Ce
brusque changement de résolution donnait à Napoléon sur les coalisés un
avantage immense : il connaissait leurs projets, eux ne savaient encore rien
des siens ; il avait l'armée la plus belle, la mieux exercée, la plus
compacte que la France eût jamais possédée ; leurs troupes étaient d'une
valeur très-inégale, dispersées aux quatre coins de l'Europe, et l'Autriche
qui devait fournir l'avant-garde, n'était prête qu'en Italie, où l'archiduc
Charles allait avoir sous ses ordres environ cent mille hommes. Elle n'avait
sur sa frontière de Bavière qu'une armée de soixante-dix à quatre-vingt mille
hommes[1], commandée par un général déjà
célèbre par ses mésaventures, Mack, l'ancien adversaire de Championnet dans
le royaume de Naples. Des deux corps russes qui devaient appuyer cette armée,
le plus rapproché n'avait pas encore atteint la frontière de Galicie, l'autre
se concentrait dans les environs de Varsovie ; il leur fallait plus d'un mois
de marche pour rejoindre Mack, à supposer qu'ils ne perdissent pas un
instant, tandis que Napoléon pouvait l'atteindre en vingt ou vingt-cinq
jours. Mais la sécurité des coalisés était d'autant plus entière que, malgré
l'aigreur croissante des rapports diplomatiques entre la France et
l'Autriche, la guerre n'était nullement déclarée et qu'ils pensaient avoir
tout le temps nécessaire pour réunir leurs forces. Ils méditaient donc deux
attaques principales, l'une en Italie sur l'Adige, où Masséna n'avait guère
que cinquante mille hommes à opposer à l'armée de l'archiduc Charles, l'autre
par la vallée du Danube et la Souabe, avec les forces combinées de la Russie,
de l'Autriche et, s'il se pouvait, de la Bavière. Cet État était devenu
hostile à l'Autriche depuis le partage des indemnités germaniques, mais on se
flattait de l'entraîner de gré ou de force au dernier moment. Deux autres
attaques, mais secondaires, devaient être dirigées, l'une contre notre armée
du Hanovre, au moyen d'un débarquement de troupes anglaises, russes et
suédoises, l'autre contre notre corps d'occupation du golfe de Tarente, au
moyen d'un corps anglo-russe qui dégagerait le royaume de Naples, l'entraînerait
dans la coalition et menacerait ainsi les derrières de Masséna. Telle
est la situation militaire sur laquelle Napoléon eut à établir ses calculs
lorsqu'à la fin du mois d'août 1805 il se vit forcé de renoncer à ses projets
contre l'Angleterre. Il porta aussitôt ses troupes à marches forcées sur le
Rhin en cachant avec soin leurs mouvements. Son plan général, tant commenté
depuis, peut se résumer ainsi négliger les attaques secondaires, se borner en
Italie à la défensive jusqu'au moment où nos victoires en Allemagne forceraient
l'archiduc à rétrograder, concentrer toutes ses forces sur le Danube, y
devancer les Russes, afin d'écraser, avant leur jonction avec Mack, la faible
armée qui était le seul rempart de la monarchie autrichienne. C'est par une
fiction dont sa gloire militaire n'a nul besoin, qu'on lui a fait concevoir,
dès Boulogne et dès le mois d'août, l'idée sublime de « cerner les
Autrichiens dans Ulm et de les y prendre[2] », attendu que Mack
n'avait pas encore passé l'Inn, et n'occupa cette place que beaucoup plus
tard, le 18 septembre[3]. Napoléon y pensait si peu
alors que sa principale crainte était de voir les Autrichiens pénétrer en
Bavière. « Il s'agit, écrivait-il à Talleyrand le 25 août, de me gagner vingt
jours, et d'empêcher les Autrichiens de passer l'Inn, pendant que je me porterai
sur le Rhin. » Si son projet avait été dès lors de les couper de leur base
d'opération, il avait tout intérêt à les laisser non- seulement passer l'Inn,
mais s'avancer en Souabe : mais loin de leur supposer l'intention d'occuper
Ulm, il écrivait ce même jour à l'électeur de Bavière « de lui faire préparer
dans cette place cinq cent mille rations de biscuit. » Il ne songeait encore
qu'à prendre le chemin à la fois le plus direct et le plus facile pour
pénétrer au cœur de la monarchie autrichienne, à l'attaquer avec une armée
tellement supérieure en nombre et en qualité aux troupes de Mack qu'elle
n'aurait pour ainsi dire qu'à le joindre pour l'anéantir. L'extension
qu'avaient prise nos conquêtes lui donnait pour parvenir à ce but des
facilités inappréciables. Ayant en sa possession tous les passages du Rhin,
il n'avait plus à se préoccuper de cette barrière autrefois si difficile à
franchir ; il avait pour alliés secrets ou avoués tous ces États dont nous
avions eu jusque-là à ménager la neutralité ou à combattre les forces, les
électorats de Hesse-Darmstadt, de Bade, de Wurtemberg, de Bavière ; il avait
enfin, en Hanovre et en Hollande, deux corps d'armée considérables qui
pouvaient arriver sur le Danube en quinze à vingt marches, en tournant le
Rhin et tous ces défilés de la Forêt Noire dont l'occupation nous coûtait
autrefois tant de sang. Napoléon
faisant sa volte-face contre l'Autriche avec une armée de près de deux cent
mille hommes[4], dans un moment où elle en-
avait peine quatre-vingt mille à lui opposer en Allemagne, devait donc se
préoccuper avant tout d'une chose, c'était de prendre le plus court chemin,
pour gagner le Danube et détruire Mack avant l'arrivée des Russes. Ce chemin
était nettement tracé, c'était la Hesse, la partie nord de Bade et du
Wurtemberg. L'obligation où il était de se lier, en Franconie, aux corps que
Bernadotte lui amenait du Hanovre par Gœttingue, et Marmont de Hollande par
Mayence, lui faisait de cet itinéraire une nécessité. Il est donc
souverainement puéril de le louer à ce propos, de n'avoir pas songé à opérer
par la Suisse et le lac de Constance, et à recommencer la campagne de Moreau
en 1800, c'est-à-dire de n'avoir pas fait un détour de cent cinquante lieues
par des contrées en partie impraticables, pour cerner en Souabe un ennemi qui
n'y était pis ! Tout était changé depuis lors, et dans les positions et dans
le nombre des armées ; au lieu de Kray sur le Rhin nous avions à combattre
Mack sur l'Inn, à près de cent lieues en arrière ; au lieu de commander à une
armée à peine égale aux forces autrichiennes, obligée à faire un détachement
du quart de son effectif, subordonnée aux mouvements de celle d'Italie,
Napoléon avait une armée plus que double de celle de son adversaire, il était
libre de ses mouvements, il disposait en maitre de toutes les ressources d'un
vaste empire ; rien, enfin, n'était resté dans le même état, pas même cette fameuse
position, naguère la clef de la vallée du Danube, et dans laquelle Kray avait
pu soutenir un si long siège, grâce aux instructions qui paralysaient Moreau.
Aujourd'hui, la place avant encore des fortifications, mais celles de son
camp retranché avaient été rasées et ne pouvaient plus offrir aucune
protection à l'armée autrichienne, dans le cas où Mack aurait l'idée de s'y
établir. Pendant
que ses soldats exécutaient cette marche hardie, Napoléon multipliait les
stratagèmes et les démonstrations pacifiques pour prolonger l'erreur des
coalisés. Il continuait à résider à Boulogne pour faire croire que rien
n'était changé dans ses déterminations. Sa diplomatie, jusque-là si
arrogante, avait pris le ton le plus doux et le plus conciliant : « Ce
n'est plus de l'audace qu'il faut, écrivait-il à Talleyrand, mais de la pusillanimité,
afin que j'aie le temps de me préparer[5]. » Eugène, le vice-roi
d'Italie, recevait, de son côté pour instruction, l'avis de « parler paix,
mais d'agir guerre. » Dans sa marche du Hanovre au Danube, Bernadotte
avait ordre de dire à tout le monde qu'il faisait ce léger détour, dans le
seul but de ramener son corps en France[6]. Le Moniteur d'ordinaire
si provoquant change brusquement de ton. Il ne dit plus un mot de politique ;
il parle des publications nouvelles, des éruptions du Vésuve, de la pluie et
du beau temps. Il annonce gravement « que les Russes continuent à faire des
préparatifs contre les Perses » ; mais de ceux qui se font partout contre la
France pas un mot. A le lire on dirait que jamais l'Europe n'a été plus
tranquille ; et ce n'est que le 22 septembre qu'il se décide à apprendre au
public que les Autrichiens ont passé l'Inn le 7 du même mois. Comme on ne
pouvait pourtant pas dissimuler absolument ce vaste mouvement de troupes,
Napoléon avait autorisé ses ministres à avouer que, par mesure de précaution,
il concentrait une trentaine de mille hommes sur sa frontière de l'Est. Les
principaux chefs de corps étaient seuls instruits de ses véritables desseins.
En même temps qu'il les dissimulait si habilement, il prenait au dehors comme
au dedans, avec une admirable décision, toutes les mesures qui devaient en
assurer le succès. Trois de ses plus habiles officiers, Murat, Bertrand,
Savary, étaient envoyés déguisés en Allemagne, pour reconnaître toutes les
localités que notre armée devait parcourir, prendre tous les renseignements
possibles sur l'état des places, des routes, des cours d'eau, sur les
positions occupées par l'ennemi, sur ses projets réels ou supposés, sur les
forces dont il pouvait disposer. Ti voulait avoir, et il eut réellement par
ses nombreux agents en Allemagne, l'état exact des mouvements des troupes autrichiennes,
jour par jour et régiment par régiment[7]. Murat avait en outre la
mission de voir l'électeur de Bavière qui était pour nous, niais qui, jusqu'à
notre arrivée, se voyait avec terreur à la merci des troupes autrichiennes ;
il devait le rassurer, lui annoncer que nous accourions à son secours. Il lui
portait une lettre de Napoléon 'pleine de protestations et de promesses.
L'Empereur s'ouvrait à lui, confiait à son honneur le secret de ses
opérations, lui annonçait « l'accroissement et la splendeur » qui
devaient être le prix de sa fidélité ; il gémissait de se voir obligé d'en
venir à l'extrémité d'une guerre : « Mon cœur saigne de douleur, lui
disait-il, en pensant aux maux qui seront la suite de ces circonstances, mais
Dieu sait que je suis innocent ! » Duroc était toujours à Berlin où il
s'efforçait d'entraîner la Prusse par l'offre du Hanovre. Mais cette
puissance qui eût accepté sans hésiter quelques mois auparavant, car on ne
lui demandait plus qu'une simple démonstration, était maintenant trop engagée
vis-à -vis de la Russie, elle avait élevé trop de plaintes contre l'ambition
de la France pour recevoir un tel présent sans rien stipuler pour les
intérêts européens. Elle acceptait volontiers tout ce qui s'était fait en
Italie, mais elle exigeait que l'indépendance de la Hollande et de la Suisse
fût expressément garantie, et Napoléon ne voulant pas entendre parler d'une
telle condition, la Prusse revenait à son ancien système de neutralité, mais
avec une secrète irritation contre nous et avec un penchant marqué pour nos
adversaires. Un
traité d'alliance offensive et défensive fut conclu avec Bade et la
Hesse-Darmstadt. Rien n'était encore -signé avec le Wurtemberg, mais tout
annonçait de sa part une adhésion qu'il n'était pas en état de nous refuser.
Pour en finir avec les hésitations de l'électeur, Napoléon avait déjà fait
proposer au prince héréditaire de Wurtemberg de le mettre au lieu et place de
son père[8], mais ce projet n'eut pas de
suite. Ces petits Etats lui fournirent un contingent d'une douzaine de mille
hommes qui n'entrèrent pas en ligne, mais qui ne lui furent pas moins utiles
en gardant ses communications. Quant à l'armée bavaroise qui comptait
vingt-cinq mille hommes, elle devait combattre avec nos soldats. De tous les
États que leur faiblesse mettait à notre discrétion, le royaume de Naples
seul était exclu de ces traités d'alliance qui ne pouvaient d'ailleurs avoir
d'autre effet que de consacrer leur sujétion, en la déguisant sous des
bienfaits plus onéreux que tous les maux de la guerre. Saint-Cyr reçut
l'ordre formel de s'emparer de Naples et d'en chasser la cour au moment où
nos armées franchiraient le Rhin. Il devait jusque-là dissimuler
profondément ses projets[9]. Mais quelque temps après,
Napoléon trouva plus avantageux de conclure avec la cour de Naples un traité
de neutralité, qui lui permettrait de porter sur le Pô le corps de Saint-Cyr
afin de servir d'arrière-garde et de réserve à Masséna. En publiant ce
traité, le Moniteur le fit précéder des réflexions suivantes : « Sans
doute, l'intérêt de la France conseillait de s'assurer par une conquête
utile et facile d'un royaume qui touche de si près aux États de Sa Majesté,
en Italie. Mais elle n'a pas voulu qu'on pût lui imputer d'avoir mis un
obstacle à la paix générale ; elle a suivi les principes de la politique
généreuse et modérée qui sert de règle à toutes ses déterminations.
Singulière modération que celle qui s'exprimait avec ce mépris pour les
droits d'un souverain étranger ! Toutes ces belles phrases voulaient dire
que, dans ce moment critique, on avait jugé opportun d'ajourner la chute des
Bourbons de Naples ; mais on les prévenait que c'était seulement partie
remise. Cet exposé épisodique suffit pour réduire à leur juste valeur toutes les
déclamations de Napoléon au sujet des menées et de la perfidie de la
cour de Naples. Malgré
le ton très-radouci de ses notes à M. de Cobentzel, Talleyrand ne réussit pas
à gagner avec l'Autriche tout le temps que Napoléon lui avait demandé, mais
cette puissance ne fut pas moins complétement trompée sur la nature et la
portée de nos mouvements militaires. Elle brusqua son entrée en campagne dans
l'espoir d'entraîner l'électeur de Bavière. Après avoir solennellement promis
de joindre ses troupes à celles de l'empereur d'Autriche, ce prince ajournait
sans cesse la signature d'un traité d'alliance. L'Autriche pour gagner
vingt-cinq mille hommes, exposa sa propre armée et l'empire lui-même à un
danger imminent qu'elle ne soupçonnait pas encore. La dernière note qu'elle
échangea avec le gouvernement français, au moment d'ouvrir les hostilités, ne
fut ni sans force ni sans dignité, bien que quelques-uns des griefs qui y
figuraient ne fussent de sa part que des prétextes. Sommée de s'expliquer sur
ses armements, elle les motivait sur la nécessité de rappeler la France au
respect des traités qu'elle-même avait imposés à l'Europe. Sans doute
l'Autriche affectait ici un zèle qu'elle ne pouvait ressentir au fond du cœur
pour des transactions qui avaient été l'œuvre de nos victoires ; mais enfin,
puisqu'il fallait partir d'un état légal, on ne pouvait lui refuser le droit
d'invoquer des traités faits contre elle : Er La paix entre la France et
l'Autriche, disait ce manifeste, repose sur le traité de Lunéville, dont une
des conditions stipule et garantit l'indépendance des républiques de l'Italie
ainsi que des républiques helvétique et batave, et leur assure la liberté de
se choisir un gouvernement. Toute entreprise pour les obliger d'adopter un
gouvernement, une constitution, un maitre, autrement que de leur choix libre,
autrement qu'en conservant une indépendance politique réelle, est une
infraction à la paix de Lunéville, et l'Autriche a le droit d'en réclamer et
d'en poursuivre le redressement ! » Étrange
et mémorable spectacle ! L'Autriche réclamant contre nous, et réclamant
avec vérité et justice l'in dépendance de ces républiques que nous avions
faites et qu'elle avait tant combattues, quoi de plus propre à caractériser
notre politique ? Le manifeste exposait ensuite les ménagements dont elle
avait usé à notre égard ; si elle avait consenti à se taire jusqu'ici,
c'était par esprit de conciliation ; ruais elle n'avait renoncé ni à ses
droits, ni au maintien du repos public de l'Europe : « Ce repos est
troublé, ajoutait le manifeste, quand une puissance s'attribue des droits
d'occupation, de protection, d'influence qui ne sont avoués ni par le droit
des gens, ni par les traités ; quand elle parle des droits de la victoire
après la paix qui les a éteints ; quand elle emploie la force et la crainte
pour dicter des lois à ses voisins, pour les obliger d'assimiler leurs
constitutions à la sienne, ou pour leur arracher des alliances, des
concessions, des actes de soumission et d'incorporation ; quand elle prétend
que sa dignité est offensée par des représentations fondées, tandis que ses
propres feuilles attaquent successivement tous les monarques ; enfin quand
elle s'érige seule en arbitre du sort et des intérêts communs des nations, et
qu'elle veut exclure d'autres puissances de toute participation au maintien de
l'équilibre général, les unes parce qu'elles sont trop éloignées, d'autres
parce qu'un bras de mer les sépare du continent, opposant aux réclamations
des puissances les plus voisines du danger des réponses évasives, des
rassemblements de troupes sur leurs frontières, des menaces de rupture si
elles se mettent en défense[10]. » A ce
tableau d'une vérité terrible et saisissante il n'y avait rien à répondre si
ce n'est des coups de canon ; et telle était en effet la réponse que Napoléon
s'apprêtait à faire à l'Autriche. Ses soldats n'avaient pas encore terminé
leur évolution sur le Rhin que toute la France était déjà transformée en un
vaste camp, et organisée de façon à pouvoir se suffire à elle-même pendant
son absence. Il avait laissé à Boulogne, pour protéger la flottille et
défendre les côtes, un corps d'armée de vingt-cinq mille hommes, commandé par
le maréchal Brune, formé avec les dépôts d'une partie de ses régiments, et
avec les dix mille matelots de l'expédition d'Angleterre organisés en
bataillons. Il décréta la réorganisation des gardes nationales sur toute
l'étendue du territoire, mais en se réservant la nomination des officiers, il
mobilisa dans des corps d'élite, destinés spécialement à la garde des places
fortes la partie la plus jeune et la plus solide de ce corps. Il compléta ces
mesures en appelant sous les armes, non-seulement la levée de l'année
courante et le contingent arriéré des années précédentes, mais une levée
anticipée comprenant les hommes qui devaient atteindre l'âge légal dans les
trois premiers mois de l'année suivante. Ces levées lui constituaient une
réserve de près de cent cinquante mille hommes qui furent dirigés sur le
Rhin, pour s'y exercer sous le commandement des maréchaux Kellermann et
Lefebvre. Ce décret donna lieu à une difficulté assez embarrassante pour tout
autre que Napoléon. La constitution avait statué que le vote des levées de la
conscription, comme celui des impôts, appartenait au Corps législatif. Mais
comment réunir cette assemblée dans un pareil moment ? L'opinion était
inquiète et mécontente, une crise financière des plus graves, déterminée par
l'énormité de nos dépenses de guerre, commençait à se déclarer, Paris
murmurait tout haut et dénonçait la folie d'ambition qui venait d'armer de
nouveau toute l'Europe contre nous ; il faudrait donc entrer en explication,
écouter des avis, peut-être même des critiques ! il faudrait avouer enfin
l'existence de cette coalition tant de fois niée par les impudents démentis
du Moniteur ! Il faudrait reconnaître ou qu'on avait été aveugle ou qu'on
avait sciemment trompé la France ! Napoléon n'avait garde de se placer dans
une telle alternative ; il connaissait assez les Français pour savoir que
tant qu'il serait absous par la victoire il n'aurait pas besoin d'une autre
justification ; et cette victoire, il était maintenant certain de la saisir,
grâce au succès de ses feintes, à la précipitation étourdie de ses ennemis, à
la supériorité écrasante de ses forces. Il n'hésita donc pas à violer
lui-même une nouvelle fois cette constitution qui n'avait jamais été qu'un
mot, et le Sénat s'empressa de légaliser cette violation, sauf à lui en faire
un crime au jour des revers. Ces
mesures, qui furent toujours à ses yeux les plus essentielles, une fois
prises, il distribua leurs rôles à ceux qu'il voulait charger du gouvernement
pendant son absence. Joseph, le grand électeur, eut la présidence du Sénat et
les honneurs du pouvoir, mais Cambacérès en eut toute- la réalité, du moins
tout ce que Napoléon pouvait en céder même en s'éloignant. Il fut chargé de
présider le conseil d'État et de réunir chez lui les ministres au moins une
fois par semaine, mais ceux-ci durent tous correspondre avec Napoléon pour
les affaires de leur département. Le ministre de la police spécialement eut
l'ordre de lui écrire tous les jours[11] : ce ministre était en effet le
grand ressort du gouvernement. Napoléon fit ensuite ses adieux au Sénat : il
partait, disait-il, pour aller secourir ses alliés ; il y avait peu de jours
encore il espérait que la paix ne serait point troublée ; mais ses espérances
s'étaient évanouies. « C'est dans cet instant, ajoutait-il, que s'est
dévoilée la méchanceté des ennemis du continent ! Ils craignaient la
manifestation de mon profond amour pour la paix ; ils craignaient que
l'Autriche à l'aspect du gouffre qu'ils avaient creusé sous ses pas ne revint
à des sentiments de justice et de modération ; ils l'ont précipitée dans la
guerre. Je gémis du sang qu'il va en coûter à l'Europe, mais le nom
français en obtiendra un nouveau lustre. » Pendant
qu'il gémissait sur cette cruelle extrémité, ses corps d'armée, poursuivant
leur marche invisible, franchissaient le Rhin à Mayence, à Spire, à Manheim
et s'avançaient au cœur de l'Allemagne. Ils allaient y donner la main à
Bernadotte déjà arrivé à Wurtzbourg où l'électeur de Bavière menacé par
l'Autriche s'était réfugié avec ses vingt-cinq mille hommes. Poussés à bout
par les tergiversations de ce prince, les Autrichiens avaient passé l'Inn le
7 septembre ; ils vinrent occuper Ulm le 18. C'est alors seulement que
Napoléon, averti par tune lettre de Murat, conçut l'idée de les cerner en
Souabe, en les coupant de leurs communications avec l'Autriche, par une
manœuvre toute semblable à celle qu'il avait employée à Marengo, mais
beaucoup plus sûre en raison de son immense supériorité sur l'armée de Mack[12]. Il désigna aussitôt les
positions que devaient occuper sur le Danube les divers cors qui étaient
encore sur le Rhin. En les portant sur Donauwerth, Ingolstadt et Ratisbonne,
il se rendait maitre du cours du fleuve, et il ne lui fallait que quelques
marches pour enlever à Mack toutes ses communications avec Vienne, et pour
l'investir entièrement avant l'arrivée de l'armée russe qui commençait à
peine à se mettre en mouvement. Il tremblait que Mack ne découvrit à temps le
secret de cette manœuvre à la fois si simple et si décisive, mais il fut
merveilleusement servi à cet égard et par la dispersion de nos corps, et par
le mystère qui couvrait leur marelle, et par la folle confiance de son
adversaire. Il entretint habilement la méprise de l'état-major autrichien en
faisant paraître Murat et sa cavalerie devant les principaux débouchés de la
Forêt-Noire, comme s'il était résolu à s'y enfoncer selon la routine de nos
premières guerres en Allemagne. Il eut soin lui-même de se tenir en personne
à Strasbourg jusqu'au dernier moment, comme s'il voulait attaquer son ennemi
de fi ont au lieu de se porter sur ses derrières. C'est de là qu'il adressa à
ses soldats la proclamation qui devait ouvrir cette glorieuse campagne. Il
s'abstint cette fois des déclamations ampoulées qui déparaient souvent ses
harangues militaires, et se contenta de leur marquer en quelques mots
énergiques le but de leurs efforts : « Nous ne nous arrêterons plus que
nous n'ayons assuré l'indépendance du corps germanique, secouru nos alliés,
et confondu l'orgueil des injustes agresseurs. Nous ne ferons plus de paix
sans garantie. Notre générosité ne trompera plus notre politique. Soldats !
votre empereur est au milieu de vous. Vous n'êtes que l'avant-garde du grand
peuple ! » Pour la
France, Napoléon était devenu un despote redouté, une majesté, une sorte de
souverain de l'ancien régime ; pour ses soldats il était resté le Bonaparte
de l'armée d'Italie. Ils retrouvèrent avec ivresse le langage et les allures
familières de leur ancien général. C'étaient des soldats, mais des soldats
qui se souvenaient d'avoir été des citoyens ; ils servaient son despotisme,
mais ils avaient été formés par la liberté, ils étaient malgré tout les fils
de la Révolution. Napoléon était moins leur maitre que leur favori ; il était
leur ouvrage ; il n'était pas à leurs yeux un souverain, mais une sorte de
tribun militaire ; il les traitait en égaux, les associait à ses pensées ;
quelquefois même, comme à Austerlitz, il leur exposait d'avance son plan de
bataille ainsi qu'il eût fait devant un conseil de guerre ; il partageait
avec eux son pouvoir. Les chefs de l'armée se montraient humbles et soumis ;
les soldats étaient encore ses compagnons plutôt que ses serviteurs ; de là
leur enthousiasme pour lui, et leur incalculable supériorité sur les machines
vivantes disciplinées sous le bâton autrichien. Mais s'ils étaient devenus
d'incomparables instruments pour la conquête, combien n'étaient-ils pas
déchus à d'autres égards de l'esprit généreux et désintéressé de nos
anciennes armées républicaines Telle qu'elle était dès lors grâce aux
sentiments que Bonaparte s'était attaché à développer dans son sein, on peut
dire que la Grande Armée était incompatible avec le maintien d'un système
légal et pacifique en France ; il lui fallait non-seulement des honneurs,
mais des richesses, de grandes entreprises pour occuper son activité, des
peuples à exploiter pour satisfaire ses convoitises. On promettait aux
soldats leur part du butin, on les accoutumait à se la faire eux-mêmes en
leur répétant sans cesse que la guerre devait nourrir la guerre, en les
obligeant à ne vivre que de réquisitions et de pillage[13] non-seulement en pays ennemi
mais souvent même sur notre propre territoire. S'il arrivait au prince Eugène
de ne pas vouloir faire peser sur ses sujets d'Italie ces dures exigences,
Napoléon se moquait de ses scrupules et lui intimait l'ordre d'agir par voie
de réquisition : « J'en fais bien en Alsace ! lui écrivait-il.... les
prix sont tels qu'on ne peut songer à payer.... Ne croyez pas que ces mesures
déplaisent au pays ; on crie mais on ne pense pas ce qu'on dit.... je suis
étonné que votre ministre de la guerre ne vous éclaire pas, lui qui a si longtemps
fait la guerre avec nous ![14] » S'il arrivait au
maréchal Bernadotte d'avoir payé argent comptant dans un pays neutre qu'il
traversait contre toute espèce de droit, Napoléon le réprimandait, oubliant
qu'il lui avait recommandé lui-même ces ménagements. « Vous avez un peu
gâté l'électeur de Hesse-Cassel, s'il est vrai que vous l'avez payé argent
comptant. Si je l'avais prévu, je vous aurais fait dire de le payer avec des
bons[15]. » Payer avec des bons
était une locution dès lors proverbiale qui signifiait : ne pas payer du
tout. Ces procédés développaient démesurément dans l'armée l'esprit de rapine
et de cupidité, et Napoléon l'encourageait encore plus ouvertement dans les
chefs, sauf à les en punir par les plus injurieuses imputations lorsqu'il
leur arrivait de dépasser la mesure de ce qui lui convenait. N'était-ce pas
un fait nouveau et significatif que de songer, au moment d'une entrée en
campagne, à faire offrir à un général en chef comme Masséna un présent de
cinquante mille francs « comme témoignage d'estime[16] ? » Quelles que fussent encore
son intelligence et son énergie, une armée auprès de laquelle on employait de
tels mobiles ne pouvait manquer d'en être tôt ou tard atteinte dans cette
dernière espèce de vertu qu'on nomme la vertu militaire. Les
sept corps d'armée de Napoléon avaient déjà presque achevé leur mouvement,
que Mack, toujours immobile à Ulm, ne semblait pas encor e en soupçonner le
but. Ce général continuait imperturbablement à faire face à la Forêt Noire en
gardant l'Iller d'Ulm. à Memmingen. En apprenant que quelques détachements
français avaient paru en Bavière, il avait envoyé son lieutenant Kienmayer à
Donauwerth avec huit à dix mille hommes pour y garder à la fois les ponts du
Danube et ceux de son affluent le Lech, qui n'étaient pas moins importants
pour lui. Mais sa sécurité était encore entière lorsque, le 6 octobre,
l'avant-garde de Soult débouchant dans la plaine de Nordlingen se montra en
vue de Donauwerth, bientôt suivie des corps des maréchaux Ney, Lannes et de
la cavalerie de Murat. Cette cavalerie formait à elle seule un corps séparé
d'environ douze mille hommes ; elle était destinée à jouer le premier rôle
dans une campagne où la rapidité des mouvements était tout, Napoléon ayant
annoncé à l'avance Œ qu'il comptait faire cette guerre avec les jambes de ses
soldats plus encore qu'avec leurs bras. » Kienmayer n'était pas en état d
défendre le Danube et le Lech contre de telles forces ; l'eût-il fait avec
succès sur un point, il eût été débordé sur tous les autres par le corps de
Davout qui se portait sur Neubourg, par Marmont et Bernadotte qui
s'avançaient sur Ingolstadt. Tout ce qu'il put faire, fut de se retirer précipitamment
sur Munich après une faible tentative pour nous disputer les ponts du Danube
à Donauwerth, et celui du Lech à Rain. La,
rive droite du Danube fut aussitôt inondée de nos troupes, et dès ce premier
moment le sort de Mack devint des plus critiques. Il comprenait encore si peu
sa position, que le 8 octobre, pendant que toutes les issues se fermaient
successivement devant lui, il écrivait « que jamais armée n'avait été
postée d'une manière plus propre à assurer sa supériorité[17] ». Soult alla occuper
Augsbourg ; Bernadotte et le corps bavarois de Wrède furent envoyés
d'Ingolstadt à Munich pour y rétablir l'électeur et faire face à toute armée
autrichienne ou russe qui se porterait au secours d'Ulm ; Ney resta sur la
rive gauche ; il dut la remonter jus-(lu à la hauteur de Gunzbourg, point
essentiel pour l'investissement d'Ulm, et sur lequel furent également
dirigés, mais par la rive droite, les corps de Lannes et de Murat. En opérant
leur mouvement ces derniers rencontrèrent le 8 octobre à Wertingen un corps
d'environ douze mille hommes que Mack envoyait bien tardivement pour appuyer
Kienmayer. Attaqués vivement par les cavaliers de Murat et par les grenadiers
d'Oudinot, enveloppés par des forces supérieures, ils se sauvèrent avec peine
en nous abandonnant deux mille prisonniers. Ce
petit combat fut la première affaire de la campagne, et ce ne fut que par
ceux qui en revinrent que Mack et l'archiduc Ferdinand, qui partageait avec
lui le commandement de l'armée d'Ulm, purent enfin connaître leur véritable
position. Dès ce début, tels étaient à la fois et la disproportion des
forces, et le désavantage de la situation des généraux autrichiens, qu'il ne
s'agissait plus pour eux de savoir s'ils pourraient vaincre, mais s'ils
pourraient s'échapper. La campagne commençait à peine ; leur armée, quoique
affaiblie du corps de Kienmayer, était encore presque intacte, et lis se
réveillaient subitement dans une position désespérée, cernés par un ennemi
formidable, à la suite de mouvements invisibles dont ils n'avaient rien
entrevu, rien soupçonné, sous le coup en un mot de la plus terrifiante
surprise militaire dont l'histoire fasse mention. Napoléon
avait porté son quartier général à Donauwerth. Son premier bulletin daté de
Nordlingen à quelques lieues de là le 7 octobre, avant l'affaire de
Wertingen, se terminait par ces paroles significatives : « l'ennemi n'a pas
de temps à perdre pour éviter sa perte entière. » Durant son passage à
travers l'Allemagne il avait vu tous les princes qu'il avait bon gré ou mal
gré enchaînés à son alliance. A Louisbourg, il s'était particulièrement
attaché à s'emparer de l'esprit de l'électeur de Wurtemberg jusque-là
hésitent et même froissé du sans gêne avec lequel notre armée avait traité sa
capitale et ses états. Il gagna le prince par la perspective des avantages
qu'il lui promit, mais les alliances qu'il conquit ainsi en Allemagne avaient
plus d'apparence que de solidité, car elles eurent pour effet de rendre ces
souverains suspects à leurs propres sujets, odieux au reste de l'Allemagne.
Un fait des plus graves était venu lui montrer dans ce moment même combien
peu il devait compter sur la longanimité qu'il prêtait à la Prusse. Plusieurs
de ses corps pour gagner une ou deux étapes dans leur marche vers le Danube,
avaient traversé le marquisat d'Anspach, territoire neutralisé par la Prusse
et qu'il leur était d'ailleurs très-facile d'éviter. Averti par l'électeur
alors qu'une seule colonne avait franchi cette frontière, Napoléon n'en avait
pas moins persisté à y engager le corps entier de Bernadotte, alléguant
très-faussement « l'impossibilité de faire autrement[18]. » Il écrivit quelques jours
après au roi de Prusse pour s'excuser sur l'ignorance où il était, en donnant
l'ordre, de la neutralisation du territoire d'Anspach, autrefois ouvert aux
belligérants ; mais le mauvais effet était produit. Ajouté à celui de la
violation du territoire également neutre de Hesse-Cassel, il prouvait que
Napoléon était incapable de modérer ses habitudes de violence et d'envahissement,
même dans les conjonctures où il avait un intérêt capital à ne pas s'y
livrer. Ses excuses furent très-mal reçues à Berlin, car il était impossible
de les croire sincères. M. de Hardenberg, en réponse à la lettre de Napoléon,
affirma positivement qu'il avait lui-même montré du doigt sur une carte à
Duroc et à Laforêt les limites du territoire neutralisé[19]. Cet événement arriva fort à
propos pour les coalisés qui avaient exaspéré le roi de Prusse par leurs
menaces dans l'espoir de vaincre son indécision. Dans son irritation contre
eux ce prince avait ordonné la mobilisation de quatre-vingt mille hommes pour
les porter sur la Vistule en face de l'armée russe de Varsovie ; en apprenant
l'affaire d'Anspach, il les fit diriger sur sa frontière du Sud, annonça
hautement, qu'il exigerait une satisfaction et accepta une entrevue avec
Alexandre. Napoléon
connaissait trop bien la politique vacillante du roi de Prusse pour s'alarmer
beaucoup de ses menaces ; il s'exagéra toutefois la portée du. coup de
théâtre sur l'effet duquel il comptait pour refroidir promptement cette
ardeur belliqueuse. Chaque jour lui apportait un nouveau succès, chaque jour
se resserrait autour d'Ulm la ligne qui cernait l'armée autrichienne. Dans sa
marche vers Ulm par la rive gauche du Danube, Ney avait occupé Langenau ; il
s'était ensuite établi à cheval sur le fleuve en enlevant Gunzbourg, après un
combat des plus brillants, dans lequel on put reconnaître la démoralisation
qui s'était emparée des Autrichiens à la mollesse de leur résistance[20], car ils avaient sur Ney, ce
jour-là une grande supériorité numérique. Ils
avaient dû, en effet, ouvrir enfin les yeux devant l'accablante évidence d'un
péril que le dernier soldat pouvait comprendre aussi clairement que les chefs
de l'armée. Au lieu de faire face à la Forêt-Noire, ce qui eût été leur
position normale dans une guerre ordinaire, ils lui tournaient maintenant le
dos, appuyés sur l'Iller, dans la situation que nous aurions dû occuper
nous-mêmes, ayant leur gauche à Ulm, leur droite à Memmingen, et ils voyaient
se fermer successivement devant eux toutes les routes par lesquelles ils
auraient pu opérer leur retraite. Après
le combat de Gunzbourg, Ney avait occupé, avec deux de ses divisions, Albeck
et Elchingen, sur la rive gauche du Danube, il se liait sur la rive droite
avec le corps de Lannes et la cavalerie de Murat, qui avaient pris position
de Leipheim à Burgau ; Soult se portait de Landsberg sur Memmingen pour
couper les communications de Mack avec le Tyrol, où se trouvait l'archiduc
Jean avec vingt mille hommes. Napoléon était à Augsbourg avec sa garde et le
corps de Marmont ; enfin, à Dachau et à Munich, se trouvaient les corps de
Davout, de Bernadotte et des Bavarois, prêts à marcher sur l'armée russe qui
était encore à une grande distance du théâtre des événements. De quelque côté
que Mack se tournât, il voyait, devant lui ou sur ses flancs, des corps
ennemis prêts à l'arrêter ;` supposer même que le désespoir lui eût inspiré
la folle idée de rétrograder sur la Suisse ou la Forêt-Noire, il eût
rencontré en chemin le corps d'Augereau qui, venu le dernier parce qu'il
venait de plus loin, était encore à Fribourg : à vrai dire, la route du Tyrol
lui était encore ouverte, il eût, pu s'y joindre à la petite armée qui
l'occupait et gagner de là l'armée de l'archiduc Charles ; mais cette
retraite, dans une contrée bientôt sans issue, où il eût été suivi, peut-être
même prévenu, présentait de grandes difficultés, et d'ailleurs il était bien
tard pour prendre ce parti, car Soult menaçait déjà Memmingen. Cependant,
quelque admirablement formé que fût ce réseau que son terrible adversaire
avait jeté autour de lui, il s'y trouvait un point faible. Dans l'exécution
de ce plan si merveilleusement conçu il avait été commis une faute, et en la
mettant à profit un homme d'énergie et de résolution eût pu faire repentir
Napoléon de la trop grande étendue de ses opérations et de la dispersion
excessive de ses corps d'armée. Ce point faible de notre ligne
d'investissement était justement celui que Ney venait de faire occuper, sur
la rive gauche du Danube, à Albeck, par les divisions Dupont et
Baraguey-d'Hilliers. Ces divisions étaient absolument insuffisantes pour
barrer le passage à l'armée autrichienne. Si Mack s'était jeté sur elles avec
toutes ses forces réunies, il n'est pas douteux qu'il ne les eût écrasées
avant l'arrivée de tout secours, qu'il n'eût réussi à gagner Aalen et
Nordlingen., et, de là la Bohême, où il eût donné la main à la seconde armée
russe. Cette faute provenait de l'opinion préconçue que Napoléon avait des
projets de Mack. Ce général ne pouvait, selon lui, opérer sa retraite que sur
le Tyrol. Dès le 8 octobre, en portant Ney sur Gunzbourg, il lui faisait
écrire, par Berthier : « Sa Majesté ne pense pas que l'ennemi soit
assez insensé pour passer sur la rive gauche du Danube, puisque tous ses
magasins sont à Memmingen et qu'il a le plus grand intérêt à ne pas se
séparer du Tyrol. » Il n'admettait pas, ajoutait-il, que l'ennemi fit, la
sottise de se retirer par Aalen et Nordlingen ; si cependant il faisait cette
sottise, Baraguey-d'Hilliers n'aurait qu'à battre en retraite devant lui et à
recueillir en chemin les détachements qui étaient restés en retard sur ces
divers points. Mais il n'y avait nullement là de quoi arrêter l'armée
autrichienne. Cette opinion préconçue de Napoléon devint la cause principale
d'une faute encore plus grave, qu'il est de tradition de rejeter entièrement
sur Murat, depuis que l'éminent historien militaire de cette époque, témoin
et acteur lui-même dans ces mémorables circonstances, n'a pas hésité à
l'imputer à ce maréchal[21]. L'Empereur, pour mettre plus
d'unité dans les opérations des trois corps les plus rapprochés d'Ulm, en
avait fart imprudemment confié le commandement à son beau-frère Murat,
général de cavalerie incomparable, mais sans aptitude pour diriger de grandes
opérations, et certainement inférieur, sous ce rapport, à Lannes et à Ney,
qui durent se soumettre à_ ses plans. Le premier usage que Murat fit de son
autorité fut de donner à Ney l'ordre de rappeler, sur la rive droite du
Danube, les deux seules divisions qui fussent restées sur la rive gauche,
pour se porter, avec toutes ses forces réunies, sur l'Iller, où il supposait
l'ennemi en retraite pour gagner Memmingen et, de là le Tyrol. Mais on ne
peut lui reprocher en cela que d'avoir pris trop à la lettre ses instructions
et partagé l'erreur de Napoléon, au lieu d'y remédier comme eût fait un chef
plus clairvoyant. L'idée, que Mack allait battre en retraite sur le Tyrol,
était en effet tellement enracinée dans l'esprit de l'Empereur, qu'après
l'affaire de Gunzbourg, le 10 octobre, à six heures du soir, il faisait
écrire à Ney, par Berthier, de prendre possession d'Ulm, qu'il
supposait évacué par l'armée autrichienne, et de se mettre immédiatement à la
poursuite de Mack sur Memmingen ou sur tout autre point où se serait porté
l'ennemi[22]. Ney qui
avait compris toute l'importance de la position d'Albeck, dans le cas où
l'ennemi chercherait à s'échapper par la Bohème, s'efforça vainement de
changer la résolution de Murat. Il y eut entre eux une altercation des plus
violentes, que Ney eût fait suivre d'une provocation immédiate, si on ne lui
avait représenté qu'en présence de l'ennemi, son premier devoir était
d'obéir. Il se résigna donc à donner l'ordre[23] aux généraux Dupont et
Baraguey-d'Hilliers de passer sur la rive droite avec leurs troupes, et il
écrivit en même temps à Berthier pour lui faire connaître le danger de la
situation. Ce danger était si réel que Dupont ne put pas opérer jusqu'au bout
son mouvement. il avait à peine quitté Albeck pour s'acheminer vers le
Danube, qu'il vint se heurter, à Haslach, contre un corps d'environ
vingt-cinq mille hommes, sous les ordres de l'archiduc Ferdinand. Incapable
de prendre une résolution hardie, recevant les avis les plus contradictoires,
contrarié d'ailleurs dans l'exercice d'un commandement qu'il lui fallait
partager avec l'archiduc et concilier avec les prescriptions du conseil
Aulique, Mack, au lieu de réunir toutes ses forces et de faire une trouée, soit
du côté de la Bohême, soit du côté du Tyrol, n'avait dirigé sur Albeck qu'un
corps isolé, plutôt, ce semble, pour éclairer la route de Bohême que pour s'y
ouvrir un passage. La division Dupont, bien que séparée des troupes de
Baraguey- d'Hilliers, qui étaient restées en arrière, lutta héroïquement
toute la journée contre des forces triples et répara, par sa belle
résistance, une erreur qui pouvait nous faire perdre tout le fruit des
combinaisons précédentes. Dupont put se retirer sur Albeck et, de là sur
Langenau, avec trois mille prisonniers, sans que sa faiblesse inspira à Mack
une autre idée que celle de l'isoler de plus en plus du corps de Ney, en
faisant occuper, dans la journée du lendemain 12 octobre, la position
d'Elchingen et brûler le pont qu'elle dominait. Pendant
ce temps, sa situation s'était fort aggravée sur d'autres points. Soult avait
enfin paru devant Memmingen ; Spangen, qui occupait cette place, capitula
dans la journée du 13, en mettant dans nos mains sept mille prisonniers. Ce
maréchal se dirigea aussitôt sur Achstetten pour couper la route de Biberach,
la seule par laquelle les Autrichiens pussent encore gagner le Tyrol en
faisant un détour. Napoléon était accouru d'Augsbourg à Pfaffenhofen avec sa
garde ; de là il se rendit en toute hâte au quartier général de Ney et lui
prescrivit de rétablir à tout prix ses communications avec la division de
Dupont, en enlevant la position d'Elchingen. Déjà pour renforcer l'armée
d'investissement, il avait rappelé Marmont vers l'embouchure de l'Iller[24], ce qui portait à au moins cent
mille hommes le nombre des troupes qui bloquaient, de plus en plus
étroitement, l'armée de Mack. Il
faisait depuis plusieurs jours un temps affreux ; la pluie rendait les
chemins impraticables, et nos soldats manquant de tout, étaient réduits à
vivre de pillage ; mais ils avaient maintenant la certitude de la victoire.
Le 14 octobre au matin, Ney rétablit, sous le feu de l'ennemi, le pont
d'Elchingen, dont les pilotis n'avaient pas été brûlés ; ce travail périlleux
est à peine achevé qu'il s'y lance à la tête de ses régiments. Parvenu sur
l'autre rive, il gravit les pentes d'Elchingen, emporte une à une les maisons
du village et enlève à la baïonnette le couvent qui couronne la hauteur. Ayan
t l'intention de prendre position sur le plateau, il attaque les Autrichiens
dans un bois qu'ils occupaient tout près de là ; après une longue résistance,
il les en chasse et les refoule sur Ulm en leur faisant trois mille
prisonniers. Pendant ce temps, Dupont, toujours isolé, se maintenait avec
succès, entre Albeck et Langenau, contre un corps sorti d'Ulm sous les ordres
du général Werneck. Le lendemain 15, Ney enleva le plateau du Michelsberg qui
domine la place d'Ulm, et la position devint dès lors absolument intenable
pour Mack. Werneck avait été coupé d'Ulm par les mouvements de nos troupes,
il ne songea plus qu'à regagner la Bohême, et fut bientôt rejoint par un
nombreux corps de cavalerie, commandé par l'archiduc Ferdinand, qui profita
de la nuit pour s'échapper de la place. Napolé6n lance aussitôt à leur
poursuite Murat avec ses régiments de hussards et de dragons, et, le 16
octobre, il envoie sommer la place. Il fait venir à son quartier- général le
prince de Liechtenstein : il désire, lui dit-il, que l'armée autrichienne
capitule, parce que « s'il prenait la place d'assaut, il serait obligé
de faire ce qu'il avait fait à Jaffa, où la garnison fut passée au fil de
l'épée, et que c'était le triste droit de la guerre[25]. » L'histoire
de cette horrible boucherie était parfaitement authentique et il n'y avait
aucune raison de le supposer incapable de la recommencer. Mack avait depuis
plusieurs jours perdu la tête. Le récit de Philippe de Ségur, qui lui fut
envoyé en parlementaire, montre en lui un homme troublé jusqu'au délire[26] ; ses soldats étaient
entièrement démoralisés ; il se voyait enfermé dans une ville sans
fortifications sérieuses, il n'avait plus aucun espoir d'être secouru à
temps, il manquait de vivres, il avait laissé dans nos mains un nombre
considérable de prisonniers, il était en outre affaibli de deux de ses corps
: celui qui fuyait vers la Bohême, conduit par Werneck et l'archiduc, suivi
l'épée dans les reins par Murat ; l'autre qui, dirigé sur Biherach, avait pu
échapper à Soult et s'efforçait de gagner le Tyrol sous les ordres de
Jellachich. Après les protestations usitées en pareil cas, Mack accepta avec
une sorte de joie fiévreuse une capitulation qui déguisait, jusqu'à un
certain point, sa honte sous une clause conditionnelle. Il crut ou feignit de
croire à la prochaine apparition des Russes, et s'engagea à se rendre
prisonnier avec son armée s'il n'était pas secouru avant le 25 octobre. La
capitulation fut signée le 19. On apprit ce jour même que, la veille, le
corps de Werneck, rejoint par la cavalerie de Murat, avait mis bas les armes
à Nordlingen, et que l'archiduc Ferdinand, poursuivi à outrance, ne tarderait
pas, selon toute probabilité, à éprouver le même sort. Sur cette nouvelle et
avec la certitude acquise désormais de n'être pas délivré à temps par l'armée
russe, qui n'avait pas encore paru sur l'Inn, Mack consentit à abréger le
délai fixé par la capitulation. Le 20 octobre 1805, les débris de l'armée
autrichienne défilèrent devant le vainqueur au pied du Michelsberg, selon un
usage humiliant, tombé en désuétude, plus difficile à supporter que la
défaite elle-même, et qui aggravait les maux de la guerre sans autre
compensation qu'une vaine satisfaction d'amour propre. Ce
premier acte de la campagne avait été merveilleux de rapidité, de précision,
et les résultats en étaient tels qu'ils pouvaient se passer des exagérations
ordinaires des Bulletins. D'une armée de quatre-vingt mille hommes, il ne
restait que quelques débris dispersés dans toutes les directions, le corps de
Rienmayer au-delà de l'Inn, celui de Jellachich dans le Tyrol, et enfin en
Bohème les quelques escadrons de cavalerie que l'archiduc Ferdinand parvint à
dérober à la poursuite de Murat, en tout une vingtaine de mille hommes, qui
ne nous échappaient que pour aller porter dans toutes les provinces de
l'empire la profonde démoralisation dont ils étaient atteints. Nous avions
fait environ vingt mille prisonniers dans les différentes affaires qui
précédèrent la capitulation d'Ulm ; le nombre des troupes qui se trouvèrent
dans la place peut être estimé à vingt-six mille[27]. La capitulation donne le nom
des régiments, mais non leur effectif, et l'on peut s'en rapporter à cet
égard à la seconde déclaration de Mack à Philippe de Ségur ; il portait ce
chiffre à vingt-quatre mille hommes sans compter les blessés ; il faut y joindre
une énorme quantité de canons, de drapeaux et de munitions de guerre. Sur
tous ces points, il est absolument impossible de s'en tenir aux évaluations
de Napoléon, qui varient d'une heure à l'autre selon la crédulité présumée
des personnes auxquelles il s'adresse ou selon l’intérêt qu'il a à les
tromper. Avec ses généraux, l'armée de Mack est toujours de quatre-vingt
mille hommes ; avec ses autres correspondants et dans ses bulletins, toujours
de cent mille. Pour le nombre des prisonniers faits avant l'évacuation d'Ulm,
il va jusqu'à les évaluer à cinquante mille hommes dans une lettre à
l'électeur de Wurtemberg ; enfin, pour l'effectif de la garnison, il varie de
quinze à trente-six mille hommes. Quant à ses propres pertes, elles ne
montaient selon lui qu'à cinq cents morts et à mille blessés[28]. On reconnaît dans ces diverses
appréciations l'homme qui ne se préoccupait que de l'effet à produire et
jamais de la vérité ; mais ici, l'effet était assez éclatant pour n'avoir pas
besoin des embellissements de la fiction. La destruction de cette armée
livrait à Napoléon la monarchie autrichienne, car le corps austro-russe, dont
les avant-gardes arrivaient enfin sur l'Inn, harassées de fatigue, était trop
faible pour couvrir Vienne, et d'autre part l'armée de l'archiduc Charles,
que cette victoire allait forcer à rétrograder pour gagner la Hongrie ne
pouvait pas arriver à temps pour opérer sa jonction avec les coalisés ; elle
courait grand risque de se trouver prise entre Masséna et Napoléon. L'Europe
fut frappée de stupeur. Pitt, lorsqu'il apprit la nouvelle, refusa d'abord
d'y croire ; lorsqu'elle lui fut confirmée par le témoignage d'un journal
hollandais, il changea de visage au point de donner à ceux qui le virent en
ce moment le pressentiment de sa fin prochaine[29]. Au
début de la campagne, le roi de Prusse, entraîné par le ressentiment,
subjugué par l'influence de la reine que soutenait un parti puissant, enlacé
par les flatteries d'Alexandre qui lui avait juré une amitié éternelle sur le
tombeau du grand Frédéric, était sur le point de se jeter dans les bras de la
coalition. M. d'Haugwitz et les partisans de l'alliance française étaient
publiquement disgraciée, tout le inonde à Berlin s'attendait à voir l'armée
prussienne marcher au secours de l'Autriche ; la nouvelle de la capitulation
d'Ulm refroidit notablement ces chaleureuses dispositions, et Alexandre,
malgré les séductions de son esprit insinuant, malgré la facilité avec
laquelle il sacrifia aux rancunes de la Prusse le prince Czartoryski, le
partisan principal de la politique d'intimidation[30], ne put obtenir du roi de
Prusse qu'une sorte de traité d'alliance conditionnelle. Ce traité ne devait
être mis à exécution qu'après une nouvelle offre de médiation à l'empereur
Napoléon. Il fut tenu très-secret, et signé à Postdam le 3 novembre : on
convint que l'armée prussienne entrerait en campagne un mois seulement après
le départ d'Haugwitz chargé de proposer la médiation. En même temps, on
signifia à nos représentants à la cour de Berlin, Duroc et Laforest, qu'en
représailles de la violation du territoire d'Anspach, la Silésie allait être
ouverte aux Russes, et que la Prusse allait faire occuper provisoirement le
Hanovre en respectant toutefois la garnison que nous avions laissée à Hameln[31]. Pendant
que ce nouvel orage se formait contre lui, Napoléon qui n'en soupçonnait pas
toute la gravité et qui pensait encore que le roi de Prusse se contenterait
d'occuper le Hanovre, s'efforçait de le fasciner par ce mélange de caresses
et de menaces tout puissant sur les esprits indécis, art redoutable dans
lequel il n'a jamais été égalé. Duroc, qu'il rappelait auprès de lui, devait
avant son départ voir le roi, rassurer de l'amitié persistante de Napoléon,
lui dire que l'empereur était un homme méconnu, qu'il était un homme de cœur
encore plus qu'un homme de politique ; que l'affaire d'Anspach n'était qu'un
prétexte exploité par ses ennemis ; que quant au Hanovre, il n'y tenait pas,
mais qu'il fallait y mettre des formes ; que Frédéric avec la Prusse avait
résisté à l'Europe entière, qu'il valait mieux que Frédéric, et la France que
la Prusse[32] ; enfin, que ses aigles
n'avaient jamais souffert d'affront et qu'elles n'en souffriraient pas sur le
Weser. Quelques jours après, il écrivit personnellement au roi une lettre
d'excuses des plus pressantes, l'assurant de ses regrets, de son inviolable
attachement, se déclarant prêt à faire « tout ce qui lui offrirait des moyens
de regagner l'amitié et la confiance du roi[33]. » Mais on doute avec raison
que cette lettre ait jamais été envoyée à son adresse, au fond, Napoléon
était convaincu qu'en ce qui concernait la Prusse, il s'en tirerait avec de
belles phrases, surtout si comme il croyait en avoir la certitude, il
parvenait à remporter de nouveaux succès. Dans tous les cas, l'armée
prussienne ne pourrait entrer en ligne qu'à une époque encore éloignée, et
d'ici là il se flattait d'écraser les Russes comme il avait anéanti les
Autrichiens. L'imagination
de Napoléon, toujours anticipant sur l'avenir et dévorant d'avance les fruits
de la victoire, était beaucoup plus portée à s'enivrer du succès qu'à se
défier de la fortune. La réussite extraordinaire, presque invraisemblable, de
son grand coup de théâtre d'Ulm, sa présence à la tête de plus de deux cent
mille hommes sur la frontière de ces vastes États qu'aucune force ne pouvait
plus lui disputer, avaient déjà surexcité son ambition à un point incroyable.
Il traitait les États secondaires de l'Allemagne non plus en alliés mais en
vassaux ; il assurait l'électeur de Bavière de sa protection[34], il imprimait dans son neuvième
bulletin les paroles suivantes prononcées devant l'état-major de Mack : « Je
donne un conseil à mon frère l'empereur d'Allemagne : qu'il se hâte de faire
la paix ! c'est le moment de se rappeler que tous les empires ont un terme ;
l'idée que la fin de la dynastie de Lorraine serait arrivée doit l'effrayer ! »
Il rêvait une nouvelle distribution des territoires germaniques qui lui
permettrait d'y ériger des principautés en faveur de ses maréchaux. Ces
projets ne sont pas comme on le croit d'ordinaire, postérieurs à Austerlitz ;
ils sont du lendemain même de la capitulation d'Ulm, ainsi que l'atteste une
lettre de M. de Talleyrand datée de Munich, le 27 octobre 1805 : « Plus
d'empereur d'Allemagne ! écrivait-il à M. d'Hauterive ; trois empereurs en
Allemagne : France, Autriche et Prusse. Plus de diète de Ratisbonne. »
Il exposait ensuite les bases du système fédératif de la France, le plan
projeté des fiefs relevant de la couronne de France ; il énumérait les
sacrifices qu'on allait imposer à l'Autriche, celui de Venise, du Tyrol
italien, du Tyrol allemand, du Brisgau, de l'Ortenau, du Vorarlberg, de
l'Autriche antérieure. Tout cela, disait-il, contre mon avis. Talleyrand
avait en effet vainement essayé de combattre ces idées aventureuses de
Napoléon. Il voulait que l'empereur renonçât définitivement à gagner
l'alliance toujours trompeuse de la Prusse, qu'il s'attachât l'Autriche en se
montrant généreux après la victoire. Pour s'en faire une amie, il suffisait
selon lui de tendre la main à cette puissance vaincue, et de lui offrir des
compensations pour les sacrifices qu'on était en droit de lui demander. Elle
céderait Venise qui serait déclarée indépendante, et ses enclaves de la
Souabe, cause éternelle de discorde ; mais Napoléon, de son côté, renoncerait
à la couronne d'Italie, il s'engagerait à faire céder la Valachie et la
Moldavie à l'Autriche, que ces deux acquisitions brouilleraient avec la
Russie. L'Autriche par la force des choses, deviendrait ainsi notre alliée
naturelle[35] : elle serait détachée de
l'Angleterre ; les Russes seraient rejetés en Asie ; et la paix du continent
serait assurée pour plus d'un siècle. Ce
système d'alliance pouvait être discuté, il était permis d'en préférer un
antre, mais ce que Talleyrand sentait avec la justesse habituelle de son
jugement, c'est qu'à tout prix il nous en fallait un, sous peine de rester
isolés en Europe et de voir sans cesse remis en question le résultat de nos
victoires. Cette nécessité, Napoléon l'admettait volontiers en principe, mais
lorsqu'il fallait en venir à l'application, ses convoitises démesurées
l'empêchaient toujours de faire les concessions qui seules eussent pu lui
assurer le concours sérieux et durable d'une puissance européenne. Telles
étaient les ambitieuses pensées qui occupaient l'esprit de Napoléon,
lorsqu'il quitta Munich pour marcher sur Vienne. Cette capitale n'était plus couverte
que par la faible armée de Kutuzoff, d'environ quarante mille Russes[36], auxquels s'étaient joints
quinze à vingt mille Autrichiens sous les ordres de Rieur/layer et de
Merfeldt. Ces troupes épuisées par de longues marches, étaient hors d'état de
nous disputer le passage des nombreux affluents du Danube qui, de distance en
distance, formaient une barrière naturelle facile à défendre même contre des
forces supérieures. Lorsque l'avant-garde de Bernadotte parut sur l'Inn, elle
trouva l'armée austro-russe en retraite sur tous les points. Cependant
Kutuzoff, par condescendance pour l'empereur d'Autriche qui persistait à
espérer, contre toute vraisemblance, que l'archiduc Charles arriverait à
temps pour couvrir Vienne, consentit à rester sur la rive droite du Danube au
lieu de se retirer par la Bohême, ce qui était son chemin le plus direct pour
rejoindre la seconde armée d'Alexandre. Murat avait pris la tête de l'armée
française avec sa cavalerie ; venaient ensuite les corps de Bernadotte, de
Marmont, de Davout, de Lannes, appuyant leur gauche au Danube, leur droite
aux derniers revers des Alpes noriques. Soult fermait la marche avec la
réserve. Ney avait été détaché avec dix mille hommes-sur le Tyrol, pour en
chasser l'archiduc Jean ; il devait être appuyé par Augereau dont le corps
était resté en arrière. Nous
passâmes ainsi successivement l'Inn, la Salza, la Traun, occupant presque
sans coup férir des places de première importance, telles que Braunau et
Salzbourg. Dans les petits combats partiels qui eurent lieu à l'avant-garde,
on put toutefois reconnaître chez les Russes une vigueur et une solidité que
nous n'avions pas rencontrées chez les Autrichiens dans cette campagne.
Napoléon arriva à Lintz le 4 novembre. Il y reçut le général Giulay, qui lui
apporta une lettre contenant une proposition d'armistice de la part de
l'empereur d'Autriche. Mais l'empereur François était trop peu préparé aux
exigences que Napoléon se proposait de lui imposer pour qu'un tel accord fût
possible : l'abandon de Venise et du Tyrol était un sacrifice trop
considérable pour être accepté du premier coup. François ne pouvait pas même
se flatter de gagner du temps en discutant ces dures conditions, car
l'impitoyable clairvoyance de son ennemi exigeait comme gage, et avant toute
discussion, une séparation immédiate entre la cause autrichienne et celle
d'Alexandre. L'empereur François ne devait pas, écrivait Napoléon, faire
dépendre la paix d'une autre puissance dont les intérêts étaient si
différents « Cette guerre, lui disait-il, n'est pour la Russie qu'une
guerre de fantaisie ; elle est pour votre majesté et pour moi, une guerre qui
absorbe tous nos moyens, tous nos sentiments, toutes nos facultés[37]. » De telles prémisses
dans ces termes généraux étaient certainement fort admissibles, mais les
conséquences qu'il prétendait en tirer étaient trop onéreuses pour paraître
aussi acceptables, €n dépit des protestations amicales dont cette lettre
était remplie. Cet essai de négociation n'amena donc aucun résultat et ne
suspendit pas un instant la marche de nos troupes. A
partir de Lintz, la chaîne des Alpes noriques se rapproche progressivement du
Danube jusqu'aux environs de Vienne, où les derniers prolongements du
Wiener-Wald viennent aboutir sur le fleuve, en sorte que la vallée devient de
plus en plus étroite à mesure qu'on s'avance vers cette capitale. L'armée
ayant à redouter, tout à la fois une surprise improbable, mais possible, de
la part de l'armée des archiducs Charles et Jean qu'on supposait arrivés en
Styrie, et une résistance plus sérieuse de la part de Kutuzoff qui pouvait
mettre à profit les nombreux accidents de cette contrée montagneuse, Napoléon
porta Marmont sur Leoben par Steyer afin d'intercepter la route de Styrie à
Vienne ; il fit ensuite passer sur la rive gauche du Danube un corps
d'environ vingt mille hommes sous les ordres de Mortier ; il l'appuya par une
flottille improvisée qui devait permettre à ce maréchal de traverser en un
instant d'une rive à l'autre, afin d'inquiéter les Russes sur leur ligne de
retraite ; enfin il s'avança avec précaution sur Molk et St. Pœlten avec le
reste de son armée. Tout le monde s'attendait à une bataille à St. Pœlten,
position très-forte, la meilleure qu'on pût choisir pour défendre Vienne ;
mais les Russes se bornèrent à livrer les combats strictement nécessaires
pour assurer leur retraite. Sur notre droite, à Mariazell, Davout surprit et
mit en déroute une colonne ennemie qui cherchait à gagner la Styrie. A
Amstetten, le prince Bagration tint tête à Murat avec une grande fermeté,
pour favoriser la marche embarrassée de Kutuzoff ; St. Pœlten, l'armée russe
s'arrêta de nouveau comme si elle voulait livrer bataille, mais elle se
déroba tout à coup par une volteface et au lieu de continuer sa route sur
Vienne, elle passa le Danube à Krems, en brûlant derrière elle le seul pont
qui existât de Lintz à Vienne (9 novembre 1805). L'irruption
que Napoléon craignait sur son flanc de la part des archiducs pendant sa
marche sur Vienne n'eut pas lieu, et Marmont put s'avancer non-seulement
jusqu'à Leoben, mais jusqu'à Graetz, sans rencontrer d'obstacles sérieux.
Comme Napoléon l'avait prévu, notre brusque invasion au cœur des provinces
héréditaires avait forcé l'archiduc Charles à rétrograder ; mais ne voulant
pas s'exposer à se trouver pris entre l'armée de Napoléon et celle de
Masséna, il s'était retiré non sur la Styrie, mais sur la Hongrie, ce qui
l'obligeait à faire un détour beaucoup plus long et à renoncer à toute idée
de secourir Vienne. Longtemps immobile sur l'Adige, bien qu'il eût une armée
de quatre-vingt mille hommes, indépendamment des vingt mille qui étaient
cartonnés dans le Tyrol, à opposer aux cinquante mille hommes de Masséna,
l'archiduc Charles n'avait pas su profiter de ses avantages, soit qu'il ne se
crût pas suffisamment prêt, soit que le conseil Aulique lui eût fait une loi
de subordonner ses opérations à celle de l'armée de Bavière. Dans ce dernier
cas, la faute était inexcusable, car c'était réduire à la défensive l'armée
la plus forte et prendre l'offensive avec la plus faible. Quoi qu'il en soit,
rien ne pouvait mieux convenir à Masséna qu'une telle inaction de la part
d'un adversaire qui avait sur lui une si grande supériorité. Il commença par
s'emparer le 18 octobre, de la partie de Vérone qui était occupée par les
Autrichiens, au moyen d'une surprise nocturne que lui conseilla Napoléon.
Après avoir ainsi consolidé sa position sur l'Adige, il attendit les
événements en présence de l'armée de l'archiduc fortement retranchée â
Caldiero, aux portes même de Vérone. Le 28 octobre, Masséna apprit la
capitulation d'Ulm ; il comprit aussitôt toute la portée de cette victoire,
et jugeant que l'archiduc allait être forcé de commencer son mouvement de
retraite, il n'hésita pas à l'attaquer dans ses formidables positions. Deux
jours de suite, le 30 et le 31 octobre, Masséna l'assaillit dans son camp
avec un incroyable acharnement, sans obtenir sur lui un avantage marqué, mais
en gênant ses préparatifs de retraite au point de le contraindre à sacrifier
toute une brigade pour assurer sa marche. Rappelé au secours de la monarchie
menacée, l'archiduc rétrograda rapidement sur la Brenta, puis sur la Piave,
suivi pas à pas par Masséna. Le 12 novembre, il était sur le Tagliamento, où
il soutint contre nos troupes un brillant combat d'arrière-garde. C'est là
qu'après quelques hésitations, il se décida à prendre le chemin de la Hongrie
en se dirigeant sur Laybach et la Carniole. Dans sa retraite, il recueillit
les débris de son frère l'archiduc Jean, dont le corps d'armée chassé du
Tyrol par Ney et Augereau, avait été encore beaucoup plus maltraité que le
sien. Dans le
Tyrol comme en Italie, le succès avait dépassé toutes les prévisions il était
dû sans doute en partie à l'habileté, à la hardiesse, au coup-d'œil prompt et
sûr de ces incomparables lieutenants, mais beaucoup plus encore à cette vaste
conception qui embrassant d'un seul regard tout l'ensemble de ces opérations
et leur théâtre immense, avait négligé les points secondaires et porté sur le
point principal, c'est-à-dire sur le Danube, une masse irrésistible, dont
l'impulsion devait entraîner tout le reste. Les stratagèmes qui couvrirent la
marche de notre armée de Boulogne sur le Rhin, l'idée même de couper les
soixante-dix mille hommes de Mack avec une armée de plus de deux cent mille,
ont été admirés au-delà de leur valeur et ne présentaient de grandes difficultés
ni dans la pensée ni dans l'exécution, mais ce qu'un puissant génie militaire
avait seul pu saisir avec cette force, c'était le lien qui unissait cette
opération à celles de nos autres armées, et le point précis où il fallait
frapper pour faire tomber d'un seul coup toutes les autres défenses de
l'Autriche. Nous
avons laissé la grande armée à environ quinze lieues de Vienne, en face de
Krems, par où Kutuzoff venait de se dérober à l'improviste en brûlant le pont
qui avait servi à son passage. Ce brusque mouvement l'avait mis aussitôt en
présence de Mortier qui côtoyait la rive gauche du Danube, isolé du reste de l’armée.
Avant d'avoir pu rejoindre la flottille qui devait assurer sa retraite, ce
maréchal, qui pour comble de malheur était momentanément séparé d'une de ses
divisions, celle de Dupont, se trouva tout à coup assailli en tête et en
queue par une grande partie de l'armée russe, dans les défilés que dominent
les ruines du château de Dürrenstein, célèbre par la captivité du roi Richard
Cœur de Lion. Nos soldats qui avaient d'abord pris l'offensive, ne tardèrent
pas à s'apercevoir qu'ils avaient affaire à plus de la moitié de l'armée
russe, mais sans se troubler de son énorme supériorité, ils repoussèrent
héroïquement ses attaques et luttèrent toute la journée contre les troupes
qui les entouraient. Le soir venu, ils résolurent de revenir sur leurs pas
pour rejoindre la division Dupont ; ils s'ouvrirent un passage à la
baïonnette dans un nouveau combat des plus meurtriers et bientôt furent
salués par les cris de joie de leurs camarades, qui avaient de leur côté
attaqué en queue une des deux colonnes russes pour venir à leur secours.
Mortier put alors échapper à l'armée de Kutuzoff en repassant sur la rive
droite du Danube, au moyen de la flottille. Pendant
ce temps Murat, qui était à notre avant-garde, ne trouvant plus personne
devant lui, galopait sur la route de Vienne, entraînant toute l'armée à sa
suite. C'est à lui que, dans sa mauvaise humeur, Napoléon s'en prit de la
mésaventure qu'il prévoyait pour Mortier, mésaventure dont il avait été
lui-même le principal auteur, en exposant ce corps isolé sur la rive gauche
aux efforts réunis de toute l'armée russe. Il lui reprocha dans les termes
les plus durs sa légèreté, son étourderie, sa précipitation à enfourner
l'armée sur Vienne. « Vous aviez cependant reçu l'ordre, ajoutait-il, de
poursuivre les Russes l'épée dans les reins. C'est une singulière manière de
les poursuivre que de s'en éloigner à marches forcées. Ainsi les Russes
pourront faire ce qu'ils voudront du corps du maréchal Mortier, ce qui ne
serait pas arrivé si vous aviez exécuté mes ordres[38]. » Par le fait, Murat
avait encore pris le meilleur parti, car il n'y avait de ponts qu'à Lintz et
à Vienne, et la flottille n'ayant pas encore descendu le fleuve jusqu'à Krems
et ne comptant d'ailleurs qu'un nombre de bateaux très-insuffisant pour un
passage rapide, il eût été fort embarrassé de poursuivre les Russes l'épée
dans les reins. Mais il fallait bien que quelqu'un fût responsable de cette
faute qui n'était que la répétition de l'abandon de Dupont à Albeck, et
Napoléon n'avait garde d'admettre qu'il en fût lui-même l'auteur. Le 13
novembre au matin, Murat parut devant Vienne. L'empereur François avait pris
la résolution, humaine mais impolitique, d'épargner à ses bons Viennois les
horreurs d'un siège qui n'eût pu à la vérité durer que quelques jours, mais
qui eût par là même rendu un service inestimable à la cause des coalisés dans
un moment où les instants étaient si précieux pour elle. Mais en laissant à
Vienne le comte de Würbna, pour négocier avec les Français leur entrée
pacifique dans la capitale, l'empereur d'Autriche avait confié au prince
d'Auersperg la mission de garder avec un détachement les grands ponts du
Danube qui étaient pour nous d'une importance sans égale. Napoléon avait
recommandé à Murat de surprendre ces ponts à tout prix[39], afin de se remettre
immédiatement à la poursuite des Russes sur la route de Moravie. Profitant de
l'espèce de suspension d'armes que les pourparlers relatifs à l'occupation de
Vienne avaient établie entre les deux armées, Lannes, Murat et Belliard, suivis
de quelques officiers d'état-major et un peu plus loin d'un régiment de
hussards, s'avancent vers le grand pont les mains croisées derrière le dos
comme des promeneurs inoffensifs ; ils engagent la conversation avec le
commandant du détachement, lui annoncent la fin de la guerre, la conclusion
d'un armistice, ils s'étonnent des préparatifs faits pour faire sauter le
pont, le traversent avec lui pendant que leurs troupes s'avancent de leur
côté en noyant les poudres et en coupant les conducteurs. Le commandant
autrichien s'aperçoit qu'on le trompe, il veut ordonner à ses soldats de
mettre le feu aux mines ; ses interlocuteurs le saisissent au collet.
Survient alors le prince Auersperg en personne, auquel ils répètent à tue-tête
la fable de l'armistice ; pendant ce temps plusieurs détachements de notre
armée ont franchi le pont, les soldats autrichiens sont entourés, désarmés,
et le tour est joué[40]. Cette
supercherie déloyale était peu digne de généraux si intrépides et déjà si
illustres. Peu de jours après d'ailleurs, les Russes prouvèrent
très-spirituellement à Murat lui-même qu'ils étaient nos maîtres en ce genre.
Ce maréchal, impatient de regagner les bonnes grâces de Napoléon, ne s'était
pas plutôt emparé du pont, qu'il s'était lancé à toute vitesse sur la route
de Vienne qui conduit en Bohême en coupant à Hollabrünn celle qui va de Krems
en Moravie. Il avait l'espoir de prévenir, au point de jonction des deux
routes, l'armée russe, qui se trouverait ainsi prise entre le corps de.
Bernadotte que Napoléon devait faire passer sur la rive gauche, au moyen de
la flottille, et le corps de Murat soutenu par celui de Lannes. Après la
disparition de Mortier, Kutuzoff, croyant les ponts de Vienne détruits,
s'était quelque peu attardé à Krems pour se remettre de ses fatigues, en
sorte que, malgré toute l'avance qu'il avait sur Murat, celui-ci arriva avec
son avant-garde presque en même temps que les Russes à Hollabrünn, le point
d'intersection des deux routes. Encouragé par le succès de sa ruse au pont de
Vienne et voulant donner aux troupes de Lannes le temps de rejoindre, il
allègue de nouveau la conclusion d'un armistice avec l'Autriche aux généraux
Nostitz et Bagration qui se trouvent chargés de défendre Hollabrünn.
L'Autrichien Nostitz est dupé et se retire en nous laissant passer ; mais le
subtil élève de Souvaroff, averti par son lieutenant Bagration, feint,
non-seulement d'être au courant de la négociation, mais d'être chargé
lui-même de la continuer en ce qui concerne le corps russe. Il dépêche à
Murat le général Winzengerode qui l'amuse avec de belles paroles et se
présente au nom de l'empereur Alexandre. Murat, pris dans son propre piège,
envoie un courrier à Schœnbrünn pour consulter Napoléon sur les conditions du
prétendu armistice. Pendant ce temps, Kutuzoff se dérobe sur la Moravie, ne
laissant devant nous qu'un rideau de troupes, sous le commandement de
Bagration, qui a l'ordre de tenir jusqu'à la dernière extrémité. Le
lendemain, Murat, détrompé par Napoléon, attaque avec près de quarante mille
hommes ce faible détachement que tout le monde considérait comme sacrifié.
Bagration, enveloppé de tous côtés, reçoit impassiblement le choc des masses
qui le débordent ; près de la moitié de ses soldats se font massacrer avec le
stoïcisme particulier au soldat russe, pour assurer la retraite de Kutuzoff.
Le soir venu, Bagration forme une colonne avec ce qui lui reste, il s'ouvre
un passage et va rejoindre l'armée russe. Ce fait d'armes éclatant fut le
prélude de l'illustration que ce général devait acquérir, plus tard, à nos
dépens (16
novembre)[41]. Napoléon
était au palais de Schönbrunn depuis le 14 novembre. Il s'y occupait
activement à rectifier la position de son armée, à lui assurer les
approvisionnements dont elle avait plus d'une fois manqué dans ces marches
rapides, au cœur d'un hiver précoce, enfin à régler l'administration du pays
conquis, ce qui consistait principalement à prélever des à compte sur une
contribution de cent millions, qu'il se hâta de frapper sur l'Autriche.
Tranquille sur la situation des corps d'armée qui poursuivaient en Moravie
l'armée très-réduite de Kutuzoff, il disposa en éventail, autour de Vienne,
ceux qu'il avait sous la main, de façon à ce qu'ils pussent s'appuyer les uns
les autres et le garantir lui-même de toute surprise. Davout s'étendit de
Presbourg à Neustadt, surveillant la Hongrie ; Marmont s'établit solidement
sur la crête des Alpes de Styrie, de Leoben au Semring, prêt à tendre la main
à l'armée de Masséna, qu'on s'attendait à voir paraître d'un jour à l'autre.
Bernadotte et les Bavarois, laissant le soin de la poursuite à Lannes, Murat
et Soult, se postèrent à Iglau pour surveiller les débouchés de la Bohême, où
avait paru un corps de l'archiduc Ferdinand. Cette armée, si disséminée en
apparence, pouvait être réunie en très-peu de jours et composer une masse
irrésistible ; elle était en garde sur tous les points. Napoléon
avait fait prescrire à ses soldats de traiter avec la plus grande douceur les
habitants du pays conquis et particulièrement les Viennois ; il voulait que
le peuple autrichien sentît la différence entre des ennemis comme les
Français et des amis comme les Russes. Ces derniers, mal accueillis par la
population qui était forcée de les nourrir, s'en étaient vengés selon l'usage
par des procédés assez brutaux. Napoléon exploitait de son mieux ces mutuels
ressentiments, dans lesquels il voyait le présage d'une rupture entre les
coalisés ; il exagérait les sévices d'une part et de l'autre les plaintes. Il
revenait, dans tous ses bulletins, sur la barbarie des Russes, sur les
dévastations les horribles excès qu'ils commettaient dans les provinces
autrichiennes, sur le concert de malédictions qui s'élevait contre eux
partout où ils avaient passé. Il s'adressa en même temps à l'opinion publique,
il s'efforça, comme il y avait tant de fois réussi, d'exciter les sujets
contre le gouvernement, d'enflammer les passions populaires, prêtant bien
gratuitement aux bourgeois de Vienne des opinions de parti et des sentiments
révolutionnaires : « Le mécontentement des peuples est extrême. On dit à
Vienne et dans toutes les provinces que l'on est mal gouverné, que, pour le
seul intérêt de l'Angleterre, on a été entraîné dans une guerre injuste et
désastreuse Les Hongrois se plaignent d'un gouvernement illibéral qui ne fait
rien pour leur industrie et se montre inquiet de leur esprit national... On
est persuadé que l'empereur Napoléon est l'ami de toutes les nations et de
toutes les grandes idées... N'est-il pas temps enfin que les princes écoutent
la voix de leurs peuples et s'arrachent à la fatale influence de l'oligarchie
anglaise ?[42] » Ces artifices n'étaient que la répétition de ceux qu'il avait employés, avec des succès divers, contre Venise, Gênes, l'Égypte, la Suisse, la Hollande et l'Espagne, et l'on est forcé de convenir qu'il ne prit guère _la peine d'en varier l'usage ; mais ce rôle de libérateur des peuples commençait déjà à être assez peu goûté de ceux-là même s'agissait de délivrer, et les provocations révolutionnaires de Napoléon ne produisirent à Vienne qu'une impression d'étonnement. Il en fut de même de ses excitations à la haine contre les personnages auxquels il attribuait la guerre actuelle. Il les injuria dans ses bulletins, selon son habitude invétérée de vouer à l'exécration des peuples tous les étrangers illustres dont il avait eu à redouter le patriotisme ou la clairvoyance ; mais ces outrages maladroitement prodigués allaient bientôt devenir un titre d'honneur. En le voyant exalter la mémoire du roi Marie-Thérèse, pour outrager et décrier tous ceux qui avaient montré à la cour d'Autriche quelque étincelle de l'énergie de cette grande souveraine, depuis Cobentzel jusqu'à l'impératrice régnante et à Mme de Colloredo[43], les Viennois ne furent pas dupes de l'intention qui le faisait agir. |
[1]
Les états officiels autrichiens cités par le général Danilewski, (relation
de la campagne de 1805) évaluent l'armée de Mack à 80.000 hommes. Cependant
Murat qui était alors sur les lieux ne l'estimait qu'à 72.000 hommes (lettre du
10 septembre à Napoléon. Mémorial du dépôt de la guerre) et c'est aussi
le chiffre indiqué par l'archiduc Ferdinand dans une lettre à Kutuzoff, à la
date du 8 octobre.
[2]
Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.
[3]
La date est précisée par une lettre de Murat qui était alors en Bavière sous un
déguisement.
[4]
L'armée de Napoléon s'élevait à peu près à ce chiffre, sans compter le
contingent de la Bavière et des autres petits -états allemands. Il résulte en
effet, soit de la Correspondance de Napoléon, soit de celle de Berthier, de
Marmont et des autres généraux, que sur les sept corps dont se composait la
grande armée, trois comptaient 30.000 hommes (Soult, Ney, Lannes), trois autres
comptaient 25.000 hommes (Marmont, Davout, Bernadotte), Augereau seul 'n'en
comptait que 12.000. Mais il faut ajouter à ce total la garde et la cavalerie
de Murat, qui formaient à elles deux environ 20.000 hommes. Avec les
contingents allemands, la grande armée montait à au moins deux cent vingt-cinq
mille hommes, chiffre qui a toujours été très-atténué. Les états publiés sur ce
point par le Mémorial du, dépôt de la guerre (tome VIII), sont d'une
inexactitude insoutenable. Ils avaient été préparés par Napoléon lui-même ainsi
que les relations qui y sont jointes, avec sa véracité habituelle, et en vue
d'éclairer l'histoire,
[5]
Napoléon à Talleyrand, 25 août.
[6]
Napoléon à Bernadotte, 6 septembre 1805.
[7]
Napoléon à Berthier, 28 août.
[8]
Napoléon à Talleyrand, 25 août.
[9]
Napoléon à Saint-Cyr, 2 septembre.
[10]
Note du comte Louis de Cobentzel, 12 septembre 1805.
[11]
Ordre de service pendant l'absence de l'Empereur, 23 septembre 1805.
[12]
Note sur les mouvements de la grande armée, 22 septembre,
[13]
Voir particulièrement sur ce point les Souvenirs militaires de Fezensac.
[14]
Napoléon au prince Eugène, 22 septembre 1805.
[15]
Napoléon à Bernadotte, 2 octobre.
[16]
Napoléon au prince Eugène, 18 septembre.
[17]
Général Danilewski, Relation de la campagne de 1805.
[18]
Napoléon à Otto, 3 octobre.
[19]
Schœll, Histoire abrégée des Traités, tome VIII.
[20]
Fezensac, Souvenirs militaires.
[21]
Le général Jomini qui servait alors dans le corps de Ney comme officier
d'état-major. Voir la Vie politique et militaire de Napoléon.
[22]
Cette pièce a été reproduite dans les Mémoires publiés sous le nom du
maréchal Ney, par sa famille.
[23]
L'ordre fut donné, bien que Jomini affirme que Ney désobéit à Murat. Il est du
4 octobre.
[24]
Cinquième bulletin (bis) de la grande armée.
[25]
Sixième bulletin.
[26]
Son rapport se trouve dans le Mémorial de dépôt de la guerre, tome VIII.
[27]
Le général Rapp, envoyé à Ulm, en sa qualité d'Alsacien, pour faire le
dénombrement de la garnison, raconte naïvement qu'il y compta vingt-six mille
hommes, et que le jour du défilé il s'en trouva trente-trois mille. (Mémoires.)
[28]
Sixième bulletin.
[29]
Journal de lord Malmesbury cité par lord Stanhope, W. Pitt et son
temps.
[30]
Correspondance du prince Czartoryski avec Alexandre, publiée par Ch. de
Mazade.
[31]
Schœll, Histoire abrégée des Traités, tome VIII.
[32]
Napoléon à Duroc, 24 octobre.
[33]
Napoléon au roi de Prusse, 27 octobre.
[34]
Napoléon à l'électeur de Bavière, 23 octobre.
[35]
Ces idées sont exposées dans une lettre de Talleyrand à M. d'Hauterive, à la
date du 11 octobre 1805. Il les avait déjà développées dans un Mémoire
adressé de Strasbourg à Napoléon : Mignet, Notice sur Talleyrand.
[36]
Danilewski.
[37]
Napoléon à l'empereur d'Autriche, 8 novembre.
[38]
Napoléon à Murat, 11 novembre 1805.
[39]
Fait constaté dans une lettre de Napoléon à Soulte 12 novembre.
[40]
Mémoires du général Rapp.
[41]
Jomini, Mathieu Dumas, Danilewski.
[42]
Vingt-deuxième bulletin, 13 novembre.
[43]
Vingt-quatrième bulletin, 16 novembre.