalie singulière, ce sont les mêmes écrivains qui, en lui attribuant soixante mille traînards à Eylau, le dépeignent comme incapable dès lors de maîtriser et de bien conduire la gigantesque machine qu'il avait organisée sous le nom de grande armée

Cette contradiction dit assez tout ce qu'il y a à ra battre dans leurs récits. La vérité est que, même au point de vue militaire, Napoléon était dès lors comme débordé par l'immensité de ses entreprises ; il réussissait encore à faire violence à l'impossible à force de génie et d'activité, mais les incohérences et les lacunes de son œuvre se trahissaient à chaque instant, et au premier insuccès tout semblait sur le point de s'écrouler. Il gouvernait nominalement l'empire ; jaloux à l'excès des prérogatives de son pouvoir, il avait voulu garder dans ses mains tous les fils de l'administration ; mais en réalité il s'était vu forcé d'en déléguer la plupart des fonctions effectives, à des hommes dont la docile médiocrité et l'effacement absolu rassuraient son ombrageuse susceptibilité. Il ne surveillait de près que la police, la diplomatie et la guerre, qui à vrai dire étaient à ses yeux les seuls organes essentiels du gouvernement. L'expédition des affaires courantes était confiée au secrétaire d'État Maret qui, chargé de dépouiller les portefeuilles ministériels et de préparer les décisions indispensables, en présentait les éléments sous le jour qui lui convenait le mieux. Travailleur infatigable, esprit souple et facile, sans principes arrêtés ni vues propres, mais possédant à fond la routine des affaires et les faiblesses de son maître, ce parfait bureaucrate épargnait à Napoléon la fatigue d'une étude dont le poids l'eût accablé au milieu de ses occupations multipliées ; sous prétexte de résumer et de simplifier les affaires, il lui en dérobait peu à peu le contrôle et ne lui laissait guère que la signature des décrets qu'il avait lui-même élaborés.

Si Maret avait été inspiré en cela soit par une préférence pour un système quelconque, soit même par le goût du pouvoir, cette espèce d'usurpation clandestine aurait pu devenir dangereuse pour lui, mais comme il n'y cherchait que la satisfaction d'une coterie plus avide de places et de distinctions lucratives que d'une haute influence dans l'État, et comme il possédait à un rare degré le genre de mérite que Napoléon appréciait le plus dans ses serviteurs, le zèle et le dévouement, la faveur dont il jouissait ne fit que se consolider avec le temps. Ce n'en était pas moins un grand mal au point de vue de la bonne expédition des affaires, que l'instrument rognât sous le nom du maitre, et que l'empire fût gouverné par un homme dont la portée d'esprit ne dépassait pas celle d'un excellent scribe. On peut en croire là-dessus Savary, un des plus aveugles adorateurs de Napoléon, bien que cette critique lui ait été dictée par l'envie plutôt que par un jugement sincère. Il constate, en la déplorant, l'influence prise à ce moment par Maret, et il ajoute : « On faisait croire à l'Empereur que l'on disait à Paris que l'on ne comprenait rien à son activité, qu'il était impossible de lui en imposer dans les moindres choses, qu'il lisait tout. Basse adulation qui eut des conséquences fâcheuses !... Cette manière de travailler commença à Varsovie. Elle était trop commode à l'Empereur auquel on ne parlait pas des plaintes qu'elle excitait, et trop avantageuse à quelqu'un qui recherchait le pouvoir pour qu'elle changeât jamais[13]. »

Ainsi, dans la gestion des affaires intérieures courantes, dans la conduite de ces complications de tous les jours qui, dans un État centralisé, réclament impérieusement l'œil du maitre,-telles que les nominations administratives et judiciaires, les travaux publics, les finances, la justice, les rapports entre les particuliers et l'État, la surveillance des grands intérêts économiques, la besogne était laissée aux plus médiocres des subalternes ; et cette prodigieuse activité, grâce à l'accablant surcroît d'occupations qu'elle s'était créé à l'extérieur, équivalait à l'incurie et à la somnolence d'un roi fainéant. La France n'est plus gouvernée que comme une simple province du grand Empire. De loin en loin le lion veut montrer qu'il ne dort pas, et il marque de sa griffe quelque mesure destinée à faire trembler ses ennemis ou à faire marcher ses sujets dans le droit chemin. Il fait de temps à autre acte de présence au moyen d'une instruction envoyée à ses divers agents, mais la seule correspondance vraiment active que Napoléon conserve à l'intérieur, est celle qu'il entretient avec Fouché. Par l'entremise de ce ministre, il s'imagine avoir enfin réduit cet insaisissable antagoniste qui se nomme l'esprit public et qui se joue des coups qu'on lui porte. Dans cette poursuite acharnée, Napoléon a frappé tour à tour la tribune, la presse, les journaux, les salons, mais en dépit de tous ses efforts il n'a pas atteint l'opinion. L'ironique Protée est toujours là accueillant avec un sourire d'incrédulité ses conceptions chimériques, son roman de domination universelle et ses fausses victoires. Après Pultusk et Eylau, ses bulletins menteurs n'ont trompé personne en France, les lettres même de l'armée ont rétabli la vérité : comment se défendre contre de pareils démentis ? Bientôt il en viendra à supprimer toutes les correspondances entre l'armée et l'intérieur[14]. « Faites courir les nouvelles suivantes, écrit-il à Fouché. Répandez-les d'abord dans les salons, faites- les mettre après dans les journaux. L'armée russe est tellement affaiblie, qu'il y a des régiments qui sont réduits à 150 hommes. Il ne reste plus de troupes en Russie.... l'armée russe demande la paix ; elle accuse quelques grands seigneurs de vendre le sang russe pour les Anglais[15], etc. »

Le compère Fouché fait de son mieux. Il va jusqu'à faire forger une lettre dans laquelle un officier russe prend soin d'attester à la France que ses compatriotes ont été complètement battus par nos soldats. Mais Napoléon n'est pas satisfait, bien qu'il ait lui-même, en d'autres occasions, donné la recette de ce bon tour à Fouché : oc J'ai vu dans les journaux, lui écrit-il le 27 mars suivant, une prétendue lettre écrite en Russie, c'est pitoyable !... En général, tout ce qu'on imprime pour éclairer l'opinion me paraît rédigé dans un faux esprit, et comme si l'auteur pensait lui-marne que ce qu'il dit n'est pas vrai. » Il y avait peut-être quelque ingénuité à exiger de Fouché la foi aveugle et persuasive d'un apôtre. C'était constater naïvement que l'opinion subornait la police elle-même, ordinairement si convaincue, et, s'il y avait regardé de plus près, il eût découvert qu'elle avait un complice jusque dans sa propre conscience.

L'opinion était tout le monde, c'est là ce qui la rendait à la fois si forte et si insaisissable. De là la singulière et puérile irritation de Napoléon contre les personnes qui représentaient à ses yeux, dans une mesure quelconque, cet être collectif et intangible qu'il poursuivait sans pouvoir l'atteindre. Plus il se sentait impuissant contre cet ennemi impersonnel et anonyme, plus sa haine s'attachait à tout ce qu'il en pouvait voir et toucher. Vers la fin de mars 1807, ce conquérant, dont les nouvelles levées portent l'armée à plus de 600.000 hommes, apprend tout à coup qu'une femme a été vue aux environs de Paris ; il n'en faut pas plus pour troubler l'équilibre de ce puissant esprit. Ses lettres se remplissent d'invectives à l'adresse de cette femme, de reproches à l'adresse des ministres qui ont toléré sa présence « J'ai écrit, mande-t-il à Cambacérès, au ministre de la police de renvoyer Mme de Staël à Genève.... Cette femme continue son métier d'intrigante. Elle s'est approchée de Paris malgré mes ordres. C'est une véritable peste. Mon intention est que vous en parliez sérieusement au ministre, car je me verrais forcé de la faire enlever par la gendarmerie. Ayez aussi l'œil sur Benjamin Constant, je ne veux plus rien souffrir de cette clique[16]. »

Mme de Staël est renvoyée de nouveau, Napoléon respire. Mais il ne peut aborder ce sujet sans perdre tout son sang-froid ; on dirait qu'il a l'imagination frappée et pressent que ce noble esprit, qui mesure avec un si ferme jugement les fausses grandeurs de l'Empire, assistera un jour à leur chute ; et cette sorte d'intuition superstitieuse lui inspire des invectives d'une exaltation presque burlesque « Je vois avec plaisir, écrit-il à Fouché le 18 avril, que je n'entends plus parler de Mme de Staël.... Cette femme est un vrai corbeau. Elle croyait la tempête déjà arrivée, et se repaissait d'intrigues et de folies. Qu'elle s'en aille dans son Léman ! » Pressentiment juste et fondé ! quel augure pouvait en effet être plus sinistre pour lui que ce nom détesté ? Ce nom lui rappelait sans cesse qu'en dépit de sa puissance, de ses séductions, de ses prodigieux succès, il y avait dans l'âme de Ses contemporains quelque chose qui lui résistait invinciblement, et qu'avec toute sa force il ne pouvait briser ni soumettre, même chez une femme sans défense. Ce quelque chose à la fois si fort et si fragile, si vivant sous les apparences de la mort, c'était le maitre souverain des choses humaines, qui peut souffrir parfois des violences passagères, mais sans lequel rien ne se fait ici-bas de grand ni de durable, c'était l'esprit de justice et de liberté, sa victime d'aujourd'hui, son vainqueur de demain !

Ce qui est singulier, c'est que tout en proscrivant avec cette haine implacable et pusillanime toute pensée indépendante et tout sentiment élevé, Napoléon ne perd pas de vue un seul instant son projet de faire revivre les grandes époques littéraires. Les fruits de l'institution des prix décennaux se faisant quelque peu désirer, il imagine une combinaison nouvelle qui va hâter leur maturité. On a de lui, à cette date même, deux longues dictées relatives aux encouragements à donner aux lettres et à l'établissement d'écoles spéciales, qui sont un témoignage curieux du désordre et de l'incohérence de ses idées. Il y reconnaît que l'État est peu compétent en cette matière, qu'il n'a pas à s'occuper de donner des places aux poètes, que leur récompense est dans les suffrages du public ; mais en même temps c'est l'administration qu'il veut charger de recommander les auteurs à l'attention de ce même public. Les encouragements du pouvoir n'ont pas produit les effets qu'il en attendait ; il essayera du stimulant d'une censure officielle. Il admire Richelieu commandant à l'Académie la critique du Cid ; ce trait de petitesse d'un ministre bel esprit lui semble un trait de génie ; il y voit le germe d'une institution féconde, il veut que ce grand exemple soit imité : Si c'est sur la demande de l'Empereur, dit-il à ce sujet, que l'institut fait la critique ou des géorgiques de l'abbé Delille, non comme traduction, mais comme cher-d'œuvre de langage, de poésie et de goût, ou du plus beau chant du poème de la Navigation par Esménard, ou des plus belles odes de Lebrun, ou même pour mieux marquer des intentions impartiales du plus beau morceau de poésie sorti de la plume de Fontanes, peut-être l'auteur critiqué aura-t-il d'abord un peu d'humeur, mais bientôt il sentira que le choix qu'on a fait de son ouvrage en est l'éloge, tandis que le public s'intéressera, s'éclairera, se formera !... Une fois l'institution d'une sage critique régulièrement établie, on pourra ne plus permettre le genre de critique actuel, ou du moins en corriger les excès. L'Institut est un grand moyen dans les mains du ministre ![17]... » O sublimité de ce génie universel ! chasser Mme de Staël et ériger l'Institut en cour suprême de critique administrative afin d'arriver à supprimer la critique libre, quel moyen ingénieux et puissant de relever la littérature française, et quel titre à l'éternelle admiration des sots ! Quand on pense que de si tristes inspirations ont si longtemps passé pour des modèles de sagesse et de raison, on ne peut se défendre d'un certain plaisir à faire toucher du doigt le bois de l'idole et à en faire résonner le creux. C'est en vain que des esprits à courte vue voudraient contester ce droit de l'historien ; s'il est vrai que le passé soit la leçon de l'avenir, et qu'une nation s'éclaire et se fortifie en jugeant avec fermeté les erreurs qu'elle a commises, c'est un devoir de lui dévoiler dans toute leur inanité les illusions qui l'ont égarée.

Napoléon dictait le même jour, sur l'enseignement de la géographie et de l'histoire, des instructions plus sensées, mais où se révélait également l'étroite préoccupation qu'il portait en toute chose. Indépendamment de sa préférence pour l'histoire militaire, on y voit qu'il voulait faire de l'histoire un simple répertoire des dates et des faits, une sorte d'anatomie des événements dépouillés de tout ce qui pourrait leur donner un sens, une moralité, une conclusion : « On devinera aisément, disait-il dans cette note, que ma secrète pensée est de réunir des hommes qui continuent, non l'histoire philosophique, non l'histoire religieuse, mais l'histoire des faits. » L'histoire sans conclusions, c'est-à-dire l'expérience sans enseignements, la science sans généralisation, la société sans principes, voilà bien en définitive l'impossibilité qu'il rêvait. En tout il visait à supprimer l'idéalité, et en quelque sorte l'âme même des choses, parce qu'il sentait bien que ce principe supérieur était forcément contre lui. N'est-ce pas lui qui voulait qu'on parlât de Mirabeau sans parler de ce qui avait fait l'inspiration, la puissance et la grandeur de Mirabeau, c'est-à-dire de ses idées ? Lors de la réception de Maury à l'Académie, le président des immortels, l'abbé Sicard, avait jugé à propos d'exterminer la mémoire de Mirabeau ; et cet excès de zèle avait indisposé Napoléon qui voulait qu'on s'abstint également du blâme et de la louange : « II y a des choses, dans cette séance de l'Académie, qui ne me plaisent pas, écrivait-il à Fouché. Il n'était pas du ressort du président d'une compagnie savante de parler de Mirabeau. S'il devait en parler, il ne devait parler que de son style, cela seul pouvait le regarder[18]. » Ne parler que du style de Mirabeau ! c'était à peu près comme s'il eût voulu que l'avenir ne parlât que de l'orthographe de Napoléon. Et il chargeait Fouché de parler de Mirabeau « avec éloge » afin de rétablir la balance, comme si la gloire d'un grand homme était à la merci des déclamations d'une académie ou des apologies d'un homme de police !

Les moyens que Napoléon avait imaginés pour venir en aide aux souffrances de l'industrie et du commerce n'étaient guère plus efficaces que les encouragements qu'il proposait pour la littérature. Il avait d'abord demandé au conseil d'État une enquête sur les causes du mal, et les remèdes qu'on devait y apporter. Mais comment espérer d'une assemblée de fonctionnaires une réponse utile à de semblables questions ? Le mal, c'était lui-même, c'était ce système insensé de conquête à outrance, de guerre sans fin, de compression universelle ; c'était le blocus continental, c'étaient les alarmes du crédit, les confiscations par décret, les conscriptions anticipées, la stérilité de toutes les branches de production. Le conseil d'État, fort empêché de détruire l'effet en respectant la cause, répondit par la proposition, assez ridicule en des circonstances aussi graves, de faire meubler les évêchés et les préfectures afin de fournir du travail aux industries qui chômaient. Cet expédient lumineux ne fut pas du goût de Napoléon ; mais celui qu'il lui substitua ne valait guère mieux. Il décida qu'une somme de 500.000 francs par mois, soit six millions par an, serait avancée à titre de prêt aux manufactures en souffrance, à la double condition que la manufacture continuerait à marcher, et qu'elle consignerait dans un magasin spécial une quantité de marchandises d'un prix équivalent à au moins deux fois la somme prêtée. En communiquant ce projet à Cambacérès, Napoléon disait : « Un prêt ainsi fait, je suppose qu'il me donne hypothèque. Si nos lois civiles ne me la donnaient pas, faites un décret qui me la donne[19]. » Telle était au juste la connaissance que le grand législateur, l'immortel auteur du code, objet des admirations de la postérité, avait des lois qu'il était censé avoir faites. Mais ce prêt avec ou sans hypothèque devait le mener plus loin qu'il ne pensait. Après avoir transformé l'État en prêteur sur gage et en commanditaire de l'industrie, il fallait aller jusqu'au bout et faire de lui un marchand, car les marchandises consignées ne pouvaient que se détériorer rapidement et il était urgent de leur trouver un placement. Napoléon semble avoir caressé un instant ce projet en adoptant ridée de contraindre les navires neutres à réexporter nos produits après nous avoir apporté les leurs, mais cette menace n'eut, d'autre résultat que de les éloigner de nos ports.

Ces secours purent avoir leur utilité dans certains cas exceptionnels, mais leur inévitable publicité avait le tort grave d'équivaloir, pour le négociant, à une sorte de déclaration de faillite, et il est d'ailleurs inutile d'en faire ressortir l'insuffisance. Six millions pour combler un pareil déficit, c'était une goutte d'eau pour éteindre un incendie. Quant aux mesures complémentaires qu'y joignit Napoléon, telles que l'établissement à Paris d'un atelier de fournitures militaires, l'invitation qu'il adressa à sa femme et à ses sœurs d'y faire des dépenses, l'ordre de faire remettre à neuf ses appartements des Tuileries, elles semblent être écloses dans la tête d'un enfant plutôt que dans celle d'un homme d'État, et si on les cite d'ordinaire comme des preuves de bonne volonté, on peut y voir aussi un témoignage encore plus frappant d'impuissance. De tels efforts ne pouvaient être fructueux qu'à la condition de s'attaquer à la vraie cause de tant de maux, c'est-à-dire à la politique insensée qui les produisait ; or si l'on ne peut croire que Napoléon se faisait illusion à cet égard sans lui dénier toute clairvoyance, on a le droit d'affirmer que ces calamités ne le touchaient qu'autant qu'elles pouvaient atteindre son prestige et sa popularité. Il s'en préoccupait jusqu'à un certain point en France parce qu'il savait quelle force redoutable les souffrances populaires pouvaient à un moment donné communiquer aux rancunes de l'opinion, mais dans les autres pays soumis à notre influence il y était aussi parfaitement insensible que s'il se fût agi des habitants de Saturne.

De tous ces pays la Hollande était celui qui avait le plus à souffrir, parce qu'elle n'était ni riche des produits de son sol comme l'Italie, ni gorgée des dépouilles de l'Europe comme la France. Ruiné par la guerre, par la perte de ses colonies, par l'inaction forcée de sa marine, par l'interruption de ses relations commerciales, ce petit État, qui possédait un territoire insuffisant pour le faire vivre, avait reçu le dernier coup du blocus continental. On n'en exigeait pas moins de lui qu'il entretint une armée de plus de cinquante mille hommes[20]. Témoin de tant de misères, le roi Louis s'efforçait de les adoucir par sa simplicité, son économie, son respect pour les mœurs, les traditions, les susceptibilités d'un peuple faible, mais justement fier des grands souvenirs de son histoire. Qu'il y eût dans les réformes opérées par cet homme bien intentionné quelques mesures mal entendues, cela va de soi, mais il avait pris au sérieux son rôle de roi, il voulait se faire aimer de ses sujets, et c'était là un crime que Napoléon ne pouvait lui pardonner. Louis avait refusé, malgré les injonctions réitérées de son frère, d'établir en Hollande la conscription et de nouveaux impôts, il avait refusé d'y sacrifier les intérêts protestants à la minorité catholique, il s'était fait une réputation de douceur et de bonté, il avait établi autour de son trône quelques charges honorifiques pour récompenser le zèle de quelques hommes distingués ; depuis longtemps la foudre grondait sur lui, un incident suffit pour la faire éclater. Le 12 janvier, un bateau chargé de poudre a fait explosion à Leyde en renversant près de huit cents maisons. Le roi Louis, hors d'état de parer à ce désastre dans la situation de ses finances, ouvre une souscription publique qui produit plusieurs millions de florins ; il n'en faut pas plus pour exaspérer Napoléon ; tous ses griefs débordent à la fois dans un torrent d'invectives et de récriminations :

« Rien n'est plus mauvais que cette quête faite par votre ordre dans le royaume. Vous gouvernez trop cette nation en capucin. La bonté d'un roi doit être majestueuse et ne doit pas être celle d'un moine. Un roi ordonne et ne demande rien à personne.... Il me revient des notions sur le rétablissement de la noblesse dont il me tarde bien d'être éclairci. Auriez-vous perdu la tête à ce point, et oubliez-vous jusque-là ce que vous me devez ?... Attendez-vous à une marque publique de mon excessif mécontentement.... Soldez mes troupes, levez beaucoup de conscrits. Un prince qui passe pour être si bon la première année de son règne est un prince dont on se moque à la seconde. Quand on dit d'un roi que c'est un bon homme, c'est un règne manqué.... La première chose que vous deviez faire et que je vous avais conseillée, c'était d'établir la conscription !... Je vous ai offert mes conseils vous me répondez par de beaux compliments et vous continuez à faire des sottises !... Vos querelles avec la reine percent aussi dans le public.... Vous traitez une jeune femme comme on mènerait un régiment.... Vous avez la meilleure femme et la plus vertueuse et vous la rendez malheureuse. Laissez-la danser tant qu'elle veut, c'est de son âge. J'ai une femme qui a quarante ans ; du champ de bataille je lui écris d'aller au bal, et vous voulez qu'une femme de vingt ans vive dans un cloître, soit comme une nourrice, toujours à laver son enfant ? Vous avez une femme trop vertueuse, si elle était coquette, elle vous mènerait par le bout du nez ![21] »

Il est fort probable que dans cette avalanche de reproches il s'en trouvait plus d'un qui était fondé. Et quel homme n'en eût pas mérité dans la situation si difficile où il avait placé Louis comme époux en le mariant malgré lui, comme roi en le forçant à accepter une couronne dont il ne voulait pas ? Mais si c'était là le régime auquel étaient soumises ces royautés indépendantes quoique vassales qu'il s'était vanté de créer, il est permis de dire que le métier de roi sous un pareil maître était bien le dernier des métiers que pût accepter un homme ayant quelque souci de sa dignité personnelle. Les avanies dont Napoléon accablait le pauvre Louis à propos de la reine Hortense, en lui proposant pour exemple sa propre conduite à l'égard de Joséphine, sont d'autant plus singulières que depuis plusieurs mois ses relations avec la comtesse V..., dame polonaise, célèbre par sa beauté et son dévouement, étaient affichées publiquement et connues de tout le monde. On avait même fort exagéré l'empire que cette passion exerçait sur son cœur ; on y avait vu la cause de ses récents insuccès, et l'on disait tout haut qu'il avait trouvé Capoue en Pologne.

L'histoire n'a pas besoin, sur ce point, de recourir à des indiscrétions de valet de chambre[22], tous les mémoires contemporains ont parlé de cette liaison

« L'empereur, dit entre autres Savary dans le style des troubadours de ce temps-là paya tribut comme les officiers à la beauté des Polonaises. Il ne put résister aux charmes de l'une d'entre elles ; il l'aima tendrement et fut payé d'un noble retour. Le bruit de ce roman était allé jusqu'à Paris, il désolait Joséphine qui insistait vivement pour obtenir la permission de se rendre à Varsovie. De là cette quantité de lettres stéréotypées que nous a conservées la Correspondance de Napoléon, et dont le sens paraîtrait quelque peu énigmatique, si on ne savait qu'elles avaient à la fois pour but de rassurer l'épouse alarmée par les plus tendres protestations, et de la détourner du voyage qu'elle voulait entreprendre : « Sois gaie, contente, vis heureuse, ne sois pas triste, Je t'aime, je pense à toi, je te désire. — Mais ne viens pas. » Cette aventure est commune, et nous estimons qu'il y a peu d'observations intéressantes à recueillir dans ces chroniques d'alcôve, principalement à une époque où les amours étaient menées tambour battant comme tout le reste ; mais n'est-il pas caractéristique que ce soit au moment même où il vivait dans un double adultère avec la femme d'un autre, que Napoléon ait songé à se proposer à son frère comme le modèle des époux ?

Parmi les faits reprochés à Louis figurait son refus d'accorder aux catholiques l'influence que Napoléon réclamait pour eux. En cela, il faut le dire, l'empereur ne s'inspirait pas d'un projet de restauration impossible, mais il croyait se faire des partisans et s'exagérait l'importance relative de l'élément catholique en Hollande. Il voulait bien avoir les catholiques pour instruments mais il n'entendait pas leur céder une seule parcelle de son pouvoir. Depuis ses démêlés avec la cour de Rome particulièrement, il surveillait de près le clergé et avait l'œil ouvert sur ses envahissements. On a de lui, à la date du 5 mars de la même année, une décision motivée en réponse à une requête des évêques de l'empire au sujet de la célébration du dimanche qui est de tous points excellente. Ces vénérables prélats avaient cru pouvoir profiter de son éloignement pour consommer une usurpation qui leur a toujours beaucoup tenu à cœur. Il fait très-bien ressortir toute l'iniquité de leur prétention :

« Il est contraire au droit divin, dit-il, d'empêcher l'homme qui a des besoins le dimanche comme les autres jours de la semaine, de travailler pour gagner son pain. Le gouvernement, ne pourrait imposer une telle loi que s'il donnait gratis du pain à ceux qui n'en ont pas.... N'est-ce pas Bossuet qui disait : Mangez un bœuf et soyez chrétien ! » Il veut avec beaucoup de raison qu'on distingue, entre les lois vraiment religieuses et les obligations qui n'ont été imaginées qu'en vue d'étendre l'autorité des ministres du culte. « La société, ajoute-t-il excellemment, ne compose pas un ordre contemplatif. Quelques législateurs ont voulu en faire un couvent de moines, et lui appliquer des règles qui ne conviennent que dans le cloître.... Il faut prendre garde que cette concession une fois obtenue on ne manquera pas d'en exiger d'autres. Ayant une fois fait intervenir la force du gouvernement dans des choses qui sont hors de son ressort, on nous ramènera à ces misérables époques où le curé croyait avoir le droit de gourmander un citoyen qui n'allait pas à la messe. » Quel dommage qu'en formulant ces critiques d'une si admirable justesse contre l'absolutisme catholique, il n'ait pas voulu voir à quel point elles s'appliquaient à son propre gouvernement ! Non, pouvait-on lui répondre, la société n'est pas faite pour être un couvent, mais elle n'est pas faite non plus pour être une caserne. Cette force du gouvernement, qui, selon lui, n'avait pas le droit d'intervenir dans la célébration du dimanche, ne voulait-il pas lui soumettre non-seulement les intérêts, mais jusqu'aux opinions des citoyens ? N'est-ce pas elle qu'il voulait charger d'agir, de penser, et même de sentir pour eux ? Ne rêvait-il pas de faire de l'état une autorité infaillible, de l'Institut une sorte d'inquisition laïque qui eût porté l'orthodoxie jusque dans la critique littéraire ? Entre le césarisme religieux qui est l'idéal des doctrines romaines, et le césarisme politique, qui formait le fond de son système, il n'y avait que des différences nominales. C'étaient deux aspects de la même idée, deux émanations d'un même esprit ; et s'il se défiait du premier c'est uniquement parce qu'il y avait découvert un danger pour le second.

 

 

 



[1] Rapports de Duckworth adressés à l'amiral Collingwood à la date du 21 lévrier et du 3 mars 1807. (Annuat register for the year 1807, append IX to the chronicle.) — Lettre de Sébastiani à Marmont, 4 mars 1807.

[2] Moniteur du 2 avril 1807.

[3] Napoléon à Sélim, 3 avril 1807 ; au schah de Perse, même jour.

[4] Napoléon au général Zajonchek, 6 mars 1807 ; à Talleyrand, même date.

[5] Message au Sénat.

[6] Napoléon à Talleyrand, 20 mars.

[7] Napoléon à Talleyrand, 26 mars.

[8] Napoléon à Talleyrand, 16 avril.

[9] Napoléon à Talleyrand, 23 avril.

[10] Moniteur du 8 avril 1807.

[11] Daunou, Essai sur les garanties.

[12] Napoléon à Soult, 28 février.

[13] Ménuires du duc de Rovigo, t. III.

[14] Cette pratique commença au siège de Danzig.

[15] Napoléon à Fouché, 28 février.

[16] Napoléon à Cambacérès, 26 mars 1807.

[17] 19 avril 1807.

[18] Napoléon à Fouché, 20 mai. Les éditeurs de la Correspondance ont imprimé ci : il ne devait pas parler de son style, ce qui n'a aucun sens.

[19] Napoléon à Cambacérès, 26 mars 1807.

[20] Documents sur la Hollande, par le roi Louis.

[21] Napoléon au Roi de Hollande, 4 avril 1807.

[22] Mémoires de Constant, etc.