Le
régime inauguré sous le nom d'Empire, n'était autre chose que le césarisme
pur, tel que l'avaient connu Rome et Byzance, Quelques formes de légalité
avaient subsisté jusque-là ; on les avait souvent violées ; mais ces
violations même, et les subtiles interprétations auxquelles il fallait
recourir pour les justifier, attestaient l'existence d'un ordre permanent,
d'une certaine règle inhérente aux institutions et qu'on était forcé de
proclamer en la transgressant. Ces dernières apparences disparurent avec le
régime consulaire, et il ne resta plus pour toute loi que le caprice d'un
seul homme. Il n'était plus désormais aucune barrière contre ses volontés
désordonnées, et s'il restait encore quelque grandeur à la nation, c'était
seulement celle qu'elle tenait de lui. Qu'à cet homme incomparable dans la
guerre, supérieur dans l'art d'organiser le despotisme, petit dans la
politique, échût un successeur incapable, tout s'écroulait aussitôt, et l'on
passait sans transition de César à Augustule, car la France n'avait plus même
ces débris d'institutions qui, à Rome, restèrent debout après la chute de la
république. Voilà où venait aboutir en si peu d'années une révolution qui
avait débuté par la Déclaration des droits ! Ce monstrueux avortement a été
selon l'usage amnistié au nom de la nécessité, qui est devenue de notre temps
le grand rédempteur des turpitudes humaines. Peu de mots suffisent pour faire
justice de ce mauvais lieu commun, si commode pour la routine et la
médiocrité. Il est facile de démontrer que ni la France ni l'Europe n'ont eu
conscience de cette prétendue nécessité. A l'intérieur elle était si peu
sentie, pendant les années qui précédèrent la proclamation de l'Empire, que
Bonaparte lui-même n'osa pas l'invoquer ouvertement. Chacun des pas qu'il
avait faits, depuis le 18 brumaire, vers ce but secret de ses désirs, avait
été couvert par des feintes et des dissimulations sans nombre, auxquelles ses
familiers eux-mêmes s'étaient laissé tromper. Depuis l'époque où il avait
demandé trois mois de dictature pour sauver la république, il n'avait pas
cessé un instant de désavouer les intentions qu'on lui prêtait, comme une
invention perfide et calomnieuse de ses ennemis ; il avait si bien accrédité
ce mensonge que personne ne voulait croire à son projet même devant
l'évidence, et H n'osa le démasquer qu'après avoir pris ses précautions pour
rendre toute résistance impossible. Ce n'est point ainsi que procèdent les
transformations réclamées par le vœu public. La France avait désiré l'ordre
et la stabilité, elle n'avait pas appelé un pareil despotisme. On doit
ajouter qu'elle ne le méritait pas. Non ; quelque démoralisée et décline
qu'elle fût momentanément, par suite des effroyables immolations de la
Terreur et des stériles agitations du Directoire, la France possédait encore
dans son sein trop de lumières, d'éléments de moralité, d'énergie, de
civilisation, de bien-être, pour mériter le régime qui avait servi de
châtiment à la populace du bas empire ! Elle n'était pas montée à un si haut
rang parmi les peuples, pour retomber si brusquement clans un état social
dégradant, mille fois pire que toutes les misères du moyen âge, rejeté par la
barbarie elle-même comme trop au-dessous d'elle. Ce régime était au fond
antipathique à tous ses instincts durables et élevés, contraire à son génie,
à ses intérêts, à ses besoins, à son juste orgueil de nation initiatrice, au
rôle qu'elle venait de remplir avec tant d'éclat pendant le dix-huitième
siècle, aux nobles idées de justice et de liberté qu'elle avait propagées
dans le monde ; il lui avait été imposé dans un moment de surprise par un
soldat-tribun qui profitait de la faiblesse d'un peuple enivré de gloire
militaire pour exploiter sa trop confiante admiration ; mais elle l'avait
subi, elle ne l'avait pas désiré. Pour créer ce pouvoir, sans précédents chez
les peuples modernes, il avait fallu faire violence à l'esprit de la nation
non moins qu'à l'esprit du temps ; pour le conserver, il fallait empêcher
cette nation de reprendre conscience d'elle-même, en opprimant ses classes
éclairées et en la précipitant dans un tourbillon d'aventures indéfinies. La
nécessité de ce changement est encore moins soutenable au point de vue de
notre influence en Europe. On a dit que les puissances n'avaient pas encore
été assez battues pour accepter les grands résultats de la révolution
française, qu'il fallait donc qu'elle prit la forme d'une dictature militaire
pour se faire respecter, sauf à revenir plus tard à ses véritables principes.
Rien de plus faux historiquement qu'une pareille appréciation. Depuis
longtemps, les rôles avaient été complètement intervertis ; c'est nous qui
menacions l'Europe, et c'est l'Europe qui tremblait devant nous. Bonaparte
avait inauguré, dès h campagne d'Italie, un système de conquête qui n'avait,
rien de commun avec l'ancienne défensive républicaine ni même avec nos
guerres de propagande ; depuis le 18 brumaire, ce système avait pris des
proportions formidables et nous ne portions plus au dehors que la servitude.
Bonaparte avait déjà enchaîné ou gravement compromis l'indépendance de toutes
les nations voisines, il tenait les autres dans la crainte et l'immobilité.
Par ses procédés violents et perfides, par ses ingérences dans les affaires
d'autrui, par ses prétentions insolentes, par ses continuels coups de
surprise il avait mécontenté et troublé incessamment l'Europe, qui avait tout
lieu d'être fort tranquille sur la propagande des principes républicains,
mais qui craignait tout d'une ambition qu'elle avait appris à connaître. Dans
une telle situation, que devaient penser les puissances en le voyant rétablir
les cadres du vieil empire d'Occident ? Quel effet pouvaient produire sur
leur esprit ces incessantes évocations de César et de Charlemagne ? Si le
consul qui n'était qu'un parvenu d'hier avait pu montrer de si insatiables
exigences, était-il à supposer que l'empereur serait plus facile à satisfaire
? Non-seulement
donc une détermination de nature à faire naître tant d'alarmes n'était pas
nécessaire, mais elle était souverainement impolitique au point de vue même
d'une ambition bien entendue. Cette transformation du Consulat en Empire,
funeste au dedans, dangereuse au dehors, fut l'ouvrage de la volonté d'un
seul et de la complaisance de tous ; elle fut inspirée par une vanité puérile
à qui la réalité du pouvoir ne suffisait plus, si elle n'était accompagnée
des hommages extérieurs, inventés et perfectionnés par tant de siècles de
superstition monarchique. En cela, Bonaparte était très-inférieur à ce
Cromwell dont il parlait avec tant de dédain ; il y a dans l'homme d'État
anglais plus de sérieux, de sens et de virilité. On sent dans Cromwell des
facultés moins étonnantes à certains égards, mais plus sûres, plus
réfléchies, plus faites pour le gouvernement. Le génie de Bonaparte est
prodigieux, mais dans des limites étroites. Il est doué d'une pénétration
extraordinaire, et il n'a aucune prévoyance ; il est tout calcul, et il se
montre incapable de se gouverner lui-même. Ici la comparaison n'était pas à
son avantage. Il subordonnait les grands intérêts politiques à une misérable
satisfaction d’amour-propre. Jamais la petitesse innée de son âme ne s'est
trahie plus visiblement que dans la hâte fiévreuse avec laquelle il s'empara
des formules de l'ancienne étiquette. Que lui importent les périls que cette
mesquine ambition va nous créer, pourvu que lui, le fils de l'obscur avocat
d'Ajaccio, il puisse appeler les rois « notre très-aimé bon frère »,
pourvu qu'il puisse signer ses lettres au pape « votre dévot fils, » pourvu
qu'il puisse dire « ma bonne ville de Paris, mes sujets, mon peuple, mes
ministres, mon palais, ma forêt de Fontainebleau ! » Ces formules
reviennent à chaque instant sur ses lèvres, et l'on voit qu'il ne peut s'en
rassasier. Mais ce
n'était pas assez pour lui d'emprunter à l'ancien régime ses titres, ses
formules et ses pompes les plus décriées ; ce qu'il lui enviait le plus
c'était le prestige résultant d'une antique possession, et l'idée de
légitimité que les préjugés populaires attachaient à une tradition
héréditaire. N'ayant pas réussi à obtenir à prix d'argent des Bourbons une
renonciation en règle qui eût jusqu'à un certain point pallié le vice
d'origine dont son pouvoir était entaché à ses propres yeux, il résolut de
suppléer à -ce qui lui manquait, sous ce rapport, par la consécration
religieuse à laquelle les hommes avaient si longtemps attribué le pouvoir de
légitimer l'usurpation. En rendant cet hommage inattendu à des superstitions
éteintes, il allait commettre un nouvel anachronisme non moins inopportun que
le précédent, car si la foi monarchique avait encore ses fidèles, depuis
longtemps elle s'était affranchie de la tutelle de la foi religieuse, et ce
qui avait pu entraîner les contemporains de Pépin le Bref, était beaucoup
moins propre à éblouir les contemporains de Voltaire et de Montesquieu.
C'était au pape lui-même que Napoléon avait résolu de demander cette
métamorphose du fait en droit, opération qui était à peu près aussi conforme
à l'esprit du temps que la transmutation des métaux. Dès le
commencement du mois de mai 1804, avant même que l'Empire eût été
officiellement proclamé, il communiqua au cardinal Caprara son projet de
demander au pape de venir le couronner à Paris, en retour de tout ce qu'il
avait fait jusque-là pour l’Église ; il le chargea de faire à Rome les
ouvertures nécessaires. Au ton péremptoire et décidé du Premier Consul,
Caprara comprit que c'était là une demande dont le succès lui tenait
profondément à cœur, et ce fut sous cet aspect qu'il la présenta à la cour
romaine. Un acquiescement vaudrait au Saint-Siège d'immenses avantages
temporels, probablement une extension de territoire, un refus pouvait tout
compromettre. Quant à une réponse évasive ou dilatoire on ne devait pas se
flatter de la faire prendre au sérieux : « on n'accepterait aucune
excuse comme valable, fût-elle même confirmée par le cardinal Fesch. On ne la
regarderait que comme un prétexte[1]. » Cette
requête, prévue par Lafayette dès l'époque du Concordat, prit la Cour de Rome
au dépourvu. Elle ne semblait pas se douter que « le désir de se faire casser
la petite fiole sur la tête, » eût été pour quelque chose dans les services
que Bonaparte lui avait rendus. Elle paraissait ignorer qu'une préoccupation
personnelle, complétement étrangère au sentiment religieux, avait seule
inspiré sa politique avec l'Église. Et pourtant, depuis qu'elle avait signé
avec lui ce pacte d'alliance, que de déceptions, que de déboires, que de
sujets de plainte et de défiance, à commencer par les supercheries de la
signature et de la publication des articles organiques, à finir par la fausse
rétractation des évêques constitutionnels et par les violences de
l'extradition de Vernègues ! La Cour de Rome avait accepté tout cela et bien
d'autres humiliations encore, tant elle sentait que son existence, au milieu
d'une époque si nouvelle, ne tenait plus qu'à un fil, et que ce fil était
placé dans ces mains redoutables. Elle avait subi dans toute leur rigueur les
conditions du pacte ; elle voyait les évêques français employés comme des
fonctionnaires, tantôt à appuyer l'exécution des lois sur la conscription,
tantôt à dénoncer ou à épier les fauteurs de conspirations politiques, tantôt
enfin à seconder par un enthousiasme de commande les manifestations d'une
fausse opinion publique, dont Bonaparte se servait dans l'intérêt de son
ambition. Le moment n'était pas éloigné où Fouché, le ministre de la police,
allait écrire en toute vérité sa fameuse circulaire : Monsieur l'évêque,
entre vos fonctions et les miennes, il y a plus d'un rapport ! » Tous ces
services peu honorables, peu dignes d'un pouvoir qui prétendait être une
puissance morale, l'Église les rendait en gémissant, mais elle préférait les
rendre plutôt que de perdre une protection toute-puissante : Omnia
serviliter pro dominatione. A ces griefs en quelque sorte personnels pour
l'Église, venait de s'ajouter tout récemment un sujet de reproche bien
autrement grave à ses yeux, si elle avait eu à cœur son rôle de juge
spirituel et d'arbitre souverain des consciences, c'était le crime de
Vincennes. Il ne pouvait échapper à la Cour de Rome qu'un des motifs
déterminants de Bonaparte, en appelant le pape à Paris, était de placer 3e meurtrier
sous la protection de l'auréole pontificale, de le montrer non-seulement
absous, mais glorifié par l'élu de Dieu. Les autres souverains avaient le
droit de n'envisager le meurtre du duc d'Enghien qu'au point de vue
politique, le pape était tenu par ses devoirs les plus impérieux de pasteur
des armes de l'envisager, en outre, au point de vue moral, car le sacre qu'on
lui demandait n'avait d'autre but que de compléter et d'achever l'œuvre
commencée par la fusillade de Vincennes, c'est-à-dire la substitution de la
dynastie de Bonaparte à celle des Bourbons. En consacrant cette œuvre il en
approuvait les actes préparatoires, il se déclarait hautement solidaire d'une
action qu'au fond du cœur il considérait comme criminelle, d'une action qu'un
souverain schismatique, l'empereur de Russie, n'avait pas hésité à dénoncer à
l'indignation du monde civilisé, il venait enfin couvrir le coupable du
prestige de son autorité dans un moment où la réprobation universelle faisait
présager son châtiment prochain. Il
n'est pas permis de supposer que Pie VII, quelque faible et borné qu'il fût,
ait pu se dérober à des scrupules si naturels dans sa position. Consalvi
atteste dans ses mémoires « que la mort du duc d'Enghien fut une des
causes qui firent le plus longtemps hésiter le saint père, et que lorsqu'on
lui annonça l'assassinat de cette grande et innocente victime, ses larmes
coulèrent tout autant sur la mort de l'un que sur l'attentat de l'autre[2]. » S'il en était ainsi, quelle
considération pouvait l'amener à s'associer par une démarche solennelle et
irrévocable à cet acte qu'il déplorait si amèrement ? La crainte de perdre
tous les avantages temporels acquis jusque-là ? L'espoir d'en gagner de
nouveaux ? Il eut bientôt lieu de reconnaître combien cet espoir était
chimérique. Quant aux disgrâces qu'il redoutait, sa complaisance ne l'en
préserva point ; mais combien son autorité morale n'eût-elle pas gagné aux
yeux du monde s'il les avait méritées par une noble résistance, au lieu de
les en courir pour des minuties de discipline ecclésiastique ou des querelles
de territoire ? Au reste, il avait si bien conscience de la gravité de la
démarche qu'on lui demandait qu'il n'osa pas en prendre sur lui seul toute la
responsabilité, et ne se décida pour l'affirmative qu'après avoir consulté
une commission de vingt cardinaux. Écoutons encore sur ce point le témoignage
du cardinal Consalvi : « Mais, ajoute-t-il, en se rendant à Paris, le
pape donnait à Napoléon une si grande preuve de tendresse paternelle et
d'estime souveraine, Home dérogeait si pleinement à ses droits et à ses
usages, que nous ne doutâmes pas que l'Empereur saurait gré au Saint-Siège
d'une condescendance si marquée. Nous fûmes trompés dans nos prévisions
religieuses ! » Le
moment était singulièrement choisi pour donner à Napoléon cette grande marque
de tendresse et d'estime ! Mais quelles étaient ces prévisions « religieuses »
qui portaient le pape et ses conseillers non-seulement à surmonter des
répugnances si naturelles, mais à étouffer la voix du devoir le plus
impérieux ? Il est facile de voir qu'elles n'étaient au fond que des
espérances pour la plupart d'une nature toute temporelle. Les conditions que
la cour de Rome mit au voyage du Pape à Paris, étaient à la vérité empruntées
à l'ordre spirituel, mais bien qu'elle les eût présentées d'abord comme
nécessaires et absolues, elle laissa peu à peu mettre de côté les plus
essentielles ; ce qui prouve qu'elle avait en vue des intérêts d'un autre
genre qui exerçaient sur sa volonté une influence prépondérante. Par ces
conditions, énumérées minutieusement dans un mémoire du cardinal Fesch[3], on stipulait en substance que
la lettre d'invitation de l'Empereur au Pape mentionnerait comme motif
déterminant de sa démarche « le bien et l'utilité de la religion ».
On ne voulait pas laisser dire que le pontife ne s'était décidé que par
complaisance pour le souverain, bien que ce fût la vérité ; il était convenu
en outre qu'on reviendrait d'un commun accord sur les articles organiques du
concordat ; qu'on exigerait la rétractation ou la démission des évêques
constitutionnels. Venaient ensuite d'autres clauses assez insignifiantes
parmi lesquelles se trouvait celle-ci, qui peint l'esprit sacerdotal et qui
produit un singulier effet au milieu de ces graves négociations : « le
Pape proteste qu'il ne permettrait pas qu'on lui présentât Mme de Talleyrand ».
Sur tout le reste on pouvait transiger, mais sur ce point on ne veut rien
écouter ! Bonaparte avait un moyen sûr de calmer les scrupules de la cour
romaine, c'était d'exciter ses convoitises. Personne ne posséda jamais plus
que lui l'art de faire espérer ce qu'il ne voulait pas céder, et il en usa
largement dans cette circonstance. Tout semblait arrangé lorsqu'on souleva à
Rome une nouvelle difficulté au sujet du serment que devait prêter l'Empereur
: de respecter et de faire respecter les lois du concordat et la liberté
des cultes. « Un catholique, écrivit Consalvi, ne peut protéger
l'erreur des faux cultes.... Il est de l'essence de la religion catholique
d'être intolérante. Il ne faut pas se bercer de tourner cette difficulté en
présence du Pape. Pie VII ne s'y prêtera pas : si on l'essayait, il
n'hésiterait pas à se lever de son siège et à sortir de l'église à l'instant
même ! » Rien-de plus conforme à l'esprit et aux traditions du
catholicisme que de pareilles maximes, mais du moment où on les mettait en
avant il fallait les soutenir, et c'est ce qu'on ne fit, pas ; nouvelle
preuve que toutes ces objections n'étaient que des prétextes, et qu'on
voulait se faire prier pour obtenir de plus grands avantages. Il fallut
parlementer, ergoter, distinguer entre « la tolérance civile et la tolérance
religieuse e dans une série de notes où M. de Talleyrand, soufflé par
l'évêque Bernier, se montra un théologien accompli : mais son argument le
plus décisif consista à rassembler en un faisceau toutes les mesures que
Bonaparte avait décrétées en faveur de l'Église et de la papauté depuis la
première campagne d'Italie, et à les présenter comme le véritable gage de ses
intentions pour l'avenir. C'est en faisant ce tableau qu'il toucha juste, car
il répondait à des préoccupations sans cesse présentes à l'esprit de la cour
de Rome, mais à des préoccupations qu'elle ne pouvait avouer explicitement
sans se reconnaître coupable du crime de simonie. Cette pensée qui la hantait
et qu'elle n'osait exprimer, cette pensée qu'elle était condamnée à taire par
prudence autant que par pudeur, c'était la même qui lui avait dicté ses
concessions à l'époque du concordat, c'était l'espoir de recouvrer les
Légations, et même Avignon et Carpentras. Embarrassée par sa fausse
situation, obligée alors comme aujourd'hui de se contenter de demi-promesses,
et de procéder par insinuations, elle avait été complètement jouée par
Bonaparte, faute d'avoir pu stipuler franchement les conditions qui lui
tenaient à cœur ; elle se disait maintenant qu'il n'oserait pas la tromper
une seconde fois, tandis que lui, encouragé par son premier succès, ayant de
son côté d'immenses avantages, jouait hardiment le même jeu, profitait d'un
sous-entendu forcé qui lui permettait de mettre beaucoup de vague dans ses
engagements, et donnait à la cour de Rome des espérances qu'il entendait bien
ne pas satisfaire. C'est ainsi qu'elle fut dupe une seconde fois, mais dupe
de sa propre avidité, aussi bien que de la ruse de son adversaire. Malgré
tout le bruit qu'elle fit plus tard de ses déceptions, il est certain qu'elle
n'eut de Bonaparte que des assurances indéfinies qui n'ont jamais constitué
une promesse formelle. Napoléon
était si loin de songer alors à une restitution même partielle des Légations
au Saint-Siège, que dans le moment où il la lui faisait espérer, il préparait
tout pour une transformation de la république Cisalpine en un royaume italien
dont les Légations devaient former une des plus belles provinces. Il se
faisait adresser à cet effet, par la Consulte de Milan, des vœux encore moins
sincères que ceux qui avaient servi de prétexte à son élévation à la
présidence, sans se mettre en peine de l'impression fâcheuse que cette
nouvelle usurpation allait produire sur l'Europe. Il avait résolu,
écrivait-il à M. de Melzi, « d'y établir un ordre de choses plus
conforme à l'esprit du siècle[4], » ce qui signifiait -un
despotisme semblable à celui qui pesait sur la France. Sachant combien les
patriotes italiens étaient faciles à l'illusion et prompts à s'enflammer pour
tout ce qui semblait leur promettre l'unité de leur patrie, il leur jetait en
pâture le grand mot de patrie italienne. M. de Melzi, plus froid et plus
clairvoyant que ses compatriotes, en raison des rapports intimes qu'il avait
eus avec le Premier Consul, ne craignit pas de s'exposer à son ressentiment
en lui faisant observer que l'Italie n'avait connu jusque-là les bienfaits de
la domination française que par l'accroissement d'impôts qui en était résulté
pour elle : Melzi,
écrivit à ce sujet Bonaparte à Marescalchi, avait une attaque de goutte
lorsqu'il m'a écrit cela.... C'est mal connaître le genre humain et l'esprit
des nations même les plus lâches et les plus dépravées que do croire qu'elles
puissent considérer leur existence politique d'après le plus ou moins de
charges[5]. Si les
Italiens éclairés voyaient avec fort peu d'enthousiasme le changement
projeté, les puissances n'y pouvaient trouver qu'un nouveau sujet d'alarmes
ou de plainte, selon qu'il les menaçait directement dans leur existence déjà
compromise par notre politique envahissante, ou qu'il leur fournissait des
prétextes à exploiter dans l'intérêt commun. Quel meilleur argument
pouvions-nous fournir à Pitt auprès des cabinets européens jusque-là indécis
? Ce grand ministre venait de reprendre sa place à la tête du gouvernement de
son pays, malgré les répugnances personnelles du roi. Le ministère Addington
était tombé avec plus de cinquante voix de majorité, comme renversé par la
seule évidence du danger public et par le sentiment de sa propre incapacité.
Pitt aurait voulu associer Fox à son ministère pour grouper autour de lui
toutes les forces nationales, mais il avait rencontré sur ce point, de la
part. du roi George, une obstination invincible. Il se contenta donc d'offrir
un partage du pouvoir aux amis de son illustre rival qui s'y refusèrent par
une susceptibilité exagérée. On lui a reproché[6] de n'avoir pas fait de
l'admission de Fox une condition sine qua non de sa propre entrée aux
affaires, mais sans examiner avec son historien[7] si l'état de santé du roi lui
permettait ou non d'insister sur ce point, et sans mettre en doute l'éclat
que le nom et le talent de Fox eussent répandu sur la nouvelle
administration, il est permis de dire qu'une fois ce premier effet produit,
le ministère y eût à la longue perdu en force et en unité d'action. Pour
l'Europe, ce ministère n'avait qu'une seule signification, celle que lui
donnait la présence de l'homme qui avait été l'âme de la précédente
coalition, et qui, en dépit de ses erreurs ou de ses travers, avait montré
dans cette lutte un grand caractère et une indomptable volonté. L'Angleterre
se sentit rassurée en le voyant ressaisir le gouvernail qu'il avait si longtemps
tenu dans sa forte main. Sa politique bien connue consistait à généraliser la
guerre et à nous combattre en Europe. Cette tactique était justement celle
que Napoléon voulait employer contre l'Angleterre, mais en tentant
l'impossible, parce qu'il ne pouvait avoir pour lui l'Europe qu'après l'avoir
conquise, et parce que la France restait toujours exposée en cas de défaite,
tandis que l'Angleterre était couverte par sa position fortifiée. Le retour
de Pitt aux affaires équivalait donc pour tout le monde au renouvellement de
la guerre continentale. Le Parlement, sur sa première demande, lui vota une
somme de soixante millions de fonds extraordinaires dont l'emploi, laissé à
sa discrétion, avait pour but d'encourager et de soutenir les efforts que les
puissances seraient disposées à tenter en faveur de la cause commune. En
présence de cette attitude de l'Angleterre, l'intérêt de notre politique
semblait nous commander une extrême réserve. Nous devions mettre autant de soin
à ménager et à apaiser les puissances du continent, qu'elle déployait de zèle
à les entraîner à la guerre, et malgré toutes les fautes commises, cette tache
nous était facile encore, tant nos derniers succès les avaient découragées.
La crainte que leur inspi- rait l'empereur Napoléon était si grande que les
moindres concessions de sa part eussent suffi pour les maintenir en paix. Il
semble que préparant alors avec plus d'activité que jamais son entreprise si
hasardeuse de la descente en Angleterre, la plus vulgaire prévoyance lui
faisait un devoir de s'assurer auparavant de la neutralité de l'Europe. Mais
par une inexplicable aberration, jamais sa diplomatie n'avait été plus
provoquante. Nous l'avons laissé en froid avec la Prusse, dont la bonne
volonté lui avait rendu tant de services, en rupture presque ouverte avec la
Russie, dont il eût été facile dans le principe de se faire une alliée, enfin
en rapports très-tendus avec l'Autriche, qui était pour nous une ennemie
naturelle, mais une ennemie impuissante tant qu'elle resterait isolée. Loin
de rien faire pour améliorer cette situation, il l'aggravait chaque jour par
l'insupportable arrogance de ses procédés. Nous avons vu par quelle
irréparable blessure il avait répondu à la très-légitime protestation de la
Russie contre l'enlèvement du duc d'Enghien sur le- territoire germanique.
Depuis lors la Russie avait notifié cette protestation à la Diète de
Ratisbonne, mais l'Allemagne intimidée n'osa pas la sou- tenir ; l'Autriche
seule l'appuya faiblement, en se déclarant toutefois prête à se contenter
d'une simple promesse d'explication. Que Napoléon consentit à déclarer que sa
conduite avait été dictée par des motifs secrets qu'il ne pouvait encore
dévoiler, et elle se tenait pour satisfaite. Il
repoussa avec hauteur cette ouverture, et la Diète qui était fort loin d'être
en état de songer à la guerre, se contenta d'un moyen terme que lui offrit
l'électeur de Bade. Ce prince, tremblant de voir ses États devenir le champ
de bataille d'une nouvelle guerre européenne, se déclara « satisfait des
éclaircissements qui lui avaient été fournis Do, ce qui permit d'écarter définitivement
la note russe ; mais le différend fut éloigné, non pacifié ; il en resta dans
tous les cœurs allemands le souvenir d'une double offense qui devait être
vengée plus tard. Ce dénouement
n'était pas fait pour calmer le ressentiment de la Russie ; elle renonça
toutefois à insister auprès de la faible Diète de Ratisbonne, que son
impuissance seule réduisait à subir cette humiliation ; elle n'imputa ce
nouveau mécompte qu'à celui qui en était le véritable auteur. La cour de
Russie venait de récapituler dans une note adressée, le 21 juillet, par M.
d'Oubril à M. de Talleyrand, tous ses anciens griefs contre la France. Ces
griefs, elle ne les avait jamais abandonnés, bien qu'elle eût consenti pour
un temps à les laisser dormir, et elle les relevait aujourd'hui en demandant
qu'on lui donnât satisfaction sur tous les points, c'est-à-dire qu'on évacuât
le royaume de Naples, qu'on fournit au roi de Sardaigne une indemnité cent
fois promise et toujours éludée, qu'un règlement définitif intervint dans les
affaires italiennes, enfin qu'on prît l'engagement d'évacuer le nord de
l'Allemagne et de respecter la neutralité germanique. Il est tristement
curieux de rapprocher de ces demandes, fort légitimes assurément, la réponse
que M. de Talleyrand est réduit à leur opposer[8] ; rien ne fait mieux
mesurer le chemin que nous avions parcouru depuis quelques années. Il
récrimine au sujet de la protection accordée par le cabinet de
Saint-Pétersbourg à Vernègues et à d'Entraigues naturalisés sujets russes et
dont les noms ne pouvaient rappeler ici que des infractions commises par nous
contre le droit des gens ; il lui reproche le deuil que la cour de Russie a
pris à l'occasion du meurtre du duc d'Enghien, ce qui était pour elle un
titre de gloire ; il revient sur les intrigues de Markoff, que son caractère
d'ambassadeur n'avait pas préservé d'un outrage public, et dont le seul
véritable tort avait été d'être trop clairvoyant ; il se prévaut enfin, pour
justifier nos envahissements en Europe, de l'occupation de la république des
Sept îles par les troupes russes. Cette occupation s'était accomplie en
effet, mais du consentement de la France qui, ne pouvant se flatter de
défendre les îles ioniennes contre l'Angleterre, les avait laissé prendre à
la Russie, afin de s'en faire plus tard un argument pour se passer toutes ses
volontés sur le continent. Cette dernière récrimination était seule quelque
peu spécieuse, mais l'argument décisif, le seul sur lequel Napoléon comptât,
celui qui était toujours le dernier mot de sa diplomatie, c'était la menace
directe qui terminait la dépêche de Talleyrand : « L'empereur des
Français, disait-il, veut la paix ; mais avec l'aide de Dieu et de ses
armées, il est dans le cas de ne craindre personne. » Ainsi
nous en étions venus à ce point que c'était la Russie, un gouvernement à
peine sorti de la barbarie, qui représentait contre nous, le droit, l'équité,
la sécurité des intérêts généraux, c'était elle qui pouvait invoquer contre
nous la cause de la civilisation, de la liberté, des peuples ! rapprochement
accablant pour la politique qui avait produit un pareil renversement de rôles.
D'Oubril répondit à Talleyrand en maintenant toutes ses conclusions et en
demandant ses passeports. Alors comme toutes les fois qu'on osait" lui
tenir tête avec énergie, Napoléon essaya de revenir en arrière ; il retint
d'Oubril sous différents prétextes ; il dicta à Talleyrand une nouvelle note[9], pour protester de ses bonnes
intentions, pour demander qu'on oubliât le passé : « son inclination
particulière l'avait toujours porté à une liaison de confiance, d'estime
et d’amitié avec l'empereur Alexandre ; » dans ce cas il eût été bon de
ne pas l'outrager préalablement en lui jetant au visage une imputation de
parricide. Ces vaines et tardives paroles furent prises pour ce qu'elles
valaient, et nos relations avec la Russie demeurèrent interrompues sans
toutefois que la guerre fût déclarée. Voilà à quel dénouement aboutit en
quelques mois notre politique envers une puissance qui s'était présentée à
nous comme médiatrice, et nous avait montré les plus amicales dispositions. Il s'en
fallait de fort peu en ce moment que l'Autriche ne suivit l'exemple de la
Russie ; elle n'était retenue que par l'insuffisance de ses préparatifs. Lors
de l'élévation de Bonaparte à l'Empire, le premier mouvement du souverain
autrichien avait été de profiter de cette occasion pour obtenir en échange de
sa reconnaissance le titre héréditaire d'empereur d'Autriche, comme il avait
déjà le titre électif d'empereur d'Allemagne. Mais ayant eu depuis à se
plaindre de l'influence française dans le règlement des affaires d'Allemagne,
où Bonaparte soutenait de tout son pouvoir les petits États contre l'Empire,
et combattait avec succès les prétentions surannées de la noblesse immédiate,
le cabinet autrichien s'était refroidi pour cette idée. Il montrait peu d'empressement
à reconnaître l'Empereur des Français malgré ses promesses réitérées, il
semblait même craindre, ce qui est assez significatif, que Napoléon, après
avoir obtenu la reconnaissance autrichienne, n'éludât de donner la sienne à
l'empereur d'Autriche. Napoléon perdit patience, et selon son habitude mit
fin aux temporisations en montrant la pointe de son épée. Il prescrivit à M.
de Champagny de prendre s'il le fallait un engagement signé pour rassurer le
cabinet autrichien ; mais si ses défiances n'étaient qu'un jeu, de le mettre
en demeure de se prononcer, en le poussant dans ses derniers retranchements. « Vous
direz, lui écrivait-il, qu'il y a un commencement de coalition qui se forme,
et que je ne donnerai pas le temps de la nouer ; que l'on se tromperait
étrangement si l'on pensait que je ferai une descente en Angleterre tant que
l'empereur n'aura pas envoyé sa reconnaissance ; qu'il n'est pas juste que
par cette conduite équivoque il me tienne 300,000 hommes les bras croisés sur
les bords de la Manche ; que si l'on est assez insensé à Vienne pour vouloir
recommencer la guerre, tant pis pour la monarchie autrichienne ![10] » Ce ressort unique, la
menace, employé dans les petites comme dans les grandes choses, devait s'user
à la longue ; il n'était pas suffisant pour constituer une politique. Dans
l'ère de discussion, de publicité, de raisonnement à laquelle les nations
européennes étaient parvenues, il fallait recourir à d'autres moyens de
persuasion ; elles n'étaient ni assez faibles, ni assez avilies pour
supporter longtemps un tel langage. On devine facilement quelle impression il
devait produire sur une cour autrefois si fière. Ce qu'il y a de singulier
c'est que l'imminence même de la coalition qu'il prévoyait ne détournait pas
Napoléon d'employer ces formes blessantes et péremptoires. Il voyait le péril
qu'elles lui créaient sans rien faire pour le détourner ; il en voulait même
à Talleyrand de les adoucir et de les atténuer dans ses dépêches ; il
n'admettait pas que Talleyrand crût au danger qu'il avait lui-même signalé
tout le premier : « il y aurait, lui écrivait-il à la date du 20 août,
non point folie mais impossibilité absolue à la maison d'Autriche de lever
l'étendard de la rébellion, seule et même avec la Russie ! » Ce mot de
rébellion appliqué à l'empire d'Autriche exprime à quel degré d'infatuation
et d'enivrement il était déjà parvenu. Mais il y avait quelqu'un qu'il tenait
encore bien plus à convaincre de l'impossibilité d'une nouvelle coalition, et
ce quelqu'un c'était le public français. Pour le tromper plus sûrement il ne
craignait pas d'avoir recours à de honteuses supercheries, du genre de celles
dont il s'était servi pour perdre Moreau, et dont les gouvernements les plus
dégradés ont dédaigné de se servir dans notre siècle : « Les notes que
vous m'avez remises sur l'impuissance de la Russie, écrivait-il à Fouché,
sont faites par un homme de beaucoup d'esprit... faites-les imprimer dans un
journal comme traduites d'un journal anglais, vous en choisirez un dont le
nom soit peu connu[11]. » La
coalition que tantôt il contestait et tantôt déclarait impuissante, n'en
était pas moins dans un état de formation avancée, et au lieu de chercher à
la prévenir, ce qui eût été plus politique que de la nier, il semblait
vouloir y pousser également la Prusse. Cette puissance était portée vers nous
par des liens plus forts que la sympathie, par ses intérêts. Bien que
très-blessée de l'occupation du Hanovre et de l'enlèvement du duc d'Enghien
sur le territoire de Bade, elle venait de nous donner une nouvelle marque non
équivoque de ses bonnes dispositions en refusant d'ac- cueillir la
protestation que le comté de Provence lui avait adressée lors de la
proclamation de l'Empire ; elle était à la veille de l'expulser de Varsovie
pour complaire à la police ombrageuse de Napoléon. Elle avait, à la vérité,
signé un traité secret avec la Russie, mais ce traité avait un caractère tout
défensif. Sans en faire connaître l'existence au gouvernement français, elle
lui en avait à plusieurs reprises recommandé les points essentiels. Que
l'armée du Hanovre ne dépassât pas trente mille hommes, qu'aucune nouvelle
violation de territoire n'eût lieu en Allemagne, et la Prusse se déclarait
non-seulement satisfaite, mais favorable. Et pour mieux avertir le cabinet
français de l'importance qu'il attachait à ces deux objets, le roi de Prusse
avait remplacé son ministre d'Haugwitz, le partisan décidé de notre
politique, par M. de Hardenberg, qui était non pas hostile, mais indépendant.
Il était difficile d'espérer de la part d'une puissance jeune et ambitieuse
une politique qu'on pût satisfaire à meilleur marché. Cependant Napoléon
arriva en peu de temps à la mécontenter sur tous ces points, en dépit de ses
promesses réitérées. Dès le mois de juillet il augmentait son armée du Hanovre
par des envois de conscrits, en alléguant pour prétexte l'attitude prise par
les gouvernements étrangers : « Dans un moment, écrivait-il à Talleyrand, où
de grandes puissances poussent l'oubli des convenances jusqu'à porter le
deuil des hommes qui ont voulu renverser le gouvernement, il est tout simple
que je prenne des précautions pour me trouver en mesure[12] » ; raisonnement qui
revient sans cesse chez cet esprit absolu. Comme nous étions menacés par la
Russie, il nous fallait aussi exaspérer la Prusse. Telle a été la logique
constamment suivie par notre politique étrangère sous le premier Empire, et
l'on s'est étonné qu'elle ait fini par réunir toute l'Europe contre nous. A
ce grief qu'on envenimait en y touchant sans cesse, Napoléon en joignit
bientôt un autre que la Prusse elle-même n'avait pas prévu, mais qui ne lui
fut que plus sensible. Dans le cours de son voyage sur les bords du Rhin,
pendant le mois de septembre, l'Empereur des Français vit beaucoup les
souverains des États secondaires de l'Allemagne ; il les encouragea à s'unir,
à former par leurs seules forces un centre capable de résister à l'attraction
des deux grands États qui convoitaient leurs dépouilles ; il jeta en un mot
le premier fondement de cette confédération du Rhin dont le souvenir est
resté si odieux aux patriotes allemands. Il eut
pour principal instrument dans cette œuvre l'électeur archichancelier de
Dalberg qu'il avait favorisé dans le partage des indemnités, et qui
représentait en toute occasion aux confédérés l'intérêt qu'ils avaient à
ménager un voisin si redoutable[13]. Une pareille entreprise était
peut-être politique dans le sens étroit du mot ; mais liée à tant d'autres
aventures, elle n'était pour nous qu'un danger de plus, car elle devait
nécessairement avoir pour premier effet de nous aliéner la Prusse. Elle eut
connaissance du projet et y trouva de nouvelles raisons de se tenir sur ses
gardes. Une troisième circonstance acheva de la pousser à bout. Au
commencement d'octobre 1804, Napoléon sous l'influence de cette sorte de
vertige qui le portait à braver et à provoquer sans cesse ses amis comme ses
ennemis, sans aucun grief nouveau et même sans autre motif apparent que le
plaisir d'une vaine fanfaronnade, donna tout à coup l'ordre de faire enlever
le représentant de l'Angleterre à Hambourg par une brigade de gendarmerie. Et
quelle raison alléguait-il pour justifier cette nouvelle violation de
territoire ? la circulaire de Lord Hawkesbury déjà vieille de six mois et à
laquelle personne ne songeait plus ! Écoutons-le s'expliquer lui-même à ce
sujet : «
Immédiatement après l'affaire de Drake, lord Hawkesbury eut l'imbécillité de
faire une circulaire pour justifier auprès des cabinets de l'Europe la
conduite de ce ministre. Pour faire ressortir davantage le ridicule et
l'atrocité des principes qu'il y avançait, mon intention était d'envoyer aux
mêmes cabinets la circulaire avec une réponse. J'ai mieux pensé depuis.
Je désire faire enlever le ministre anglais à Hambourg ainsi que ses-papiers,
et immédiatement après je ferai notifier cet enlèvement aux cours de l'Europe
en le justifiant d'après la note de lord Hawkesbury[14]. » Voilà
sur quels motifs cet homme funeste se croyait le droit de jouer à la fois la
paix de l'Europe, l'honneur et l'avenir de son pays. Pour le plaisir de faire
cette méchante taquinerie à l'adresse du gouvernement anglais, il n'hésitait
pas à risquer une guerre avec le continent tout entier, car telle était
l'inévitable conséquence de l'enlèvement de Rumbold faisant suite à tant
d'autres attentats contre le droit des gens. Napoléon venait se heurter ici
sans le savoir au casus belli prévu dans le traité secret de la Prusse avec
la Russie. Une note cette fois très-vive et très-péremptoire du cabinet
prussien vint le faire réfléchir et reculer ; il se hâta de faire relâcher
Rumbold, mais son orgueil fut blessé au vif, car peu de temps auparavant il
s'était vanté de faire enlever même le résident anglais à Berlin, si cela lui
convenait : « Le roi de Prusse, s'écria-t-il, m'a fait passer un mauvais
quart d'heure, mais je le lui rendrai avec usure ![15] » En attendant, il lui
écrivit une lettre apologétique remplie de protestations d'amitié,
d'imprécations contre l'Angleterre qui violait « le droit des gens et
même le droit naturel », de doléances au sujet de l'ingratitude
d'Alexandre ; cette rétractation peu digne et peu loyale mit fin à ce fâcheux
incident, niais non à la défiance qui était le résultat naturel d'une
mauvaise foi si flagrante. C'est
en rapprochant cette politique de provocation, faite pour soulever toute
l'Europe contre nous, de l'ostentation qu'il mettait au même moment dans ses
préparatifs contre l'Angleterre, que des écrivains d'ailleurs très-judicieux
sont arrivés à conclure avec beaucoup de vraisemblance que le projet de
descente n'était qu'une feinte destinée à masquer des plans de conquête sur
le continent. Si ce projet était sérieux, en effet, comment expliquer cette
politique de casse-cou ? Comment admettre que celui qui allait avec toutes
nos forces disponibles se jeter sur l'Angleterre, pour y être, selon toutes
les probabilités, presque aussitôt cerné par les flottes britanniques,
mettait en même temps par ses défis les puissances continentales dans un tel
état d'irritation que leur premier mouvement devait être infailliblement de
profiler de son absence pour se précipiter sur la France désarmée ? Si la
descente était autre chose qu'un épouvantail, la politique était d'un insensé
; si la politique était calculée, la descente n'était qu'une fausse
démonstration. Il est impossible d'échapper à ce dilemme, et l'on conçoit que
des historiens, pénétrés avant tout de la sublimité du génie de Napoléon,
aient préféré résoudre la difficulté en niant la réalité du projet d'expédition,
plutôt que de supposer que cet immense génie manquait de sens, et ne savait
pas voir des choses qui eussent frappé l'intelligence d'un enfant. Mais il
est impossible de conserver le moindre doute à cet égard en présence des
milliers d'ordres, de projets et de contre-projets que nous a révélés la
correspondance de Napoléon, en présence de l'intérêt, de la passion, de
l'obstination, des ressources incroyables qu'il déploya dans la réalisation
de son entreprise favorite, de l'anxiété profonde, haletante, avec laquelle
il en suivit les phases-diverses et l'échec définitif ; et l'histoire est
forcée d'admettre le contraste extraordinaire que nous présentent chez le
même homme des facultés merveilleuses dans Faction, alliées à un jugement
infirme et radicalement faux dans l'appréciation des faits généraux. Cette
opinion risque fort de paraître paradoxale, ou même blasphématoire. La
faculté dominante chez les hommes de notre temps, génération nerveuse et
maladive à l'excès, a été l'imagination : de là la fascination singulière
exercée sur elle par un homme dont la rare puissance de calcul n'était au
fond gouvernée que par une fantaisie effrénée. Napoléon c'est le romantisme
dans la politique. Même dans les œuvres d'art, cette prédominance des
facultés imaginatives ne produit que des créations d'un éclat éphémère, si
elle n'est tempérée par le concours et le contrôle des facultés plus hautes
auxquelles appartient l'empire de l'esprit ; mais dans l'ordre des choses
pratiques, elle ne peut produire que des aberrations d'autant plus funestes
qu'elles seront soutenues par des dons plus prodigieux. Dans le gouvernement
des grandes affaires il n'y a pas de génie sans le bon sens et sans la
justesse d'esprit. D'ajournements
en ajournements, et de modifications en modifications, la grande entreprise
de Boulogne sortait peu à peu de la région des chimères et développait ses
colossales proportions. Gomme tous les plans mal mûris ou sans proportion
avec les forces réelles dont on peut disposer, il avait fallu la soumettre à
des retards et à des amendements qui semblaient devoir toucher à leur terme,
et qui ne faisaient pourtant que commencer. Remise de l'hiver au printemps,
puis du printemps à l'été comme terme extrême, on la préparait maintenant
pour l'automne de 1804. Napoléon en présence des objections persistantes de
ses hommes de mer avait fini par admettre l'impuissance de la flottille
isolée ; il voulait la faire appuyer par une flotte assez forte pour être maîtresse
du canal pendant quelques jours. D'après son projet, une de nos flottes
devait profiter d'un gros temps qui éloignerait les croisières anglaises pour
sortir, opérer sa jonction avec une autre escadre qu'elle débloquerait ; elle
pourrait alors se présenter devant Boulogne avec des forces supérieures. Pour
réaliser ce plan il avait jeté les yeux sur Latouche-Tréville considérait
comme le plus hardi de nos marins. Latouche-Tréville devait sortir de Toulon
avec dix vaisseaux en trompant Nelson qui croyait cette flotte destinée à
reconquérir l'Égypte ; il se porterait de là sur Rochefort où il rallierait
six vaisseaux et plusieurs frégates ; et il viendrait alors donner dans la
Manche soit directement soit en doublant l'Irlande. « Que nous soyons maîtres
du détroit pendant six heures, et nous sommes les maîtres du monde ! »
écrivait Napoléon après lui avoir exposé ce plan embryonnaire qui allait être
modifié plus de vingt fois avant de revêtir sa forme définitive[16]. L'Empereur
supposait que Latouche-Tréville, en partant de Toulon le 30 juillet, pourrait
se présenter devant Boulogne dans le cours de septembre ; mais l'amiral sur
qui reposaient de si grandes espérances, mourut à peu de temps de là d'un mal
dont le germe avait été contracté à Saint-Domingue. Latouche-Tréville est
avec Bruix, qui sut comme lui mourir à temps avant d'avoir été éprouvé dans
une circonstance difficile, le seul homme de mer qui n'ait pas été exposé à
la colère et aux imprécations de Napoléon ; tous les autres quel qu'ait été
leur mérite, Decrès, Ganteaume, Villeneuve, Missiessy, Dumanoir, Villaret,
Linois, Bourdon, Lallemand, Magon, Rosily, ont eu à subir ses outrages ou son
dénigrement. D'après le thème qu'il a lui-même fourni à ses historiens, il
est de mode de soutenir que la mort de ces deux hommes a été la principale,
sinon la seule cause de l'échec de l'expédition. Ces deux marins étaient sans
doute des hommes éminents, niais ils n'ont rien fait qui permette de les
mettre au-dessus de Decrès, de Ganteaume ; de Villeneuve et de Linois, le
vainqueur d'Algésiras. Si d'autre part le succès de l'expédition tenait à la
vie de deux hommes ou plutôt d'un homme, car l'état de faiblesse de Bruix
était tel qu'on ne put jamais songer à lui confier un pareil commandement, il
faut reconnaître qu'elle était bien défectueuse. Au reste ce n'est que
beaucoup plus tard qu'on songea à leur attribuer cette importance. Napoléon
fut très-vivement contrarié de la mort de Latouche-Tréville. Mais loin de
renoncer à ses projets, il leur donna une extension qui en rendait la
réalisation beaucoup plus difficile. L'Angleterre ayant rompu brusquement
avec l'Espagne vers le commencement de septembre 1804, pour la punir de son
alliance avec nous, déguisée sous la forme de subsides, Napoléon se trouva
maitre de tous les ports et de toutes les ressources maritimes de l'Espagne,
ce qui lui permit de donner l'essor à des conceptions démesurées pour
lesquelles il n'avait déjà que trop de penchant. Sa flottille reçut une
nouvelle organisation qu'il se plut à décorer du nom « d'établissement
fixe et immuable[17] » comme pour répondre aux
doutes qu'avaient dû faire naître ses incessantes métamorphoses ou pour faire
croire qu'elle était désormais en état de se suffire à elle-même. Les
constructions et les armements de vaisseaux furent en même temps poussés avec
une activité extrême dans tous les ports. Mais les résultats rapides et
surprenants que Napoléon obtint en épuisant nos chantiers et en surmenant nos
populations maritimes ne firent que le tromper plus sûrement. On eut des
vaisseaux en assez grand nombre, mais la quantité fut obtenue au détriment de
la qualité ; mal construits, plus mal équipés, radoubés avec de mauvais fers
et de mauvais bois, ils marchaient mal, étaient mis hors de service par le
premier coup de vent[18]. Leurs équipages formés à la
hâte, composés de matelots qui pour la plupart n'avaient tenu la mer que dans
l'intérieur d'un port ou d'une rade, de soldats de marine inexpérimentés,
d'artilleurs incapables de pointer leurs pièces, étaient recrutés en partie
au moyen de la presse, détestable institution, doublement odieuse dans un
pays où elle n'était pas consacrée par la tradition, mais qui ne pouvait
manquer d'être adoptée avec empressement par l'homme qui avait relevé
l'esclavage. On voit par la correspondance de Napoléon que l'emploi de ce
procédé brutal répugnait au ministre de la marine. La résurrection de cet
odieux abus fut exclusivement due à l'inspiration personnelle de l'empereur ;
il stimulait sans cesse sur ce point le zèle insuffisant de Decrès ; il lui
semblait qu'on n'avait jamais assez pris : « Ordonnez une presse générale,
lui écrivait-il le 2 juillet, il y a encore possibilité d'enlever des
matelots, » et le 28 août suivant : « Il y a encore des
matelots.... Davout m'écrit qu'il peut enlever huit cents hommes. »
Cette envie d'avoir des matelots à tout prix venait de porter malheur à la
république de Gênes. Napoléon lui imposa vers la même époque un traité par
lequel elle s'engageait à lui fournir non plus quatre mille niais six mille
matelots, concession énorme qui ne fit que surexciter son avidité, et retarda
seulement de quelques mois l'incorporation définitive du territoire génois à
l'Empire français. Malgré
tous ces efforts d'une volonté révoltée contre la force des choses, nous
n'avions au fond que les apparences d'une marine. Nos flottes, si brillantes
sur le papier, avaient comme le cheval de Roland un petit défaut qui rendait
toutes leurs qualités inutiles, elles étaient à peine capables de se mouvoir.
De ces vices qui lui avaient maintes fois été signalés par ses amiraux,
Napoléon ne tenait aucun compte ; il avait tant d'hommes, tant de canons,
tant de vaisseaux, cela suffisait ; il attribuait à ses vaisseaux la valeur
de ses régiments, faisait manœuvrer ses flottes comme ses armées de terre,
appliquant à la guerre maritime sa méthode d'agir par grandes masses, sans
voir qu'ici la matière dominait l'homme, que le secret de la supériorité
était moins dar s le courage individuel que dans l'expérience et le maniement
de ces puissantes machines, qu'enfin les grandes concentrations, telles qu'il
les rêvait, étaient d'abord très-difficiles à opérer dans les conditions de
la marine à voile qui existait de son temps, et ensuite peu efficaces par
suite de la presque impossibilité d'une action d'ensemble. Ces diverses
objections n'ayant guère provoqué chez lui que des accès de fureur ou des
plaintes amères sur l'incapacité de ses marins, Decrès et ses collègues
avaient peu à peu renoncé à les lui faire entendre ; ils s'étaient résignés à
le seconder de tout leur pouvoir, mais avec peu d'espoir dans le succès de
l'entreprise. Decrès
lui avait présenté, comme successeur de Latouche-Tréville, l'amiral
Villeneuve, marin dont on ne pouvait contester ni l'habileté ni le courage,
mais esprit froid, clairvoyant et modeste, aussi peu propre à se payer
d'illusions qu'à en inspirer aux autres. Villeneuve accepta le commandement
de la flotte de Toulon avec une répugnance qu'il ne chercha point à déguiser,
et sans dissimuler les difficultés de la tâche qu'on lui demandait. Napoléon
était loin encore du plan auquel il s'arrêta plus tard, il n'y arriva qu'à la
suite de longs tâtonnements. Les instructions qu'il envoya à Villeneuve pour
la flotte de Toulon, à Missiessy pour l’escadre de Rochefort, à la date du 12
et du 23 décembre 180/4 montrent qu'il ne songeait pas encore à lier leurs
opérations à celles de la flottille. « Ayant jugé à propos, disait-il en
style oriental, de soumettre à sa domination les colonies de Surinam,
Berbice, Demerari, etc., » il ordonnait à Villeneuve de faire voile pour
Cayenne, d'y prendre un renfort, de s'emparer sur-le-champ de Surinam et des
autres points désignés et, cela fait, de se diriger sur la Martinique pour y
faire sa jonction avec Missiessy. Il se porterait alors avec toutes ses
forces sur Santo-Domingo, y débarquerait des hommes et des armes, et
reviendrait enfin sur le Ferrol y rallier une escadre espagnole pour entrer à
Rochefort[19]. L'honneur de coopérer à la
descente en Angleterre avait été réservé à l'escadre de Brest, commandée par
Ganteaume. Cet amiral devait profiter du désarroi que le départ des
expéditions de Toulon et de Rochefort allait jeter dans la marine anglaise,
pour sortir :de Brest, débarquer vingt mille hommes en Irlande et revenir sur
Boulogne afin de seconder la grande opération de la flottille[20]. Mais rien n'était plus
incertain et plus changeant que les idées de Napoléon sur le rôle de la
flotte de Brest ; il conçut un instant l'idée de l'envoyer aux Indes avec
trente mille hommes pour arracher cette conquête à l'Angleterre, tant le
désastre de Saint-Domingue l'avait peu corrigé[21] ! Et pendant que ses
espérances prenaient cet immense essor, la flotte de Ganteaume restait
captive dans le port de Brest sans pouvoir faire un mouvement. Celle de
Villeneuve sortie de Toulon à la faveur d'un gros temps, qui avait éloigné
Nelson, était dispersée dès le premier coup de vent. Les avaries que lui fit
éprouver la tempête et plus encore l'inexpérience de ses équipages et la
détestable qualité de ses matériaux suffirent pour la mettre hors d'état de
tenir la mer[22]. Elle rentra à Toulon vers la
fin de janvier 1805, quelques jours après l'avoir quitté, pendant que Nelson
courait l'attendre à Malte. L'escadre de Missiessy seule put remplir sa
mission et se diriger sur la Martinique où elle devait vainement attendre
Villeneuve. Ce
contre-temps irrita au plus haut point Napoléon ; mais loin d'en conclure
qu'il était trop dangereux de combiner de grandes opérations avec d'aussi
mauvais éléments, il adopta sur-le-champ le plan gigantesque qui resta comme
la pensée mère de tous ses projets subséquents. Abandonnant l'idée de
l'expédition dans l'Inde aussi promptement qu'il l'avait embrassée, il
résolut d'envoyer à la Martinique non plus seulement Villeneuve et Missiessy
avec les flottes de Toulon et de Rochefort, mais Ganteaume lui-même avec
celle de Brest. Cet amiral devait sortir de Brest avec 21 vaisseaux, se
diriger sur le Ferrol, y rallier l'escadre espagnole et se porter de là
directement sur la Martinique où il trouverait réunies les forces de
Villeneuve et de Missiessy. Il reviendrait alors sur l'Europe et se porterait
au détroit de Calais avec plus de quarante vaisseaux de ligne, armée navale
irrésistible. On prévoyait le cas où l'un des deux amiraux manquerait au
rendez-vous ; dans ce cas Ganteaume viendrait avec l'autre et s'il avait
moins de 25 vaisseaux il trouverait, soit au Ferrol, soit à Cherbourg de quoi
compléter sa flotte avant de se diriger sur Boulogne[23]. Villeneuve reçut l'ordre de
repartir pour la Martinique et d'y attendre Ganteaume pendant quarante jours.
Ce plan magnifique supposait beaucoup de choses d'une réalisation
très-difficile. Il supposait que nos flottes ne feraient aucune mauvaise
rencontre ; il supposait qu'elles pourraient se trouver vers la même époque
au rendez-vous assigné ; il supposait qu'une fois leur concentration opérée
elles pourraient la maintenir à travers ces espaces immenses, malgré les
difficultés qu'un pareil encombrement ajoutait aux périls ordinaires d'une si
longue traversée ; il supposait que l'amirauté britannique et ses marins si
éminents ne sauraient jusqu'au bout rien voir et rien comprendre ; il
supposait enfin qu'une marine incapable des manœuvres les plus élémentaires
lorsqu'elle agissait par dix ou quinze bâtiments, deviendrait irrésistible
lorsqu'elle aurait à mouvoir une masse qui ne s'était jamais 'ue dans le
monde depuis la flotte de Xerxès à Salamine. C'étaient là autant de miracles
sur lesquels on comptait d'avance. Pendant
que tout s'apprêtait peur le succès de ces grandioses combinaisons, Paris
venait de contempler avec un indicible étonnement le pompeux spectacle que
Napoléon avait considéré comme l'indispensable consécration de sa gloire et
de son pouvoir. Après de longues hésitations motivées tantôt par
l'indignation bien connue que sa démarche inspirait à tous les cœurs vraiment
catholiques, tantôt par de puériles susceptibilités qui semblent à peine
croyables, le pape Pie VII s'était enfin résigné à partir pour Paris. Ce
pontife que ni le guet-apens de Vincennes, ni le souvenir des bouffonneries
antireligieuses de la campagne d'Égypte, ni tant de criantes iniquités
accomplies, soit en France, soit en Europe, n'avaient pu détourner d'une
résolution si grave, on le vit au dernier moment sur le point de reculer
parce que la lettre de Napoléon avait omis une formule convenue, Et lui avait
été portée par le général Caffarelli au lieu de lui être remise par deux
évêques[24] ! Il quitta Rome le 2
novembre. Napoléon vint au-devant de lui jusqu'à Fontainebleau, mais, dans la
crainte de montrer trop de déférence pour son hôte, il voulut que leur
première rencontre semblât due au seul hasard. Ce fut en habit de chasse,
entouré de ses mameluks et d'une meute de cinquante chiens, dans un carrefour
perdu de la forêt de Fontainebleau, qu'il se présenta au saint père[25]. Les
deux souverains s'embrassèrent, et lorsqu'ils remontèrent ensemble en
voiture, Napoléon prit la droite, ce qui décida de l'étiquette pour tout le
temps du séjour du pape à Paris. Ce n'était là que le commencement des petits
déboires qui, selon le témoignage de Consalvi, remplirent son âme d'amertume.
« Je tairai, dit-il â, ce sujet, les humiliations dont Pie VII fut
abreuvé. La mémoire et la plume se refusent à de telles narrations. »
Napoléon se montra ici ce qu'il était en toute chose ; toujours et partout il
lui fallait la part du lion ; il ne pouvait souffrir aucun partage ; il était
prêt à voir une concurrence même dans les honneurs rendus à un genre de
mérite qui n'avait rien de commun avec le sien ; il eût été jaloux de la
popularité d'un saint comme de l'influence d'une femme ; il ne connut jamais
les délicatesses de la courtoisie, ni même cette générosité de cœur qui lui
eût fait sentir que plus son hôte était faible, plus il lui était facile de
lui céder le pas ; il traita le pape comme son chapelain. Le 2
décembre 1804, eut lieu à Notre-Dame la cérémonie à laquelle il attachait une
si grande importance au point de vue de l'avenir et du prestige de son
pouvoir. Cette représentation de théâtre avait été préparée par des
répétitions que le peintre Isabey, élevé au rôle d'impresario, avait
très-ingénieusement imaginées pour la cour, au moyen de petites poupées de
bois et à la grande satisfaction du maître[26]. Mais malgré toute la peine
qu'on s'était donnée, et malgré la facilité innée des gens de cour pour
imiter des poupées de bois, on vit rarement cérémonie plus froide et plus
triste. Ce mélange extraordinaire de rites surannés et de costumes bizarres,
empruntés au goût de diverses époques qui n'avaient rien de commun, ces
vêtements d'ordre composite °il l'on voyait accouplés le Directoire avec le
moyen âge, Henri IV avec l'antiquité, ces personnages embarrassés de leur
travestissement, ces généraux de la République, portant l'un la couronne de
Charlemagne, l'autre son sceptre, un troisième la corbeille de l'impératrice,
un quatrième son anneau posé sur un coussin, tout cela même interprété et
arrangé après coup, par un grand artiste comme David, produit l'effet d'une
monstrueuse cacophonie. Tous les acteurs de cette grande parodie avaient
d'ailleurs quelque sujet de gêne ou de mécontentement ; les uns se trouvaient
blessés dans leurs prétentions, les autres choqués dans leur goût. Le pape
était exaspéré d'avoir attendu l'Empereur pendant plus d'une heure ;
l'Empereur était indisposé contre le pape d'avoir été forcé de se soumettre
la veille à un mariage religieux avec Joséphine qu'il avait l'arrière-pensée
de répudier. On remarqua qu'il ne fit que bâiller pendant toute la cérémonie.
Ceux qui ne bâillaient pas avaient, si l'on en croit l'archevêque de Malines,
un autre genre de préoccupation, c'était la crainte de ne pouvoir conserver
leur sérieux jusqu'au bout. Si un seul rire, a écrit ce prélat, avait donné
le signal, c'en était fait de la gravité de l'auguste assemblée, Charlemagne
et ses paladins disparaissaient au milieu d'un immense accès d'hilarité.
L'ironie secrète qui se mêlait à la solennité pour la tourner en dérision dut
surtout frapper tous les esprits lorsqu'on entendit ce monarque du moyen âge
élever la voix pour prêter serment de maintenir l'égalité des droits, la
liberté politique et civile, l'irrévocabilité de la vente des biens nationaux
! Ici l'anachronisme touchait au grotesque. Au reste les coups de
surprise qui étaient familiers au génie de Napoléon ne manquèrent pas à la,
cérémonie du sacre. On sait comment, lorsque le pape s'apprêta à déposer la
couronne sur le front impérial, Napoléon la lui retira brusquement des mains
pour se couronner lui-même contrairement à toutes les promesses qu'il avait
faites, et comme pour bien constater qu'il ne devait son pouvoir qu'à lui
seul. Cette inquiète fantaisie de parvenu toujours préoccupé d'établir ses
titres ne pouvait que blesser profondément le pape qui était venu de Rome à
Paris pour ce couronnement dont on semblait ne plus le juger digne. Il
protesta contre le changement introduit dans le programme ; il fit savoir que
si le Moniteur rapportait le fait tel qu'il s'était passé, il se verrait dans
la nécessité de rappeler qu'on lui avait manqué de parole. De là le silence
longtemps inexpliqué que le journal officiel garda sur cette imposante
solennité[27] et sur les incidents qui la
signalèrent. Le pape
prolongea son séjour à Paris pendant plusieurs mois. Il eut tout Je loisir de
voir combien il s'était abusé en comptant sur la reconnaissance de son
terrible protégé. Le service qu'il avait rendu, et dont il s'exagérait
beaucoup la portée, avait tellement exalté ses espérances qu'il alla jusqu'à
se flatter d'obtenir du gouvernement français l'abandon complet des libertés
gallicanes, la restitution au clergé des actes de l'état civil et l'adoption
du catholicisme non plus comme religion privilégiée, mais comme religion
d'État. Mais l'accueil que reçurent ces demandes, exposées dans une_ série de
mémoires qui furent rédigés par le cardinal Antonelli, dissipa promptement
les illusions du saint-père ; il rabattit beaucoup de ses prétentions et les
réduisit successivement, à peu de chose près, à l'objet des promesses un peu
vagues qu'on lui avait faites pour le décider au voyage de Paris. Nais, si
même alors on n'avait pas jugé à propos de prendre avec lui des engagements
formels, on y était encore bien moins disposé maintenant qu'on n'avait plus
besoin de -fui. Portalis répondit point par point au mémoire du cardinal dans
ce style plein de douceur et d'onction dont il avait appris le secret en s'occupant
des affaires ecclésiastiques ; il prodigua à la cour de Rome beaucoup de
belles phrases et d'eau bénite de cour, mais ce fut tout ce qu'elle obtint.
Le seul succès remporté à Paris par le pape fut le rétablissement du
calendrier grégorien qui se fit quelques mois plus tard, et la rétractation
des évêques constitutionnels qu'il dut uniquement au charme et à l'aménité de
ses manières. Repoussé
sur le terrain des prétentions religieuses, Pie VII ne craignit pas de
s'aventurer sur celui des revendications territoriales où il avait encore
bien moins de chances de réussir. Il adressa personnellement à Napoléon un
mémoire[28] dans lequel, après avoir exposé
toutes les pertes qu'avait subies le Saint-Siège, l'insuffisance de ses
revenus, les spoliations dont il avait été victime de la part du Directoire « gouvernement
qui grâce au mérite et à la valeur de Napoléon n'avait plus d'existence »
il le conjurait « d'imiter l'acte spontané et célèbre par lequel
Charlemagne rendit à saint Pierre tout le domaine que lui avait déjà donné
Pépin son père, et qu'avaient envahi les Lombards, c'est-à-dire l'exarchat,
la Pentapole, avec l'addition d'autres domaines et particulièrement du duché
de Spolète et de Bénévent. » Cette fois ce fut Talleyrand qui fut chargé
d'éconduire au nom de Napoléon le pieux solliciteur. Il le fit avec des
ménagements infinis et avec les plus dévotes assurances. « C'était Dieu
lui-même qui avait élevé l'Empereur sur le trône et prescrit les limites de
son pouvoir. L'Empereur devait respecter les limites que Dieu avait
tracées.... il ne pouvait diminuer le territoire d'un État étranger, qui en
lui confiant le soin de le gouverner, lui avait imposé le devoir de le
protéger.... Il espérait toutefois trouver des occasions d'étendre le domaine
du saint-père. » Pour juger de la sincérité des scrupules qui empêchaient
l'Empereur de disposer du territoire italien, le pape n'avait qu'à se
rappeler la cession de Venise à l'Autriche et celle de la Toscane à l'Espagne.
Pour s'édifier sur la foi que méritaient ces promesses, il n'avait qu'à se
rappeler celles qui avaient précédé le concordat ; le passé lui garantissait
l'avenir. Napoléon était plus sincère lorsqu'il faisait pressentir le pape au
sujet d'une intention qu'il n'est nullement invraisemblable de lui attribuer
dès lors et sur laquelle il devait revenir plus tard : elle consistait à
offrir au pape soit Avignon, soit un palais à Paris avec de grands avantages
pécuniaires, à condition qu'il se fixerait en France[29]. La facilité avec laquelle
s'était joué de la cour de Rome était bien faite pour exalter ses espérances au-delà
de toute limite ; mais il oubliait qu'elle n'avait été si complaisante que
par ambition, qu'elle ne lui pardonnerait pas de l'avoir trempée, et qu'elle
allait devenir aussi défiante qu'elle avait été jusque-là crédule et docile.
Il s'imaginait avoir pour toujours ébloui et fasciné le faible Pie VII,
lorsqu'il n'avait fait que le blesser, même dans les plus petites choses. Il
faut lire dans Consalvi les plaintes amères de ces successeurs des apôtres au
'sujet de la mesquinerie des présents de l'Empereur, destinés, dit-il, à « prouver
le peu de valeur de celui à qui on les offrait » et l'énumération de «
ces dons splendides qui furent décrits clans les journaux mais qui ne
parvinrent jamais à leur adresse[30]. » Le saint-père quitta Paris
le cœur ulcéré. Tel fut le seul résultat du voyage qu'il avait entrepris en
imposant silence au cri secret de sa conscience, et guidé peut-être « par un
motif religieux, » comme disent ses panégyristes, mais à coup sûr en vue d'un
intérêt parfaitement terrestre. Il n'en rapporta qu'un ardent désir de
prendre sa revanche, désir inspiré également par un motif tout religieux,
mais auquel la politique ne fut pas non plus étrangère. Le 27
décembre 1804 avait eu lieu, avec une pompe inusitée, l'ouverture de la
session législative faite par l'Empereur en personne. L'Exposé de la
situation de l'Empire renchérit encore sur les exagérations des années
précédentes. Jamais notre situation n'avait été plus belle, plus prospère,
plus rassurante : « point de mouvement qui puisse alarmer la tranquillité
publique, point de délit qui appartienne aux souvenirs de la Révolution ;
partout des entreprises utiles, partout l'amélioration des propriétés publiques
et privées. » Suivait la peinture du mouvement qui avait jeté la France dans
les bras de Napoléon. La France avait senti « qu'un pouvoir partagé
était sans force et sans accord et ne permettait ni les longs travaux ni les
longues pensées. » Quant à lui, il avait a vainement résisté à la force
de ces principes.... il avait dû se soumettre à la nécessité des
circonstances.... il avait rendu à la France ces institutions que la
Providence semblait avoir inspirées.... le chef de l'Église avait voulu prêter
son ministère à l'auguste cérémonie.... Quels entretiens pour les races
futures et quel sujet d'admiration pour l'Europe ! Des souverains, des
princes, des ambassadeurs frappés de ce grand spectacle de la France rassise
sur les anciens fondements ; au milieu de cette pompe et sous les yeux de
l'Éternel Napoléon prononçant le serment qui assure l'intégrité de l'Empire
!... Le serment de Napoléon sera à jamais la terreur des ennemis et l'égide
des Français ! » Alors
venait l'énumération des bienfaits du nouveau régime ; l'achèvement des
codes, l'institution des prix décennaux ; les encouragements prodigués à
l'agriculture et au commerce ; le percement des routes et canaux ; tout cela
mis en regard des « richesses lointaines et des ressources précaires du
gouvernement britannique. » Il n'était pas jusqu'à notre marine emprisonnée
dans nos ports, qui ne fournît à ce tableau officiel une comparaison toute à
notre avantage, car « les flottes de nos ennemis s'usaient contre les vents
et les tempêtes, tandis que les nôtres apprenaient sans se détruire à lutter
contre elles. » C'était assurément un point de vue nouveau que celui qui
envisageait comme une cause de supériorité pour notre marine l'inaction
forcée qui l'avait jusque-là empêchée de voir la mer. A ce compte quel
avantage le long repos de nos escadres devait avoir sur la fatigue des
flottes britanniques ! Dans ce simple mot se trouve l'explication de toutes
les méprises de Napoléon au sujet de notre marine. L'Exposé
contenait un tableau de la situation de l'Europe, qui était d'une fantaisie
non moins hasardée que celui de la prospérité intérieure, mais qui avait en
outre le tort plus grave d'être fait au plus haut point pour blesser et
alarmer les puissances du continent. Napoléon prenait à leur égard un ton de
protecteur et de donneur de conseils, assez semblable à celui qu'il eût pu se
permettre vis-à-vis du gouverneur de quelque province de son empire,
distribuant ici l'éloge, là le blâme avec la haute impartialité d'un arbitre
des destinées humaines. On devine si ce ton devait plaire à des souverains
déjà irrités, mécontents et qui n'attendaient qu'une occasion pour se
déclarer contre lui. Il commençait par leur signifier en termes ambigus deux
changements qui n'étaient de nature ni à les rassurer ni à les bien disposer
en notre faveur. Le discours d'ouverture avait déclaré solennellement «
qu'aucun État ne serait incorporé dans l'Empire. » L'Exposé annonçait non
moins solennellement « que la république italienne administrée et gouvernée
par les mêmes principes que la France demandait comme elle une organisation
définitive. » ll ajoutait que la Hollande « gémissait sous un gouvernement
oligarchique.... Il ne lui manquait qu'un gouvernement ferme, patriote et
éclairé. » Pour quiconque savait comprendre à demi-mot, cela voulait dire que
ces deux États indépendants allaient recevoir à leur tour le coup de baguette
magique qui avait métamorphosé la république française en monarchie et il eût
fallu un degré de stupidité bien extraordinaire pour ne pas voir là une
incorporation. On passait ensuite en revue les États et les souverains, en
caractérisant d'un mot leur attitude et leur conduite, comme on eût fait dans
un bulletin militaire : « l'empereur d'Autriche consacrait à la
restauration de ses finances et à la prospérité de ses provinces le repos que
lui conseillaient la loyauté de son caractère et l'intérêt de ses sujets....
Le roi de Prusse se montrait l'ami de la France.... La Turquie était
vacillante dans sa politique, elle suivait par crainte un système que son
intérêt désavoue. » La Russie enfin recevait, sous forme de conseil, un
avertissement des plus clairs : « L'esprit de Catherine la Grande
veillera sur les conseils d'Alexandre. Il se souviendra que l'amitié de la
France est pour lui un contre-poids nécessaire dans la balance de l'Europe ;
que placé loin d'elle il ne peut ni l'atteindre ni troubler son repos... »
Ces derniers mots allaient, on le voit, jusqu'au défi. Étrange et nouvelle
façon d'apaiser les ressentiments et de se faire des amis ! Il y
avait énormément à rabattre dans ce double tableau de notre situation
intérieure et extérieure. En ce qui concernait l'Empire français, on ne
pouvait nier que le rétablissement de l'ordre et de la régularité dans
l'administration de nos finances, les améliorations introduites dans la
perception de l'impôt et la gestion des revenus publics, les subsides levés
sur l'étranger, la sécurité produite par les victoires du consulat, enfin la
confiance qu'inspirait un pouvoir fort à une nation affamée de repos,
n'eussent amené d'heureux résultats au point de vue de la prospérité
matérielle et de la richesse nationale. Notre commerce et notre industrie
avaient commencé à se relever ; des manufactures s'étaient fondées, et à côté
d'elles des écoles d'arts et métiers ayant pour but de les alimenter ; nos
routes du Simplon, du mont Cenis, du mont Genèvre, nos canaux de
Saint-Quentin, d'Arles, d'Aigues-Mortes, ceux de la Belgique, toutes nos
voies de communication intérieure par terre ou par eau s'amélioraient ou s'achevaient
; mais le renouvellement de la guerre était bientôt venu tout remettre en
question. L'immensité des armements dirigés contre l'Angleterre, ou destinés
à tenir l'Europe en respect, avait porté les dépenses de l'année 1804 au-delà
de sept cents millions ; il fallut songer à faire face aux besoins toujours
croissants de l'année 1805 avec des ressources décroissantes, car on ne
pouvait plus compter ni sur l'appoint de l'or américain que nous avions reçu
pour prix de la Louisiane, ni sur les subsides espagnols absorbés désormais
par la coopération ouverte de l'Espagne à la guerre. Le rétablissement des
droits réunis et l'expédient d'un emprunt déguisé sous la forme d'un escompte
des valeurs du trésor par une compagnie de banquiers) ne fournirent que des
palliatifs insuffisants. La confiance fut ébranlée ; les fonds publics
subirent des baisses alarmantes que Napoléon eût bien voulu faire cesser par
décret, mais son pouvoir n'allait pas jusque-là Les mauvaises récoltes de
l'année 1804 nécessitèrent une défense de l'exportation des blés[31] ; l'interdiction de plus en
plus absolue des denrées coloniales et des marchandises anglaises, dans un
moment où le supplément des produits étrangers nous eût été si utile, ne fit
qu'aggraver le malaise, en laissant prévoir, par l'extension que Napoléon
donnait à son système prohibitif dans tous les pays soumis à notre influence,
que l'idée du blocus continental était déjà née dans son esprit. Les vices
d'un semblable état de choses devaient atteindre la fortune publique dans ses
sources mêmes ; il était impossible que les revenus du gouvernement n'en
souffrissent pas gravement tôt oïl tard. C'était un pauvre remède contre de
tels inconvénients que celui qui consistait à augmenter les tarifs des douanes,
à mettre un droit d'un million sur les produits du tribunal de cassation,
selon une singulière expression de l'Empereur[32], à prélever un impôt de trois
millions sur l'administration de la justice aux dépens des plaideurs, au
mépris des plus indispensables garanties des accusés, obligés désormais de
payer les épreuves qui servaient à la démonstration de leur innocence[33]. A côté
de cette situation matérielle, un instant relevée, mais de nouveau compromise
par une mauvaise politique et par un mauvais système économique, si l'on met
en regard les autres aspects de notre état intérieur, on s'aperçoit que ce
sont ceux qui expriment les besoins les plus élevés d'une nation, qui forment
les ombres les plus fortes du tableau. Le gouvernement de la France n'est
plus qu'un gouvernement de police assez semblable à l'autocratie des czars, à
cette différence près que les caprices du souverain y sont tempérés par
l'influence des mœurs et des idées d'une grande nation, au lieu de l'être par
les revanches redoutées d'une aristocratie à la fois servile et vindicative.
Quant aux pouvoirs du maitre ils sont les mêmes ; il peut, lorsqu'il lui
plaît, faire disparaître qui bon lui semble, sans en rendre compte à personne
; il Est la loi vivante, c'est-à-dire que son humeur et son tempérament font
désormais partie du gouvernement. La correspondance de Napoléon avec Fouché
est pleine d'ordres d'exil, d'emprisonnement, d'internement, dont non -
seulement on n'a aucun -moyen de le rendre responsable, mais qui pour la
plupart restent ignorés et ne sont connus que de ceux qui en sont frappés. Le
despotisme de Napoléon est la vérité entouré de quelques institutions dont le
nom est emprunté aux pays libres, mais elles ne sont plus organisées que pour
servir d'instrument ou de masque à son arbitraire. La France a encore un
Corps législatif, mais un Corps législatif dont les sessions ne durent que
quelques semaines, dont les discussions n'ont plus de publicité, dont le
contrôle désormais étranger aux questions politiques ne s'exerce plus que sur
des intérêts d'un ordre tout secondaire, dont le rôle en un mot ne consiste
plus qu'à assumer l'odieux des impôts impopulaires qu'on le charge de voter,
ou à élaborer les règlements administratifs qu'on veut bien lui soumettre. La
France possède encore de nom ce que dans les pays constitutionnels on appelle
un ministère ; mais les ministres sans opinion, sans solidarité, sans force
propre, sans influence ni personnelle, ni collective, ne forment plus qu'une
sorte de haute domesticité, et la plus soumise de toutes les domesticités,
parce qu'elle est la plus rapprochée du maitre. Napoléon
était naturellement un très-bon juge des aptitudes et des capacités, mais à
condition qu'elles s'exerçassent dans le sens de ses propres vues et de ses
préventions. Ce qu'il exigeait avant tout de ses ministres, c'était une foi
aveugle en son génie. Habitué de bonne heure à se considérer comme
infaillible, il jugeait volontiers du mérite d'après le degré de zèle, de
dévouement, qu'on lui témoignait ; il n'était pas loin de voir dans les
objections un signe de révolte ; on peut, d'après l'accueil qu'il faisait à
celles d'un homme supérieur et compétent comme Decrès, avoir une idée de
l'abnégation qu'on devait avoir pour être son ministre ; il y fallait dès
lors une souplesse d'échine qui rebuta bientôt, jusqu'à Talleyrand lui-même,
c'est tout dire. Est-ce à un ministre et à un grand dignitaire de l'Empire,
ou à un maitre d'hôtel négligent, que s'adresse le billet dont voici la
teneur : « Monsieur Talleyrand, mon grand chambellan, je vous fais
cette lettre pour vous témoigner mon mécontentement de ce que vous avez
permis que les invitations de mercredi portassent le mot de souper,
puisque l'heure pour laquelle elles étaient est celle de mon dîner.
Mon intention est que dans mon palais, comme ailleurs, on obéisse aux lois. NAPOLÉON[34]. » C'était bien la peine
d'avoir été par ambition le protecteur du général Bonaparte auprès du
Directoire pour en venir à supporter de pareilles avanies ! Quelle récompense
pour un homme de tant d'esprit ! Poursuivons
le tableau : la France possède aussi une chambre haute, sous le nom de Sénat.
Ici les attributions sont magnifiques sur le papier, mais en fait tout se
réduit à l'enregistrement des décrets que le Sénat reçoit tout rédigés, et
auprès de son attitude rampante, l'opposition des parlements dégradés de
l'ancien régime passerait pour un prodige d'héroïsme. On pourrait croire que
les gros traitements dont jouissaient les sénateurs n'étaient pas de trop
pour faire accepter l'ignominie d'un tel rôle à des hommes qui pour la
plupart avaient connu et nourri des ambitions plus hautes dans des époques
moins déshéritées ; mais ce rôle était loin de se borner à la sinécure de
l'enregistrement des sénatus-consultes ou à la mystification du comité de
liberté individuelle ; on attendait d'eux des services d'un ordre moins
relevé encore en retour des opulentes sénatoreries dont on les avait dotés.
Il faut ici laisser la parole à Napoléon lui-même, témoin qu'il serait
difficile de récuser. Le 28 mars 1805, il adressait à Maret des instructions
destinées aux sénateurs. Dans cette espèce de manuel du parfait Sénateur,
après avoir prescrit à ces fonctionnaires d'un nouveau genre une résidence de
trois mois dans leur sénatorerie respective il leur imposait l'obligation de
lui adresser tous les huit jours un mémoire contenant divers renseignements.
Ces renseignements devaient avoir pour objet la conduite et le caractère des
fonctionnaires publics, l'influence et les principes des ecclésiastiques, la
fortune, le caractère, les opinions des particuliers marquants, leurs
dispositions relativement au gouvernement, à la religion, à la conscription,
etc. Les sénateurs devaient en outre observer s'il y avait des conscrits
fugitifs et dans quel nombre, examiner le service de la gendarmerie, enfin
joindre à ce rapport leurs remarques sur les objets d'intérêt général, tels
que le commerce, l'agriculture, etc. « Vous sentez, disait la
circulaire, que sur cette mission particulière le secret doit être
inviolable. Si elle était connue toutes les lumières vous fuiraient, LES HOMMES HONNÊTES
S'INTERDIRAIENT TOUTE COMMUNICATION AVEC vous, et vous ne rapporteriez que les
dénonciations de l'intrigue et de la malveillance[35]. » Tel
était le rôle assigné aux membres de cette chambre haute appelée Sénat. Par
l'avilissement des hommes qui occupaient la place la plus élevée dans la
hiérarchie politique et sociale, on peut juger de celui des inférieurs. Si de
ces institutions systématiquement annulées, perverties ou transformées en
moyens de police, on passe à ces forces spontanées qui sont l'expression
intime et plus nécessaire encore de la vie intellectuelle et morale d'un
peuple, telles que la presse, la littérature, les arts, on les voit soumises
à la même pensée d'exploitation, au profit de la personnalité qui absorbe
tout ; et ils en reçoivent une atteinte qui n'est pas moins mortelle.
Bonaparte qui se flattait d'improviser, en quelques années, dans le monde
moderne le miracle de la domination romaine, si lentement et si
laborieusement réalisé dans le monde antique, s'imaginait renouveler les
merveilles des grands siècles littéraires aussi facilement que ce simulacre
d'empire universel. Pourquoi ne fonderait-il pas une sorte de monarchie
intellectuelle comme il avait fondé une- monarchie politique ? Il ne
s'agissait que d'appliquer aux choses de l'esprit les procédés qui lui
avaient si bien réussi dans les affaires de l'État ; Intimider les uns,
gagner les autres par l'appât des faveurs dont il pouvait disposer, attirer
tout à soi et finalement se faire le dictateur des intelligences, comme il
était celui des intérêts. Il n'était alors nullement question d'ériger des
principautés en faveur de grands poètes ; cette inspiration était réservée à
ses jours d'exil ; tant qu'il fut sur le trône il ne trouva rien de mieux,
comme moyen d'encourager le génie, que celui qui consistait à lui offrir des
sommes d'argent. Le Corneille prince est d'ailleurs un non-sens du même genre
que le Washington couronné ; ce sont là des formules faites pour les badauds
et qui ne méritent pas d'être discutées. Quant aux hommes que l'argent ne
tenterait pas, il avait à leur offrir des persécutions variées. Le problème
n'était pas autrement compliqué à ses yeux ; c'était pour lui l'affaire d'un
décret, et il fit ce décret. Il se plut à le dater d'Aix-la-Chapelle, la
ville gardienne de la mémoire de Charlemagne : « Désirant,
disait-il, non-seulement que la France conserve la supériorité qu'elle a
acquise dans les sciences, les lettres et les arts, mais encore que le siècle
qui commence l'emporte sur ceux qui l'ont précédé, » il instituait, pour
être distribués de dix ans en dix ans, de grands prix, les uns de dix mille,
les autres de cinq mille francs, destinés aux auteurs des meilleurs ouvrages
dans les sciences physiques, mathématiques, historiques, à l'auteur de la
meilleure pièce de théâtre, du meilleur opéra, du meilleur poème, à
l'inventeur de la meilleure machine industrielle, aux meilleurs peintres et
sculpteurs, etc. Pour porter au comble l'enthousiasme et l'émulation des
concurrents, Napoléon ajoutait dans son décret que ces prix seraient
distribués de sa propre main, et, en outre, le jour anniversaire du dix-huit
brumaire, tentation irrésistible qui faisait encore mieux ressortir la bienfaisante
intention de ce coup d'État intellectuel. Au moyen de cette mesure, qui
n'avait coûté de grands frais, ni à son imagination, ni à ses finances, il se
flattait d'annexer pour toujours à son empire les libres domaines de
l'esprit, de devenir l'inspirateur des intelligences, l'initiateur des idées,
une sorte d'empereur de la pensée. Pour réaliser complétement ce beau rêve, il
fallait joindre à l'attrait des prix de dix mille francs le stimulant d'une
crainte salutaire, et il crut faire merveille en s'adjoignant la
collaboration de Fouché comme moyen de féconder les encouragements décennaux.
Ce ministre de la police devînt en effet sous la haute direction de Napoléon
le régulateur suprême du mouvement intellectuel. Il eut pour mission
d'appliquer à la presse, à la littérature, aux arts, les procédés expéditifs
de son administration. Mais cette méthode de faire procréer des
chefs-d'œuvre, en accouplant la crainte avec la cupidité, ne donna pas les
résultats qu'on en attendait ; l'époque impériale resta d'une rare stérilité
: il n'y eut de vigueur intellectuelle que chez les écrivains qui surent se
dérober à l'ignominie de ses récompenses, tels que Mme de Staël, Benjamin
Constant, Châteaubriand. C'est que le despotisme ne peut produire que ce
qu'il porte en lui-même, c'est-à-dire l'uniformité, l'immobilité et le néant.
Les grandes époques littéraires et artistiques que les historiens ont fort
improprement dénommées le siècle de Louis XIV et le siècle de Léon X,
entretiennent à cet égard une confusion d'idées qu'il importe de faire
cesser. En ce qui concerne l'Italie de Léon X, il est facile de démontrer
qu'elle possédait, indépendamment d'une liberté intellectuelle presque
illimitée, une variété de développement, une multiplicité de formes
politiques dont les contrastes, les agitations et les incessantes
métamorphoses n'ont rien de commun avec la silencieuse immobilité des temps
de servitude. Il y avait beaucoup de tyrannies locales, mais des tyrannies
qui s'opposaient les unes aux autres, qui laissaient subsister un grand
nombre d'existences libres et indépendantes, d'individualités brillantes et
hardies. Le siècle de Louis XIV est plus propre à faire illusion ; mais si
l'on veut y regarder de près, on s'aperçoit d'abord que tous les hommes qui
ont fait l'illustration de ce règne se sont formés sous l'époque précédente
et lui ont apporté leur génie déjà éprouvé ou leur gloire acquise ; la
génération de Racine le fils, de Massillon, des écrivains orthodoxes formés à
l'ombre de la bulle unigenitus appartient seule à Louis XIV ; on reconnaît
ensuite que durant toute la première période de ce règne, la littérature a
joui d'une liberté relative incomparablement plus grande que celle qui lui a
été laissée sous Napoléon, si l'on se place, bien entendu, au point de vue
des idées admises et des préjugés dominant dans ces deux sociétés si
différentes. L'empereur
a déclaré lui-même en plus d'une occasion qu'il n'eût jamais toléré les
hardiesses de Molière : cette déclaration parait fort superflue lorsqu'on
voit à quelle inquisition mesquine et vexatoire il soumit les tristes
productions dramatiques qui virent le jour sous son règne. L'histoire a
conservé le souvenir de certains régimes tyranniques qui laissaient subsister
dans la spéculation la liberté qu'ils étouffaient partout ailleurs : ici rien
de semblable ; il fallait servir ou se taire, penser dans le sens du
gouvernement ou ne plus penser du tout. Le résultat inévitable d'un tel
asservissement, c'est en toute chose le règne de l'officiel, du procédé, du
convenu, de la formule. La poésie n'est plus que de la versification, la
philosophie devient un répertoire d'abstractions vides ou de subtilités
inoffensives, un simple exercice logique, l'histoire un thème tout fait, le
théâtre une école de courtisanerie, la littérature tout entière un pur jeu
d'esprit. C'est le triomphe des arrangeurs de mots. On voit, comme à toutes
les époques de compression, s'élever et fleurir une littérature exclusivement
descriptive, où les idées, chose factieuse, sont remplacées par des images et
des couleurs, les sentiments par des sensations, la pensée par le lieu
commun. Delille avait failli être emprisonné pour avoir chanté la Pitié
en souvenir des maux de la Terreur, il s'amende et chante l'Homme des champs
ou l'Imagination, Esménarcl chante la Navigation, Millevoye chante l'Amour
maternel, Lemercier, le vigoureux auteur de Pinto, chante l'Homme
renouvelé, Chênedollé va chanter le Génie de l'homme, sujets dont
le vague, l'abstraction, la généralité ne peuvent porter ombrage à personne.
Tout ce qui peut dispenser de réfléchir, de sentir, de raisonner, est sûr
d'être bien accueilli. On s'efforce d'étouffer les viriles inspirations de
Mme de Staël, mais on encourage les gravelures de Parny et de Pigault-Lebrun.
Le théâtre, ayant sur le public une action plus immédiate, est soumis à des
lois encore plus dures et plus exigeantes. Ici il ne s'agit plus d'éviter
tout sujet scabreux, il faut louer le maitre-ou renoncer à la scène. On était
déjà bien loin du temps où l'on discutait la question de savoir s'il y avait
des allusions dans les Valets de l'antichambre de Dupaty. Duval, qui avait
été menacé en 1802 pour les allusions qu'on avait cru trouver dans son
Édouard en Écosse, se voyait maintenant interdit et supprimé pour les
louanges qu'on ne trouvait pas dans son Guillaume le Conquérant, pièce faite
à l'occasion de la descente en Angleterre. Le ton avait été donné à cet égard
dès le début de l'Empire par les flagorneries immodérées du Pierre-le-Grand,
de Carrion de Nisas, tragédie maintenue quelque temps à la scène malgré les
protestations du public qui la siffla outrageusement. Il fallut imiter ce
triste modèle, sous peine de ne plus aborder le théâtre ; et l'on vit
Marie-Joseph Chénier démentir sa courageuse conduite au Tribunat par les
flatteries de son Cyrus, acte de faiblesse qui fut le remords de ses
dernières années, Chénier releva à la fois son talent et son caractère en
évoquant la sombre figure de Tibère. Cette pièce ne fut connue qu'après la
mort du poète, mais elle n'en fut pas moins inspirée par le spectacle des
mœurs qu'il avait sous les yeux. Était-ce au Sénat de Tibère ou à celui de
Bonaparte que pensait Chénier, lorsqu'il s'écriait : Ô
lâches descendants de Dèce et de Canaille ! Enfants
de Quintius, postérité d'Emile ! Esclaves
accablés du nom de leurs aïeux, Ils
cherchent tous les jours leurs avis dans mes yeux Réservant
aux proscrits leur -vénale insolence Flattent
par leurs discours, flattent par leur silence, Et
craignant de penser, de parler et d'agir Me
font rougir pour eux, sans mine oser rougir ? Les Templiers
de Raynouard, qui furent représentés vers la même époque, durent eux-mêmes
fournir leur contingent d'allusions flatteuses. Mais le sujet s'y prêtant
peu, vu la différence des situations et des personnages, Napoléon lui fit
insinuer par Fouché d'avoir à choisir désormais des sujets plus appropriés au
rôle d'apologie et de propagande qu'il réservait au théâtre : « Pourquoi,
écrivit-il à Fouché, n'engageriez vous pas N. Raynouard à faire une tragédie
du passage de la première à la seconde race ? au lieu d'être un tyran, celui
qui lui succéderait serait le sauveur de la nation. C'est dans ce genre de
pièces que le théâtre est 'neuf, ajoutait-il, pour stimuler le poète, car
sous l'ancien régime on ne les aurait pas permises ! » Raynouard pouvait
donc tout à la fois glorifier le « sauveur de la nation » et se
poser en poète révolutionnaire, cumuler les honneurs de la popularité et les
bénéfices du favoritisme ! Quoi de plus séduisant qu'une telle perspective[36] ? Mais
Napoléon ne voulait pas de pièces « dont les sujets seraient pris dans
des temps trop près de nous. » Cela avait l'inconvénient de faire penser
à trop de choses qui n'étaient pas lui, par exemple à des dynasties non
encore éteintes, à des héros qui avaient compris le devoir ou la politique
autrement que lui, à des mœurs différentes de celles qu'il voulait créer : « Je
vois, disait-il encore, qu'on veut jouer une tragédie de Henri IV. Cette
époque n'est pas assez éloignée pour ne point réveiller de passions. La scène
a besoin d'un peu d'antiquité. » L'antiquité était en effet beaucoup
moins compliquée que le monde moderne ; elle n'offrait que des situations
simples, et du moment où il était interdit au poète de flétrir le tyran, il
ne lui restait qu'une seule ressource, c'était de le glorifier. Tout ce qui
s'écartait de cette routine lui devenait prodigieusement suspect, il se
défiait de tout ; il intervenait dans les plus insignifiantes minuties, un
ballet lui semblait capable d'ébranler les colonnes de l'ordre social. Il
écrivait à Cambacérès pour le prier d'empêcher le danseur Dupont de faire des
ballets pour l'opéra : « Cela est inconvenable, disait-il, ce jeune homme n'a
pas encore un an de vogue[37] ! » Qu'allait en
effet devenir la hiérarchie de l'Empire si l'on permettait à ce jeune homme
de fouler aux pieds toutes les règles de l'avancement ? Le maitre du monde
tremblait devant une chanson, car la tyrannie aboutit nécessairement à la
peur. On parlait de monter Don Juan à l'Opéra. Qu'est-ce à dire, et ce nom
exotique ne cacherait-il point quelque piège ? Vite il écrit à Fouché « qu'il
désire avoir son opinion sur cette pièce au point de vue de l'esprit public[38] ! » En tout ceci, il
faut en convenir, le terrible et glorieux empereur fait une figure bien
ridicule. Mais
c'est dans ses rapports avec la presse périodique qu'il faut étudier
Napoléon, si l'on veut savoir à quel point ce régime est incompatible avec
tout ce qui constitue la dignité, l'honneur, la force et la vitalité d'une
nation. Du grand naufrage de la presse de Paris au dix-huit brumaire, sept à
huit journaux seulement surnageaient encore à l'époque de la proclamation de
l'Empire, misérables épaves, battues du vent, exténuées, et sans cesse en
présence d'une totale destruction. Chassés du terrain de la politique, ou ne
s'en occupant que lorsqu'il convenait au gouvernement de se servir de leur
publicité, recevant de lui des articles tout faits qu'ils devaient insérer
sans examen, ne pouvant pas même aborder les questions religieuses, ces
malheureux journaux ne conservaient leur précaire existence qu'a la condition
de s'enfermer exclusivement dans le domaine des sciences, de l'histoire, de
la petite littérature. Ils étaient condamnés à vivre de commérages. Quant aux
nouvelles, lorsqu'ils se permettaient d'en ajouter de leur crû à celles qui
leur étaient fournies par les bulletins de la police, c'était à leurs risques
et périls. Mais, quelque dociles et tremblants qu'ils fussent, dans cet état
d'anéantissement, le faible murmure d'opinion qu'ils faisaient entendre était
encore de trop pour les oreilles de ce maitre ombrageux ; leurs plus
innocentes productions avaient le secret de le mettre hors de lui, et à
écouter les griefs qu'il invoquait contre eux on se demande si la presse
avait un moyen quelconque de le satisfaire autrement qu'en cessant d'exister.
Un journal donnait-il une nouvelle empruntée à une feuille étrangère, ses
rédacteurs étaient « vendus à l'Angleterre », il les faisait
poursuivre comme traîtres à la patrie et complices de l'ennemi ! Les
écrivains terrifiés se réfugiaient-ils dans le passé en publiant par exemple
une étude historique sur la Saint-Barthélemy, comme le Citoyen français ?
« ce détestable journal paraissait ne vouloir se vautrer que dans le
sang. Quel est donc le rédacteur de ce journal ? Avec quelle jouissance ce
misérable savoure les crimes et les malheurs de la nation ! Mon intention
est qu'on y mette un terme. Faites changer le directeur de ce journal ou
supprimez-le[39]. » Dans
cette communication à son ministre de la police, Napoléon ajoutait que sous
aucun prétexte les journaux ne devaient se mêler de religion. Comme
il fallait pourtant bien qu'ils se mêlassent de quelque chose, Fouché en
avait conclu qu'il pouvait les laisser aller dans le sens contraire,
c'est-à-dire déblatérer contre la philosophie. Mais il reçoit aussitôt
l'ordre d'imposer silence à ces journaux qui « vomissent des insultes
contre tous les philosophes, » et principalement au Mercure qui est
écrit « avec plus de violence et de fiel que n'en ont mis dans leurs
écrits Marat et autres écrivains du même temps[40] ». Non-seulement il ne
veut pas qu'on parle de religion, mais il veut « que le nom des Jésuites
ne soit pas même prononcé dans les journaux[41] ». Les publicistes se
rabattent sur les bruits du jour, sur des descriptions de fêtes ; ils se
flattent de rentrer en grâce en vantant la magnificence du nouveau règne.
Voici comment leurs avances sont accueillies : « Monsieur Fouché,
les journaux se plaisent à exagérer le luxe et les dépenses de la cour, ce
qui porte le public à faire des calculs ridicules et insensés. Il est faux
que le château de Stupinigi soit si magnifique ; il est meublé avec d'anciens
meubles.... faites faire des articles détaillés sur cet objet.... faites
comprendre aux rédacteurs du Journal des Débats et du Publiciste que le temps
n'est pas éloigné où, m'apercevant qu'ils ne sont pas utiles, je les
supprimerai avec tous les autres et n'en conserverai qu'un seul[42]. » On trouvera peut-être
grâce à ses yeux en exaltant ses parties de chasse ? mais il découvre
sur-le-champ la perfidie de cette louange : a on a voulu faire croire à une
chose qui n'existe pas.... cette fameuse partie de chasse consistait en un
mauvais daim lancé dans un petit parc, et qui n'a pas coûté un louis. Par ces
relations ampoulées ne dirait-on pas qu'on a fait venir de tous les coins de
l'Italie des chiens, et qu'il en a coûté un demi-million ? » Le Journal
des Débats annonce sans commentaires le voyage de M. de Merfeld à
Saint-Pétersbourg, Napoléon signale aussitôt à son ministre le venin contenu
dans cette nouvelle insidieuse, « elle n'a d'autre but que d'alarmer ».
Enfin ces pauvres journalistes, désorientés, ahuris, prennent le parti de ne
plus rien dire sur aucun sujet sérieux et de parler de la pluie et du beau
temps ; mais cela ne leur réussit pas mieux, car cela n'empêche pas les
mauvaises nouvelles de circuler et le public de s'entretenir à voix basse de
la coalition imminente ; il ne suffit pas qu'ils s'abstiennent, il faut
qu'ils trompent l'opinion et la France en leur inspirant une fausse sécurité,
et, cette fois, Napoléon va jusqu'à s'en prendre à son compère Fouché :
Remuez-vous donc un peu plus pour soutenir l'opinion ! faites imprimer
quelques articles habilement faits pour démentir la marche des Russes,
l'entrevue de l'empereur de Russie avec l'empereur d'Autriche, et ces
ridicules bruits, fantômes nés de la brume et du spleen anglais....
dites aux rédacteurs que s'ils continuent sur ce ton, je solderai leur
compte.... dites-leur que je ne les jugerai point sur le mal qu'ils auront
dit, mais sur le peu de bien qu'ils n'auront pas dit. Quand ils
représenteront la France vacillante, sur le point d'être attaquée j'en
jugerai qu'ils ne sont pas français, ni dignes d'écrire sous mon règne. Ils
ont beau dire qu'ils ne donnent que leurs bulletins, on leur a dit quels
étaient ces bulletins, et puisqu'ils doivent dire de fausses nouvelles que
ne les disent-ils à l'avantage du crédit et de la tranquillité publique ?1[43] » Malgré
leur extrême circonspection et leur dextérité déjà proverbiale, les éminents
directeurs du Journal des Débats ne parviennent pas à éviter l'écueil, et,
sur l'annonce d'une nouvelle relative au duc de Brunswick, ils apprennent un
beau matin qu'ils auront désormais, indépendamment de la tutelle du ministre
de la police, un surveillant spécial attaché d'une façon permanente à leur
journal et auquel ils donneront des appointements annuels de douze mille
francs. Fouché devra faire connaître aux autres journaux cette mesure
salutaire en les menaçant d'un sort semblable, et en leur intimant l'ordre «
de mettre en quarantaine toute nouvelle désagréable et désavantageuse pour
la France[44]. » Tout est maintenant
pour le mieux, toute indiscrétion est impossible, les écarts sont prévus ;
c'est la police qui tient la plume et dirige la main des écrivains. Voilà les
journaux bien à l'abri désormais de l'esprit de faction, et le maitre
apparemment sera satisfait ! Point du tout ! « On ne peut plus
dire, écrit-il à Fouché, que les journaux soient malveillants, mais ils
sont trop bêtes ![45] » Non, en vérité, ce
n'étaient pas les journaux qui étaient trop bêtes ! Après avoir tant
fait pour tuer en eux l'initiative, l'indépendance, le raisonnement, et
jusqu'à l'esprit, pour les réduire en un mot à l'état de machines, il
s'étonnait du résultat ! Il osait leur reprocher l'insignifiance et la
nullité qu'il leur avait infligée à coups d'étrivières, il s'en prenait à eux
des conséquences de ce système qui était son ouvrage et qui était encore plus
inepte qu'odieux. Il était surpris de ne pas les voir transportés
d'enthousiasme : « Ils ne montrent aucun zèle pour le gouvernement ! »
disait-il encore à Fouché sur le ton d'un amer désappointement et avec la
tristesse d'un bienfaiteur qui se voit payé d'ingratitude. Au surplus, si ces
journaux n'étaient plus dangereux, leurs titres l'étaient encore : « Journal
des Débats, Lois du pouvoir exécutif, Actes du gouvernement,
ce sont là des titres qui rappellent trop la révolution[46] ! » Cependant, ajoutait-il,
je voudrais « une organisation sans censure, car je ne veux pas être
responsable de tout ce qu'ils disent, » c'est-à-aire qu'il eût voulu la
censure sans la responsabilité qui s'y attache. Il lui fallait une presse qui
fût vénale et qui passât pour indépendante, des journalistes capables de
deviner ses désirs et de traduire ses caprices, qui fussent en même temps
patriotes et serviles, hardis et peureux, spirituels et plats, éloquents et
mercenaires, rêve qui ne pouvait être inspiré que par la démence de la
tyrannie. Au lieu de tout cela il ne créa que le néant. Voilà tout le parti
qu'il sut tirer de ce merveilleux instrument qui a renouvelé le monde. Il est d'autant moins permis de s'abuser sur les causes de la stérilité intellectuelle de l'époque impériale qu'on assiste en même temps à un spectacle tout contraire en Allemagne où se produit un magnifique mouvement d'idées, formé en dehors de toute influence officielle. Les germes de cette renaissance existaient chez nous, aussi bien que chez nos voisins, mais ils furent en France violemment refoulés par le despotisme et ne purent se développer qu'après sa chute. Toutes les forces vives de la nation furent absorbées par une carrière unique, la guerre, et les esprits dont elle ne pouvait occuper l'activité ou contenter l'ambition furent réduits à se consumer dans l'inaction, l'ennui, les rêves stériles d'Obermann ou de René. Quant à ceux que tourmente invinciblement le besoin de l'indépendance et de l'activité intellectuelle, l'Empire les rejette hors de son sein. Mme de Staël et Benjamin Constant vont chercher chez les Allemands un peu d'air respirable ; Châteaubriand commence cette existence de chevalier errant de la littérature qui ne finira qu'avec le règne de Napoléon ; préserve leur génie. Tous ceux, au contraire, qui se résignent à végéter à l'ombre de la protection impériale sont condamnés à une incurable médiocrité. C'est une influence qui flétrit tout ce qu'elle touche et à laquelle l'art lui-même n'est pas soumis impunément, bien qu'il n'ait pas le même besoin d'indépendance que les autres manifestations de la pensée humaine. Les artistes qui la subissent y perdent tous quelque chose de leur force et de leur originalité, à commencer par le chef de l'École, David, si inférieur dans ses grandes compositions officielles à ce qu'il avait été durant l'époque révolutionnaire. Une incontestable puissance survit néanmoins chez le maitre à cette transformation de l'ami de Robespierre en peintre ordinaire de la cour, mais chez les élèves il ne reste plus que la convention, le procédé, la monotonie, la sécheresse d’une rhétorique froide et guindée. Deux artistes seuls font exception et ce sont ceux qui protestent contre les doctrines dominantes ; tous deux s'écartent des chemins battus, et suivent une voie solitaire : l'un est Gros, le peintre de la légende des Pestiférés de Jaffa, dont le robuste génie, au milieu des parades de l'époque impériale, est encore animé du souffle épique des guerres de la révolution française et prête aux exploits nouveaux la poésie d'un temps qui n'est plus ; l'autre est Prud'hon, ce vrai fils de la Grèce, l'André Chénier de la peinture, qui allie la grâce corrégienne la simplicité antique, et retrouve sans y songer le secret que, d'autres demandent, vainement à une ingrate et laborieuse imitation. |
[1]
Caprara à Consalvi, 10 mai 1804. Pièce citée dans l'Église romaine et le
premier Empire, par le comte d’Haussonville.
[2]
Mémoires de Consalvi. Tome II.
[3]
Il a été publié par Artaud dans son Histoire de Pie VII. Ce mémoire est
confirmé par une note de Consalvi à la date du 6 juin, sauf la mention relative
à Mme de Talleyrand, d'Haussonville : Pièces justificatives.
[4]
Bonaparte à M. de Melzi, 23 juin 1804.
[5]
A Marescalchi, 28 août 1804.
[6]
Macaulay, Biographical essays.
[7]
Lord Stanhope, vol. IV.
[8]
En date du 27 juillet.
[9]
5 septembre 1804.
[10]
Napoléon à M. de Champagny, 3 août 1804.
[11]
Napoléon à Fouché, 28 août 1804.
[12]
Napoléon à Talleyrand, 2 août 1804.
[13]
Lucchesini, Sulle cause e gli effetti della confederazione renana.
[14]
Napoléon à Fouché, 7 octobre 1803.
[15]
Lucchesini, Sulle cause e gli effetti della confederazione renana.
[16]
Napoléon à Latouche-Tréville, 2 juillet 1804.
[17]
Napoléon à Decrès, 9 septembre 1804.
[18]
Correspondance de Villeneuve, publiée par l'amiral Jurien de la Gravière, Guerres
maritimes.
[19]
Napoléon à Villeneuve, 12 décembre ; à Missiessy, 23 décembre 1804.
[20]
Napoléon à Decrès, 29 septembre.
[21]
Napoléon à Decrès, 16 janvier 1805.
[22]
Correspondance de Villeneuve, citée par Jurien de la Gravière.
[23]
Napoléon à Ganteaume, 2 mars 1805 ; à Villeneuve, même jour.
[24]
Mémoires de Consalvi.
[25]
Mémoires du duc de Rovigo. De Pradt, les Quatre Concordats.
[26]
Mémoires de M. de Beausset, ancien préfet du palais.
[27]
D'Haussonville.
[28]
On en trouve le texte dans Artaud, Histoire de Pie VII.
[29]
Artaud.
[30]
Mémoires de Consalvi, tome II.
[31]
Napoléon à Fouché, 23 août 1804.
[32]
Napoléon à Cambacérès, 30 août.
[33]
Bulletin des lois (loi du 26 janvier 1805).
[34]
Napoléon à Talleyrand, 11 décembre 1804.
[35]
Correspondance de Napoléon, Note pour le secrétaire d'État, 28
mars 1805.
[36]
Napoléon à Fouché, 1er juin 1805.
[37]
Napoléon à Cambacérès, 11 avril 1805.
[38]
Napoléon à Fouché, 23 juin 180i5.
[39]
Napoléon à Fouché, 31 août 1805.
[40]
Napoléon à Fouché, 9 octobre 1804.
[41]
Napoléon à Fouché, 9 octobre 1804.
[42]
Napoléon à Fouché, 22 avril 1805.
[43]
Napoléon à Fouché, 24 avril 1805.
[44]
Napoléon à Fouché. 20 mai 1805.
[45]
Napoléon à Fouché, 1er juin 1805.
[46]
Napoléon à Fouché, 1er juin 1805.