Il me
reste à raconter maintenant par quelle série d'événements étranges la Prusse
se trouva malgré elle entrainée à remplacer sur le champ de bataille
l'Autriche vaincue. Le
lendemain de la bataille d'Austerlitz, l'empereur François fit demander une
entrevue à son vainqueur. Général sans armée et souverain sans États, ce
prince n'avait plus pour tout refuge que la Hongrie, que l'archiduc son frère
était désormais hors d'état de défendre contre nous. Il vint ail bivouac de
Napoléon ; il humilia, en sa personne, dix siècles de grandeur, de puissance
et d'orgueil devant ce parvenu enivré d'un tel triomphe ; il obtint par grâce
un armistice dont la première condition fut qu'il séparerait désormais sa
cause de celle d'Alexandre, et que les Russes évacueraient immédiatement ses
États par journées d'étapes. Dégoûté de son rôle de généralissime, et
l'imagination vivement frappée des scènes d'horreur auxquelles il avait
assisté, Alexandre ratifia avec empressement une convention qui le dégageait,
sur la prière même de son allié, de toutes ses obligations envers l'Autriche.
Le czar se trouvait alors à Holisch, au-delà de la Morava. On a dit, sur la
foi d'un bulletin de Napoléon et d'une fanfaronnade de Savary, que ce prince
était dans une situation désespérée et qu'il ne dut son salut en cette
occasion qu'à la magnanimité de Napoléon. Mais cette magnanimité parait tout
au moins très-contestable, car, en premier lieu, Napoléon en accordant
l'armistice ignorait totalement la position réelle des Russes ; it avait même
sujet de la croire meilleure qu'elle n'était, puisqu'il les avait fait
poursuivre dans une direction opposée à celle qu'ils avaient suivie ; en
second lieu, la retraite d'Alexandre était couverte par une armée qui, malgré
ses pertes, était encore beaucoup plus forte que les deux divisions avec
lesquelles Davout se préparait à l'assaillir à Gœding pour lui disputer le
passage de la Morava. Au reste, Napoléon lui - même qui écrivait dans son
trente et unième bulletin « que pas un seul homme de l'armée russe n'aurait
pu échapper » était beaucoup moins affirmatif dans ses lettres particulières,
où il se contentait de dire qu'Alexandre s'en serait difficilement tiré[1], ce qui n'a pas du tout la même
signification. Le but
de semblables assertions est trop évident pour qu'on puisse les admettre sans
examen. Les bulletins de Napoléon devenaient de plus en plus des espèces de
manifestes adressés non plus à l'armée française, mais à l'Europe entière, et
dont chaque mot était calculé pour influencer l'opinion publique, dans le
sens des passions et des intérêts de l'empereur. Ici son intention de
déconsidérer une armée brave quoique malheureuse, tout en exaltant sa propre
générosité, était flagrante, et des complaisants pouvaient seuls s'y tromper.
On doit en dire autant des paroles qu'il prêta à l'empereur d'Autriche dans
le récit de son entrevue avec ce souverain « La France, lui fit-il dire, a
raison dans sa querelle avec l'Angleterre... les Anglais sont des marchands qui
mettent en feu le continent pour s'assurer le commerce du monde ! »
A la supposer véridique, cette divulgation d'un entretien confidentiel
n'était pas seulement une indiscrétion peu généreuse commise en vue de
brouiller l'Autriche avec l'Angleterre, elle était aussi une maladresse, car
elle allait directement contre son but en laissant si bien voir les motifs
qui l'avaient inspirée. Les actes de barbarie, les horribles dévastations que
Napoléon attribuait calomnieusement à l'armée russe sur le territoire
autrichien, les éloges outrés qu'il prodiguait au prince Jean de
Liechtenstein le partisan de l'alliance austro-française au détriment de
Cobentzel, le champion d'une politique nationale, à M. d'Haugwitz, dont la
vénalité était si connue au détriment de l'intègre Hardenberg qu'il osait
accuser publiquement de n'avoir pas été inaccessible à la pluie d'or[2] parce qu'il se montrait jaloux
de l'honneur et de la dignité de son pays, toutes ces manœuvres si variées
n'avaient qu'un seul et même mobile, semer les haines et les divisions parmi
les hommes et les peuples qu'il avait eus à combattre. Mais ces souverains,
ces hommes d'État, Ces diplomates n'étaient pas tellement novices qu'ils n'eussent
entendu quelquefois citer l'adage : Divide et impera ; ils pouvaient
feindre pour un instant d'être dupes des ruses qu'on mettait en jeu pour les
désunir, mais avec un désir de réconciliation d'autant plus vif qu'on leur
imposait l'humiliation d'un mensonge qui ne pouvait tromper personne. Napoléon
n'eut pas d'autre règle de conduite dans les négociations qui s'ouvrirent à
la suite de la bataille d'Austerlitz. Cette fois, comme il ne s'agissait plus
de satisfaire des rancunes personnelles mais de résoudre des questions
diplomatiques du plus haut intérêt, la maxime diviser pour régner était tout
à fait de mise, et il eût pu la pratiquer avec de grandes chances de succès,
s'il avait su imposer quelque frein à ses insatiables convoitises. Son
premier soin fut de séparer les négociateurs et de traiter de la paix avec
chaque État isolément, conduite habile qui prévenait toute entente et toute
action commune entre les vaincus de la coalition. Après avoir séparé
l'Autriche de la Russie, il se hâta de la séparer de la Prusse. Trois jours
avant la bataille, M. d'Haugwitz était venu à son camp pour lui signifier
l'ultimatum de la Prusse, et Napoléon l'avait renvoyé à Vienne en remettant
sa réponse à un moment plus opportun ; aujourd'hui la Prusse était elle-même
vaincue sans avoir combattu, Napoléon se réserva de traiter en personne avec
d'Haugwitz. Quant à la négociation avec l'Autriche, il la confia à Talleyrand
en exigeant qu'elle fût suivie non pas à Vienne, mais à Brünn. Talleyrand
était resté fidèle aux sages idées qu'il avait exprimées dans son mémoire de
Strasbourg et depuis lors dans ses lettres particulières ; il voulait qu'on
usât de la victoire avec modération et même avec générosité. Il conseillait à
Napoléon de se montrer clément envers l'Autriche. Plus nos succès avaient été
complets, plus cette conduite était selon lui devenue facile et politique,
car elle avait d'autant plus de chances de nous gagner les sympathies de
cette puissance que nous allions relever un ennemi réduit à la dernière
détresse. Qu'on enlevât à l'Autriche Venise et les enclaves de la Souabe, il
y consentait, car c'était prévenir tout nouveau sujet de querelle ; mais il
fallait en même temps lui donner d'amples compensations sur le Danube où nous
avions tout avantage à la voir acquérir des provinces que convoitait la
Russie ; il fallait la rassurer en séparant les deux couronnes de France et
d'Italie ; il fallait même désarmer sa susceptibilité en laissant Venise
redevenir un État indépendant, au lieu de la rattacher à l'empire français.
Grâce à ces concessions, l'Autriche fortifiée par une guerre où elle devait
trouver sa ruine nous aurai t été attachée non-seulement par les liens de la
reconnaissance, mais par ceux d'un intérêt durable ; notre politique n'aurait
plus été une perpétuelle menace contre le système européen, et dans
l'éventualité d'une nouvelle guerre nous trouverions au centre même du
continent un point d'appui plus solide que la versatilité prussienne. Ces
conseils étaient aussi prévoyants que sensés, car ils n'étaient nullement
exclusifs d'une bonne entente avec la Prusse ; ils impliquaient même
forcément que si l'on préférait une alliance avec cette puissance, comme elle
ne s'était éloignée de nous qu'en mettant ses scrupules au-dessus de ses
intérêts, il fallait lui offrir indépendamment des avantages qui devaient
nous assurer son concours, des gages rassurants pour l'avenir de la paix
européenne. Mais Napoléon qui même avant Austerlitz n'avait pas voulu écouter
ces conseils, était encore bien moins disposé à les suivre maintenant qu'il
avait anéanti l'armée de la coalition. Il avait déjà laissé bien loin
derrière lui son programme d'Ulm, Ce premier projet, quelque ambitieux qu'il
fût, n'était déjà plus à ses yeux qu'une ébauche timide et arriérée. Ce
n'était plus seulement Venise, et le Tyrol, et le Vorarlberg, et les enclaves
de la Souabe qu'il voulait enlever à l'Autriche, mais le Frioul, l'Istrie, la
Dalmatie, et ces conquêtes elles-mêmes ne devaient être que les prémices des
fruits qu'il prétendait retirer de sa victoire. Il n'osa pas toutefois
manifester de prime abord ses prétentions dans toute leur étendue, bien qu'il
se fût lié à l'avance par des traités avec les électeurs de Bavière, de
Wurtemberg et de Bade qui devaient recevoir de ses mains les provinces
allemandes de l'Autriche ; il voulait auparavant savoir à quoi s'en tenir sur
les dispositions de la Prusse. Gagner du temps, mettre du vague dans
certaines questions, particulièrement dans celle qu'on élevait au sujet de la
séparation tant promise des deux couronnes de France et d'Italie, séparation
que Napoléon proposait dérisoirement d'ajourner à l'époque où l'Angleterre rétablirait
l'équilibre des mers[3] ; enfin ne prendre aucun
engagement définitif et éviter de parler de Naples que la rupture de la
neutralité allait mettre à notre merci, tel était provisoirement le rôle
assigné à Talleyrand. Ignorant encore s'il n'allait pas être forcé de rompre
avec la Prusse, Napoléon admettait la possibilité de transiger sur quelques
points, par exemple de pardonner à la reine de Naples moyennant le renvoi de
Damas et d'Acton ; mais avant de rien décider il voulait voir d'Haugwitz et
connaître ses véritables sentiments. Il se hâta donc de retourner à Vienne (12 décembre) laissant Talleyrand se débattre
à Brünn avec les négociateurs autrichiens. M.
d'Haugwitz attendait Napoléon le cœur rempli d'un trouble qui n'était que
trop justifié par la fausse situation dans laquelle son gouvernement se
trouvait engagé. Des deux auxquels le cabinet prussien s'était associé le
plus étroitement, l'un était mis hors d'état d'agir, l'autre faisait la paix,
se rendait à discrétion. Il lui en restait un troisième, l'Angleterre, mais
dont il ne pouvait espérer aucun appui efficace. La Prusse, dans l'hypothèse
de la continuation de la guerre, allait donc avoir à supporter seule le choc
des armées de Napoléon, et cette perspective lui inspirait les plus vives
alarmes. Il lui était en outre difficile de sortir honorablement de l'impasse
oiz elle se trouvait, car si elle était déliée de ses obligations envers
l'Autriche, elle n'était dégagée ni vis-à-vis de l'Angleterre ni vis-à-vis de
la Russie. Ces circonstances bien connues de Napoléon, quoiqu'il n'eût encore
que des notions incomplètes au sujet du traité de Potsdam, lui donnaient de
grands avantages sur le négociateur prussien et il se hâta d'en profiter avec
son assurance accoutumée. Il reçut d'Haugwitz en jouant tantôt l'indignation
d'un allié trahi et payé de ses services par la plus noire ingratitude,
tantôt l'emportement d'un vainqueur irrité, impatient de se venger ; il
feignit de ne pouvoir prendre au sérieux les griefs trop légitimes que la
Prusse avait invoqués à l'appui de son changement de politique, d'avoir à
peine une vague idée des violations de territoire et des procédés offensants
qui l'avaient poussée à bout. D'Haugwitz intimidé, tremblant d'attirer sur
son pays les calamités d'une guerre désavantageuse, eut la faiblesse de se
laisser prendre à cette comédie, ou l'indignité de consentir à paraître en
être dupe dans un moment où une démonstration énergique de sa part eût seule
réussi à tempérer les ambitions désordonnées qui agitaient l'esprit de
Napoléon. Il lui laissa prendre le rôle d'accusateur, se défendit faiblement
contre ses reproches, montra, en un mot, de la confusion et de l'abattement
lorsqu'il devait parler haut et ferme. C'était justement le point où voulait
l'amener Napoléon. Lorsque l'empereur jugea le diplomate suffisamment effrayé
par ses menaces, il changea tout à coup de langage, et au lieu de la
déclaration de guerre qu'il lui avait fait appréhender, il lui offrit son
alliance et la cession du Hanovre. Mais, en se résignant à ce grand
sacrifice, il exigeait qu'on optât sur-le-champ ; il ne pouvait se soumettre
à une plus longue délibération ; on devait choisir immédiatement entre une acquisition
territoriale et la guerre. D'Haugwitz avait toujours été partisan de l'union
à tout prix avec la France ; il n'avait jamais montré de grands scrupules
d'honneur ni de patriotisme, il ne vit même pas ce que cette transaction
avait d'ignominieux pour son pays ; il fut ébloui et se jeta avidement sur
l'appât qu'on lui présentait avec la douce espérance d'être accueilli en
Prusse comme un bienfaiteur national, car il allait rapporter à son souverain
un agrandissement au lieu de la guerre qu'il avait sujet de craindre. Il
signa pour ainsi dire séance tenante, sauf ratification par son gouvernement,
un traité d'alliance offensive Et défensive, aux termes duquel la Prusse
recevait le Hanovre en échange du marquisat d'Anspach que Napoléon devait
rétrocéder à la Bavière et de la principauté de Neufchâtel qu'il voulait
réunir à la France (15 décembre). Napoléon
n'a pas plutôt conclu cet arrangement avec la Prusse qu'il démasque aussitôt
ses prétentions vis-à- vis de l'Autriche ; non-seulement il les imposera
clans toute leur rigueur, mais il en élève de nouvelles que ce succès lui a
suggérées. Il ne veut plus transiger sur le Tyrol, il lui faut en outre la
Dalmatie ; quant à Naples, Talleyrand ne doit plus même souffrir qu'on lui en
parle, car le temps est venu « de châtier cette coquine[4] ». La veille encore il
était tout prêt à se contenter du renvoi d'Acton, aujourd'hui les crimes de
la reine de Naples ont comblé la mesure et son expulsion peut seule
satisfaire Napoléon. On a dit pour expliquer ce brusque changement, que dans
l'intervalle il avait appris la rupture de la neutralité napolitaine[5] ; rien de plus inexact ; il
avait vu et subjugué M. d'Haugwitz : voilà tout. Pour toute concession,
Napoléon consent à réduire à cinquante millions les contributions de guerre.
Talleyrand doit faire entendre aux plénipotentiaires qu'on s'est arrangé avec
la Prusse et que chaque jour de retard ne peut qu'empirer leur situation.
Napoléon n'admet pas que le roi de Prusse ait même l'idée de refuser sa
ratification à un traité qui le déshonore mais qui lui assure de si grands
avantages ; dans tous les cas il donne ce consentement comme certain et il en
tire le même parti que s'il l'avait déjà Il fait transporter le siège des
négociations de Brünn à Presbourg afin d'en être plus rapproché ; en même
temps il concentre ses troupes et leur fait prendre une attitude menaçante
comme s'il s'attendait à une rupture imminente. Les négociateurs isolés,
déconcertés par tant de surprises successives, tremblant de voir s'accroître
encore des exigences qui grossissent tous les jours, se résignent à subir la
dure loi de la nécessité et consentent de guerre lasse à signer le désastreux
traité de Presbourg, le plus humiliant qui eût jamais été imposé à la maison
d'Autriche. L'Autriche
abandonnait Venise, l'Istrie, le Frioul, la Dalmatie dont allait hériter le
royaume italien, le Tyrol et le Vorarlberg qui allaient enrichir la Bavière,
les enclaves de la Souabe destinées au Wurtemberg ; le Brisgau et l'Ortenau,
la ville de Constance cédés à l'électeur de Bade. Elle renonçait à tous ses
droits sur la noblesse immédiate ; elle retirait son patronage à cette
puissante clientèle qui avait tant fait pour l'influence autrichienne en
Allemagne ; elle reconnaissait les titres de rois accordés aux électeurs de
Bavière et de Wurtemberg ; elle acceptait enfin tout ce que nous avions fait
en Italie et consentait à se taire sur Naples. Comme dédommagement à tant de sacrifices
on lui donnait la principauté de Würtzbourg pour un de ses archiducs. Cette
courte guerre lui avait fait perdre ses meilleures provinces équivalant à un
cinquième de son territoire, et presque tous ses débouchés sur la mer. A tant
faire que de lui imposer des conditions si pénibles et si humiliantes, il eût
mieux valu lui porter immédiatement le coup mortel, car elle ne pouvait vivre
dans la situation qui lui était faite, et sa politique devenait
inévitablement une conspiration permanente dans le but de prendre sa revanche
contre nous. Il fallait ou l'anéantir tout à fait ou lui offrir des
conditions acceptables. La laisser vivre après l'avoir réduite au désespoir,
c'était substituer une inimitié forcée à ce qui n'avait été jusque-là qu'une
inimitié de circonstance. Cette pensée était dans tous les esprits lorsqu'on
put connaître les stipulations de Presbourg : « Mes, enfants, dit l'archiduc
Charles à ses soldats en les congédiant, reposez-vous jusqu'à ce que nous
recommencions ![6] » Pour
parer à ce danger qui ne pouvait échapper à sa vue perçante, Napoléon
s'était-il créé du moins des amitiés capables de faire contre-poids à des
haines si naturelles ? Il n'avait rien imaginé de mieux à cet égard que le
traité porté à Berlin par d'Haugwitz, traité que la Prusse se trouverait
peut-être forcée de ratifier pour éviter la guerre, mail qu'elle ne pouvait
accepter qu'avec une profonde humiliation et un ardent désir de se venger.
Cette puissance était en effet liée si étroitement à l'Angleterre qu'elle
était sur le point de recevoir de Londres son premier terme de subsides. C'était
la jeter dans une cruelle extrémité que de la contraindre à recevoir en
présent le patrimoine même du souverain qui la subventionnait. Il y avait là
quelque chose de plus grave qu'une espièglerie à l'adresse du cabinet
prussien, c'était une blessure cruelle pour l'orgueil national et pour de
justes susceptibilités d'honneur et de patriotisme dont Napoléon ne tenait
jamais aucun compte dans ses calculs. Loin donc de nous faire un allié de ce
côté sa politique allait, nous y créer une inimitié nouvelle ; et c'était de
sa part une singulière illusion que de croire qu'il pourrait la neutraliser
au moyen de ses trois clients de Bade, de Wurtemberg et de Bavière. L'accroissement
territorial qu'il leur avait donné n'était rien en effet auprès de la perte
d'influence, de considération, de popularité que notre protection allait leur
faire subir. Ils n'étaient plus considérés en Allemagne que comme des commis
de Napoléon, et en annonçant fastueusement> dans son trente-septième
bulletin, qu'ils avaient reçu le titre de roi comme « une récompense méritée »,
il prit soin de les dénoncer lui-même à la haine de leurs compatriotes qui ne
virent plus en eux que des traîtres. C'était
faire payer bien cher à ces princes une alliance qu'ils avaient plutôt subie
que recherchée. Leur reconnaissance était d'autant plus douteuse
qu'indépendamment d'une vassalité si peu déguisée Napoléon s'apprêtait à leur
imposer des liens d'une tout autre nature et qui étaient faits pour les
froisser dans leurs sentiments les plus intimes. A ce souverain de hasard,
qui venait de s'introduire Dar violence dans le cénacle des rois, il fallait
des alliances de famille destinées à effacer les humbles commencements du
parvenu. Napoléon avait à cet égard tous les préjugés des âmes les plus
vulgaires ; il était resté sensible au prestige de la naissance et du rang
comme un bourgeois de l'ancien régime, et l'ex-terroriste brûlait d'envie de
s'unir aux races royales. A diverses reprises déjà il avait fait pressentir à
ce sujet quelques-uns des petits princes allemands, mais ses avances
n'avaient pas été accueillies. Au début de la nouvelle campagne, en se liant
aux électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, il avait fait renouveler
ces ouvertures par son représentant, le général de Thiard. Mais ils
montrèrent peu d'empressement. L'électeur de Bavière, celui de ces princes
qui était le mieux disposé pour nous, faisait lui-même la sourde oreille : sa
fille, la princesse Auguste, que Napoléon voulait marier au prince Eugène,
était sur le point d'épouser le fils de l'électeur de Bade, et l'électrice,
sa femme, poussait les hauts cris à la seule idée de la mésalliance qu'on lui
proposait. Quant à l'électeur de Wurtemberg dont Napoléon réservait la fille
à son frère Jérôme, il était encore plus mal préparé à cette union, car il
n'était devenu notre allié qu'à son corps défendant, et nos troupes avaient
dû employer le canon pour forcer les portes de Stuttgart. Tous ces princes
repoussaient donc, avec une secrète horreur, cette main encore tachée du sang
du duc d'Enghien. Mais après Austerlitz les rôles changent ; ce que Napoléon
sollicitait la veille, il l'exige ; il ne parle plus en allié mais en maître.
Gomme dans ces époques barbares où le rapt venait toujours à la suite de la
conquête, il faut que ces filles de rois deviennent la rançon des Etats de
leurs pères. La princesse Auguste arrachée à son fiancé est mariée à un homme
qui n'est pas plus consulté qu'elle, et qui ne la connaît que pour avoir vu
quelques jours auparavant son portrait sur une tasse en porcelaine[7] ; ce fiancé lui-même sera uni
de force à la princesse Stéphanie de Beauharnais ; enfin Jérôme qui a épousé
à Baltimore une personne honorable et distinguée mais sans titres
nobiliaires, et dont il a déjà un enfant, sera du même coup démarié et
remarié à la fille de l'électeur de Wurtemberg. Mais
ces brillantes unions de famille obtenues l'épée à la main, et les
remaniements territoriaux qui en avaient été ou devaient en être le prix,
l'Autriche diminuée, la Russie battue, la Prusse humiliée, la Confédération
germanique refaite à notre profit, tous ces résultats n'étaient qu'une faible
partie des conséquences que Napoléon prétendait tirer de la victoire
d'Austerlitz. Ce qu'il rêvait maintenant c'était une transformation radicale
du système européen tout entier. Lorsque, au début de l'Empire, on l'avait
entendu évoquer le nom et la mémoire de Charlemagne, on n'avait vu en général
dans ses paroles qu'un rapprochement de fantaisie, un effet oratoire sans
rapport réel avec les faits. On put juger après Austerlitz qu'il y avait eu
là de sa part toute autre chose qu'un simple hasard d'expression. Ce n'est
pas que la fédération de royaumes dont il voulait s'entourer eût au fond rien
de commun avec l'antique fédération carlovingienne. Ce qu'il avait en vue
sous ce nom de fédération c'était l'unité la plus étroite et la plus absolue.
Ces royautés vassales ne devaient être en réalité que les humbles instruments
de sa propre domination ; c'était un déguisement auquel il croyait devoir
recourir parce que l'aveu pur et simple de ses projets lui eût fait trop
d'ennemis dans l'état actuel de l'Europe. La conquête dans sa brutale vérité
était trop odieuse pour se maintenir longtemps ; il fallait la déguiser sous
quelques dehors d'indépendance et d'autonomie, et c'est uniquement pour créer
cette illusion qu'il songea à fonder des trônes en faveur de ses frères, à
ériger des principautés en faveur de ses généraux et de ses fonctionnaires.
l‘lais sous ces noms imposants de rois, de princes, de ducs, de grands et
petits feudataires, tous ces hommes ne devaient être que les serviteurs
soumis d'une centralisation de fer. Il se flatta que les peuples seraient
dupes de ces apparences et que du moment où ses créatures porteraient les
titres de souverains indépendants on ne verrait plus en elles que des
représentants nationaux. Les nations pourraient donc se croire libres et
indépendantes sous la tutelle de cette haute domesticité de princes et de
rois que lui-même gouvernerait en martre absolu. Tel est dans son esprit et
dans ses traits essentiels ce fameux système fédératif qu'on nous a donné
comme une conception du génie et qui n'était que le misérable expédient du
despotisme. La
rupture de tant de liens séculaires, qui attachaient les uns aux autres les
peuples dont on allait disposer sans leur aveu, le mépris qu'on affichait
ouvertement pour leurs traditions, leurs habitudes, pour les sentiments qui
les unissaient à leurs vieilles dynasties, pour leur fierté patriotique, pour
leurs plus chères sympathies nationales, le bouleversement de leurs
institutions, le changement complet en un mot qu'on introduisait dans toutes
leurs conditions d'existence supposaient que, selon une expression dont on a
beaucoup abusé, ils étaient mûrs, au moins dans une certaine mesure, pour ces
transformations, qu'on leur apportait quelques compensations si quelque chose
pouvait compenser la perte de la. liberté, en un mot qu'une révolution non
moins radicale s'était opérée dans toutes leurs idées et qu'on comptait sur
l'appui de cette révolution pour le succès du nouvel état de choses qui leur
était imposé. Mais il n'en était rien. L'exportation tant vantée des
bienfaits du Code civil, n'était nullement propre à leur faire oublier les
maux de la servitude, et lors même qu'on améliorait leur administration en la
simplifiant comme en Allemagne, ils savaient fort bien voir que c'était
uniquement pour rendre l'exercice du despotisme plus prompt et plus facile.
Napoléon ne s'était pas préoccupé un seul instant du véritable état de leurs
sentiments et de leurs opinions. Habitué à ne jamais voir dans les États que
la force organisée, à ne tenir aucun compte des forces morales, à ne jamais
découvrir les nations derrière les gouvernements, parce qu'il avait tué
quelques milliers d'hommes à Austerlitz il croyait que tout était fini, qu'il
n'y avait plus rien au-delà ; parce qu'un coup de surprise lui avait livré un
champ de bataille, il s'imaginait pouvoir disposer en maître des nations
européennes ; parce qu'il avait désarmé les cabinets, il croyait pouvoir
traiter les peuples comme un caput mortuum sur lequel on opère à
discrétion, sans s'occuper un instant de leurs volontés, de leurs intérêts ou
de leurs convenances. Quelle que soit l'explication qu'on donne de cette
méprise, elle prit en peu de temps de si brutales proportions qu'elle ne fait
pas moins de tort à sa perspicacité qu'à son sens moral. Napoléon
inaugura ce nouveau système par la déchéance de la maison royale de Naples.
C'est de Vienne même qu'il se hâta de notifier cet événement à l'Europe,
aussitôt que son arrangement avec d'Haugwitz lui eut prouvé qu'il n'avait
plus rien à redouter de la Prusse. « Le général Saint-Cyr, dit-il dans son
trente-septième bulletin, marche à grandes journées sur Naples pour punir la
trahison de la reine et précipiter du trône cette femme criminelle qui,
avec tant d'impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes ! »
On a voulu intercéder pour elle auprès de l'empereur. Il a répondu : « Les
hostilités dussent-elles recommencer et la nation soutenir une guerre de
trente ans, une si atroce perfidie ne peut être pardonnée ! » Mais si
c'était une atroce perfidie de la part de cette reine d'avoir rompu à
l'improviste, le traité de neutralité, après toutes les avanies dont elle
avait, eu à se plaindre de la part de Napoléon, quel nom méritait donc la
conduite de Napoléon lui-même, lorsqu'en pleine paix et à la veille de
conclure ce traité de neutralité, il avait donné l'ordre à Saint-Cyr de
marcher sur Naples et de jeter la cour à la mer ? De quel côté étaient venues
les provocations, les exactions, les violations de territoire, les violences
et les insultes qui avaient entraîné la reine à ce coup désespéré` ? Napoléon
ne lui avait-il pas prouvé, de mille manières, qu'il était décidé à lui
arracher son royaume à la première occasion, ne l'avait-il pas menacée vingt
fois de la réduire à la mendicité, de ne pas lui laisser dans ses États assez
de place pour y élever son tombeau ? Pouvait-elle ignorer que ces menaces
avaient été sur le point d'être exécutées et que la guerre continentale avait
seule forcé Napoléon à en ajourner l'effet ? Enfin, en insérant dans le
Moniteur ce traité de neutralité dicté par la force, son ennemi n'avait-il
pas pris soin de la prévenir « que l’intérêt de la France conseillait de
s'assurer ce royaume par une conquête utile et facile ? » Était-il
vraisemblable que Bonaparte, avec son caractère et ses antécédents, serait un
homme à se priver longtemps d'une conquête utile, facile et conseillée par
l'intérêt de la France ? La
déloyauté de la cour de Naples était donc le résultat forcé d'une perfidie
beaucoup plus odieuse, mais qui avait su se cacher assez habilement pour
tromper les esprits superficiels. La trahison de la reine de Naples passa
aussitôt à l'état de fait indiscutable, et Napoléon augmenta cette impression
par l'éclat bruyant qu'il donna à une colère simulée. Nos soldats, conduits
par Masséna, Saint -Cyr et Reynier, marchèrent sur Naples avec la conviction
qu'ils allaient renverser la personnification même de l'imposture et de la
mauvaise foi ; ils allaient tout simplement y élever, de leurs mains
républicaines, un nouveau trône que, depuis longtemps déjà Napoléon destinait
à son frère Joseph, le principal de ces grands feudataires qui devaient se
grouper autour du nouvel empire d'Occident. Par
suite de cette conquête qui, ainsi que Napoléon l'avait prédit, ne pouvait
être que facile, mais qui ne se fit pas toutefois sans que plusieurs
provinces fussent mises à feu et à sang, l'Italie entière se trouva soumise à
notre domination. De tous les anciens souverains italiens, le pape Pie VII
seul se figurait encore avoir des États dans la Péninsule, mais on ne lui laissa
pas longtemps cette illusion. Ce pontife avait voulu faire un Charlemagne, Il
avait travaillé de toutes ses forces à l'élévation et à la grandeur de
Bonaparte. Malgré la réprobation de tous les catholiques sincères et malgré
les scrupules de sa propre conscience, il était allé à Paris couvrir le
meurtrier de Vincennes du prestige de la religion, dans l'espoir que cette
puissance, redoutable à tous, serait pour lui seul protectrice et
bienfaisante ; il était temps qu'il reçût sa récompense. Ulcéré de tous les
mécomptes qu'il avait éprouvés durant son séjour à Paris, il n'en avait rien
témoigné directement, mais il s'était bien promis de prendre sa revanche, et
l'occasion était facile à trouver grâce à ces rapp-arts de chaque instant que
le Concordat avait établis entre la cour de Rome et le gouvernement français.
Elle s'offrit à lui presque immédiatement sous la forme d'une requête que lui
adressa Napoléon dans le but de faire casser le mariage de Jérôme avec Mlle
Patterson. Ce mariage pouvait être annulé civilement sans trop de
difficultés, mais le lien religieux subsistait, et il n'appartenait qu'à
l'autorité ecclésiastique de le dénouer. Napoléon n'hésita pas à demander au
pape la dissolution du mariage, persuadé qu'on ne lui refuserait pas ce petit
service, après toutes les concessions infiniment plus scabreuses qu'on lui
avait faites. La cour de Rome avait, en effet, maintes fois prouvé,
particulièrement en cette matière, avec quelle facilité elle savait, lorsqu'elle
y trouvait son avantage, accommoder ses maximes aux circonstances et
autoriser des exceptions à ses règles les mieux établies. Ici, on ne lui en
demandait pas tant, car Napoléon avait joint à sa demande une consultation de
casuistes en renom et du propre théologien du pape, démontrant, d'après les
décisions du droit ecclésiastique lui-même, la nullité de cette union. Mais,
à sa grande surprise et à sa grande irritation, il rencontra, sur ce point,
de la, part du doux Pie VII, une résistance invincible. Le pontife écrivit
lui-même à l'empereur une lettre remplie des plus tendres protestations
d'amitié ; il reconnut expressément « qu'il y avait une cause canonique de
nullité dans la clandestinité du mariage e d'après un décret spécial du
Concile de Trente. Malheureusement, les recherches les plus minutieuses et
les plus approfondies, n'ayant pu établir que ce décret eût jamais été publié
dans la ville de Baltimore, il avait la douleur de ne pouvoir prononcer
l'annulation du mariage. En agissant autrement, « il se rendrait coupable
d'un abus abominable devant le tribunal de Dieu ![8] » Ce
scrupule inattendu d'une conscience qui s'était montrée si accommodante, dans
des affaires mille fois plus graves, avait jeté du froid dans les rapports de
Napoléon avec la cour de Rome. Ce n'était là que le début des hostilités.
D'un côté comme de l'autre, à l'époque du sacre comme à celle du concordat,
il y avait eu trop de calculs, d'artifices, de sous-entendus,
d'arrière-pensées et, pour tout dire, de tromperies, pour que le dissentiment
pût en rester là En entrant en campagne contre l'Autriche, Napoléon traita
les États du pape avec son sans-gêne habituel envers les États faibles ; il
fit occuper Ancône par un détachement de Saint-Cyr, sans même prendre la
peine d'en prévenir le gouvernement pontifical. Ce procédé n'avait absolument
rien de nouveau de la part de Bonaparte, et, en venant le sacrer à Paris, le
pape n'avait fait autre chose que sanctionner et couronner, en sa personne,
une longue série de procédés du même genre ; mais lorsqu'il se sentit
lui-même victime de ces sortes d'exploits, il commença à les trouver moins
glorieux, Il lui écrivit, le 3 novembre, pour protester contre la prise de
possession d'Ancône et pour se plaindre « des amertumes et des
déplaisirs dont on l'abreuvait depuis son retour de Paris, du peu de retour
qu'il trouvait chez Sa Majesté pour les sentiments qu'il lui avait voués, »
enfin pour réclamer les droits d'une neutralité que toute l'Europe avait
reconnue et respectée. Napoléon
ne répondit au pape qu'après Austerlitz. La lettre du pape lui était arrivée
au milieu de tous ses projets de restauration de l'empire de Charlemagne, en
plein rêve carlovingien. Le pape était entré, de moitié avec Napoléon, dans
cette grande parodie historique ; il avait évoqué, avec une complaisance
illimitée, le nom et les souvenirs de Charlemagne tant qu'il avait espéré en
tirer profit pour son propre pouvoir, il allait maintenant connaître le
danger de ces anachronismes ambitieux et éprouver ce que c'était qu'un
Charlemagne dans une époque sans croyances. La réponse de Napoléon, tout en
gardant encore quelques ménagements de forme, fit crouler d'un seul coup tout
l'échafaudage des ambitions pontificales. En faisant un pacte avec le pape,
Charlemagne avait réellement traité de puissance à puissance, parce que,
derrière le pontife, il y avait alors autre chose que le petit État romain,
il y avait le monde des croyants. Derrière Pie VII, au contraire, il n'y
avait plus qu'une religion affaiblie, une autorité spirituelle expirante.
L'immense force morale qui se personnifiait dans ses prédécesseurs et qui
leur permettait de tenir tête aux maîtres du monde, n'était plus qu'une ombre
et n'avait plus rien qui pût imposer à Napoléon. Les deux pouvoirs, qui
avaient rempli le moyen âge de leurs luttes, étaient replacés face à face ;
tous deux étaient un contre-sens peu durable dans le monde moderne ; mais
l'un était armé d'une puissance matérielle incalculable, l'autre n'était
qu'un souvenir et une sorte d'exhumation archéologique. Le rêve de la papauté
devait s'évanouir le premier, car, lorsque Bonaparte invoqua, pour justifier
l'occupation d'Ancône, ses devoirs « de protecteur du Saint-Siège, de
successeur des rois de la seconde et de la troisième race, » il s'appuyait du
moins sur une force réelle, qui était son épée, tandis que Pie VII n'était
plus que le souverain d'un empire spirituel imaginaire. Napoléon
fit entendre clairement au pape que, s'il avait traité le Saint-Siège avec si
peu de cérémonie, Pie VII ne devait s'en prendre qu'aux refus « qu'il
avait éprouvés de sa part sur tous les objets, même sur ceux qui étaient d'un
premier ordre pour la religion, comme, par exemple, lorsqu'il s'agissait
d'empêcher le protestantisme de relever la tête en France. »
Allusion parfaitement inexacte à la réversibilité possible de la couronne de
France sur la tête des enfants protestants de Jérôme, puisque Jérôme avait
été exclu de la succession impériale. Mais, « il continuerait à protéger
le Saint-Siège, malgré les fausses démarches, l'ingratitude et les mauvaises
dispositions des hommes qui s'étaient démasqués pendant ces trois mois, et
qui l'avaient cru perdu.... Au reste, Sa Sainteté était libre d'accueillir de
préférence les Anglais et le calife de Constantinople ; mais, ne voulant pas
exposer le cardinal Fesch à des avanies, il le ferait remplacer par un
séculier[9]. » Dans
une lettre, écrite le même jour au cardinal et que celui-ci devait
communiquer à la cour romaine, Napoléon expliquait plus nettement encore la
nature de cette protection qu'il prétendait imposer désormais au Saint-Siège
: « Puisque ces imbéciles, lui disait-il, ne trouvent pas d'inconvénient
à ce qu'un protestant puisse occuper le trône de France, je leur enverrai un
ambassadeur protestant.... Je suis religieux, mais je ne suis pas cagot.
Constantin a séparé le civil du militaire, et je puis aussi nommer un
sénateur pour commander dans Rome en mon nom.... Pour le pape, je suis
Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à
celle des Lombards, et que mon empire confine avec l'Orient.... Je ne
changerai rien aux apparences, si l'on se conduit bien ; autrement, je
réduirai le pape à être évêque de Rome, Pie VII, chez qui les inspirations du
dépit l'emportaient encore sur celles de la peur, répondit à Napoléon, en
repoussant, avec un redoublement de douceur et d'onction, des reproches qu'il
savait fort bien n'être que des prétextes, à l'exception du grief relatif au
mariage de Jérôme. Sur ce point même, s'il avait contrarié les intentions de
l'empereur, c'était à son extrême regret et uniquement parce qu'il n'avait
rien trouvé dans les lois divines qui lui permit de suivre le penchant
naturel de son cœur 1. Il niait, d'ailleurs, et cela avec plus de vérité,
avoir fait le moindre accueil aux ennemis de l'empereur ou « avoir
jamais cru Sa Majesté perdue comme elle le lui reprochait clans sa lettre. »
Pie VII lui avait, en effet, écrit au moment où il entrait en vainqueur à
Vienne et où la victoire d'Ulm était depuis longtemps connue. Passant alors à
un autre ordre d'idées, au lieu de discuter la singulière théorie de
protectorat, émise par Bonaparte, il se contentait, par une de ces ironies
profondes et couvertes qui sont familières à la faiblesse et où excellent les
prêtres et les femmes, de lui rappeler ces décevantes promesses qu'on avait
fait miroiter à ses yeux pour l'attirer à Paris. Maintenant que Napoléon
avait ajout de si glorieuses acquisitions à ses anciennes conquêtes, et puisqu'il
rapportait à Dieu l'heureux succès de ses armes[10], on pouvait espérer qu'il
reporterait aussi à Dieu le fruit de ses conquêtes, en y faisant participer
l'Église. « Votre Majesté est devenue le souverain de Venise. Cette
extension-de ses domaines en Italie nous fait concevoir l'idée flatteuse que
le temps est arrivé où elle voudra voir l'Église recouvrer enfin cette partie
du patrimoine de saint Pierre que la Révolution lui a ravie. »
Raisonnement d'une logique irréprochable, et d'autant plus fait pour
exaspérer Napoléon qu'il se flattait d'avoir terrifié la cour romaine qui
semblait peu troublée, de cette grande colère. Au surplus cette réponse
pleine de candeur, selon l'expression même du pape, mais d'une candeur
très-étudiée, ne lui donnait aucune prise contre ceux qui la lui adressaient. Cette
fois Napoléon laisse de côté toute dissimulation et jette le masque : « Votre
Sainteté, répond-il au pape, est souveraine de Rome, mais j'en suis
l'empereur ! Tous mes ennemis doivent être les siens. Il n'est donc
pas convenable qu'aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ni
Suédois réside à Rome ou dans vos États, ni qu'aucun bâtiment appartenant à
ces puissances entre dans vos ports... je suis comptable envers Dieu qui a
bien voulu choisir mon bras pour rétablir la religion. Et comment puis-je
sans gémir la voir compromise par les lenteurs de la cour de Rome ? Ils en
répondront devant Dieu ceux qui laissent l'Allemagne dans l'anarchie ; ils en
répondront devant Dieu ceux qui retardent l'expédition des bulles de mes
évêques !... Ce n'est pas en dormant que j'ai réorganisé la religion
en France de telle sorte qu'il n'est pas de pays où elle fasse tant de bien
et où elle soit si respectée[11]. » Ces
singulières expressions montrent que Napoléon se considérait déjà comme
quelque chose de plus que le suzerain du pape, car il n'était pas loin de lui
disputer jusqu'à son titre de vicaire de Dieu. Plus zélé pour la religion que
le pape, il ne se faisait pas faute de lui démontrer la supériorité des
services qu'il avait rendus à la Divinité, il le citait hardiment au tribunal
de ce juge suprême, et il apportait dans ces pieuses pantalonnades
l'imperturbable assurance qui lui avait si bien réussi auprès des ulémas du
Caire. Cette péremptoire déclaration dz : principes eut pour commentaire et
pour complément une communication encore plus nette et plus impérieuse qui
vint dicter au cardinal Fesch la règle de conduite qu'il devait, suivre à
l'avenir. Il devait requérir immédiatement l'expulsion de tous les Anglais,
Russes et Suédois habitant les États romains : « Je n'entends plus,
disait Napoléon, que la cour de Rome se mêle de politique... Je donne ordre
au prince Joseph de vous prêter main-forte... dites bien que j'ai les yeux
ouverts, que je ne suis trompé qu'autant que je le veux bien, que je suis
Charlemagne, leur empereur, que je dois être traité de même. Je fais
connaître au pape mes intentions en peu de mots, s'il n'y acquiesce pas, je
le réduirai à la même condition qu'il était avant Charlemagne ![12] » Que
s'était-il passé en- somme depuis ce voyage de Paris, que Napoléon avait
obtenu au prix de tant d'instances, de flatteries et de promesses ? Quels
torts pouvait-il après tout reprocher à ce faible vieillard qu'il traitait si
durement après l'avoir trompé et enivré en lui donnant les plus fausses
espérances ? Pie VII lui avait refusé la rupture du mariage de Jérôme par des
scrupules qui pouvaient n'être pas sincères, mais dont sa conscience de
prêtre était seule juge ; il avait, en outre, apporté dans l'expédition des
affaires ecclésiastiques, des lenteurs fort probablement calculées, mais qui
n'excédaient en rien ses droits de souverain spirituel. Ce n'étaient donc
point les torts du pape qui avaient comblé la mesure, c'étaient les forces de
Napoléon qui avaient prodigieusement grandi. Une blessure d'amour-propre et
la victoire d'Austerlitz, voilà tout ce qu'il avait fallu pour rendre
Napoléon aussi impitoyable envers la cour de Rome. Entre l'état d'oppression
auquel il la réduisait aujourd'hui et une ruine complète, il n'y avait plus
qu'une question de temps. Du moment où le pape refusait de se soumettre en
tout aux vues de l'empereur, on peut dire que son expulsion de Rome était un
fait déjà consommé virtuellement ; il ne restait à mettre en œuvre que le
mode, les prétextes et l'occasion. Aux
grands fiefs de Rome et de Naples, Napoléon avait résolu d'ajouter la
Hollande, où le grand pensionnaire Schimmelpenninck n'avait fait que garder à
son insu la place pour un second frère de l'empereur. Lorsque les Anglo-Suédois
avaient menacé la Hollande pendant notre campagne en Autriche, Napoléon y
avait envoyé. Louis avec une armée qui se borna à prendre position sur les
frontières de Westphalie et se trouva bientôt dégagée par la victoire
d'Austerlitz. Louis vint saluer son frère lors de son passage à Strasbourg. Napoléon
le reçut très-froidement : « Pourquoi, lui dit-il, avez-vous quitté la
Hollande ? On vous y voyait avec plaisir, il fallait y rester ! »
Louis allégua les bruits qui circulaient dans ce pays au sujet de sa
prochaine transformation monarchique : « Ces bruits, ajouta-t-il, ne
sont pas agréables à cette nation libre et estimable, et ils ne me plaisent
pas davantage[13]. » Cette
répugnance des frères de Napoléon à entrer dans ses vues est caractéristique,
et ne saurait d'ailleurs être révoquée en doute, bien qu'on ait
très-faussement cherché à expliquer son absurde système des royautés vassales
par son désir de contenter leur avidité et leur ambition. Déjà Joseph avait
refusé le trône d'Italie, en alléguant, il est vrai, une excuse qui était
plutôt un prétexte qu'un motif sérieux, et pour le décider à accepter celui
de Naples, il avait fallu lui faire une sorte de violence. Louis, dont
l'honnêteté et le désintéressement sont restés au-dessus de toute
contestation, était encore plus éloigné de toute convoitise de ce genre, mais
il ne fut pas plus consulté que Joseph ou Jérôme. Ce fait curieux ne démontre
pas seulement que l'utopie de la résurrection carlovingienne appartient en
propre à Napoléon seul, il met en lumière l'opinion que ses frères avaient de
lui, car il entrait dans leurs scrupules au moins autant de défiance envers
un maitre si exigeant que de défiance envers la fortune. Mais, ainsi que l'a
écrit le roi Louis, il ne s'agissait pas de leur volonté, mais de la sienne,
et il leur fallait choisir entre l'expatriation de Lucien et le trône qu'on
leur offrait. « Napoléon,
dit ce prince dans ses mémoires, fit entendre à Louis que s'il n'était pas
plus consulté sur cette affaire, c'est qu'un sujet ne pouvait qu'obéir. Louis
réfléchit qu'il pouvait être contraint par la force ; que l'empereur le
voulant absolument il lui arriverait ce qui était arrivé à Joseph qui, pour
avoir refusé l'Italie, était alors à Naples. Cependant il fit encore une
dernière tentative, il écrivit à son frère qu'il sentait la nécessité pour
les frères de l'empereur de s'éloigner de France, mais qu'il lui
demandait le gouvernement de Gènes ou de Piémont. Napoléon refusa[14]. » La Hollande fut encore
moins consultée que Louis : « Monsieur Talleyrand, écrit Bonaparte le 14
mars 1806, j'ai vu ce soir M. Verhuell. Voici en deux mots à quoi j'ai réduit
la question : la hollande est sans pouvoir exécutif, il lui en faut un ; je
lui donnerai le prince Louis... Au lieu du grand pensionnaire il y aura un
roi... Les arguments sont que sans cela je ne ferai rendre aucune colonie à
la paix... Il faut qu'avant vingt jours le prince Louis fasse son entrée à
Amsterdam. » Voilà au juste à quoi se réduisirent les prétendues
supplications des patriotes hollandais pour obtenir le roi Louis, Notre
domination ne pouvait plus être qu'exécrée dans un pays ruiné par nos
exactions et par toutes les calamités que nous lui avions attirées en
l'entrai-nard, malgré lui, à la guerre contre l'Angleterre ; dans ces
circonstances, alléguer l'offre du trône au nom de la reconnaissance
nationale, c'était insulter au malheur par la plus odieuse comédie. Louis se
résigna mélancoliquement, il subit la royauté comme une pénitence, mais avec
un sincère désir de soulager les de ses nouveaux sujets ; il parut parmi les
souverains de son temps comme une sorte de monarque à la triste figure, mais
quoique troublé et consterné d'avance, à filée des tribulations qu'il
prévoyait, il était encore loin de soupçonner quel dur esclavage couvrait ce
titre de roi qu'un juste pressentiment lui avait fait redouter. Napoléon
compléta le système des grands fiefs par la création de souverainetés
inférieures qui n'avaient d'autre but que de fournir de grosses dotations à
ses parents et serviteurs de tout ordre, aux dépens des pays conquis et sans
qu'il en coûtât rien à son trésor. Sa sœur Élisa avait déjà Lucques et Piombino,
Eugène avait la haute Italie, Pauline Borghèse obtint le duché de Guastalla
qu'elle vendit peu de temps après à beaux deniers comptants ; Berthier eut la
principauté de Neufchâtel que la Prusse devait nous céder en échange du
Hanovre, Murat eut le duché de Berg que nous céda la Bavière, Bernadotte eut
Ponte-Corvo et Talleyrand la principauté de Bénévent, deux fiefs pris sur les
domaines que de temps immémorial la papauté disputait au royaume de Naples.
Lebrun fut fait duc de Plaisance. Les 1tits vénitiens fournirent à eux seuls
douze autres fiefs, dont les titulaires devaient être nommés ultérieurement.
Ce n'était là qu'une première esquisse de cette vaste hiérarchie (lui devait
relever la splendeur du grand empire. Ces dociles satellites annonçaient tout
un système planétaire qui allait bientôt graviter autour de l'astre impérial,
leur centre et leur foyer ; mais ils ne devaient avoir d'autre éclat que
celui qu'ils tiendraient de leur créateur. Ces nouvelles souverainetés
étaient encore plus dépendantes que les fantômes de royautés auxquels elles
allaient servir de cortège ; elles n'étaient en réalité qu'une création toute
fiscale, elles ne déléguaient aucun pouvoir ; elles ne constituaient en un
mot que des apanages, ou pour mieux dire qu'une spoliation organisée. Nos
exactions sur les vaincus avaient eu jusque-là une forme moins blessante
parce qu'elle était impersonnelle. Elles se faisaient au nom et au profit
d'un grand État, et on pouvait les croire consacrées à des intérêts généraux.
Aujourd'hui on mettait les exploitants en présence des exploités ; on
chargeait les conquis de soudoyer eux-mêmes la conquête, et les sujets des
nouveaux feudataires ne devaient connaître leurs maîtres que par les sommes
d'argent que ceux-ci allaient leur extorquer, singulier moyen de rendre
durable et populaire cette féodalité bureaucratique. Le
couronnement naturel de cet édifice grandiose était la nouvelle organisation
que Napoléon réservait à la Confédération germanique ; mais avant de
démasquer ce dernier projet plus menaçant pour la paix de l'Europe qu'aucun
de ceux qu'il avait réalisés jusque-là il voulait enchaîner définitivement la
Prusse en la forçant à subir le traité de Schœnbrünn, et tenter la chance
d'un raccommodement soit avec l'Angleterre, soit avec la Russie, comptant
selon son habitude, si ses ouvertures étaient acceptées par ces puissances,
faire passer cette énormité entre les préliminaires et la signature de la
paix, et, si ses avances n'étaient pas accueillies, la leur jeter au visage
en signe de défi. D'Haugwitz avait porté à Berlin l'offre du Hanovre au lieu
d'une déclaration de guerre, mais il y avait trouvé un accueil bien différent
de celui auquel il s'attendait. Tout le monde sentit ce qu'il y avait dans
cette proposition d'injurieux et de méprisant pour la nation prussienne.
Toute frémissante encore de son indignation de la veille contre l'oppresseur
de l'Europe, elle ne devait pas seulement poser les armes avant d'avoir
combattu, et abandonner ses alliés comme c'est le sort ordinaire d'une guerre
malheureuse, on exigeait d'elle qu'elle se déshonorât en acceptant leurs
dépouilles, en tournant contre eux l'épée qu'elle avait prise pour leur
défense. Il fallait qu'on la considérât comme une nation de purs automates
indignes du nom d'hommes, pour la supposer insensible à l'ignominie du rôle
auquel on voulait la condamner. La révolte de l'honneur national se manifesta
avec une extrême énergie parmi toutes les classes de la population et même à
la cour, où ces sentiments sont d'ordinaire trop émoussés pur montrer une
grande susceptibilité. Le roi lui-même, quoique dominé par la crainte et
l'intérêt, éprouvait une humiliation profonde à l'idée de ratifier de
pareilles conditions, car elles ne lui offraient pas même l'excuse d'un
avantage assez considérable pour faire oublier avec le temps tout ce qu'elles
avaient de honteux. L'acquisition du Hanovre ne lui apportait, en effet,
déduction faite des cessions territoriales dont elle devait être le prix,
qu'un accroissement de quatre ou cinq cent mille âmes ; et c'était sur un si
faible enjeu qu'il lui fallait risquer sa popularité, l'honneur de sa
couronne, la perspective d'une guerre presque certaine avec l'Angleterre I
D'autre part, s'il refusait sa ratification, c'était une guerre immédiate
contre une armée victorieuse qui était campée à quelques marches de ses
frontières et à laquelle il n'avait encore à opposer que des troupes
très-inférieures en nombre. Dans
cette cruelle extrémité le roi résolut de céder en ratifiant le traité sous
la réserve de quelques modifications qu'il jugeait nécessaires soit à sa
propre dignité, soit à l'intérêt de ses États. Il insista surtout sur
l'annulation de la clause d'alliance offensive et défensive qui le rendait
solidaire de tous les changements que Napoléon avait opérés ou se proposait
d'opérer en Europe. Il tenait essentiellement à ne pas reconnaître la
déchéance de la maison de Naples, à ne, recevoir le Hanovre qu'à titre
provisoire, jusqu'à ce qu'il eût obtenu l'assentiment de l'Angleterre ; enfin
il présentait comme un complément nécessaire à son acquisition du Hanovre,
l'annexion des villes de Hambourg, de Brême et de Lubeck, comptant sur ce
nouvel accroissement pour faire taire les plaintes de ses sujets. D'Haugwitz
part pour Paris, afin de soumettre à Napoléon le traité ainsi remanié, et
Laforest, notre représentant à Berlin, consent à le signer, en réservant
toutefois la ratification de son souverain. Dans
l'intervalle, un grand événement, prévu déjà depuis quelque temps, venait de
s'accomplir. L'ennemi le plus redoutable et le plus persévérant de Napoléon,
William Pitt, était mort le 23 janvier 1806, usé par les luttes dévorantes du
pouvoir et de la liberté, frappé au cœur par la victoire d'Austerlitz : son
grand émule en éloquence, sinon en génie politique, Fox venait d'être appelé
au ministère. Napoléon vit sur-le-champ tout le parti qu'il pourrait tirer
d'un malheur qui allait achever la déroute de ses ennemis du continent, et de
l'avènement d'un homme dont l'âme ouverte et généreuse comportait trop
d'inconsistance, de laisser-aller et d'illusion, pour lui faire craindre un
adversaire capable de lui tenir tête. Fox ne vécut pas assez longtemps, soit
pour justifier, soit pour démentir pleinement les espérances au fond peu
flatteuses dont il était l'objet ; on put voir toutefois qu'il n'était pas à
la hauteur de la tâche que Pitt lui léguait. La mort prématurée qui vint le
surprendre au début mime de son administration, jointe aux sympathies
qu'inspirait son caractère, a donné lieu à des regrets fort exagérés de la
part de ceux qui soutiennent que l'ambition de Napoléon n'était pas
incompatible avec la paix de l'Europe. Bonaparte lui-même s'est plu à
accréditer cette opinion erronée : « La mort de Fox, disait-il souvent,
a été une des fatalités de ma carrière !... S'il eût vécu, la cause des
peuples l'eût emporté et nous eussions créé un nouvel ordre en Europe[15]. » Mais ce qui démontre
tout ce qu'il y a de hasardé dans ce lieu commun, c'est d'abord que Fox,
après toutes les effusions philanthropiques par lesquelles il crut devoir
débuter, fut, forcé de revenir purement et simplement à la politique de Pitt,
et, ensuite, que le premier effet produit sur Napoléon par l'élévation de Fox
au ministère, fut de le rendre beaucoup plus exigeant envers les puissances
continentales. Il avait eu avec Fox des rapports personnels à l'époque du
traité d'Amiens, il s'était attaché à caresser son esprit optimiste et
bienveillant, peu fait pour pénétrer les calculs d'une politique aussi
ténébreuse ; il ne vit en. lui qu'un adversaire facile à duper et dont il
aurait meilleur marché que du grand ministre qu'il avait toujours et partout
rencontré sur son chemin, dénonçant ses projets aussitôt qu'ils étaient
formés, et leur opposant une indomptable résolution. Quelle fortune inespérée
que la substitution du bon et généreux Fox à cet homme hautain dont le regard
pénétrant et le froid mépris avaient tant de bis déconcerté le charlatanisme
impérial ! Mais
cette chance heureuse, qui eût pu assurer la paix de l'Europe, ne servit qu'à
rallumer la guerre. Napoléon Était en ce moment sur le point de transiger
avec la Prusse, car les modifications qu'elle proposait au traité de Schœnbrünn
n'avaient rien d'exorbitant, et il était, d'ailleurs, certain qu'en insistant
il la contraindrait à y renoncer en tout ou en partie. Mais il n'a pas plutôt
appris l'avènement de Fox qu'il se ravise, et ne veut plus entendre parler du
traité. Son premier mouvement est de garder le Hanovre, afin de pouvoir faire
plus facilement sa paix avec l'Angleterre[16], mais ce mouvement, qui était
une idée juste, reste à l'état de velléité, et Napoléon ne songe plus qu'à
empirer la situation de la Prusse en la forçant à accepter des conditions
encore plus onéreuses que celles du traité qu'elle a voulu amender. Il verra
plus tard à s'arranger avec l'Angleterre, mais en attendant il se flatte de
l'intimider et de la contraindre plus vite à la paix, en amenant la Prusse à
entrer bon gré ou mal gré dans la ligue prohibitionniste qui va inaugurer le
blocus continental. La Prusse doit, non-seulement, subir toutes les
conditions du traité de Schœnbrünn, mais renoncer au margraviat de Bayreuth,
reconnaître tous les changements qui s'opèrent en Italie, et, en outre,
prendre l'engagement de fermer au commerce anglais les bouches de l'Elbe et
du Weser, clause infiniment plus grave, qui équivalait à une déclaration de
guerre contre l'Angleterre. D'Haugwitz signe en gémissant ce nouveau traité,
mais il n'ose pas, celte fois, le porter lui-même à Berlin, et il en charge
l'ambassadeur prussien Lucchesini. Il y
avait un excès de cruauté et de dérision à décorer du nom de traité
d'alliance un pacte conclu dans de telles conditions, à le donner comme le
gage d'une éternelle union[17] entre les parties
contractantes. Jamais notre diplomatie n'avait adopté un expédient plus
impolitique et plus désastreux. On ne pouvait en effet supposer, sans une
insigne folie, que la Prusse, quels que fussent pour le moment ses embarras,
consentirait à s'asservir elle-même au joug français, au point d'accepter sa
propre ruine et celle «de toute l'Allemagne, pour seconder la haine de
Napoléon contre l'Angleterre et pour l'aider à achever la conquête du
continent. Jusque-là la neutralité, et même l'alliance prussienne, avait été
possible avec de très-légères concessions ; après un tel traité, la Prusse
devenait forcément notre plus implacable ennemie, et elle ne pouvait plus
songer qu'à nous combattre aussitôt qu'elle trouverait une occasion de le
faire avec avantage. Au reste, Napoléon allait la forcer de saisir cette
occasion plus promptement encore qu'elle ne pensait, par une série de
procédés qui devaient rendre sa situation de plus en plus intolérable. Avec
lui, les résultats d'une faute ne se faisaient jamais attendre, grâce à son
système invariable de tirer d'un succès tout ce qu'il pouvait donner, et
selon sa conviction, qu'on lassait moins la Fortune en la violentant à
outrance qu'en laissant échapper une seule de ses faveurs. Le roi de Prusse,
avant même d'avoir apposé sa signature à ce fatal traité, avait commencé à
expier sa faiblesse et son avidité. Napoléon occupa Anspach plus de quinze
jours avant la ratification. Lorsqu'il l'eut obtenue, il fit insulter dans le
Moniteur le chef du cabinet prussien, M. de Hardenberg, qui avait déjà
eu les honneurs d'une accusation injurieuse dans un bulletin, daté de Vienne.
Il lui reprocha de nouveau « de s'être prostitué aux éternels ennemis
du continent[18] » ; il l'appela traître et
parjure, l'accusa de s'être déshonoré, et pour justifier ces aménités,
publia, en la falsifiant, une lettre que ce ministre patriote, avant d'avoir
pu connaître le traité de Schœnbrünn, avait écrite à lord Harrowby, pour lui
déclarer « qu'une nouvelle occupation du Hanovre par Bonaparte serait
considérée comme dirigée contre la Prusse[19]. » Notre légation de Berlin eut
l'ordre d'interrompre toute relation avec lui. Napoléon fit signifier au roi
qu'il comptait sur le renvoi de Hardenberg. Il ne pouvait déjà plus tolérer
en Prusse un ministère qui ne fût pas à sa discrétion. Fâcheux présage !
C'était par là qu'il avait commencé avec la reine de Naples, avant de lui
prendre ses États : « Dites à M. d'Haugwitz, écrivait-il à M. de
Talleyrand, qu'on a toujours supposé que M. de Hardenberg se retirerait[20]. » Le roi de Prusse dut se
résoudre à sacrifier son ministre en prenant pour prétexte l'apologie fière
et loyale que Hardenberg publia de sa conduite. A cette ingérence peu
rassurante de Napoléon dans le gouvernement intérieur de la Prusse, se
joignit bientôt après la saisie de quatre cents bâtiments de commerce prussiens
ou allemands par la marine britannique, qui y trouva une ample compensation à
la fermeture passagère de l'Elbe et du Weser. Napoléon eût voulu enrichir le
commerce anglais qu'il n'eut rien pu imaginer de mieux que sa ridicule
conception du blocus continental, dont le premier résultat était de tuer
toute concurrence au profit de l'Angleterre. Ce
n'était là que la moindre des surprises qui attendaient le cabinet prussien.
Il commençait à peine à se remettre de son émotion, lorsqu'il apprit que la
Confédération germanique, dont il faisait partie et dont il avait quelque
droit de considérer les affaires comme une question qui le regardait, allait
être réorganisée, et réorganisée, non-seulement, sans lui., mais contre lui.
On lui laissait ignorer des combinaisons bien plus extraordinaires encore,
qui devaient mettre sa patience à une rude épreuve. Le roi de Prusse avait
ratifié, le 9 mars, le traité, qui lui cédait le Hanovre en toute propriété,
et dès le mois de juin suivant Napoléon offrait cette province à l'Angleterre
comme gage de paix et de réconciliation. Il l'offrait sans que la Prusse lui eût
donné un seul sujet de plainte légitime. Les motifs qu'on a allégués pour
justifier cette trahison ne soutiennent pas l'examen. La Prusse, en prenant
possession du Hanovre, avait laissé voir qu'elle le recevait à contre-cœur ;
on pouvait l'en croire sur parole, et ce scrupule n'avait rien que
d'honorable tour elle. Quant à la lumière que les révélations de la tribune
anglaise venaient de jeter sur sa conduite passée, elle n'avait rien qui fût
nouveau pour Napoléon. La Prusse avait été assez punie par son humiliation.
La conduite de Napoléon n'avait en réalité qu'un seul motif, le désir de
s'arranger avec l'Angleterre. Sous
l'empire de ses anciennes illusions sur le premier Consul, Fox avait profité
de la révélation qui lui avait été faite d'un projet d'assassinat contre
Napoléon, pour entrer en communication avec le cabinet français dans l'espoir
que cette ouverture amènerait quelque incident favorable à la paix. Il avait
toujours attribué la continuation de la guerre à l'obstination et à la
mauvaise foi de Pitt, aux défiances, à la mauvaise volonté des puissances
continentales qui, selon lui, avaient poussé à bout un homme naturellement
juste et modéré ; il devait attacher le plus grand prix à mettre d'accord ses
actes avec ses paroles, â prouver comme ministre l'excellence du système qu’il
avait soutenu comme orateur. Il ne pouvait, d'ailleurs, faire l'expérience de
ces idées optimistes sous des auspices plus heureux, car Napoléon avait
obtenu de tels avantages qu'il pouvait, sans crainte de paraître reculer,
faire quelques sacrifices à un objet aussi considérable que le rétablissement
de la paix avec l'Angleterre. Napoléon
n'était pas sans comprendre toute la portée d'une semblable réconciliation ;
il avait lui-même imaginé le faux projet d'assassinat qui avait donné lieu à
la dénonciation de Fox. Tl saisit avec empressement l'occasion qu'on lui
offrait, il fit transmettre à Fox, par Talleyrand, un fragment de discours,
dans lequel il exprimait le désir de faire la paix sur les bases du traité
d'Amiens ; et à la suite de quelques communications du caractère le plus
courtois échangées entre les deux cabinets, pendant les mois de mars et
d'avril 1806, des pourparlers directs, en vue de la paix, s'engagèrent par
l'entremise de lord Yarmouth, l'un des nombreux sujets britanniques retenus
en France à la suite de la rupture du train d'Amiens Talleyrand, qui fut
chargé de négocier avec lui, admit tout d'abord et sans difficulté la
restitution du Hanovre au roi d'Angleterre ; il admit également le principe
général de l'uti possidetis, c'est-à-dire de l'état actuel des
possessions, en ce qui concernait les acquisitions nouvelles des deux États ;
il s'engagea particulièrement à laisser à la maison de Naples l'île de
Sicile, dont nos troupes n'avaient pu s'emparer. Sur un seul point il se
montra inflexible ; il refusa obstinément d'admettre la Russie à une
négociation commune. Napoléon avait, en effet, trouvé trop d'avantages à
faire des paix séparées pour se départir de cette règle de conduite ; il se
proposait ici de renouveler le jeu qui lui avait si bien réussi contre la
Prusse et l'Autriche, et de même qu'il s'était servi du traité surpris à la
faiblesse de d'Haugwitz pour écraser l'Autriche isolée, il voulait conclure à
tout prix un arrangement improvisé avec la Russie pour imposer ensuite toutes
ses volontés à l'Angleterre. L'empereur
de Russie, qui s'était d'abord emparé des bouches du Cattaro, au moment où
nos troupes allaient les occuper, avait ensuite témoigné le désir de se
rendre aux doléances de l'Autriche, que Napoléon rendait responsable de
l'accident. Il venait justement d'envoyer à Paris M. d'Oubril, avec de pleins
pouvoirs, mais moins pour conclure la paix que pour en discuter les
conditions. Napoléon conçoit aussitôt le plan de surprendre d'Oubril comme il
a surpris d'Haugwitz, en lui faisant signer un traité au moyen duquel il
intimidera et accablera le cabinet anglais. La seule arrivée du négociateur
russe suffit pour produire en lui un changement complet de ton et de langage.
A son retour de Londres, où il est allé porter à Fox les propositions de
Bonaparte, lord Yarmouth se trouve en présence d'une situation toute
nouvelle. On ne veut plus entendre parler de laisser la Sicile aux Bourbons :
l'empereur a reçu des lettres de son frère qui lui déclare ne pouvoir se
passer de cette île ! D'ailleurs ses généraux sont à la veille de s'en
emparer. Il faut que l'Angleterre se contente du Hanovre, de Malte, dd
colonies qu'elle a conquises[21]. A mesure que d'Oubril se
laisse prendre au piège, le cabinet français devient plus exigeant et plus
réservé envers Yarmouth. On l'amuse avec les propositions les plus ridicules.
On lui offre de donner, comme indemnité au roi des Deux-Siciles, un nouveau
domaine formé avec les villes hanséatiques qu'on prendra à l'Allemagne ! En
général, les indemnités que propose Bonaparte sont toujours à prendre sur le
voisin. Enfin, du 15 au 20 juillet, Napoléon est certain de l'adhésion de
d'Oubril au traité qu'il offre à la Russie, et subitement la scène change de
nouveau. Peu lui importe que ce traité ne soit encore qu'un projet, qu'il
contienne des conditions absolument inacceptables, il a amené par flatterie,
intimidation ou corruption le représentant d'Alexandre à le signer
provisoirement, et il s'en prévaut sur-le-champ comme s'il était définitif. H
démasque à l'improviste la grande surprise qu'il a préparée clandestinement
tout en suivant ces diverses négociations : « Talleyrand m'a déclaré,
écrivait Yarmouth à Fox le 9 juillet, il a déclaré à d'Oubril que si la paix
se faisait, l'Allemagne resterait dans son état présent, et que les
changements projetés ne seraient pas publiési[22]. » Cette promesse est
aussitôt violée que faite. Napoléon publie la nouvelle organisation de la
Confédération germanique réformée à l'abri de son protectorat, et il faudra
que l'Angleterre, avec qui l'on a d'abord négocié sur le pied du statu quo,
se résigne tout à la fois à nous céder la Sicile, et à voir la moitié de
l'Allemagne soumise à notre domination. Ce coup
de théâtre était la répétition exacte des stratagèmes qui avaient précédé la
conclusion du traité d'Amiens ou plutôt de ceux que Napoléon employait dans
toutes ses négociations diplomatiques, car c'était là chez lui, une méthode
constante et systématique. Avec une connaissance un peu plus approfondie de
son caractère, et même avec une étude tant soit peu attentive de ses
antécédents politiques, on eût pu prédire à coup sûr ces brusques revirements
qui déconcertaient ses adversaires. En diplomatie comme à la guerre, c'est au
moment où tout semblait gagné qu'il fallait surtout se défier de lui. Doué
d'un art infini pour attirer, séduire et flatter, pour inspirer une fausse
sécurité, il captivait, entrainait par ses promesses des négociateurs que
trompait sa rondeur apparente, il faisait valoir à leurs yeux les considérations
d'humanité, la gloire de pacifier l'Europe après tant de déchirements ; il
les associait à ses vues d'avenir, à ses philanthropiques espérances ; il se hâtait-
de les engager sans leur laisser le temps de la réflexion ; puis, quand tout
était réglé, convenu, terminé, au moment même de signer, il démasquait tout à
coup quelque formidable imprévu et les mettait en demeure de s'y résigner ou
de déchirer le traité en les menaçant avec éclat de les rendre responsables
des conséquences. Comme les cabinets trop confiants avaient presque toujours
escompté auprès de leurs sujets les avantages de la paix, ils courbaient le
plus souvent la tête et acceptaient le fait accompli. Cette
surprise était faite pour refroidir considérablement l'admiration
enthousiaste que Fox avait vouée à Bonaparte, et qui avait, d'ailleurs,
souffert plus d'une atteinte depuis quelques années. Il ressentit d'autant
plus vivement cette déception, qu'il s'en croyait tout à fait à l'abri, en
raison de ses anciennes relations avec Napoléon. Mais au lieu de plier comme
l'empereur l'espérait, il témoigna son mécontentement à lord Yarmouth, qui
avait montré en cette occasion peu de fermeté et peu de clairvoyance en
produisant ses pouvoirs, contrairement à ses instructions, et en acceptant la
discussion sur l'indemnité sicilienne. Fox lui adjoignit lord Lauderdale, qui
était chargé de parler un langage plus énergique et de revenir au point de
départ même de la négociation, c'est-à-dire au maintien du statu quo.
Napoléon proposa alors, pour le roi des Deux-Siciles, de nouvelles
indemnités, sur lesquelles il n'avait pas plus de droits que sur les villes
hanséatiques, il offrit successivement l'Albanie qui appartenait à l'empire
ottoman, avec Raguse qui était une république indépendante, puis les îles
Baléare, propriété de son allié le roi d'Espagne. De tous les pays dont
Napoléon prétendait trafiquer dans cette étrange négociation, il n'en était
pas un seul sur lequel il pût invoquer même le droit de conquête : il ne
possédait, en effet, ni le Hanovre, ni la Sicile, ni les villes Hanséatiques,
ni l'Albanie, ni la république de Raguse, ni les îles Baléares, et il les
cédait ou les réclamait tour à tour, comme il eût fait d'une propriété
personnelle. Jamais on ne disposa du bien d'autrui avec plus de cynisme et
d'impudeur. Sur ces entrefaites arriva de Saint-Pétersbourg une nouvelle
embarrassante pour notre diplomatie. Alexandre repoussait avec mépris le
traité dérisoire que Napoléon avait imposé à l'indécision de d'Oubril, et
l'entente la plus complète se trouvait du même coup rétablie entre
l'Angleterre et la Russie. Toute cette combinaison mesquine et perfide était
déjouée, percée à jour, et pour comble de malheur, Fox, le dernier partisan
de la paix au sein du cabinet anglais, mourait le 13 septembre, guéri un peu
tard de toutes ses illusions au sujet du grand empereur. Les légitimes
exigences de l'Angleterre à l'égard de la Sicile, se trouvant compliquées
maintenant de celles que la Russie renouvelait pour son propre compte,
relativement au roi de Naples, au roi de Sardaigne, à la Dalmatie, la
négociation pouvait encore traîner sur les arguties propres à la diplomatie,
mais elle était, dès lors, mise à néant. Ainsi échoua cette tentative si
importante pour la paix du monde. Quelles que soient les subtilités qu'on
entasse pour obscurcir et dénaturer les faits, il est une conclusion à
laquelle il est impossible de se dérober, c'est que la guerre resta ouverte
entre la France d'une part, la Russie, l'Angleterre et, par suite, la Prusse
de l'autre, pour un motif unique le refus de Napoléon de céder la Sicile, où
pas un de ses soldats n'avait encore mis le pied, et cela, disait-il, parce
que la Sicile était indispensable au royaume de son frère Joseph ! Il y avait
là tout au moins un commencement d'aliénation mentale. La
guerre avec la Russie et l'Angleterre, c'était aussi la guerre avec la
Prusse, car Napoléon, à force d'habileté, en était venu à mettre aux mains de
ces puissances un moyen certain d'entraîner le roi de Prusse. A supposer que
ses griefs anciens et l'établissement de la nouvelle Confédération du Rhin,
ne lui eussent pas paru des motifs suffisants de rupture, il était impossible
que ce prince pût résister à leurs sollicitations en apprenant le sans-façon
avec lequel. Napoléon avait disposé d'une province faisant partie de ses
États ; et si le roi d'Espagne avait été capable d'un mouvement de fierté,
nul doute qu'il n'eût été immédiatement entraîné à une détermination analogue
par les sujets de plainte qu'on lui avait donnés, non-seulement en traitant
de la paix, sans le consulter, mais en offrant ses provinces à qui voulait
les prendre, en chassant ses parents de Naples, en gouvernant le royaume
d'Étrurie comme un département français. La Hollande avait été plus malmenée
encore. En la donnant à Louis, on lui avait juré de lui faire restituer ses
colonies, et au moment même où on lui renouvelait cette promesse solennelle,
on offrait ces colonies à l'Angleterre. Mais la Hollande était trop enchaînée
pour être à craindre. Ainsi, sous prétexte de conclure des paix séparées,
notre diplomatie avait si bien emmêlé toutes les questions, compromis tous
les intérêts, blessé tous les droits, qu'une seule de ses combinaisons venant
à manquer, tout le reste s'écroulait à la fois, et Napoléon se trouvait pris
dans ses propres ruses, brouillé avec tout le monde, et surtout avec ceux
qu'il appelait ses alliés. Ici une hypothèse des plus aventurées avait seule
servi de clef de voûte à tout l'échafaudage de ce prétendu projet de
pacification, cette hypothèse était la ratification d'Alexandre. L'événement
ne se réalisant pas, il ne restait de la tentative que le piteux spectacle de
la mauvaise foi, surprise en flagrant délit et dévoilée à tous les yeux. Napoléon
n'était pas assez aveugle pour se méprendre sur les sentiments que sa
conduite devait inspirer à Berlin comme ailleurs, mais il se flattait encore
d'en neutraliser l'effet à force d'intimidation. Il se hâla de prendre les
premières mesures militaires, ordonna à ses généraux de se tenir sur leurs
gardes. Son armée occupait encore tout le midi de l'Allemagne, car il s'était
prévalu de la saisie des bouches du Cattaro par les Russes, pour éluder tout
à la fois et l'évacua-Con des provinces autrichiennes et celle des Etats de
la nouvelle Confédération. La Grande-Armée, renforcée par de nombreuses
recrues, nourrie aux dépens de l'étranger, occupant de fortes positions était
plus aguerrie et plus disponible qu'elle n'avait jamais été. Ces précautions
prises, il attendit, la main sur son épée, les communications du cabinet de
Berlin. On
avait notifié à cette cour, vers le milieu de juillet, l'acte qui constituait
la Confédération du Rhin sous le protectorat de Napoléon. Cet euphémisme
déguisait mal l'état de complète sujétion où se trouvaient les princes que
Napoléon avait contraints d'entrer dans cette ligue formée contre leur propre
patrie. Indépendamment des trois souverains de Bade, Bavière et Wurtemberg,
la Confédération nouvelle comprenait le prince archichancelier de Dalberg,
l'électeur de Hesse-Darmstadt, les deux ducs de Nassau, le grand-duc de Berg
Murat, le prince de Salm-Salm et quelques autres. Ils formaient avec la
France une alliance offensive et défensive à perpétuité, et s'engageaient à
fournir, pour la défense commune, une armée de soixante-trois mille hommes. Le siège
de la Confédération était placé à Francfort ; quant à l'ancienne diète
germanique, on la traitait avec si peu de cérémonie, que la ville de
Ratisbonne, où elle tenait ses séances, avait été cédée à la Bavière. Notre
ministre Bascher eut ordre de lui faire savoir que « l'Empereur, son
maître, ne reconnaissait plus la Constitution germanique, en reconnaissant
néanmoins la souveraineté de chacun des princes allemands, considérés
individuellement. » La noblesse immédiate était définitivement
supprimée. Napoléon, qui tenait déjà dans ses mains tous les principaux
passages du Rhin, compléta son système de communications avec les Etats
confédérés, en faisant étendre les fortifications de Mayence au-delà du Rhin
et en occupant avec une forte garnison la place de Wesel, située sur la rive
droite dans le grand-duché de Berg. Cette occupation se fit au moment même où
Bascher déclarait solennellement, au nom de Napoléon, à la diète de
Ratisbonne « que l'Empereur ne porterait jamais les limites de la France
au-delà du Rhin. » (1er août 1806.) Ce
n'était pas seulement la diète de Ratisbonne qui se trouvait frappée par
cette transformation, l'empire d'Allemagne lui-même était, pour ainsi dire,
déclaré vacant. L'empereur d'Autriche qui portait encore ce vain titre,
n'avait pour ainsi dire plus d'États en Allemagne ; la France et la Prusse
pouvaient seules y prétendre désormais. François II comprit sa situation, et
se démit lui-même de cette dignité sans attendre qu'on l'y contraignit, bien
que le traité de Presbourg la lui eût formellement reconnue, et lui donnât le
droit de repousser les armes à la main ce nouvel acte d'envahissement. L'acte
de Confédération lésait un peu moins ostensiblement la Prusse, mais elle n'en
subissait pas moins une très-sérieuse atteinte, puisque tant d'États dont les
gouvernements pouvaient lui être plus ou moins sympathiques, mais dont les
peuples lui étaient attachés par les liens les plus étroits du sang, de la
langue, des intérêts, des affections, allaient passer, sans retour, sous une
influence étrangère. Comme on ne pouvait douter des sentiments que ferait
naître en elle un établissement si contraire à ses intérêts, Napoléon voulut
la rassurer en lui faisant déclarer au moment même où il lui notifiait le
traité, « qu'il la verrait avec plaisir ranger sous son influence tous
les États du nord de l'Allemagne, par une Confédération semblable à celle du
Rhin. » Le dédommagement était plus que médiocre, car ces États étaient
loin de pouvoir faire contrepoids à ceux que Napoléon venait d'enchaîner à
son alliance ; le cabinet de Berlin l'accepta toutefois avec empressement, ne
se doutant encore en aucune manière, qu'on était d'avance bien décidé à ne
pas lui laisser prendre ce qu'on lui offrait. Il ne devait pas tarder à faire
cette découverte en même temps qu'une autre plus accablante encore. Ainsi
la coalition dissoute, au prix de tant de sang, par les victoires d'Ulm et
d'Austerlitz, avait à peine déposé les armes, que du sein de cette Europe
épuisée et chez le peuple même qui était le mieux disposé pour nous, allait
surgir une coalition nouvelle, suscitée uniquement par une longue série de
sanglants affronts et de vexations intolérables, Cependant ja mais notre
situation intérieure n'avait réclamé plus impérieusement une politique
pacifique. Napoléon, au retour d'Austerlitz, se vit lui-même forcé de
reconnaître cette vérité, il promit solennellement à la France de la faire
enfin jouir des bienfaits de la paix. Mais cette promesse n'était pas plus
sincère que le compte rendu des revers trop fameux qui avaient obscurci
l'éclat de nos victoires. Le discours d'ouverture de la session de 1806
contenait la seule mention officielle que Napoléon ait jamais faite de la
catastrophe de Trafalgar. Même avec une connaissance approfondie de cette âme
sans foi et de l'audace de ses impostures, on a peine à en croire ses yeux
lorsqu'on lit dans quels termes il apprécia ce lamentable événement : « Les
tempêtes, dit-il, nous ont fait perdre quelques vaisseaux après un
combat imprudemment engagé[23]. » Voilà sur quelles
dépositions il eût voulu qu'on écrivit son histoire C'était sur de pareils
témoignages que la France était appelée à juger son gouvernement, à se former
une opinion sur l'état de ses affaires ! Après le succès d'un si grossier
mensonge, comment s'étonner de l'invariable crédulité qui accueillait les
paroles de Napoléon lorsqu'il prenait le ciel à témoin de ses efforts en
faveur d'une paix si chèrement payée Alors même qu'il la faisait échouer, il
spéculait sur ce désir si légitime pour accroître encore sa popularité de
triomphateur : « Ce ne sont plus des conquêtes qu'il projette, avait dit de
sa part Champagny au Corps législatif, il a épuisé la gloire militaire ; il
n'ambitionne plus ces lauriers sanglants qu'on l'a forcé de cueillir :
perfectionner l'administration, en faire pour son peuple la source d'un
bonheur durable, d'une prospérité toujours crois3ante, et de ses actes
l'exemple et la leçon d'une morale pure et élevée ; mériter les bénédictions
de la génération présente et celles des générations futures, telle est la
gloire qu'il ambitionne[24]. » Il était
temps qu'il commençât à prendre au sérieux ce programme menteur, tant de fois
promis et délaissé. Depuis la rupture avec l'Angleterre, le bien-être et la
richesse de la France avaient reçu de fâcheuses et profondes atteintes, et
nos victoires, quelque spoliatrices qu'elles fussent pour les pays conquis,
étaient bien loin de pouvoir suppléer à l'immense déficit causé par
l'anéantissement de notre commerce et de notre industrie nationale. Telle
était pourtant en dernière analyse la vraie pensée de Napoléon. Il voulait
habituer la France à vivre des dépouilles de l'Europe. « Nos finances
vont mal, avait-il dit à Mollien en partant pour la campagne d'Austerlitz, ce
n'est pas ici que je puis y mettre ordre[25]. » Au fond, l'armée seule
retirait un véritable profit de nos conquêtes ; il est vrai d'ajouter que
l'armée prenait peu à peu de telles proportions, qu'elle allait bientôt
embrasser, ou pour mieux dire engloutir la nation presque tout entière. A
l'armée revenait la plus grosse part des contributions levées sur l'étranger,
à l'armée, le plus grand nombre de ces énormes dotations que Napoléon venait
de constituer pour ses généraux sous le nom de duchés ou de principautés ; à
l'armée enfin ces arcs de triomphes du Carrousel et de l'Étoile, cette
colonne fondue avec le bronze des canons ennemis, qui allaient s'élever sur
les places de Paris. L'armée devenait de plus en plus le grand ressort, le
moteur universel, le commencement et la fin de tout. Napoléon voulait qu'elle
eût, non-seulement son esprit à elle, très-distinct de celui de la nation,
mais des intérêts et des ressources indépendants de ceux de l'État, avec une
gestion et une destination spéciales, exclusives, sans aucune solidarité avec
les autres services. Telle est la pensée qui lui inspira, après Austerlitz,
la création, tant admirée, de la Caisse militaire formée avec les
contributions levées sur l'Autriche et administrée par Mollien. Admirable
invention, en effet, que celle qui allait achever de corrompre et de
pervertir cette institution autrefois si patriotique, si pure et si
désintéressée qu'on avait appelée la nation armée ! Nos soldats devaient se
suffire à eux-mêmes, former un corps à part se dirigeant par ses propres
maximes, étranger aux passions du reste du peuple, soustrait à toute
influence civile, isolé par ses plaisirs comme par ses honneurs, et n'ayant
plus même avec les autres citoyens les liens de la communauté d'intérêt. Au
reste, quelque rapproché que fût le nouvel esprit militaire de celui qui
avait autrefois animé ces légions prétoriennes, la honte et le châtiment de
la populace de Rome, tel était encore l'empire des mœurs et de la
civilisation françaises, que Napoléon n'atteignit jamais sous ce rapport à
l'idéal qu'il avait rêvé, soit que le temps lui ait manqué pour le réaliser,
soit qu'il ait reculé devant le mauvais effet qu'eussent produit certaines de
ces innovations empruntées à la Borne des Césars. On lit dans -une note
dictée au sujet de la fête que la ville de Paris devait donner à la
Grande-Armée, lors de son retour d'Allemagne : « Quelques combats de
taureaux à la mode d'Espagne ou des combats de bêtes féroces seraient dans
ces circonstances des amusements qui plairaient à des guerriers[26]. » C'est par de tels
spectacles que Bonaparte se proposait sans doute de donner à son peuple,
selon l'expression qu'il avait dictée à Champagny, « la leçon d'une
morale pure et élevée, de mériter les bénédictions de la génération présente
et celles des générations futures ! » Des tigres se déchirant dans une arène
sous les -yeux d'une plèbe en délire, c'était là avec les gladiateurs, le
seul trait de mœurs qu'il lui restât à emprunter aux temps néfastes du
Bas-Empire ; mais on peut dire qu'en cela ce charlatan effréné, qui a tant
exploité les défauts et les préjugés français, allait au-delà de ce que
pouvaient supporter son peuple et son époque ; quoi qu'il fît, ces goûts
n'étaient pas français, et il calomniait la nation de Molière et de Corneille
en la supposant capable de se passionner pour ces plaisirs grossiers et
cruels. Les événements forcèrent Napoléon à ajourner cette tentative qui
resta à l'état de projet, mais elle est trop caractéristique pour être passée
sous silence ; elle montre dans quelles régions historiques vivait sa pensée,
et elle le classe, pour ainsi dire, parmi ses véritables contemporains, qui
n'ont rien de commun avec la civilisation moderne. Comme
compensation aux maux et aux privations de toute sorte qui étaient résultés
pour elle de l'interdiction des denrées coloniales et de la suspension des
affaires industrielles, la population de Paris eut le spectacle de ces
travaux de luxe qui ont pour but de décorer la majesté du pouvoir plutôt que
de répandre le bien-être et d'encourager la production. La plupart de ces
travaux, à la fois fastueux et stériles, devaient d'ailleurs rester
inachevés. On décréta, outre les arcs de triomphe que j'ai mentionnés,
l'achèvement du Louvre, du Panthéon rendu au culte et de la rue de Tivoli, la
construction d'un tribunal de commerce sur l'emplacement de l'église de la
Madeleine, l'ouverture de la rue de la Paix ; on inaugura le pont
d'Austerlitz. Mais ces constructions et quelques autres créations d'un
caractère plus utile, telles que la multiplication des écoles d'arts et
métiers, le développement des expositions industrielles, l'amélioration des
grandes voies de communication par terre et par eau, n'étaient que des
palliatifs fort insuffisants contre l'état de trouble, de malaise,
d'appauvrissement dans lequel étaient tombées toutes les branches de la
production nationale. Notre industrie, étouffée par la guerre, devait rester
jusqu'à la fin de l'empire dans cette position expectante que Champagny
décrivait par une image expressive dans son compte rendu, en ce qui touchait
la littérature : « Les belles-lettres et les arts se disposent à prendre
leur essor ![27] » Le Trésor public se
releva seul au milieu de la détresse générale, grâce aux remèdes violents que
Bonaparte employa pour mettre fin à la grande crise financière qui avait
amené tant de catastrophes dans le monde des affaires pendant l'hiver de
1805-1806. Les
causes de cette crise étaient tellement évidentes qu'elle avait été longtemps
à l'avance annoncée par -bus les hommes prévoyants. Elle tenait avant tout à
une cause générale auprès de laquelle tout le reste n'était que
très-accessoire, c'était l'immensité de nos dépenses de guerre. Si l'on
ajoute aux frais énormes des préparatifs de l'expédition d'Angleterre les
pertes incalculables causées par l'anéantissement de notre marine marchande,
par les coups multipliés qui atteignirent notre commerce, par l'épuisement
forcé de notre agriculture à laquelle la conscription enlevait de plus en
plus ses soutiens naturels, on ne s'étonne plus que d'une chose, c'est de la
facilité avec laquelle la France parvint à éviter un plus complet désastre. A
cette cause prédominante, qui était le résultat nécessaire d'une mauvaise
politique, se joignaient les errements d'un mauvais système financier qui
préférait des expédients équivoques et dangereux à l'aveu loyal de nécessités
et de besoins dont le simple exposé eût suffi pour compromettre la popularité
de Napoléon. Comptant toujours sur la victoire pour couvrir ses frais de
guerre sans augmentation (l'impôt, Napoléon était constamment forcé
d'anticiper les dépenses sur les recettes, et cette nécessité avait donné
lieu à un premier' expédient, consistant à faire escompter les obligations
des receveurs généraux par une grande compagnie financière, qui prélevait
ainsi un impôt sur l'impôt. Cette compagnie, dirigée par Ouvrard, Desprez et
Vanlerberghe, se trouvait en même temps chargée de la fourniture des vivres
pour la marine et l'armée, en sorte qu'elle avait tout à la fois à avancer
des fonds à l'Etat et à lui en demander, situation complexe, dont
Barbé-Marbois remontra vainement le danger à Napoléon. Cette compagnie, ne
trouvant pas sur la place de Paris des ressources suffisantes, fut amenée par
la force des choses à étendre encore le cercle de ses opérations. L'Espagne,
privée par la guerre avec l'Angleterre de son principal revenu, qui
consistait dans l'extraction des piastres du Mexique, avait été forcée de
différer le payement de son arriéré de subsides, elle était, en outre, en
proie à la disette le fertile génie d'Ouvrard imagine de battre monnaie avec
les ressources de ce pays ruiné. Il se présente au roi d'Espagne en sauveur
de la monarchie, il lui offre de le tirer de tous ses embarras, de payer les
subsides arriérés, de lui fournir des grains en abondance, et en échange de
ce précieux service, il ne lui demande qu'une chose, une délégation sur ces
piastres du Mexique, dont l'Espagne ne peut plus tirer aucun parti. Il a, en
effet, trouvé un moyen de les taire rentrer par l'intermédiaire de banquiers
anglais et américains, liés à la maison Hope d'Amsterdam, et Pitt lui-même
fournira les frégates pour le transport des piastres mexicaines[28]. Grâce à ce gage dont la valeur
ne peut d'ailleurs être contestée, la compagnie de Paris pourra continuer à
fournir au gouvernement français des fonds et des fournitures. Déjà tout °a
changé de face en Espagne, et partout l'abondance succède à la pénurie. Mais
pour le succès de l'entreprise d'Ouvrard, une chose est indispensable, en
raison de la lenteur et de la difficulté des communications avec l'Amérique,
c'est le temps, et il se voit bientôt dans un danger imminent pour n'avoir
pas assez tenu compte de cet élément dans ses calculs. Ses associés de Paris,
hors d'état de continuer à eux seuls l'escompte des valeurs du Trésor,
obtiennent de t3arbé-Marbois que la Banque de France s'en chargera
concurremment avec eux. La Banque, qui a déjà épuisé ses propres ressources
pour venir en aide au commerce en détresse, et pour fournir à Napoléon les
fonds nécessaires à son entrée en campagne[29], ne tarde pas à voir son crédit
ébranlé ; elle aggrave sa situation par une émission exagérée de billets. Be
public, averti de la diminution croissante de la réserve métallique, assiège
les bureaux de la Banque pour se faire rembourser les billets. Comme il faut
à tout prix éviter une banqueroute avouée, on est réduit à imaginer des
formalités qui ralentissent les remboursements, mais qui équivalent à une
suspension de payements. Telles
furent les principales péripéties d'une crise amenée par les circonstances,
et qu'on ne pouvait, sans une souveraine injustice, imputer à des banquiers
qui n'avaient agi en tout cela que sous le contrôle ou l'impulsion du
gouvernement[30]. Mais comme le contrecoup de
leurs revers avait atteint beaucoup de fortunes particulières, et comme on
est toujours sir de plaire au vulgaire en frappant ces grandes positions,
objet, tour à tour, de son envie ou de ses adulations, Napoléon, lors de son
retour à Paris, trouva plus simple de prendre aux négociants réunis tout ce
qu'ils possédaient, en se substituant à eux comme créancier de l'Espagne, que
de soumettre leurs opérations à un arbitrage délicat et difficile. Avec eux
fut sacrifié l'intègre Barbé-Marbois qui, en acceptant leurs expédients,
avait obéi à la volonté de Napoléon, c'est-à-dire tout subordonné à la
nécessité de maintenir les services de l'armée. Au reste, il est à remarquer
que tout en traitant Ouvrard de fripon, comme il traitait Fouché de coquin,
et Masséna de voleur, Napoléon ne put jamais se pa9ser de ces hommes, qui ne
brillaient certainement pas par les scrupules. Après les avoir le plus
violemment malmenés, il revenait toujours à eux avec une invincible
prédilection, parce qu'il y avait dans son gouvernement une foule de
transactions qu'il ne pouvait confier qu'à des hommes de cette sorte,
instruments commodes, à qui l'on pouvait tout demander, et qu'il quittait et
reprenait tour à tour sans avoir jamais à craindre d'eux ni une révolte
d'honneur, de conscience ou de fierté, ni une révélation embarrassante, car
ils étaient les premiers intéressés au silence. En ce qui concerne Ouvrard et
ses coassociés, ils furent en cette occasion plutôt victimes que fripons ;
car, ainsi que Mollien le reconnaît formellement[31], ils avaient réduit d'un quart
l'intérêt des escomptes des obligations des receveurs généraux, et loin de
retirer aucun bénéfice de leur grande entreprise, qui avait en somme prévenu
la banqueroute de l'État, ils n'y trouvèrent que la ruine et la
déconsidération, sans avoir fait autre chose que leur métier de spéculateurs.
Au surplus, pour donner une idée de l'esprit de justice et des scrupules que
l'empereur apporta dans le règlement de cette affaire, il suffira de dire
qu'il rendit responsables des malheurs de la crise, non-seulement Ouvrard,
Desprez et Vanlerberghe, niais une quinzaine de personnes choisies dans le
faubourg Saint-Germain, et pour la plupart étrangères au monde de la finance.
Des héroïnes de salon, des femmes inoffensives dont le seul crime était de
briller par l'esprit, la beauté, la générosité des sentiments, furent exilées
pour avoir excité par leurs propos les alarmes du public et le discrédit de
la Banque ! Parmi ces personnes se trouvaient Mme Récamier, dont le mari
venait d'être complétement ruiné par la crise, Mmes de Chevreuse, de Duras,
d'Aveaux, de Luynes, etc. Mme de Luynes échappa à l'exil, grâce à la
protection de Talleyrand, mais ce fut pour subir une peine plus humiliante,
car on ne l'amnistia qu'à la condition qu'elle deviendrait dame d'honneur de
l'impératrice. Il y avait à peine un an que Bonaparte avait institué dans le
Sénat son fameux Comité de liberté individuelle ! Le faubourg Saint-Germain
fut averti que le temps des critiques contre la nouvelle cour était passé, et
qu'il fallait bon gré ou mal gré entrer dans le système. Moitié par faveur,
moitié par menace, Napoléon obtint pour ses généraux quelques-unes des plus
nobles héritières de la vieille aristocratie. Savary, le chef de la
gendarmerie d'élite, le héros des scènes nocturnes de Vincennes, épousa Mlle
de Coigny. C'est ce que Napoléon appelait opérer la fusion entre l'ancienne
noblesse et la nouvelle ! Dans ce
désir qui s'emparait de plus en plus de lui d'étreindre et de refondre la
société française tout entière, il était une précaution élémentaire que
Napoléon n'avait garde d'oublier au milieu de toutes ses préoccupations de
conquérant et de fondateur d'empire, c'était le soin de préparer les
générations nouvelles au régime sous lequel elles devaient vivre par une
éducation conforme aux idées qu'il voulait leur inculquer. Il avait déjà
beaucoup fait sous ce rapport, par la direction qu'il avait imprimée à
l'instruction publique[32] ; il avait étouffé
systématiquement certaines branches de l'enseignement, telles que l'histoire
et la philosophie, il les avait remplacées par l'étude obligatoire de la
discipline militaire, science à l'abri de l’idéologie, et plus propre à
former des hommes selon son cœur. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que
cette savante réforme de l'enseignement resterait fort inefficace tant qu'il
n'aurait pas réformé le corps enseignant lui-même. Pour maintenir ces
méthodes intactes, pour les enseigner dans toute leur pureté, il fallait des
professeurs pénétrés d'un même esprit, soumis à une même discipline,
organisés en une seule hiérarchie ; il fallait, en un mot, que l'unité dans
les doctrines fût servie Far l'unité dans l'obéissance. A ce point de vue les
statuts fameux de la Société de Jésus offraient à Napoléon le plus parfait
modèle qu'il pût rêver. Il éprouvait, en effet, pour cette célèbre Compagnie
une admiration sans bornes, et tout en la proscrivant, il lui envia toujours
cette organisation qui est le chef-d'œuvre de l'esprit absolutiste. Mais la
Société de Jésus faisait payer très-cher ses services, elle travaillait un
peu pour Rome, beaucoup pour elle-même, et Napoléon voulait qu'on ne
travaillât que pour lui seul. Il ne pouvait donc à son grand regret
s'arranger avec les jésuites, mais il déclara à ses conseillers d'État[33] qu'ils avaient laissé une
véritable lacune. C'était avec peine qu'il avait dû renoncer à les utiliser «
parce qu'ils avaient leur souverain à Rome. » Il soumit ensuite au
conseil d'État les principes qui devaient servir de base au projet de
reconstruction de l'Université. On y voit clairement que son idée était
d'établir une sorte de jésuitisme laïque, dont il devait être lui-même le
chef et l'inspirateur suprême. Il reconnut qu'on ne pouvait pas demander aux
membres de l'Université un vœu de chasteté, mais il exigea qu'il leur fût
interdit de se marier avant une époque déterminée. Il voulut qu'on leur
demandât, comme aux militaires, un engagement pour un certain nombre d'années
; qu'ils fussent soumis aux règles de l'avancement ; il leur imposa une étroite
dépendance vis-à-vis de leurs supérieurs. Moyennant ces conditions, il leur
abandonnait le monopole de l'enseignement public. Ces
vues, que Napoléon ne put jamais réaliser tout à fait, en raison de la
résistance que lui opposaient les mœurs de son siècle, ne furent qu'indiquées
en l'année 1806. La fondation de l'Université était ajournée à 1810, mais il
était, dès lors, facile de prévoir les vices de l'institution. Elle avait
tous les inconvénients de la centralisation dans un ordre de choses qui ne peut
la supporter impunément. L'État a pour devoir de surveiller et d'encourager
l'instruction, il n'a pas le droit de l'accaparer. Le monopole, en rendant
toute concurrence impossible, supprime aussi toute émulation ; il paralyse un
des stimulants les plus précieux de l'activité humaine ; il encourage la
routine et la paresse d'esprit. L'uniformité absolue dans les méthodes et
dans les doctrines n'est pas moins contraire à l'essence même de la vie
intellectuelle, qui a, avant tout, besoin de liberté et doit être dans un
mouvement incessant, parce qu'elle renouvelle indéfiniment ses formes et ses
procédés. Bien de mieux fait pour annuler un professeur que ces étroits
programmes qui ne laissent rien à faire à son esprit, et en annulant le
professeur on étouffe l'élève. Enfin, les liens de dépendance excessive
auxquels devaient être soumis les membres du futur corps enseignant, ne
pouvaient qu'abaisser l'esprit d'une fonction si noble et si élevée ; ils
révélaient trop ouvertement la prétention de jeter dans un moule
réglementaire toutes les opinions et toutes les intelligences, de confisquer
tous les droits et toutes les influences au profit de l'État, c'est-à-dire,
en réalité, au profit d'un seul homme. Cette
préoccupation égoïste et intéressée qui poussait Napoléon à tout rapporter à
sa propre personne, à transformer en Moyens de gouvernement les fonctions et
les objets les plus étrangers à la politique, s'affichait plus ouvertement
encore dans le catéchisme qu'il lit publier en même temps que son projet
d'Université. La théologie elle-même allait se voir forcée de devenir un
instrument de propagande impérialiste. Dès le mois d'août 1805, Napoléon
avait fait pressentir la cour romaine, au sujet de son projet de catéchisme,
mais elle avait d'excellentes raisons pour faire la sourde oreille, et elle
montra peu d'empressement. Il résolut, en conséquence, de se passer d'elle et
de faire confectionner l'ouvrage par ses propres théologiens sur le modèle du
catéchisme de Bossuet, accommodé aux besoins des temps nouveaux. Mais il ne
s'en tint pas à cet empiétement sur les prérogatives spirituelles ; il
procura au pape l'agréable surprise de lire cette profession de foi revêtue
de l'approbation du cardinal-légat Caprara, à qui Pie VII avait expressément
défendu d'y donner le moindre assentiment[34]. Caprara n'avait depuis
longtemps plus rien à refuser à l'empereur, qui l'avait fait archevêque de
Milan et lui avait à plusieurs reprises payé ses dettes[35]. La signature de Caprara, sur
un document de ce genre, équivalait presque à l'approbation pontificale, et
l'on peut juger des sentiments que cette publication dut inspirer à la cour
de Rome, alors au plus mal avec son protecteur, par le simple énoncé des
maximes que contenait le Catéchisme impérial. « D.
Quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Pr) notre empereur ?
— R. Nous lui devons en particulier l'amour, le respect, l'obéissance, la
fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la défense de
l'empire et de son trône, des prières ferventes pour son salut et pour la
prospérité de l'État. « D.
Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre empereur ? —
R. Parce que Dieu, en comblant notre empereur de dons, soit dans la paix soit
dans la guerre, l'a établi notre souverain et l'a rendu son image sur la
terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu
lui-même. « D.
N'y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous
attacher à Napoléon Ier, y notre empereur ? — R. Oui, car il est celui que
Dieu a suscité pour rétablir la religion sainte de nos pères et pour en être
le protecteur. Il a ramené et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde
et active, il défend l'État par son bras puissant ; il est devenu l'oint du
Seigneur, par la consécration qu'il a reçue du souverain pontife.... Ceux
qui manqueraient à leurs devoirs envers notre empereur se rendraient dignes
de la damnation éternelle[36], » etc. On
éprouve encore plus de dégoût que d'indignation en songeant qu'un homme a osé
dire de lui-même toutes ces choses impudentes. Ce qui est plus extraordinaire
encore, c'est qu'il ait pu les dire impunément dans le siècle de Voltaire,
c'est qu'il ait pu en faire l'objet d'un enseignement religieux ! Avec quel
étonnant sans-façon cet ancien sous-lieutenant d'artillerie enrôle le pape
dans sa police et transforme Dieu lui-même en gendarme ! Son autocratie
n'était pas loin, comme on voit, de passer à l'état de dogme. C'était là à
ses yeux, une transition nécessaire, en attendant l'apothéose. Cette méthode
constante, invariable de tout exploiter au profit du despotisme, depuis
l'honneur du soldat jusqu'au zèle du pauvre curé de village enseignant la
morale aux petits enfants, a été admirée comme une conception du génie, mais
elle n'a pas plus de rapport avec l'art de gouverner que l'acte du sauvage
coupant l'arbre pour cueillir le fruit n'a de rapport avec l'agriculture. Une
chose a manqué à ce système pour qu'il fût apprécié à sa juste valeur, c'est
de pouvoir être jugé par ses résultats. Si ce régime avait pu être pratiqué
dans les conditions de calme, d'ensemble et de continuité qui sont
nécessaires à toute expérience, en présence de l'effroyable abjection qui en
était la suite inévitable, on eût été promptement amené à reconnaître que l'astuce
n'est pas le génie et que, même au point de vue du succès, la politique qui
dégrade les hommes pour les dominer n'est jamais de l'habileté, parce qu'elle
détruit elle-même à l'avance tous ses éléments de durée et de stabilité. Pendant
que Napoléon consolidait son despotisme à l'intérieur en l'enracinant de plus
en plus dans les mœurs même de la nation, l'orage dont nous avons vu les
premiers symptômes se montrer en Prusse avait pris des proportions tout à
fait menaçantes. Le roi s'était empressé avec une simplicité rare d'accepter
l'offre de Napoléon relativement à la formation d'une Confédération du Nord,
comptant sur le bon effet de cette ligue pour se faire pardonner par ses
sujets toutes les humiliations qu'on lui avait infligées. Mais dès ses
premiers pas il se trouva entravé de telle façon qu'il ne put rien conclure.
Tout en protestant de leur bonne volonté, la Saxe et la liesse ou lui
opposèrent des raisons dilatoires, ou exigèrent pour prix de leur adhésion
des avantages qu'on ne pouvait leur accorder. On ne tarda pas à savoir d'où
venaient ces obstacles. Il est certain, quoi qu'on en ait dit, que Napoléon
avait voulu faire entrer l'électeur de Hesse-Cassel dans la Confédération du
Rhin. Mais il y avait mis pour condition expresse que ce prince donnerait sa
démission de maréchal de Prusse[37] ; il est donc
très-vraisemblable que n'ayant pu le rattacher à son système, il fit sous-main
tout ce qu'il pouvait pour le détourner de se lier à celui de la Prusse. Mais
il devait aussi prévoir que l'électeur dénoncerait tôt ou tard cet essai
d'intimidation à la Prusse, soit pour se justifier, soit pour se faire
valoir. Même politique à l'égard des villes hanséatiques auxquelles on
signifia beaucoup plus impérieusement la défense de prendre aucune part à la
Confédération du Nord. Le cabinet prussien fut bientôt pleinement édifié sur
cette double tromperie : il y avait à peine un mois que l'empereur avait
invité si gracieusement son bon frère à réunir autour de la Prusse les épaves
du vieil empire germanique. On sut en même temps à Berlin que Murat, le nouveau
grand-duc de Berg, parlait à qui voulait l'entendre de son futur royaume,
qu'Augereau, arrogamment campé à Anspach avec un corps d'armée au milieu
d'une population toute prussienne, portait publiquement des toasts au succès
de notre prochaine guerre contre la Prusse, que Napoléon, au mépris de ses
déclarations réitérées, faisait fortifier Wesel et y concentrait ses troupes. Les
choses en étaient là lorsqu'une dépêche de l'ambassadeur prussien Lucchesini[38], bientôt confirmée par la
diplomatie anglaise, vint révéler au roi de Prusse le marché dont le Hanovre
avait été l'objet entre la France et l'Angleterre. Napoléon eut par sa police
communication de la dépêche de Lucchesini avant même qu'elle fût envoyée à
Berlin. Il se hâta de la faire démentir par Laforest. Non-seulement il lui
ordonna de nier l’existence d'une négociation qui avait duré des mois
entiers, mais Laforest dut jurer au roi de Prusse que la paix avec
l'Angleterre n'avait manqué que par suite de notre refus de céder le Hanovre.
Il voulait que sur ce point Laforest fut trompé lui-même afin qu'il pût plus
facilement tromper les autres « Laissez-le, écrivait-il à Talleyrand dès
le 2 août, dans la conviction que je ne fais point la paix avec l'Angleterre
à cause du Hanovre ». Laforest fut en même temps chargé de noircir et de
perdre auprès du cabinet prussien « ce misérable, ce pantalon imbécile,
ce faux et bas Lucchesini qui avait les renseignements les plus ridicules[39]. » Mais ces dénégations et
ces calomnies ne pouvaient plus avoir d'autre effet que d'augmenter
l'irritation et les trop justes défiances d'un gouvernement dont la patience
était à bout. Le roi de Prusse ordonna sur-le-champ la mobilisation de son
armée. En même temps, l'explosion longtemps
contenue des sentiments publics éclata avec une violence extraordinaire. Dans
toutes les guerres continentales qu'il avait entreprises jusqu'alors,
Napoléon avait eu à combattre des gouvernements plus ou moins solidement
organisés, il ne s'était jamais trouvé aux prises avec une nation. En Italie
comme en Autriche, il n'avait eu affaire qu'à des peuples sans cohésion, sans
esprit national, unis par un lien fédératif des plus faibles, et possédant à
peine la notion du sentiment patriotique. Dans ces pays, derrière le
gouvernement, il n'y avait que des individus ou tout au plus des provinces,
et l'armée une fois détruite on y était maitre de tout ; en Prusse au
contraire, derrière le gouvernement, il y avait une nation. Il y avait un
peuple intelligent, éclairé, actif, très-homogène, et justement lier des
grandes choses qu'il avait -faites sous Frédéric. On pouvait anéantir par un
coup heureux son armée déshabituée de la guerre, il restait au pays un
recours dans ces masses laborieuses et résistantes, du sein desquelles
allaient sortir de nouvelles légions. Napoléon devait rencontrer là à son
insu précisément la même force qui avait fait la supériorité de la France sur
l'Europe. Un flot
de brochures patriotiques inonda aussitôt l'Allemagne. Toutes ses provinces
méridionales étaient encore traitées en pays conquis et occupées par nos
troupes que Napoléon trouvait commode de nourrir aux frais de l'étranger. En
supposant que le prétexte de l'occupation des bouches du Cattaro par les
Russes pût être valablement invoqué contre l'Autriche pour justifier un
pareil traitement, ce motif n'était en rien applicable aux autres États
allemands qui avaient à souffrir du même fléau. Les plaintes de la Prusse
trouvèrent de nombreux échos dans toute l'Allemagne, grâce aux souffrances
des classes populaires et à la sincère indignation de la classe privilégiée
qui venait de se voir partagée et distribuée comme un troupeau dans le
dernier règlement des affaires germaniques. Malgré cette émotion croissante,
telles étaient la faiblesse et l'indécision du roi que la guerre pouvait
encore être facilement évitée avec un peu de modération. Laforest, éclairé
par le déchaînement d'opinion dont il était témoin, abandonné par d'Haugwitz
et Lombard lui-même qui venaient de céder au courant, recommandait à son
gouvernement une conduite plus prudente ; mais Napoléon repoussa ces avis
avec son arrogance habituelle, et sa politique prit une allure plus agressive
et plus provocante encore : « La lettre de Laforest, écrit-il â
Talleyrand, le 22 août, me parait une folie. C'est un excès de peur qui fait
pitié... dites-lui qu'il doit rester tranquille, observer tout en me mandant
tout ; battre en froid ; que, si on lui parle de la Confédération du Nord, il
dise qu'il n'a pas d'instructions, que, s'il est question des villes
hanséatiques, il déclare que je ne souffrirai pas qu'il soit rien changé à
leur état actuel... si Lucchesini vous parle de la Saxe et de la Hesse,
vous lui direz que vous ne connaissez pas mes intentions. » C'était en
dire assez sur ces intentions que de refuser de les faire connaître. En même
temps qu'il envoie à Laforest ces déplorables instructions, il fait donner à
l'Allemagne un avertissement lugubre ot menaçant par le meurtre de Palm. (26 août.) Palm
était un libraire de Nuremberg, ville libre, récemment cédée à la Bavière et
sur laquelle nous ne pouvions élever aucune prétention légitime, bien qu'elle
fût momentanément occupée par nos troupes. Palm avait commis, comme tous ses
confrères, le crime, non pas de publier, mais de vendre et de propager les
brochures écrites en faveur de la liberté de son pays. Parmi ces brochures se
trouvait l'éloquent écrit de Gentz, intitulé : le profond abaissement de
l'Allemagne, œuvre dont la verve et la véhémence avaient puissamment
contribué à réveiller le sentiment national. Napoléon ne connaissait pas deux
manières de réfuter un écrit : ne pouvant supprimer l'auteur, il s'en prit
aux libraires. Il employa ici le remède que, dans toutes ses lettres, il
recommandait à son frère Joseph, comme un moyen infaillible de calmer les
Napolitains. Ce remède, qui revient comme un refrain perpétuel dans ces
fraternels épanchements, et que Napoléon considérait comme applicable en tout
et à tout, se résumait en une courte formule qui était, selon lui, le dernier
mot de la sagesse politique ; cette formule, c'est : fusillez ! Dès le 5
août, il envoyait à Berthier cet ordre expéditif : z Mon cousin, j'imagine
que vous avez fait arrêter les libraires d'Augsbourg et de Nuremberg. Mon
intention est qu'ils soient traduits devant 'une commission militaire et
fusillés dans les vingt-quatre heures. Ce n'est pas un crime ordinaire que de
répandre des libelles dans les lieux où se trouvent les armées françaises
pour exciter les habitants contre elles. La sentence portera que, partout où
il y a une armée, le devoir du chef étant de veiller à sa sûreté, les
individus tels et tels convaincus d'avoir tenté de soulever les habitants de
ln Souabe contre 'l'armée française sont condamnés à mort. Ainsi,
tout était réglé à l'avance, la culpabilité, la peine, la sentence, et il se
trouva dans l'armée française sept colonels pour accepter ce rôle ignominieux
de juges par procuration. Mais ils auraient pu répondre ce qu'a écrit Hullin,
à propos du duc d'Enghien : « Il nous fallait juger sous peine d'être
jugés nous-mêmes ! » Palm, arrêté à Nuremberg, fut livré à la
commission militaire qui obéit à sa consigne en le condamnant à mort, ainsi
que trois autres libraires dont on ne réussit pas à s'emparer. On jugea avec
raison qu'il était inutile de lui donner un défenseur, mais on se ravisa en
rédigeant la sentence et le jugement unit le mensonge à l'atrocité en
attestant par un faux solennel que cette formalité avait été remplie. Palm
marcha à la mort avec un courage et une simplicité qui émurent jusqu'à ses
exécuteurs. Il fut bientôt célébré comme un martyr par des chants
patriotiques qui retentirent dans toute l'Allemagne. Le
meurtre de cet innocent causa parmi les populations allemandes un long
frémissement. La fusillade pouvait être un moyen efficace dans les provinces
à demi sauvages du Napolitain, mais au cœur de l'Europe civilisée, et au
milieu d'un peuple qui n'avait pas encore été façonné à la servitude, l'effet
pro duit tenait beaucoup moins de la crainte que de la colère et de
l'indignation. Les gouvernements attachent peu d'importance à la vie d'un
particulier obscur, surtout lorsqu'on le frappe au nom d'un prétendu intérêt
d'État ; la cour de Berlin resta donc assez indifférente à la mort de Palm
;cependant l'événement fut loin d'être sans influence sur ses déterminations,
car elle ne pouvait plus désormais éviter le contrecoup des émotions
publiques, et Napoléon, loin d'être disposé à lui faire la moindre concession
pour rendre la conciliation plus facile, devenait de jour en jour plus
entier, plus hautain, plus absolu dans ses exigences. Alléguant
pour prétexte les refus de la Russie au sujet du traité conclu avec d'Oubril,
il ne voulait plus entendre parler même d'un commencement de confédération du
nord tant que la Prusse n'aurait pas désarmé[40] ; il allait même beaucoup
au-delà de cette mise en demeure, et prescrivait à son ministre en Saxe de
presser secrètement l'électeur de se déclarer roi indépendant[41]. Avec de telles prétentions il
était impossible de songer au rétablissement de l'entente entre les deux
puissances ; et lorsque M. de Knobelsdorff, le successeur de Lucchesini, eut
fait connaître par une note en date du 1er octobre, les trois conditions qui
formaient l'ultimatum du cabinet de Berlin, c'est-à-dire l'évacuation de
l'Allemagne par notre armée, la restitution de Wesel, enfin la promesse de ne
mettre aucun obstacle à la Confédération du Nord, ce programme révéla une si
incalculable distance entre les vues des deux gouvernements que la guerre se
trouva par le fait déclarée. Napoléon était déjà parti pour Mayence depuis
huit jours. Le
cabinet de Berlin avait eu de grands torts dans le cours de cette longue
négociation, mais c'étaient les torts de la faiblesse, et non ceux d'une
perversité réfléchie. Le premier de ces torts avait été de ne pas nous
déclarer la guerre dès le lendemain de la violation du territoire d'Anspach,
car nous lui en avions donné dès lors vingt sujets légitimes, par le
guet-apens d'Ettenheim, par la saisie du port de Cuxhaven, par l'arrestation
de Rumbold, par la violation du territoire de Hesse-Cassel qui précéda de peu
de jours celle d'Anspach, enfin par l'ensemble de notre politique européenne
dont elle avait quelque droit de s'occuper. Ayant manqué l'occasion faute de
fermeté, la cour de Berlin eut un second tort, celui d'accepter le Hanovre
sous le coup de la terreur que lui inspirait Napoléon. Mais loin de se
contenter de cette dangereuse victoire, et de rendre au moins la sécurité à
ceux qu'il avait si cruellement humiliés, Napoléon n'eut pas de repos qu'il
n'eût lassé leur complaisance au point de les exaspérer jusqu'au délire. Il
n'a pas plutôt cédé le Hanovre à la Prusse qu'il l'offre à l'Angleterre ; il
offre en même temps au roi de Naples les villes hanséatiques pour
l'indépendance desquelles il va afficher un si beau zèle lorsqu'il sera
question de les faire entrer dans la Confédération du Nord ; il dépèce
l'Allemagne au profit de la France sous les yeux du roi de Prusse consterné
en lui présentant d'une main des compensations qu'il lui retire de l'autre ;
il occupe des places fortes au-delà du Rhin malgré ses promesses réitérées,
il fait fusiller des citoyens allemands dans des pays neutres où ses troupes
se sont établies contre tout droit. Et pendant tout ce temps quelle a été sa
conduite soit avec ses alliés, soit avec l'Europe ? Il a trompé l'Angleterre,
en lui promettant de ne pas réclamer la Sicile ; il a trompé l'Espagne, en
offrant sans son aveu les îles Baléares ; il a trompé la Hollande, en cédant
aux négociateurs anglais ses colonies qu'il a juré de lui conserver ; il a
trompé l'Autriche, en trafiquant de Raguse, qui était une de ses dépendances,
en déchirant le traité de Presbourg qui reconnaissait formellement l'empire
d'Allemagne et l'ancienne Confédération germanique (art. VII) ; il a trompé la Russie, en
surprenant à d'Oubril un traité conclu sous la promesse formelle que
l'empereur ne publierait pas l'acte de la Confédération du Rhin.. Mais ces
machinations ont été menées si maladroitement que la fraude se découvre
d'elle-même. Celui qui a voulu mentir avec tout le monde voit tout le monde réuni
contre lui ; son imposture est démasquée à tous les yeux, et, quelques mois
après Austerlitz, le continent se trouve de nouveau armé pour nous attaquer :
la tâche accomplie par nos soldats est à recommencer. Mais loin de s'effrayer
de cette perspective, il en triomphe et s'en réjouit : « J'ai en
Allemagne, écrit-il à Joseph, près de cent cinquante mille hommes, et je
puis avec cela soumettre Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg ! » Ces
paroles n'étaient que trop vraies ; mais la possibilité d'une telle surprise
lui faisait illusion sur ses conditions de durée. Son armée pouvait opérer
bien des miracles, elle pouvait gagner cent bataille& elle ne pouvait ni
refaire la civilisation moderne, ni changer l'esprit des nations. Quand on songe au merveilleux instrument qu'il avait dans les mains et à l'indigne usage qu'il put en faire avec une si longue impunité, l'imagination se reporte à ces puissances magiques qui jouent un si grand rôle dans les contes orientaux. Tant que le héros est en possession du talisman tout lui réussit jusqu'à l'invraisemblance. Les principes qui régissent les autres hommes n'existent pas pour lui. Des prodiges inouïs naissent sans effort sous sa main inconsciente. Il ne connaît ni bien ni mal ; il se rit de l'impossible. Il peut se jouer à plaisir de tout ce qu'il y a de juste et de sacré. Pour lui la déraison devient génie, l'imprévoyance habileté, l'iniquité justice, et plus il foule aux pieds toutes les règles de la sagesse, du bon droit, du sens commun, plus son succès s'enfle, grandit, éclate. Les lois même de la nature semblent bouleversées. Les hommes contemplent avec un effroi superstitieux le sinistre éclat du météore. Ils sont prêts à diviniser ce mortel privilégié, invulnérable, dont aucune folie, aucun crime ne peuvent compromettre l'étonnante fortune. Un jour le talisman s'égare ou se brise, et soudain le dieu a disparu. On n'a plus devant les yeux qu'un pauvre insensé, on se demande si cet élu du destin n'en a pas été la victime, et l'esprit confondu hésite entre l'horreur et la pitié. Voilà l'histoire de Napoléon et de la grande armée. |
[1]
Napoléon à Talleyrand, 4 décembre.
[2]
Trente-quatrième Bulletin.
[3]
Napoléon à Talleyrand, 13 décembre 1805.
[4]
Napoléon à Talleyrand, 14 décembre 1805.
[5]
Thiers. La lettre du 13 décembre dans laquelle Napoléon permettait à Talleyrand
de transiger au sujet de Naples, prouve jusqu'à l'évidence qu'il connaissait
dès lors la défection de la reine.
[6]
De Maistre, Correspondance diplomatique, 31 janvier 1806.
[7]
Napoléon au prince Eugène, 31 décembre 1805.
[8]
Pie VII à Napoléon, juin 1805.
[9]
Napoléon au pape Pie VII, 7 janvier 1806.
[10]
Pie VII à Napoléon, 29 janvier.
[11]
Napoléon à Pie VII, 13 lévrier 1806.
[12]
Napoléon à Fesch, 13 février 1806.
[13]
Documents historiques sur la Hollande, par le roi Louis.
[14]
Documents sur la Hollande.
[15]
Las Cases.
[16]
Napoléon à Talleyrand, 4 février 1806.
[17]
C'est l'expression textuelle du traité. Voyez De Clerck, Recueil des Traités,
etc.
[18]
Moniteur du 21 mars 1806.
[19]
Schœll., Hist. abrégée des Traités, t. VIII, Mémoires tirés de
papiers d'un homme d'État, t. IX.
[20]
Napoléon à Talleyrand, 20 mars.
[21]
Dépêche de lord Yarmouth à Fox, 19 juin 1806 : Annual Register for the year
1806. — State papers. Les pièces de la négociation sont reproduites
en partie, mais avec les plus graves altérations dans le Moniteur du 26
nov. 1806.
[22]
Annual register. State papers.
[23]
Discours d'ouverture, 2 mars 1806.
[24]
Exposé de la situation de l'Empire, 5 mars 1808.
[25]
Mollien, Mémoires d'un ministre du Trésor.
[26]
Note de Napoléon pour le ministre de l'intérieur, 17 février 1806.
[27]
Exposé de la situation de l'Empire.
[28]
Mémoires d'Ouvrard.
[29]
On a dit que la somme avancée avait été de cinquante millions, et le fait a
donné lieu à de vives dénégations, principalement de la part de Bignon et de
Thibaudeau. Mais la quotité importe peu ; l'emprunt en lui-même est
incontestable.
[30]
C'est ce que prouvent surabondamment les lettres de Barbé-Marbois citées dans
les Mémoires d'Ouvrard.
[31]
Mémoire d'un ministre du Trésor.
[32]
Voyez, à ce sujet, le IIe volume.
[33]
Thibaudeau.
[34]
Voyez sur ce point les documents publiés par M. d'Haussonville.
[35]
Napoléon au prince Eugène, 23 mars 1806.
[36]
Extrait du Catéchisme de l'Empire.
[37]
Napoléon à Talleyrand, 31 mai 1806.
[38]
En date du 6 août.
[39]
Napoléon à Talleyrand, 8 août 1806.
[40]
Napoléon à Laforest, 12 septembre 1806.
[41]
Note pour une dépêche à Durand, 12 septembre.