HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE PREMIER — NAPOLÉON ET LA POLOGNE. - CAMPAGNES DE PULTUSK ET D'EYLAU

NOVEMBRE 1806 - FÉVRIER 1807

 

 

Le décret de Berlin, l'exécution des premières mesures du Blocus continental, les déclarations qui, avaient précédé ou suivi cet acte extraordinaire, contenaient tout un nouveau système de politique, et les résultats qu'ils consacraient n'étaient rien auprès des entreprises qu'ils devaient faire craindre. Jusque-là, les projets gigantesques qui depuis longtemps déjà occupaient l'âme de Napoléon ne s'étaient trahis que par de brusques échappées qu'on avait pu prendre pour des imprudences de langage ou des emportements passagers, sans influence durable sur sa conduite. Quand on l'avait entendu s'écrier à différentes reprises « qu'il voulait vaincre l'Angleterre sur le continent, » il n'était venu à l'esprit de personne de lui imputer la folle pensée de vouloir conquérir le continent pour l'armer contre l'Angleterre. Telle était pourtant en dernière analyse la pensée qui le dominait ; mais ce n'était rien de l'avoir conçue, si l'on songe à l'immense danger qu'il y avait pour lui à oser l'exprimer publiquement, et c'est là ce qu'il crut pouvoir faire dans l'enivrement où l'avait jeté la victoire d'Iéna. Disposé d'abord à garder quelque mesure au milieu de ses succès, à accorder la paix au roi de Prusse au prix de toutes ses provinces situées en deçà de l'Elbe, la rapidité avec laquelle il vit s'opérer l'écroulement de la monarchie prussienne, la silencieuse stupeur des gouvernements, l'apparente résignation des peuples lui firent perdre toute modération ; il crut n'avoir plus qu'un pas à faire pour être le maître de l'Europe, il jugea inutile une plus longue dissimulation, et comme s'il craignait de n'être pas deviné, il s'enhardit jusqu'à dire tout haut son secret. Il déclara qu'il ne restituerait la Prusse et les pays conquis que lorsque l'Angleterre nous aurait restitué nos colonies, il annonça qu'il allait « reconquérir la mer par la terre, reprendre Pondichéry sur l'Oder et la Vistule ! » Il somma les états du continent d'avoir à choisir entre la guerre avec l'Angleterre ou la guerre avec la France ; il leur rendit toute neutralité impossible ; il les mit en demeure de se déclarer ou nos ennemis, ou nos alliés.

Dire nos alliés, c'était dire nos sujets ; il ne pouvait plus subsister d'équivoque à cet égard, depuis que Bonaparte dirigeait la politique française. Les durs traitements dont il usait envers les États que leur mauvaise fortune ou leur aveuglement avaient mis à la merci de son influence ne permettaient aucune hésitation à quiconque pouvait encore tenter la lutte ou préparer une résistance. Pour les puissances européennes, le blocus continental, avec les hautains commentaires qui l'accompagnaient, représentait autre chose que les privations, les misères, et les vexations de cette ligue douanière sans précédents ; il leur posait avec une effrayante netteté l'inexorable dilemme d'une guerre avec Napoléon ou d'un asservissement à ses volontés. A les placer par degrés et à leur propre insu dans une telle alternative, il y eût eu un excès de témérité, et il est fort douteux que le génie de Napoléon eût jamais pu suffire à une pareille tâche, même avec des forces supérieures à celles dont il pouvait disposer ; mais à leur signifier un défi aussi clair avant de les avoir mises dans l'impuissance de le relever, il y avait de la démence. Tenter l'entreprise était chimérique, l'avouer était la plus puérile et la plus compromettante des bravades. Cet aveu équivalait à la revendication d'une royauté universelle. C'était déclarer à l'Europe qu'elle ne devait plus former désormais qu'un seul état sous un despotisme de fer. On ne saurait nier qu'il n'y eût alors dans les mœurs et les idées des nations européennes de sérieux éléments d'unité créés par la longue propagande du dix-huitième siècle. C'est à ce commencement d'unité intellectuelle et morale que nous étions redevables de la facilité avec laquelle nous avions pu renverser partout les vieilles institutions ; c'est grâce à lui que Napoléon avait si promptement réussi à établir sa domination sur tant de peuples, et son rôle historique, formulé d'une façon abstraite, n'est pas autre chose, au fond, qu'un effort prématuré de ces éléments, pour s'unir et se constituer. Mais il y avait heureusement en Europe trop de lumières, d'indépendance, d'énergie et de dignité morale, de vraie civilisation, en un mot, pour que cette grande transformation, que l'avenir verra sans doute, pût s'opérer au moyen de la force brutale et se personnifier dans un tyran, et la lui montrer sous les traits d'un césarisme renouvelé du Bas-Empire, c'était la lui faire repousser avec horreur.

Tel était le sens de l'attitude nouvelle que Bonaparte venait de prendre dans ses derniers manifestes à la suite de ses triomphes éclatants sur la monarchie prussienne. Ce changement, depuis longtemps préparé, fut loin de frapper immédiatement tous les esprits, et surtout de produire toutes ses conséquences, mais il mérite d'autant plus d'être noté qu'il marque l'instant précis où la France acheva de perdre cette merveilleuse force d'attraction qu'elle tenait de sa révolution, et qui lui avait donné sa puissance momentanée. Jusqu'à ce moment, malgré tous les actes de violence et de perfidie qui étaient venus démentir leurs illusions, les peuples s'étaient obstinés à voir en elle un instrument de propagande de délivrance ct d'affranchissement ; ils commencèrent dès lors à la considérer comme la redoutable personnification de la conquête, de l'oppression et du despotisme. On eut lors de notre entrée en Pologne une occasion mémorable de constater l'éclosion de ces sentiments chez le peuple qui, par nature, par tradition, par intérêt, était le moins disposé à les accueillir.

Napoléon, après avoir définitivement refusé au roi de Prusse le traité de paix qu'il lui avait d'abord offert, s'était flatté de lui imposer un armistice qui permettrait à notre armée de prendre paisiblement ses quartiers d'hiver et d'organiser le pays conquis, en attendant la reprise des hostilités. Mais le roi Frédéric-Guillaume, quelque découragé qu'il fût par les malheurs qui venaient de fondre sur lui, n'avait pas perdu la tête au point de céder à son ennemi de si grands avantages sans compensation d'aucune sorte ; il refusa de ratifier la suspension d'armes que ses représentants avaient signée pour gagner du temps, et Napoléon se vit forcé, malgré la mauvaise saison, de porter la guerre sur la Vistule et de brusquer l'occupation des provinces polonaises (novembre 1806). Dès son entrée à Berlin, il avait prévu cette éventualité. Du moment où il avait compris que la Pologne allait devenir le théâtre de la guerre, il avait songé aussitôt au parti qu'il pourrait tirer du patriotisme polonais. Il avait reçu et encouragé par de chaleureuses paroles les députés de la Pologne prussienne ; il avait fait plus, il avait pris avec eux des engagements formels : Lorsque je verrai trente ou quarante mille Polonais armés, leur avait-il dit, je proclamerai à Varsovie votre indépendance, et lorsqu'elle viendra de moi, elle sera inébranlable ![1] » Il avait écrit à Fouché de lui envoyer Kosciuszko ; il avait fait venir d'Italie et de toutes les parties de l'Empire Dombrowski et les officiers polonais qui servaient dans notre armée ; il les avait chargés du soin d'enrôler et d'organiser leurs compatriotes. Qu'il y eût là un auxiliaire précieux, un levier d'une incalculable puissance, on ne pouvait en douter en présence des services que nous avaient déjà rendus les légions polonaises et de l'enthousiasme inexprimable qui accueillait nos soldats ; il est encore moins permis d'en douter aujourd'hui lorsqu'on songe à tout ce que Napoléon a pu obtenir des Polonais avec des demi-promesses toujours éludées. Que le rétablissement de la Pologne fût une cause éminemment juste, une réparation nécessaire à l'équilibre bien entendu de l'Europe, c'est une vérité que l'histoire s'est chargée de démontrer avec une parfaite évidence. Dès cette époque, Bonaparte ne s'était pas fait faute d'invoquer ce grand argument dans ses manifestes diplomatiques, toutes les fois qu'il avait eu à justifier ses propres envahissements. Il les présentait invariablement comme une revanche légitime du partage de la Pologne. On doit ajouter que cette cause était alors plus sympathique et plus populaire en France qu'elle ne l'a jamais été depuis. Aux liens séculaires qui unissaient les deux pays, était venue se joindre une fraternité d'armes contractée au milieu des dangers qui avaient entouré notre révolution menacée : les légions polonaises avaient mêlé leur sang au nôtre, sur nos champs de bataille les plus lointains comme les plus glorieux. Sulkowski était tombé au Caire, Jablonowski à Saint-Domingue. Dombrowski et Zajoncheck avaient illustré leur nom dans toutes nos campagnes. Lors donc qu'on vit l'homme qui avait tant exploité le souvenir des malheurs de la Pologne, et les illusions de son héroïsme, paraître en vainqueur sur la frontière de ces malheureuses provinces, les populations accoururent en foule au-devant de lui, cherchant à lire le secret de leurs destinées dans les paroles tantôt obscures, tantôt rassurantes qui tombaient de sa bouche, et tout le monde se posa la double question que les historiens discutent encore aujourd'hui : Napoléon pouvait-il rétablir la Pologne ? et s'il le pouvait, le voulait-il ?

Sur la question de savoir s'il le pouvait réellement, dans la situation prédominante, hors de pair qu'il s'était faite en Europe, il y a des raisons bien fortes pour répondre par l'affirmative. On a le droit de le dire sans invraisemblance, Napoléon, avec la puissance alors irrésistible dont il était armé, en présence de la Prusse anéantie, de l'Autriche annihilée, de la Russie impuissante hors de chez elle, de l'élan invincible qui se manifestait chez les populations polonaises, pouvait d'un mot relever la Pologne, et après l'avoir relevée il était assez fort pour la maintenir. Il était à la vérité beaucoup plus difficile d'achever cette œuvre que de la commencer. Le problème n'était pas de rétablir la Pologne mais de la faire durer. Napoléon pouvait toutefois consolider son ouvrage à la condition de gagner par des gages sérieux le concours d'une des puissances qu'il s'était attaché à abaisser et à humilier sans mesure. Quoi qu'il en soit, cette question étant du domaine des conjectures historiques est destinée à être indéfiniment controversée ; mais s'il est permis de douter que cette grande résurrection dépendit uniquement de Napoléon, si l'on peut même nier qu'il eût un tel pouvoir, ce qui est indubitable, c'est qu'il croyait l'avoir et c'est à ce point de vue, selon nous, qu'on doit se placer pour juger sa conduite. Sa politique énigmatique envers la Pologne a été généralement attribuée au désir d'éviter de prendre des engagements qu'il ne pourrait pas remplir, à la crainte d'entreprendre une tâche qu'il ne pourrait pas mener jusqu'au bout, de compromettre des patriotes qu'il se verrait ensuite forcé d'abandonner à leurs ennemis. De tels scrupules seraient honorables sans doute, mais il faut avouer qu'ils auraient été bien nouveaux chez lui, qu'ils auraient attendu bien tard pour faire explosion. S'il les avait ressentis, comment aurait-il osé faire en Pologne tout ce qu'il y a fait ? les milliers d'hommes qui s'y sont levés à son appel, n'étaient-ils donc pas trompés et ne pensaient-ils pas combattre pour leur patrie ? Comment admettre en outre que l'homme qui, à une époque où ses forces étaient loin d'avoir atteint ce prodigieux développement, n'avait pas hésité à provoquer l'Europe entière, tantôt pour la possession d'une 11e dans la Méditerranée, tantôt pour la satisfaction d'une haine personnelle, tantôt enfin pour le vain plaisir de braver une puissance, en s'arrogeant un droit de passage sur un territoire neutre, qui venait en ce moment même de provoquer tous les gouvernements européens par une entreprise mille fois plus chimérique et dangereuse que le rétablissement de la Pologne, je veux dire le blocus continental, comment admettre que, parvenu à un degré inouï de puissance, cet homme ait considéré comme irréalisable la tâche de reconstituer une nation belliqueuse, unanime dans ses vœux, et qui donnait tant de preuves de son indomptable vitalité ?

Il n'est donc pas vrai de dire qu'il ait reculé devant la difficulté de l'entreprise ou devant la crainte d'indisposer les puissances, car ces mobiles avaient de tout temps exercé fort peu d'influence sur ses résolutions. Il était arrivé à une période de sa vie où l'impossibilité d'un projet semblait ne plus être pour son insatiable esprit qu'un stimulant de plus qui le poussait invinciblement à l'entreprendre, semblable en cela à ces voluptueux blasés qui ne peuvent plus être excités que par les obstacles qu'on leur oppose. Il ne considéra nullement comme au-dessus de ses forces de rétablir l'indépendance de la Pologne, mais il ne le voulut pas ; ou si cette fugitive velléité traversa un instant son esprit, il la bannit promptement, et en cela il était, quoi qu'on en ait dit, dans la logique de son caractère et de sa situation. Comment eût-il pu vouloir l'indépendance en Pologne, lui qui l'opprimait chez tous les autres peuples, et plus durement encore chez ses alliés que chez ses ennemis déclarés ? D'autre part, comment se flatter de donner l'indépendance aux Polonais, sans leur donner en même temps la liberté ? Comment croire qu'une fois ces passions généreuses et patriotiques déchainées chez quinze millions d'hommes, il resterait le maître de les gouverner à son gré ? que la contagion de ces nobles sentiments ne se communiquerait pas, tôt ou tard, à son armée, restée malgré tout la fille de la révolution française ? que le contre-coup de cette émotion, la vue de ce spectacle seraient sans action sur tant de nations aujourd'hui muettes et terrifiées, mais qui se souvenaient d'avoir connu des jours meilleurs ? La résurrection de la Pologne impliquait pour Napoléon un changement complet de politique, en France comme en Europe. Elle impliquait à l'extérieur l'adoption d'un système de modération et d'équité qui fût de nature à nous donner toutes les nations pour complices dans cette grande œuvre de réparation ; elle Impliquait à l'intérieur un retour aux généreuses traditions de 1789, car il n'est pas donné à l'esclave de remplir le rôle de libérateur. Napoléon n'était pas homme à vouloir rien de semblable, surtout dans la position où l'avait porté sa fortune. Il n'était alors occupé que d'une chose, c'était de compléter l'asservissement de l'Europe, il croyait toucher au moment de réaliser ce rêve ambitieux, il ne pouvait voir dans un grand mouvement national, éclatant pour ainsi dire sur son chemin, qu'un embarras qui demain serait peut-être un danger. Il était certain d'avoir, quoi qu'il fit, la sympathie et l'appui de la majorité des Polonais ; pour conserver son influence sur eux, il n'avait besoin que de demi-promesses et nullement d'une insurrection nationale devait résulter de là qu'il n'encouragerait les Polonais que juste dans la mesure où il aurait besoin de leurs services. Si les circonstances devenaient plus difficiles, il serait toujours à temps de proclamer l'indépendance de la Pologne. C'était une ressource qu'il tenait en réserve pour les grandes extrémités, un moyen d'intimidation contre les puissances du Nord, une épée toujours suspendue sur leur tête.

Des conjectures fondées sur le caractère, les antécédents et la situation d'un homme, ne sont point de vaines hypothèses ; confirmées par sa conduite subséquente, elles constituent une certitude. Elles s'offraient dès lors si naturellement à tous les esprits clairvoyants qu'une fois la première émotion calmée, et au milieu des illusions bien concevables que la présence de ramée française faisait naître en Pologne, une pensée de doute et de défiance s'y manifesta parmi les hommes les plus éclairés et les plus dévoués à leur pays. A la demande qu'on leur adressait, d'organiser en Pologne une insurrection générale, ils répondirent en exigeant de Napoléon qu'il commençât par proclamer leur indépendance. On les en a blâmes comme d'une sorte de trahison envers leur patrie. On a dit que cette défiance était injurieuse, inopportune, et ces divers reproches ont été motivés sur un fait que ces écrivains regardent comme avéré, à savoir que Napoléon voulait sincèrement le rétablissement de la Pologne[2]. Mais c'est justement là ce qu'il faudrait démontrer, et cette démonstration est d'autant plus nécessaire que si le caractère de Napoléon a brillé par quelques qualités, ce n'est certainement pas par la sincérité. Quelles raisons si fortes avaient donc les Polonais d'avoir en lui cette foi aveugle, de se remettre en ses mains corps et âme sans même exiger pour gage une déclaration bien positive ? Ce gage était-il donc si sûr ? S'ils regardaient à sa conduite antérieure envers les autres peuples, que de fois n'avait-il pas non-seulement reconnu et proclamé, mais garanti par des traités solennels, l'indépendance de nations qu'il avait tour à tour opprimées et trahies ? Qu'avait-il fait de l'indépendance de la seconde république de Venise, d'abord crée puis vendue par lui ? Qu'avait-il fait des républiques Batave, Cisalpine, Ligurienne, Helvétique, garanties par lui dans le traité de Lunéville ? Qu'avait-il fait, à l'époque de l'expédition d'Égypte, de l'indépendance de la Turquie, si souvent reconnue par lui comme nécessaire à. l'équilibre de l'Europe ? Qu'avait-il fait de l'indépendance de son alliée l'Espagne ? Étaient-ce là les précédents qui devaient inspirer confiance aux Polonais ?

Et s'ils regardaient à ses rapports antérieurs avec eux, à sa politique envers leur propre cause, y trouvaient-ils du moins de quoi se rassurer ? Après tant d'encouragements qu'ils avaient reçus de lui à l'époque de la formation des légions de Dombrowski, ne l'avaient-ils pas vu, lors de sa réconciliation avec l'empereur Paul, faire poursuivre et saisir en France les livres qu'ils publiaient en faveur de leur patrie ? Ne l'avaient-ils pas vu un peu plus tard conclure, avec ce même gouvernement russe, un traité qui livrait au czar les Polonais réfugiés en France, en échange des Français émigrés en Russie[3] ? Si ces faits encore présents à toutes les mémoires n'étaient pas à leurs yeux une preuve évidente, qu'après les avoir compromis et exploités, il les abandonnerait aussitôt qu'il y trouverait un avantage personnel, ne constituaient-ils pas, du moins, pour les Polonais, le droit de réclamer un engagement positif et formel ? Qu'exigeaient-ils donc de si exorbitant pour se donner à lui sans réserve et sans retour ? Rien de plus qu'une de ces promesses dont il avait été si prodigue, une de ces déclarations si souvent données et démenties ! Était-ce trop demander au moment de lui livrer la vie et les biens de tout un peuple ?

Telles furent les réflexions qui firent hésiter les chefs les plus éclairés de la nation polonaise, au moment de pousser leurs compatriotes dans les bras de Napoléon. Ces scrupules étaient inspirés par le plus pur patriotisme et ils eussent été coupables envers leur pays de ne pas les manifester. Kosciuszko, qui vivait à Paris lié avec les hommes les plus éminents de l'époque, parmi lesquels il suffira de nommer Lafayette, et qui avait vu fonctionner de près ce dur despotisme, déclara sans détour qu'il ne pouvait offrir son épée à Napoléon, sans avoir stipulé préalablement quelques garanties pour l'indépendance et la liberté de son pays. Les principaux membres de la noblesse polonaise parlèrent dans le même sens, lorsqu'après les scènes d'inexprimable ivresse qui saluèrent notre entrée à Posen et à Varsovie, ils s'aperçurent qu'au lieu de proclamer leur indépendance dont ils se croyaient assurés, leurs libérateurs ne répondaient à ces transports que par une attitude énigmatique et s'apprêtaient à. leur demander tous les sacrifices sans vouloir prendre eux-mêmes aucun engagement. Ceux des lieutenants de Napoléon qui s'intéressaient à la cause polonaise, se chargèrent de transmettre ces vœux à leur maitre en le pressant d'y accéder. Davout lui écrivait de Varsovie à la date du 1er décembre : « L'esprit est excellent à Varsovie, mais les grands se servent de leur influence pour calmer l'ardeur qui est générale dans les classes moyennes. L'incertitude de l'avenir les effraie, et ils laissent assez entendre qu'ils ne se déclareront ouverte ment que lorsqu'en déclarant leur indépendance, on aura pris l'engagement tacite de la garantir. » Murat, qui nourrissait l'espoir secret de devenir roi de Pologne, le sollicitait plus vivement encore de se prononcer par une déclaration publique et irrévocable.

Ces conseils parvinrent à Napoléon au moment précis où ils pouvaient le mieux faire impression sur son esprit. Il était depuis quelques jours à Posen ; il y avait fait son entrée sous un arc de triomphe où on lisait cette inscription : au libérateur de la Pologne[4] ! Il y avait été accueilli avec transport, il se récriait dans toutes ses lettres sur le patriotisme et l'enthousiasme des Polonais. Il faisait imprimer dans le Moniteur, que le partage de la Pologne était « la spoliation la plus infâme dont l'histoire fasse mention[5]. » Loin de s'exagérer les difficultés du rétablissement de la Pologne, il supposait à ses ennemis des forces bien inférieures à ce qu'elles étaient réellement, il ne prêtait à Bennigsen qu'une armée de quarante à cinquante mille hommes, dont il pensait venir à bout très-facilement. Dans cette disposition d'esprit, essayant selon sa constante habitude les chances diverses qui s'offraient à lui avant de prendre une décision, il caressait volontiers l'idée de mettre à profit le grand mouvement qu'il voyait se produire autour de nous, en créant en Pologne une sorte de contrefort pour le fragile édifice de la confédération du Rhin, et en même temps un vaste réservoir d'hommes et de chevaux pour ses guerres futures. Toujours attentif à se ménager la possibilité d'agir dans un sens ou dans un autre selon les éventualités, il prescrivait le W décembre à Andréossy, son ambassadeur à Vienne, de rassurer l'empereur d'Autriche en lui déclarant « que l'insurrection de la Pologne était une suite naturelle de la présence des Français.... qu'il entendait ne se mêler en rien de la Pologne autrichienne.... mais que si l'empereur, sentant la difficulté de maintenir la Pologne autrichienne au milieu de ces mouvement-z, voulait admettre en indemnité une portion de la Silésie, Napoléon était prêt à entrer en indemnité pour cet objet[6]. »

Cette proposition étant la seule preuve qu'on ait jamais alléguée à l'appui des prétendus projets de Napoléon, en faveur de l'indépendance de la Pologne, mérite d'être examinée avec attention. On doit d'abord observer que Napoléon offrait à l'Autriche non pas la Silésie, comme on l'a tant de fois répété, mais une portion de la Silésie, ce qui est fort différent. Il faut remarquer en outre que selon sa méthode invariable, il offrait une indemnité à prendre sur le voisin, et plus propre à effrayer l'Autriche qu'à la séduire, car l'acceptation de la Silésie eût équivalu à une rupture avec la Prusse, la Russie et l'Angleterre. Si Napoléon avait sincèrement tenu à gagner une puissance qui n'avait coopéré au partage de la Pologne qu'avec répugnance et presque à son corps défendant, il avait dans les mains cent autres indemnités beaucoup plus propres à la satisfaire que cette province qu'il lui offrait avant de l'avoir conquise. Les places fortes de la Silésie étaient en effet encore au pouvoir des Prussiens, pendant que Napoléon en disposait avec tant de libéralité. Il convient de rappeler enfin que cette offre, presque dérisoire à force d'être insuffisante et précaire, était faite à une puissance impitoyablement frappée par le traité de Presbourg, poussée à bout par les procédés les plus méprisants, et réduite à ne plus trouver de salut que dans notre propre ruine. On est donc autorisé à conclure que, quelque infatué qu'il fût alors, Napoléon ne put lui-même prendre beaucoup au sérieux son offre d'une portion de la Silésie : il y vit un moyen de sonder les dispositions de l'Autriche, une occasion de la contraindre à manifester ses sentiments secrets, plutôt qu'un appât de nature à l'entrainer.

Le jour même où il chargeait Andréossy de faire à l'Autriche cette proposition insidieuse, Napoléon posait publiquement dans son trente-sixième bulletin ce qu'on peut appeler les termes du problème de la résurrection polonaise : « Il est difficile, disait-il, de peindre l'enthousiasme des Polonais. Notre entrée à Varsovie était un triomphe, et les sentiments que les Polonais de toutes les classes montrent depuis notre arrivée ne sauraient s'exprimer. L'amour de la patrie et le sentiment national est non-seulement conservé en entier dans le cœur du peuple, mais il a été retrempé par le malheur. Sa première passion, son premier désir est de redevenir nation. Les plus riches sortent de leurs châteaux pour venir demander à grands cris le rétablissement de la nation, et offrir leurs enfants, leur fortune, leur influence. »

La constatation de ces faits dans un de ces bulletins fameux qui avaient déjà changé la face, de l’Europe était à elle seule un plaidoyer en faveur du rétablissement de la Pologne ; et pour les Polonais en particulier, une seule conclusion paraissait possible, après des considérants aussi décisifs. Mais il convenait à Napoléon de poser la question et non de la résoudre ; il évoquait donc sans détour cette grande éventualité e Le trône de Pologne se rétablira-t-il ? Cette grande nation reprendra-t-elle son existence et son indépendance ? Du fond du tombeau renaitra-t-elle à la vie ? » Puis au lieu de conclure et de répondre à ces questions en homme d'État qui doit rendre compte de son opinion, au lieu de dissiper les illusions ou de fixer les incertitudes par une déclaration franche et digne, traçant à chacun la ligne de ses devoirs, il se dérobait tout à coup par une sorte de subterfuge théologique, comme les casuistes seuls ont le privilége d'en imaginer : « Dieu seul, répondait-il, qui tient dans ses mains les combinaisons de tous les événements, est l'arbitre de ce grand problème politique ! »

Si tout ce que Napoléon pouvait faire pour les Polonais était de les renvoyer à Dieu, ce n'était pas la peine d'avoir une armée de cinq cent mille hommes ; le premier moine venu eût suffi pour cela. C'était dire assez clairement qu'il se réservait de trancher plus tard la question dans le sens qui conviendrait le mieux à ses intérêts ; mais en formulant cette conclusion ambiguë qu'on eût dit rédigée par un augure, il savait bien que la Pologne entière ne lirait que les prémisses et serait la dupe volontaire de cette équivoque préméditée. Le lendemain 2 décembre Napoléon reçut la lettre dans laquelle Murat lui faisait connaître les conditions auxquelles une partie de la noblesse polonaise mettait son concours, c'est-à-dire la reconnaissance préalable de l'indépendance de la Pologne : « Les Polonais qui montrent tant de circonspection, lui répondit-il aussitôt, qui demandent tant de garanties avant de se déclarer, sont des égoïstes que l'amour de la patrie n'enflamme pas. Je suis vieux dans la connaissance des hommes. Ma grandeur n'est pas fondée sur le secours de quelques milliers de Polonais. C'est à eux à profiter avec enthousiasme de la circonstance actuelle, ce n'est pas à moi à faire le premier pas. Qu'ils montrent une ferme résolution de se rendre indépendants, qu'ils s'engagent à soutenir le roi qui leur serait donné, et alors je verrai ce que j'aurai à faire.... Faites bien sentir que je ne viens pas mendier un trône pour un des miens ; je ne manque pas de trônes à donner à ma famille ! » Que lui demandaient-ils donc en échange de ce sang généreux qu'ils étaient prêts à verser pour lui ? un mot, et dans la crainte si légitime qu'ils éprouvaient de voir leur patrie sacrifiée de nouveau après tant d'abandons successifs et d'immolations stériles, il feignait de n'apercevoir que des calculs égoïstes, il n'y trouvait qu'un prétexte à de vaines récriminations d'orgueil, ou même à des injures sans dignité. C'est ainsi qu'il se plut à ne voir qu'une sottise dans la résistance inattendue que lui opposa Kosciuszko. Il s'était cru tellement sûr d'obtenir l'adhésion de ce grand citoyen par la seule perspective des avantages personnels qu'une si haute coopération semblait lui promettre, qu'il avait fait publier dans le Moniteur une prétendue proclamation de Kosciuszko invitant ses concitoyens à venir se ranger sous la bannière de l'invincible Napoléon ; mais cette fable fut bientôt démentie par Kosciuszko lui-même, et le dépit de Napoléon fut d'autant plus vif qu'il s'attendait moins à un pareil mécompte.

A dater de ce moment, il y eut scission parmi les chefs de la nation polonaise, les uns, comme Joseph Poniatowski, Zajoncheck, Wybicki, Dombrowski, persistant quand même à attendre tout de lui, malgré ses réticences, les autres, de beaucoup les moins nombreux, préférant l'abstention jusqu'à ce qu'il eût consenti à donner la garantie qu'ils réclamaient. Un troisième groupe, à la tête duquel était le prince Adam Czartoryski, un des membres les plus actifs du cénacle des jeunes conseillers d'Alexandre, s'obstina à espérer la régénération polonaise de la bonne volonté du czar. Cette illusion était peut-être aussi profonde que la première, mais telle était dès lors la situation désespérée des patriotes polonais qu'ils ne pouvaient guère vivre que d'illusions. On peut dire d'ailleurs qu'ils ne se trompaient pas en comptant sur la générosité d'Alexandre ; ils se trompaient seulement en lui attribuant un pouvoir qu'il n'avait pas. Alexandre n'était pas indigne d'inspirer de si hautes espérances ; il alliait à la subtilité byzantine une réelle élévation de sentiments, mais quelque puissant qu'il fût, il n'eût pas touché impunément à l'intégrité de l'empire.

Un de ceux qui s'étaient ralliés au czar, le comte Michel Oginski, a exprimé avec une parfaite netteté les sentiments de défiance qui éloignèrent de Napoléon une partie des Polonais, et pour être dans le vrai, il y a peu de chose à ajouter à son jugement sur ce point. Exposant les raisons qui avaient dicté sa conduite dans un mémoire adressé, en 1811, à l'empereur Alexandre, il disait : « Pour rétablir un pays indépendant il faudrait supposer à Napoléon ces sentiments libéraux, ce caractère de modération, de désintéressement, de générosité qui n'est nullement compatible avec l'avidité de conquérir, avec le besoin d'affaiblir, de diviser, de détruire tous les États de l'Europe, avec son insouciance pour le bonheur et la tranquillité des peuples.... Et comment présumer que ce favori de la fortune, qui se croit l'envoyé de Dieu destiné à régler les affaires du monde entier, que cet homme entreprenant qui a détruit tant de trônes, qui n'en a élevé quelques-uns que pour être les supports de sa grandeur, qui change de résolutions et de projets avec autant de promptitude qu'il les conçoit, qui ne s'est jamais occupé du bonheur des hommes et n'en fait cas qu'autant qu'ils peuvent lui offrir leurs bras pour exécuter ses desseins, comment, dis-je, présumer que cet homme extraordinaire, insensible au sort malheureux de l'Europe qu'il a bouleversée, soit sensible seulement à la triste position des Polonais, et qu'il veuille rétablir leur patrie en lui assurant un gouvernement libre et indépendant ?[7] »

Rien de plus juste et de plus frappant que ces réflexions, rien surtout de mieux justifié par la conduite ultérieure de Napoléon envers les Polonais. Quoi qu'on dise en effet pour l'excuser, et en admettant même que les hésitations de quelques-uns d'entre eux l'aient dégagé, il n'en reste pas moins vrai qu'il a trompé sciemment la partie de la nation qui a persisté jusqu'au bout à se fier à lui, à moins qu'on ne veuille soutenir que l'annexion du grand-duché de Varsovie au royaume de Saxe a été une compensation suffisante aux levées d'hommes et aux réquisitions qu'il n'a jamais cessé de faire en Pologne à partir de ce moment. Entre Napoléon et les Polonais qui se donnaient à lui, il y a eu dès lors un pacte tacite dont la condition était de leur côté un dévouement aveugle, absolu, et du sien le rétablissement de leur patrie. Jusqu'à la fin de son règne il sut entretenir leur confiance par des demi-promesses, des demi-mesures, et par des paroles à double entente qui donnaient une satisfaction presque égale et aux Polonais et à leurs ennemis : « Je ne pouvais, écrivait en 1809 le prince Czartoryski, m'empêcher d'être étonné de l'art avec lequel Napoléon propageait et accréditait à la fois les conjectures et les opinions les plus contraires. 11 est certain qu'en faisant écrire des dépêches et prononcer des paroles qui devaient indigner et désespérer les Polonais, il n'était pas moins parvenu à répandre parmi nous la conviction que non-seulement il avait à cœur l'intérêt de la Pologne, mais encore qu'il avait un sentiment particulier d'affection pour notre nation.... Pour réveiller l'enthousiasme, il n'a qu'à publier quelque article de gazette, à envoyer à Varsovie un de ses aides de camp polonais qui, accueilli partout dans la société, répète quelques paroles de Napoléon, ou raconte quelque anecdote intéressant le patriotisme. On vit là-dessus pendant quelques mois, et au bout de ce temps un nouvel employé vient remonter les esprits[8]. »

Que fût-il advenu si la Pologne entière avait imité et suivi ces croyants obstinés qui, malgré tant d'amers mécomptes, lui donnèrent leurs vies avec une si magnifique prodigalité de Somo-Sierra à Leipsick ? Il est peu permis de croire que les destins en eussent été changés, soit pour l'Europe, soit pour les Polonais eux-mêmes. Il ne les aurait pas moins abandonnés à Tilsit pour tendre la main au puissant empereur qui lui apportait ce qu'il appréciait le plus au monde, le concours d'un despotisme fortement organisé, et pour se débarrasser de ce qui lui était le plus antipathique, le spectacle d'une force libre et indépendante ; il ne les aurait pas moins trompés avec des demi-satisfactions et des promesses toujours éludées ; ce succès enfin ne l'aurait nullement détourné de commettre une seule des fautes qui l'ont perdu ; mais on frémit en songeant à tout ce que l'héroïsme d'une nation ainsi fanatisée eût ajouté aux difficultés de la lutte. Le patriotisme au désespoir tourne facilement à l'illuminisme, surtout chez un peuple dont le caractère est à la fois mystique et chevaleresque : malgré les déceptions sans nombre dont les Polonais ont été victimes de la part de Napoléon, nous avons vu de nos temps leurs poètes et leurs penseurs instituer en l'honneur de sa mémoire une sorte de culte sous le nom de messianisme ; cette particularité singulière dit assez combien une telle arme eût pu devenir dangereuse maniée par de telles mains, et loin de blâmer les patriotes qui refusèrent de la lui confier aveuglément, on doit dire qu'ils ont bien mérité de l'Europe et de la civilisation. Napoléon pouvait affranchir la Pologne, et c'était là une des plus belles chan- ces de vraie grandeur que lui eût offertes sa merveilleuse fortune, mais il ne le pouvait qu'à la condition de changer de système, et pour attendre de lui une si miraculeuse conversion, on était tenu par le devoir le plus impérieux d'exiger de lui une garantie de ses intentions.

Tout autres étaient ses préoccupations en ouvrant cette nouvelle campagne. Conquérir la mer par la terre, » tel était le refrain qui revenait alors dans toutes ses lettres, et en présence de ce programme indéfini qui convenait admirablement à l'inquiétude et aux tendances aventureuses de son génie, la tâche patiente et délicate d'une reconstitution de la Pologne ne pouvait être à ses yeux qu'une diversion importune. Dès sa jeunesse, il avait eu un goût immodéré pour ces entreprises grandioses qui lui offraient des perspectives illimitées comme son ambition, mais en Égypte, même où il avait laissé voir sa prédilection pour ces vastes utopies, l'insuffisance trop flagrante de ses ressources l'avait forcé à les reléguer sur le second plan. Parvenu aujourd'hui à l'apogée de sa puissance à travers mille prodiges, il ne croyait plus à l'impossible, et il s'abandonnait sans contrainte à la tyrannie qu'exerçaient sur son imagination ces plans gigantesques et chimériques. En marchant contre la Russie, il n'avait plus comme autrefois un but arrêté et défini, il avait en vue comme résultat prochain la soumission complète de l'Europe, mais il rêvait au-delà quelque chose de plus, c'était l'empire du monde.

Son génie si éminemment calculateur et positif se retrouvait pourtant tout entier dans la mise en œuvre des puissants moyens d'action que lui assurait la disposition d'un si vaste empire. Grâce aux anticipations que lui avait votées le Sénat sur la conscription de 1807[9], il avait maintenant, soit en France, soit dans les pays soumis à notre domination, un nombre total de près de six cent mille hommes sous ses ordres ; avec ce fonds qui semblait alors presque inépuisable, il avait pu facilement combler les vides de son armée et même en augmenter l'effectif. Pour remédier aux inconvénients résultant des distances, et en même temps pour utiliser même des troupes encore inexpérimentées, il avait fait transporter ses dépôts de conscrits, jusque-là confinés sur le Rhin, dans les places de l'Elbe et de l'Oder. Là, ces jeunes soldats relayaient des troupes plus utiles sur le champ de bataille ; ils employaient à s'exercer au maniement des armes les loisirs d'une garnison aux besoins de laquelle ils suffisaient ; ils servaient à maintenir nos communications ; enfin ils étaient à la portée de Napoléon pour le cas d'un danger pressant. Il avait renforcé sa cavalerie, et l'avait surtout remontée dans les grands parcs créés par Frédéric et entretenus par son successeur avec ce soin qui avait fait de la cavalerie prussienne la plus belle de l'Europe. Il avait organisé en outre dans toutes les places qui se trouvaient sur le passage de son armée, à Erfurt, à Magdebourg, à Spandau, à Cüstrin, de grands magasins d'approvisionnements et de munitions de tout genre. Sa base d'opérations n'étant plus désormais la France, mais la Prusse, il avait transformé ce pays tout entier en une sorte de vaste chantier militaire. L'ancienne administration fut maintenue sous la direction de M. Daru ; elle continua à percevoir l'impôt ordinaire en même temps que nos contributions de guerre, et toutes les ressources du royaume se trouvèrent bientôt employées au profit de notre armée. On peut estimer à au moins quatre cents millions les réquisitions dont furent dès lors frappées les provinces conquises (Prusse, Hesse, Hanovre, Brunswick, villes hanséatiques), soit en argent, soit en approvisionnements, soit enfin sous forme de saisie des marchandises anglaises.

L'armée, dont ces énormes tributs devaient assurer l'entretien, allait dépasser trois cent mille hommes, lorsque tous les corps en marche auraient opéré leur jonction. Mais cette armée, quelque solide et redoutable qu'elle fût encore, avait déjà perdu son ancienne physionomie, et n'avait plus qu'une partie des rares qualités qui avaient fait sa force et son originalité. Les écrivains militaires ont signalé à un point de vue tout spécial les inconvénients qui résultèrent un peu plus tard de l'extension démesurée des régiments et de la dispersion des bataillons ; je fais allusion ici à un mal plus grave et plus profond qui altéra l'essence même de l'armée. S'il est dans l'histoire une leçon instructive, c'est sans doute le spectacle que nous offre ce despotisme fondé uniquement sur la force militaire, affaiblissant et ruinant peu à peu à son propre insu et en quelque sorte par le seul vice de son développement l'admirable instrument auquel il doit tout. Il y aurait une véritable lacune à ne pas signaler les progrès de cette perversion lente mais continue de nos institutions militaires, car elle devenait plus sensible à mesure que l'empire s'étendait, et l'on allait avant peu en éprouver les premiers effets. Dès ses débuts, Bonaparte avait changé l'esprit de l'armée en substituant les rêves de gloire, d'ambition, de richesse aux mobiles patriotiques. Ce changement était loin d'être indifférent, mais ses conséquences ne pouvaient pas être immédiates et ces ardeurs conquérantes avaient pu paraître d'abord remplacer avec avantage l'ancien élan révolutionnaire. Après son élévation au pouvoir suprême il était allé plus loin ; il s'était attaché à séparer l'armée de la nation, à la soustraire aux influences civiles, à lui créer des ressources indépendantes, un trésor spécial, des dotations opulentes qui ouvraient une carrière nouvelle à l'ambition des chefs ; ils n'étaient plus les soldats de la patrie, mais les soldats de l'empereur ; ils étaient les instruments de sa fortune et non plus les serviteurs du pays. Il fit un pas de plus lors des campagnes d'Austerlitz et d'Iéna, en introduisant dans nos armées jusque-là si compactes des éléments empruntés aux pays conquis.

Ici, on peut le constater avec évidence, les fautes et les erreurs du politique mettaient en défaut le génie et la prévoyance du grand capitaine, car s'il est certain que les proportions démesurées du nouvel empire et les entreprises colossales de son chef rendaient indispensable cette adjonction d'un supplément de force militaire pour soutenir la France épuisée, il est plus certain encore qu'en admettant dans nos rangs tous ces corps auxiliaires qui n'y pouvaient servir qu'à regret, on allait porter un coup funeste, à la discipline, à l'ardeur et à l'unité de notre armée. L'élan national, la profonde homogénéité de pensée et d'action qui avaient fait de notre armée un tout animé et vivant que rien ne semblait pouvoir entamer, se trouvèrent affaiblis d'abord, puis peu à peu comme submergés au sein de cette masse cosmopolite qui n'avait ni notre esprit, ni nos mœurs, ni nos passions, ni même notre langage. Les contingents étrangers de l'armée qui s'avançait contre la Russie, vers la fin de l'année 1806, s'élevaient à près de cent mille hommes, Italiens, Suisses, Hollandais, Wurtembergeois, Bavarois, Hessois, Saxons, Polonais ; on y vit jusqu'à des Prussiens : « Sa Majesté, disait Napoléon dans son 42e bulletin, a ordonné de lever dans les États prussiens, au-delà de l'Elbe, un régiment qui se réunira à Munster. » Il ne tarda pas à reconnaître â quelles étranges conséquences ce système pouvait aboutir un jour, mais il le trouvait trop corn-mode pour y rien changer : « Les régiments suisses, écrivait-il à Fouché, le 20 février 1807, engagent des prisonniers prussiens, de sorte que j'aurais l'extraordinaire politique d'avoir mes ennemis pour garder la France. » Tout extraordinaire que fût en effet ce système, il n'y persista pas moins, et par ce côté comme par beaucoup d'autres, cette grande parodie de l'empire romain recélait dès son origine toutes les infirmités que Rome ne connut qu'à. son déclin, et qu'elle ne subit qu'à regret pour retarder l'heure d'une chute inévitable. Napoléon voulut avoir dans son armée jusqu'à des Espagnols. Le 15 décembre, il chargea Talleyrand de négocier avec le roi Charles IV l'envoi d'un corps auxiliaire de quinze mille hommes, et pour les dépayser plus sûrement, il leur confia la garde de Hambourg et des villes hanséatiques[10].

Son but en cette circonstance était moins de faire entrer en ligne quelques régiments de plus que d'affaiblir et de désarmer l'Espagne, sur laquelle il commençait à nourrir des projets encore peu définis, mais peu rassurants pour l'avenir de ce pays. Depuis longtemps fatiguée d'une alliance onéreuse, abreuvée d'humiliations, ruinée par nos exigences, traitée en pays conquis dont on cédait les provinces sans même le consulter, l'Espagne avait vu dans la guerre de Prusse une occasion de prendre à l'égard de Napoléon une attitude, sinon hostile, du moins indépendante : une proclamation du prince de la Paix avait appelé aux armes les Espagnols pour soutenir la liberté de leur patrie contre un ennemi qu'il ne désignait pas[11], mais à la nouvelle de la victoire d'Iéna, tout était aussitôt rentré dans le silence accoutumé, et la soumission était redevenue d'autant plus absolue que la révolte avait été plus imminente. L'Espagne fut heureuse de se faire pardonner cette faible velléité par l'envoi du contingent de quinze mille hommes ; elle ne soupçonna pas que ce gage de docilité, loin d'apaiser son impérieux allié, n'était que le prélude des sacrifices qu'il allait bientôt lui imposer.

Toujours empressé à seconder l'effort des armes par celui de la diplomatie, lorsque l'heure de négocier était passée, Napoléon avait vu ses offres repoussées par l'Autriche. Cette puissance avait été trop cruellement blessée pour être accessible à de tardives avances. Faute de pouvoir la gagner, il fallut la tenir en respect : l'armée du vice-roi se concentra dans le Frioul, sous les ordres de Masséna, se liant au corps de Marmont qui occupait la Dalmatie. Ces troupes formaient un total de soixante-quinze mille hommes tout prêts à s'avancer dans la vallée du Danube ; elles suffisaient provisoirement pour neutraliser l'Autriche. Notre diplomatie avait été plus heureuse auprès de la Porte. Telle-est la force des intérêts et des situations que, malgré le souvenir de la rupture violente et déloyale qui nous avait donné l'Égypte, un rapprochement inespéré venait de s'opérer entre la France et la Turquie. Napoléon, qui sentait tout le prix d'une diversion faite à notre profit contre les Russes, s'était attaché à séduire et à encourager le sultan Sélim ; il lui avait rappelé les liens séculaires qui unissaient les deux pays, leur communauté d'intérêts, la marche non interrompue des invasions russes vers Constantinople. Avant même que la Porte eût rompu avec la Russie, il prenait dans tous ses manifestes l'engagement solennel de maintenir l'intégrité de l'empire ottoman. Dès le mois de juin 1806, au moment où il négociait avec M. d'Oubril un traité de paix entre la France et la Russie, il pressait Selim de se déclarer contre Alexandre en remplaçant de sa propre autorité les hospodars de Valachie et de Moldavie que le Sultan ne pouvait nommer que de concert avec le czar[12]. Pour accélérer ce dénouement, il accrédita auprès du Divan un agent habile, actif et dévoué, le général Sébastiani, dont la mission pouvait se résumer d'un mot, entraîner la Turquie à la guerre.

Les haines, les rivalités, les divisions de tout genre qui existaient depuis si longtemps entre la Porte et la Russie rendaient à Sébastiani cette tâche d'autant plus facile, que Selim était un caractère faible et crédule, très -bien intentionné, mais très incapable de suivre un système arrêté. Sébastiani employa tour à tour à son égard les promesses et les intimida-Lions ; il sut le menacer à propos de notre armée de Dalmatie qui se trouvait en contact immédiat avec le Monténégro, l'Albanie et les populations les plus remuantes de l'empire turc. Sous l'influence de ces sollicitations, Sélim chassa les deux hospodars le 30 août 1806. C’est alors qu'on apprit à Constantinople que le czar avait refusé de ratifier le traité de paix signé à Paris par d'Oubril. Sébastiani devînt beaucoup plus pressant ; il somma nettement le sultan de choisir entre l'inimitié de la France et celle de la Russie[13]. Selim, intimidé, interdit aux vaisseaux russes l'accès du Bosphore, puis, bientôt plus troublé encore par les menaces des représentants de l'Angleterre et de la Russie, il rétablit en Valachie et en Moldavie les deux hospodars destitués, sans toutefois rompre avec la France. Mais il était déjà trop tard pour revenir en arrière ; une armée russe, sous les ordres du général Michelson, était entrée dans les Principautés, et la Turquie se trouvait lancée sans retour dans une guerre périlleuse pour la plus grande gloire d'un allié dont le nom ne pouvait lui rappeler que les plus tristes mécomptes, et dont elle allait éprouver de nouveau la douteuse fidélité.

Napoléon vit avec un transport de joie la diversion qui servait si bien ses desseins : « Reprenez confiance, écrivait-il à Sélim, le 11 novembre. Les Destins ont promis la durée de votre empire ; j'ai mission de le sauver, et je mets en commun avec vous mes victoires ![14] » Le 1er décembre suivant il lui renouvelait ces assurances dans les termes les plus flatteurs, et il chargeait Sébastiani de signer avec le sultan un traité d'alliance offensif et défensif « par lequel il garantissait à la Porte l'intégrité de ses provinces de Moldavie, Valachie, Servie ; et s'engageait à ne faire la paix avec la Russie que de concert avec elle[15]. » Comme pour donner à ces engagements un caractère plus irrévocable encore, il les enregistra dans ses bulletins et ses messages au Sénat, faisant ressortir avec un soin particulier toute la honte qu'il y aurait pour nous à abandonner la Turquie et les dangers qui en résulteraient pour « l'Europe civilisée ». Il écrivait dans un de ses manifestes adressés au Sénat : « La tiare grecque relevée et triomphante depuis la Baltique jusqu'à la Méditerranée, on verrait de nos jours nos provinces attaquées par une nuée de fanatiques et de barbares. Notre coupable indifférence exciterait justement les plaintes de la postérité et serait un titre d'opprobre dans l'histoire. » (20 janvier 1807.) On allait voir bientôt quel compte il tenait de cette réprobation de l'histoire et de la postérité.

Il annonçait en même temps à cette Assemblée que l'empereur de Perse allait faire marcher ses troupes sur le Caucase, et il lui notifiait l'entrée de la Saxe dans la Confédération du Rhin. Tels étaient, en effet, les alliés nouveaux que Napoléon avait gagnés ou plutôt enchainés à sa cause. En ce qui concerne la Perse, l'annonce était toutefois prématurée. Son envoyé, M. Amédée Jaubert, arrivé à Téhéran en juin 1806, après des périls sans nombre, n'en avait rapporté que des propositions et le traité ne fut signé qu'en mai 1807. Mais personne ne pouvant vérifier le fait, et le nom de la Perse faisant très - bonne figure sur ce programme, on l'y laissa comme un témoignage de notre lointaine influence.

En présence de cette ligue formidable qui réunissait sous le même drapeau tant de peuples divers, la Russie paraissait peu en état de soutenir la lutte. La Prusse, mise hors de combat, ne pouvait lui fournir qu'une vingtaine de mille hommes qui avaient échappé à grand'peine à la poursuite de Murat ; l'Angleterre lui avait fait des promesses qu'elle se pressait peu de tenir, occupée qu'elle était à s'emparer des colonies espagnoles et hollandaises ; enfin, la Suède, trop faible pour la soutenir efficacement, se bornait à garder Stralsund avec une quinzaine de mille hommes. Déduction faite du corps de Michelson engagé intempestivement en Moldavie et des troupes qui ne pouvaient atteindre la frontière que plus tard, la Russie n'avait à nous opposer sur la Vistule qu'une armée d'environ cent vingt mille hommes. Les vingt mille Prussiens de Lestocq observaient ce fleuve, échelonnés de Danzig à Thorn ; Bennigsen avait concentré aux environs de Varsovie un corps de soixante mille hommes ; enfin, un troisième corps, montant à quarante mille hommes et commandé par Buxhœwden, arrivait à marches forcées pour opérer sa jonction avec Bennigsen[16]. Le commandement en chef de toutes ces forces réunies devait être confié à Kamenski, vieillard octogénaire, qui n'avait plus ni l'énergie ni l'activité d'esprit et de corps qu'exigeait une pareille tâche.

Déjà l'armée française s'était avancée en Pologne, et, dès le 4 novembre, Davout avait occupé Posen. On peut estimer à quatre-vingt-dix mille hommes les corps avancés qui menaçaient la Vistule sous les ordres de Davout, Lannes, Augereau, Murat ; ils étaient suivis de près par une autre armée, à peu près égale en nombre, commandée par Soult, Ney, Bernadotte, Bessières ; ils laissaient derrière eux, dans le Mecklembourg, le corps de Mortier, occupant le littoral de Hambourg à Stettin : en Silésie, le corps de Jérôme était chargé, sous la direction de Vandamme, d'assiéger les places qui tenaient encore dans cette province. A notre approche, Bennigsen jugea qu'il ne pourrait, avec ses seules forces, défendre une ligne aussi étendue que la Vistule contre une armée si considérable, car il suffisait que le passage du fleuve fût forcé sur un seul point pour que ses troupes éparses fussent placées dans un péril imminent. Il nous abandonna donc non-seulement Varsovie, mais le camp retranché de Praga, et se replia dans la direction de Pultusk, au-devant du corps d'armée que lui amenait Buxhoewden. Ce mouvement rétrograde nous rendait maîtres du cours de la Vistule, Ney enleva Thorn aux Prussiens de Lestocq ; il s'établit sur ce point avec le corps de Bernadotte et la cavalerie de Bessières qui formèrent notre gauche. Soult et Augereau, composant notre centre, franchirent le fleuve de Plock à Zakroczim ; enfin, notre droite, composée des corps de Lannes, de Murat et de Davout, s'étendit le long du Bug et de la Narew, depuis Sierock jusqu'au point où ces rivières réunies se jettent dans la Vistule.

Telle était la situation respective des deux armées vers le 20 décembre. Nos cantonnements s'échelonnaient, de Thorn à Varsovie, sur un espace d'environ quarante lieues. Les Prussiens de Lestocq étaient restés sur la Dreventz, en face de Thorn ; les troupes russes, renforcées par Buxhœwden et placées sous les ordres de Kamenski, avaient suspendu leur mouvement de retraite pour se retrancher dans l'angle que forment, un peu au-dessus de Varsovie, la Wkra, la Narrew et le Bug en venant confondre leurs eaux dans la -Fistule. Cette région, naturellement marécageuse par suite du voisinage de ces grands cours d'eau, était en outre détrempée par les pluies et rendue presque impraticable par la douceur exceptionnelle de la saison. Napoléon disait « qu'il avait découvert en Pologne un cinquième élément qui était la boue. » Il sentait tous les inconvénients d'une reprise d'hostilités dans de telles conditions ; il désirait, il pouvait, prendre ses quartiers d'hiver à Varsovie ; c'était pour y arriver plus facilement qu'il avait insisté sur la conclusion d'un armistice ; et bien que son offre eût été repoussée, il ne tenait qu'à lui de se maintenir dans ses positions. Mais le voisinage si rapproché d'une armée russe, même peu dangereuse pour lui, derrière ce retranchement naturel qui pénétrait comme un coin jusqu'au milieu de ses cantonnements, lui sembla bientôt une espèce d'insulte permanente qu'il ne pouvait tolérer, et il résolut de ne laisser reposer son armée qu'après avoir chassé ou dissipé les Russes. Il alla même jusqu'à se flatter de les détruire dès le début de la campagne : « Il est possible, écrivait-il à Clarke, le 18 décembre, que d'ici à huit jours il y ait une affaire qui finisse la campagne.»

Pour parvenir à ce but, il fait construire un pont sur la Narew, au-dessous du point où cette rivière se réunit à la Wkra. Arrivé de nuit à Varsovie, le 20 décembre, afin de se dérober aux ovations des Polonais, il vient en personne surveiller ces apprêts. Lorsqu'ils sont terminés, tous ses corps d'armées reçoivent simultanément l'ordre de se porter en avant contre les postes disséminés de l'armée prusso-russe. Pendant qu'il va franchir la Narew pour attaquer l'ennemi de front avec sa garde, ses réserves, les corps de Davout et de Lannes, ses lieutenants Augereau et Soult se portant au-delà de la Wkra, manœuvreront sur le flanc des Russes pour les tourner, et Ney, appuyé par Bernadotte, rejettera les Prussiens vers le Nord, en même temps qu'il menacera la ligne de retraite de leurs alliés. Dans la nuit du 22 au 23 décembre, l'Empereur quitta Varsovie ; à neuf heures du matin, il franchit la Narew, et le soir de la même journée il fit jeter un pont de bateaux sur la Wkra, entre Okunin et Pomichowo, sous le feu de l'ennemi. Trompés par de fausses démonstrations, les Russes ne réussirent pas à empêcher le passage ; ils furent immédiatement assaillis dans leur position de Czarnowo. La nuit était venue et ne suspendit pas le combat : on se battit au clair de lune. Les Russes furent délogés après une vigoureuse résistance qui leur coûta deux mille hommes ; ils se retirèrent sur Nasielks où ils furent battus de nouveau le lendemain. Une seule de leurs divisions avait pris part à ces deux affaires, et déjà. la situation de leur armée se trouvait compromise. Augereau avait passé la Wkra à Kolozomb à la suite d'un brillant combat, il marchait vers Nowemiasto sur le flanc des Russes, Soult s'avançait parallèlement à la hauteur de Sochoczyn, Bernadotte et Ney, partis de Thorn, se dirigeaient vers Biezun et Soldau.

En présence de cette brusque irruption qu'il n'avait pas su prévoir, le vieux Kamenski, dont la tête était affaiblie par l'âge, donna tous les signes d'une complète démence[17]. Ses lieutenants Bennigsen et Buxhœwden durent pourvoir par eux-mêmes au salut de l'armée. Ils avaient d'un commun accord dirigé le gros de leurs troupes sur Pultusk où ils espéraient rallier celles de leurs divisions qui étaient restées entre le Bug et la Narew. Pendant ce temps leur ardent adversaire, croyant que leur retraite principale allait s'opérer par Golymin, courait avec sa cavalerie à Ciechanow pour les prendre en flanc pendant leur marche. Il dirigea sur Golymin les corps de Davout, d'Augereau et de Murat ; il ne porta sur Pultusk que le corps de Lannes. Quant à celui de Soult, il lui réservait l'honneur de frapper ce qu'il considérait comme le coup décisif de la campagne ; il lui ordonna en conséquence de marcher de Ciechanow sur Makow, ville située sur les derrières de l'armée russe et où Soult se trouverait à même de détruire les dé bris fugitifs de l'ennemi et de cueillir les fruits de la victoire.

Ce beau plan ne reposait au fond que sur des conjectures qui ne se réalisèrent pas. Cette méprise de Napoléon ne provenait ni d'une défaillance de son génie, ni d'un tort imputable à ses lieutenants, mais de la violence qu'il avait faite à la nature des choses en commençant des opérations aussi étendues dans une pareille saison et sur un pareil terrain. Non-seulement les marécages embourbaient son artillerie et ses équipages au point d'entraver sa marche, mais sa cavalerie même lui devenait presque Inutile, et il lei était impossible de s'éclairer suffisamment pour bien connaître les mouvements de l'ennemi. L'observation précise des faits lui échappant, il ne pouvait plus agir que d'après des suppositions. Le 26 décembre, pendant que Napoléon attaquait, avec des forces très-supérieures, le village de Golymin où s'était retranchée seulement une division soutenue par quelques régiments, Lannes venait se heurter à Pultusk contre la majeure partie du corps d'armée de Bennigsen. Bien qu'il n'eût guère que vingt-six mille hommes, en y comprenant la division Gudin, à opposer à environ quarante mille, Lannes aborda la ligne ennemie avec son intrépidité accoutumée et la. fit d'abord plier. Il porta son principal effort sur la gauche russe dans l'espoir de lui enlever Pultusk et le passage de la Narew, mais il rencontra sur tous les points une résistance acharnée, et l'artillerie russe, très-supérieure à la nôtre dont une partie était restée en chemin, fit dans nos rangs de cruels ravages. Lannes s'obstina jusqu'au soir à livrer à Bennigsen des assauts furieux mais sans résultat ; il ne parvint à l'entamer sur aucun point, et cette sanglante journée s'acheva sans qu'aucune des deux armées eût obtenu un avantage décisif[18]. A Golymin l'issue du combat avait été presque la même, quoiqu'un peu plus favorable à notre armée. Couverte par des bois et des marécages presque inabordables, la division Gallitzin, avec les régiments qui la secondaient, put tenir en échec pendant de longues heures les corps de Davout -et d'Augereau soutenus par la cavalerie de Murat. A la fin elle dut céder et opérer sa retraite, mais ce combat fut si peu décisif que, de l'aveu de Napoléon lui-même, la résistance durait encore à onze heures du soir[19]. Le même jour, 26 décembre, à quinze lieues de là, Ney attaquait, à Soldau, les Prussiens de Lestocq et restait définitivement maitre de la ville, plusieurs fois prise et reprise, mais après avoir très-chèrement payé sa victoire.

Ainsi, malgré l'excellence du plan de Napoléon, la victoire avait été au moins indécise sur un point, et très-incomplète sur deux autres. En outre, deux de ses corps d'armée n'avaient pris aucune part au combat : celui de Soult, qui devait couper la retraite aux Russes à Makow, avait été forcé de s'arrêter à Cieclianow par suite de la difficulté des chemins ; fût-il -d'ailleurs arrivé à Makow il y eût trouvé une partie de l'armée de Buxhœwden prête à lui tenir tête. Quant au corps de Bernadotte, il avait marché dans la direction de Biezun sans rencontrer personne. Ces tâtonnements, ces succès contestés, ce défaut de précision et de concert dans l'exécution étaient à la vérité imputables à la saison et à la nature de ce sol mouvant qui rendait nos manœuvres si lentes et si pénibles, mais ces obstacles, Napoléon les connaissait depuis -son arrivée en Pologne ; ils existaient pour nos ennemis comme pour nous, et c'est justement parce qu'il y avait en lui une tendance croissante à n'en tenir aucun compte dans ses calculs qu'il importe de noter la progression de ce penchant de son esprit. Il croyait avoir répondu à tout, quand il avait écrit dans son bulletin « que sans les horribles boues, suite des pluies et du dégel, pas un seul homme n'eût échappé ; » et c'était lui, le capitaine si habile à tirer parti du terrain, qui s'était si souvent moqué des beaux plans faits sur le papier, c'était lui qui trouvait cette justification plausible et acceptable, comme s'il lui avait été impossible de prévoir une température qui durait depuis plus d'un mois.

Mais quoique peu éclatant, eu égard surtout à nos triomphes passés, le succès de cette courte campagne n'en était pas moins en notre faveur, puisque l'armée russe était forcée d'évacuer ses positions et se voyait dans la nécessité de nous abandonner une partie de son artillerie et de ses bagages impossibles à transporter à travers les fondrières. Elle laissa ainsi dans nos mains quatre-vingts canons ; elle avait perdu de dix à douze mille hommes en morts ou en prisonniers[20]. Nous avions fait de notre côté des pertes presque aussi considérables. Napoléon qui ne pouvait songer à poursuivre l'ennemi dans des régions où selon l'expression d'un de ses officiers[21] il voyait se Tondre ses bataillons, résolut de prendre ses quartiers d'hiver en attendant le retour d'une saison plus clémente. H distribua en conséquence ses corps d'armée dans des cantonnements situés à une distance moyenne de dix à quinze lieues en avant de la Vistule. Placés à portée de se soutenir les uns les autres, ils étaient pourtant dispersés sur un espace incontestablement trop étendu, car de Varsovie où se trouvait le corps de Lannes à Elbing où campait Bernadotte il n'y a pas moins de cinquante lieues. Ses autres lieutenants occupaient l'espace intermédiaire entre ces deux points extrêmes. Ney était cantonné vers Neidenburg, Soult aux environs de Golyrnin, Davout à Pultusk, Augereau vers Zakroczim. Le maréchal Lefebvre fut chargé d'observer Danzig avec un corps de quinze mille hommes en attendant qu'il pût commencer le siège de cette place ; un autre corps bloqua Graudenz. Napoléon lui-même se tint à Varsovie avec sa garde. De là il surveillait les mille détails d'organisation nécessaires à la subsistance de cet immense rassemblement militaire, l'envoi des vivres, la confection des effets et des approvisionnements, l'établissement de vastes hôpitaux, programme effrayant des batailles futures. Mais ces soins multipliés se réduisaient trop souvent à des ordres qui n'étaient point exécutés parce qu'ils ne pouvaient pas l'être, vu la disproportion de l'entreprise avec l'état précaire des ressources du pays. Nos soldats, réduits à déterrer les provisions enfouies des pauvres paysans polonais, vivaient mal. La mauvaise qualité de leur nourriture jointe à l'insalubrité d'un climat humide engendraient parmi eux de nombreuses maladies auxquelles leurs chefs eux-mêmes payaient tribut. Lannes, Murat, Augereau avaient été atteints des premiers assez gravement ; enfin l'écho des plaintes de l'armée arrivait jusqu'à Paris et y répandait des alarmes assez vires pour que Napoléon se crût obligé de les faire dissiper par des démentis du Moniteur[22].

Le seul dédommagement à tant de maux fut la chute des principales places de la Silésie qui succombèrent après une résistance plus honorable que celle que nous avaient opposée les autres forteresses prussiennes. Glogau avait capitulé le 2 décembre ; Breslau dut se rendre à Vandamme le 8 janvier lorsque l'eau de ses fossés rendue solide par la gelée mit sa faible garni- son à la merci d'un assaut. Schweidnitz ne tarda pas à éprouver le même sort.

Pendant que Napoléon disposait tout pour s'établir paisiblement dans ses quartiers d'hiver, l'armée russe, après s'être un instant dérobée par une marche longue et savante, se préparait à revenir sur lui pour l'attaquer. Repoussés sur Ostrolenka après, les batailles de Golymin et de Pultusk, les généraux russes étaient parvenus à se rejoindre vers Nowogrod. Là fut tenu un conseil de guerre dans lequel Bennigsen insista vivement pour une reprise immédiate des hostilités. Ce général qui à défaut de grands talents militaires possédait beaucoup d'audace et de ténacité, croyait qu'avec une indomptable énergie on pouvait résister avec succès à la supériorité stratégique de son terrible adversaire. Il était patriote à sa manière et avait su prendre une grande autorité sur le soldat. En plusieurs circonstances de sa vie et notamment dans la tragédie fameuse qui avait mis fin au règne et à la vie de Paul Ier, il avait montré une rare force de caractère. Sans se glorifier du rôle si connu qu'il avait joué dans cette nuit mémorable, il en portait le souvenir avec une assurance froide et hautaine, en homme également éloigné de la bravade et du repentir. Sa ferme attitude à Pultusk l'avait désigné pour le commandement de l'armée ; il reçut bientôt après l'ordre de remplacer Kamenski et put mettre à exécution le plan qu'il avait conçu. Sans se dissimuler les graves inconvénients résultant de la mauvaise saison, il les jugeait avec raison moindres pour ses soldats que pour les nôtres qui n'étaient pas habitués à un pareil climat, et il sentait d'instinct que si nous cherchions à éviter le combat, c'est qu'il y avait avantage pour lui à nous l'offrir. Il résolut donc de profiter de l'étendue exagérée de nos cantonnements pour surprendre s'il se pouvait les deux corps d'armée qui en formaient la limite extrême vers la Prusse septentrionale, et en tout cas pour les refouler en dégageant du même coup les places de Danzig et de Graudenz. La dispersion imprudente du corps de Ney, qui de Neidenbourg poussait des détachements jusqu'à Kœnigsberg afin de procurer des vivres à ses troupes affamées[23], la situation un peu aventurée de Bernadotte à Elbing offraient à Bennigsen un espoir fondé de couper et de battre ces deux corps isolés avant que le reste de l'armée fût en mesure de les secourir. Quoi qu'on puisse dire en effet pour justifier le développement que Napoléon avait donné à ses positions, il n'en reste pas moins vrai qu'il était, excessif et périlleux en présence d'une armée dont on no connaissait ni les mouvements ni la situation précise.

Cette imprudence n'eut, pourtant pas les conséquences fâcheuses qu'on aurait pu craindre. Telle était l'admirable divination que Napoléon portait dans les choses de la guerre, qu'avant d'avoir rien soupçonné du plan de Bennigsen, il avait envoyé Jomini au camp de Ney pour reprocher au maréchal la témérité de sa pointe vers Kœnigsberg et le rappeler à ses cantonnements de Neidenbourg : « Revenez lentement, lui écrivait Berthier au nom de l'empereur, c'est le premier pas que l'empereur fait en marche rétrograde. » (18 janvier 1807)[24]. Bennigsen pénétré avant tout de la nécessité de nous cacher sa marche avait disparu derrière un vaste rideau de forêts impénétrables, il avait fait un immense détour partie en deçà, partie au-delà du lac Spirding, puis il s'était avancé par Arys, Rhein, et Bischoffstein comptant surprendre nos cantonnements encore en pleine sécurité, surtout ceux de Bernadotte, qui se trouvait le plus exposé depuis que Ney avait commencé son mouvement rétrograde. Ney n'avait pas encore achevé ce mouvement lorsque les Russes parurent aux environs d'Heilsberg (22 janvier 1807), et ses derniers détachements durent s'ouvrir un passage pour rejoindre son corps d'armée. Mais Bennigsen qui arrivait avec des troupes harassées par de longues marches à travers des régions impraticables et dans une saison si rigoureuse, se trouva hors d'état d'imprimer à ses opérations l'ensemble et la rapidité qui leur étaient plus que jamais nécessaires : au moment de recueillir les fruits d'un plan si habilement conçu, il les laissa échapper de ses mains. Au lieu de couper tout ou partie du corps de Ney, il ne put que le refouler sur sa ligne de retraite. Quant à Bernadotte, promptement averti par son collègue du danger qui le menaçait, il se rabattit à la hâte dans la même direction, et renversa à Mohrungen l'avant-garde russe qui voulait lui barrer le passage. Il y perdit ses bagages, mais il put opérer sa retraite sur Strasbourg, donnant la main à Ney qui était à Gilgenburg. (25 janvier.)

Napoléon ne connut bien l'ensemble de ces événements que le 27 janvier seulement. Il en comprit aussitôt la portée et loin de chercher à conta arien la marche des Russes vers la basse Vistule, il résolut de tout faire pour les y engager de plus en plus sur les pas de Bernadotte pendant qu'il se porterait lui-même sur leurs derrières suivant sa constante méthode. Il se hâta donc de lever ses cantonnements. Il dirigea son armée sur Willemberg, point à partir duquel il commencerait à déborder l'extrême gauche des Russes, pour les tourner bientôt et les acculer sur la Vistule, ou bien s'ils s'apercevaient à temps de son projet, pour les rejeter dans le sens opposé au-delà du Niémen. Il laissa à Varsovie le corps de Lannes pour faire face à deux divisions que Bennigsen avait envoyées sur la Narew, puis afin d'attirer les Russes vers la Vistule il expédia à Bernadotte l'ordre de se retirer pas à pas devant eux dans la direction de Thorn[25]. A vrai dire, il ne se flattait pas de couper toute l'armée russe, mais il se croyait assuré de surprendre un corps de « quinze à vingt mille hommes », et il avertit Clarke, Mortier et Lefebvre qui se trouvaient à Berlin, à Stralsund et à Thorn, de se tenir prêts à profiter de cette éventualité[26]. Le froid ayant rendu au sol la consistance nécessaire, les chemins étaient redevenus très-praticables. Nous ne pouvions plus désormais imputer nos échecs aux boues de la Pologne. Napoléon doutait si peu du succès de la nouvelle campagne que dans toutes ses lettres il annonçait qu'il allait rejeter les Russes au-delà du Niémen[27]. Il alla jusqu'à prédire ce résultat dans la proclamation qu'il adressa à son armée le 30 janvier :

« Les Russes, disait-il, sont entraînés par la Fatalité qui constamment égare les conseils de nos ennemis, ils entrent en Turquie et déclarent la guerre à la Porte au moment même où nous arrivons sur leurs frontières. Les premiers ils lèvent leurs quartiers d'hiver, et viennent inquiéter leurs vainqueurs pour éprouver de nouvelles défaites. Puisqu'il en est ainsi, sortons d'un repos qui ferait tort à notre réputation ; qu'ils fuient épouvantés devant nos aigles au-delà du Niémen ! Nous passerons le reste de notre hiver dans les beaux pays de la vieille Prusse, et ils ne pourront attribuer qu'à eux-mêmes les malheurs qu'ils éprouveront ! »

A parler ainsi en homme du destin il y a sans doute un puissant moyen d'agir sur les imaginations, mais un grand général doit tout prévoir, même la possibilité d'un revers : il vaut mieux pour lui ne pas prendre des engagements qu'il pourra ne pas tenir, car en cas d'échec l'effet qu'il a cherché se retournera contre lui ; et plus les esprits auront été exaltés par ses prédictions, plus ils seront abattus en les voyant démenties. Dès le 28 janvier Bennigsen avait suspendu sa marche, soit qu'ils jugent imprudent de s'avancer plus loin, soit qu'il voulût faire reposer ses soldats fatigués. Le 30 janvier il commença à soupçonner que les Français voulaient opérer sur sa gauche. Le 1er février il était près d'Allenstein lorsqu'on lui apporta la dépêche que Napoléon avait envoyée à Bernadotte et qui avait été interceptée par des Cosaques. Éclairé-tout à fait sur le danger de sa position, il prit aussitôt le parti de se retirer dans la direction de Kœnigsberg. A Jonkowo il nous arrêta une journée pour maintenir ses communications avec les Prussiens de Lestocq qui se trouvaient encore à Osterode dans une position fort aventurée (3 février }. Il se déroba pendant la nuit, et les jours suivants nous tint tête de nouveau à Hott, puis à Landsberg avec une remarquable solidité au moyen de fortes arrière-gardes qui couvraient la marche de son armée. A son extrême droite les Prussiens séparés de lui par la Passarge et suivis de près par Ney restaient toujours très-exposés. Prévenus par ce maréchal à Deppen où ils espéraient franchir la rivière, ils durent sacrifier une partie de leur corps d'armée à Liebstadt pour parvenir à la passer à Spanden.

Le 7 février 1807, Bennigsen toujours poursuivi par Napoléon arriva à Preuss-Eylau. Ébranlé par les plaintes de ses soldats qui voulaient combattre, fatigué d'une défensive dont il ne comprenait pas tous les avantages, et trouvant la position favorable pour son armée, il résolut de nous y livrer bataille. Il était serré de si près, grâce à la rapidité de nos mouvements, que le premier choc entre les deux armées eut lieu ce jour-là même. Les Russes s'étaient établis en arrière d'Eylau ; ils n'avaient occupé la ville et ses abords qu'avec leur arrière-garde commandée par Barclay de Tolly. Soult l'en chassa après un sanglant combat dans lequel la ville fut plusieurs fois prise et reprise et notre centre s'y logea pour y passer la nuit.

Le lendemain 8 février, le jour naissant éclaira la position des deux armées. Celle des Russes se trouvait beaucoup plus rapprochée de la ville que ne l'avait d'abord supposé Napoléon. Trompé par une reconnaissance imparfaite de Murat, et confirmé dans ses suppositions par les affaires des jours précédents, l'Empereur croyait les Russes sinon en pleine retraite, du moins campés beaucoup plus loin. Le corps d'armée de Soult se réveilla presque sous le feu de leurs canons. Au petit jour Napoléon parcourut notre ligne et rangea son armée en bataille. Au centre de notre position était un cimetière où s'établit la garde ; tout près de là s'élevait l'église d'Eylau située comme la ville sur une petite éminence. Autour de nous le terrain jonché de cadavres gardait partout les traces du combat de la veille. En face s'étendait le champ de bataille. Une plaine couverte d'une neige glacée allait en s'abaissant à partir de nos positions d'Eylau et de Rothenen pour se relever à l'autre extrémité après avoir décrit de légères ondulations. Telle était l'épaisseur de la couche de glace qui recouvrait le sol, qu'on se battit une partie de la journée sur des lacs dont on ne soupçonnait pas même l'existence. Le ciel était sombre et morne ; le vent du nord chassait çà et là des tourbillons de neige ; sur ce fond désolé se détachaient les masses noires de l'armée russe adossées aux hauteurs, de Saussgarten à Schmoditten, sur trois lignes de profondeur. Elles se tenaient là immobiles, tour à tour déployées en bataille ou serrées en colonnes d'attaque derrière un rempart de feu formé par quatre cents pièces d'artillerie.

Tel fut le spectacle qui frappa les yeux de nos soldats à leur réveil. Ce tableau était d'autant plus fait pour saisir leur imagination qu'ils ne portaient dans cette guerre aucun des entraînements qui eussent été propres à déguiser ce que cette scène avait de lugubre. Ce n'était pas pour que leur patrie fût plus libre, plus grande ou plus prospère qu'ils venaient affronter la mort à travers tant de privations sur cet affreux champ de bataille, c'était pour une fantaisie de ce maître exigeant, et pour une fantaisie dont il ne rendait compte personne, car que n'avait-il pas allégué pour se justifier d'avoir repoussé une si avantageuse et si honorable ? Tantôt Pondichéry, tantôt les Polonais, tantôt les Turcs ! en ils le savaient bien, Napoléon n'avait été inspiré que par le désir de dominer l'Europe et de garder le royaume que le sort des armes avait fait tomber dans ses mains. Si ces pensées n'ébranlaient pas leur courage, elles étaient plus faites pour diminuer leur élan que pour leur donner de l'enthousiasme. Lorsque les grands mobiles font défaut, il faut du moins que les besoins les plus essentiels soient satisfaits ; le moral des soldats est alors étroitement lié à leur bien-être physique ; or malgré leurs succès de chaque jour, les nôtres privés de pain et d'eau-de-vie, réduits aux vivres qu'ils pouvaient déterrer dans les champs, enduraient de cruelles souffrances depuis l'ouverture de la campagne. Celles des Russes quoique sérieuses étaient beaucoup moindres[28] ; ce ciel inhospitalier était pour eux le ciel de la patrie, ils voyaient en lui un auxiliaire, dans le froid presque un libérateur. Enfin ils n'allaient pas, instruments d'une fantaisie de tyran, porter la destruction sur un territoire étranger ; rangés devant leurs frontières pour nous en défendre l'accès, ils pouvaient croire du moins qu'ils combattaient pour leurs foyers.

Il est difficile d'évaluer même d'une façon approximative l'effectif des deux armées qui étaient alors sur le point de s'entr'égorger sur la plaine glacée d'Eylau, tant l'amour-propre national s'est efforcé d'un côté comme de l'autre d'obscurcir cette question toujours compliquée. Napoléon avait avec lui toute son armée à l'exception du corps de Lannes laissé à Varsovie, du corps de Bernadotte resté en arrière, du corps de Ney qui était à peu de distance de là aux prises avec les Prussiens de Lestocq, qu'il neutralisait. Il lui restait donc les corps de Davout, d'Augereau, de Soult, la garde et la cavalerie de Murat. Ces différents corps ne pouvaient guère former moins de soixante-dix mille hommes. Les historiens qui portent son armée au-dessous de ce chiffre sont fort embarrassés d'expliquer comment après avoir engouffré trois cent trente mille hommes en Allemagne, il ne pouvait en amener que cinquante-quatre mille sur le champ de bataille. Ils tranchent la difficulté en assurant qu'il laissait derrière lui soixante mille traînards, sans songer qu'ils élèvent ainsi contre Napoléon une critique beaucoup plus grave que celle qu'on lui adresse en lui accordant quelques milliers d'hommes de plus sur le champ d'Eylau. En revanche, ces évaluations qui accusent soixante mille traînards dans l'armée française, n'en supposent pas un seul dans l'armée russe qui venait de faire des marches infiniment plus longues et plus pénibles que les nôtres, éloge magnifique bien qu'il ait pour but de diminuer son mérite, mais qui paraîtra sans doute exagéré si l'on réfléchit qu'il y avait parmi les Polonais de nombreux déserteurs. En écartant des états de fantaisie dictés après coup par les susceptibilités nationales et militaires, on peut s'en tenir sur ce point aux appréciations d'un excellent juge, témoin et acteur lui-même dans ces événements, le général Jomini, qui estime que les forces étaient égales des deux côtés, sauf en ce qui concerne l'artillerie où les Russes avaient la supériorité du nombre et les Français celle de la justesse et de la précision du tir.

Aux masses profondes de l'armée russe, Napoléon avait opposé une ligne plus mince mais plus étendue qui rendait son feu plus destructeur. Il avait retranché une partie du corps de Soult dans la ville d'Eylau, une autre à gauche de la ville ; au centre, dans le cimetière et les alentours était la garde, sur un terrain encombré des morts de la veille ; à droite, au village de Rothenen une autre division de Soult soutenue par le corps d'Augereau ; un peu en arrière, dans les intervalles laissés entre ces positions, on apercevait la cavalerie de Murat. Quant au corps de Davout, lancé la veille dans la direction de Domnau et rappelé à la hâte, il ne devait entrer en action qu'un peu plus tard en débouchant à l'extrême gauche des Russes et presque sur leurs derrières. Si l'attaque de Davout réussissait, leur gauche se trouverait culbutée sur leur centre, et leur armée entière rejetée dans la direction de Kœnigsberg où elle rencontrerait le corps de Ney pour lui barrer le passage.

Déjà une épouvantable canonnade s'était engagée entre les remparts mouvants d'artillerie qui couvraient le front des deux armées. Immobiles l'une et l'autre sous ce feu meurtrier qui emporte des files entières, elles attendent avec impassibilité le moment d'en venir aux mains. Pendant plusieurs heures, elles cherchent à s'entamer à coups de canon comme s'il s'agissait d'une forteresse qu'on veut prendre d'assaut, mais la brèche ouverte par l'artillerie se referme d'elle-même. Les Russes accoutumés à l'offensive si rapide et si redoutable de Napoléon sont comme interdits en présence de cette attitude si nouvelle chez lui ; ils semblent redouter une de ces surprises terribles qui lui sont familières. Cependant, plus exposés que nous par leur situation découverte aux ravages de l'artillerie, ils s'ébranlent les premiers et viennent manœuvrer sur notre gauche comme pour la déborder, mais bientôt leur attention est sérieusement attirée d'un autre côté. Une vive fusillade retentit sur leurs flancs du côté de Serpallen ; c'est Davout qui débouche à son tour sur le champ de bataille chassant devant lui les deux divisions qui lui sont opposées. Son apparition devait dans le plan de Napoléon former l'événement décisif de la journée, de même que celle de Ney, rappelé un peu plus tard de Kreutzbourg, devait en compléter les résultats.

Il était alors une heure de l'après-midi, et loin de s'éclaircir, le ciel était devenu de plus en plus sombre. Afin de donner toute sa valeur à la puissante diversion de son lieutenant et d'empêcher les Russes de se porter avec toutes leurs forces contre son corps isolé, Napoléon s'est enfin décidé à prendre l'offensive. Il pousse à son extrême droite la division Saint-Hilaire qui tendra la main à Davout, et il lance à l'assaut du centre russe le corps d'armée d'Augereau. Pendant que Saint-Hilaire prolonge la gauche ennemie vers Serpallen, Augereau l'épée à la main, quoique malade depuis plusieurs jours, entraîne les divisions Desjardins et Heudelet à travers un véritable ouragan de mitraille et de boulets. Avant qu'elles aient pu re joindre l'ennemi, elles sont enveloppées par un tourbillon de neige qui venant fouetter le visage des soldats les aveugle, les paralyse, rend leurs armes inutiles, leur marche confuse et incertaine. Les Russes, qui tournent le dos au vent et qui sont restés immobiles dans leurs positions, peuvent au contraire mesurer leurs coups ; ils écrasent du feu de leur artillerie ces masses hésitantes qui semblent devenues également incapables de reculer et de marcher en avant. En quelques instants, la moitié du corps d'Augereau est mise hors de combat ; ses généraux et ses principaux officiers sont tués ou blessés, lui-même est frappé à la tête. Alors la cavalerie russe s'élance, elle sabre et poursuit nos débris errants ; ce n'est plus une défaite mais une complète destruction. Ce corps d'armée dut être licencié après la bataille, de peur que le petit nombre des survivants ne rappelât trop vivement ce souvenir néfaste.

Le moment était critique. Les escadrons russes venaient charger nos soldats jusqu'aux abords du cimetière où se tenait Napoléon. Retranchée dans cette enceinte criblée de boulets, la garde défendait, non sans peine, ce point central qui était la clef de nos positions. Augereau ramené tout sanglant de cette affreuse mêlée se plaignait amèrement de l'abandon où on l'avait laissé. Le ciel s'était éclairci et permettait de voir toute l'étendue du désastre. Napoléon jugea qu'un grand effort était nécessaire peur faire pencher la balance en notre faveur. Par ses ordres, Murat a formé en une seule légion les quatre-vingts escadrons de notre cavalerie ; avec cette 'masse irrésistible, il exécute une charge à fond sur le centre russe. Il ramène d'abord les cavaliers ennemis, il perce ensuite la première ligne d'infanterie, la traverse, puis il enfonce également la seconde ; il arrive enfin jusqu'à la troisième qu'il charge à plusieurs reprises sans pouvoir l'entamer. Son élan expire devant cette solidité inébranlable ; il faut revenir après une lutte acharnée. Mais les lignes à demi renversées sous cette effroyable avalanche d'hommes et de chevaux ont gardé leurs positions et se sont reformées derrière lui ; il est forcé de les rompre de nouveau pour s'ouvrir un passage jusqu'à nos positions.

Cette magnifique irruption sur le centre des Russes était restée sans résultat décisif ; mais pendant ce temps une de leurs colonnes qui, à la faveur de cet immense désordre, s'était aventurée jusque dans Eylau, y avait été prise presque toute entière, et Davout avait achevé son mouvement. Secondé par la division Saint-Hilaire, il avait refoulé la gauche russe de Serpallen sur Saussgarten ; il l'avait ensuite rejetée jusqu'au village de Kuschitten. Mais là il fut arrêté court par les détachements que Bennigsen envoya coup sur coup contre lui. Malgré le brillant succès de cette attaque, la bataille était toujours incertaine, car notre centre épuisé ne soutenait que faiblement le mouvement de Davout. Selon toute probabilité pourtant, cette attaque de flanc aurait fini par compromettre gravement la situation de Bennigsen, lorsqu'un événement imprévu vint rendre l'avantage aux Russes. Lestocq échappant à la poursuite de Ney avec une partie de son corps d'armée pendant que ce maréchal, toujours dans l'ignorance de ce qui se passait à Eylau, chassait l'autre devant lui dans la direction de Kœnigsberg, venait de faire son apparition à Althoff à l'extrême droite russe. Après avoir passé sans s'arrêter derrière l'armée de Bennigsen jusqu'à son extrême gauche, il déployait ses huit mille hommes devant le corps de Davout forcé de reculer à son tour. Cet incident inattendu change en peu d'instant la face des choses. Grâce au vigoureux élan que Lestocq imprime à ce retour offensif, les Russes reprennent presque tout le terrain qu'ils avaient perdu de ce côté. Au lieu de se défendre, ils attaquent nos troupes qui se replient. Peut-être un effort général sur toute leur ligne, allait-il leur donner définitivement la victoire, peut-être allions essuyer un autre Pultawa, ou connaître dès lors en petit les désastres d'une retraite de Russie, lorsque Ney, qui après de longues heures perdues en escarmouches inutiles, avait pu être rejoint et averti par son aide de camp Fezensac, parut enfin du côté de Schmoditten, trop tard pour changer sensiblement l'issue de cette journée sanglante et indécise, assez tôt cependant pour en-ipé- cher la balance de pencher en faveur de nos adversaires.

La nuit était venue, mais il n'était pas de ténèbres assez épaisses pour voiler les horreurs de ce champ de carnage où gisaient près de quarante mille hommes morts, mourants ou blessés. u Quel massacre et sans résultat ! » s'écriait le lendemain le maréchal Ney, en détournant les yeux de ces monceaux de cadavres couchés sur le blanc linceul des neiges. « Quel massacre et sans cause ! » aurait-il pu dire avec plus de raison encore. Nos soldats n'avaient combattu ni pour un intérêt ni pour un principe. Sans amour et sans haine, ils mouraient pour un caprice, comme les gladiateurs du Cirque. La moitié au moins des victimes de cette tuerie était tombée de nos rangs, car si la canonnade du commencement de l'action avait été plus meurtrière pour les Russes que pour nous, nos attaques avaient été repoussées à plusieurs reprises, et rien à la guerre n'entraîne plus de pertes qu'une attaque qui échoue. Pour un général comme Napoléon et surtout à une pareille distance de notre base d'opérations, une bataille incertaine était un insuccès sinon une défaite, et, ce qui en augmentait la gravité, c'était l'engagement encore présent à toutes les mémoires qu'il avait pris de rejeter les Russes « au-delà du Niémen. » Or, non-seulement les Busses, avaient continué leur retraite sans que Napoléon songent à les inquiéter, et sans l'opérer vers le Niémen, mais ils s'étaient dirigés vers le cul de sac de Kœnigsberg sans autre issue que la mer, comme pour nous mettre au défi de les y forcer. En revanche, Napoléon était resté maître du champ de bataille ; et bien qu'il fût hors d'état de rien entreprendre, il n'était pas homme à ne pas tirer parti de cette circonstance pour transformer son échec en victoire. En réalité, son armée avait été si horriblement maltraitée qu'il lui eût été impossible de garder plus longtemps ses positions, en présence d'un ennemi résolu. Les lieu- tenants de Bennigsen, les généraux Knorring et Tolstoï, suppliaient leur chef de reprendre la lutte ; mais il avait fait des pertes énormes, et ses soldats mouraient de faim. L'inflexible volonté de Napoléon l'emporta.

Tel est le prix de la ténacité à la guerre qu'il n'est guère douteux que l'attitude obstinée et indomptable d'un Wellington ne l'eût contraint à une retraite presque immédiate. Cela est si vrai, que même devant la retraite volontaire des Russes, les principaux chefs de l'armée étaient d'avis que nous devions rétrograder au-delà de la Vistule, et Napoléon lui-même n'était pas éloigné de partager leur opinion. Le lendemain de la bataille, écrivant au général Duroc, un des seuls hommes qui lui aient inspiré quelque confiance, grâce à son humeur taciturne et réservée, il lui disait : « Il y a eu hier à Eylau, une bataille fort sanglante. Le champ de bataille nous est resté, mais si on a de part et d'autre perdu beaucoup de monde, mon éloignement me rend ma perte plus sensible.... Il est possible que pour avoir des quartiers d'hiver tranquilles, je me porte à la rive gauche de la Vistule[29]. » Il y avait loin de là à ce que Berthier écrivait la veille à Joséphine, dans une lettre interceptée : « Demain Kœnigsberg aura l'honneur de recevoir l'empereur ! » Avouer que l'éloignement rendait les pertes plus sensibles, c'était reconnaître que l'insanité de sa politique était allée jusqu'à fausser ses vues militaires toujours si sûres et si profondes, car elle seule l'avait poussé dans cette situation où chaque coup reçu comptait double, et où il ne pouvait pas utiliser le cinquième de ses forces. Mais il sentait, avec la supériorité de son génie et de son orgueil, tout ce qu'une retraite sur la Vistule aurait de fâcheux comme effet moral, et non-seulement il s'empressa de repousser cette idée aussitôt que l'inaction ite Bennigsen lui montra la possibilité de se soustraire à. une :si humiliante extrémité, mais il se mit à chanter victoire avec cette assurance qui fit si longtemps illusion à ses soldats eux-mêmes. Peu d'heures après avoir dicté sa lettre à Duroc, il écrivait à Cambacérès de faire mettre au Moniteur « que l'armée russe avait été mise dans une déroute complète : qu'elle avait perdu dix à douze mille prisonniers, quatorze mille tués ou blessés. » Quant à nous, nous n'avions perdu que quinze cents morts et quatre mille blessés[30]. Dans son bulletin, il eût pour ainsi dire insulté aux souffrances du soldat en accusant des pertes aussi minimes ; il avoua donc mille neuf cents morts, et cinq mille sept cents blessés, chiffre qui toutefois était encore infiniment au-dessous de la vérité[31]. Bientôt les funèbres impressions du premier moment s'étant tout à fait dissipées, il ne craignit pas d'évaluer les pertes des Russes à trente mille hommes et à quinze ou seize généraux ; puis, lorsqu'arrivé à Landsberg, il n'eut plus sous les yeux le champ de bataille témoin de la destruction de tout un corps d'armée, il lui échappa d'écrire dans son soixante-unième bulletin qu'il était heureux pour Kœnigsberg qu'il ne fût pas entré dans les calculs du général français de forcer l'armée russe dans cette position ! Bravade puérile et surtout maladroite, car elle évoquait inévitablement dans les esprits une question à laquelle il ne pouvait y avoir qu'une seule réponse. Le dernier des soldats était en état de comprendre, que s'il n'était pas entré dans les calculs de Bonaparte de frapper un coup si extraordinaire et si décisif, c'est uniquement parce qu'il en avait reconnu l'impossibilité.

Pour donner une idée de la cynique impudence qui caractérisait cet homme et du peu de foi que méritent ses comptes rendus militaires, je me contenterai de transcrire ici les assertions contenues dans deux lettres écrites le même jour, l'une à Cambacérès, l'autre à Daru, et concernant le même fait, c'est-à-dire le nombre de nos blessés à la bataille d'Eylau : « Mon cousin, écrivait-il à Cambacérès, tous les relevés faits, il en résulte que la perte que nous avons éprouvée à la bataille d'Eylau, telle qu'elle est portée dans le bulletin, est plutôt exagérée qu'atténuée. Elle se trouve être de trois mille blessés et de quinze cents morts. Il mandait à Daru : « Monsieur Daru, votre état du 8 mars ne fait monter le nombre des blessés entrés aux hôpitaux de Thorn qu'à quatre mille. Cela est peu de chose, il devait y en avoir davantage ; j'avais calculé sur sept à huit mille blessés[32]. » Il devait d'autant mieux calculer sur ce chiffre que les rapports des chefs de corps portaient ce nombre à douze mille. Comment pouvait-il ignorer que les hôpitaux de Thorn étaient loin de contenir tous ces malheureux, qu'un grand nombre d'entre eux ou s'était dispersé avec les traînards dans les localités environnantes, ou avait dû être abandonné par suite de la difficulté des transports ? « Je fus chargé de suivre le général Colbert qui couvrait la retraite, a écrit Fezensac ; nous partiales donc les derniers. La route était couverte de voitures, de chariots de toute espèce qui restaient enfoncés dans la neige. Beaucoup de blessés réfugiés dans ces voitures nous conjuraient vainement de ne pas les abandonner.... le général envoya un officier pour recommander tous ces malheureux au bourgmestre d'Eylau, et au commandant de l'avant-garde ruse dont les cosaques occupaient déjà la ville[33]. » A côté de ces honteuses dissimulations, le rapport dans lequel Bennigsen s'attribuait hardiment la victoire, mais en avouant une perte totale de 12.000 tués, peut passer pour un modèle de véracité[34].

Au reste, ce qui, mieux que tout autre chose, peut faire juger du véritable état de nos affaires après la bataille d'Eylau, c'est le changement complet qui s'opère du jour au lendemain dans la politique de Napoléon à l'égard de ce même roi de Prusse qu'il venait de traiter avec tant de dureté et de mépris. La veille encore, il le renvoyait dérisoirement à l'époque de la paix générale, semblait douter s'il le rétablirait jamais sur son trône, et, dans tous les cas, affichait hautement l'intention de ne jamais lui restituer ses provinces polonaises. Combien ses dispositions se sont adoucies le lendemain de la bataille ! « Monsieur mon frère, lui écrit-il le 13 février, j'envoie près de Votre Majesté le général Bertrand, mon aide de camp, qui a toute ma confiance. Il lui dira des choses qui, je l'espère, lui seront agréables ; qu'elle croie que ce moment est le plus beau de ma vie ! Je me flatte qu'il sera l'époque d'une amitié durable entre nous. »

Ce que Bertrand était chargé d'offrir au roi Frédéric-Guillaume, c'était la restitution des États prussiens jusqu'à l'Elbe, c'étaient ces conditions que Napoléon lui avait si obstinément refusées quelques mois auparavant, c'était cette paix séparée qu'il venait de déclarer impossible, Les instructions de Bertrand lui prescrivaient de représenter au roi de Prusse que son alliance avec la Russie n'était qu'un vasselage déguisé, que les souffrances de ses peuples ne lui permettaient pas d'attendre le consentement de l'Angleterre, « que Napoléon voulait seul avoir la gloire de réorganiser la nation prussienne dont la puissance est nécessaire à toute l'Europe. » Il était bien tard pour reconnaître ces vérités, mais la bataille d'Eylau lui avait ouvert les yeux. Elle lui avait fait bien d'autres révélations. En se réconciliant avec la Prusse, qu'allait-il faire de ces malheureux Polonais qu'il avait entraînés, compromis, et dont chaque jour il continuait à presser les enrôlements sous son drapeau ? « Le général Bertrand, poursuivait Napoléon, laissera entrevoir que quant à la Pologne, depuis que l'Empereur ta connaît, il N'Y ATTACHE PLUS AUCUN PRIX[35]. »

Ce parfait détachement que Napoléon montrait à l'égard de ses alliés naturels, n'était guère fait pour gagner le roi de Prusse à cette éternelle amitié que Bertrand venait lui proposer ; il était d'ailleurs trop étroitement lié désormais à la Russie pour faire la paix sans elle ; il insista donc pour un congrès où l'on débattrait les conditions d'une paix européenne. Mais Napoléon, naguère si enflammé pour cette idée, n'en voyait plus aujourd'hui que les inconvénients. Il rappela au roi de Prusse « que le congrès de Westphalie avait duré dix-huit ans, D il persista à exiger un traité séparé, en se déclarant toutefois prêt à accepter un accommodement avec la Russie et l'Angleterre si elles le voulaient véritablement, ce qu'il niait. « J'aurais horreur de moi, ajoutait-il, d'être la cause de l'effusion de tant de sang ; mais si l'Angleterre croit cette effusion de sang utile à ses projets et à son monopole, qu'y puis-je ?[36] »

Cette mauvaise défaite déguisait mal sa véritable pensée. Trois mois auparavant, la condition misérable à laquelle il avait réduit la Prusse lui offrait un moyen sûr d'intimider et d'influencer les puissances coalisées ; aussi demandait-il un congrès général. Aujourd'hui au contraire, la situation de ces puissances s'était assez améliorée pour leur permettre d'agir efficacement en faveur de leur alliée ; voilà pourquoi il ne voulait plus avoir affaire qu'au roi Frédéric-Guillaume seul. La contradiction n'était donc qu'apparente, et cette ostentation de générosité n'était qu'un piège.

 

 

 



[1] Discours de Napoléon en réponse à celui de Xavier Dzlalynski, le 19 novembre 1806.

[2] Bignon, Thibaudeau, Thiers, etc.

[3] Voir à ce sujet le IIe volume, pages 219 et 401.

[4] Moniteur du 10 décembre 1806.

[5] Moniteur du 12 décembre.

[6] Napoléon à Andréossy, 1er décembre 1806.

[7] Mémoires du comte Oginski, t. 111

[8] Correspondance d'Alexandre Ier arec le prince Czartoryski, publiée par Ch. de Mazade.

[9] « Il faut, disait Regnault de Saint-Jean d'Angély en demandant au Sénat cette anticipation de 80.000 conscrits, il faut dans l'intérêt du peuple qu'en faisant marcher plus de braves au combat, il en coûte moins de braves pour obtenir la victoire. » (Moniteur du 5 déc. 1806).

[10] Napoléon à Talleyrand, 15 décembre 1803.

[11] A la date du 5 octobre. Voir Toreno, Histoire de la révolution d'Espagne, 1er volume.

[12] Napoléon au sultan Sélina, 20 juin 1806.

[13] Note de Sébastiani, à la date du 16 septembre 1806.

[14] Correspondance, loc. cit.

[15] Napoléon à Sébastiani, 1er décembre 1806.

[16] Chiffres approximatifs résultant des évaluations comparées de Plotho, Hœpfner, Danilewski, Robert Wilson. Je dois à un écrivain militaire distingué, M. Guillaume Rumpf, de précieuses indications sur les travaux et documents allemands relatifs aux campagnes de 1806-1807, et non traduits en français.

[17] Le prince Eugène de Wurtemberg en cite plusieurs traits caractéristiques dans ses Mémoires. Son témoignage est confirmé par celui de Rob. Wilson qui fit ces campagnes comme volontaire dans l'armée russe, et qui en a écrit une relation pleine de renei4rements curieux et le plus souvent exacts : Briefs rernarks etc. or a sketch of the campaigns in Poland, 1806-1807.

[18] Dans son rapport daté de Bozan, 15/24 décembre, Bennigsen s'attribue hautement la victoire et constate qu'on ne fit aucune tentative pour le poursuivre. Il assure n'avoir battu en retraite que parce qu'il manquait do fourrages et d'approvisionnements. Il y avait beaucoup à rabattre de ces exagérations.

[19] Quarante-septième bulletin.

[20] Fezensac dit vingt mille, mais Napoléon, qui n'a pas l'habitude d'atténuer les pertes de l'ennemi, dit 12.000 hommes. Quarante-septième bulletin.

[21] Jomini.

[22] Napoléon à Fouché, 18 janvier 1807.

[23] Voyez Fezensac, Jomini et Mathieu Dumas, Précis des évènements militaires, t. XVIII.

[24] Fezensac, Souvenirs. — Mémorial du dépôt de la guerre, t. VIII, appendice.

[25] D'après Rob. Wilson qui affirme tenir de Bennigsen l'original de cet ordre, Napoléon tout en notifiant à Bernadotte son intention de couper l'armée russe, ne lui prescrivait pas de se retirer sur Thorn, mais seulement « de tenir tête à l'ennemi avec cette vigueur qu'il avait le droit d'attendre de l'expérience militaire du maréchal. » Ce qui revenait à peu près au même.

[26] Napoléon à Clarke, 27 janvier ; à Lefebvre, 28 janvier 1807.

[27] Correspondance, du 27 janvier au 1er février 1807.

[28] Le témoignage de Fezensac, qui fut fait prisonnier par les Russes et put faire la comparaison de visu, est décisif sur ce point.

[29] Napoléon à Duroc, 9 février 1807.

[30] A Cambacérès, même jour.

[31] Cinquante-huitième bulletin,

[32] Napoléon à Cambacérès et à Daru, 11 mars 1807.

[33] Souvenirs militaires, de Fezensac. Un autre témoin oculaire, R. Wilson, confirme pleinement la vérité de ce récit. Les Russes saisirent 200 de ces voitures chargées de blessés. Tous les villages voisins étaient encombrés de nos malades : A sketch of the campaign, etc.

[34] « Je mets aux pieds de Votre Majesté, écrivait-il à Alexandre, douze drapeaux enlevés aux ennemis. » Ces drapeaux, furent portés par le colonel BeckindorfT, à Pétersbourg, où tout le monde put les voir, ce qui n'empêcha pas Napoléon d'écrire dans son 59e bulletin « qu'un seul régiment avait perdu son aigle, par suite d'un accident de guerre. »

[35] Instructions pour le général Bertrand, 13 février 1807.

[36] Napoléon au roi de Prusse, 26 février 1807.