HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VIII. — TRAFALGAR. - AUSTERLITZ.

 

 

Le 18 novembre, Napoléon avait déjà quitté Vienne et il était à Znaïm en Moravie, marchant sur Brünn avec une magnifique armée au-devant de celle d'Alexandre, le cœur enivré de ses prodigieux succès et la tête pleine des projets les plus grandioses, lorsque Berthier lui remit silencieusement, au mo - ment où il se mettait à table, une dépêche qui allait lui rappeler qu'il était mortel. Cette dépêche contenait le récit sommaire du désastre de Trafalgar. Si le féroce égoïsme dont il était possédé avait laissé en lui quelque place aux remords, il en eût éprouvé de bien amers à la nouvelle de cette effroyable destruction, car il ne pouvait ignorer que lui seul en était l'auteur. Mais le seul sentiment auquel il fût accessible était la blessure de l'orgueil humilié et le regret de voir brisée une arme si précieuse. Il ne manifesta aucune émotion ; il dissimula la nouvelle et se borna à écrire à Decrès : « qu'il attendait des détails ultérieurs avant de se former une opinion définitive sur la nature de cette affaire, et que, d'ailleurs, cela ne changeait rien à ses projets de croisière[1]. » Ce furent-là toutes les réflexions que lui inspira une catastrophe qui lui avait été si souvent prédite par Decrès lui-même, par ses plus illustres amiraux, et dans laquelle son aveuglement et son infatuation avaient seuls précipité notre marine. Il est impossible, en effet, d'admettre le singulier système qui consiste à faire retomber par portions égales sur Napoléon, Villeneuve et Decrès la responsabilité de la défaite de Trafalgar[2]. Napoléon ne fut ni une des causes, ni même la cause principale de ce lamentable événement, il en fut la cause unique.

Nous avons vu comment Villeneuve, en apprenant la jonction des flottes de Calder et de Nelson avec celle de Cornwallis devant Brest, avait pris sur lui de se rendre à Cadix au lieu d'exposer son escadre à une destruction qu'il considérait comme inévitable en exécutant les instructions de Napoléon. Il est un fait certain qu'on ne saurait trop rappeler pour la justification d'un homme indignement calomnié, c'est que si Villeneuve avait obéi aux ordres de Napoléon en quittant le Ferrol aussi promptement qu'on le lui prescrivait, il serait venu se heurter devant Brest avec vingt-huit vaisseaux insuffisamment ravitaillés contre une flotte qui en comptait trente-cinq et qui l'eût anéanti avant que Ganteaume pût le secourir. Ce malheureux amiral avait donc rendu un premier service à la France en lui conservant sa marine ; il lui en avait rendu un second plus grand encore, en faisant échouer cette folle expédition d'Angleterre, qui allait nous priver de notre seule armée dans un moment ou les troupes de la Russie et de l'Autriche marchaient contre nous. Mais cette conduite prudente et conforme à l'infériorité alors si connue de notre marine, avait blessé dans ses plus chères illusions un intraitable orgueil, qui rêvait déjà la conquête du monde et qui ne pouvait souffrir qu'on lui montra les bornes de son pouvoir. Aussi, tout en revenant aux vrais principes de la guerre maritime, au moins dans les conditions où nous étions placés, c'est-à-dire en renonçant aux grandes concentrations pour agir par escadres séparées, ainsi que Decrès et Ganteaume et tous ses amiraux n'avaient jamais cessé de le lui conseiller, Napoléon en voulait mortellement à l'homme qui lui avait imposé ce parti comme une loi même de la nécessité. Il détestait en Villeneuve la démonstration vivante de sa longue erreur, de sa présomption obstinée, de l'inanité de ses plans tant vantés. Villeneuve personnifiait en quelque sorte l'échec le plus sensible que lui eût infligé jusqu'alors la fortune. Il feignit de croire qu'un manque de courage, ou même la trahison, avaient seuls empêché de remplir sa mission un officier dont la bravoure personnelle était au-dessus de tout soupçon : « Villeneuve, écrivait-il à Decrès, le 4 septembre, est un misérable qu'il faut chasser ignominieusement. Sans combinaison, sans courage, sans intérêt général, il sacrifierait tout pourvu qu'il sauve sa peau. » Decrès ayant essayé de justifier son ami, reçut lui-même les éclaboussures de la colère du maitre : « Je me dispense de vous dire tout ce que je pense de la lettre que vous m'écrivez... Jusqu'à ce que vous ayez trouvé quelque chose de plausible, je vous prie de ne point me parler d'une affaire aussi humiliante et de ne pas me rappeler le souvenir d'un homme si lâche ![3] » Il joignait à ces injures d'amères récriminations sur tous les actes de Villeneuve, sans tenir aucun compte des circonstances qui les lui avaient dictés.

Ce qui prouve pourtant que cette colère était en partie jouée, et qu'au fond il savait à quoi s'en tenir sur la valeur de ces accusations, c'est que malgré des griefs dont le moindre était suffisant pour conduire Villeneuve devant un conseil de guerre, il le maintint dans son commandement. Le 14 septembre, il lui expédia l'ordre direct et formel de sortir de Cadix avec l'escadre combinée, de loucher à Carthagène pour rallier les vaisseaux espagnols qui s'y trouvaient, de se rendre ensuite à Naples pour appuyer le corps de Saint-Cyr et faire aux croisières anglaises de Malte le plus de mal qu'il se pourrait, et enfin, de se retirer sur Toulon. Afin de prévenir chez Villeneuve toute tentation d'éluder ces ordres, il ajoutait ces paroles significatives : « Notre intention est que partout où vous trouverez l'ennemi en forces inférieures, vous l'attaquiez sans hésiter et ayez avec lui une affaire décisive[4]. » Le lendemain, 15 septembre, voulant, non pas retirer, comme on l'a dit, son commandement à -Villeneuve, mais rendre cet ordre plus impératif et plus pressant encore, il écrivit â Decrès : « d'envoyer un courrier extraordinaire à Villeneuve pour lui prescrire de faire cette manœuvre ; et ajoutait-il, comme son excessive pusillanimité l'empêchera de l'entreprendre, vous enverrez, pour le remplacer, l'amiral Rosily, qui sera porteur de lettres qui enjoindront à Villeneuve de se rendre en France, pour rendre compte de sa conduite[5]. »

La mission de Rosily était donc toute conditionnelle ; elle n'avait d'autre caractère que celui d'une menace, en prévision du cas où Villeneuve serait peu disposé à exécuter les ordres de Napoléon, elle n'avait d'autre but que de le forcer à obéir. Decrès ne pouvait que transmettre ces ordres en les confirmant par ses propres prescriptions, en même temps qu'il envoyait Rosny en Espagne, ce qu'il fit. S'il jugeait devoir s'y refuser, il ne lui restait qu'à donner sa démission de ministre de la marine[6]. Mais la volonté de Napoléon au sujet de l'escadre de Cadix était tellement arrêtée, que le 2 novembre, au milieu de toutes les occupations que lui donnait la marche de son armée au cœur de l'Allemagne, il trouvait encore le temps de presser Decrès « Que mes escadres partent ! lui écrivait-il, que rien ne les arrête ! je ne veux pas que mon escadre reste à Cadix ! »

Il y avait alors près de quinze jours que cette escadre n'existait plus.

Villeneuve avait trop souffert des reproches qui lui avaient été adressés pour s'y exposer une nouvelle fois. Sa conviction sur l'issue d'une rencontre avec la flotte anglaise n'avait pas changé, mais il avait maintenant à exécuter des ordres positifs, pressants, impossibles à éluder ; et ce n'était plus sur lui que pouvait retomber la responsabilité du désastre qu'il prévoyait. Avant d'obéir, il voulut toutefois, pour sa propre justification, autant que pour celle de ses compagnons sacrifiés comme lui, assembler un conseil de guerre composé des principaux officiers des deux nations. Les amiraux et contre-amiraux français et espagnols consultés par lui sur la situation de la flotte combinée, déclarèrent à l'unanimité « que les vaisseaux des deux nations étaient la plupart mal armés, qu'une partie de leurs équipages ne s'était jamais exercée à la mer, qu'enfin ils n'étaient pas en état de rendre les services qu'on attendait d'eux. » Villeneuve expédia ce procès-verbal à Paris en y joignant une dernière supplication : « Je ne puis croire, écrivait-il à Decrès, que ce soit l'intention de Sa Majesté Impériale de vouloir livrer la majeure partie de ses forces navales à des chances si désespérées, et qui ne promettent pas même de la gloire à acquérir. » Mais Napoléon avait d'avance rendu toute remontrance inutile en faisant partir Rosily ; car lors même que Villeneuve eût poussé l'abnégation jusqu'à attendre cet amiral pour lui remettre son commandement, avec la certitude de voir un sacrifice sublime transformé en acte de lâcheté, cette détermination n'eût point sauvé la flotte, puisque Rosily devait exécuter précisément les mêmes ordres et sans aucun délai. Averti à temps de l'arrivée prochaine de Rosily, et certain que son remplacement par cet amiral, qui lui était d'ailleurs très-inférieur à tous égards, ne changerait rien au dénouement, Villeneuve n'hésita plus dès lors à se précipiter dans le gouffre où il devait trouver tout au moins ]a réhabilitation de son honneur outragé : « Je serais heureux, écrivit-il L Decrès, de céder à Rosily la première place, si du moins il m'était donné d'accepter la seconde ; mais il serait trop affreux de perdre toute espérance d'avoir une occasion de montrer que j'étais digne d'un meilleur sort. » Il commença sur le champ ses préparatifs pour se porter au-devant de la flotte anglaise.

Nelson qui commandait l'escadre anglaise devant Cadix, avait d'abord trente-quatre vaisseaux sous ses ordres ; il en avait donné un à son collègue Calder pour le ramener en Angleterre, il en avait ensuite envoyé six autres se ravitailler à Tétouan et à Gibraltar. Villeneuve disposait de trente-trois vaisseaux, il en avait donc six de plus que son illustre adversaire, sans  compter cinq frégates et deux bricks ; mais la plupart de ces bâtiments étaient incapables d'opérer une manœuvre tant soit peu compliquée, surtout en face de l'ennemi ; une partie de leurs matelots, principalement les Espagnols ; n'avaient jamais vu la mer, et  tous étaient d'une complète inexpérience dans ce qui constitue la principale force d'un vaisseau de guerre, c'est-à-dire le service de l'artillerie. Ni la connaissance des manœuvres, ni la précision et la justesse du tir ne peuvent s'acquérir dans l'intérieur d'un port ; on put constater dans la bataille même de Trafalgar, que les artilleurs anglais tiraient alors près d'un coup par minute, tandis que les nôtres mettaient entre chaque décharge plus de trois minutes d'intervalle[7] ; les premiers tiraient en plein bois et dans la coque, ce qui dès le début de l'action désorganisait les batteries de l'ennemi, tandis que les seconds, fidèles à la vieille routine, visaient à démâter et tiraient dans le gréement, ce qui exigeait une expérience et une adresse qu'ils n'avaient pas.

Dès le 10 octobre, Nelson prévoyant la prochaine sortie de Villeneuve, avait adressé à sa flotte le célèbre ordre du jour dans lequel il exposait à ses officiers le plan de bataille qu'il devait suivre exactement, sauf quelques modifications adoptées sur le terrain. Persuadé que Villeneuve serait forcé de se présenter à lui avec ses vaisseaux rangés sur une seule ligne, selon les règles de l'ancienne tactique, il avait résolu d'aborder la flotte française non avec une ligne parallèle, mais avec deux colonnes qui gouverneraient sur elle à angle droit, sauf à se déployer plus tard « de façon à ce que l'ordre de marche pût être en même temps l'ordre de combat. » La première de ces colonnes se porterait sur le centre où devait se trouver notre vaisseau amiral, tandis que la seconde se jetterait sur l'arrière-garde. Ces deux points investis successivement par toute la flotte anglaise, se trouveraient ainsi enveloppés et séparés du reste de l'armée, et on aurait le temps de réduire ou d'anéantir toute cette partie de l'escadre combinée avant que l'autre pût venir à son secours. Il réservait la part la plus facile de cette double tâche à son collègue et ami Collingwood, qui devait avoir sur notre arrière-garde une telle supériorité de forces, qu'une partie de ses vaisseaux deviendrait promptement disponible pour aider Nelson dans la lutte inégale qu'il allait engager contre le reste de notre flotte. L'amiral terminait ses instructions par cette belle recommandation dont le principe est vrai sur tous les champs de bataille, sur terre comme sur mer : « Quant aux capitaines qui pendant le combat, ne pourront apercevoir les signaux de l'amiral, ils ne peuvent mal faire dès qu'ils placent leur vaisseau bord à bord avec un vaisseau ennemi. »

Ces paroles étaient la traduction exacte de celles que dans le même moment Villeneuve adressait à l'escadre combinée : « Tout capitaine qui n'est pas au feu n'est pas à son poste, disait-il de son côté ; et un signal pour le rappeler serait pour lui une tache déshonorante. » Villeneuve avait en partie prévu la manœuvre que méditait de lui opposer Nelson, mais il ne pouvait songer à adopter une nouvelle tactique avec des vaisseaux dont quelques-uns allaient appareiller pour la première fois, et qui étaient tout au plus capables de se conformer à l'ancienne. Il résolut donc de s'en tenir à une méthode éprouvée qui laissait du moins à chaque vaisseau toute sa valeur, et qui eût eu d'ailleurs ses avantages vu le système adopté par Nelson, si notre infériorité accablante ne nous avait pas placés dans une situation où toutes les méthodes étaient forcément défectueuses. Après avoir achevé ses préparatifs avec le calme et la résolution d'un homme pour qui un parti même désespéré était devenu un bienfait, Villeneuve sortit de Cadix le 20 octobre, se dirigeant du nord au sud, à la rencontre de Nelson, qui croisait au large, à la hauteur du détroit de Gibraltar. Nelson averti par une frégate, se mit aussitôt en marche pour nous rejoindre. Pendant la nuit, les deux flottes se rapprochèrent sensiblement, éclairant leur route avec des feux de Bengale. Le 21 octobre, à la pointe du jour, notre flotte découvrit l'ennemi à environ deux lieues et demie à l'ouest, position qui lui donnait sur nous l'avantage du vent, car le vent soufflait de l'ouest. On apercevait au sud-est, à une distance de quatre lieues, le cap Trafalgar. Villeneuve fit aussitôt le signal de former la ligne de bataille ; il y rangea en avant-garde les vaisseaux de Gravina qui avaient jusque-là formé une escadre d'observation, ne voulant pas, sans doute, qu'un corps séparé pût invoquer un prétexte quelconque pour ne pas combattre, comme cela s'était vu tant.de fois dans nos batailles navales. Il plaça à l'arrière-garde le contre-amiral D manoir, et lui-même prit position au centre. Cette longue ligne, formée de trente-trois vaisseaux, marchait ainsi du nord au sud, le cap sur Gibraltar, pendant que l'armée de Nelson s'avançait de l'ouest sur deux colonnes.

A la direction même que prenait l'escadre ennemie, l'œil exercé de Villeneuve ne tarda pas à pénétrer le plan de Nelson. Il comprit qu'en portant le plus gros de ses forces sur notre arrière-garde, son adversaire n'avait pas seulement pour but de l'isoler afin de la détruire plus facilement, mais qu'il songeait en même temps à nous couper notre retraite sur Cadix[8]. Il fit aussitôt virer de bord à sa flotte, qui se trouva ainsi avoir le cap sur Cadix au lieu de l'avoir sur Gibraltar, en sorte que l'avant-garde devint l'arrière-garde et réciproquement. Par suite de ce mouvement de conversion, notre flotte gardait sa retraite sur Cadix, et les points d'attaque des colonnes anglaises portant sur une ligne qui se mouvait non plus du nord au sud mais du sud au nord, furent nécessairement changés à notre avantage. Déjà les deux colonnes s'approchaient avec une vitesse ralentie par la faiblesse du vent, ayant à leur tête leurs deux vaisseaux amiraux, le Victory que montait Nelson, et le Royal-Sovereign qui portait le pavillon de Collingwood. Chacun d'eux s'avançait toutes voiles déployées, à une grande distance en avant des trois ponts qui venaient le plus près derrière lui, comme pour s'offrir seul aux coups de toute notre flotte. Cette magnifique audace, objet d'admiration pour ceux mêmes qui allaient en être les victimes, a été souvent blâmée comme contraire à toutes les règles de la tactique navale : il est certain qu'à égalité de forces, elle n'eût eu d'autre résultat que d'exposer le vaisseau ainsi isolé à être écrasé de feux par la flotte ennemie avant l'arrivée du reste de la colonne ; mais elle était justifiée par notre faiblesse, que Nelson connaissait aussi bien que Villeneuve et par cela même elle était un trait de génie. Il agissait avec la certitude de sa supériorité, confiant en ses forces comme un géant qui aurait à lutter contre des nains. Avec les avantages qu'il avait sur nous, les précautions ordinaires de la tactique n'étaient pour lui qu'une perte de temps et une gêne inutile ; on ne pense ni aux règles ni aux ruses de guerre quand on n'a qu'à étendre le bras pour abattre son ennemi.

La manœuvre de Villeneuve avait forcé Nelson à renoncer à couper la retraite à toute la flotte combinée ; il voulut tout au moins la couper à notre centre et à l'escadre de Gravina devenue l'arrière-garde. Pour y parvenir, il se décide à percer notre ligne au centre vers le point où se trouve notre vaisseau amiral le Bucentaure ; il laisse à son ami Collingwood le soin d'envelopper et de réduire les vaisseaux de Gravina. Quant à notre avant-garde commandée par Dumanoir, il la néglige dans la conviction qu'elle n'arrivera pas au combat en temps opportun. Toutes ses dispositions prises, Nelson descend dans sa cabine, il écrit à genoux sur son journal une courte prière dans laquelle il demande à Dieu la victoire en le suppliant « de ne pas permettre qu'aucun Anglais oublie les droits sacrés de l'humanité ; » puis il ajoute à son testament le codicille dans lequel il recommande à l'Angleterre la femme que son amour a immortalisée, ainsi que sa fille Horatia Nelson ; cela fait, il remonte sur le pont ; il adresse à son escadre le fameux signal dont l'héroïque simplicité électrisa ses marins : « l'Angleterre compte que chacun fera son devoir. »

Il était alors près de midi. Le Royal-Sovereign de Collingwood arrivait toutes voiles déployées sur notre ligne, vers le point où l'arrière-garde se rattachait au centre, avec près de vingt minutes d'avance sur la colonne dont il formait la tête. E. essuie le feu croisé des vaisseaux de Gravina sans y répondre et sans ralentir sa marche, jusqu'au moment où perçant notre ligne entre le Fougueux et le Santa-Anna, il fait feu de ses trois étages de canons sur la poupe de ce dernier vaisseau. Cette effroyable décharge a mis d'un seul coup quatre cents hommes hors de combat. Le Fougueux qui a reçu en même temps sa bordée de tribord sans en souffrir autant, s'attache aussitôt à lui, avec quatre autres vaisseaux, pour lui faire lâcher sa proie ; mais le Royal-Sovereign soutient sans désavantage cette lutte inégale, et bientôt le Belleisle et les autres trois-ponts de la colonne de Collingwood viennent le soutenir en pénétrant à leur tour dans la brèche qu'il a ouverte.

 Pendant ce temps, Nelson s'était élancé sur notre centre à la tête de la colonne gauche. Comme le Royal-Sovereign, le Victory avait essuyé le feu de toute notre escadre sans en éprouver de fortes avaries. Résolu à la fois à combattre corps à- corps le Bucentaure que montait Villeneuve, et à faire dans notre ligne une seconde trouée pareille à la première, Nelson avait d'abord fait diriger son vaisseau sur l'avant du Bucentaure, où Villeneuve avait tout fait préparer pour un combat à l'abordage ; mais trouvant la ligne impénétrable sur ce point, grâce à la présence de la Santissima-Trinidad, il change brusquement de direction, il passe derrière le Bucentaure, en vomissant sur lui plusieurs décharges successives qui fracassent son arrière, démontent ses canons, couvrent son pont de morts et de blessés. Il s'avance ensuite vers le Redoutable, laissant aux navires qui viennent derrière lui le soin d'achever la défaite du Bucentaure. Le Redoutable était commandé par le capitaine Lucas, un des officiers les plus intrépides de la flotte française ; il était très-inférieur en artillerie au Victory, mais celui-ci avait déjà perdu plus de cinquante hommes de son équipage, et les deux vaisseaux s'étant accrochés bord à bord, l'artillerie ne pouvait plus jouer dans ce combat qu'un rôle très-secondaire. Les hunes du Redoutable sont garnies de tirailleurs, le Victory, qui en est dépourvu, répond faiblement à cette fusillade meurtrière ; ses marins tombent en foule sans pouvoir riposter à des ennemis invisibles ; son pont est inondé de sang et jonché de cadavres. Calme au milieu de cette scène de boucherie, Nelson en grande tenue d'amiral et paré de tous ses ordres se promenait sur le gaillard d'arrière avec le capitaine Hardy, encourageant de sa présence les défenseurs du Vie-tory. Tout à coup il chancelle, et s'affaisse sur lui-même. Une balle partie des hunes du Redoutable, après lui avoir traversé l'épaule et la poitrine, lui avait brisé l'épine dorsale, Le capitaine désespéré se précipite pour le relever : « C'est fait de moi, Hardy, lui dit Nelson, ils y ont enfin réussi ! »

Le capitaine Lucas ignore quelle perte immense il vient de faire éprouver à l'Angleterre, mais il voit le pont du Victory presque entièrement dégarni de combattants, et juge le moment venu de s'élancer à l'abordage. Mais la haute muraille du- Victory, vaisseau à trois ponts, qui domine le Redoutable, rend l'escalade difficile, et les artilleurs anglais accourus sur le pont de leur navire, repoussent ce premier assaut. Lucas s'apprête à leur en livrer un second au moyen d'une de ses vergues qu'il jette comme un pont entre les deux bâtiments ; mais au moment où sa colonne d'assaut s'y précipite, le Téméraire accouru au secours du vaisseau amiral britannique, prend le Redoutable par le travers et d'une seule bordée renverse deux cents hommes ; il répète aussitôt sa manœuvre, foudroie de nouveau le Redoutable, le démâte, le crible de boulets et en un instant change tellement la fortune du combat, que l'héroïque capitaine est réduit à se rendre, après avoir perdu cinq cent vingt-deux hommes tués ou blessés.

Vers le même moment, la Santa Anna, ayant perdu tous ses mâts et une grande partie de son équipage, se rendait au Royal-Sovereign. L'action était engagée depuis une heure et demie à peine, et notre ligne était percée au centre et à l'arrière-garde par deux grandes trouées, par lesquelles les deux colonnes anglaises avaient passé tout entières pour nous prendre ensuite à revers, chaque vaisseau choisissant son adversaire d'après l'ordre de marche, et ne lâchant prise qu'après l'avoir enlevé ou détruit.

Notre avant-garde, sous les ordres de Dumanoir, était restée intacte. En se conformant à l'esprit des instructions de Villeneuve, qui prescrivaient avant tout à nos vaisseaux d'accourir au feu comme à leur vrai poste, cet officier aurait dû rabattre son corps d'armée sur la colonne de Nelson à mesure qu'elle avançait sur notre centre ; il n'exécuta son mouvement que très-tard, sur l'ordre exprès de Villeneuve, et, avec une extrême lenteur, soit qu'il fût contrarié par le calme, ainsi qu'il l'allégua plus tard dans son mémoire justificatif, soit qu'il jugeât dès lors que cette manœuvre le perdrait lui-même sans sauver le reste de la flotte. Compromise en effet dès le commencement par le succès de la trouée de Nelson, notre flotte avait vu se renouveler sur plusieurs points à la fois et avec une aussi fâcheuse issue, le duel du Victory avec le Redoutable et du Royal-Sovereign avec la Santa-Anna. Partout nos marins avaient combattu avec une admirable intrépidité, mais partout aussi leur inexpérience avait trahi leur courage, et ils avaient été écrasés par la supériorité de leurs adversaires dans la manœuvre et le service de l'artillerie. On avait vu le Fougueux, commandé par un des officiers les plus braves de l'armée, le capitaine Baudoin, succomber en quelques minutes, foudroyé, anéanti par les formidables batteries du Téméraire. Presque en même temps, Magon était tué sur l'Algésiras incendié, dont toute la mâture s'écroulait avec fracas, pendant que les Anglais s'élançaient à l'abordage au milieu des flammes. A l'arrière-garde où les vaisseaux espagnols se trouvent en plus grand nombre, Gravina est blessé à mort sur son vaisseau-amiral ; le San-Juan-Nepomuceno, le Monarca, l'Argonauta succombent successivement sous les coups de la division de Collingwood, et, après eux, huit vaisseaux se rendent à l'ennemi ; le reste se retire lentement du champ de bataille pour rentrer à Cadix. Au centre, le Bucentaure tenait encore avec la Santissima-Trinidad. Le malheureux Villeneuve, qui voyait avec douleur se réaliser le désastre qu'il avait tant prédit, espérait n'y pas survivre ; mais il faut qu'il y assiste jusqu'au bout, la mort ne veut pas de lui. Placé sur le point même par où pénétrait la colonne de Nelson, il essuie successivement le feu de onze vaisseaux anglais[9], qui lui tuent ou blessent près de trois cents hommes ; tous ses mâts sont tombés les uns après les autres, et en tombant, ils ont obstrué la batterie de tribord, la seule par laquelle il pût faire du mal à l'ennemi. Toute résistance devenant alors inutile, il veut faire mettre à flot une embarcation pour se rendre à bord d'un autre navire et continuer le combat, mais ses canots ont été écrasés par la chute de la mâture ; il fait héler la Santissima-Trinidad pour lui en demander un ; ses cris se perdent dans l'horrible tumulte de cette scène de destruction ; il se rend aux Anglais pour sauver le reste de son équipage.

L'action était presque terminée, lorsqu'une épouvantable détonation fit tressaillir les plus résolus ; c'était l'Achille qui venait de sauter à demi dévoré par les flammes, après avoir refusé jusqu'au bout d'amener son pavillon. Il était environ cinq heures et demie. Des trente-trois vaisseaux de la flotte française, dix-huit étaient aux mains des Anglais, onze se retiraient péniblement sur Cadix, quatre autres se dirigeaient au large conduits par Dumanoir, qui ne les déroba à ce champ de carnage que pour les faire tomber, le 5 novembre suivant, dans une croisière anglaise à laquelle il dut se rendre après une courageuse résistance. Les Français avaient perdu plus de sept mille hommes, les Anglais à peine le tiers ; mais ce triomphe, quelque glorieux qu'il fût pour eux, n'en était pas moins cruellement acheté, car ils le payaient de la vie de leur plus grand homme de guerre, et la désolation des vainqueurs égalait le désespoir des vaincus[10].

Le héros mourant put encore sourire à sa dernière victoire. Il semblait retenir avec effort la vie qui lui échappait, afin d'assister à notre défaite. Déjà en proie à l'agonie, on le vit se réveiller tout à coup au bruit des hourras qui saluèrent la chute du Bucentaure ; il fait venir une première fois le capitaine Hardy, et se soulevant à demi sur sa couche : Eh bien i lui dit-il, la journée est-elle à nous ? » et sur l'assurance que lui donne son ami, un long soupir s'échappe de sa poitrine oppressée. Il lui recommande alors de faire mouiller la flotte avant la nuit, car dès le matin il avait prévu une tempête, puis l'attirant vers lui : « Hardy, lui dit-il d'une voix faible, je suis un homme mort... encore quelques instants et c'est fini... écoutez Hardy, quand je ne serai plus, coupez mes cheveux et portez-les à ma chère lady Hamilton... et ne jetez pas mon pauvre corps à la mer ![11] » Quand la bataille est terminée, Hardy revient vers le mourant ; il lui apprend toute la grandeur du triomphe ; un dernier rayon brille dans le regard de Nelson : « Grâce à Dieu, murmure-t-il, j'ai fait mon devoir, » et quelques instants après il expire au milieu des sanglots des assistants.

Le soir, la mer soulevée par une affreuse tourmente, engloutit une partie des vaisseaux capturés par les Anglais ; et trois de ceux des nôtres qui gagnaient Cadix furent brisés sur des rochers, tout près du port. Huit navires échappèrent seuls au désastre ; ils restèrent bloqués à Cadix jusqu'à l'époque où ils tombèrent au pouvoir des insurgés espagnols. Ainsi finit cette sinistre journée de Trafalgar, dans laquelle tant de nobles vies furent sacrifiées à l'aveugle et perverse infatuation d'un seul homme. Tous ces flots de sang avaient été répandus non -seulement sans nécessité, mais sans même un prétexte. Cette immense hécatombe n'avait eu d'autre cause qu'une bravade, un caprice et la blessure d'orgueil qu'avait ressentie Napoléon pour avoir un instant subi la prudente détermination de Villeneuve. Il voulut qu'un profond silence ensevelît jusqu'au souvenir de l'horrible catastrophe qu'il venait d'attirer sur la France. Loin de reconnaître qu'il s'était trompé et de chercher à réparer les maux qu'il avait faits, il prit en haine les témoins de ce démenti infligé à l'infaillibilité de son génie, et ne pouvant songer à faire disparaître le petit nombre de victimes qui avaient survécu au désastre, il s'efforça, autant qu'il était en lui, d'effacer toute trace de leur glorieuse infortune. II dissimula honteusement leur défaite qui était la sienne ; il organisa contre eux la conspiration de l'ingratitude et de l'oubli ; il confondit dans la même disgrâce les héros avec les lâches, et n'eut pas une seule récompense pour tant de traits éclatants, pas une consolation pour un malheur si peu mérité, lui qui parlait sans cesse d'honneur et de vertu militaire !

A quelque temps de là dans les premiers jours d'avril 1806, Villeneuve, relâché sur parole par les Anglais qui l'avaient traité avec tous les égards que méritaient son courage et son malheur, débarquait obscurément à Morlaix. Le rapport qu'il avait adressé le 5 novembre précédent, à bord de la frégate anglaise l'Euryalus, au ministre de la marine sur la bataille de Trafalgar, se terminait par ces paroles touchantes : « Quant à moi, pénétré de toute l'étendue de mon malheur et de toute la responsabilité que comporte un si grand désastre, je ne désire rien tant que d'être bientôt à même d'aller mettre aux pieds de S. M. ou la justification de ma conduite, ou la victime qui doit être immolée, non à l'honneur du pavillon qui, j'ose le dire est resté intact, mais aux mânes de ceux qui auraient péri par mon imprudence, mon inconsidération ou l'oubli de quelqu'un de mes devoirs. » C'était cette justification que Villeneuve apportait, et jamais homme écrasé par une implacable fatalité n'y avait eu plus de droits que lui ; mais on ne voulait que de la victime ; car si Villeneuve était innocent, qui donc était le coupable ? Il alla jusqu'à Rennes, et là il attendit dans une chambre d'auberge la réponse de Decrès à une lettre qu'il lui écrivit pour le prévenir de sa prochaine arrivée à Paris et de son intention d'en appeler à la justice de l'empereur. Ce que fut cette réponse il est trop facile de le deviner. Decrès estimait son ancien ami, mais il était courtisan et ne se souciait pas de se compromettre pour le défendre. Le 22 avril, on trouva Villeneuve étendu sans vie dans sa chambre et frappé de six coups de couteau dans les régions du cœur ; la lame enfoncée d'une main sûre était encore tout entière dans la blessure. Ce fut là sa seule, réplique à l'ignoble insulte de celui qui avait écrit que Villeneuve « sacrifierait tout pourvu qu'il sauvât sa peau. Jusqu'au dernier moment il n'avait accusé que sa destinée. Sur la table se trouvait une lettre qu'il adressait à sa femme : « Ma tendre amie, comment recevras-tu ce coup ? hélas ! je pleure plus sur toi que sur moi... seul ici, frappé d'anathème par l'empereur, repoussé par son ministre qui fut mon ami, chargé d'une responsabilité immense dans un désastre qui m'est attribué et auquel la fatalité m'a entraîné, je dois mourir !... Vis tranquille, emprunte les consolations des doux sentiments de religion qui t'animent ; mon espérance est que tu y trouveras un repus qui m'est refusé. Adieu, sèche les larmes de tous ceux auxquels je puis être cher. Je voulais finir, je ne puis. Quel bonheur que je n'aie aucun enfant pour recueillir man horrible héritage et qui soit chargé du poids de mon nom ! Ah je n'étais pas né pour un pareil sort, je ne l'ai pas cherché, j'y ai été entraîné malgré moi. Adieu, adieu... »

 Les sinistres impressions qu'avaient fait naître la mort de Pichegru et. la sanglante tragédie de Vincennes étaient encore si mal effacées, qu'on ne voulut pas croire au suicide de Villeneuve. On raconta que sur l'ordre de Decrès. et à l'instigation de Napoléon, Magendie, le capitaine du Bucentaure, qui était revenu d'Angleterre en même temps que Villeneuve, avait consenti à se charger du meurtre ; et ces rumeurs furent si persistantes, qu'après la chute de l'Empire, Magendie écrivit sous le titre de Notice nécrologique sur Villeneuve, un véritable mémoire justificatif pour repousser cette imputation calomnieuse. Aux attestations concluantes qu'il invoquait pour lui-même et pour Decrès, il joignit les témoignages les plus honorables et les plus touchants pour la mémoire du cher et bon amiral[12].

Peu de temps auparavant déjà la mort du capitaine Wright avait donné naissance à des bruits analogues. Ces bruits étaient probablement faux, mais par cela seul que le régime impérial n'offrait aucun moyen légal d'éclaircir la vérité, par cela seul qu'il rendait toute publicité et tout contrôle impossibles, les soupçons devenaient légitimes, et l'historien n'a pas le droit de les passer sous silence, car ils peignent mieux que toute autre circonstance l'état de défiance et d'intimidation où se trouvait la nation vis-à-vis de son gouvernement. Wright était ce capitaine de la marine anglaise, qui avait débarqué Georges et ses compagnons à la falaise de Biville. Tombé depuis dans nos mains à la suite d'un naufrage, Bonaparte l'avait fait enfermer au Temple et traiter comme un complice de la conspiration, bien que le capitaine n'eût fait qu'obéir aux ordres de son gouvernement, comme tout militaire eût agi à sa place. Interrogé lors du procès de Moreau, il avait invoqué sa consigne d'officier de marine et demandé à être traité en prisonnier de guerre, en déclinant toute explication au sujet des ordres qu'il avait reçus. Wright était un marin des plus distingués ; il avait été le compagnon de Sidney Smith à Saint-Jean d'Acre ; il était resté son ami intime ; il avait été insulté en plusieurs oc casions par le Moniteur, comme -le dernier des assassins, et dans ses conversations comme dans sa correspondance, Bonaparte n'avait jamais parlé de lui qu'avec les expressions de la haine la plus violente. Voilà tout ce que le public pouvait savoir au sujet de Wright, lorsque le 26 octobre 1805 on le trouva mort dans sa prison. Il avait la gorge coupée, à côté de lui était un rasoir et un numéro du Moniteur contenant le récit de la capitulation d'Ulm, nouvelle qu'on donna comme la cause déterminante du suicide. On remarqua que ce numéro du Moniteur rappelait beaucoup trop le Sénèque qui avait figuré dans la mise en scène de la mort de Pichegru. Sidney Smith, dans l'enquête approfondie qu'il ouvrit plus tard sur la fin tragique de son ami[13], rassembla et mit en lumière une foule de circonstances des plus suspectes. Pendant toute la soirée qui avait précédé son prétendu suicide, Wright, loin de montrer aucune tristesse, avait joué de la flûte jusqu'à une heure avancée ; le coup de rasoir avait té porté avec tant de force que la tête était presque séparée du tronc, et chose plus étrange encore, le rasoir avait été refermé après le coup ; le bras droit du capitaine, au lieu d'être à découvert, comme son action le supposait, était étendu le long du corps ; le sang dont le plancher était couvert avait été piétiné ; on avait entendu pendant la nuit des cris et comme le bruit d'une lutte ; enfin Wright avait maintes fois annoncé à ses compagnons et entre autres au capitaine Wallis qui était détenu avec lui, qu'on lui préparait le sort de Pichegru, mais qu'en aucun cas on ne devait croire à son suicide. Tous ces faits furent établis par des dépositions circonstanciées, qu'on a toutefois le droit de révoquer en doute comme faites, pour la plupart, plus de dix ans après l'événement.

En dépit de ces apparences accusatrices, on peut dire que le meurtre du capitaine Wright n'est pas vraisemblable. Et si nous en venons à cette conclusion, ce n'est nullement parce que le jour même de la mort de Wright, le 26 octobre 1805, Napoléon écrit à Fouché : « Faites mettre au cachot ce misérable assassin Wright qui a voulu s'échapper du Temple[14], » car ce mot aurait pu être écrit, comme tant d'autres, dans le simple but de tromper la postérité. Notre opinion se fonde sur cette présomption plus sûre qu'il n'avait aucun intérêt à commettre une action aussi atroce. Il n'est d'ailleurs nullement impossible que Fouché l'ait prise sur lui par excès de zèle ; et Napoléon a lui-même posé cette hypothèse à Sainte-Hélène[15], en la résolvant ïl est vrai, par la négative : « Fouché, dit-il, n'aurait pas osé, parce qu'il savait que je l'aurais fait pendre s'il avait eu cette hardiesse... pour que Wright fût mis à mort secrètement, il eût fallu mes ordres et non ceux de Fouché... Au reste, ajoutait-il, mon esprit était alors occupé de si grands objets que j'avais trop peu de temps pour penser à un pauvre capitaine anglais. » L'extrait cité plus haut montre que ce dernier argument n'est nullement fondé. Est-il plus admissible que Fouché se serait exposé à être pendu en devançant quelque peu la justice de son maître à l'égard « de ce misérable assassin Wright ? » Napoléon raconte lui-même qu'il était décidé à « faire juger et exécuter le capitaine pour avoir débarqué des assassins et des espions sur les côtes de France[16], » et il aurait fait pendre Fouché pour avoir si bien deviné et prévenu ses intentions ? If est au moins permis d'en clouter. Quand le lendemain du complot de la machine infernale, Fouché lui avait livré cent cinquante jacobins envoyés, au-delà des mers, à une mort lente mais certaine à l'occasion d'un crime qu'ils n'avaient pas commis, avait-il fait pendre Fouché ? Avant d'y penser, il eût dû commencer par un autre coupable. Quoi qu'il en soit, l'impression produite à Paris par ce nouveau suicide, peut se résumer dans le mot spirituel qui courut alors « Ce Bonaparte est vraiment malheureux, tous ses ennemis lui meurent dans les mains ! »

Il est temps de raconter le dénouement de l'étonnante campagne dont le premier acte avait été marqué par le coup de foudre d'Ulm, et le second par l'occupation de Vienne. Napoléon avait quitté cette capitale vers le milieu de novembre ; il s'était avancé en Moravie jusqu'à Brünn, place forte d'une grande importance, mais dégarnie de troupes, et qu'il put occuper sans coup férir, grâce à l'imprévoyance et à l'incurie autrichiennes. L'armée des coalisés était massée à quinze lieues de là vers Olmütz, Kutuzoff avait enfin réussi à opérer sa jonction avec l'armée d'Alexandre. Elle formait, d'après des relevés officiels, un nombre total de 82.000 hommes, sur lesquels 14.000 Autrichiens seulement[17]. Elle était composée de bonnes troupes, nullement démoralisées, car Kutuzoff, bien que forcé de battre en retraite devant des forces d'une supériorité écrasante, nous avait tenu tête à Amstetten, à Dürrenstein, à Hollabrünn, avec une solidité qui lui faisait le plus grand honneur.

Cette armée avait un tel intérêt à gagner du temps avant d'attaquer Napoléon, que ses opérations sont encore une énigme. Des renforts importants, conduits par le général Béningsen, étaient en marche pour la rejoindre ; le délai d'un mois, au terme duquel la Prusse ' devait mettre en mouvement ses armées, était à la veille d'expirer, et c'étaient cent vingt mille hommes de plus pour la coalition ; l'armée anglo-suédoise allait se porter du Hanovre sur la Hollande découverte ; l'archiduc Charles était arrivé en Hongrie où il réparait ses pertes et se préparait à reprendre l'offensive ; enfin Napoléon, en présence du danger imminent auquel l'exposaient ces éventualités, avait suspendu sa marche en avant ; il avait senti que sa position, à une si grande distance de sa base d'opérations, était déjà fort aventurée. Selon toutes les probabilités, une simple temporisation de la part des Austro-Russes l'eût, en fort peu de temps, contraint à un mouvement rétrograde, sous la double nécessité de se concentrer et de conserver sa ligne de retraite. La lutte étant reprise dans ces -conditions nouvelles, sa perte était presque infaillible, car il allait se trouver pris entre trois armées considérables, avec des forces réduites ; et si deux de ces armées s'étaient donné la main en Hongrie, comme Kutuzoff le proposait, elles lui eussent opposé une masse difficile à entamer. C'étaient là autant de raisons impérieuses d'éviter toute rencontre avec Napoléon, avant que les évènements attendus se fussent réalisés. Il n'est pas aisé, même aujourd'hui, d'expliquer les motifs qui poussèrent les coalisés à agir quand ils avaient tout à gagner à l'expectative. Il a été constaté, il est vrai, que l'armée austro-russe manquait de vivres à Olmütz, mais il lui était facile de s'en procurer ailleurs, et rien ne l'obligeait à garder cette position. Elle avait même un intérêt capital à se rabattre sur la Hongrie, pour s'y réunir aux 80.000 hommes de l'archiduc Charles. Mais Alexandre, qui avait commis une première faute en venant, malgré les remontrances de ses amis les plus sages[18], au milieu de son armée, où sa présence devait avoir pour effet de paralyser des généraux braves mais serviles, était tombé sous l'influence du général d'état-major Weyrother, homme vaniteux et incapable, grand faiseur de plans, qui avait été le conseiller de l'archiduc Jean à Hohenlinden. Alexandre était d'ailleurs entouré de jeunes gens pleins d'ardeur, de courage et d'illusions, impatients de se distinguer sous les yeux de leur souverain, et qui ne parlaient qu'avec le plus profond mépris du système dilatoire proposé par Kutuzoff, par l'empereur d'Autriche, par les chefs les plus expérimentés de l'armée. Des divisions assez graves survenues entre les Autrichiens et les Russes, à la suite du malheureux début de la campagne, contribuaient encore à faire désirer aux uns et aux autres une prompte reprise d'hostilités, où chacun espérait trouver sa justification.

Napoléon eut connaissance de cet état de choses, et en tira parti avec une merveilleuse habileté. Il avait d'abord reçu avec beaucoup de hauteur MM. de Stadion et Giulay, que l'empereur d'Autriche avait envoyés à son camp pour lui faire des ouvertures ; il se ravisa presque aussitôt en apprenant que la Prusse était sur le point de se joindre à ses adversaires ; il devint aussi communicatif qu'il avait été jusque-là hautain et défiant. Le 25 novembre, il dépêche Savary au camp des coalisés avec une lettre de compliments pour l'empereur Alexandre, et avec la mission secrète d'observer attentivement l'armée ennemie, tout en sondant le terrain pour une négociation. Savary est reçu avec courtoisie, mais très-froidement ; il ne rapporte à son martre qu'une lettre sèche et évasive qui est adressée non à l'empereur, mais au chef du gouvernement français[19]. Napoléon, si chatouilleux sur ce point, ne s'en formalise nullement, il veut se montrer supérieur aux minuties d'une vaine étiquette ; il n'en devient que plus prévenant. Savary retourne immédiatement à Olmütz pour proposer une entrevue entre Napoléon et le trop confiant Alexandre : par la même occasion il complétera ses études sur l'armée austro-russe. Savary, qui avait les yeux et les oreilles d'un futur ministre de la police, observe le nombre et les dispositions de l'armée, il fait causer les aides de camp, il prend note de la confiance téméraire qui anime les jeunes officiers. Du reste, Alexandre refuse l'entrevue, mais il consent à envoyer à Napoléon son aide de camp, le prince Dolgorouki. Napoléon n'avait garde de laisser prendre au prince le rôle d'observation que Savary avait rempli auprès d'Alexandre ; il le reçoit à ses avant-postes et ne lui laisse voir de son armée que juste ce qu'il faut pour le tromper. Quelques jours auparavant, un escadron de notre avant-garde avait été surpris et enlevé à Wischau. Dolgorouki trouve nos troupes se repliant sur tous les points pour se concentrer dans les positions longtemps étudiées à l'avance, vers lesquelles Napoléon voulait attirer l'armée austro-russe. Resserrées sur un espace étroit, séparées encore du corps de Bernadotte et de la division Friant qui ne devaient arriver qu'au dernier moment, occupées ostensiblemerit à élever des retranchements sur divers points comme si elles craignaient d'être attaquées, elles ne pouvaient frapper les yeux du prince que par la faiblesse apparente de leur effectif et par leur attitude timide et contrainte[20].

Après les compliments d'usage, Dolgorouki aborda sans plus de précautions oratoires l'objet de sa mission. Napoléon a rapporté l'entretien avec sa mauvaise foi habituelle, et en assaisonnant son récit des insultes qui lui étaient familières envers tous les hommes chez lesquels il avait rencontré quelque fermeté. Il a raconté dans ses bulletins que ce freluquet avait été jusqu'à lui proposer la cession de la Belgique. Il n'avait jamais été question de redemander la Belgique à la France, et le moment eût été bien mal choisi pour mettre en avant une semblable énormité. Dolgorouki ne lit aucune proposition de ce genre. Alexandre avait arrêté un programme en se liant à la Prusse et à l'Autriche, et c'est ce programme déjà cent fois discuté que son aide de camp dut soumettre à Napoléon. Le rapport de Dolgorouki sur cette entrevue a tous les caractères de la vérité et rappelle d'une façon frappante le récit fameux de l'entretien de Whitworth avec Napoléon. Comme toujours, Napoléon parle en tentateur, quand il ne peut pas parler en maître « Que veut-on de moi ? Pourquoi l'empereur Alexandre me fait-il la guerre ? Qu'exige-t-il ? Est-il jaloux de l'accroissement de la France ? Eh bien ! qu'il étende ses frontières aux dépens de ses voisins.... du côté de la Turquie ; et toutes les querelles seront terminées ! » Et comme Dolgorouki lui répond que la Russie n'a pas souci de s'agrandir, niais de maintenir l'indépendance de l'Europe, d'assurer l'évacuation de la Hollande et de la Suisse, l'indemnité qu'elle n'a jamais cessé de réclamer pour le roi de Sardaigne, Napoléon s'emporte et s'écrie qu'il ne céderait rien en Italie « lors même que les Russes camperaient sur les hauteurs de Montmartre ![21] » exclamation d'autant plus vraisemblable qu'on la retrouve textuellement quelques jours plus tard dans un de ses bulletins. Ces paroles mirent fin à une négociation qui n'avait été de la part de Napoléon qu'une ruse de guerre destinée à enhardir ses ennemis, et des deux côtés on ne songea plus qu'à combattre.

Les positions que Napoléon avait occupées pour y attendre le choc des coalisés, étaient admirablement choisies pour l'attaque comme pour la défense. Adossées à la citadelle de Brünn, qui devait, au besoin, assurer leur retraite sur la Bohême ; couvertes, sur leur gauche, par des collines boisées presque impénétrables, sur leur front, par un ruisseau profond qui formait de loin en loin de larges étangs, nos troupes étaient retranchées dans l'angle presque droit que forment les deux routes, qui partent de Brünn pour aller l'une à Vienne, l'autre à Olmütz. Elles occupaient tous les villages qui bordent le ruisseau, de Girszkowitz à Telnitz, où commence la région des étangs. Devant notre centre, au-delà du ruisseau, s'élevait le plateau de Pratzen, position dominante et avancée, au-delà de laquelle on apercevait au loin le village et le château d'Austerlitz, qu'occupait déjà l'armée des deux empereurs. Napoléon avait posté à sa gauche, autour d'un mamelon que nos soldats avaient surnommé le Santon, le corps d'armée de Lannes, à cheval sur la route d'Olmütz ; à sa droite, de Telnitz à Kobelnitz, il avait placé le corps de Soult ; à son centre, vers Girszkowitz, celui de Bernadotte, arrivé la veille de la frontière de Bohême ; et, avec lui, la cavalerie de Murat. Lui-même formera la réserve avec sa garde et dix bataillons commandés par Oudinot. En arrière de son extrême droite, à Raygern, dans une position tout à fait excentrique, il détacha Davout avec la division Friant et une division de cavalerie, pour les rabattre, au moment décisif„ sur la gauche des Russes. L'ensemble de ces troupes montait, quoi qu'on en ait dit, à un total au moins égal à celui des alliés, car les trois corps d'armée de Soult, de Bernadotte, de Lannes, quelque réduits qu'on les suppose par leurs pertes et leurs détachements, ne pouvaient pas s'élever à moins de quinze à vingt mille hommes chacun ; la garde et la cavalerie de Murat formaient vingt mille hommes au moins, et le détachement de Davout en comptait huit mille[22].

Cette position, presque inattaquable de front, était faite pour suggérer aux alliés la tentation de couper à Napoléon la route de Vienne, en tournant sa droite, et en le séparant ainsi du reste de son armée qui était restée cantonnée dans les environs de cette capitale. Mais cette opération, déjà fort hasardeuse si on l'entreprenait, même à distance, par une série de mouvements stratégiques, avec des forces seulement égales aux siennes, devenait une tentative de la plus folle témérité, du moment où on la risquait sous les yeux d'un ennemi si redoutable, à la portée de ses canons, et sur le champ de bataille même qu'il avait choisi. Tel est pourtant le plan auquel osa s'arrêter Weyrother, encouragé sans doute par la faiblesse apparente et calculée des détachements de notre droite vers Telnitz et vers les abords de la route de Vienne. Pour l'engager de plus en plus dans cette voie périlleuse, Napoléon avait non-seulement dégarni sa droite, mais laissé inoccupé le plateau de Pratzen, espèce de promontoire élevé qui s'avançait vers le centre des deux armées, et du haut duquel il eût pu rendre très-difficile ce mouvement tournant de l'armée austro-russe. Les alliés s'établirent sur le plateau, mais en forces insuffisantes, sans soupçonner l'importance de cette position et le rôle qu'elle allait jouer dans la bataille qui se préparait. Pendant toute la soirée du 1er décembre, les Russes commencèrent leur marche de flanc, prolongeant notre ligne, à deux portées de canon, sur une longueur de quatre lieues, pour tourner notre droite. Napoléon, du haut de son bivouac, les vit avec un transport de joie courir au-devant de leur perte. Il les laissa opérer leur mouvement sans rien faire pour y mettre obstacle, comme s'il reconnaissait l'impossibilité de s'y opposer : un petit corps de notre cavalerie se montra seul dans la plaine, et se retira aussitôt comme intimidé par les forces de l'ennemi[23].

Napoléon avait vite compris, d'après ce début, que ses efforts, pour attirer l'attaque ennemie sur sa droite, allaient être couronnés d'un plein succès. Sa conviction à cet égard était tellement formée, que le soir même, dans la proclamation qu'il adressa à ses soldats, il n'hésita pas à leur annoncer la manœuvre que l'ennemi devait faire le lendemain à ses risques et périls : « Les positions que nous occupons, leur dit-il, sont formidables ; et, pendant qu'ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même tous vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis ; mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre empereur s'exposer aux premiers coups !... » Cette prédiction, faite avec tant d'assurance, a beaucoup contribué depuis à accréditer le bruit, encore très-répandu en Russie[24], qu'une trahison avait livré à Napoléon le plan de Weyrother. Ce fait n'a assurément rien d'impossible ; car, bien que le plan de Weyrother n'ait été communiqué aux généraux alliés que très-tard dans la nuit du 1er décembre, il a certainement été connu antérieurement d'une partie de l'état-major. Mais Napoléon n'avait nullement besoin d'une telle communication pour pénétrer une faute dont il avait lui-même suggéré l'idée par ses propres dispositions, et dont il avait vu de ses yeux tous les développements préliminaires. Cette anecdote a donc peu d'importance, et ne pourrait être admise que sur des preuves formelles, qui n'ont pas été données jusqu'ici.

Après avoir tout observé par lui-même aux avant-postes, Napoléon voulut visiter à pied les bivouacs. Reconnu par les soldats, il est aussitôt entouré et acclamé. On veut fêter l'anniversaire de son couronnement : des bottes de paille sont hissées sur des perches pour une illumination improvisée, et une immense traînée de lumière, parcourant notre ligne, va faire croire aux alliés que Napoléon cherche à se dérober, au moyen- d'un stratagème emprunté à Annibal et à Frédéric. Un vieux grenadier s'approche de lui, et, lui adressant la parole au nom de ses camarades : « Je te promets, lui dit-il, que nous t'amènerons demain les drapeaux et les canons de l'armée russe, pour fêter l'anniversaire de ton couronnement ! » Harangue caractéristique, qui montre que, malgré tout, l'esprit républicain subsistait encore dans les rangs inférieurs de l'armée, et que les soldats voyaient moins un maitre en Napoléon qu'un ancien égal, dans lequel, même en le couronnant, ils croyaient seulement personnifier leur propre grandeur.

Le lendemain matin, 2 décembre 1805, le soleil levant dissipa peu à peu les vapeurs qui obscurcissaient les bas-fonds, et montra l'une à l'autre les deux armées sur le point d'en venir aux mains. Les Russes avaient presque entièrement, évacué le plateau de Pratzen, et, au fond des vallons qu'il domine, on voyait distinctement s'avancer leurs colonnes dans la direction de Telnitz et Sokolnitz. C'est par là qu'ils espéraient tourner notre droite, après avoir forcé la division Legrand, qui gardait seule ce défilé. Le soin d'exécuter cette manœuvre capitale du plan de Weyrother avait été confié à l'épais Buxhœwden, général plein de bravoure mais sans capacité, qui avait sous ses ordres un corps de trente mille hommes et les généraux Langeron, Doctoroff et Przibyszevski ; ils devaient être appuyés par Kollowrath, qui occupait encore une partie du plateau. La droite russe, commandée par Bagration, faisait face à L9nnes, en avant du Santon ; au centre, vers Austerlitz, se trouvaient les deux empereurs avec leur garde et le corps d'armée du prince Liechtenstein. Kutuzoff, découragé, annihilé par l'espèce de fétichisme qu'inspirait aux Russes la personne sacrée du czar, suivait son maitre en gémissant d'avance sur les malheurs qu'il prévoyait, mais sans rien faire pour les détourner. Bagration lui-même, en lisant le matin l'exposé du plan de Weyrother, s'était écrié : « La bataille est perdue ![25] »

L'armée alliée formait ainsi un immense demi-cercle, qui s'étendait d'Holubitz à Telnitz, et qui fermait l'angle dont nos soldats occupaient le centre. Embusquée au fond de cette espèce d'entonnoir, resserrée sur un terrain étroit, attentive, immobile et repliée sur elle-même comme le lion au moment où ii s'apprête à bondir sur une proie, l'armée française attendait, dans un silence formidable, le signal de s'élancer sur l'ennemi. Lorsque toute la gauche des alliés s'est engouffrée vers les étangs, et commence à aborder vers Telnitz la division Legrand, que va bientôt soutenir le corps de Davout rappelé de Raygern, Napoléon, qui avait jusque-là contenu ses troupes, fait un signe, et les divisions de Soult se précipitent à l'assaut des hauteurs de Pratzen. Elles y trouvent la colonne de Kollowrath, en marche pour rejoindre Buxhœwden ; en un instant, elles la prennent en flanc et la culbutent ; elles abordent aussitôt après l'infanterie de Miloradowitch, qui se présentait en seconde ligne pour la soutenir. Les divisions Vandamme et Saint-Hilaire, secondées par les brigades Thiébault et Morand, se jettent à la baïonnette sur les bataillons russes. Ceux-ci, arrêtés court au milieu de leur mouvement, ne se trouvant appuyés par aucune réserve, attaqués à revers lorsqu'ils marchaient à une attaque de front, sont repoussés sur les pentes du plateau, sous les yeux mêmes de l'empereur Alexandre, surpris et consterné de la catastrophe imprévue qui vient de renverser son centre.

Pendant que Napoléon frappait avec sa rapidité accoutumée ce coup décisif qui, dès le début de la bataille, avait pour effet de couper en deux l'armée russe à son centre même, ses autres corps d'armée, hardiment déployés par une marche en avant simultanée, remplissaient avec un succès presque égal le rôle qu'il leur avait assigné. A notre extrême droite, il est vrai, la division Legrand, débordée par des forces quadruples, avait d'abord été rejetée au-delà de Telnitz et de Sokolnitz, mais Davout n'avait pas tardé à accourir à son secours avec les divisions Priant et Bourcier, en sorte que le mouvement rétrograde de Legrand se trouva être un avantage plutôt qu'un inconvénient, puisqu'il avait engagé de plus en plus la gauche russe dans le piège où elle devait se trouver prise. A notre centre, Bernadotte s'était porté sur Blaziowitz ; il avait attaqué la garde russe et le corps du prince Liechtenstein, en même temps que Lannes, qui formait notre gauche, enlevait Holubitz, malgré les efforts de Bagration pour lui disputer cette position. Cette double irruption empêcha les Russes de renforcer leurs troupes engagées à Pratzen. La magnifique cavalerie de Liechtenstein, composée de quatre-vingt-deux escadrons, appelée d'une part au secours du centre, et chargée de l'autre d'appuyer Bagration, ne put pas agir avec la suite et l'ensemble qui eussent été nécessaires à l'impulsion d'une masse aussi irrésistible. Une partie de ses escadrons s'engage avec les uhlans de Constantin à la poursuite des chevau-légers de Kellermann, au milieu de notre infanterie, qui l'écrase de ses feux ; l'autre charge avec plus de succès la cavalerie de Murat, mais elle est bientôt ramenée, faute d'être soutenue.

A Pratzen la brigade Kamenski, amenée de la gauche russe au secours du centre par le prince Wolkonski, avait rallié les débris des colonnes de Kollowrath et de Miloradowitch, et rétabli un instant le combat. Alexandre avait enfin compris toute l'importance de la possession du plateau, mais ses corps d'armée engagés loin de cette position, qui était le pivot de toute la bataille, étaient dans l'impossibilité d'envoyer à temps des renforts. Le vieux Kutuzoff blessé à la tête voyait avec désespoir se réaliser ses craintes, et comme on lui demandait si sa blessure était dangereuse : « Voilà s'écria-t-il en étendant la main vers Pratzen, voilà la blessure qui est mortelle ! » Assaillie en tête et en flanc par toutes les divisions de Soult, la brigade Kamenski résiste héroïquement à nos attaques. Mais bientôt accablée par le nombre, réduite de près de moitié, elle est rejetée dans les bas-fonds du côté de Birnbaum. Il était une heure de l'après-midi ; le centre des alliés était anéanti ; leurs deux-ailes combattaient encore, mais sans communications et, sans moyens de se rejoindre. Dans ce moment critique la garde russe, dont la plus grande partie était restée jusque-là en réserve, s'avança vers notre centre pour le refouler et pour tenter de reprendre à revers les hauteurs de Pratzen. Un de nos bataillons est surpris et culbuté par ses cuirassiers ; mais la garde de Napoléon s'élance à son tour ; les deux cavaleries se chargent avec furie clans un combat acharné. Une mêlée corps à corps s'engage entre ces troupes d'élite ; mais elle se termine bientôt à notre avantage. Les chevaliers gardes sabrés par nos cavaliers reculent en désordre, et Rapp fait prisonnier le prince Repnine. En même temps un mouvement général de la garde et du corps de Bernadotte fait plier la ligne russe qui est refoulée dans la, direction d'Austerlitz après un carnage affreux, Napoléon se lette alors de joindre une partie de ces troupes à celles de Soult pour les rabattre toutes ensemble sur le corps d'armée de Buxhœwden.

Ce général poursuivant en aveugle son mouvement autour O. e notre droite avait non-seulement dépassé Telnitz et les défilés que formaient les étangs, mais il s'était avancé jusqu'aux environs de Turas, situé sur nos derrières, toujours bataillant avec des succès divers contre les divisions de Davout et de Legrand, et sans se préoccuper de ce qui se passait 'au centre. Rappelé par les ordres les plus pressants, il lui fallait maintenant reprendre ce dangereux chemin sous le feu de toutes les divisions de Soult. La division Przibyszevski qu'il avait laissée à Sokolnitz y est entourée et forcée de se rendre. Il parvient à ramener jusqu'à Augezd la colonne de Doctoroff ; mais au moment où il en débouche, Vandamme tombe sur lui des hauteurs de Pratzen et coupe en deux sa colonne dont une fraction seulement peut continuer sa route pour rejoindre Kutuzoff. Le reste de la colonne de Doctoroff et toute celle de Langeron avec la cavalerie de Kienmayer sont refoulés au-delà des étangs. Leur artillerie s'engage sur un pont qui se rompt ; les troupes qui l'accompagnent se rejettent sur l'étang de Telnitz, gelé depuis quelques jours. Mais Napoléon fait aussitôt diriger sur ces malheureux le feu de ses batteries. La glace est brisée par nos boulets et par le poids d'une si grande masse ; elle s'effondre subitement et plusieurs milliers d'hommes sont engloutis vivants. Le lendemain on entendait encore leurs cris et leurs gémissements. Il ne restait pour toute issue à Doctoroff et à Kienmayer qu'une digue étroite située entre les deux étangs de Melnitz et de Telnitz, et c'est par cette chaussée, sous les feux croisés de notre artillerie, que ces généraux exécutèrent leur retraite avec une fermeté admirable mais en essuyant des pertes immenses[26].

Telles furent les scènes lugubres qu'éclaira le soleil d'Austerlitz. Ces scènes avaient sans doute leur grandeur comme toutes celles où se déploient le courage et le génie, mais rien ne pouvait désormais en effacer l'horreur, car une seule chose a le privilége de purifier et d'ennoblir un champ de bataille, c'est le triomphe d'une grande idée. Ici ce n'était plus un principe qui était en cause, mais un homme : nos victoires ne pouvaient plus être que des tueries.

L'armée austro-russe s'était mise en retraite, non sur Olmütz, comme Napoléon le supposa, le soir de la bataille d'Austerlitz, mais sur la Hongrie, ce qui, selon toute apparence, la sauva d'un désastre plus grand encore. Les Russes avaient perdu vingt et un mille hommes tués ou blessés ; les Autrichiens près de six mille ; cent trente-trois canons, et un nombre infini de drapeaux étaient restés dans nos mains.' Nous avions perdu de notre côté, selon les évaluations les plus probables, environ huit mille cinq cents hommes, car l'on ne peut voir qu'une dissimulation des plus puériles dans la supputation que contiennent à cet égard les bulletins de l'empereur (huit cents tués et quinze cents blessés). Jamais Napoléon n'avait encore remporté une victoire aussi foudroyante. On doit ajouter que jamais il n'avait été aussi bien servi par les fautes de ses adversaires ; mais amener l'ennemi à commettre des fautes c'est la moitié du génie de la guerre ; et c'est en quoi il excellait. La victoire de Rivoli avait été aussi brillante par la sûreté et la précision des manœuvres, mais les résultats avaient été loin d'égaler ceux d'Austerlitz. Ses conséquences immédiates équivalaient presque à l'anéantissement de la coalition européenne qui se trouvait pour longtemps réduite â l'impuissance. Quant à ses résultats lointains, ils eussent pu être plus satisfaisants encore si une détestable politique n'était sans cesse venue remettre en question les succès obtenus par ce prodigieux génie militaire. Mais jusqu'à la fin de sa carrière Napoléon devait prouver par son propre exemple qu'il est un art encore plus rare et plus difficile que celui qui consiste à savoir user de la victoire, c'est l'art qui enseigne le secret de n'en pas abuser.

 

 

 



[1] Napoléon à Decrès, 18 novembre.

[2] Thiers : « Tout le monde se préparait sa part de tort dans un grand désastre : Napoléon celle de la colère, Decrès celle des réticences, Villeneuve celle du désespoir. »

[3] Napoléon à Decrès, 8 septembre.

[4] Napoléon à Villeneuve, 14 septembre.

[5] Napoléon à Decrès, 15 septembre.

[6] Notre histoire apologétique de l'Empire abonde sur ce point en erreurs de fait et de jugement.

« Napoléon, dit Thibaudeau, avait donné à Decrès l'ordre formel de rappeler Villeneuve en France et de faire partir Rosily pour le remplacer... Decrès ne fit point partir Rosily pour l'Espagne ; il donna l'ordre à son ami Villeneuve de sortir de Cadix, etc. » — « Un successeur avait été donné à Villeneuve, dit Bignon. » — Quant à M. Thiers, il connaît mieux les faits, mais il reproche à Decrès « d'avoir livré les choses à elles-mêmes, au lieu de prendre sur lui la responsabilité de les diriger. » C'est à dire apparemment de désobéir à Napoléon. Mais c'est précisément là ce que cet historien reproche à Villeneuve, cela d'ailleurs lui avait si bien réussi ! Il dit encore que les instructions de Villeneuve « l'autorisaient à sortir de Cadix. » Jamais au contraire ordres ne furent plus absolus, plus menaçants, plus péremptoires.

[7] Amiral Jurien de La Gravière, Guerres maritimes.

[8] Rapport de l'amiral Villeneuve, en date du 5 novembre.

[9] Rapport du major général Contamine.

[10] Le rapport de Collingwood (en date du 22 octobre aux lords de t'Amirauté) rend pleinement justice à Villeneuve et à la bravoure hautement honorable de nos officiers. (Annual Register, 1805.)

[11] Robert Southey, Life of Nelson.

[12] Lettre du capitaine Infernet à Magendie.

[13] Naval Chronicle, 1816, vol. 36.

[14] Correspondance.

[15] O'Meara.

[16] O'Meara, à la date du 17 septembre 1817.

[17] Danilewski. C'est également le chiffre indiqué par Berthier dans une lettre du 3 décembre à Masséna, Mémorial du Dépôt de la guerre. Quant aux Bulletins de Napoléon ils sont, sur ce point, d'une complète inexactitude.

[18] Le prince Czartoryski à Alexandre, avril 1806. Correspondance publiée par Ch. de Mazade.

[19] Mémoires du duc de Rovigo.

[20] Trentième Bulletin.

[21] Rapport du prince Dolgorouki.

[22] M. Thiers dit : 65 à 70.000 hommes. Napoléon, qui offre sur ce point beaucoup de contradictions, dit toutefois, en parlant de l'illumination que lui improvisèrent les soldats : 80.000 hommes.

[23] Trentième Bulletin.

[24] Voir sur ce point la relation du général Danilewski qui est très-affirmatif à cet égard, et que M. Thiers contredit sans le réfuter le moins du monde. Ce bruit était universel à l'époque de la bataille : « Personne, écrivait de Maiq.re, le 31 janvier 1806, personne ne doute ici que le plan de la b ta gille n'ait été communiqué à Bonaparte. » Correspondance diplomatique publiée par Albert Blanc.

[25] Danilewski.

[26] 30e, 31e, 32e et 33e Bulletins ; notes de Napoléon sur le rapport de Kutuzoff ; Relation du général Danilewski ; Relation du général Ranch ; Mémorial du Dépôt de la guerre ; Rapport de Kutuzoff ; Jomini ; Mémoires de Rovigo.