HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE IX. — TRAITÉ DE PRESBOURG - L'EMPIRE ET LES ROYAUTÉS VASSALES. - LA CONFÉDÉRATION DU RHIN. - SITUATION INTÉRIEURE. - RUPTURE AVEC LA PRUSSE.

 

 

Il me reste à raconter maintenant par quelle série d'événements étranges la Prusse se trouva malgré elle entrainée à remplacer sur le champ de bataille l'Autriche vaincue.

Le lendemain de la bataille d'Austerlitz, l'empereur François fit demander une entrevue à son vainqueur. Général sans armée et souverain sans États, ce prince n'avait plus pour tout refuge que la Hongrie, que l'archiduc son frère était désormais hors d'état de défendre contre nous. Il vint ail bivouac de Napoléon ; il humilia, en sa personne, dix siècles de grandeur, de puissance et d'orgueil devant ce parvenu enivré d'un tel triomphe ; il obtint par grâce un armistice dont la première condition fut qu'il séparerait désormais sa cause de celle d'Alexandre, et que les Russes évacueraient immédiatement ses États par journées d'étapes. Dégoûté de son rôle de généralissime, et l'imagination vivement frappée des scènes d'horreur auxquelles il avait assisté, Alexandre ratifia avec empressement une convention qui le dégageait, sur la prière même de son allié, de toutes ses obligations envers l'Autriche. Le czar se trouvait alors à Holisch, au-delà de la Morava. On a dit, sur la foi d'un bulletin de Napoléon et d'une fanfaronnade de Savary, que ce prince était dans une situation désespérée et qu'il ne dut son salut en cette occasion qu'à la magnanimité de Napoléon. Mais cette magnanimité parait tout au moins très-contestable, car, en premier lieu, Napoléon en accordant l'armistice ignorait totalement la position réelle des Russes ; it avait même sujet de la croire meilleure qu'elle n'était, puisqu'il les avait fait poursuivre dans une direction opposée à celle qu'ils avaient suivie ; en second lieu, la retraite d'Alexandre était couverte par une armée qui, malgré ses pertes, était encore beaucoup plus forte que les deux divisions avec lesquelles Davout se préparait à l'assaillir à Gœding pour lui disputer le passage de la Morava. Au reste, Napoléon lui - même qui écrivait dans son trente et unième bulletin « que pas un seul homme de l'armée russe n'aurait pu échapper » était beaucoup moins affirmatif dans ses lettres particulières, où il se contentait de dire qu'Alexandre s'en serait difficilement tiré[1], ce qui n'a pas du tout la même signification.

Le but de semblables assertions est trop évident pour qu'on puisse les admettre sans examen. Les bulletins de Napoléon devenaient de plus en plus des espèces de manifestes adressés non plus à l'armée française, mais à l'Europe entière, et dont chaque mot était calculé pour influencer l'opinion publique, dans le sens des passions et des intérêts de l'empereur. Ici son intention de déconsidérer une armée brave quoique malheureuse, tout en exaltant sa propre générosité, était flagrante, et des complaisants pouvaient seuls s'y tromper. On doit en dire autant des paroles qu'il prêta à l'empereur d'Autriche dans le récit de son entrevue avec ce souverain « La France, lui fit-il dire, a raison dans sa querelle avec l'Angleterre... les Anglais sont des marchands qui mettent en feu le continent pour s'assurer le commerce du monde ! » A la supposer véridique, cette divulgation d'un entretien confidentiel n'était pas seulement une indiscrétion peu généreuse commise en vue de brouiller l'Autriche avec l'Angleterre, elle était aussi une maladresse, car elle allait directement contre son but en laissant si bien voir les motifs qui l'avaient inspirée. Les actes de barbarie, les horribles dévastations que Napoléon attribuait calomnieusement à l'armée russe sur le territoire autrichien, les éloges outrés qu'il prodiguait au prince Jean de Liechtenstein le partisan de l'alliance austro-française au détriment de Cobentzel, le champion d'une politique nationale, à M. d'Haugwitz, dont la vénalité était si connue au détriment de l'intègre Hardenberg qu'il osait accuser publiquement de n'avoir pas été inaccessible à la pluie d'or[2] parce qu'il se montrait jaloux de l'honneur et de la dignité de son pays, toutes ces manœuvres si variées n'avaient qu'un seul et même mobile, semer les haines et les divisions parmi les hommes et les peuples qu'il avait eus à combattre. Mais ces souverains, ces hommes d'État, Ces diplomates n'étaient pas tellement novices qu'ils n'eussent entendu quelquefois citer l'adage : Divide et impera ; ils pouvaient feindre pour un instant d'être dupes des ruses qu'on mettait en jeu pour les désunir, mais avec un désir de réconciliation d'autant plus vif qu'on leur imposait l'humiliation d'un mensonge qui ne pouvait tromper personne.

Napoléon n'eut pas d'autre règle de conduite dans les négociations qui s'ouvrirent à la suite de la bataille d'Austerlitz. Cette fois, comme il ne s'agissait plus de satisfaire des rancunes personnelles mais de résoudre des questions diplomatiques du plus haut intérêt, la maxime diviser pour régner était tout à fait de mise, et il eût pu la pratiquer avec de grandes chances de succès, s'il avait su imposer quelque frein à ses insatiables convoitises. Son premier soin fut de séparer les négociateurs et de traiter de la paix avec chaque État isolément, conduite habile qui prévenait toute entente et toute action commune entre les vaincus de la coalition. Après avoir séparé l'Autriche de la Russie, il se hâta de la séparer de la Prusse. Trois jours avant la bataille, M. d'Haugwitz était venu à son camp pour lui signifier l'ultimatum de la Prusse, et Napoléon l'avait renvoyé à Vienne en remettant sa réponse à un moment plus opportun ; aujourd'hui la Prusse était elle-même vaincue sans avoir combattu, Napoléon se réserva de traiter en personne avec d'Haugwitz. Quant à la négociation avec l'Autriche, il la confia à Talleyrand en exigeant qu'elle fût suivie non pas à Vienne, mais à Brünn.

Talleyrand était resté fidèle aux sages idées qu'il avait exprimées dans son mémoire de Strasbourg et depuis lors dans ses lettres particulières ; il voulait qu'on usât de la victoire avec modération et même avec générosité. Il conseillait à Napoléon de se montrer clément envers l'Autriche. Plus nos succès avaient été complets, plus cette conduite était selon lui devenue facile et politique, car elle avait d'autant plus de chances de nous gagner les sympathies de cette puissance que nous allions relever un ennemi réduit à la dernière détresse. Qu'on enlevât à l'Autriche Venise et les enclaves de la Souabe, il y consentait, car c'était prévenir tout nouveau sujet de querelle ; mais il fallait en même temps lui donner d'amples compensations sur le Danube où nous avions tout avantage à la voir acquérir des provinces que convoitait la Russie ; il fallait la rassurer en séparant les deux couronnes de France et d'Italie ; il fallait même désarmer sa susceptibilité en laissant Venise redevenir un État indépendant, au lieu de la rattacher à l'empire français. Grâce à ces concessions, l'Autriche fortifiée par une guerre où elle devait trouver sa ruine nous aurai t été attachée non-seulement par les liens de la reconnaissance, mais par ceux d'un intérêt durable ; notre politique n'aurait plus été une perpétuelle menace contre le système européen, et dans l'éventualité d'une nouvelle guerre nous trouverions au centre même du continent un point d'appui plus solide que la versatilité prussienne.

Ces conseils étaient aussi prévoyants que sensés, car ils n'étaient nullement exclusifs d'une bonne entente avec la Prusse ; ils impliquaient même forcément que si l'on préférait une alliance avec cette puissance, comme elle ne s'était éloignée de nous qu'en mettant ses scrupules au-dessus de ses intérêts, il fallait lui offrir indépendamment des avantages qui devaient nous assurer son concours, des gages rassurants pour l'avenir de la paix européenne. Mais Napoléon qui même avant Austerlitz n'avait pas voulu écouter ces conseils, était encore bien moins disposé à les suivre maintenant qu'il avait anéanti l'armée de la coalition. Il avait déjà laissé bien loin derrière lui son programme d'Ulm, Ce premier projet, quelque ambitieux qu'il fût, n'était déjà plus à ses yeux qu'une ébauche timide et arriérée. Ce n'était plus seulement Venise, et le Tyrol, et le Vorarlberg, et les enclaves de la Souabe qu'il voulait enlever à l'Autriche, mais le Frioul, l'Istrie, la Dalmatie, et ces conquêtes elles-mêmes ne devaient être que les prémices des fruits qu'il prétendait retirer de sa victoire. Il n'osa pas toutefois manifester de prime abord ses prétentions dans toute leur étendue, bien qu'il se fût lié à l'avance par des traités avec les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade qui devaient recevoir de ses mains les provinces allemandes de l'Autriche ; il voulait auparavant savoir à quoi s'en tenir sur les dispositions de la Prusse. Gagner du temps, mettre du vague dans certaines questions, particulièrement dans celle qu'on élevait au sujet de la séparation tant promise des deux couronnes de France et d'Italie, séparation que Napoléon proposait dérisoirement d'ajourner à l'époque où l'Angleterre rétablirait l'équilibre des mers[3] ; enfin ne prendre aucun engagement définitif et éviter de parler de Naples que la rupture de la neutralité allait mettre à notre merci, tel était provisoirement le rôle assigné à Talleyrand. Ignorant encore s'il n'allait pas être forcé de rompre avec la Prusse, Napoléon admettait la possibilité de transiger sur quelques points, par exemple de pardonner à la reine de Naples moyennant le renvoi de Damas et d'Acton ; mais avant de rien décider il voulait voir d'Haugwitz et connaître ses véritables sentiments. Il se hâta donc de retourner à Vienne (12 décembre) laissant Talleyrand se débattre à Brünn avec les négociateurs autrichiens.

M. d'Haugwitz attendait Napoléon le cœur rempli d'un trouble qui n'était que trop justifié par la fausse situation dans laquelle son gouvernement se trouvait engagé. Des deux auxquels le cabinet prussien s'était associé le plus étroitement, l'un était mis hors d'état d'agir, l'autre faisait la paix, se rendait à discrétion. Il lui en restait un troisième, l'Angleterre, mais dont il ne pouvait espérer aucun appui efficace. La Prusse, dans l'hypothèse de la continuation de la guerre, allait donc avoir à supporter seule le choc des armées de Napoléon, et cette perspective lui inspirait les plus vives alarmes. Il lui était en outre difficile de sortir honorablement de l'impasse oiz elle se trouvait, car si elle était déliée de ses obligations envers l'Autriche, elle n'était dégagée ni vis-à-vis de l'Angleterre ni vis-à-vis de la Russie. Ces circonstances bien connues de Napoléon, quoiqu'il n'eût encore que des notions incomplètes au sujet du traité de Potsdam, lui donnaient de grands avantages sur le négociateur prussien et il se hâta d'en profiter avec son assurance accoutumée. Il reçut d'Haugwitz en jouant tantôt l'indignation d'un allié trahi et payé de ses services par la plus noire ingratitude, tantôt l'emportement d'un vainqueur irrité, impatient de se venger ; il feignit de ne pouvoir prendre au sérieux les griefs trop légitimes que la Prusse avait invoqués à l'appui de son changement de politique, d'avoir à peine une vague idée des violations de territoire et des procédés offensants qui l'avaient poussée à bout. D'Haugwitz intimidé, tremblant d'attirer sur son pays les calamités d'une guerre désavantageuse, eut la faiblesse de se laisser prendre à cette comédie, ou l'indignité de consentir à paraître en être dupe dans un moment où une démonstration énergique de sa part eût seule réussi à tempérer les ambitions désordonnées qui agitaient l'esprit de Napoléon. Il lui laissa prendre le rôle d'accusateur, se défendit faiblement contre ses reproches, montra, en un mot, de la confusion et de l'abattement lorsqu'il devait parler haut et ferme. C'était justement le point où voulait l'amener Napoléon. Lorsque l'empereur jugea le diplomate suffisamment effrayé par ses menaces, il changea tout à coup de langage, et au lieu de la déclaration de guerre qu'il lui avait fait appréhender, il lui offrit son alliance et la cession du Hanovre. Mais, en se résignant à ce grand sacrifice, il exigeait qu'on optât sur-le-champ ; il ne pouvait se soumettre à une plus longue délibération ; on devait choisir immédiatement entre une acquisition territoriale et la guerre. D'Haugwitz avait toujours été partisan de l'union à tout prix avec la France ; il n'avait jamais montré de grands scrupules d'honneur ni de patriotisme, il ne vit même pas ce que cette transaction avait d'ignominieux pour son pays ; il fut ébloui et se jeta avidement sur l'appât qu'on lui présentait avec la douce espérance d'être accueilli en Prusse comme un bienfaiteur national, car il allait rapporter à son souverain un agrandissement au lieu de la guerre qu'il avait sujet de craindre. Il signa pour ainsi dire séance tenante, sauf ratification par son gouvernement, un traité d'alliance offensive Et défensive, aux termes duquel la Prusse recevait le Hanovre en échange du marquisat d'Anspach que Napoléon devait rétrocéder à la Bavière et de la principauté de Neufchâtel qu'il voulait réunir à la France (15 décembre).

Napoléon n'a pas plutôt conclu cet arrangement avec la Prusse qu'il démasque aussitôt ses prétentions vis-à- vis de l'Autriche ; non-seulement il les imposera clans toute leur rigueur, mais il en élève de nouvelles que ce succès lui a suggérées. Il ne veut plus transiger sur le Tyrol, il lui faut en outre la Dalmatie ; quant à Naples, Talleyrand ne doit plus même souffrir qu'on lui en parle, car le temps est venu « de châtier cette coquine[4] ». La veille encore il était tout prêt à se contenter du renvoi d'Acton, aujourd'hui les crimes de la reine de Naples ont comblé la mesure et son expulsion peut seule satisfaire Napoléon. On a dit pour expliquer ce brusque changement, que dans l'intervalle il avait appris la rupture de la neutralité napolitaine[5] ; rien de plus inexact ; il avait vu et subjugué M. d'Haugwitz : voilà tout. Pour toute concession, Napoléon consent à réduire à cinquante millions les contributions de guerre. Talleyrand doit faire entendre aux plénipotentiaires qu'on s'est arrangé avec la Prusse et que chaque jour de retard ne peut qu'empirer leur situation. Napoléon n'admet pas que le roi de Prusse ait même l'idée de refuser sa ratification à un traité qui le déshonore mais qui lui assure de si grands avantages ; dans tous les cas il donne ce consentement comme certain et il en tire le même parti que s'il l'avait déjà Il fait transporter le siège des négociations de Brünn à Presbourg afin d'en être plus rapproché ; en même temps il concentre ses troupes et leur fait prendre une attitude menaçante comme s'il s'attendait à une rupture imminente. Les négociateurs isolés, déconcertés par tant de surprises successives, tremblant de voir s'accroître encore des exigences qui grossissent tous les jours, se résignent à subir la dure loi de la nécessité et consentent de guerre lasse à signer le désastreux traité de Presbourg, le plus humiliant qui eût jamais été imposé à la maison d'Autriche.

L'Autriche abandonnait Venise, l'Istrie, le Frioul, la Dalmatie dont allait hériter le royaume italien, le Tyrol et le Vorarlberg qui allaient enrichir la Bavière, les enclaves de la Souabe destinées au Wurtemberg ; le Brisgau et l'Ortenau, la ville de Constance cédés à l'électeur de Bade. Elle renonçait à tous ses droits sur la noblesse immédiate ; elle retirait son patronage à cette puissante clientèle qui avait tant fait pour l'influence autrichienne en Allemagne ; elle reconnaissait les titres de rois accordés aux électeurs de Bavière et de Wurtemberg ; elle acceptait enfin tout ce que nous avions fait en Italie et consentait à se taire sur Naples. Comme dédommagement à tant de sacrifices on lui donnait la principauté de Würtzbourg pour un de ses archiducs. Cette courte guerre lui avait fait perdre ses meilleures provinces équivalant à un cinquième de son territoire, et presque tous ses débouchés sur la mer. A tant faire que de lui imposer des conditions si pénibles et si humiliantes, il eût mieux valu lui porter immédiatement le coup mortel, car elle ne pouvait vivre dans la situation qui lui était faite, et sa politique devenait inévitablement une conspiration permanente dans le but de prendre sa revanche contre nous. Il fallait ou l'anéantir tout à fait ou lui offrir des conditions acceptables. La laisser vivre après l'avoir réduite au désespoir, c'était substituer une inimitié forcée à ce qui n'avait été jusque-là qu'une inimitié de circonstance. Cette pensée était dans tous les esprits lorsqu'on put connaître les stipulations de Presbourg : « Mes, enfants, dit l'archiduc Charles à ses soldats en les congédiant, reposez-vous jusqu'à ce que nous recommencions ![6] »

Pour parer à ce danger qui ne pouvait échapper à sa vue perçante, Napoléon s'était-il créé du moins des amitiés capables de faire contre-poids à des haines si naturelles ? Il n'avait rien imaginé de mieux à cet égard que le traité porté à Berlin par d'Haugwitz, traité que la Prusse se trouverait peut-être forcée de ratifier pour éviter la guerre, mail qu'elle ne pouvait accepter qu'avec une profonde humiliation et un ardent désir de se venger. Cette puissance était en effet liée si étroitement à l'Angleterre qu'elle était sur le point de recevoir de Londres son premier terme de subsides. C'était la jeter dans une cruelle extrémité que de la contraindre à recevoir en présent le patrimoine même du souverain qui la subventionnait. Il y avait là quelque chose de plus grave qu'une espièglerie à l'adresse du cabinet prussien, c'était une blessure cruelle pour l'orgueil national et pour de justes susceptibilités d'honneur et de patriotisme dont Napoléon ne tenait jamais aucun compte dans ses calculs. Loin donc de nous faire un allié de ce côté sa politique allait, nous y créer une inimitié nouvelle ; et c'était de sa part une singulière illusion que de croire qu'il pourrait la neutraliser au moyen de ses trois clients de Bade, de Wurtemberg et de Bavière. L'accroissement territorial qu'il leur avait donné n'était rien en effet auprès de la perte d'influence, de considération, de popularité que notre protection allait leur faire subir. Ils n'étaient plus considérés en Allemagne que comme des commis de Napoléon, et en annonçant fastueusement> dans son trente-septième bulletin, qu'ils avaient reçu le titre de roi comme « une récompense méritée », il prit soin de les dénoncer lui-même à la haine de leurs compatriotes qui ne virent plus en eux que des traîtres.

C'était faire payer bien cher à ces princes une alliance qu'ils avaient plutôt subie que recherchée. Leur reconnaissance était d'autant plus douteuse qu'indépendamment d'une vassalité si peu déguisée Napoléon s'apprêtait à leur imposer des liens d'une tout autre nature et qui étaient faits pour les froisser dans leurs sentiments les plus intimes. A ce souverain de hasard, qui venait de s'introduire Dar violence dans le cénacle des rois, il fallait des alliances de famille destinées à effacer les humbles commencements du parvenu. Napoléon avait à cet égard tous les préjugés des âmes les plus vulgaires ; il était resté sensible au prestige de la naissance et du rang comme un bourgeois de l'ancien régime, et l'ex-terroriste brûlait d'envie de s'unir aux races royales. A diverses reprises déjà il avait fait pressentir à ce sujet quelques-uns des petits princes allemands, mais ses avances n'avaient pas été accueillies. Au début de la nouvelle campagne, en se liant aux électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Bade, il avait fait renouveler ces ouvertures par son représentant, le général de Thiard. Mais ils montrèrent peu d'empressement. L'électeur de Bavière, celui de ces princes qui était le mieux disposé pour nous, faisait lui-même la sourde oreille : sa fille, la princesse Auguste, que Napoléon voulait marier au prince Eugène, était sur le point d'épouser le fils de l'électeur de Bade, et l'électrice, sa femme, poussait les hauts cris à la seule idée de la mésalliance qu'on lui proposait. Quant à l'électeur de Wurtemberg dont Napoléon réservait la fille à son frère Jérôme, il était encore plus mal préparé à cette union, car il n'était devenu notre allié qu'à son corps défendant, et nos troupes avaient dû employer le canon pour forcer les portes de Stuttgart. Tous ces princes repoussaient donc, avec une secrète horreur, cette main encore tachée du sang du duc d'Enghien. Mais après Austerlitz les rôles changent ; ce que Napoléon sollicitait la veille, il l'exige ; il ne parle plus en allié mais en maître. Gomme dans ces époques barbares où le rapt venait toujours à la suite de la conquête, il faut que ces filles de rois deviennent la rançon des Etats de leurs pères. La princesse Auguste arrachée à son fiancé est mariée à un homme qui n'est pas plus consulté qu'elle, et qui ne la connaît que pour avoir vu quelques jours auparavant son portrait sur une tasse en porcelaine[7] ; ce fiancé lui-même sera uni de force à la princesse Stéphanie de Beauharnais ; enfin Jérôme qui a épousé à Baltimore une personne honorable et distinguée mais sans titres nobiliaires, et dont il a déjà un enfant, sera du même coup démarié et remarié à la fille de l'électeur de Wurtemberg.

Mais ces brillantes unions de famille obtenues l'épée à la main, et les remaniements territoriaux qui en avaient été ou devaient en être le prix, l'Autriche diminuée, la Russie battue, la Prusse humiliée, la Confédération germanique refaite à notre profit, tous ces résultats n'étaient qu'une faible partie des conséquences que Napoléon prétendait tirer de la victoire d'Austerlitz. Ce qu'il rêvait maintenant c'était une transformation radicale du système européen tout entier. Lorsque, au début de l'Empire, on l'avait entendu évoquer le nom et la mémoire de Charlemagne, on n'avait vu en général dans ses paroles qu'un rapprochement de fantaisie, un effet oratoire sans rapport réel avec les faits. On put juger après Austerlitz qu'il y avait eu là de sa part toute autre chose qu'un simple hasard d'expression. Ce n'est pas que la fédération de royaumes dont il voulait s'entourer eût au fond rien de commun avec l'antique fédération carlovingienne. Ce qu'il avait en vue sous ce nom de fédération c'était l'unité la plus étroite et la plus absolue. Ces royautés vassales ne devaient être en réalité que les humbles instruments de sa propre domination ; c'était un déguisement auquel il croyait devoir recourir parce que l'aveu pur et simple de ses projets lui eût fait trop d'ennemis dans l'état actuel de l'Europe. La conquête dans sa brutale vérité était trop odieuse pour se maintenir longtemps ; il fallait la déguiser sous quelques dehors d'indépendance et d'autonomie, et c'est uniquement pour créer cette illusion qu'il songea à fonder des trônes en faveur de ses frères, à ériger des principautés en faveur de ses généraux et de ses fonctionnaires. l‘lais sous ces noms imposants de rois, de princes, de ducs, de grands et petits feudataires, tous ces hommes ne devaient être que les serviteurs soumis d'une centralisation de fer. Il se flatta que les peuples seraient dupes de ces apparences et que du moment où ses créatures porteraient les titres de souverains indépendants on ne verrait plus en elles que des représentants nationaux. Les nations pourraient donc se croire libres et indépendantes sous la tutelle de cette haute domesticité de princes et de rois que lui-même gouvernerait en martre absolu. Tel est dans son esprit et dans ses traits essentiels ce fameux système fédératif qu'on nous a donné comme une conception du génie et qui n'était que le misérable expédient du despotisme.

La rupture de tant de liens séculaires, qui attachaient les uns aux autres les peuples dont on allait disposer sans leur aveu, le mépris qu'on affichait ouvertement pour leurs traditions, leurs habitudes, pour les sentiments qui les unissaient à leurs vieilles dynasties, pour leur fierté patriotique, pour leurs plus chères sympathies nationales, le bouleversement de leurs institutions, le changement complet en un mot qu'on introduisait dans toutes leurs conditions d'existence supposaient que, selon une expression dont on a beaucoup abusé, ils étaient mûrs, au moins dans une certaine mesure, pour ces transformations, qu'on leur apportait quelques compensations si quelque chose pouvait compenser la perte de la. liberté, en un mot qu'une révolution non moins radicale s'était opérée dans toutes leurs idées et qu'on comptait sur l'appui de cette révolution pour le succès du nouvel état de choses qui leur était imposé. Mais il n'en était rien. L'exportation tant vantée des bienfaits du Code civil, n'était nullement propre à leur faire oublier les maux de la servitude, et lors même qu'on améliorait leur administration en la simplifiant comme en Allemagne, ils savaient fort bien voir que c'était uniquement pour rendre l'exercice du despotisme plus prompt et plus facile. Napoléon ne s'était pas préoccupé un seul instant du véritable état de leurs sentiments et de leurs opinions. Habitué à ne jamais voir dans les États que la force organisée, à ne tenir aucun compte des forces morales, à ne jamais découvrir les nations derrière les gouvernements, parce qu'il avait tué quelques milliers d'hommes à Austerlitz il croyait que tout était fini, qu'il n'y avait plus rien au-delà ; parce qu'un coup de surprise lui avait livré un champ de bataille, il s'imaginait pouvoir disposer en maître des nations européennes ; parce qu'il avait désarmé les cabinets, il croyait pouvoir traiter les peuples comme un caput mortuum sur lequel on opère à discrétion, sans s'occuper un instant de leurs volontés, de leurs intérêts ou de leurs convenances. Quelle que soit l'explication qu'on donne de cette méprise, elle prit en peu de temps de si brutales proportions qu'elle ne fait pas moins de tort à sa perspicacité qu'à son sens moral.

Napoléon inaugura ce nouveau système par la déchéance de la maison royale de Naples. C'est de Vienne même qu'il se hâta de notifier cet événement à l'Europe, aussitôt que son arrangement avec d'Haugwitz lui eut prouvé qu'il n'avait plus rien à redouter de la Prusse. « Le général Saint-Cyr, dit-il dans son trente-septième bulletin, marche à grandes journées sur Naples pour punir la trahison de la reine et précipiter du trône cette femme criminelle qui, avec tant d'impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes ! » On a voulu intercéder pour elle auprès de l'empereur. Il a répondu : « Les hostilités dussent-elles recommencer et la nation soutenir une guerre de trente ans, une si atroce perfidie ne peut être pardonnée ! »

Mais si c'était une atroce perfidie de la part de cette reine d'avoir rompu à l'improviste, le traité de neutralité, après toutes les avanies dont elle avait, eu à se plaindre de la part de Napoléon, quel nom méritait donc la conduite de Napoléon lui-même, lorsqu'en pleine paix et à la veille de conclure ce traité de neutralité, il avait donné l'ordre à Saint-Cyr de marcher sur Naples et de jeter la cour à la mer ? De quel côté étaient venues les provocations, les exactions, les violations de territoire, les violences et les insultes qui avaient entraîné la reine à ce coup désespéré` ? Napoléon ne lui avait-il pas prouvé, de mille manières, qu'il était décidé à lui arracher son royaume à la première occasion, ne l'avait-il pas menacée vingt fois de la réduire à la mendicité, de ne pas lui laisser dans ses États assez de place pour y élever son tombeau ? Pouvait-elle ignorer que ces menaces avaient été sur le point d'être exécutées et que la guerre continentale avait seule forcé Napoléon à en ajourner l'effet ? Enfin, en insérant dans le Moniteur ce traité de neutralité dicté par la force, son ennemi n'avait-il pas pris soin de la prévenir « que l’intérêt de la France conseillait de s'assurer ce royaume par une conquête utile et facile ? » Était-il vraisemblable que Bonaparte, avec son caractère et ses antécédents, serait un homme à se priver longtemps d'une conquête utile, facile et conseillée par l'intérêt de la France ?

La déloyauté de la cour de Naples était donc le résultat forcé d'une perfidie beaucoup plus odieuse, mais qui avait su se cacher assez habilement pour tromper les esprits superficiels. La trahison de la reine de Naples passa aussitôt à l'état de fait indiscutable, et Napoléon augmenta cette impression par l'éclat bruyant qu'il donna à une colère simulée. Nos soldats, conduits par Masséna, Saint -Cyr et Reynier, marchèrent sur Naples avec la conviction qu'ils allaient renverser la personnification même de l'imposture et de la mauvaise foi ; ils allaient tout simplement y élever, de leurs mains républicaines, un nouveau trône que, depuis longtemps déjà Napoléon destinait à son frère Joseph, le principal de ces grands feudataires qui devaient se grouper autour du nouvel empire d'Occident.

Par suite de cette conquête qui, ainsi que Napoléon l'avait prédit, ne pouvait être que facile, mais qui ne se fit pas toutefois sans que plusieurs provinces fussent mises à feu et à sang, l'Italie entière se trouva soumise à notre domination. De tous les anciens souverains italiens, le pape Pie VII seul se figurait encore avoir des États dans la Péninsule, mais on ne lui laissa pas longtemps cette illusion. Ce pontife avait voulu faire un Charlemagne, Il avait travaillé de toutes ses forces à l'élévation et à la grandeur de Bonaparte. Malgré la réprobation de tous les catholiques sincères et malgré les scrupules de sa propre conscience, il était allé à Paris couvrir le meurtrier de Vincennes du prestige de la religion, dans l'espoir que cette puissance, redoutable à tous, serait pour lui seul protectrice et bienfaisante ; il était temps qu'il reçût sa récompense. Ulcéré de tous les mécomptes qu'il avait éprouvés durant son séjour à Paris, il n'en avait rien témoigné directement, mais il s'était bien promis de prendre sa revanche, et l'occasion était facile à trouver grâce à ces rapp-arts de chaque instant que le Concordat avait établis entre la cour de Rome et le gouvernement français. Elle s'offrit à lui presque immédiatement sous la forme d'une requête que lui adressa Napoléon dans le but de faire casser le mariage de Jérôme avec Mlle Patterson. Ce mariage pouvait être annulé civilement sans trop de difficultés, mais le lien religieux subsistait, et il n'appartenait qu'à l'autorité ecclésiastique de le dénouer. Napoléon n'hésita pas à demander au pape la dissolution du mariage, persuadé qu'on ne lui refuserait pas ce petit service, après toutes les concessions infiniment plus scabreuses qu'on lui avait faites. La cour de Rome avait, en effet, maintes fois prouvé, particulièrement en cette matière, avec quelle facilité elle savait, lorsqu'elle y trouvait son avantage, accommoder ses maximes aux circonstances et autoriser des exceptions à ses règles les mieux établies. Ici, on ne lui en demandait pas tant, car Napoléon avait joint à sa demande une consultation de casuistes en renom et du propre théologien du pape, démontrant, d'après les décisions du droit ecclésiastique lui-même, la nullité de cette union. Mais, à sa grande surprise et à sa grande irritation, il rencontra, sur ce point, de la, part du doux Pie VII, une résistance invincible. Le pontife écrivit lui-même à l'empereur une lettre remplie des plus tendres protestations d'amitié ; il reconnut expressément « qu'il y avait une cause canonique de nullité dans la clandestinité du mariage e d'après un décret spécial du Concile de Trente. Malheureusement, les recherches les plus minutieuses et les plus approfondies, n'ayant pu établir que ce décret eût jamais été publié dans la ville de Baltimore, il avait la douleur de ne pouvoir prononcer l'annulation du mariage. En agissant autrement, « il se rendrait coupable d'un abus abominable devant le tribunal de Dieu ![8] »

Ce scrupule inattendu d'une conscience qui s'était montrée si accommodante, dans des affaires mille fois plus graves, avait jeté du froid dans les rapports de Napoléon avec la cour de Rome. Ce n'était là que le début des hostilités. D'un côté comme de l'autre, à l'époque du sacre comme à celle du concordat, il y avait eu trop de calculs, d'artifices, de sous-entendus, d'arrière-pensées et, pour tout dire, de tromperies, pour que le dissentiment pût en rester là En entrant en campagne contre l'Autriche, Napoléon traita les États du pape avec son sans-gêne habituel envers les États faibles ; il fit occuper Ancône par un détachement de Saint-Cyr, sans même prendre la peine d'en prévenir le gouvernement pontifical. Ce procédé n'avait absolument rien de nouveau de la part de Bonaparte, et, en venant le sacrer à Paris, le pape n'avait fait autre chose que sanctionner et couronner, en sa personne, une longue série de procédés du même genre ; mais lorsqu'il se sentit lui-même victime de ces sortes d'exploits, il commença à les trouver moins glorieux, Il lui écrivit, le 3 novembre, pour protester contre la prise de possession d'Ancône et pour se plaindre « des amertumes et des déplaisirs dont on l'abreuvait depuis son retour de Paris, du peu de retour qu'il trouvait chez Sa Majesté pour les sentiments qu'il lui avait voués, » enfin pour réclamer les droits d'une neutralité que toute l'Europe avait reconnue et respectée.

Napoléon ne répondit au pape qu'après Austerlitz. La lettre du pape lui était arrivée au milieu de tous ses projets de restauration de l'empire de Charlemagne, en plein rêve carlovingien. Le pape était entré, de moitié avec Napoléon, dans cette grande parodie historique ; il avait évoqué, avec une complaisance illimitée, le nom et les souvenirs de Charlemagne tant qu'il avait espéré en tirer profit pour son propre pouvoir, il allait maintenant connaître le danger de ces anachronismes ambitieux et éprouver ce que c'était qu'un Charlemagne dans une époque sans croyances. La réponse de Napoléon, tout en gardant encore quelques ménagements de forme, fit crouler d'un seul coup tout l'échafaudage des ambitions pontificales. En faisant un pacte avec le pape, Charlemagne avait réellement traité de puissance à puissance, parce que, derrière le pontife, il y avait alors autre chose que le petit État romain, il y avait le monde des croyants. Derrière Pie VII, au contraire, il n'y avait plus qu'une religion affaiblie, une autorité spirituelle expirante. L'immense force morale qui se personnifiait dans ses prédécesseurs et qui leur permettait de tenir tête aux maîtres du monde, n'était plus qu'une ombre et n'avait plus rien qui pût imposer à Napoléon. Les deux pouvoirs, qui avaient rempli le moyen âge de leurs luttes, étaient replacés face à face ; tous deux étaient un contre-sens peu durable dans le monde moderne ; mais l'un était armé d'une puissance matérielle incalculable, l'autre n'était qu'un souvenir et une sorte d'exhumation archéologique. Le rêve de la papauté devait s'évanouir le premier, car, lorsque Bonaparte invoqua, pour justifier l'occupation d'Ancône, ses devoirs « de protecteur du Saint-Siège, de successeur des rois de la seconde et de la troisième race, » il s'appuyait du moins sur une force réelle, qui était son épée, tandis que Pie VII n'était plus que le souverain d'un empire spirituel imaginaire.

Napoléon fit entendre clairement au pape que, s'il avait traité le Saint-Siège avec si peu de cérémonie, Pie VII ne devait s'en prendre qu'aux refus « qu'il avait éprouvés de sa part sur tous les objets, même sur ceux qui étaient d'un premier ordre pour la religion, comme, par exemple, lorsqu'il s'agissait d'empêcher le protestantisme de relever la tête en France. » Allusion parfaitement inexacte à la réversibilité possible de la couronne de France sur la tête des enfants protestants de Jérôme, puisque Jérôme avait été exclu de la succession impériale. Mais, « il continuerait à protéger le Saint-Siège, malgré les fausses démarches, l'ingratitude et les mauvaises dispositions des hommes qui s'étaient démasqués pendant ces trois mois, et qui l'avaient cru perdu.... Au reste, Sa Sainteté était libre d'accueillir de préférence les Anglais et le calife de Constantinople ; mais, ne voulant pas exposer le cardinal Fesch à des avanies, il le ferait remplacer par un séculier[9]. »

Dans une lettre, écrite le même jour au cardinal et que celui-ci devait communiquer à la cour romaine, Napoléon expliquait plus nettement encore la nature de cette protection qu'il prétendait imposer désormais au Saint-Siège : « Puisque ces imbéciles, lui disait-il, ne trouvent pas d'inconvénient à ce qu'un protestant puisse occuper le trône de France, je leur enverrai un ambassadeur protestant.... Je suis religieux, mais je ne suis pas cagot. Constantin a séparé le civil du militaire, et je puis aussi nommer un sénateur pour commander dans Rome en mon nom.... Pour le pape, je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards, et que mon empire confine avec l'Orient.... Je ne changerai rien aux apparences, si l'on se conduit bien ; autrement, je réduirai le pape à être évêque de Rome, Pie VII, chez qui les inspirations du dépit l'emportaient encore sur celles de la peur, répondit à Napoléon, en repoussant, avec un redoublement de douceur et d'onction, des reproches qu'il savait fort bien n'être que des prétextes, à l'exception du grief relatif au mariage de Jérôme. Sur ce point même, s'il avait contrarié les intentions de l'empereur, c'était à son extrême regret et uniquement parce qu'il n'avait rien trouvé dans les lois divines qui lui permit de suivre le penchant naturel de son cœur 1. Il niait, d'ailleurs, et cela avec plus de vérité, avoir fait le moindre accueil aux ennemis de l'empereur ou « avoir jamais cru Sa Majesté perdue comme elle le lui reprochait clans sa lettre. » Pie VII lui avait, en effet, écrit au moment où il entrait en vainqueur à Vienne et où la victoire d'Ulm était depuis longtemps connue. Passant alors à un autre ordre d'idées, au lieu de discuter la singulière théorie de protectorat, émise par Bonaparte, il se contentait, par une de ces ironies profondes et couvertes qui sont familières à la faiblesse et où excellent les prêtres et les femmes, de lui rappeler ces décevantes promesses qu'on avait fait miroiter à ses yeux pour l'attirer à Paris. Maintenant que Napoléon avait ajout de si glorieuses acquisitions à ses anciennes conquêtes, et puisqu'il rapportait à Dieu l'heureux succès de ses armes[10], on pouvait espérer qu'il reporterait aussi à Dieu le fruit de ses conquêtes, en y faisant participer l'Église. « Votre Majesté est devenue le souverain de Venise. Cette extension-de ses domaines en Italie nous fait concevoir l'idée flatteuse que le temps est arrivé où elle voudra voir l'Église recouvrer enfin cette partie du patrimoine de saint Pierre que la Révolution lui a ravie. » Raisonnement d'une logique irréprochable, et d'autant plus fait pour exaspérer Napoléon qu'il se flattait d'avoir terrifié la cour romaine qui semblait peu troublée, de cette grande colère. Au surplus cette réponse pleine de candeur, selon l'expression même du pape, mais d'une candeur très-étudiée, ne lui donnait aucune prise contre ceux qui la lui adressaient.

Cette fois Napoléon laisse de côté toute dissimulation et jette le masque : « Votre Sainteté, répond-il au pape, est souveraine de Rome, mais j'en suis l'empereur ! Tous mes ennemis doivent être les siens. Il n'est donc pas convenable qu'aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ni Suédois réside à Rome ou dans vos États, ni qu'aucun bâtiment appartenant à ces puissances entre dans vos ports... je suis comptable envers Dieu qui a bien voulu choisir mon bras pour rétablir la religion. Et comment puis-je sans gémir la voir compromise par les lenteurs de la cour de Rome ? Ils en répondront devant Dieu ceux qui laissent l'Allemagne dans l'anarchie ; ils en répondront devant Dieu ceux qui retardent l'expédition des bulles de mes évêques !... Ce n'est pas en dormant que j'ai réorganisé la religion en France de telle sorte qu'il n'est pas de pays où elle fasse tant de bien et où elle soit si respectée[11]. »

Ces singulières expressions montrent que Napoléon se considérait déjà comme quelque chose de plus que le suzerain du pape, car il n'était pas loin de lui disputer jusqu'à son titre de vicaire de Dieu. Plus zélé pour la religion que le pape, il ne se faisait pas faute de lui démontrer la supériorité des services qu'il avait rendus à la Divinité, il le citait hardiment au tribunal de ce juge suprême, et il apportait dans ces pieuses pantalonnades l'imperturbable assurance qui lui avait si bien réussi auprès des ulémas du Caire. Cette péremptoire déclaration dz : principes eut pour commentaire et pour complément une communication encore plus nette et plus impérieuse qui vint dicter au cardinal Fesch la règle de conduite qu'il devait, suivre à l'avenir. Il devait requérir immédiatement l'expulsion de tous les Anglais, Russes et Suédois habitant les États romains : « Je n'entends plus, disait Napoléon, que la cour de Rome se mêle de politique... Je donne ordre au prince Joseph de vous prêter main-forte... dites bien que j'ai les yeux ouverts, que je ne suis trompé qu'autant que je le veux bien, que je suis Charlemagne, leur empereur, que je dois être traité de même. Je fais connaître au pape mes intentions en peu de mots, s'il n'y acquiesce pas, je le réduirai à la même condition qu'il était avant Charlemagne ![12] »

Que s'était-il passé en- somme depuis ce voyage de Paris, que Napoléon avait obtenu au prix de tant d'instances, de flatteries et de promesses ? Quels torts pouvait-il après tout reprocher à ce faible vieillard qu'il traitait si durement après l'avoir trompé et enivré en lui donnant les plus fausses espérances ? Pie VII lui avait refusé la rupture du mariage de Jérôme par des scrupules qui pouvaient n'être pas sincères, mais dont sa conscience de prêtre était seule juge ; il avait, en outre, apporté dans l'expédition des affaires ecclésiastiques, des lenteurs fort probablement calculées, mais qui n'excédaient en rien ses droits de souverain spirituel. Ce n'étaient donc point les torts du pape qui avaient comblé la mesure, c'étaient les forces de Napoléon qui avaient prodigieusement grandi. Une blessure d'amour-propre et la victoire d'Austerlitz, voilà tout ce qu'il avait fallu pour rendre Napoléon aussi impitoyable envers la cour de Rome. Entre l'état d'oppression auquel il la réduisait aujourd'hui et une ruine complète, il n'y avait plus qu'une question de temps. Du moment où le pape refusait de se soumettre en tout aux vues de l'empereur, on peut dire que son expulsion de Rome était un fait déjà consommé virtuellement ; il ne restait à mettre en œuvre que le mode, les prétextes et l'occasion.

Aux grands fiefs de Rome et de Naples, Napoléon avait résolu d'ajouter la Hollande, où le grand pensionnaire Schimmelpenninck n'avait fait que garder à son insu la place pour un second frère de l'empereur. Lorsque les Anglo-Suédois avaient menacé la Hollande pendant notre campagne en Autriche, Napoléon y avait envoyé. Louis avec une armée qui se borna à prendre position sur les frontières de Westphalie et se trouva bientôt dégagée par la victoire d'Austerlitz. Louis vint saluer son frère lors de son passage à Strasbourg. Napoléon le reçut très-froidement : « Pourquoi, lui dit-il, avez-vous quitté la Hollande ? On vous y voyait avec plaisir, il fallait y rester ! » Louis allégua les bruits qui circulaient dans ce pays au sujet de sa prochaine transformation monarchique : « Ces bruits, ajouta-t-il, ne sont pas agréables à cette nation libre et estimable, et ils ne me plaisent pas davantage[13]. »

Cette répugnance des frères de Napoléon à entrer dans ses vues est caractéristique, et ne saurait d'ailleurs être révoquée en doute, bien qu'on ait très-faussement cherché à expliquer son absurde système des royautés vassales par son désir de contenter leur avidité et leur ambition. Déjà Joseph avait refusé le trône d'Italie, en alléguant, il est vrai, une excuse qui était plutôt un prétexte qu'un motif sérieux, et pour le décider à accepter celui de Naples, il avait fallu lui faire une sorte de violence. Louis, dont l'honnêteté et le désintéressement sont restés au-dessus de toute contestation, était encore plus éloigné de toute convoitise de ce genre, mais il ne fut pas plus consulté que Joseph ou Jérôme. Ce fait curieux ne démontre pas seulement que l'utopie de la résurrection carlovingienne appartient en propre à Napoléon seul, il met en lumière l'opinion que ses frères avaient de lui, car il entrait dans leurs scrupules au moins autant de défiance envers un maitre si exigeant que de défiance envers la fortune. Mais, ainsi que l'a écrit le roi Louis, il ne s'agissait pas de leur volonté, mais de la sienne, et il leur fallait choisir entre l'expatriation de Lucien et le trône qu'on leur offrait.

« Napoléon, dit ce prince dans ses mémoires, fit entendre à Louis que s'il n'était pas plus consulté sur cette affaire, c'est qu'un sujet ne pouvait qu'obéir. Louis réfléchit qu'il pouvait être contraint par la force ; que l'empereur le voulant absolument il lui arriverait ce qui était arrivé à Joseph qui, pour avoir refusé l'Italie, était alors à Naples. Cependant il fit encore une dernière tentative, il écrivit à son frère qu'il sentait la nécessité pour les frères de l'empereur de s'éloigner de France, mais qu'il lui demandait le gouvernement de Gènes ou de Piémont. Napoléon refusa[14]. » La Hollande fut encore moins consultée que Louis : « Monsieur Talleyrand, écrit Bonaparte le 14 mars 1806, j'ai vu ce soir M. Verhuell. Voici en deux mots à quoi j'ai réduit la question : la hollande est sans pouvoir exécutif, il lui en faut un ; je lui donnerai le prince Louis... Au lieu du grand pensionnaire il y aura un roi... Les arguments sont que sans cela je ne ferai rendre aucune colonie à la paix... Il faut qu'avant vingt jours le prince Louis fasse son entrée à Amsterdam. » Voilà au juste à quoi se réduisirent les prétendues supplications des patriotes hollandais pour obtenir le roi Louis, Notre domination ne pouvait plus être qu'exécrée dans un pays ruiné par nos exactions et par toutes les calamités que nous lui avions attirées en l'entrai-nard, malgré lui, à la guerre contre l'Angleterre ; dans ces circonstances, alléguer l'offre du trône au nom de la reconnaissance nationale, c'était insulter au malheur par la plus odieuse comédie. Louis se résigna mélancoliquement, il subit la royauté comme une pénitence, mais avec un sincère désir de soulager les de ses nouveaux sujets ; il parut parmi les souverains de son temps comme une sorte de monarque à la triste figure, mais quoique troublé et consterné d'avance, à filée des tribulations qu'il prévoyait, il était encore loin de soupçonner quel dur esclavage couvrait ce titre de roi qu'un juste pressentiment lui avait fait redouter.

Napoléon compléta le système des grands fiefs par la création de souverainetés inférieures qui n'avaient d'autre but que de fournir de grosses dotations à ses parents et serviteurs de tout ordre, aux dépens des pays conquis et sans qu'il en coûtât rien à son trésor. Sa sœur Élisa avait déjà Lucques et Piombino, Eugène avait la haute Italie, Pauline Borghèse obtint le duché de Guastalla qu'elle vendit peu de temps après à beaux deniers comptants ; Berthier eut la principauté de Neufchâtel que la Prusse devait nous céder en échange du Hanovre, Murat eut le duché de Berg que nous céda la Bavière, Bernadotte eut Ponte-Corvo et Talleyrand la principauté de Bénévent, deux fiefs pris sur les domaines que de temps immémorial la papauté disputait au royaume de Naples. Lebrun fut fait duc de Plaisance. Les 1tits vénitiens fournirent à eux seuls douze autres fiefs, dont les titulaires devaient être nommés ultérieurement. Ce n'était là qu'une première esquisse de cette vaste hiérarchie (lui devait relever la splendeur du grand empire. Ces dociles satellites annonçaient tout un système planétaire qui allait bientôt graviter autour de l'astre impérial, leur centre et leur foyer ; mais ils ne devaient avoir d'autre éclat que celui qu'ils tiendraient de leur créateur. Ces nouvelles souverainetés étaient encore plus dépendantes que les fantômes de royautés auxquels elles allaient servir de cortège ; elles n'étaient en réalité qu'une création toute fiscale, elles ne déléguaient aucun pouvoir ; elles ne constituaient en un mot que des apanages, ou pour mieux dire qu'une spoliation organisée. Nos exactions sur les vaincus avaient eu jusque-là une forme moins blessante parce qu'elle était impersonnelle. Elles se faisaient au nom et au profit d'un grand État, et on pouvait les croire consacrées à des intérêts généraux. Aujourd'hui on mettait les exploitants en présence des exploités ; on chargeait les conquis de soudoyer eux-mêmes la conquête, et les sujets des nouveaux feudataires ne devaient connaître leurs maîtres que par les sommes d'argent que ceux-ci allaient leur extorquer, singulier moyen de rendre durable et populaire cette féodalité bureaucratique.

Le couronnement naturel de cet édifice grandiose était la nouvelle organisation que Napoléon réservait à la Confédération germanique ; mais avant de démasquer ce dernier projet plus menaçant pour la paix de l'Europe qu'aucun de ceux qu'il avait réalisés jusque-là il voulait enchaîner définitivement la Prusse en la forçant à subir le traité de Schœnbrünn, et tenter la chance d'un raccommodement soit avec l'Angleterre, soit avec la Russie, comptant selon son habitude, si ses ouvertures étaient acceptées par ces puissances, faire passer cette énormité entre les préliminaires et la signature de la paix, et, si ses avances n'étaient pas accueillies, la leur jeter au visage en signe de défi. D'Haugwitz avait porté à Berlin l'offre du Hanovre au lieu d'une déclaration de guerre, mais il y avait trouvé un accueil bien différent de celui auquel il s'attendait. Tout le monde sentit ce qu'il y avait dans cette proposition d'injurieux et de méprisant pour la nation prussienne. Toute frémissante encore de son indignation de la veille contre l'oppresseur de l'Europe, elle ne devait pas seulement poser les armes avant d'avoir combattu, et abandonner ses alliés comme c'est le sort ordinaire d'une guerre malheureuse, on exigeait d'elle qu'elle se déshonorât en acceptant leurs dépouilles, en tournant contre eux l'épée qu'elle avait prise pour leur défense. Il fallait qu'on la considérât comme une nation de purs automates indignes du nom d'hommes, pour la supposer insensible à l'ignominie du rôle auquel on voulait la condamner. La révolte de l'honneur national se manifesta avec une extrême énergie parmi toutes les classes de la population et même à la cour, où ces sentiments sont d'ordinaire trop émoussés pur montrer une grande susceptibilité. Le roi lui-même, quoique dominé par la crainte et l'intérêt, éprouvait une humiliation profonde à l'idée de ratifier de pareilles conditions, car elles ne lui offraient pas même l'excuse d'un avantage assez considérable pour faire oublier avec le temps tout ce qu'elles avaient de honteux. L'acquisition du Hanovre ne lui apportait, en effet, déduction faite des cessions territoriales dont elle devait être le prix, qu'un accroissement de quatre ou cinq cent mille âmes ; et c'était sur un si faible enjeu qu'il lui fallait risquer sa popularité, l'honneur de sa couronne, la perspective d'une guerre presque certaine avec l'Angleterre I D'autre part, s'il refusait sa ratification, c'était une guerre immédiate contre une armée victorieuse qui était campée à quelques marches de ses frontières et à laquelle il n'avait encore à opposer que des troupes très-inférieures en nombre.

Dans cette cruelle extrémité le roi résolut de céder en ratifiant le traité sous la réserve de quelques modifications qu'il jugeait nécessaires soit à sa propre dignité, soit à l'intérêt de ses États. Il insista surtout sur l'annulation de la clause d'alliance offensive et défensive qui le rendait solidaire de tous les changements que Napoléon avait opérés ou se proposait d'opérer en Europe. Il tenait essentiellement à ne pas reconnaître la déchéance de la maison de Naples, à ne, recevoir le Hanovre qu'à titre provisoire, jusqu'à ce qu'il eût obtenu l'assentiment de l'Angleterre ; enfin il présentait comme un complément nécessaire à son acquisition du Hanovre, l'annexion des villes de Hambourg, de Brême et de Lubeck, comptant sur ce nouvel accroissement pour faire taire les plaintes de ses sujets. D'Haugwitz part pour Paris, afin de soumettre à Napoléon le traité ainsi remanié, et Laforest, notre représentant à Berlin, consent à le signer, en réservant toutefois la ratification de son souverain.

Dans l'intervalle, un grand événement, prévu déjà depuis quelque temps, venait de s'accomplir. L'ennemi le plus redoutable et le plus persévérant de Napoléon, William Pitt, était mort le 23 janvier 1806, usé par les luttes dévorantes du pouvoir et de la liberté, frappé au cœur par la victoire d'Austerlitz : son grand émule en éloquence, sinon en génie politique, Fox venait d'être appelé au ministère. Napoléon vit sur-le-champ tout le parti qu'il pourrait tirer d'un malheur qui allait achever la déroute de ses ennemis du continent, et de l'avènement d'un homme dont l'âme ouverte et généreuse comportait trop d'inconsistance, de laisser-aller et d'illusion, pour lui faire craindre un adversaire capable de lui tenir tête. Fox ne vécut pas assez longtemps, soit pour justifier, soit pour démentir pleinement les espérances au fond peu flatteuses dont il était l'objet ; on put voir toutefois qu'il n'était pas à la hauteur de la tâche que Pitt lui léguait. La mort prématurée qui vint le surprendre au début mime de son administration, jointe aux sympathies qu'inspirait son caractère, a donné lieu à des regrets fort exagérés de la part de ceux qui soutiennent que l'ambition de Napoléon n'était pas incompatible avec la paix de l'Europe. Bonaparte lui-même s'est plu à accréditer cette opinion erronée : « La mort de Fox, disait-il souvent, a été une des fatalités de ma carrière !... S'il eût vécu, la cause des peuples l'eût emporté et nous eussions créé un nouvel ordre en Europe[15]. » Mais ce qui démontre tout ce qu'il y a de hasardé dans ce lieu commun, c'est d'abord que Fox, après toutes les effusions philanthropiques par lesquelles il crut devoir débuter, fut, forcé de revenir purement et simplement à la politique de Pitt, et, ensuite, que le premier effet produit sur Napoléon par l'élévation de Fox au ministère, fut de le rendre beaucoup plus exigeant envers les puissances continentales. Il avait eu avec Fox des rapports personnels à l'époque du traité d'Amiens, il s'était attaché à caresser son esprit optimiste et bienveillant, peu fait pour pénétrer les calculs d'une politique aussi ténébreuse ; il ne vit en. lui qu'un adversaire facile à duper et dont il aurait meilleur marché que du grand ministre qu'il avait toujours et partout rencontré sur son chemin, dénonçant ses projets aussitôt qu'ils étaient formés, et leur opposant une indomptable résolution. Quelle fortune inespérée que la substitution du bon et généreux Fox à cet homme hautain dont le regard pénétrant et le froid mépris avaient tant de bis déconcerté le charlatanisme impérial !

Mais cette chance heureuse, qui eût pu assurer la paix de l'Europe, ne servit qu'à rallumer la guerre. Napoléon Était en ce moment sur le point de transiger avec la Prusse, car les modifications qu'elle proposait au traité de Schœnbrünn n'avaient rien d'exorbitant, et il était, d'ailleurs, certain qu'en insistant il la contraindrait à y renoncer en tout ou en partie. Mais il n'a pas plutôt appris l'avènement de Fox qu'il se ravise, et ne veut plus entendre parler du traité. Son premier mouvement est de garder le Hanovre, afin de pouvoir faire plus facilement sa paix avec l'Angleterre[16], mais ce mouvement, qui était une idée juste, reste à l'état de velléité, et Napoléon ne songe plus qu'à empirer la situation de la Prusse en la forçant à accepter des conditions encore plus onéreuses que celles du traité qu'elle a voulu amender. Il verra plus tard à s'arranger avec l'Angleterre, mais en attendant il se flatte de l'intimider et de la contraindre plus vite à la paix, en amenant la Prusse à entrer bon gré ou mal gré dans la ligue prohibitionniste qui va inaugurer le blocus continental. La Prusse doit, non-seulement, subir toutes les conditions du traité de Schœnbrünn, mais renoncer au margraviat de Bayreuth, reconnaître tous les changements qui s'opèrent en Italie, et, en outre, prendre l'engagement de fermer au commerce anglais les bouches de l'Elbe et du Weser, clause infiniment plus grave, qui équivalait à une déclaration de guerre contre l'Angleterre. D'Haugwitz signe en gémissant ce nouveau traité, mais il n'ose pas, celte fois, le porter lui-même à Berlin, et il en charge l'ambassadeur prussien Lucchesini.

Il y avait un excès de cruauté et de dérision à décorer du nom de traité d'alliance un pacte conclu dans de telles conditions, à le donner comme le gage d'une éternelle union[17] entre les parties contractantes. Jamais notre diplomatie n'avait adopté un expédient plus impolitique et plus désastreux. On ne pouvait en effet supposer, sans une insigne folie, que la Prusse, quels que fussent pour le moment ses embarras, consentirait à s'asservir elle-même au joug français, au point d'accepter sa propre ruine et celle «de toute l'Allemagne, pour seconder la haine de Napoléon contre l'Angleterre et pour l'aider à achever la conquête du continent. Jusque-là la neutralité, et même l'alliance prussienne, avait été possible avec de très-légères concessions ; après un tel traité, la Prusse devenait forcément notre plus implacable ennemie, et elle ne pouvait plus songer qu'à nous combattre aussitôt qu'elle trouverait une occasion de le faire avec avantage. Au reste, Napoléon allait la forcer de saisir cette occasion plus promptement encore qu'elle ne pensait, par une série de procédés qui devaient rendre sa situation de plus en plus intolérable. Avec lui, les résultats d'une faute ne se faisaient jamais attendre, grâce à son système invariable de tirer d'un succès tout ce qu'il pouvait donner, et selon sa conviction, qu'on lassait moins la Fortune en la violentant à outrance qu'en laissant échapper une seule de ses faveurs. Le roi de Prusse, avant même d'avoir apposé sa signature à ce fatal traité, avait commencé à expier sa faiblesse et son avidité. Napoléon occupa Anspach plus de quinze jours avant la ratification. Lorsqu'il l'eut obtenue, il fit insulter dans le Moniteur le chef du cabinet prussien, M. de Hardenberg, qui avait déjà eu les honneurs d'une accusation injurieuse dans un bulletin, daté de Vienne. Il lui reprocha de nouveau « de s'être prostitué aux éternels ennemis du continent[18] » ; il l'appela traître et parjure, l'accusa de s'être déshonoré, et pour justifier ces aménités, publia, en la falsifiant, une lettre que ce ministre patriote, avant d'avoir pu connaître le traité de Schœnbrünn, avait écrite à lord Harrowby, pour lui déclarer « qu'une nouvelle occupation du Hanovre par Bonaparte serait considérée comme dirigée contre la Prusse[19]. » Notre légation de Berlin eut l'ordre d'interrompre toute relation avec lui. Napoléon fit signifier au roi qu'il comptait sur le renvoi de Hardenberg. Il ne pouvait déjà plus tolérer en Prusse un ministère qui ne fût pas à sa discrétion. Fâcheux présage ! C'était par là qu'il avait commencé avec la reine de Naples, avant de lui prendre ses États : « Dites à M. d'Haugwitz, écrivait-il à M. de Talleyrand, qu'on a toujours supposé que M. de Hardenberg se retirerait[20]. » Le roi de Prusse dut se résoudre à sacrifier son ministre en prenant pour prétexte l'apologie fière et loyale que Hardenberg publia de sa conduite. A cette ingérence peu rassurante de Napoléon dans le gouvernement intérieur de la Prusse, se joignit bientôt après la saisie de quatre cents bâtiments de commerce prussiens ou allemands par la marine britannique, qui y trouva une ample compensation à la fermeture passagère de l'Elbe et du Weser. Napoléon eût voulu enrichir le commerce anglais qu'il n'eut rien pu imaginer de mieux que sa ridicule conception du blocus continental, dont le premier résultat était de tuer toute concurrence au profit de l'Angleterre.

Ce n'était là que la moindre des surprises qui attendaient le cabinet prussien. Il commençait à peine à se remettre de son émotion, lorsqu'il apprit que la Confédération germanique, dont il faisait partie et dont il avait quelque droit de considérer les affaires comme une question qui le regardait, allait être réorganisée, et réorganisée, non-seulement, sans lui., mais contre lui. On lui laissait ignorer des combinaisons bien plus extraordinaires encore, qui devaient mettre sa patience à une rude épreuve. Le roi de Prusse avait ratifié, le 9 mars, le traité, qui lui cédait le Hanovre en toute propriété, et dès le mois de juin suivant Napoléon offrait cette province à l'Angleterre comme gage de paix et de réconciliation. Il l'offrait sans que la Prusse lui eût donné un seul sujet de plainte légitime. Les motifs qu'on a allégués pour justifier cette trahison ne soutiennent pas l'examen. La Prusse, en prenant possession du Hanovre, avait laissé voir qu'elle le recevait à contre-cœur ; on pouvait l'en croire sur parole, et ce scrupule n'avait rien que d'honorable tour elle. Quant à la lumière que les révélations de la tribune anglaise venaient de jeter sur sa conduite passée, elle n'avait rien qui fût nouveau pour Napoléon. La Prusse avait été assez punie par son humiliation. La conduite de Napoléon n'avait en réalité qu'un seul motif, le désir de s'arranger avec l'Angleterre.

Sous l'empire de ses anciennes illusions sur le premier Consul, Fox avait profité de la révélation qui lui avait été faite d'un projet d'assassinat contre Napoléon, pour entrer en communication avec le cabinet français dans l'espoir que cette ouverture amènerait quelque incident favorable à la paix. Il avait toujours attribué la continuation de la guerre à l'obstination et à la mauvaise foi de Pitt, aux défiances, à la mauvaise volonté des puissances continentales qui, selon lui, avaient poussé à bout un homme naturellement juste et modéré ; il devait attacher le plus grand prix à mettre d'accord ses actes avec ses paroles, â prouver comme ministre l'excellence du système qu’il avait soutenu comme orateur. Il ne pouvait, d'ailleurs, faire l'expérience de ces idées optimistes sous des auspices plus heureux, car Napoléon avait obtenu de tels avantages qu'il pouvait, sans crainte de paraître reculer, faire quelques sacrifices à un objet aussi considérable que le rétablissement de la paix avec l'Angleterre.

Napoléon n'était pas sans comprendre toute la portée d'une semblable réconciliation ; il avait lui-même imaginé le faux projet d'assassinat qui avait donné lieu à la dénonciation de Fox. Tl saisit avec empressement l'occasion qu'on lui offrait, il fit transmettre à Fox, par Talleyrand, un fragment de discours, dans lequel il exprimait le désir de faire la paix sur les bases du traité d'Amiens ; et à la suite de quelques communications du caractère le plus courtois échangées entre les deux cabinets, pendant les mois de mars et d'avril 1806, des pourparlers directs, en vue de la paix, s'engagèrent par l'entremise de lord Yarmouth, l'un des nombreux sujets britanniques retenus en France à la suite de la rupture du train d'Amiens Talleyrand, qui fut chargé de négocier avec lui, admit tout d'abord et sans difficulté la restitution du Hanovre au roi d'Angleterre ; il admit également le principe général de l'uti possidetis, c'est-à-dire de l'état actuel des possessions, en ce qui concernait les acquisitions nouvelles des deux États ; il s'engagea particulièrement à laisser à la maison de Naples l'île de Sicile, dont nos troupes n'avaient pu s'emparer. Sur un seul point il se montra inflexible ; il refusa obstinément d'admettre la Russie à une négociation commune. Napoléon avait, en effet, trouvé trop d'avantages à faire des paix séparées pour se départir de cette règle de conduite ; il se proposait ici de renouveler le jeu qui lui avait si bien réussi contre la Prusse et l'Autriche, et de même qu'il s'était servi du traité surpris à la faiblesse de d'Haugwitz pour écraser l'Autriche isolée, il voulait conclure à tout prix un arrangement improvisé avec la Russie pour imposer ensuite toutes ses volontés à l'Angleterre.

L'empereur de Russie, qui s'était d'abord emparé des bouches du Cattaro, au moment où nos troupes allaient les occuper, avait ensuite témoigné le désir de se rendre aux doléances de l'Autriche, que Napoléon rendait responsable de l'accident. Il venait justement d'envoyer à Paris M. d'Oubril, avec de pleins pouvoirs, mais moins pour conclure la paix que pour en discuter les conditions. Napoléon conçoit aussitôt le plan de surprendre d'Oubril comme il a surpris d'Haugwitz, en lui faisant signer un traité au moyen duquel il intimidera et accablera le cabinet anglais. La seule arrivée du négociateur russe suffit pour produire en lui un changement complet de ton et de langage. A son retour de Londres, où il est allé porter à Fox les propositions de Bonaparte, lord Yarmouth se trouve en présence d'une situation toute nouvelle. On ne veut plus entendre parler de laisser la Sicile aux Bourbons : l'empereur a reçu des lettres de son frère qui lui déclare ne pouvoir se passer de cette île ! D'ailleurs ses généraux sont à la veille de s'en emparer. Il faut que l'Angleterre se contente du Hanovre, de Malte, dd colonies qu'elle a conquises[21]. A mesure que d'Oubril se laisse prendre au piège, le cabinet français devient plus exigeant et plus réservé envers Yarmouth. On l'amuse avec les propositions les plus ridicules. On lui offre de donner, comme indemnité au roi des Deux-Siciles, un nouveau domaine formé avec les villes hanséatiques qu'on prendra à l'Allemagne ! En général, les indemnités que propose Bonaparte sont toujours à prendre sur le voisin. Enfin, du 15 au 20 juillet, Napoléon est certain de l'adhésion de d'Oubril au traité qu'il offre à la Russie, et subitement la scène change de nouveau. Peu lui importe que ce traité ne soit encore qu'un projet, qu'il contienne des conditions absolument inacceptables, il a amené par flatterie, intimidation ou corruption le représentant d'Alexandre à le signer provisoirement, et il s'en prévaut sur-le-champ comme s'il était définitif. H démasque à l'improviste la grande surprise qu'il a préparée clandestinement tout en suivant ces diverses négociations : « Talleyrand m'a déclaré, écrivait Yarmouth à Fox le 9 juillet, il a déclaré à d'Oubril que si la paix se faisait, l'Allemagne resterait dans son état présent, et que les changements projetés ne seraient pas publiési[22]. » Cette promesse est aussitôt violée que faite. Napoléon publie la nouvelle organisation de la Confédération germanique réformée à l'abri de son protectorat, et il faudra que l'Angleterre, avec qui l'on a d'abord négocié sur le pied du statu quo, se résigne tout à la fois à nous céder la Sicile, et à voir la moitié de l'Allemagne soumise à notre domination.

Ce coup de théâtre était la répétition exacte des stratagèmes qui avaient précédé la conclusion du traité d'Amiens ou plutôt de ceux que Napoléon employait dans toutes ses négociations diplomatiques, car c'était là chez lui, une méthode constante et systématique. Avec une connaissance un peu plus approfondie de son caractère, et même avec une étude tant soit peu attentive de ses antécédents politiques, on eût pu prédire à coup sûr ces brusques revirements qui déconcertaient ses adversaires. En diplomatie comme à la guerre, c'est au moment où tout semblait gagné qu'il fallait surtout se défier de lui. Doué d'un art infini pour attirer, séduire et flatter, pour inspirer une fausse sécurité, il captivait, entrainait par ses promesses des négociateurs que trompait sa rondeur apparente, il faisait valoir à leurs yeux les considérations d'humanité, la gloire de pacifier l'Europe après tant de déchirements ; il les associait à ses vues d'avenir, à ses philanthropiques espérances ; il se hâtait- de les engager sans leur laisser le temps de la réflexion ; puis, quand tout était réglé, convenu, terminé, au moment même de signer, il démasquait tout à coup quelque formidable imprévu et les mettait en demeure de s'y résigner ou de déchirer le traité en les menaçant avec éclat de les rendre responsables des conséquences. Comme les cabinets trop confiants avaient presque toujours escompté auprès de leurs sujets les avantages de la paix, ils courbaient le plus souvent la tête et acceptaient le fait accompli.

Cette surprise était faite pour refroidir considérablement l'admiration enthousiaste que Fox avait vouée à Bonaparte, et qui avait, d'ailleurs, souffert plus d'une atteinte depuis quelques années. Il ressentit d'autant plus vivement cette déception, qu'il s'en croyait tout à fait à l'abri, en raison de ses anciennes relations avec Napoléon. Mais au lieu de plier comme l'empereur l'espérait, il témoigna son mécontentement à lord Yarmouth, qui avait montré en cette occasion peu de fermeté et peu de clairvoyance en produisant ses pouvoirs, contrairement à ses instructions, et en acceptant la discussion sur l'indemnité sicilienne. Fox lui adjoignit lord Lauderdale, qui était chargé de parler un langage plus énergique et de revenir au point de départ même de la négociation, c'est-à-dire au maintien du statu quo. Napoléon proposa alors, pour le roi des Deux-Siciles, de nouvelles indemnités, sur lesquelles il n'avait pas plus de droits que sur les villes hanséatiques, il offrit successivement l'Albanie qui appartenait à l'empire ottoman, avec Raguse qui était une république indépendante, puis les îles Baléare, propriété de son allié le roi d'Espagne. De tous les pays dont Napoléon prétendait trafiquer dans cette étrange négociation, il n'en était pas un seul sur lequel il pût invoquer même le droit de conquête : il ne possédait, en effet, ni le Hanovre, ni la Sicile, ni les villes Hanséatiques, ni l'Albanie, ni la république de Raguse, ni les îles Baléares, et il les cédait ou les réclamait tour à tour, comme il eût fait d'une propriété personnelle. Jamais on ne disposa du bien d'autrui avec plus de cynisme et d'impudeur. Sur ces entrefaites arriva de Saint-Pétersbourg une nouvelle embarrassante pour notre diplomatie. Alexandre repoussait avec mépris le traité dérisoire que Napoléon avait imposé à l'indécision de d'Oubril, et l'entente la plus complète se trouvait du même coup rétablie entre l'Angleterre et la Russie. Toute cette combinaison mesquine et perfide était déjouée, percée à jour, et pour comble de malheur, Fox, le dernier partisan de la paix au sein du cabinet anglais, mourait le 13 septembre, guéri un peu tard de toutes ses illusions au sujet du grand empereur. Les légitimes exigences de l'Angleterre à l'égard de la Sicile, se trouvant compliquées maintenant de celles que la Russie renouvelait pour son propre compte, relativement au roi de Naples, au roi de Sardaigne, à la Dalmatie, la négociation pouvait encore traîner sur les arguties propres à la diplomatie, mais elle était, dès lors, mise à néant. Ainsi échoua cette tentative si importante pour la paix du monde. Quelles que soient les subtilités qu'on entasse pour obscurcir et dénaturer les faits, il est une conclusion à laquelle il est impossible de se dérober, c'est que la guerre resta ouverte entre la France d'une part, la Russie, l'Angleterre et, par suite, la Prusse de l'autre, pour un motif unique le refus de Napoléon de céder la Sicile, où pas un de ses soldats n'avait encore mis le pied, et cela, disait-il, parce que la Sicile était indispensable au royaume de son frère Joseph ! Il y avait là tout au moins un commencement d'aliénation mentale.

La guerre avec la Russie et l'Angleterre, c'était aussi la guerre avec la Prusse, car Napoléon, à force d'habileté, en était venu à mettre aux mains de ces puissances un moyen certain d'entraîner le roi de Prusse. A supposer que ses griefs anciens et l'établissement de la nouvelle Confédération du Rhin, ne lui eussent pas paru des motifs suffisants de rupture, il était impossible que ce prince pût résister à leurs sollicitations en apprenant le sans-façon avec lequel. Napoléon avait disposé d'une province faisant partie de ses États ; et si le roi d'Espagne avait été capable d'un mouvement de fierté, nul doute qu'il n'eût été immédiatement entraîné à une détermination analogue par les sujets de plainte qu'on lui avait donnés, non-seulement en traitant de la paix, sans le consulter, mais en offrant ses provinces à qui voulait les prendre, en chassant ses parents de Naples, en gouvernant le royaume d'Étrurie comme un département français. La Hollande avait été plus malmenée encore. En la donnant à Louis, on lui avait juré de lui faire restituer ses colonies, et au moment même où on lui renouvelait cette promesse solennelle, on offrait ces colonies à l'Angleterre. Mais la Hollande était trop enchaînée pour être à craindre. Ainsi, sous prétexte de conclure des paix séparées, notre diplomatie avait si bien emmêlé toutes les questions, compromis tous les intérêts, blessé tous les droits, qu'une seule de ses combinaisons venant à manquer, tout le reste s'écroulait à la fois, et Napoléon se trouvait pris dans ses propres ruses, brouillé avec tout le monde, et surtout avec ceux qu'il appelait ses alliés. Ici une hypothèse des plus aventurées avait seule servi de clef de voûte à tout l'échafaudage de ce prétendu projet de pacification, cette hypothèse était la ratification d'Alexandre. L'événement ne se réalisant pas, il ne restait de la tentative que le piteux spectacle de la mauvaise foi, surprise en flagrant délit et dévoilée à tous les yeux.

Napoléon n'était pas assez aveugle pour se méprendre sur les sentiments que sa conduite devait inspirer à Berlin comme ailleurs, mais il se flattait encore d'en neutraliser l'effet à force d'intimidation. Il se hâla de prendre les premières mesures militaires, ordonna à ses généraux de se tenir sur leurs gardes. Son armée occupait encore tout le midi de l'Allemagne, car il s'était prévalu de la saisie des bouches du Cattaro par les Russes, pour éluder tout à la fois et l'évacua-Con des provinces autrichiennes et celle des Etats de la nouvelle Confédération. La Grande-Armée, renforcée par de nombreuses recrues, nourrie aux dépens de l'étranger, occupant de fortes positions était plus aguerrie et plus disponible qu'elle n'avait jamais été. Ces précautions prises, il attendit, la main sur son épée, les communications du cabinet de Berlin.

On avait notifié à cette cour, vers le milieu de juillet, l'acte qui constituait la Confédération du Rhin sous le protectorat de Napoléon. Cet euphémisme déguisait mal l'état de complète sujétion où se trouvaient les princes que Napoléon avait contraints d'entrer dans cette ligue formée contre leur propre patrie. Indépendamment des trois souverains de Bade, Bavière et Wurtemberg, la Confédération nouvelle comprenait le prince archichancelier de Dalberg, l'électeur de Hesse-Darmstadt, les deux ducs de Nassau, le grand-duc de Berg Murat, le prince de Salm-Salm et quelques autres. Ils formaient avec la France une alliance offensive et défensive à perpétuité, et s'engageaient à fournir, pour la défense commune, une armée de soixante-trois mille hommes.

Le siège de la Confédération était placé à Francfort ; quant à l'ancienne diète germanique, on la traitait avec si peu de cérémonie, que la ville de Ratisbonne, où elle tenait ses séances, avait été cédée à la Bavière. Notre ministre Bascher eut ordre de lui faire savoir que « l'Empereur, son maître, ne reconnaissait plus la Constitution germanique, en reconnaissant néanmoins la souveraineté de chacun des princes allemands, considérés individuellement. » La noblesse immédiate était définitivement supprimée. Napoléon, qui tenait déjà dans ses mains tous les principaux passages du Rhin, compléta son système de communications avec les Etats confédérés, en faisant étendre les fortifications de Mayence au-delà du Rhin et en occupant avec une forte garnison la place de Wesel, située sur la rive droite dans le grand-duché de Berg. Cette occupation se fit au moment même où Bascher déclarait solennellement, au nom de Napoléon, à la diète de Ratisbonne « que l'Empereur ne porterait jamais les limites de la France au-delà du Rhin. » (1er août 1806.)

Ce n'était pas seulement la diète de Ratisbonne qui se trouvait frappée par cette transformation, l'empire d'Allemagne lui-même était, pour ainsi dire, déclaré vacant. L'empereur d'Autriche qui portait encore ce vain titre, n'avait pour ainsi dire plus d'États en Allemagne ; la France et la Prusse pouvaient seules y prétendre désormais. François II comprit sa situation, et se démit lui-même de cette dignité sans attendre qu'on l'y contraignit, bien que le traité de Presbourg la lui eût formellement reconnue, et lui donnât le droit de repousser les armes à la main ce nouvel acte d'envahissement. L'acte de Confédération lésait un peu moins ostensiblement la Prusse, mais elle n'en subissait pas moins une très-sérieuse atteinte, puisque tant d'États dont les gouvernements pouvaient lui être plus ou moins sympathiques, mais dont les peuples lui étaient attachés par les liens les plus étroits du sang, de la langue, des intérêts, des affections, allaient passer, sans retour, sous une influence étrangère. Comme on ne pouvait douter des sentiments que ferait naître en elle un établissement si contraire à ses intérêts, Napoléon voulut la rassurer en lui faisant déclarer au moment même où il lui notifiait le traité, « qu'il la verrait avec plaisir ranger sous son influence tous les États du nord de l'Allemagne, par une Confédération semblable à celle du Rhin. » Le dédommagement était plus que médiocre, car ces États étaient loin de pouvoir faire contrepoids à ceux que Napoléon venait d'enchaîner à son alliance ; le cabinet de Berlin l'accepta toutefois avec empressement, ne se doutant encore en aucune manière, qu'on était d'avance bien décidé à ne pas lui laisser prendre ce qu'on lui offrait. Il ne devait pas tarder à faire cette découverte en même temps qu'une autre plus accablante encore.

Ainsi la coalition dissoute, au prix de tant de sang, par les victoires d'Ulm et d'Austerlitz, avait à peine déposé les armes, que du sein de cette Europe épuisée et chez le peuple même qui était le mieux disposé pour nous, allait surgir une coalition nouvelle, suscitée uniquement par une longue série de sanglants affronts et de vexations intolérables, Cependant ja mais notre situation intérieure n'avait réclamé plus impérieusement une politique pacifique. Napoléon, au retour d'Austerlitz, se vit lui-même forcé de reconnaître cette vérité, il promit solennellement à la France de la faire enfin jouir des bienfaits de la paix. Mais cette promesse n'était pas plus sincère que le compte rendu des revers trop fameux qui avaient obscurci l'éclat de nos victoires. Le discours d'ouverture de la session de 1806 contenait la seule mention officielle que Napoléon ait jamais faite de la catastrophe de Trafalgar. Même avec une connaissance approfondie de cette âme sans foi et de l'audace de ses impostures, on a peine à en croire ses yeux lorsqu'on lit dans quels termes il apprécia ce lamentable événement : « Les tempêtes, dit-il, nous ont fait perdre quelques vaisseaux après un combat imprudemment engagé[23]. » Voilà sur quelles dépositions il eût voulu qu'on écrivit son histoire C'était sur de pareils témoignages que la France était appelée à juger son gouvernement, à se former une opinion sur l'état de ses affaires ! Après le succès d'un si grossier mensonge, comment s'étonner de l'invariable crédulité qui accueillait les paroles de Napoléon lorsqu'il prenait le ciel à témoin de ses efforts en faveur d'une paix si chèrement payée Alors même qu'il la faisait échouer, il spéculait sur ce désir si légitime pour accroître encore sa popularité de triomphateur : « Ce ne sont plus des conquêtes qu'il projette, avait dit de sa part Champagny au Corps législatif, il a épuisé la gloire militaire ; il n'ambitionne plus ces lauriers sanglants qu'on l'a forcé de cueillir : perfectionner l'administration, en faire pour son peuple la source d'un bonheur durable, d'une prospérité toujours crois3ante, et de ses actes l'exemple et la leçon d'une morale pure et élevée ; mériter les bénédictions de la génération présente et celles des générations futures, telle est la gloire qu'il ambitionne[24]. »

Il était temps qu'il commençât à prendre au sérieux ce programme menteur, tant de fois promis et délaissé. Depuis la rupture avec l'Angleterre, le bien-être et la richesse de la France avaient reçu de fâcheuses et profondes atteintes, et nos victoires, quelque spoliatrices qu'elles fussent pour les pays conquis, étaient bien loin de pouvoir suppléer à l'immense déficit causé par l'anéantissement de notre commerce et de notre industrie nationale. Telle était pourtant en dernière analyse la vraie pensée de Napoléon. Il voulait habituer la France à vivre des dépouilles de l'Europe. « Nos finances vont mal, avait-il dit à Mollien en partant pour la campagne d'Austerlitz, ce n'est pas ici que je puis y mettre ordre[25]. » Au fond, l'armée seule retirait un véritable profit de nos conquêtes ; il est vrai d'ajouter que l'armée prenait peu à peu de telles proportions, qu'elle allait bientôt embrasser, ou pour mieux dire engloutir la nation presque tout entière. A l'armée revenait la plus grosse part des contributions levées sur l'étranger, à l'armée, le plus grand nombre de ces énormes dotations que Napoléon venait de constituer pour ses généraux sous le nom de duchés ou de principautés ; à l'armée enfin ces arcs de triomphes du Carrousel et de l'Étoile, cette colonne fondue avec le bronze des canons ennemis, qui allaient s'élever sur les places de Paris. L'armée devenait de plus en plus le grand ressort, le moteur universel, le commencement et la fin de tout. Napoléon voulait qu'elle eût, non-seulement son esprit à elle, très-distinct de celui de la nation, mais des intérêts et des ressources indépendants de ceux de l'État, avec une gestion et une destination spéciales, exclusives, sans aucune solidarité avec les autres services. Telle est la pensée qui lui inspira, après Austerlitz, la création, tant admirée, de la Caisse militaire formée avec les contributions levées sur l'Autriche et administrée par Mollien. Admirable invention, en effet, que celle qui allait achever de corrompre et de pervertir cette institution autrefois si patriotique, si pure et si désintéressée qu'on avait appelée la nation armée ! Nos soldats devaient se suffire à eux-mêmes, former un corps à part se dirigeant par ses propres maximes, étranger aux passions du reste du peuple, soustrait à toute influence civile, isolé par ses plaisirs comme par ses honneurs, et n'ayant plus même avec les autres citoyens les liens de la communauté d'intérêt. Au reste, quelque rapproché que fût le nouvel esprit militaire de celui qui avait autrefois animé ces légions prétoriennes, la honte et le châtiment de la populace de Rome, tel était encore l'empire des mœurs et de la civilisation françaises, que Napoléon n'atteignit jamais sous ce rapport à l'idéal qu'il avait rêvé, soit que le temps lui ait manqué pour le réaliser, soit qu'il ait reculé devant le mauvais effet qu'eussent produit certaines de ces innovations empruntées à la Borne des Césars. On lit dans -une note dictée au sujet de la fête que la ville de Paris devait donner à la Grande-Armée, lors de son retour d'Allemagne : « Quelques combats de taureaux à la mode d'Espagne ou des combats de bêtes féroces seraient dans ces circonstances des amusements qui plairaient à des guerriers[26]. » C'est par de tels spectacles que Bonaparte se proposait sans doute de donner à son peuple, selon l'expression qu'il avait dictée à Champagny, « la leçon d'une morale pure et élevée, de mériter les bénédictions de la génération présente et celles des générations futures ! » Des tigres se déchirant dans une arène sous les -yeux d'une plèbe en délire, c'était là avec les gladiateurs, le seul trait de mœurs qu'il lui restât à emprunter aux temps néfastes du Bas-Empire ; mais on peut dire qu'en cela ce charlatan effréné, qui a tant exploité les défauts et les préjugés français, allait au-delà de ce que pouvaient supporter son peuple et son époque ; quoi qu'il fît, ces goûts n'étaient pas français, et il calomniait la nation de Molière et de Corneille en la supposant capable de se passionner pour ces plaisirs grossiers et cruels. Les événements forcèrent Napoléon à ajourner cette tentative qui resta à l'état de projet, mais elle est trop caractéristique pour être passée sous silence ; elle montre dans quelles régions historiques vivait sa pensée, et elle le classe, pour ainsi dire, parmi ses véritables contemporains, qui n'ont rien de commun avec la civilisation moderne.

Comme compensation aux maux et aux privations de toute sorte qui étaient résultés pour elle de l'interdiction des denrées coloniales et de la suspension des affaires industrielles, la population de Paris eut le spectacle de ces travaux de luxe qui ont pour but de décorer la majesté du pouvoir plutôt que de répandre le bien-être et d'encourager la production. La plupart de ces travaux, à la fois fastueux et stériles, devaient d'ailleurs rester inachevés. On décréta, outre les arcs de triomphe que j'ai mentionnés, l'achèvement du Louvre, du Panthéon rendu au culte et de la rue de Tivoli, la construction d'un tribunal de commerce sur l'emplacement de l'église de la Madeleine, l'ouverture de la rue de la Paix ; on inaugura le pont d'Austerlitz. Mais ces constructions et quelques autres créations d'un caractère plus utile, telles que la multiplication des écoles d'arts et métiers, le développement des expositions industrielles, l'amélioration des grandes voies de communication par terre et par eau, n'étaient que des palliatifs fort insuffisants contre l'état de trouble, de malaise, d'appauvrissement dans lequel étaient tombées toutes les branches de la production nationale. Notre industrie, étouffée par la guerre, devait rester jusqu'à la fin de l'empire dans cette position expectante que Champagny décrivait par une image expressive dans son compte rendu, en ce qui touchait la littérature : « Les belles-lettres et les arts se disposent à prendre leur essor ![27] » Le Trésor public se releva seul au milieu de la détresse générale, grâce aux remèdes violents que Bonaparte employa pour mettre fin à la grande crise financière qui avait amené tant de catastrophes dans le monde des affaires pendant l'hiver de 1805-1806.

Les causes de cette crise étaient tellement évidentes qu'elle avait été longtemps à l'avance annoncée par -bus les hommes prévoyants. Elle tenait avant tout à une cause générale auprès de laquelle tout le reste n'était que très-accessoire, c'était l'immensité de nos dépenses de guerre. Si l'on ajoute aux frais énormes des préparatifs de l'expédition d'Angleterre les pertes incalculables causées par l'anéantissement de notre marine marchande, par les coups multipliés qui atteignirent notre commerce, par l'épuisement forcé de notre agriculture à laquelle la conscription enlevait de plus en plus ses soutiens naturels, on ne s'étonne plus que d'une chose, c'est de la facilité avec laquelle la France parvint à éviter un plus complet désastre. A cette cause prédominante, qui était le résultat nécessaire d'une mauvaise politique, se joignaient les errements d'un mauvais système financier qui préférait des expédients équivoques et dangereux à l'aveu loyal de nécessités et de besoins dont le simple exposé eût suffi pour compromettre la popularité de Napoléon. Comptant toujours sur la victoire pour couvrir ses frais de guerre sans augmentation (l'impôt, Napoléon était constamment forcé d'anticiper les dépenses sur les recettes, et cette nécessité avait donné lieu à un premier' expédient, consistant à faire escompter les obligations des receveurs généraux par une grande compagnie financière, qui prélevait ainsi un impôt sur l'impôt. Cette compagnie, dirigée par Ouvrard, Desprez et Vanlerberghe, se trouvait en même temps chargée de la fourniture des vivres pour la marine et l'armée, en sorte qu'elle avait tout à la fois à avancer des fonds à l'Etat et à lui en demander, situation complexe, dont Barbé-Marbois remontra vainement le danger à Napoléon. Cette compagnie, ne trouvant pas sur la place de Paris des ressources suffisantes, fut amenée par la force des choses à étendre encore le cercle de ses opérations. L'Espagne, privée par la guerre avec l'Angleterre de son principal revenu, qui consistait dans l'extraction des piastres du Mexique, avait été forcée de différer le payement de son arriéré de subsides, elle était, en outre, en proie à la disette le fertile génie d'Ouvrard imagine de battre monnaie avec les ressources de ce pays ruiné. Il se présente au roi d'Espagne en sauveur de la monarchie, il lui offre de le tirer de tous ses embarras, de payer les subsides arriérés, de lui fournir des grains en abondance, et en échange de ce précieux service, il ne lui demande qu'une chose, une délégation sur ces piastres du Mexique, dont l'Espagne ne peut plus tirer aucun parti. Il a, en effet, trouvé un moyen de les taire rentrer par l'intermédiaire de banquiers anglais et américains, liés à la maison Hope d'Amsterdam, et Pitt lui-même fournira les frégates pour le transport des piastres mexicaines[28]. Grâce à ce gage dont la valeur ne peut d'ailleurs être contestée, la compagnie de Paris pourra continuer à fournir au gouvernement français des fonds et des fournitures. Déjà tout °a changé de face en Espagne, et partout l'abondance succède à la pénurie. Mais pour le succès de l'entreprise d'Ouvrard, une chose est indispensable, en raison de la lenteur et de la difficulté des communications avec l'Amérique, c'est le temps, et il se voit bientôt dans un danger imminent pour n'avoir pas assez tenu compte de cet élément dans ses calculs. Ses associés de Paris, hors d'état de continuer à eux seuls l'escompte des valeurs du Trésor, obtiennent de t3arbé-Marbois que la Banque de France s'en chargera concurremment avec eux. La Banque, qui a déjà épuisé ses propres ressources pour venir en aide au commerce en détresse, et pour fournir à Napoléon les fonds nécessaires à son entrée en campagne[29], ne tarde pas à voir son crédit ébranlé ; elle aggrave sa situation par une émission exagérée de billets. Be public, averti de la diminution croissante de la réserve métallique, assiège les bureaux de la Banque pour se faire rembourser les billets. Comme il faut à tout prix éviter une banqueroute avouée, on est réduit à imaginer des formalités qui ralentissent les remboursements, mais qui équivalent à une suspension de payements.

Telles furent les principales péripéties d'une crise amenée par les circonstances, et qu'on ne pouvait, sans une souveraine injustice, imputer à des banquiers qui n'avaient agi en tout cela que sous le contrôle ou l'impulsion du gouvernement[30]. Mais comme le contrecoup de leurs revers avait atteint beaucoup de fortunes particulières, et comme on est toujours sir de plaire au vulgaire en frappant ces grandes positions, objet, tour à tour, de son envie ou de ses adulations, Napoléon, lors de son retour à Paris, trouva plus simple de prendre aux négociants réunis tout ce qu'ils possédaient, en se substituant à eux comme créancier de l'Espagne, que de soumettre leurs opérations à un arbitrage délicat et difficile. Avec eux fut sacrifié l'intègre Barbé-Marbois qui, en acceptant leurs expédients, avait obéi à la volonté de Napoléon, c'est-à-dire tout subordonné à la nécessité de maintenir les services de l'armée. Au reste, il est à remarquer que tout en traitant Ouvrard de fripon, comme il traitait Fouché de coquin, et Masséna de voleur, Napoléon ne put jamais se pa9ser de ces hommes, qui ne brillaient certainement pas par les scrupules. Après les avoir le plus violemment malmenés, il revenait toujours à eux avec une invincible prédilection, parce qu'il y avait dans son gouvernement une foule de transactions qu'il ne pouvait confier qu'à des hommes de cette sorte, instruments commodes, à qui l'on pouvait tout demander, et qu'il quittait et reprenait tour à tour sans avoir jamais à craindre d'eux ni une révolte d'honneur, de conscience ou de fierté, ni une révélation embarrassante, car ils étaient les premiers intéressés au silence. En ce qui concerne Ouvrard et ses coassociés, ils furent en cette occasion plutôt victimes que fripons ; car, ainsi que Mollien le reconnaît formellement[31], ils avaient réduit d'un quart l'intérêt des escomptes des obligations des receveurs généraux, et loin de retirer aucun bénéfice de leur grande entreprise, qui avait en somme prévenu la banqueroute de l'État, ils n'y trouvèrent que la ruine et la déconsidération, sans avoir fait autre chose que leur métier de spéculateurs. Au surplus, pour donner une idée de l'esprit de justice et des scrupules que l'empereur apporta dans le règlement de cette affaire, il suffira de dire qu'il rendit responsables des malheurs de la crise, non-seulement Ouvrard, Desprez et Vanlerberghe, niais une quinzaine de personnes choisies dans le faubourg Saint-Germain, et pour la plupart étrangères au monde de la finance. Des héroïnes de salon, des femmes inoffensives dont le seul crime était de briller par l'esprit, la beauté, la générosité des sentiments, furent exilées pour avoir excité par leurs propos les alarmes du public et le discrédit de la Banque ! Parmi ces personnes se trouvaient Mme Récamier, dont le mari venait d'être complétement ruiné par la crise, Mmes de Chevreuse, de Duras, d'Aveaux, de Luynes, etc. Mme de Luynes échappa à l'exil, grâce à la protection de Talleyrand, mais ce fut pour subir une peine plus humiliante, car on ne l'amnistia qu'à la condition qu'elle deviendrait dame d'honneur de l'impératrice. Il y avait à peine un an que Bonaparte avait institué dans le Sénat son fameux Comité de liberté individuelle ! Le faubourg Saint-Germain fut averti que le temps des critiques contre la nouvelle cour était passé, et qu'il fallait bon gré ou mal gré entrer dans le système. Moitié par faveur, moitié par menace, Napoléon obtint pour ses généraux quelques-unes des plus nobles héritières de la vieille aristocratie. Savary, le chef de la gendarmerie d'élite, le héros des scènes nocturnes de Vincennes, épousa Mlle de Coigny. C'est ce que Napoléon appelait opérer la fusion entre l'ancienne noblesse et la nouvelle !

Dans ce désir qui s'emparait de plus en plus de lui d'étreindre et de refondre la société française tout entière, il était une précaution élémentaire que Napoléon n'avait garde d'oublier au milieu de toutes ses préoccupations de conquérant et de fondateur d'empire, c'était le soin de préparer les générations nouvelles au régime sous lequel elles devaient vivre par une éducation conforme aux idées qu'il voulait leur inculquer. Il avait déjà beaucoup fait sous ce rapport, par la direction qu'il avait imprimée à l'instruction publique[32] ; il avait étouffé systématiquement certaines branches de l'enseignement, telles que l'histoire et la philosophie, il les avait remplacées par l'étude obligatoire de la discipline militaire, science à l'abri de l’idéologie, et plus propre à former des hommes selon son cœur. Mais il ne tarda pas à s'apercevoir que cette savante réforme de l'enseignement resterait fort inefficace tant qu'il n'aurait pas réformé le corps enseignant lui-même. Pour maintenir ces méthodes intactes, pour les enseigner dans toute leur pureté, il fallait des professeurs pénétrés d'un même esprit, soumis à une même discipline, organisés en une seule hiérarchie ; il fallait, en un mot, que l'unité dans les doctrines fût servie Far l'unité dans l'obéissance. A ce point de vue les statuts fameux de la Société de Jésus offraient à Napoléon le plus parfait modèle qu'il pût rêver. Il éprouvait, en effet, pour cette célèbre Compagnie une admiration sans bornes, et tout en la proscrivant, il lui envia toujours cette organisation qui est le chef-d'œuvre de l'esprit absolutiste. Mais la Société de Jésus faisait payer très-cher ses services, elle travaillait un peu pour Rome, beaucoup pour elle-même, et Napoléon voulait qu'on ne travaillât que pour lui seul. Il ne pouvait donc à son grand regret s'arranger avec les jésuites, mais il déclara à ses conseillers d'État[33] qu'ils avaient laissé une véritable lacune. C'était avec peine qu'il avait dû renoncer à les utiliser « parce qu'ils avaient leur souverain à Rome. » Il soumit ensuite au conseil d'État les principes qui devaient servir de base au projet de reconstruction de l'Université. On y voit clairement que son idée était d'établir une sorte de jésuitisme laïque, dont il devait être lui-même le chef et l'inspirateur suprême. Il reconnut qu'on ne pouvait pas demander aux membres de l'Université un vœu de chasteté, mais il exigea qu'il leur fût interdit de se marier avant une époque déterminée. Il voulut qu'on leur demandât, comme aux militaires, un engagement pour un certain nombre d'années ; qu'ils fussent soumis aux règles de l'avancement ; il leur imposa une étroite dépendance vis-à-vis de leurs supérieurs. Moyennant ces conditions, il leur abandonnait le monopole de l'enseignement public.

Ces vues, que Napoléon ne put jamais réaliser tout à fait, en raison de la résistance que lui opposaient les mœurs de son siècle, ne furent qu'indiquées en l'année 1806. La fondation de l'Université était ajournée à 1810, mais il était, dès lors, facile de prévoir les vices de l'institution. Elle avait tous les inconvénients de la centralisation dans un ordre de choses qui ne peut la supporter impunément. L'État a pour devoir de surveiller et d'encourager l'instruction, il n'a pas le droit de l'accaparer. Le monopole, en rendant toute concurrence impossible, supprime aussi toute émulation ; il paralyse un des stimulants les plus précieux de l'activité humaine ; il encourage la routine et la paresse d'esprit. L'uniformité absolue dans les méthodes et dans les doctrines n'est pas moins contraire à l'essence même de la vie intellectuelle, qui a, avant tout, besoin de liberté et doit être dans un mouvement incessant, parce qu'elle renouvelle indéfiniment ses formes et ses procédés. Bien de mieux fait pour annuler un professeur que ces étroits programmes qui ne laissent rien à faire à son esprit, et en annulant le professeur on étouffe l'élève. Enfin, les liens de dépendance excessive auxquels devaient être soumis les membres du futur corps enseignant, ne pouvaient qu'abaisser l'esprit d'une fonction si noble et si élevée ; ils révélaient trop ouvertement la prétention de jeter dans un moule réglementaire toutes les opinions et toutes les intelligences, de confisquer tous les droits et toutes les influences au profit de l'État, c'est-à-dire, en réalité, au profit d'un seul homme.

Cette préoccupation égoïste et intéressée qui poussait Napoléon à tout rapporter à sa propre personne, à transformer en Moyens de gouvernement les fonctions et les objets les plus étrangers à la politique, s'affichait plus ouvertement encore dans le catéchisme qu'il lit publier en même temps que son projet d'Université. La théologie elle-même allait se voir forcée de devenir un instrument de propagande impérialiste. Dès le mois d'août 1805, Napoléon avait fait pressentir la cour romaine, au sujet de son projet de catéchisme, mais elle avait d'excellentes raisons pour faire la sourde oreille, et elle montra peu d'empressement. Il résolut, en conséquence, de se passer d'elle et de faire confectionner l'ouvrage par ses propres théologiens sur le modèle du catéchisme de Bossuet, accommodé aux besoins des temps nouveaux. Mais il ne s'en tint pas à cet empiétement sur les prérogatives spirituelles ; il procura au pape l'agréable surprise de lire cette profession de foi revêtue de l'approbation du cardinal-légat Caprara, à qui Pie VII avait expressément défendu d'y donner le moindre assentiment[34]. Caprara n'avait depuis longtemps plus rien à refuser à l'empereur, qui l'avait fait archevêque de Milan et lui avait à plusieurs reprises payé ses dettes[35]. La signature de Caprara, sur un document de ce genre, équivalait presque à l'approbation pontificale, et l'on peut juger des sentiments que cette publication dut inspirer à la cour de Rome, alors au plus mal avec son protecteur, par le simple énoncé des maximes que contenait le Catéchisme impérial.

« D. Quels sont en particulier nos devoirs envers Napoléon Pr) notre empereur ? — R. Nous lui devons en particulier l'amour, le respect, l'obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la défense de l'empire et de son trône, des prières ferventes pour son salut et pour la prospérité de l'État.

« D. Pourquoi sommes-nous tenus de tous ces devoirs envers notre empereur ? — R. Parce que Dieu, en comblant notre empereur de dons, soit dans la paix soit dans la guerre, l'a établi notre souverain et l'a rendu son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu lui-même.

« D. N'y a-t-il pas des motifs particuliers qui doivent plus fortement nous attacher à Napoléon Ier, y notre empereur ? — R. Oui, car il est celui que Dieu a suscité pour rétablir la religion sainte de nos pères et pour en être le protecteur. Il a ramené et conservé l'ordre public par sa sagesse profonde et active, il défend l'État par son bras puissant ; il est devenu l'oint du Seigneur, par la consécration qu'il a reçue du souverain pontife.... Ceux qui manqueraient à leurs devoirs envers notre empereur se rendraient dignes de la damnation éternelle[36], » etc.

On éprouve encore plus de dégoût que d'indignation en songeant qu'un homme a osé dire de lui-même toutes ces choses impudentes. Ce qui est plus extraordinaire encore, c'est qu'il ait pu les dire impunément dans le siècle de Voltaire, c'est qu'il ait pu en faire l'objet d'un enseignement religieux ! Avec quel étonnant sans-façon cet ancien sous-lieutenant d'artillerie enrôle le pape dans sa police et transforme Dieu lui-même en gendarme ! Son autocratie n'était pas loin, comme on voit, de passer à l'état de dogme. C'était là à ses yeux, une transition nécessaire, en attendant l'apothéose. Cette méthode constante, invariable de tout exploiter au profit du despotisme, depuis l'honneur du soldat jusqu'au zèle du pauvre curé de village enseignant la morale aux petits enfants, a été admirée comme une conception du génie, mais elle n'a pas plus de rapport avec l'art de gouverner que l'acte du sauvage coupant l'arbre pour cueillir le fruit n'a de rapport avec l'agriculture. Une chose a manqué à ce système pour qu'il fût apprécié à sa juste valeur, c'est de pouvoir être jugé par ses résultats. Si ce régime avait pu être pratiqué dans les conditions de calme, d'ensemble et de continuité qui sont nécessaires à toute expérience, en présence de l'effroyable abjection qui en était la suite inévitable, on eût été promptement amené à reconnaître que l'astuce n'est pas le génie et que, même au point de vue du succès, la politique qui dégrade les hommes pour les dominer n'est jamais de l'habileté, parce qu'elle détruit elle-même à l'avance tous ses éléments de durée et de stabilité.

Pendant que Napoléon consolidait son despotisme à l'intérieur en l'enracinant de plus en plus dans les mœurs même de la nation, l'orage dont nous avons vu les premiers symptômes se montrer en Prusse avait pris des proportions tout à fait menaçantes. Le roi s'était empressé avec une simplicité rare d'accepter l'offre de Napoléon relativement à la formation d'une Confédération du Nord, comptant sur le bon effet de cette ligue pour se faire pardonner par ses sujets toutes les humiliations qu'on lui avait infligées. Mais dès ses premiers pas il se trouva entravé de telle façon qu'il ne put rien conclure. Tout en protestant de leur bonne volonté, la Saxe et la liesse ou lui opposèrent des raisons dilatoires, ou exigèrent pour prix de leur adhésion des avantages qu'on ne pouvait leur accorder. On ne tarda pas à savoir d'où venaient ces obstacles. Il est certain, quoi qu'on en ait dit, que Napoléon avait voulu faire entrer l'électeur de Hesse-Cassel dans la Confédération du Rhin. Mais il y avait mis pour condition expresse que ce prince donnerait sa démission de maréchal de Prusse[37] ; il est donc très-vraisemblable que n'ayant pu le rattacher à son système, il fit sous-main tout ce qu'il pouvait pour le détourner de se lier à celui de la Prusse. Mais il devait aussi prévoir que l'électeur dénoncerait tôt ou tard cet essai d'intimidation à la Prusse, soit pour se justifier, soit pour se faire valoir. Même politique à l'égard des villes hanséatiques auxquelles on signifia beaucoup plus impérieusement la défense de prendre aucune part à la Confédération du Nord. Le cabinet prussien fut bientôt pleinement édifié sur cette double tromperie : il y avait à peine un mois que l'empereur avait invité si gracieusement son bon frère à réunir autour de la Prusse les épaves du vieil empire germanique. On sut en même temps à Berlin que Murat, le nouveau grand-duc de Berg, parlait à qui voulait l'entendre de son futur royaume, qu'Augereau, arrogamment campé à Anspach avec un corps d'armée au milieu d'une population toute prussienne, portait publiquement des toasts au succès de notre prochaine guerre contre la Prusse, que Napoléon, au mépris de ses déclarations réitérées, faisait fortifier Wesel et y concentrait ses troupes.

Les choses en étaient là lorsqu'une dépêche de l'ambassadeur prussien Lucchesini[38], bientôt confirmée par la diplomatie anglaise, vint révéler au roi de Prusse le marché dont le Hanovre avait été l'objet entre la France et l'Angleterre. Napoléon eut par sa police communication de la dépêche de Lucchesini avant même qu'elle fût envoyée à Berlin. Il se hâta de la faire démentir par Laforest. Non-seulement il lui ordonna de nier l’existence d'une négociation qui avait duré des mois entiers, mais Laforest dut jurer au roi de Prusse que la paix avec l'Angleterre n'avait manqué que par suite de notre refus de céder le Hanovre. Il voulait que sur ce point Laforest fut trompé lui-même afin qu'il pût plus facilement tromper les autres « Laissez-le, écrivait-il à Talleyrand dès le 2 août, dans la conviction que je ne fais point la paix avec l'Angleterre à cause du Hanovre ». Laforest fut en même temps chargé de noircir et de perdre auprès du cabinet prussien « ce misérable, ce pantalon imbécile, ce faux et bas Lucchesini qui avait les renseignements les plus ridicules[39]. » Mais ces dénégations et ces calomnies ne pouvaient plus avoir d'autre effet que d'augmenter l'irritation et les trop justes défiances d'un gouvernement dont la patience était à bout. Le roi de Prusse ordonna sur-le-champ la mobilisation de son armée.

 En même temps, l'explosion longtemps contenue des sentiments publics éclata avec une violence extraordinaire. Dans toutes les guerres continentales qu'il avait entreprises jusqu'alors, Napoléon avait eu à combattre des gouvernements plus ou moins solidement organisés, il ne s'était jamais trouvé aux prises avec une nation. En Italie comme en Autriche, il n'avait eu affaire qu'à des peuples sans cohésion, sans esprit national, unis par un lien fédératif des plus faibles, et possédant à peine la notion du sentiment patriotique. Dans ces pays, derrière le gouvernement, il n'y avait que des individus ou tout au plus des provinces, et l'armée une fois détruite on y était maitre de tout ; en Prusse au contraire, derrière le gouvernement, il y avait une nation. Il y avait un peuple intelligent, éclairé, actif, très-homogène, et justement lier des grandes choses qu'il avait -faites sous Frédéric. On pouvait anéantir par un coup heureux son armée déshabituée de la guerre, il restait au pays un recours dans ces masses laborieuses et résistantes, du sein desquelles allaient sortir de nouvelles légions. Napoléon devait rencontrer là à son insu précisément la même force qui avait fait la supériorité de la France sur l'Europe.

Un flot de brochures patriotiques inonda aussitôt l'Allemagne. Toutes ses provinces méridionales étaient encore traitées en pays conquis et occupées par nos troupes que Napoléon trouvait commode de nourrir aux frais de l'étranger. En supposant que le prétexte de l'occupation des bouches du Cattaro par les Russes pût être valablement invoqué contre l'Autriche pour justifier un pareil traitement, ce motif n'était en rien applicable aux autres États allemands qui avaient à souffrir du même fléau. Les plaintes de la Prusse trouvèrent de nombreux échos dans toute l'Allemagne, grâce aux souffrances des classes populaires et à la sincère indignation de la classe privilégiée qui venait de se voir partagée et distribuée comme un troupeau dans le dernier règlement des affaires germaniques. Malgré cette émotion croissante, telles étaient la faiblesse et l'indécision du roi que la guerre pouvait encore être facilement évitée avec un peu de modération. Laforest, éclairé par le déchaînement d'opinion dont il était témoin, abandonné par d'Haugwitz et Lombard lui-même qui venaient de céder au courant, recommandait à son gouvernement une conduite plus prudente ; mais Napoléon repoussa ces avis avec son arrogance habituelle, et sa politique prit une allure plus agressive et plus provocante encore : « La lettre de Laforest, écrit-il â Talleyrand, le 22 août, me parait une folie. C'est un excès de peur qui fait pitié... dites-lui qu'il doit rester tranquille, observer tout en me mandant tout ; battre en froid ; que, si on lui parle de la Confédération du Nord, il dise qu'il n'a pas d'instructions, que, s'il est question des villes hanséatiques, il déclare que je ne souffrirai pas qu'il soit rien changé à leur état actuel... si Lucchesini vous parle de la Saxe et de la Hesse, vous lui direz que vous ne connaissez pas mes intentions. » C'était en dire assez sur ces intentions que de refuser de les faire connaître. En même temps qu'il envoie à Laforest ces déplorables instructions, il fait donner à l'Allemagne un avertissement lugubre ot menaçant par le meurtre de Palm. (26 août.)

Palm était un libraire de Nuremberg, ville libre, récemment cédée à la Bavière et sur laquelle nous ne pouvions élever aucune prétention légitime, bien qu'elle fût momentanément occupée par nos troupes. Palm avait commis, comme tous ses confrères, le crime, non pas de publier, mais de vendre et de propager les brochures écrites en faveur de la liberté de son pays. Parmi ces brochures se trouvait l'éloquent écrit de Gentz, intitulé : le profond abaissement de l'Allemagne, œuvre dont la verve et la véhémence avaient puissamment contribué à réveiller le sentiment national. Napoléon ne connaissait pas deux manières de réfuter un écrit : ne pouvant supprimer l'auteur, il s'en prit aux libraires. Il employa ici le remède que, dans toutes ses lettres, il recommandait à son frère Joseph, comme un moyen infaillible de calmer les Napolitains. Ce remède, qui revient comme un refrain perpétuel dans ces fraternels épanchements, et que Napoléon considérait comme applicable en tout et à tout, se résumait en une courte formule qui était, selon lui, le dernier mot de la sagesse politique ; cette formule, c'est : fusillez ! Dès le 5 août, il envoyait à Berthier cet ordre expéditif : z Mon cousin, j'imagine que vous avez fait arrêter les libraires d'Augsbourg et de Nuremberg. Mon intention est qu'ils soient traduits devant 'une commission militaire et fusillés dans les vingt-quatre heures. Ce n'est pas un crime ordinaire que de répandre des libelles dans les lieux où se trouvent les armées françaises pour exciter les habitants contre elles. La sentence portera que, partout où il y a une armée, le devoir du chef étant de veiller à sa sûreté, les individus tels et tels convaincus d'avoir tenté de soulever les habitants de ln Souabe contre 'l'armée française sont condamnés à mort.

Ainsi, tout était réglé à l'avance, la culpabilité, la peine, la sentence, et il se trouva dans l'armée française sept colonels pour accepter ce rôle ignominieux de juges par procuration. Mais ils auraient pu répondre ce qu'a écrit Hullin, à propos du duc d'Enghien : « Il nous fallait juger sous peine d'être jugés nous-mêmes ! » Palm, arrêté à Nuremberg, fut livré à la commission militaire qui obéit à sa consigne en le condamnant à mort, ainsi que trois autres libraires dont on ne réussit pas à s'emparer. On jugea avec raison qu'il était inutile de lui donner un défenseur, mais on se ravisa en rédigeant la sentence et le jugement unit le mensonge à l'atrocité en attestant par un faux solennel que cette formalité avait été remplie. Palm marcha à la mort avec un courage et une simplicité qui émurent jusqu'à ses exécuteurs. Il fut bientôt célébré comme un martyr par des chants patriotiques qui retentirent dans toute l'Allemagne.

Le meurtre de cet innocent causa parmi les populations allemandes un long frémissement. La fusillade pouvait être un moyen efficace dans les provinces à demi sauvages du Napolitain, mais au cœur de l'Europe civilisée, et au milieu d'un peuple qui n'avait pas encore été façonné à la servitude, l'effet pro duit tenait beaucoup moins de la crainte que de la colère et de l'indignation. Les gouvernements attachent peu d'importance à la vie d'un particulier obscur, surtout lorsqu'on le frappe au nom d'un prétendu intérêt d'État ; la cour de Berlin resta donc assez indifférente à la mort de Palm ;cependant l'événement fut loin d'être sans influence sur ses déterminations, car elle ne pouvait plus désormais éviter le contrecoup des émotions publiques, et Napoléon, loin d'être disposé à lui faire la moindre concession pour rendre la conciliation plus facile, devenait de jour en jour plus entier, plus hautain, plus absolu dans ses exigences.

Alléguant pour prétexte les refus de la Russie au sujet du traité conclu avec d'Oubril, il ne voulait plus entendre parler même d'un commencement de confédération du nord tant que la Prusse n'aurait pas désarmé[40] ; il allait même beaucoup au-delà de cette mise en demeure, et prescrivait à son ministre en Saxe de presser secrètement l'électeur de se déclarer roi indépendant[41]. Avec de telles prétentions il était impossible de songer au rétablissement de l'entente entre les deux puissances ; et lorsque M. de Knobelsdorff, le successeur de Lucchesini, eut fait connaître par une note en date du 1er octobre, les trois conditions qui formaient l'ultimatum du cabinet de Berlin, c'est-à-dire l'évacuation de l'Allemagne par notre armée, la restitution de Wesel, enfin la promesse de ne mettre aucun obstacle à la Confédération du Nord, ce programme révéla une si incalculable distance entre les vues des deux gouvernements que la guerre se trouva par le fait déclarée. Napoléon était déjà parti pour Mayence depuis huit jours.

Le cabinet de Berlin avait eu de grands torts dans le cours de cette longue négociation, mais c'étaient les torts de la faiblesse, et non ceux d'une perversité réfléchie. Le premier de ces torts avait été de ne pas nous déclarer la guerre dès le lendemain de la violation du territoire d'Anspach, car nous lui en avions donné dès lors vingt sujets légitimes, par le guet-apens d'Ettenheim, par la saisie du port de Cuxhaven, par l'arrestation de Rumbold, par la violation du territoire de Hesse-Cassel qui précéda de peu de jours celle d'Anspach, enfin par l'ensemble de notre politique européenne dont elle avait quelque droit de s'occuper. Ayant manqué l'occasion faute de fermeté, la cour de Berlin eut un second tort, celui d'accepter le Hanovre sous le coup de la terreur que lui inspirait Napoléon. Mais loin de se contenter de cette dangereuse victoire, et de rendre au moins la sécurité à ceux qu'il avait si cruellement humiliés, Napoléon n'eut pas de repos qu'il n'eût lassé leur complaisance au point de les exaspérer jusqu'au délire. Il n'a pas plutôt cédé le Hanovre à la Prusse qu'il l'offre à l'Angleterre ; il offre en même temps au roi de Naples les villes hanséatiques pour l'indépendance desquelles il va afficher un si beau zèle lorsqu'il sera question de les faire entrer dans la Confédération du Nord ; il dépèce l'Allemagne au profit de la France sous les yeux du roi de Prusse consterné en lui présentant d'une main des compensations qu'il lui retire de l'autre ; il occupe des places fortes au-delà du Rhin malgré ses promesses réitérées, il fait fusiller des citoyens allemands dans des pays neutres où ses troupes se sont établies contre tout droit. Et pendant tout ce temps quelle a été sa conduite soit avec ses alliés, soit avec l'Europe ? Il a trompé l'Angleterre, en lui promettant de ne pas réclamer la Sicile ; il a trompé l'Espagne, en offrant sans son aveu les îles Baléares ; il a trompé la Hollande, en cédant aux négociateurs anglais ses colonies qu'il a juré de lui conserver ; il a trompé l'Autriche, en trafiquant de Raguse, qui était une de ses dépendances, en déchirant le traité de Presbourg qui reconnaissait formellement l'empire d'Allemagne et l'ancienne Confédération germanique (art. VII) ; il a trompé la Russie, en surprenant à d'Oubril un traité conclu sous la promesse formelle que l'empereur ne publierait pas l'acte de la Confédération du Rhin.. Mais ces machinations ont été menées si maladroitement que la fraude se découvre d'elle-même. Celui qui a voulu mentir avec tout le monde voit tout le monde réuni contre lui ; son imposture est démasquée à tous les yeux, et, quelques mois après Austerlitz, le continent se trouve de nouveau armé pour nous attaquer : la tâche accomplie par nos soldats est à recommencer. Mais loin de s'effrayer de cette perspective, il en triomphe et s'en réjouit : « J'ai en Allemagne, écrit-il à Joseph, près de cent cinquante mille hommes, et je puis avec cela soumettre Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg ! » Ces paroles n'étaient que trop vraies ; mais la possibilité d'une telle surprise lui faisait illusion sur ses conditions de durée. Son armée pouvait opérer bien des miracles, elle pouvait gagner cent bataille& elle ne pouvait ni refaire la civilisation moderne, ni changer l'esprit des nations.

Quand on songe au merveilleux instrument qu'il avait dans les mains et à l'indigne usage qu'il put en faire avec une si longue impunité, l'imagination se reporte à ces puissances magiques qui jouent un si grand rôle dans les contes orientaux. Tant que le héros est en possession du talisman tout lui réussit jusqu'à l'invraisemblance. Les principes qui régissent les autres hommes n'existent pas pour lui. Des prodiges inouïs naissent sans effort sous sa main inconsciente. Il ne connaît ni bien ni mal ; il se rit de l'impossible. Il peut se jouer à plaisir de tout ce qu'il y a de juste et de sacré. Pour lui la déraison devient génie, l'imprévoyance habileté, l'iniquité justice, et plus il foule aux pieds toutes les règles de la sagesse, du bon droit, du sens commun, plus son succès s'enfle, grandit, éclate. Les lois même de la nature semblent bouleversées. Les hommes contemplent avec un effroi superstitieux le sinistre éclat du météore. Ils sont prêts à diviniser ce mortel privilégié, invulnérable, dont aucune folie, aucun crime ne peuvent compromettre l'étonnante fortune. Un jour le talisman s'égare ou se brise, et soudain le dieu a disparu. On n'a plus devant les yeux qu'un pauvre insensé, on se demande si cet élu du destin n'en a pas été la victime, et l'esprit confondu hésite entre l'horreur et la pitié. Voilà l'histoire de Napoléon et de la grande armée.

 

 

 



[1] Napoléon à Talleyrand, 4 décembre.

[2] Trente-quatrième Bulletin.

[3] Napoléon à Talleyrand, 13 décembre 1805.

[4] Napoléon à Talleyrand, 14 décembre 1805.

[5] Thiers. La lettre du 13 décembre dans laquelle Napoléon permettait à Talleyrand de transiger au sujet de Naples, prouve jusqu'à l'évidence qu'il connaissait dès lors la défection de la reine.

[6] De Maistre, Correspondance diplomatique, 31 janvier 1806.

[7] Napoléon au prince Eugène, 31 décembre 1805.

[8] Pie VII à Napoléon, juin 1805.

[9] Napoléon au pape Pie VII, 7 janvier 1806.

[10] Pie VII à Napoléon, 29 janvier.

[11] Napoléon à Pie VII, 13 lévrier 1806.

[12] Napoléon à Fesch, 13 février 1806.

[13] Documents historiques sur la Hollande, par le roi Louis.

[14] Documents sur la Hollande.

[15] Las Cases.

[16] Napoléon à Talleyrand, 4 février 1806.

[17] C'est l'expression textuelle du traité. Voyez De Clerck, Recueil des Traités, etc.

[18] Moniteur du 21 mars 1806.

[19] Schœll., Hist. abrégée des Traités, t. VIII, Mémoires tirés de papiers d'un homme d'État, t. IX.

[20] Napoléon à Talleyrand, 20 mars.

[21] Dépêche de lord Yarmouth à Fox, 19 juin 1806 : Annual Register for the year 1806. — State papers. Les pièces de la négociation sont reproduites en partie, mais avec les plus graves altérations dans le Moniteur du 26 nov. 1806.

[22] Annual register. State papers.

[23] Discours d'ouverture, 2 mars 1806.

[24] Exposé de la situation de l'Empire, 5 mars 1808.

[25] Mollien, Mémoires d'un ministre du Trésor.

[26] Note de Napoléon pour le ministre de l'intérieur, 17 février 1806.

[27] Exposé de la situation de l'Empire.

[28] Mémoires d'Ouvrard.

[29] On a dit que la somme avancée avait été de cinquante millions, et le fait a donné lieu à de vives dénégations, principalement de la part de Bignon et de Thibaudeau. Mais la quotité importe peu ; l'emprunt en lui-même est incontestable.

[30] C'est ce que prouvent surabondamment les lettres de Barbé-Marbois citées dans les Mémoires d'Ouvrard.

[31] Mémoire d'un ministre du Trésor.

[32] Voyez, à ce sujet, le IIe volume.

[33] Thibaudeau.

[34] Voyez sur ce point les documents publiés par M. d'Haussonville.

[35] Napoléon au prince Eugène, 23 mars 1806.

[36] Extrait du Catéchisme de l'Empire.

[37] Napoléon à Talleyrand, 31 mai 1806.

[38] En date du 6 août.

[39] Napoléon à Talleyrand, 8 août 1806.

[40] Napoléon à Laforest, 12 septembre 1806.

[41] Note pour une dépêche à Durand, 12 septembre.