Quelque
profond, sincère et passionné que fût le mouvement national qui venait
d'entraîner la Prusse à la guerre après les sanglants affronts que lui avait
fait subir Napoléon, la situation militaire de cette puissance, autant que la
redoutable activité de son ennemi, gui commandait une prudence extrême,
malheureusement peu compatible avec les généreux emportements du patriotisme.
La Prusse, pays de plaines sans fin, ouvert de tous côtés à l'invasion, mal
distribué, fait de pièces et de morceaux, ne possédait presque aucune de ces
grandes barrières naturelles à l’abri desquelles un peuple peut se retrancher
comme derrière un rempart, et qui lui donnent le temps d'organiser une
insurrection nationale lorsque ses armées ont été détruites. L'Elbe, le seul
fleuve qui lui offrit une forte ligne de défense, ne pouvait être choisi
comme barrière qu'à la condition qu'on abandonnât d'abord près de la moitié
du royaume. Pour surcroît de malheur, l'armée française était à ses portes.
Napoléon n'avait pas même à franchir la distance qui dans toute guerre entre
les deux pays sépare d'ordinaire les combattants ; il avait déjà cent
cinquante mille hommes tout transportés Sur la frontière prussienne en
Franconie, en sorte que cet admirable soulèvement d'opinion qui eût pu donner
à la Prusse trois cent mille soldats de plus, ne pouvait être utilisé faute
de temps. Il allait même devenir un embarras et un danger pour elle en la
poussant à commettre des imprudences irréparables, et à prendre une attitude
offensive peu conforme à l'infériorité de ses forces. Par une conséquence non
moins déplorable de la faiblesse et de l'indécision du roi, l'effectif de
l'armée se trouvait au moment de l'ouverture des hostilités moins
considérable qu'il ne l'avait été quelques mois auparavant. A la suite du
traité du 15 février, le roi de Prusse, pour donner à Napoléon un gage de ses
intentions pacifiques, avait licencié une grande partie de son armée, et bien
qu'il se fût décidé à la rappeler sous les drapeaux dès le milieu du mois
d'août, après de longues tergiversations, il n'avait pas encore réussi à la
reconstituer entièrement. Il ne pouvait, d'après les calculs les plus
certains[1], mettre en ligne contre
Napoléon que cent vingt mille hommes au plus. Cette armée instruite, brave,
disciplinée, animée des meilleurs sentiments, avait un défaut plus grave
encore que son infériorité numérique, c'était celui de n'avoir jamais fait la
guerre. On peut dire que les troupes prussiennes n'avaient pas combattu
depuis la guerre de Sept ans, car la courte campagne qu'elles avaient faite contre
nous au début de la Révolution n'avait guère été qu'une promenade militaire.
Or on n'apprend la guerre qu'en la faisant : si cette maxime n'est pas d'une
vérité absolue en ce qui concerne les grands capitaines dont le génie est
inné et tient plus de l'inspiration que de l'expérience, 'elle est
rigoureusement vraie en ce qui touche les soldats. A cette
armée sans expérience-on avait donné des généraux sans jeunesse et sans
ardeur Le duc de Brunswick avait soixante et onze ans, le maréchal Mœllendorff
et le général Kalkreuth soixante-dix ; Blücher lui-même, qui était un jeune
homme pour l'impétuosité, comme le prince de Hohenlohe, son contemporain,
l'était par la présomption[2], avait alors plus de soixante
ans. Ces vieux compagnons du grand Frédéric étaient pour la plupart aussi
désabusés que leurs soldats étaient confiants. Illustrés dès leur jeunesse
par de glorieux services, passionnément dévoués à une patrie qu'ils avaient
pour ainsi dire faite de leurs mains vaillantes, mais imbus d'idées
stratégiques, qui, en cessant de se modifier selon les circonstances avaient
peu à peu passé à l'état de routine, ils étaient en outre engourdis par l'âge
et par un long repos ; ils ne pouvaient partager les illusions qui
s'agitaient autour d'eux, mais ils n'osaient pas non plus les dissiper dans
la crainte d'affaiblir le moral du soldat, en sorte que- l'armée prussienne
offrait l'étrange spectacle de l'audace la plus téméraire commandée par la
sénilité. A la
tête de la jeunesse accourue pour défendre et venger l'honneur national, on
remarquait surtout le prince Louis de Prusse, l'ami de Mme de Staël et le
neveu du grand Frédéric, jeune homme ardent et chevaleresque, adoré déjà pour
ses nobles qualités. Il avait contribué plus que personne à relever l'esprit
public et donna héroïquement sa vie -à la cause qu'il avait embrassée ; à
côté de lui le prince Henri, et cette reine si belle et si touchante que
Napoléon a immortalisée par de lâches outrages. A l'exemple de Marie-Thérèse,
la reine Louise avait voulu animer par ses exhortations l'ardeur et le
courage des soldats, mais présence au quartier général avait surtout pour
objet de soutenir l'âme indécise du roi dont on craignait toujours quelque
retour de faiblesse et de repentir. La cour presque tout entière l'avait
suivie au camp, où l'on voyait encore des publicistes comme le baron de
Gentz, et jusqu'aux partisans malheureux de notre alliance guéris un peu tard
de leurs illusions, d'Haugwitz et Lombard. Des écrivains inoffensifs, des
professeurs comme Arndt, des potes comme Kotzebue, appelaient la nation aux
armes. Le philosophe Fichte, le défenseur ardent de la Révolution française,
devenu l'ennemi non moins résolu du nouveau Césarisme dans ses discours et la
nation allemande, avait demandé comme une faveur à être enrôlé dans l'armée
prussienne ; mais on ne devait comprendre que plus tard Futilité d'un tel
concours. La présence de ces femmes, de ces courtisans, de ces écrivains, de
ces hommes d'État disait assez haut à l'armée qu'on s'identifiait avec elle,
qu'on était prêt à partager, son sort, qu'on voyait en elle la
personnification de la patrie elle-même. Mais- malgré la spontanéité et
l'étendue de cet élan patriotique, soit qu'on ne connût pas encore toute la
grandeur du danger, soit que le temps eût manqué pour généraliser et
organiser le mouvement, cette première prise d'armes était principalement formée
par les classes nobles et militaires qui ayant été depuis longtemps préparées
à ce 'rôle, devaient naturellement se trouver en première ligne. Ce n'est que
plus tard qu'on sentit la nécessité d'y faire entrer la nation tout entière.
Pour le moment, cette population courageuse et dévouée, qui ne demandait qu'a
partager les périls de ses défenseurs, était encore condamnée à rester simple
spectatrice du combat. Là se trouve l'explication des malheurs de la Prusse
en 1806 et de la rapidité inouïe de nos triomphes. La nature de son
territoire accessible et vulnérable sur tant de points aussi bien que
l'immensité des ressources dont disposait Napoléon, exigeaient dès lors que
cette puissance fût plus qu'aucune autre une nation armée, et elle avait sur
nos autres ennemis du continent cette grande supériorité, qu'il lui était
possible et facile de le devenir. Mais c'est seulement de l'excès de ses maux
et du cœur d'un patriotisme au désespoir que devait jaillir l'inspiration qui
a donné à la Prusse sa forte et grande originalité parmi les nations
modernes. Pour le moment la Prusse croyait encore que ses vieilles institutions
militaires étaient une défense suffisante, et elle allait payer cher cette
illusion. L'armée
prussienne avait été divisée en deux corps. Le premier, composé d'environ
soixante-dix mille hommes et commandé par le duc de Brunswick, s'était porté
de Magdebourg sur Weimar et Erfurt ; le second sous les ordres du prince de
Hohenlohe avait pris par la Saxe et après y avoir rallié un corps de vingt
mille Saxons, s'était rabattu sur la Saale vers l'entrée des défilés qui
conduisent de Saxe en Franconie. Cette position, beaucoup trop avancée eu
égard à la faiblesse numérique de l'armée prussienne et à la position que
nous occupions nous-mêmes en Franconie, avait été adoptée principalement dans
le but d'entraîner l'électeur de Hesse-Cassel, qui disposait de quinze à
vingt mille hommes, et qui s'efforçait de maintenir sa neutralité fort
compromise entre deux voisins si puissants. Pour venir plus vite à bout des
hésitations de ce prince, le duc de Brunswick avait prolongé sa droite
jusqu'à Eisenach, à l'extrémité de. la forêt de Thuringe qui couvrait le
front de son armée sur une étendue de vingt lieues. Cette faute rappelait
celle que Mack avait commise l'année précédente en s'avançant l'étourdie en
Bavière. Comme les généraux de l'Autriche à cette époque, les Prussiens
n'avaient aujourd'hui contre un tel adversaire qu'une seule conduite à tenir,
c'était de choisir de bonnes positions défensives, et de s'y retrancher
successivement de façon à donner à l'armée russe le temps d'accourir à leur
secours. Si l'on tenait absolument à ne pas livrer à Napoléon l'entrée de la
Saxe sans combat, on avait une première barrière à lui opposer dans la haute
Saale[3], on en avait une seconde
beaucoup plus forte dans l'Elbe ; enfin, à toute extrémité, on -pouvait se
réfugier derrière l'Oder en abandonnant il est vrai h monarchie mais en
sauvant l'armée, qui à son tour pourrait tout sauver. Telles étaient les
sages résolutions qu'en ce moment même Dumouriez s'efforçait de faire
prévaloir à la cour de Berlin avec l'autorité de sa vieille expérience
militaire appuyée par les mémorables leçons de l'année précédente. Mais au
lieu de se replier sur la rive droite de la Saale, l'armée de Brunswick resta
campée entre ce fleuve et la forêt de Thuringe, dans une position presque
découverte, et sans même prendre la précaution de garder les nombreux défilés
par lesquels on pouvait l'aborder. Napoléon
était déjà prêt à profiter de ces fautes, mais il voulut que le nouveau coup
qu'il allait porter aux puissances continentales en la personne de la. Prusse
fût plus éclatant et plus terrible qu'aucun de ceux qu'il avait frappés
jusque-là afin de leur ôter pour toujours l’idée d'une résistance. Jamais
plus immense effort ne fut dirigé contre un État qui n'était après tout qu'un
É-UA de second ordre, jamais lutte ne s'ouvrit dans des conditions plus
inégales. Ses troupes destinées à opérer immédiatement contre l'armée de Brunswick
s'élevaient dé son propre aveu, à près de deux cent mille hommes et au
minimum à cent quatre-vingt-dix mille[4]. « J'aurai deux cent mille
hommes sur le champ de bataille » écrit-il à Louis le 30 septembre. « Nous
marcherons sur Dresde en un bataillon carré de deux cent mille hommes »
écrit-il à Soult le 5 octobre, et il ajoute : « avec cette immense
supériorité de forces je puis attaquer partout l'ennemi avec des forces
doubles[5]. » Ces aveux méritent plus
de confiance que les mensonges ordinaires des bulletins dans lesquels le
lendemain de la bataille la proportion des deux armées se trouve
invariablement changée en sens inverse. Ces
troupes, qui devaient opérer directement sous ses ordres, n'étaient en
quelque sorte que le luxe et le trop-plein de l'innombrable armée qui sur
tous les points de l'empire était prête à marcher pour les remplacer au
besoin. Napoléon laissait derrière lui pour assurer ses communications les
cinquante mille pommés de la Confédération du Rhin ; il avait à Wesel un
corps de trente mille hommes sous les ordres du roi Louis. Ce prince devait
faire dire dans les gazettes que ses troupes montant à quatre-vingt mille
soldats, allaient envahir la Westphalie. Vingt mille hommes gardaient Mayence
sous les ordres de Mortier. A ces forces se joignaient sur nos frontières du
Nord et de l'Est douze mille gardes nationaux mobilisés et trente mille
Conscrits. Brune restait chargé de la garde de nos côtes. Marmont avec vingt
mille hommes concentrés à Zara en Illyrie, Eugène le vice-roi d'Italie, avec
quarante mille hommes appuyés sur Venise et Palmanova, et pouvant au besoin
se renforcer de trente mille hommes empruntés au roi Joseph, lui
garantissaient la tranquillité de l'Autriche. Celle-ci d'ailleurs
s'affligeait médiocrement des malheurs qu'elle prévoyait pour la Prusse. Ce
vaste cercle de défense, qui embrassait déjà près de la moitié de l'Europe,
était consolidé par une ligne de places fortes inexpugnables s'étendant
d'Anvers à Braunau, c'est-à-dire de l'océan à l'Inn. Dans son ardeur à
concentrer contre la Prusse toutes les ressourcés et tous les moyens dont il
pouvait disposer, Napoléon songeait déjà à exploiter centre elle les
illusions du patriotisme polonais, il organisait sous les ordres du général
Zayoncbek, une légion polonaise destinée à opérer plus tard dans le duché de
Varsovie[6]. En France, ne trouvant pas
encore suffisant ce qu'il appelait le rendement de la conscription, il
faisait appel aux volontaires, comme si ce mot pouvait avoir un sens sous un
régime où il n'y avait pas une seule volonté en dehors de la sienne. Un corps
de volontaires fut organisé sous le nom de gendarmes d'ordonnance de
l'empereur. Comme on ne pouvait s'adresser ni à l'amour de la liberté ni même
au sentiment patriotique pour le soutien d'une guerre que l'ambition seule
avait faite, on s'adressa à la vanité des familles. Ce corps ne devait être
composé que de jeunes gens riches pouvant s'équiper eux-mêmes et jouissant
d'une pension de leurs parents. Le titre même qu'on leur donnait semblait
leur promettre des rapports personnels avec l'empereur, c'est-à-dire des
occasions précieuses de se distinguer sous ses yeux. C'était en un mot une
inestimable faveur que de pouvoir seulement s'y faire enrôler, et le ministre
de l'intérieur avait dû supplier l'empereur pour obtenir de lui qu'il daignât
accorder à ces jeunes gens une distinction aussi marquée : « Les armées
de S. M. disait-il, dans une circulaire, sont si nombreuses qu'elle n'a
adhéré à ma demande que sûr mes instances ! » Il est inutile
d'ajouter que cette circulaire était rédigée par Napoléon lui-même. Malgré
l'irrésistible attrait de, cette promesse, le corps des gendarmes
d'ordonnance fit peu parler de lui dans cette campagne. Le zèle des fils de
famille devait être stimulé plus tard par des invitations qui furent plus
efficaces mais qui leur enlevèrent toute espèce de titre au nom de
volontaires. En
dépit de et s préparatifs dont l'immensité eût été suffisante pour écraser un
ennemi beaucoup plus fort que ne l'était la Prusse, Napoléon semblait croire
cette fois n'avoir jamais assez fait pour assurer la victoire. On eût dit
qu'il lui était impossible de se contenter lui-même ; il pressait, il
accumulait les mesures, les précautions, les armements, avec une sorte de
frénésie d'activité, avec l'ardeur forcenée qu'il devait apporter dans un
effort évidemment destiné, selon lui, à décider sans retour de l'empire du
monde. Une fois la Prusse anéantie, que pouvait-il craindre désormais ? La
Russie seule restait sur le champ de bataille, il pourrait d'un mot la
renvoyer dans ses déserts, et le reste du continent ne lui offrirait plus que
des puissances soumises et tremblantes. La campagne qui s'ouvrait était donc
l'événement capital de sa vie, la crise décisive de sa destinée. Sous
l'empire de cette idée fixe qui la remplissait tout entière, cette âme
toujours dominée par les circonstances du moment au point d'en perdre la
Mémoire, alla jusqu'à se flatter d'entraîner l'Autriche à se prononcer contre
la Prusse. C'est seulement à la veille de l'ouverture de la campagne que les
sages conseils de Talleyrand revinrent à l'esprit de Napoléon. Alors,
seulement, il s'aperçut qu'il n'avait pas un seul allié, en Europe, sur
lequel il pût compter ; il se dit chue les destins de la guerre étaient
changeants, qu'une seule bataille perdue pouvait faire crouler ce gigantesque
échafaudage qui ne s'appuyait en définitive, ni sur les principes, ni sur les
intérêts, ni sur les passions, et qui n'avait d'autre soutien que son génie
militaire. Sous l'influence de ces sages réflexions qui lui venaient un peu
tard, il osa proposer à l'Autriche mutilée, à l'Autriche, encore saignante de
toutes les bles3ures qu'il lui avait faites, de se joindre à nous pour
écraser la seule armée qui lui offrît encore quelque chance de regagner une
partie de ce qu'elle avait perdu. Feignant de ne pas croire encore à la
guerre, bien qu'il fût déjà campé à Wurtzbourg, il écrivait à La
Rochefoucauld, son ambassadeur, à Vienne : « Je
suis résolu à n'être plus l'allié d'une puissance aussi versatile et
méprisable que la Prusse. Je serai en paix avec elle, sans doute, parce que
je n'ai point le droit de verser le sang de mes peuples sous de vains
prétextes. Cependant le besoin de tourner mes efforts du côté de ma marine,
me rend nécessaire une alliance sur le continent... des trois puissances de
la Russie, de la Prusse et de l'Autriche, il m'en faut une pour alliée. Dans
aucun cas, on ne peut se fier à la Prusse, il ne reste que la Russie et
l'Autriche.... J'ai estimé l'empereur d'Autriche, je le crois constant et
attaché à sa parole ; vous devez vous en expliquer dans ce sens, sans
cependant y mettre un empressement trop déplacé[7]. » est presque aussi
difficile de croire cette ouverture
sincère que de penser qu'elle n'était qu'une comédie. 'Également blessante et
cynique dans les deux hypothèses, elle fait peu d'honneur au tact politique
de celui qui l'a imaginée, car elle ne pouvait produire qu'un mauvais effet. Cependant
l'armée française achevait son mouvement de concentration dans la haute
Franconie, sur la lisière même de cette forêt de Thuringe, dont l'armée
prussienne occupait le revers opposé. Nous n'avions eu pour opérer ce
mouvement qu'à franchir les quelques étapes qui séparent la Souabe et le haut
Palatinat de Würtzbourg et de Bamberg. Notre armée se développa de Kronach à
Hilburghausen, menaçant tous les défilés qui allaient déboucher sur le front
des troupes de Brunswick. C'est clans cette situation même que Napoléon
devait chercher les éléments de son plan de campagne, et il n'y a pas même
lieu de discuter l'hypothèse fantastique d'une marche en Westphalie, pour le
plaisir apparemment de faire un détour de deux cents lieues et de se donner
l'obstacle du Weser. Napoléon n'était séparé de l'armée prussienne que par
cinq à six lieues ; il pouvait, à son choix, l'attaquer à droite par Eisenach
et Gotha, ou à gauche par Hof et Schleitz. Dans le premier cas il refoulait
les Prussiens sur leur ligne de retraite naturelle, c'est-à-dire sur la Saxe
et sur l'Elbe, dans le second il les coupait de l'une et de l'autre, et il
les coupait avec des forces tellement supérieures, que cette opération,
toujours très-critique à nombre égal, n'offrait presque aucun danger pour lui
dans les suppositions les plus désavantageuses, et équivalait au contraire,
pour les Prussiens, à une destruction totale. Son génie le portait naturellement
à ces opérations aventurées ; tourner l'ennemi, s'emparer de ses
communications et commencer par la démoralisation une défaite qu'il allait
bientôt achever par les armes, c'était là on peut le dire, sa manœuvre
favorite, celle à laquelle il avait d'a ses plus éclatants succès, celle qui
devait le perdre un jour ; et comment admettre qu'il allât se départir de
cette tactique au moment où il pouvait s'en promettre des avantages plus
décisifs que jamais ? Averti
des mouvements de l'armée française, le duc de Brunswick concentra son armée
aux environs de Weimar ; il rappela à lui le corps de Hohenlohe ; mais il ne
laissa que des avant-gardes aux débouchés de la forêt de Thuringe, oubliant
la magnifique démonstration par laquelle Moreau avait si bien prouvé à
Hohenlinden le danger d'une opération semblable à celle que nous allions
entreprendre. Notre armée, obligée de se diviser pour franchir les défilés,
put déboucher impunément en Saxe, par trois points différents, sur une
étendue de près de quinze lieues, par Hof, par Saalbourg et par Grafenthal :
or il n'est pas douteux que si Brunswick eût concentré tous ses efforts sur
un de ces corps isolés, il n'eût gravement compromis le succès de nos
opérations subséquentes. Pendant que Napoléon exécutait ce passage si
important, Brunswick restait comme endormi à Weimar, et dans une inaction
telle qu'il est sans intérêt d'examiner les différents plans de campagne
qu'on lui a prêtés puisqu'il ne fit rien pour les réaliser. Nos
troupes se répandirent aussitôt sur les deux rives de la Saale, en appuyant
surtout vers la droite, de façon à descendre la rivière parallèlement à
l'armée prussienne. Un premier engagement eut lieu le 8 octobre à Saalbourg,
entre un détachement ennemi et la cavalerie de Murat ; le lendemain,
Bernadotte refoulait à Schleitz le général Tauenzien. Le 10 octobre Lannes,
dont le corps d'armée formait note gauche avec celui d'Augereau, rencontra à
Saalfeld l'avant-garde de Hohenlohe, commandée par le prince Louis de Prusse.
Cette fois les deux adversaires étaient dignes l'un de l'autre, mais les
positions étaient loin d'être égales. Débordées
dès le commencement de l'action, les troupes prussiennes ne purent tenir
devant l'impétuosité de Lannes ; après une courte résistance, elles plièrent
sur tous les points. Le prince, désespéré de cet échec, dont il prévoyait le
fâcheux effet au début d'une campagne, arrête la déroute et ramène ses
soldats. Il charge à plusieurs reprises à la tête de sa cavalerie ; il
parvient un instant à rétablir le combat. Dans une de ces charges, emporté au
plus fort de la mêlée, on l'aperçut, engagé corps à corps avec nos cavaliers,
luttant à outrance en homme qui ne veut pas survivre à la d "faite, et
refusant de se rendre après avoir vu tomber tous ses compagnons autour de
lui. Un hussard, à la sommation duquel il répondit par un coup d'épée, lui
passa son sabre au travers du corps. Ainsi expira, sur le seuil même de son
pays envahi, ce généreux jeune homme qui semblait réservé aux plus hautes
destinées. S'il ne lui frit pas donné de les remplir, du moins il ne vit pas sa
patrie profanée par l'étranger ; il échappa au spectacle des humiliations
sans nom, qu'un vainqueur implacable allait infliger à son pays et à sa
maison. Napoléon
était à Schleitz. De là il porta son quartier général à Auma, puis à Géra (12 octobre) à peu près à la hauteur de la
ville d'Iéna. Aux environs de cette ville étaient établis les avant-postes de
l'armée de Brunswick, toujours campée entre Erfurt et Weimar, à quelques
lieues plus loin. Notre marche en avant sur la rive droite de la Saale, où la
cavalerie de Murat avait déjà atteint Naumbourg, éclaira enfin le vieux
maréchal sur les intentions de Napoléon ; il comprit qu'on allait le séparer
de la Saxe, le prévenir sur l'Elbe supérieure, peut-être même à Magdebourg,
le point le plus essentiel de sa ligne de retraite. Il prit aussitôt la
résolution de décamper avec le plus gros de son armée et de longer la Saale
jusqu'à Magdebourg, en laissant en arrière le corps d'armée de Hohenlohe et
celui du général Rüchel, avec la mission de rallier quelques détachements en
retard. C'était diviser ses forces au moment où il allait avoir à combattre,
et où il lui -importait plus que jamais de les réunir. Pour
opérer ce mouvement avec sécurité, il était pour lui d'un intérêt capital de
garder en sa possession les passages de la Saale jusqu'au point où elle se
jette dans l'Elbe„ et particulièrement à Naumbourg, ville placée sur sa ligne
de retraite, par où nous pouvions déboucher sur son flanc et arrêter sa
marche. Le duc de Brunswick comprit cette nécessité et donna l'ordre à un de
ses lieutenants d'occuper Naumbourg, mais tout cela fut fait avec tant de
lenteur et de nonchalance, que les corps de Davout et de Bernadotte avaient
eu tout le temps de s'emparer de cette position et de s'établir sur la rive
gauche de la Saale, lorsqu'on songea à les y prévenir. Le prince de Hohenlohe
qui était beaucoup plus menacé que Brunswick, puisque, avec la partie la plus
faible de l'armée prussienne, il faisait face à la partie la plus forte de
l'armée française, commandée par Napoléon, mit une négligence encore plus
inconcevable à garder le passage de la Saale à Iéna. Pendant que Brunswick se
dérobait dans la direction de Naumbourg, Hohenlohe l'avait remplacé autour de
Weimar, il occupait solidement la route qui va de Weimar à Iéna, mais il
n'avait pas même un corps d'observation dans cette dernière ville, en sorte
que Lannes put s'établir sur les hauteurs qui la dominent, en présence des
avant-postes prussiens qui s'étendaient de Cospoda à Closewitz. Telle
était la situation des deux armées, le 13 octobre au matin : Brunswick
marchait avec le roi et environ soixante mille hommes sur Naumbourg et dans
la direction du défilé de Kœsen, où il allait rencontrer le corps de Davout ;
Hohenlohe, retranché sur la route d'Iéna à Weimar avec environ quarante mille
hommes[8], s'apprêtait à le suivre
aussitôt qu'il aurait rallié les vingt mille hommes du général Rüchel qui
était encore en arrière. Il ne s'attendait nullement à être attaqué par Iéna,
vu les difficultés qu'il y avait pour une armée nombreuse à déboucher par les
haut-u-s du Landgrafemberg qui couronnent la ville ; il y croyait le corps de
Lannes établi en éclaireur et non en colonne d'attaque. Napoléon avait au
contraire résolu de porter sur ce point le plus gros de son armée. Il ne
connaissait d'ailleurs qu'imparfaitement la position réelle de l'armée
prussienne. Il croyait avoir encore devant lui presque toutes les forces de
Brunswick ; et par là même se figurait les avoir complétement tournées. « L'armée
prussienne est prise en flagrant délit, elle est tournée, » écrivait-il le
matin même dans son bulletin[9]. Il en disait autant dans
toutes les lettres qu'il écrivait depuis la veille. Cette méprise lui fit
commettre une faute qu'il faillit payer cher. Dans la persuasion que les
défilés de Kœsen et Naumbourg ne seraient assaillis que par une armée qu'il
aurait déjà mise en déroute, il jugea que le corps de Davout serait suffisant
pour garder cette position et rappela celui de Bernadotte, ainsi que la
cavalerie de Murat qui avait pris la même direction, à Dornburg, point plus
rapproché d'Iéna, et où il se proposait de les utiliser pour la bataille
qu'il voulait livrer lui-même[10]. Napoléon
employa toute la soirée et une partie de la nuit du 13 octobre à faire gravir
à son armée les escarpements du Landgrafemberg, et à donner à ses divers
corps leur position de bataille. Augereau fut placé à gauche, sur la route de
Weimar ; Soult, à Lobstœdt, avec la droite ; au centre, sur le plateau,
étaient Lannes, Ney, Murat accouru de Dornburg avec sa cavalerie légère, enfin
Napoléon lui-même avec sa garde. L'ensemble de ces forces formait un total de
plus du double de l'armée de Hohenlohe. Le 14 octobre au matin, par un brouilard
épais, Lannes fut chargé de dégager le terrain, afin de permettre à notre
armée de se déployer : il attaqua les avant-postes prussiens avec une vineur
qui leur fit bientôt comprendre qu'ils avaient devant eux antre chose qu'un
corps isolé. Ils se maintinrent pendant quelque temps dans les villages de
Closewitz et de Cospoda, mais ils ne tardèrent pas à en être chassés ; et
Hohenlohe n'apprit que par cet engagement préliminaire qu'il allait avoir sur
les bras toute l'armée de Napoléon. Il fit aussitôt prendre les armes à ses
troupes, se hâta de rappeler à lui le général Rüchel encore à Weimar, puis il
se porta en avant pour reprendre une position dont il commençait seulement à
comprendre toute l'importance. A dix
heures du matin, la bataille interrompue recommença, engagée cette fois par
le maréchal Ney, qui, emporté p.ar son impatience, alla se placer avec trois
mille hommes seulement au centre même de la ligne ennemie. Assailli par des
masses de cavalerie, le Maréchal avait formé ses bataillons en carré, il se
maintenait depuis près d'une heure dans cette position périlleuse, lorsque
Lannes accourut pour le dégager. Aa même moment, Augereau attaquait les Prussiens
par Iserstedt, après avoir tourné la Schnecke, position qu’ils croyaient
inabordable, et Soult, sur notre droite, échangeait une fusillade des plus
vives avec leur infanterie, retranchée dans un petit bois situé derrière le
village de Closewitz. Lorsque Napoléon vit ses deux ailes gagner du terrain
sur les troupes prussiennes, il fit avancer simultanément la garde et toutes
les réserves. L'irruption soudaine d'une masse aussi écrasante rompit en un
instant le centre de Hohenlohe ; la ligne ennemie plia et, au moment où elle
fléchissait, Murat, saisissant l'occasion, fondit sur elle avec toute sa
cavalerie. « En un clin d’œil », dit Napoléon, la retraite des
Prussiens fut changée en pleine déroute. Les fuyards, poursuivis le sabre
dans les reins, •se précipitent dans la direction de Weimar. C'était à cette
heure même que le général Michel arrivait sur le champ de bataille avec ses
vingt mille hommes harassés par une marche forcée. Il se place intrépidement
en travers de la déroute, mais il est presque aussitôt renversé par le choc
irrésistible d'une armée victorieuse ; et le torrent arrêté un instant se
précipite de nouveau sur Weimar, où nos cavaliers arrivent pêle-mêle avec les
fuyards, enlevant les prisonniers par milliers. Pendant
que Napoléon remportait sur Hohenlohe cette facile victoire, Davout luttait
seul à cinq à six lieues de là contre la plus grande partie de l'armée
prussienne, commandée par le roi en personne et par le duc de Brunswick. Ce
maréchal avait profité de la nuit pour commencer l'occupation du défilé de Kœsen
que les Prussiens devaient traverser pour atteindre Naumbourg. Le matin du
14, prévoyant qu'il allait avoir affaire à un ennemi supérieur en nombre,
sans connaître encore toutefois toute l'étendue du danger, il s'était
vainement efforcé de retenir Bernadotte, à qui des ordres positifs, quoique
susceptibles de plusieurs interprétations, prescrivaient d'occuper Dornburg.
Bernadotte, qui ignorait d'ailleurs le véritable état des choses, s'en tint à
la lettre de ses instructions, et quoi qu'on puisse dire pour blâmer ou
justifier sa détermination, il est certain qu'en cela il agit conformément à
l'esprit que Napoléon avait développé dans son armée. Quand un général
affiche de telles prétentions à l'infaillibilité, lui seul est responsable
des événements, et il est mal venu à se plaindre des fautes qui sont commises
en exécution de ses ordres. Le 14
octobre, au matin, à l'heure même où la bataille s'engageait à Iéna, le
général Schmettau, que Brunswick envoyait bien tardivement en avant-garde
pour prendre possession du défilé de Kœsen, vint se heurter à travers le
brouillard, contre la division Gudin qui en gardait l'entrée en face
d'Hassenhausen. Blücher commandait la cavalerie de Schmettau. Il chargea avec
impétuosité celle de Gudin et la fit plier, mais il s'efforça vainement d'entamer
notre infanterie, formée en carrés et soutenue par des batteries qui
balayaient la chaussée. Les corps du prince d'Orange et de Wartensleben,
ayant débouché d'Auërstaedt pour soutenir Schmettau, la division Gudin se
trouva un instant assaillie par des forces triples et débordée de tous côtés.
Mais, protégée par l'habileté de ses dispositions, favorisée par un
brouillard épais qui mettait beaucoup de confusion dans les manœuvres, elle
défendit héroïquement le poste qui lui était confié et donna aux autres
divisions de Davout le temps d'accourir à son secours. La division Priant
parut la première et, par un mouvement vigoureux dégagea la droite de Gudin
en refoulant sur Eckartsberge la cavalerie qui menaçait de rompre nos rangs
éclaircis. Notre gauche restait en péril. Le duc de Brunswick, alarmé de la
résistance inattendue qu'il rencontrait, et désolé de la faute qu'il avait
commise en se laissant prévenir à Kœsen, résolut de s'ouvrir un passage à
tout prix. Il réunit ses deux divisions d'Orange et de Wartensleben, il les
exhorte, se met à leur tête et les conduit lui-même au feu. Il est reçu par
une grêle de balles et de mitraille. Ses troupes soutiennent bravement cette
épreuve, mais elles n'ont pas l'élan nécessaire pour enlever nos positions.
En cherchant à les entraîner, le vieux maréchal est blessé mortellement :
tout près de lui tombe Schmettau, un instant après, Mœllendorff lui-même avec
ses plus braves officiers également frappés à mort. Cependant la division
Gudin épuisée de fatigue allait succomber, lorsque débouche à son tour la
division Morand qui renouvelle le combat avec des troupes fraiches. Le prince
Guillaume avec sa cavalerie, le roi en personne avec la division Wartensleben
l'abordent et la chargent tour à tour sans réussir à l'ébranler ; le premier
est blessé, le second a deux chevaux tués sous lui. Nos carrés restent
immobiles sous celte avalanche de cavaliers. Reçus par un feu meurtrier les
Prussiens sont repoussés en désordre et jonchent la terre de leurs cadavres.
Alors, profitant de l'indécision et du trouble que ces échecs répétés ont
répandus dans l'armée ennemie, Davout, par un mouvement rapide, porte ses
divisions en avant, s'empare des hauteurs d'Eckartsberge et les couronne
d'artillerie. Le
moment était des plus critiques pour l'armée prussienne : c'était en effet
l'heure précise où s'achevait l'effroyable déroute d'Iéna, et il était plus
que jamais important pour elle d'enlever les passages de Kœsen et de
Naumbourg. Bien qu'elle eût échoué jusque-là dans sa tentative, une attaque
en masse dirigée avec toutes ses forces réunies lui eût probablement rendu
l'avantage, car ses efforts avaient été très-décousus et deux de ses
divisions n'avaient pas encore combattu. Mais le roi ne se doutait en rien du
désastre de Hohenlohe, il avait fait les pertes les plus cruelles, il avait
vu tomber ses premiers généraux et ses meilleurs officiers. Il résolut de
rejoindre le corps de Hohenlohe, sauf à reprendre, ensuite le même chemin et
à forcer le passage du défilé avec toute l'armée prussienne. Il donna en
conséquence le signal de la retraite et dirigea ses colonnes sur Weimar.
Davout, qui avait perdu de son côté près d'un quart, de son effectif et dont
les troupes expiraient d'épuisement, se trouvait hors d'état d'inquiéter la
marche de l'armée du roi. Elle put donc arriver en assez bon ordre jusqu'à la
hauteur d'Apolda, à mi-chemin entre Auërstaedt et Weimar. Mais, parvenue à ce
point, elle y trouva rangé en bataille le corps de Bernadotte accouru de
Dornburg, et presque en même temps elle fut comme submergée par le flot des
fuyards de Hohenlohe. Ceux-ci vinrent se jeter sur elle éperdus d'épouvante,
serrés de près par notre cavalerie qui les poursuivait dans toutes les
directions. Obligée de changer son mouvement de retraite au milieu d'une si
grande confusion, que l'obscurité augmente encore, l'armée prussienne se
rejette en désordre du côté de Sommerda. Bientôt la panique s'empare de ses
divisions qui se dispersent sur toutes les routes d'Erfurt à Weissensée. Tel fut
ce dés astre fameux qui anéantit en une seule journée la puissance de la
monarchie prussienne. Quelque accablante que fût la catastrophe, l'honneur de
l'armée était resté intact, car elle avait combattu avec le plus grand
courage. Mais, mal conduite et depuis longtemps déshabituée de la guerre,
elle s'était trouvée, à l'improviste et en nombre inférieur, aux prises avec
une armée commandée par un capitaine sans pareil, possédant au plus haut
degré cette vitesse acquise et cette impétuosité irrésistible que donne une
longue suite de victoires. L'issue d'une lutte engagée dans de si déplorables
conditions était inévitable ; aussi peut-on dire que la journée d'Iéna
ressembla à une boucherie plutôt qu'à une bataille. Quant à ses conséquences
elles devaient être plus terribles encore. Une fois cette armée détruite,
toute résistance devenait impossible, la Prusse restait découverte et à la
merci du vainqueur. Napoléon
rendit compte de sa victoire avec plus d'inexactitude encore qu'à
l'ordinaire, afin d'effacer toute trace de la méprise qui avait exposé à de
si grands périls le corps isolé de Davout. Ce maréchal avait eu à lutter
contre la plus grande partie de l'armée prussienne, tandis que l'empereur
écrasait la plus faible avec des forces doubles. Napoléon intervertit
complétement les rôles dans son cinquième bulletin ; il avait eu devant lui quatre-vingt
mille hommes, tandis que Davout n'en avait eu à combattre que cinquante
mille[11]. Il ne fit de la bataille d'Auërstaedt
qu'un épisode très-secondaire de la bataille d'Iéna, tandis qu'elle en était
l'événement capital et décisif. Il daigna toutefois reconnaître que Davout « avait
déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère, première
qualité d'un homme de guerre » ; ces éloges étaient loin de répondre au
mérite dont ce maréchal avait fait preuve dans cette journée, et Napoléon lui
rendait beaucoup plus de justice dans ses lettres particulières. Son dépit
retomba sur Bernadotte, qui n'avait fait que se conformer à ses instructions.
Napoléon lui reprocha avec amertume sa longue promenade entre les deux champs
de bataille ; il prétendit lui avoir expédié, pendant la nuit, l'ordre
de renforcer Davout ; mais cette assertion fort invraisemblable, vu la
prudence connue de Bernadotte, est toujours restée sans preuve. On
attendait avec curiosité) ce que Napoléon allait faire de l'Allemagne livrée
désormais sans défense aux caprices de son ambition ; on sut bientôt à quoi
s'en tenir sur ce point. Parmi les princes allemands restés en dehors de la
Confédération du Rhin, il en était deux qu'il avait tenté d'armer contre la
Prusse au début de la guerre : l'un avait réuni ses troupes à celles de nos
ennemis, c'était l'électeur de Saxe ; l'autre, bien que les Prussiens eussent
un instant occupé sa capitale s'était maintenu dans la plus stricte
neutralité, c'était l'électeur de Hesse-Cassel. Deux
conduites si différentes méritaient, ce semble, de la part de Napoléon, des
traitements très-divers. Il en fut ainsi en effet, mais contrairement à ce
qu'on pouvait supposer, il renvoya sur parole les prisonniers saxons avec
toute sorte de compliments flatteurs pour leur souverain qui nous ava t fait
la guerre, etil confisqua les États de l'électeur de Hesse-Cassel qui était
resté neutre. On a, selon l'habitude, répété à propos de cet incident toutes
les fables qu'il a plu à Napoléon d'inventer pour rendre odieux le prince
qu'il avait résolu de dépouiller. Ce prince astucieux, comme l'appellent nos
historiens, avait un travers qu'il n'est pas rare de rencontrer même chez des
hommes qui n'ont rien de princier, c'était le désir de se conserver lui-même.
Sommé de se prononcer entre deux ennemis puissants, qui tous deux
convoitaient ses dépouilles, il avait obéi à la criminelle inspiration de ne
se déclarer ni pour l'un ni pour l'autre, et il s'était tenu immobile dans sa
capitale après leur avoir notifié son intention de garder la neutralité. Si
ce n'était pas là un Litre à notre amitié, ce n'était pas non plus un titre à
notre haine. Mais depuis quelque temps déjà Napoléon avait résolu de créer en
Allemagne un nouvel État qu'il destinait soit à Murat, soit à Jérôme, et malheureusement
pour l'électeur de Cassel, la Hesse supérieure occupait précisément la région
géographique qu'il avait choisie, tandis que la Saxe était dans une position
beaucoup trop excentrique pour remplir ce rôle providentiel. Aussi, quoi que
pût faire l'infortuné électeur, Napoléon était d'avance décidé à le trouver
coupable, et l'on sait s'il était ingénieux pour créer des torts à ceux qui
n'en avaient pas. Au dernier moment, le prince, averti des dangers- qu'il
courait, demanda, après de longues hésitations, à faire partie de la
Confédération du Rhin ; il se jeta comme fasciné dans les bras de l'ennemi.
Napoléon refusa froidement ; il avait sur lui d'autres vues. Le 30 septembre,
à la veille d'entrer en campagne, écrivant à son frère Louis, il lui
recommandait « d'avoir pour l'électeur de bons procédés, de bien vivre
avec lui, de lui prodiguer des paroles d'estime », afin, disait-il, de
le maintenir encore quelque temps dans sa neutralité, mais il le prévenait en
même temps « qu'une fois le premier acte de la guerre fini, il le chargerait
peut-être de conquérir Cassel, d'en chasser l'électeur et de désarmer ses troupes.
» Ce qui ne l'empêchait pas de déclarer, en ce moment même, dans une lettre
au prince primat « qu'il n'avait aucune raison de se plaindre de
l'électeur, qu'il ne l'attaquerait jamais de son plein gré[12]. » Le
lendemain d'Iéna, le premier acte de la guerre est fini, selon l'expression
de Napoléon, et le ton change brusquement. Une note, rédigée en style
équivoque, est envoyée à l'électeur pour lui apprendre que l'empereur connaît
son adhésion secrète à la coalition. On lui fait un crime de n'avoir pas
repoussé par la force les troupes prussiennes lorsqu'elles ont traversé
Cassel, et par un reproche tout contradictoire, de n'avoir pas licencié sa
propre armée. Cette conduite nous oblige à occuper ses États. On pourrait
croire, d'après ce langage ambigu, qu'il n'y a là qu'une simple mesure de
précaution. Mais Mortier reçoit le même jour des instructions beaucoup plus
explicites. Napoléon le charge de s'emparer de la personne de l'électeur et
de l'envoyer prisonnier à Metz. Il désarmera sur-le-champ l'armée hessoise et
fera administrer les États au nom de l'empereur. « Mon intention, ajoute
Napoléon, est que la maison, de Hesse ait cessé de régner et soit
effacée du nombre des puissances[13]. » Il annonça cet
événement dans son bulletin du 4 novembre, en accablant l'électeur des plus
basses insultes, et il les fit suivre de ces consolantes prophéties : « Les
peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de leurs corvées
militaires, ils pourront se livrer paisiblement à la culture de leurs champs
; déchargés d'une partie des impôts, ils seront gouvernés par des principes
généreux et libéraux, principes qui dirigent l'administration de la France et
de ses alliés. » Les malheureux Hessois, dont les ossements blanchirent avec
les nôtres sur tous les champs de bataille de l'Europe, allaient bientôt
savoir ce qu'ils devaient penser de ces roucoulements de colombe et de la
félicité sans mélange que leur promettait ce bon faiseur de pastorales. Ils
ne furent que trop tôt mis à même de faire la comparaison entre le prince
astucieux et le candide empereur. Napoléon
n'était pas homme à perdre du temps pour recueillir les fruits de la victoire
d'Iéna. Dès le lendemain même de la bataille, il frappa les pays conquis
d'une contribution de guerre de cent cinquante-neuf millions, et décréta « Que
toutes les marchandises anglaises qui se trouveraient dans les villes du nord
appartiendraient à l'armée[14]. » Cet
acte de brigandage, qui allait ruiner d'un seul coup tous les commerçants de
l'Allemagne du nord, sans qu'ils eussent donné le moindre sujet de plainte,
puisqu'on les punissait pour des actes antérieurs à notre occupation, fut le
prélude du fameux décret de Berlin. Napoléon avait déjà lancé ses troupes
dans toutes les directions à la poursuite des débris errants de l'armée
prussienne, sans leur laisser le temps de se reconnaître et de se rallier. Blücher
réussit à s'échapper à Colléda, en alléguant la conclusion d'un armistice que
le roi de Prusse avait en effet demandé, mais sans l'obtenir. Murat fondit
avec sa cavalerie sur Erfurt, de là sur Nordhausen, puis sur Magdebourg,
point central vers lequel se dirigeaient le prince de Hohenlohe et le
maréchal Kalkreuth avec le plus grand nombre des fugitifs. Ney et Soult l'y
suivirent, enlevant sur leur route des régiments entiers surpris et
déconcertés par la rapidité de nos mouvements. Davout se jeta sur Leipsick.
Bernadotte s'était porté sur Balle, où se trouvait un détachement d'environ
douze mille hommes, sous les ordres du prince Eugène de Wurtemberg. Ces
troupes n'étaient pas en nombre suffisant pour tenir tête au corps d'armée de
Bernadotte ; elles ne cédèrent toutefois qu'après une vigoureuse résistance
qui nous con' beaucoup de morts et de blessés. Napoléon était accouru de
Mersebourg. Visitant le champ de bataille après le combat, il aperçut des
monceaux de cadavres appartenant à la 32e demi-brigade qui s'était
particulièrement distinguée dans cette sanglante affaire ; lorsqu'on les lui
eut dé3ignés nominativement, il lui échappa une de ses plaisanteries
familières qui avaient le privilége d'électriser la brute militaire, il est
difficile d'imaginer pourquoi, car on ne saurait dire ce qui l'emporte dans
cette parole froide et cruelle, du mépris, de l'insolence ou de l'inhumanité
: « Encore de la trente-deuxième ! s'écria-t-il avec l'accent d'un joueur qui
retrouve au fond de sa poche une somme qu'il croyait avoir déjà dépensée,
j'en ai tant fait tuer en Égypte, en Italie et partout, qu'il ne devrait
plus en être question[15] ! » Le général Rapp
qui, sous les dehors et les allures d'un soudard, ne manquait ni d'un certain
esprit ni d'une certaine humanité, cite cependant ce mot avec une admiration
intime et convaincue. Il y a là un mystère psychologique digne d'attention.
L'adoration fanatique des soldats pour un homme qui les a traités avec
beaucoup moins de ménagements qu'on ne traite d'ordinaire les chevaux de
course ou les coqs de combat est faite pour rabaisser considérablement
l'orgueil de la nature humaine. Pendant
que Murat, Soult et Ney, marchaient sur Magdebourg pour l'investir, Davout
entrait à Wittenberg avec Augereau, Lannes à Dessau ; nous étions maîtres du
cours de l'Elbe. Le 24 octobre, Napoléon arriva à Potsdam et le lendemain
Davout faisait son entrée à Berlin. L'empereur s'arrêta quelques jours au
château de Sans-Souci, il se fit conduire au tombeau du grand Frédéric ; il
emporta l'épée du glorieux mort, et ne rougit pas d'envoyer à Paris ce
trophée barbare, comme s'il eût été impatient de vaincre et de désarmer
jusque dans sa tombe le seul capitaine moderne dont la renommée Fût lui
porter ombrage. Les flatteurs de sa mémoire trouvent cette conduite toute
naturelle ; que diraient-ils du triomphateur qui viendrait saisir aux
Invalides l'épée de Napoléon ? Déjà en arrivant à Naumbourg, il s'était
empressé de faire enlever et jeter sur une charrette l'humble pierre, perdue
au milieu d'un champ, qui rappelait la victoire de Rosbach, comme s'il eût
dépendu de lui d'effacer le passé et de refaire l'histoire. Ces représailles
étaient d'une âme petite, et Frédéric les eût dédaignées. Il est jusqu'à
trois points sur lesquels il domine de très-haut Napoléon. Il a toujours
méprisé le charlatanisme ; il a été grand dans les revers ; il a employé des
moyens iniques, mais en général pour faire des choses justes et possibles,
sauf dans le partage de la Pologne. Au reste, Napoléon avait grand soin
d'exploiter dans ses bulletins la mémoire et les exemples de Frédéric. A l'en
croire, ce souverain sage et prévoyant aurait eu la prudence d'épargner à son
pays une pareille catastrophe, il se serait fait l'allié et l'ami de Napoléon.
« Son esprit, son génie et ses vœux, écrivait-il clans le dix-septième
bulletin, étaient avec notre nation qu'il a tant estimée, et dont il disait
que s'il en était roi il ne se tirerait pas un coup de canon en Europe sans
sa permission. » En même temps qu'il enrôlait l'ombre du grand Frédéric
contre la cour de Berlin, il ne perdait pas une occasion de déchirer la
reine, à l'influence de laquelle il attribuait l'énergie inattendue qu'avait
montrée le roi en nous déclarant la guerre. Habitué à aller droit aux
obstacles pour les détruire, à les considérer d'une façon abstraite et
seulement comme des forces en quelque sorte mathématiques, étranger à tout
scrupule de délicatesse ou de générosité, accoutumé à ne tenir aucun compte
des sentiments, des préjugés, des convenances, il ne voyait dans cette
malheureuse femme qu'une puissance à annihiler, peu importe par quels moyens,
et il l'attaquait avec les seules armes qu'il pût employer contre elle, le
ridicule, les injures, les calomnies. Il n'était pas de bulletin dans lequel
il ne revint sur ce sujet favori, et l'on ferait un volume avec tout ce qu'il
a écrit contre elle. Il mettait à détruire l'influence et la réputation de
cette femme, l'acharnement méthodique et calculé qu'il eût déployé à faire
mitrailler un régiment ou à faire sauter un bastion. Après l'avoir dépeinte
comme une personne « assez jolie de figure, mais de peu d'esprit[16] », il s'attachait à la
faire exécrer des populations comme l'unique auteur de cette guerre
calamiteuse. Par quel étrange mystère cette femme jusque-là absorbée « dans
les graves occupations de la toilette, » en était-elle venue « à se
mêler des affaires d'État, à influencer le roi ; à susciter partout ce feu
dont elle était possédée ? » L'explication.se trouvait, selon
Napoléon, dans une gravure alors très-répandue « où l'on voyait d'un
côté le bel empereur de Russie, près de lui la reine, et de l'autre côté le
roi qui lève la main sur le tombeau du grand Frédéric. La reine, drapée d'un
châle, à peu près comme les gravures de Londres représentent lady Hamilton,
appuie la main sur son cœur, et a l'air de regarder l'empereur de Russie.
L'ombre de Frédéric, ajoutait Napoléon, a dû s'indigner de cette scène
scandaleuse[17]. » Dans la
crainte que cette allusion aux malheurs domestiques supposés du roi de Prusse
ne fût pas assez claire pour lui, Napoléon y revenait dans ses bulletins
suivants : « Tous les Prussiens accusent le voyage de l'empereur
Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement qui dès lors s'est opéré
dans l'esprit de la reine qui, de femme timide et modeste est devenue
turbulente et guerrière, a été une révolu- lion subite. Tout le monde avoue que
la reine est l'auteur des maux que souffre la nation prussienne. On entend
dire partout : combien elle a changé depuis cette fatale entrevue avec
l'empereur Alexandre !... On a trouvé clans l'appartement qu'habitait la
reine à Potsdam, le portrait de l'empereur de Russie dont ce prince lui avait
fait présent[18]. » Il ne manquait à cette
espèce d'instruction judiciaire que la production des lettres d'amour de ce
couple adultère. Ici les lacunes de l'organisation morale de Napoléon
équivalaient à un manque d'intelligence, car s'il blessait les scrupules les
plus délicats de la conscience humaine c'était faute de les retrouver dans
son propre cœur ; il se trompait gravement en traitant les autres hommes
comme s'ils eussent été aussi dépourvus qu'il l'était lui-même de tout
sentiment d'honneur et de moralité ; il ne s'apercevait pas que ces basses
insinuations dirigées contre une femme fugitive et désarmée par un homme qui
commandait à cinq cent mille soldats, allaient directement contre leur but,
qu'elles étaient faites, non-seulement pour exciter le dégoût de toutes les
âmes élevées, mais même pour révolter les cœurs les plus vulgaires. Une fois
l'Elbe franchi, toute la Prusse était à nous jusqu'à l'Oder. Spandau se
rendit le 25 octobre. Hohenlohe, après avoir perdu deux jours à rallier ses
débris à Magdebourg, s'était mis en retraite en totale bâte pour gagner
Stettin à l'embouchure de l'Oder. Mais déjà la cavalerie de Murat l'avait
devancé, et les troupes de Latines inondaient le pays. Atteint et battu à
Zehdenick, puis cerné entre Prenzlow et Passewalk, il mit bas les armes, le
28 octobre. Le lendemain, Stettin se rendait à la première sommation. Küstrin
capitula en même temps à la première apparition de Davout. Depuis le grand
désastre qui avait marqué l'ouverture de la campagne, les troupes prussiennes
étaient complétement démoralisées ; elles considéraient toute résistance
comme inutile, et le spectacle qu'elles offrirent alors n'a rien qui diffère
de celui que présentent tous les écroulements d'empire, particulièrement dans
les monarchies centralisées. Quand la clef de voûte se détache, tort
l'édifice tombe ; quand le centre est aux mains de l'ennemi, les extrémités
perdent tout intérêt, et l'on ne songe plus à les défendre. De là ces
généraux en désarroi, et ces garnisons qui vont au-devant de l'ennemi pour
lui remettre leurs places. Magdebourg seule tenait encore, et ne tarda pas à
se rendre. La veille, 7 novembre, avait succombé un dernier détachement de
l'armée prussienne commandé par Blücher. Coupé de sa retraite sur l'Oder, ce
général avait dû se rabattre brusquement de l'est à l'ouest. Poursuivi à
outrance par les corps d'armée de Bernadotte et de Soult, Blücher avait
réussi après une marche pleine de périls à se jeter dans Lubeck, mais nos
troupes y pénétrèrent de vive force presque aussitôt que lui, et livrèrent
cette malheureuse ville-à toutes les horreurs d'une prise d'assaut. Il
s'échappa pourtant, mais atteint de nouveau le lendemain, acculé vers la mer,
cerné, sans munitions, entre la Trave, la frontière neutre du Danemark, et
des troupes qui lui fermaient toute autre issue, Blücher capitula à son tour,
après avoir eu avec le duc de Weimar l'honneur de tirer les derniers coups de
fusil de la campagne contre les ennemis de son pays. Malgré tous les malheurs de cette grande
déroute, au milieu de l'inexprimable confusion de ces scènes de
découragement, de nobles exemples avaient été donnés dont la mémoire ne
devait pas périr, et la nation prussienne avait du moins la consolation de
pouvoir imputer ses revers à la fortune, à l'inexpérience., à la
disproportion des forces plutôt qu'à une défaillance de ses défenseurs. Ses
généraux les plus renommés s'étaient fait tuer sur le champ de bataille ; les
princes de la famille royale avaient payé de leur personne, ils avaient
répandu leur sang avec la plus éclatante bravoure ; la noblesse qui composait
presque exclusivement le corps des officiers avait vu tomber l'élite de ses
enfants sous les balles de nos soldats. La Prusse avait été écrasée, elle
n'était pas avilie à ses propres yeux. Une douleur profonde et universelle,
un véritable désespoir patriotique avait succédé à la confiance présomptueuse
des premiers jours, et toutes les classes partageaient ces sentiments, bien
que l'impôt du sang eût particulièrement frappé celles que leurs privilèges
exposaient à l'envie. Les excitations que, selon leur habitude, les Français
s'efforçaient encore de propager contre l'aristocratie des pays envahis au
nom des principes d'une révolution dont ils étaient maintenant plus éloignés
qu'aucun autre peuple, trouvèrent peu d'échos en Prusse. On ne leur fit
généralement dans les villes qu'un accueil morne et glacial, conforme à la
dignité d'une défaite imméritée. Lors de notre entrée à Magdebourg, après la
capitulation de cette place, on vit, symptôme plus grave, les soldats
prussiens insulter leurs officiers, et leur reprocher en termes sanglants de
n'avoir pas voulu prolonger la résistance[19]. Enfin, bien que la nature du
pays fût extrêmement défavorable à une guerre de partisans, on vit bientôt
des hommes comme Schill, Œls Brunswick, le fils du vaincu d'Auërstaedt, et
plus tard Blücher lui-même tenir la campagne, et exécuter les coups les plus
hardis au milieu de nos cantonnements. Le 27
octobre, Napoléon avait fait à Berlin une entrée triomphale à la tête de son
armée, afin de terrifier dès le premier jour cette capitale par un immense déploiement
de force militaire. Le corps de la ville conduit par le général Hullin vint
lui présenter les clefs de Berlin. Il reçut la députation au milieu d'un appareil
tout militaire, le visage hautain et irrité, et avec tous les dehors qu'il
jugeait de nature à augmenter l'intimidation. A la tête de ces magistrats
était le prince de Hatzfeld, à qui le roi de Prusse avait laissé le
gouvernement civil. Napoléon qui voulait humilier la noblesse, et caresser la
bourgeoisie qu'il supposait moins accessible aux susceptibilités du
patriotisme et de l'honneur national, chassa de sa présence le prince de
Hatzfeld : « Ne vous présentez pas devant moi, lui dit-il, je n'ai pas
besoin de vos services ; retirez-vous dans vos terres ![20] » Il interpella ensuite le
comte de Neale, lui reprocha avec dureté les nobles sentiments que la fille
du comte exprimait dans une lettre interceptée, et rejetant les malheurs de
la guerre sur les intrigues de la noblesse et de la cour : « Le bon
peuple de Berlin, s'écria-t-il, est victime de la guerre, tandis que ceux
qui l'ont attirée se sont sauvés. Je rendrai cette noblesse de cour si
petite, qu'elle sera obligée de mendier son pain ![21] » Il
voulut dès le lendemain commencer à mettre cette menace à exécution en
frappant la noblesse prussienne dans la personne de ce même prince de Hatzfeld,
qu'il avait si brutalement traité dans son audience de la veille. Son premier
soin en entrant à Berlin avait été de faire mettre la main sur la poste et
d'ouvrir toutes les correspondances publiques et privées. Le prince venait
précisément d'écrire à son souverain pour lui rendre compte des circonstances
de notre entrée à Berlin, et il était si loin de se douter qu'il y eût
quelque chose de criminel dans un acte si naturel, qu'il n'avait pas hésité à
confier sa missive à la poste. Cette lettre, dont la copie a été conservée et
qui était des plus insignifiantes, fut mise sous les yeux de Napoléon. Il y
saisit aussitôt le prétexte dont sa politique avait besoin pour faire un
exemple à l'adresse de la noblesse prussienne. Il rendit séance tenante un
décret qui traduisait le prince de Hatzfeld devant une commission militaire
composée de sept colonels, pour y être jugé comme traître et espion.
L'institution des sept colonels rappelait la lugubre histoire de Palm et du
duc d'Enghien, elle disait assez haut ce que devait être le jugement. Quant à
l'imputation d'espionnage et de trahison dont on osait flétrir un homme de
cœur et d'honneur, à propos d'une communication inoffensive, adressée à un
prince aujourd'hui sans États et sans armée, déjà menacé dans son lointain
asile au-delà de l'Oder, comme si le salut de nos deux cent mille soldats eût
dépendu de la divulgation d'événements qui avaient eu tout un peuple pour
spectateur, elle était le dernier mot de l'impudence et de la dérision. Les
familiers les plus intimes et les plus soumis de Napoléon, Berthier, Duroc,
Rapp se révoltèrent à l'idée de voir répandre le sang d'un homme honorable et
estimé, dont le seul crime était d'être resté fidèle à son souverain. Ils
entourèrent Napoléon, le supplièrent avec l'accent de la plus vive douleur de
ne pas souiller sa gloire et de pas faire de ses compagnons des bourreaux. Ils
le trouvèrent d'autant plus inflexible que sa résolution était le résultat
d'un calcul froid et réfléchi. Il ne faisait en cette occasion qu'appliquer
méthodiquement le système que dans toutes ses lettres il pressait Joseph
d'adopter à Naples. Se montrer terrible clans le premier moment, afin d'ôter
aux vaincus toute idée de révolte, et de pouvoir ensuite gagner tous les
cœurs par une douceur inespérée, tel était ce précepte renouvelé de César
Borgia, dont l'empereur avait fait son axiome favori, et que le débonnaire
Joseph ne pouvait se résoudre à mettre en pratique. Le prince de Hatzfeld
n'était choisi comme victime qu'en raison de sa position éminente et de la
part bien connue qu'il avait prise à la déclaration de guerre. Heureusement
pour lui, on parvint à le cacher pendant les premiers moments, et ce retard
le sauva. L'impression d'horreur que produisit la seule annonce du soit qui
lui était réservé fut tellement générale, qu'il devint impossible de songer à
une exécution ; le moment avait été manqué, on recula devant l'effet d'une
atrocité ébruitée à l'avance, et l'on arrangea la petite scène de clémence
qui a si souvent excité l'attendrissement de nos historiens, en faisant
toutefois plus d'honneur à leur sensibilité qu'à leur pénétration. Jamais, à
coup sûr, homme n'a été plus célébré et plus exalté pour s'être abstenu de
faire assassiner un innocent. A la
suite du refus de Napoléon d'accorder un armistice, des pourparlers pour un
traité de paix s'étaient établis dès le 20 octobre à Wittenberg entre le
marquis de Lucchesini et Duroc. L'empereur était en état de dicter les
conditions, et il le fit avec toute la rigueur d'un conquérant impitoyable.
La cession de toutes les provinces que la Prusse possédait entre l'Elbe et le
Rhin, l'engagement de ne plus s'occuper désormais des affaires d'Allemagne,
enfin le payement d'une contribution de guerre et la reconnaissance de tous
les princes nouveaux qu'il se proposait d'établir sur le territoire
germanique, telles furent les exigences que Duroc fut chargé de signifier à
la Prusse[22]. Lucchesini se hâta de
communiquer ces dures conditions à son maître qui, dégoûté de la guerre et
pressé d'en finir, lui envoya immédiatement sa ratification. Napoléon refusa
de souscrire au traité qu'il avait lui-même rédigé. Dans l'intervalle, nos
troupes avaient remporté de nouveaux succès, Magdebourg allait capituler, et
des envoyés polonais proposaient d'organiser un soulèvement sur les derrières
des armées russe et prussienne. Un horizon tout nouveau s'ouvrait devant
Napoléon, et des projets démesurés occupaient sa pensée. La Russie était le
dernier État qui prit lui résister sur le continent ; il ressuscitera contre
elle la Pologne. Il écrit sur-le-champ à Fouché de lui envoyer Kosciusko. Lui
qui, l'année précédente, ne voulait faire avec ses ennemis que des paix
séparées, il déclare maintenant aux plénipotentiaires prussiens qu'il ne se
dessaisira de ses conquêtes en Prusse que lorsque l'Angleterre nous aura
restitué toutes nos colonies ainsi qu'à la Hollande, lorsque la Russie aura
pris l'engagement de garantir l'indépendance de la Moldavie et de la
Valachie. C'est à la modération de ces deux puissances qu'il mesurera l'état
futur de la monarchie prussienne. Il veut faire peser les malheurs du roi de
Prusse sur les résolutions d'Alexandre et du cabine t britannique, et il
renoue ainsi les liens de leur ancienne solidarité. La Prusse n'est plus à
ses yeux qu'un équivalent échangeable comme le Portugal à l'époque de la paix
d'Amiens. La laissera-t-il subsister en monarchie ? En fera-t-il une
république, comme il le dit à M. Bignon ? Il délibère et il lui échappe de
s'écrier « que dans dix ans sa dynastie sera la plus ancienne de l'Europe
! » En attendant, la Prusse est un gage qu'il est toujours à temps de
restituer, une position offensive contre la Russie, une base d'opérations pour
son armée, une mine inépuisable à exploiter pour ses finances et ses
approvisionnements. Afin de prévenir toute remontrance et toute sollicitation
sur ce point, il s'empresse de rendre publique sa résolution en se liant en
quelque sorte par une déclaration solennelle et irrévocable : « Tant
de succès, dans son bulletin du 10 novembre, ne doivent pas ralentir en
France les préparatifs militaires... L'armée française ne quittera pas la
Pologne et Berlin que les possessions des colonies espagnoles, hollandaises
et françaises ne soient rendues, et la paix générale faite. » Quelques
jours plus tard, le 21 novembre 1806, une mesure beaucoup plus extraordinaire
qu'aucune de celles qu'il avait adoptées jusque-là vint compléter et préciser
le système au moyen duquel il se flattait de réduire et de faire capituler
l'Angleterre. Ce système, annoncé par de nombreux actes préparatoires tels
que la ligue des neutres et la saisie des marchandises anglaises dans toutes
les villes du nord, consistait à fermer le continent au commerce britannique.
Le préliminaire indispensable d'une telle entreprise, si l'on ne voulait pas
s'en tenir à une vaine fanfaronnade, était la conquête du continent, œuvre,
il est vrai, déjà fort avancée, mais dont l'achèvement pourrait présenter
quelques difficultés. On a déclamé à perte de vue sur la question de savoir
si le droit de représaille autorisait ou non Napoléon à prendre une pareille
mesure pour punir l'Angleterre des abus qu'elle commettait dans l'exercice du
droit de visite et de blocus. C'est demander s'il est permis de répondre à
une injustice dont on croit avoir à se plaindre, par une monstrueuse iniquité
dont les victimes sont étrangères au débat. Il serait plus utile d'examiner
si ayant pris la mesure, il était en son pouvoir de l'exécuter. Or, ces
prétendues représailles n'étaient pas seulement mille fois plus révoltantes
que les abus qu'elles devaient réprimer, elles étaient la plus vaine et la
plus chimérique des utopies. Les abus dont Napoléon se plaignait étaient
réels, excessifs, souvent même ils étaient odieux, mais comment oublier que
ceux qu'il exploitait le plus bruyamment contre les Anglais avaient été son
propre ouvrage ? De quel front osait-il leur reprocher de faire prisonniers
les matelots de ses bâtiments de commerce, lui qui avait fait prisonniers non-seulement
les matelots des vaisseaux marchands, mais tous les particuliers inoffensifs
qui se trouvaient en France, en Hollande, en Italie, à l'époque de la rupture
? Comment osait-il leur faire un crime du blocus de l'Elbe et du-Weser, lui
qui ne s'était emparé de l’embouchure de ces fleuves que pour les fermer à leur
commerce ? Qu'était-ce d'ailleurs que les inconvénients et les abus du droit
de visite auprès des maux et des privations qu'il se croyait en droit
d'infliger au continent pour venger ses propres injures ? Le continent fermé
aux marchandises anglaises, c'était le continent privé non-seulement des
produits manufacturés en Angleterre, mais de tous les produits du nouveau
monde, devenus objets de première nécessité, tant ils étaient entrés dans la
consommation journalière ; c'était plus encore, c'était l'anéantissement de
toute la marine marchande européenne, hors d'état de lutter contre la marine
britannique. Et il supposait les peuples assez stupidement crédules pour imputer
à l'Angleterre des maux dont il était si visiblement le seul auteur ! Il les
supposait assez aveugles pour se liguer contre la seule nation qui n'eût pas
fléchi devant lui, pour se laisser affamer par admiration pour un si grand
homme, pour se réjouir de leur propre ruine, pourvu qu'elle assurât sa
dernière victoire, pour épouser au prix de tant de souffrances et de
sacrifices la querelle d'un conquérant insatiable, qui ne s'était fait
connaître à eux que par des spoliations ! Telles
furent les illusions extravagantes qui donnèrent naissance au fameux décret
de Berlin. Une chose lui manqua radicalement dès son origine, c'est de
pouvoir être exécuté ; car son exécution supposait non plus la docilité, maïs
le zèle et le concours des populations qui devaient en être victimes ! aussi
produisit-il beaucoup de maux et de vexations, mais il ne fut jamais une loi
que sur le papier, et l'on doit moins y voir un acte que le défi d'une colère
impuissante. Ce roi des rois, qui ne pouvait pas, en réunissant toutes ses
ressources et tous ses moyens, parvenir à mettre une barque à la mer, il
décrétait avec un sang-froid superbe « que les îles britanniques
seraient désormais en état de blocus ». Il interdisait tout commerce et
toute correspondance avec elles, il décidait que « tout individu, sujet
de l'Angleterre, trouvé dans les pays occupés par nos troupes, serait fait
prisonnier de guerre », que les marchandises d'origine -anglaise
seraient saisies partout où on les découvrirait ; que toute propriété
quelconque, appartenant à un sujet anglais, serait déclarée de bonne prise.
En lisant le dispositif de cette mesure insensée, on songe involontairement à
tous ces rois de hasard, à ces favoris de la multitude auxquels leur grandeur
subite donnait le vertige. On croit entendre le tribun Rienzi, étendant du
haut du Capitole son épée vers les quatre points cardinaux en s'écriant :
Ceci est à moi, ceci est à moi, ceci est à moi 1 Talleyrand eut l'ordre de
communiquer sur-le-champ ce décret à tous nos alliés, y compris le Danemark,
à qui il fut spécialement chargé de faire savoir que Napoléon n'entendait pas
violer les traités, mais qu'il espérait que le cabinet de Copenhague ne
tolérerait ni aucun courrier réglé, ni aucun bureau de poste anglais en Danemark[23]. Le décret fut envoyé au Sénat
avec un message dans lequel Napoléon disait en substance que son extrême
modération ayant seule amené le renouvellement de la guerre, il avait dû en
venir à des dispositions « qui répugnaient à son cœur ; car il lui en
coûtait de faire dépendre les intérêts des particuliers de la querelle des
rois, et de revenir, après tant d'années de civilisation, aux principes qui
caractérisent la barbarie des premiers actes des nations[24]. » On ne
pouvait mieux qualifier ce monument de folie et d'orgueil. Le décret de
Berlin fut lu dans toute l'Europe avec plus de surprise encore que
d'indignation, car si la tyrannie de Napoléon était justement exécrée, on
croyait en général à son génie po-Inique, et en présence d'un pareil trait de
délire, il était impossible de ne pas reconnaitre que l'ivresse du succès
avait troublé la lucidité de cet esprit toujours si prodigieux dans la
conduite des opérations militaires. Ce décret allait en effet lier invinciblement
et pour jamais l'Europe à l'Angleterre. Depuis longtemps sans doute les
nations européennes avaient été amenées, par une oppression toujours plus menaçante,
à faire des vœux en faveur de la cause britannique, mais ce mouvement
d'opinion s'était déclaré surtout chez les classes politiques et gouvernantes
généralement plus sensibles que les autres aux questions d'indépendance. Par
suite du décret de Berlin, les classes les plus humbles allaient être les
plus frappées. Les masses populaires, que nous avions ménagées jusque-là
devenaient les plus intéressées à notre défaite et au triomphe de
l'Angleterre. Le blocus continental, c'était la gêne, les privations, la
misère entrant dans chaque maison, au sein des plus pauvres familles pour
nous y faire des ennemis. Aucune mesure n'a plus contribué à soulever les
populations contre nous et à accélérer la chute du régime impérial. Le
message de Napoléon au Sénat se terminait par une demande fort inattendue
pour ceux-là même qui prenaient le moins au sérieux ses déclamations en
faveur de la paix. Après de si brillants succès remportés, assurait-il,
presque sans perte d'hommes ; après ces bulletins triomphants dans lesquels
il constatait que sur une armée de cent vingt mille hommes, il avait fait
cent soixante-dix mille prisonniers ; après toutes les levées d'hommes qu'il
venait de faire en France et en Allemagne, on avait peut-être le droit
d'espérer un peu de calme et de repos, on se flattait de l'avoir bien gagné ;
mais loin de songer à rien de semblable, il exigeait que le Sénat mit à sa
disposition quatre-vingt mille conscrits qui, selon les règles ordinaires,
ne, devaient partir qu'un an après, en septembre 1807. « Et dans quel
plus beau moment, disait-il en signifiant cet ordre aux sénateurs,
pourrions-nous appeler aux armes ces jeunes Français ? ils auront à traverser
pour se rendre à leurs drapeaux les capitales de nos ennemis et les champs de
bataille illustrés par les victoires de leurs aînés. » Les
sénateurs, comme beaucoup d'esprits prudents et modérés, s'étaient réjouis de
la rapidité de nos victoires, parce qu'ils y avaient vu le gage du prompt
rétablissement de la paix ; c'était bien mal comprendre le maitre qu'ils
s'étaient donné. Cette anticipation sur le sang des jeunes générations, qui
furent dès lors mises en coupe réglée, vint leur prouver combien ils
s'étaient abusés, en même temps que le décret de Berlin vint leur inspirer
leurs premières appréhensions sérieuses sur l'avenir de la fortune à laquelle
ils avaient lié leur destinée et malheureusement aussi celle de leur pays. Au
mépris des avis les plus clairs et de la plus vulgaire prévoyance, ils
avaient voulu faire un grand homme, créer un César ; ils avaient voilé ses
infirmités aux yeux de la nation trompée, ils lui avaient fait honneur de
leurs travaux, lui avaient sacrifié leur part de gloire, ils avaient pour
ainsi dire résumé en lui seul tout ce qu'ils avaient de force, de popularité,
d'intelligence, ils s'étaient faits les serviles instruments de son pouvoir
dans l'espoir d'être admis à en partager, sinon les hommages, du moins les
jouissances. Maintenant l'idole était achevée, le héros échappait d'un bond.
à leur timides étreintes ; il était trop tard pour l'arrêter, trop tard pour
détromper ses adorateurs. En vain ils s'efforcent de le retenir, en vain ils
balbutient d'une lèvre tremblante des conseils qu'il n'écoute pas, il faut le
suivre sans trêve et sans repos ; après avoir fait César il faut lui donner
le monde. Chose
caractéristique et honorable pour la clairvoyance de ce juge invisible,
impersonnel et incorruptible qui fait l'opinion publique, c'est au moment où
Napoléon a atteint ce sommet vertigineux, c'est au moment où il semble le
plus inattaquable et où cependant la tête commence à lui tourner, c'est 'à ce
moment que des rumeurs persistantes, qui ne sont fondées sur aucun fait réel,
commencent à prédire sa chute comme prochaine et inévitable. La police s'en
prend aux fausses nouvelles, mais ce qu'elle ne peut atteindre, c'est la
disposition d'esprit qui fait qu'on y croit, il y là tout autre chose qu'une
manœuvre de parti, c'est un sentiment intime et profond que ces succès
éblouissants ne sont qu'apparence, que cette grandeur sans mesure est un rêve
invraisemblable, une surprise qui ne peut être durable. Voilà ce que tout le
monde sent avec l'infaillible justesse du bon sens public, et ce qui donne
créance aux bruits les plus extraordinaires et les plus dépourvus de vérité.
Napoléon s'en irrite avec raison, car il y voit non-seulement la preuve qu'on
croit à ces fables, mais qu'on ne croit ni en lui, ni à son œuvre. Il y voit
son génie mis en doute et son étoile insultée. Ces rumeurs et la foi qu'on y
ajoute sont un démenti que lui jette au visage le plus insaisissable des
contradicteurs. Le jour même où nous sommes entrés triomphants à Berlin, le
bruit a couru tout à coup que l'Italie nous a été reprise par les Anglais,
que Masséna a été tué, que les Russes nous ont chassés de la Dalmatie[25]. Napoléon exaspéré répond qu'il
a deux cent mille hommes en Italie, vingt-cinq mille en Dalmatie, que son
armée d'Allemagne est sur la Vistule et n'a jamais été plus forte. —
Qu'importe ? ce qu'il y a au fond de l'esprit public et ce qu'il n'est pas en
son pouvoir de détruire c'est l'idée que dans la situation périlleuse,
anormale où nous sommes, nos revers sont devenus plus probables que nos
victoires, et cette conviction est si naturelle, que Napoléon la retrouve
avec colère jusque dans les préoccupations des hommes qui lui sont le plus
dévoués et qui ont tout intérêt à la repousser : « Mon cousin, écrit-il
à Cambacérès le 16 novembre, où donc avez-vous été chercher que l'Espagne
était entrée dans la coalition ? Nous sommes au mieux avec l'Espagne.
Toutes les places fortes sont entre mes mains. » Cambacérès
ne croyait pas dire si vrai, et en réalité ses craintes devançaient quelque
peu l'événement. Mais que le fait fût exact ou non, qu'il s'accomplit
aujourd'hui ou demain, il paraissait vraisemblable, voilà ce qui était grave
; et de tous ces bruits vrais ou faux il se dégageait une impression
très-nette, c'est que cette fantasmagorie ne pouvait durer, qu'un semblable
domination n'avait ni stabilité ni raison d'être, qu'elle était contraire à
la nature des choses à la marche de l'esprit humain, qu'on ne devait y voir
qu'une apparition d'un instant, un phénomène accidentel et passager, enfin
qu'il était temps de revenir à une politique plus sage si l'on voulait sauver
une faible partie de ce qu'on avait acquis. FIN DU TROISIÈME VOLUME
|
[1]
Quelques-uns de nos historiens ont porté ce chiffre jusqu'à 185.000 hommes, en
y comprenant, il est vrai, les garnisons prussiennes. A ce compte il faudrait
évaluer l'armée.de Napoléon à 500.000 hommes. C'est là une des fictions
habituelles de l'histoire dite nationale. D'après les états officiels publiés
par le duc de Brunswick le total de l'effectif prussien ne s'élevait pas
au-dessus de 117.000 hommes, y compris le contingent saxon.
[2]
On ignore sur quelles données M. Thiers dépeint le prince de Hohenlohe, qui
était né en 17/i6, comme le principal des jeunes gens.
[3]
Jomini.
[4]
L'évaluation que donne à cet égard Fezensac dans ses Souvenirs militaires, nous
parait celle qui approche le plus de la vérité. Sur d'autres points ses
appréciations sont beaucoup moins exactes en ce qui concerne cette campagne.
[5]
Napoléon à Soult, 5 octobre 1806.
[6]
Napoléon au général Dejean, 20 septembre.
[7]
Napoléon à M. de La Rochefoucauld, 3 octobre 1806.
[8]
Napoléon lui-même en jugea ainsi lorsqu'il fut arrivé à Iéna : « L'ennemi est
avec quarante mille hommes entre Weimar et Iéna », écrit-il à Ney la
veille de la bataille. Ce nombre allait monter à 80.000 hommes dans le
cinquième bulletin.
[9]
Quatrième bulletin, 13 octobre.
[10]
L'ordre tant contesté depuis est aussi précis que possible : « Porte-vous, le
plus tôt possible avec le corps de Bernadotte Dornburg ». Napoléon à Murat, 13
octobre. Une lettre expédiée le soir du même jour à Davout par Berthier
ajoutait : « Si le prince de Ponte-Corvo était dans vos environs vous pourriez
marcher ensemble, mais l’empereur espère qu'il aura déjà marché avec la
cavalerie du grand-duc de Berg pour Dornburg. On laissait donc à Bernadotte la
faculté de choisir, mais on donnait la préférence à ce dernier mouvement.
[11]
Erreur d'autant plus volontaire et calculée qu'il l'aggrava encore dans la
relation officielle qu'il fit rédiger plusieurs années après l'événement. Cette
relation a été publiée dans le Mémorial du Dépôt de la guerre, t. VIII.
[12]
Napoléon au prince primat, 1er octobre.
[13]
Napoléon à Mortier, 23 octobre.
[14]
Décret d'Iéna, 16 octobre. — Article V.
[15]
Mémoires de Rapp.
[16]
Neuvième bulletin.
[17]
Dix-septième bulletin.
[18]
Dix-huitième et dix-neuvième bulletins.
[19]
Fezensac, Souvenirs militaires.
[20]
Vingt et unième Bulletin.
[21]
Vingt et unième Bulletin.
[22]
Lucchesini. Sulla causa e gli effetti della Confederazione renana.
[23]
Napoléon à Talleyrand, 21 novembre.
[24]
Message de Napoléon au Sénat, 21 novembre 1806.
[25]
Vingt-neuvième Bulletin, 10 novembre 1806.-