Si le
motif des facilités et des encouragements de toute sorte que le gouvernement
avait prodigués à une conspiration qui sans lui n'aurait peut-être jamais eu
un commencement d'existence, était un seul instant douteux pour l'histoire,
l'empressement éhonté qu'on mit à tirer de cette noire combinaison les
résultats qu'on en attendait, suffirait à lui seul pour donner une clarté
parfaite aux intentions de ceux qui la favorisèrent. L'art avec lequel on
exploita le complot explique merveilleusement la coopération qu'on lui avait
prêtée. Ce sont deux coups montés en même temps, deux parties liées qui n'ont
qu'un seul et même enjeu, deux entreprises qui visent au même but. Ce but si
ardemment et si perfidement poursuivi, ce n'était pas seulement la perte de
Moreau et de tous ses amis qui allaient être enveloppés dans sa disgrâce, ce
n'était pas seulement la mort de Pichegru, de Georges, du duc d'Enghien, la
suppression violente de tout ce qui restait d'éléments énergiques au sein du
parti royaliste, c'était encore le couronnement de ces espérances depuis si
longtemps ajournées, dont le pamphlet de Fontanes avait été la première
manifestation, dont la conspiration de Ceracchi
avait été le prétexte savamment préparé, dont le Consulat à vie avait été
l'avortement passager, par suite de la dissimulation obstinée de Bonaparte,
c'était le rêve dont on ne voulait pas attendre la réalisation des triomphes
devenus un peu problématiques de l'expédition d'Angleterre ; c'était en un
mot l'Empire. La commotion produite par les derniers événements,
l'ébranlement communiqué à tant de têtes faibles et légères, si promptes à se
jeter d'un extrême à l'autre, les protestations de dévouement provoquées au
sein de tous les corps officiels, de toutes les as- semblées administratives
à l'occasion des dangers auxquels le Premier Consul disait avoir échappé,
rendaient facile l'introduction de l'objet déjà connu de ses désirs sous
forme d'adresse ou de pétition, et la question, une fois introduite, était
d'avance résolue. Depuis
longtemps les mots d'Empire d'Occident, d'Empire des Gaules, avaient été mis
en avant par des hommes zélés, jaloux de prendre date, et sûrs de plaire au
maître en prononçant tout haut le nom qui ne quittait plus sa pensée. Mais
ces mots n'avaient pas trouvé d'échos, ils n'avaient été accueillis que par
l'indifférence publique. Dès la rupture de la paix d'Amiens, Fox écrivait à
son neveu que le bruit courait que Bonaparte allait se faire proclamer empereur
des Gaules[1]. L'annonce était prématurée,
mais l'évènement était résolu. Il avait d'abord fallu faire "naître
l'occasion ; aujourd'hui on la tenait : choisir, pour opérer cette
transformation, l'échec d'une conspiration était un procédé indiqué et devenu
banal depuis Machiavel. Pendant même qu'on fusillait le duc d'Enghien à
Vincennes, des adresses signées par des fonctionnaires, des conseils
électoraux et des conseils municipaux, demandaient que Bonaparte mît fin aux
inquiétudes de la nation et consolidât les institutions, en rétablissant
l'hérédité. Le signal avait été donné au fond d'une province éloignée par un
collège obscur que présidait Ganteaume. Cette requête ne répondait en rien au
sentiment général, c'était le gouvernement qui se l'adressait à lui-même, par
la main de ses créatures. La France était passive et subjuguée, elle n'avait
plus ni volonté ni opinion, elle était surtout crédule, ignorante, et n'avait
presque aucun moyen de connaître la vérité sur les faits qui venaient de se
passer ; elle se laissa pousser avec résignation dans la voie où l'on voulait
l'entraîner. Jamais révolution ne fut moins spontanée, moins motivée, moins
appelée par le vœu public ; jamais crise n'a été provoquée avec plus de
mépris pour les droits du peuple ; jamais on n'a plus audacieusement insulté
au bon sens et à la vérité qu'en affirmant que l'Empire était souhaité par la
nation. Dans l'entourage même de Bonaparte, les personnages les plus éclairés
étaient pour la plupart opposés au nouveau changement ; ils s'effrayaient pour
eux-mêmes d'une ambition qui semblait devenir plus insatiable en raison même
des satisfactions qu'on lui prodiguait afin de l'apaiser. Ainsi pensait
Cambacérès lui-même, le grand meneur du Consulat à vie, devenu hostile aux
projets annoncés non par scrupule c d par principe, mais par prévoyance et
par crainte de l'avenir si imprudemment escompté. Bonaparte n'avait pour lui
que ceux qui spéculaient d'avance sur les faveurs d'un régime nouveau. A leur
tête s'était placé Fouché, fatigué de sa longue inertie, et impatient de
reconquérir sa place dans le gouvernement. Fouché fut, à défaut de
Cambacérès, l'instrument principal de cette transformation ; ouvrier digne
d'une telle tâche. Les services qu'il rendait ici n'étaient d'ailleurs que la
continuation de ceux qu'il avait rendus dans la trame ourdie contre Moreau.
Ii y déploya sa vieille expérience de roué politique, et toute sa science de
l'intrigue. Le meurtre du duc d'Enghien produisit un mouvement d'horreur,
mais n'arrêta pas des manifestations organisées, dans lesquelles l'opinion
publique n'était pour rien. Ii ne s'agit bientôt plus que d'y faire
participer les grands corps d'État, plus dociles encore que tous les autres :
ils n'attendaient que le mot d'ordre pour obéir. On
trouva un moyen très-simple d'engager le Sénat. Dans le but de faire
diversion à la fâcheuse impression produite en Europe par la violation du
territoire germanique, le Premier Consul avait fait rédiger par le Grand Juge
un rapport concernant les intrigues de Drake, de Spencer Smith en Allemagne
et la duperie dont ils avaient été l'objet de la part de 1V1éhée et du
capitaine Rosey. On joignit à ce rapport comme pièce de conviction la
correspondance de ces agents diplomatiques avec les deux agents provocateurs,
et pour donner le plus grand éclat possible à ces lettres fort
insignifiantes, on les appuya par une circulaire des plus bruyantes et des
plus déclamatoires, que Talleyrand adressa à toutes les cours européennes,
pour flétrir une fois de plus les abominables menées du cabinet britannique.
C'était tirer doublement parti de cette médiocre production, que de la
communiquer au Sénat dans la circonstance présente. La commission nommée pour
examiner le rapport au nom de cette assemblée, ignorant ce qu'on allait
exiger d'elle, ne proposa qu'un projet d'adresse contenant les félicitations
obligées ; mais Fouché avait reçu mission d'éclairer le Sénat. Bonaparte
jugeait inutile de recommencer cette fois la comédie du Consulat à vie, car
il en avait été le premier puni ; il s'était expliqué nettement au sujet de
ses intentions. Fouché fit connaître aux sénateurs un désir qui était pour
eux un ordre. Il n'eut pas de peine à les convaincre de l'avantage qu'il y
aurait pour le Sénat à devancer une volonté à laquelle il ne pouvait faire
obstacle : l'adresse projetée se changea aussitôt en une invitation à
s'emparer de la couronne. Le 27 mars, alors que le corps de la victime de
Vincennes était à peine refroidi, et que l'impression était encore toute vive
dans les esprits, les personnages les plus considérables de l'État, au milieu
de la stupeur universelle, s'empressèrent d'offrir au meurtrier la récompense
du crime. « Vous fondez, lui disaient-ils, une ère nouvelle, mais vous
devez l'éterniser ; l'éclat n'est rien sans la durée. Ne différez pas, grand
homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire. Vous
nous avez tirés du chaos du passé, vous nous faites bénir les bienfaits du
présent, garantissez-nous l'avenir ![2] » Bonaparte
accueillit avec une calme gravité le vœu des sénateurs, mais il crut devoir
manifester l'étonnement d'un homme pris au dépourvu. Il demanda à réfléchir
avant de répondre à une proposition dont il avait eu seul l'initiative. Ce
qu'il voulait en réalité c'était gagner le délai indispensable pour tout
régler et pour préparer les esprits à une transformation dont personne ne
sentait la nécessité. En même temps donc qu'il faisait débattre au conseil
d'État par ses orateurs les avantages comparés du système électif et du
système héréditaire, en même temps qu'il affectait avec certains personnages
d'hésiter entre un empire et un stathoudérat[3], il pressait ses préfets
d'activer les démonstrations de toutes les assemblées placées sous leur
dépendance ; il chargeait ses ambassadeurs de négocier la reconnaissance de
son nouveau titre auprès des cours étrangères, particulièrement de la Prusse
et de l'Autriche ; il discutait avec ses frères Joseph et Louis tantôt
l'éventualité d'un divorce, tantôt le mode d'après lequel devait être réglée
l'hérédité ; il s'efforçait de faire accepter à Louis l'idée d'une adoption
devant laquelle ce dernier se récriait avec horreur, disant qu'on voulait le
déshonorer et confirmer les bruits injurieux auxquels avait donné lieu la
naissance de son premier fils ; enfin il mandait à ses généraux[4] de consulter l'opinion de
l'armée, en ayant soin toutefois de n'adresser cette invitation qu'à ceux qui
étaient capables d'en comprendre le sens. Cette dernière formalité était
d'autant plus dérisoire que les vœux des soldats étaient d'avance exploités comme
une menace auprès des membres du Sénat, du Corps législatif et du Tribunat.
On leur faisait dire sous-main « que l'armée était impatiente, que ses chefs
craignaient de ne pouvoir bientôt plus la contenir, qu'il fallait donc se
hâter si l'on ne voulait pas voir consommée par la force militaire une
révolution qui devait être faite par les pouvoirs civils ! » L'armée était
donc au fond le levier qui faisait mouvoir tout l'État. Il est facile de
comprendre le résultat de ce mouvement général imprimé à cette machine si
bien organisée pour le despotisme ; une fois jeté dans la filière l'Empire
'suivait une marche régulière, prévue, que rien ne pouvait arrêter désormais,
si ce n'est un hasard extraordinaire. L'Europe
étant moins disciplinée se montra moins complaisante. Nous avons vu comment
Bonaparte, à la suite de la rupture du traité d'Amiens, en était arrivé en
peu de temps à exaspérer contre nous par ses exigences intraitables les États
les mieux disposés en notre faveur, et cela au moment où la guerre dans
laquelle nous venions de nous engager nous imposait plus que jamais le devoir
de les ménager. Nous l'avons vu s'aliénant le cœur des peuples alliés par ses
déprédations, pressurant sans pitié les nations dépendantes, humiliant sans
mesure l'Autriche vaincue, irritant la Russie faute d'avoir pu l'amener à
prendre parti contre l'Angleterre, repoussant enfin avec une aveugle
infatuation la main que lui tendait la Prusse pour une clause qu'elle
refusait à son obstination. Un complet isolement fut la conséquence naturelle
de cette politique. Les sentiments d'hostilité que l'attitude énigmatique des
puissances révélait eussent suffi à eux seuls pour faire reculer le Premier
Consul devant un fait aussi énorme que l'enlèvement du- duc d'Enghien en
pleine paix sur le territoire germanique, s'il eût possédé ce génie politique
qu'on lui a si facilement attribué. Si en effet il ne prévoyait pas les
conséquences inévitables d'un tel événement, dans la disposition peu amicale
où se trouvait l'Europe, il faut lui dénier presque absolument ce tact et
cette justesse d'esprit sans lesquels il n'y a jamais eu de grande politique
; s'il les prévoyait et si, selon une expression qu'on surprit plus d'une
fois sur ses lèvres, il voulait « vaincre l'Angleterre en battant l'Europe, »
s'il préféra sa vengeance à la paix du monde, s'il commit froidement ce crime
avec la conscience des calamités qu'il allait attirer sur son pays, il
n'était dès lors qu'un insensé et un furieux à mettre hors la loi du genre
humain.. L'impression
produite sur les puissances européennes par l'enlèvement et le meurtre du duc
d'Enghien fut un sentiment unanime d'indignation, mais elles étaient loin de
se trouver toutes en état de le manifester. La Prusse ne témoigna son
mécontentement que par un profond silence ; mais elle se lia aussitôt à la
Russie par un traité secret[5]. Les deux puissances
s'engageaient à nous déclarer- la guerre dès « le premier empiétement du
gouvernement français contre les États du nord. 3). Le cas seul d'une
augmentation de nos troupes clans le Hanovre suffirait pour leur donner le
droit de réclamer le casus fœcleris.
L'Autriche, alors isolée par suite du partage des indemnités germaniques,
resta dans l'attitude craintive que lui commandait la prudence et continua à
nous témoigner de froids égards. M. de Cobentzel
eut même la faiblesse de dire à notre ambassadeur Champagny, mais seulement
dans une conversation privée, « que son maître comprenait les nécessités de
la politique, » ce qu'on fit saloir à Paris comme une adhésion du cabinet
autrichien. Les petites cours germaniques terrifiées parurent ignorer
l'événement. La Russie seule protesta énergiquement. Cette puissance eut en
cette occasion l'honneur d'être l'interprète de l'opinion du monde entier.
Aussitôt que la nouvelle parvint à Saint-Pétersbourg, Alexandre fit prendre
le deuil à toute sa cour. Quelques jours après, une note sévère et hautaine à
l'adresse du cabinet français vint préciser le sens de cette manifestation[6]. Après avoir exprimé les
sentiments « de douleur et d'étonnement » que l'événement d'Ettenheim avait causés à l'Empereur, la note relevait
l'infraction au droit des gens, commise par la violation d'un territoire
neutre, et annonçait que le gouvernement russe se réservait d'agir auprès de
la Diète. La petite cour de Suède imita courageusement la conduite de la
Russie. La réponse du Premier Consul ne se fit pas attendre ; elle est restée
mémorable par le mal qu'elle nous a fait. S'il ne s'était agi que de répliquer
par un sanglant affront à de trop justes plaintes, cette réponse aurait
pleinement atteint son but. Mais s'il s'agissait d'éviter une rupture
imminente par une habile temporisation, de pallier en les atténuant des faits
éternellement regrettables, de laisser en un mot une porte ouverte à la
conciliation, la note du cabinet français était aussi funeste qu'inopportune
: « La plainte que la Russie élève aujourd'hui, disait-elle, conduit à
demander si, lorsque l'Angleterre médita, l'assassinat de Paul ter, on eût eu
connaissance que les auteurs du complot se trouvaient à une lieue des
frontières, on n'eût pas été empressé de les faire saisir. » Cette
allusion à l'impunité dont jouissaient les meurtriers de Paul était en effet
une foudroyante réplique, mais elle sacrifiait les intérêts de notre
politique à une satisfaction d'amour-propre, et elle faisait une blessure
irréparable au cœur du jeune souverain, car Alexandre avait subi son
élévation comme un malheur et profité du meurtre sans en être complice. Les
raisonnements qu'on avait joints à cette déclaration injurieuse dans le but
de prouver que, les puissances germaniques se tenant pour satisfaites, la
Russie n'avait aucun droit de se plaindre, étaient d'ailleurs fort superflus,
car lorsqu'on frappe, il est inutile de raisonner. A supposer que la maxime
fort contestable de qui ne dit mot consent, fût applicable ici, il y avait
au-dessus des intérêts allemands un intérêt plus général, il y avait un droit
public européen ; et si les gouvernements germaniques étaient trop faibles
pour oser l'invoquer, n'était-ce pas une raison de plus pour les États farts
de prendre la défense de l'indépendance commune ? Bonaparte prescrivit en
même temps à Talleyrand de rappeler sur-le-champ notre ambassadeur de
Saint-Pétersbourg en y laissant un simple chargé d'affaires ; il lui dicta le
langage qu'il devait tenir auprès de cette cour : « Je ne veux pas la
guerre, lui disait-il, mais je ne la crains avec personne....
C'est bien assez d'avaler sur mer les avanies de l'Angleterre sans être
obligé d'avaler encore les impertinences de la Russie... Toute l'Europe,
disait-il encore, me rend la justice que je ne me mêle des affaires intérieures
d'aucun État ; et je ne souffrirai pas qu'on veuille faire le contraire
en France[7]. » On a vu précédemment
par le récit de nos rapports avec l'Espagne, avec la Suisse, avec la
Hollande, avec l'Italie, avec l'Angleterre elle-même, comment Bonaparte ne se
mêlait des affaires intérieures d'aucun État. » Dans ce moment même il venait
de forcer la cour de Rome à lui livrer, par la plus lâche complaisance et au
mépris de tous les droits, l'émigré Vernègues, naturalisé russe, qu'il avait
voulu un instant impliquer dans la conspiration de Georges. Mais peu de temps
après, embarrassé de sa capture il favorisa sous-main son évasion, lorsqu'il
s'aperçut que ses menaces contre la Russie avaient produit en Europe un effet
tout contraire à celui qu'il en attendait. Cet
effet était de moins en moins favorable à mesure que l'ensemble des derniers
événements était mieux connu. Le rapport relatif aux Menées de Drake, publié
si bruyamment pour détourner contre l'Angleterre l'indignation produite par
la catastrophe de Vincennes, avait complètement manqué son but malgré les
gros mots dont Talleyrand avait émaillé sa circulaire aux membres du corps
diplomatique. Quel était en effet le crime de Drake et de Spencer Smith ?
D'avoir accueilli les ouvertures d'un agent de police qui leur promettait de
faire enlever dans le cabinet du Premier Consul un portefeuille contenant des
secrets d'État ? d'avoir essayé de nouer des intelligences avec un comité
royaliste imaginaire ? Mais ce qu'ils avaient tenté vainement de faire dans
un pays avec lequel leur patrie était en guerre, combien de fois Bonaparte ne
l'avait-il pas fait avec un plein succès dans des pays avec lesquels il était
en paix ? Toute sa politique n'avait consisté, le plus souvent, que dans des
pratiques de ce genre, mais ses menées à lui étaient mille fois plus odieuses
parce qu'il les employait envers des alliés ou envers des faibles et parce
qu'à la ruse il savait joindre la violence. L'Angleterre n'avait fait
d'ailleurs que lui emprunter son moyen favori en lui suscitant des ennemis en
France, dans un moment où, pour réparer l'échec de son essai d'insurrection
en friande, il formait à Boulogne des régiments d'Irlandais pour un nouveau
soulèvement. S'il ne faisait pas plus, c'est qu'il ne le pouvait pas ; c'est
qu'avec toutes ses promesses de délivrer le peuple anglais de son
aristocratie et de lui apporter les bienfaits de l'égalité, il n'aurait pas
entraîné en Angleterre le dernier des mendiants. Lors
donc que Talleyrand s'écriait avec une feinte indignation dans son manifeste
: « Une telle prostitution étonnera et affligera l'Europe comme le scandale
d'un crime inouï et que jusqu'ici les gouvernements les plus pervers
n'avaient pas osé méditer ! » ces paroles retombaient de tout leur poids sur
celui qui les avait dictées. Lord Hawkesbury n'éprouva aucun embarras à
justifier son gouvernement des accusations du cabinet français. En repoussant
avec mépris toute participation à un projet d'assassinat, en signalant cette
accusation comme un moyen « de détourner l'attention de l'Europe de l'action
sanguinaire qui venait d'être perpétrée par l'ordre direct du Premier Consul,
» il restait dans la stricte vérité. Enfin en affirmant sans détour son droit
et son intention « de profiter de tous les mécontentements existant dans
les pays avec lesquels il était en guerre[8] », il eut aux yeux de
toute l'Europe, sur le gouvernement français, l'avantage de la franchise et
de la dignité. Près
d'un mois s'était écoulé depuis que le Sénat avait invité Bonaparte à achever
son ouvrage et à affermir nos institutions par le rétablissement du trône.
Pendant ce temps il avait eu le loisir de terminer ses réflexions,
c'est-à-dire de s'assurer de l'assentiment, de la Prusse et de l'Autriche,
des dispositions de ses soldats, de l'inépuisable docilité de la nation.
L'immense troupeau des fonctionnaires s'était précipité avec son zèle
accoutumé clans la voie qu'on lui avait ouverte ; les chefs de l'armée
avaient saisi avec avidité un moyen d'avancement plus rapide et moins
dangereux que celui des combats ; et durant tout le mois d'avril la France
avait retenti des protestations du dévouement officiel et de ses vœux en
faveur de l'Empire. Quant à cette nation singulière, mélange désespérant
d'inconsistance et de grandeur, de faiblesse et de générosité, tout émue
encore de son indignation de la veille, partagée un instant entre l'idolâtrie
et l'horreur, mais trop démoralisée et trop sceptique pour avoir une volonté,
elle semblait ne pouvoir plus résister à la fascination du crime et de la
gloire ; elle s'abandonnait elle-même avec une sorte d'ivresse, semblable à
ces femmes avilies qui se donnent de préférence à celui qui les méprise et
les violente. Le 23 avril, le signal fut enfin donné. Le tribun Curée, homme
choisi en raison de son obscurité même, pour mieux laisser toute leur valeur
aux arrêts du Destin, déposa sur le bureau du Tribunat une motion demandant
l'établissement de l'Empire en faveur de Napoléon Bonaparte et de sa famille.
Alors le Premier Consul se décide à répondre à l'adresse des sénateurs : « Votre
adresse, leur dit-il, n'a pas cessé d'être présente à ma pensée, elle a été
l'objet de mes méditations les plus constantes. Vous avez jugé l'hérédité de
la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple français à l'abri
des complots de nos ennemis et des agitations qui naîtraient d'ambitions
rivales. Plusieurs de nos institutions vous ont en même temps paru devoir
être perfectionnées pour assurer sans retour le triomphe de l'égalité et
de la liberté publique, et offrir à la nation et au gouvernement la
double garantie dont ils ont besoin.... J'ai senti de plus en plus combien
les conseils de votre sagesse et de votre expérience m'étaient nécessaires
pour fixer toutes mes idées. Je vous invite donc à me faire connaître votre
pensée tout entière.... Je désire que nous puissions dire au peuple français,
le 14 juillet de cette année il y a quinze ans par un mouvement spontané vous
courûtes aux armes, vous acquîtes la liberté, l'égalité, la gloire.
Aujourd'hui ces premiers biens des nations assurés sans retour sont à l'abri
de toutes les tempêtes, ils sont conservés à vous et à vos enfants ! »
(25
avril.) Comme
au lendemain du 1.8 brumaire, c'était sous la protection des grands souvenirs
de 89 que se plaçait ce nouveau coup d'État destiné à effacer les derniers
vestiges des libertés publiques. Mais plus grande était la force de celui qui
recourait à de pareils artifices, plus odieuse était son hypocrisie. On ne
saurait d'ailleurs nier que ce charlatanisme cynique, employé
systématiquement dans les plus petites choses, n'ait puissamment contribué à
maintenir le pouvoir de Bonaparte. Il savait bien que les hommes éclairés
n'étaient pas dupes d'un si grossier mensonge, mais la grande masse qu'on
conduit avec des mots et qui est fort insensible à l'existence des garanties
politiques, retrouvant sans cesse dans les discours officiels les formules
les plus populaires de la révolution, ne demandait pas mieux que de prendre
au sérieux un langage dont elle était peu en état de comprendre toute la
fausseté. Aux yeux de cette masse, la révolution c'était la possession des
biens nationaux, c'était l'avancement dans l'armée et l'admissibilité à tous
les emplois, c'était l'abolition des privilèges nobiliaires Tous ces biens,
Bonaparte les lui assurait ; il n'en fallait pas plus au grand nombre pour
suivre aveuglément un homme qu'on n'avait plus aucun moyen de démasquer, et
qui avait du reste l'art de satisfaire quelques-uns des appétits les plus chers
de la démocratie sinon ses instincts élevés. Là est le premier secret de
cette surprenante popularité. Le
discours du Premier Consul venait d'ouvrir la lice aux ambitieux, aux
courtisans, aux spéculateurs, aux coureurs de place : tous s'y précipitent à
l'envi, ne cherchant plus qu'à se gagner de vitesse et à se devancer les uns
les autres, et les timides les y suivent par crainte de voir leur peu d'empressement
dénoncé comme une conspiration. Au. Tribunat, dans la séance du 30 avril,
Curée développe sa motion au milieu des applaudissements de l'assemblée.
Siméon, jaloux de faire oublier son passé de royaliste et son opposition d'un
jour, l'appuie avec enthousiasme‘ Il montre l'Empire étouffant comme Hercule
les serpents qui se sont glissés dans son berceau. Il compare Bonaparte à
Hugues Capet et à Charlemagne. Il rappelle le juste décret qui renversa les
Stuarts. Parmi les orateurs qui lui succèdent, c'est à qui le dépassera par
la hardiesse de ses flatteries. C'est l'émulation dans la servilité, comme on
l'a vue quelquefois dans l'indépendance. Duveyrier demande qu'on fasse enfin
violence « aux vertueux scrupules et à la touchante réserve de Bonaparte.... seul il résiste encore, il balance, en a-t-il le droit ? »
— « On compare Bonaparte à Charlemagne ! se récrie Carrion
de Nisas avec une sorte d'indignation. A Dieu ne
plaise que je veuille déprécier ce grand conquérant et ce grand législateur.
Mais Charlemagne devait la moitié de sa force et de sa grandeur à l'épée de
Charles Martel et à celle de Pépin. Celui-ci doit tout à lui-même, et c'est
par ce caractère surtout qu'il nous plaît et nous convient ! » Au
milieu de cette scène d'avilissement, un homme seul se tint debout et montra
qu'il se souvenait et de son propre passé et de la dignité de son pays. Cet homme
était Carnot, représentant d'une génération plus fière, dont le rêve le plus
cher allait s'évanouir, et digne encore, malgré beaucoup de faiblesses, de rendre
témoignage en faveur de la grande cause qui succombait en cet instant. Carnot
avait servi jus- qu'à l'aveuglement la fortune de Bonaparte, il l'avait seul
défendu contre la juste défiance du Directoire, alors que la conduite du
jeune général en Italie tra- hissait si clairement une ambition effrénée ;
depuis cette époque, bien que payé de la plus noire ingratitude, il avait mis
sa popularité de républicain et sa vieille réputation d'intégrité au service
du 18 brumaire en acceptant le ministère de la guerre. Plus tard même il
avait consenti à remplacer un des éliminés du Tribunat. C'étaient là autant
d'actes qui accusaient son caractère et son intelligence ; il les effaça tous
par son honorable et ferme attitude dans cette triste journée, et son
opposition tardive fut d'autant plus méritoire qu'elle devait lui faire
perdre tout le fruit de ses complaisances passées. Au reste ces services
seuls lui valurent l'honneur de pouvoir faire entendre une patriotique
protestation au milieu du silence imposé à tous ceux dont la parole aurait pu
éclairer la France. Il dut toutefois se borner à constater dans un discours
froidement méthodique que rien dans la situation actuelle ne nécessitait le
changement projeté, et que le pouvoir absolu n'avait jamais été un élément de
stabilité. Un mot expressif de ce discours révélait la profondeur des
illusions qu'avait nourries Carnot : « Aujourd'hui, disait-il, se
découvre enfin d'une manière positive le terme de tant de mesures
préliminaires ! » Voilà donc ce qu'il avait fallu pour lui faire reconnaître
que le 18 brumaire conduisait à la monarchie et que Bonaparte n'avait pas
cessé un seul jour de marcher vers ce terme de son ambition ! c'était
seulement à l'époque du Consulat à vie qu'il avait commencé à ouvrir les
yeux. Si un homme si bien placé pour observer les événements avait pu être à
ce point dupe des dénégations effrontées que le Premier Consul opposait à
ceux qui dénonçaient ses projets, comment s'étonner de leur succès auprès des
classes populaires ? Un autre trait, frappant dans sa brièveté, mérite de
rester : « Vous dites, s'écriait-il, que Bona- parte a opéré le salut de son
pays, qu'il a restauré la liberté publique ; est-ce donc une récompense à lui
offrir que le sacrifice de cette même liberté ? » Carnot
fut à peine écouté par une assemblée possédée du délire de l'adulation et
impatiente de se précipiter- dans la servitude. Une armée d'orateurs se leva
pour protester contre Carnot. Quand tous ont pu prendre date et étaler leur
zèle, le Tribunat vote d'enthousiasme la motion de Curée. Son vœu est
aussitôt porté au Sénat, qui, plus froid parce qu'il a moins à gagner au
changement, s'efforce de faire acheter son acquiescement par quelques faveurs
nouvelles, comme s'il dépendait de lui d'imposer des conditions à l'homme de
qui il tient tout. Le mémoire sénatorial, qui accompagnait l'offre du trône,
faisait ressortir la nécessité d'appuyer la nouvelle monarchie sur de fortes
institutions ; il réclamait plus de liberté pour les citoyens, plus
d'indépendance pour les pouvoirs publics. Le Sénat en particulier ne pouvait
se passer de la garantie de l'hérédité ; il devait avoir un veto sur les
actes ou les lois contraires à l'esprit des institutions ; il devait être
investi lui-même du droit d'interpréter les sénatus-consultes qu'il rendait ;
enfin il voulait être chargé spécialement du soin de veiller sur la liberté
de la presse et la liberté individuelle. Nul doute qu'en exprimant ces vœux,
et malgré ce qu'ils avaient d'intéressé, les sénateurs ne fussent dans la
logique et dans l'esprit des grandes institutions monarchiques. De telles
institutions ne peuvent en effet durer qu'à la condition de porter en
elles-mêmes un principe rénovateur nécessaire à leur force de conservation ;
mais ils méconnaissaient étrangement le caractère d'un homme qui n'avait
jamais pu souffrir aucune influence en dehors de la sienne. Si Bonaparte
faisait ce dernier pas, c'était, non pour partager son pouvoir en vue d'une
consolidation indéfinie dont il se préoccupait fort peu, mais pour le rendre
encore plus entier et plus irrésistible. Il s'indigna en plein conseil d'État
de l'insatiable avidité des sénateurs, il signala avec force le danger de
leur ambition. « Les sénateurs, si on les laissait faire, iraient jusqu'à
absorber le Corps législatif, et qui sait ? peut-être jusqu'à rappeler les
Bourbons I lis voulaient à la, fois légiférer, juger et gouverner. Une telle
réunion de pouvoirs serait monstrueuse ; il ne la souffrirait pas ![9] » Mais
ces pouvoirs, selon lui monstrueux dans une assemblée, il lui semblait tout
naturel qu'ils fussent concentrés dans la main d'un seul homme. Il ne tint
donc aucun compte de ces conseils ridicules, et quelques jours après,
Cambacérès apporta tout rédigé aux sénateurs le plan
des perfectionnements complémentaires qui étaient censés émaner de leur
propre initiative. Le Sénat s'empressa aussitôt de les convertir en sénatus-consulte.
Ces nouveautés déplaisaient également et à celui qui les proposait et à ceux
qui étaient appelés à les voter ; mais ils n'étaient plus en état de rien
refuser à la volonté qui les imposait. La dignité impériale était déférée à
Napoléon Bonaparte et à ses descendants ; à défaut d'héritier naturel ou
adoptif, elle était dévolue à ses frères Joseph et Louis, à l'exclusion de
Lucien et de Jérôme, que des mariages contractés contre son aveu avaient fait
tomber en disgrâce auprès du nouveau souverain. A côté des grands dignitaires
dont les noms étaient en partie empruntés à l'empire germanique, en partie à
l'ancien régime, devaient briller les grands officiers, indispensable
ornement d'une cour au fond toute militaire. Le Sénat voyait accroître le
nombre de ses membres, mais il ne recevait en fait d'attributions nouvelles
que le droit de former deux commissions dites l'une de la liberté
individuelle, l'autre de la liberté de la presse. Après trois instances
consécutives de ces commissions auprès du ministre, le Sénat avait la faculté
de déclarer « qu'il y avait de fortes présomptions que ces libertés
avaient été violées[10] », solennelle sinécure,
prérogative vide de sens, du moment où cette assemblée restait dans la
situation dépendante que lui avait créée le Consulat à vie, et ne pouvait
exercer les droits en apparence si importants qu'on lui avait confiés à cette
époque, que sur l'initiative du gouvernement. Le Corps législatif acquérait
aussi le droit de parler, mais en comité secret, et ses discussions ne
devaient être ni divulguées ni imprimées[11] ; en revanche, le Tribunat
était de plus en plus subdivisé et annulé. Il ne pouvait plus en aucun Cas
discuter les lois en assemblée générale. En dernier lieu, une haute cour
était instituée pour connaître des crimes commis par les membres de la
famille impériale, les ministres, les grands dignitaires, des abus et
prévarications commis par les fonctionnaires et administrateurs de tout
ordre, etc. On l'avait pourvue des plus magnifiques et des plus redoutables
prérogatives, mais elle n'était là que pour la forme et ne se réunit jamais.
Ainsi disparaissaient les fantômes d'institutions créés par la constitution
de Fan VIII. Bonaparte n'avait pu supporter même ces formes sans réalité, il
ne laissait plus à leur place que des mots qui bientôt allaient être oubliés
à leur tour. En consommant cette dernière révolution, il ne faisait pas
seulement, violence au génie de son temps, il faisait tort à sa propre
intelligence et injure au caractère de la nation française ; car à supposer
que la France ne fût plus alors ni digne ni capable d'être libre, on pouvait
tout au moins dire d'elle ce que le vieux Galba disait à Pison du peuple
romain : « Imperaturus es hominibus qui nec totam servitutem pati possunt, nec totam libertatem. » Ces
dispositions votées à la hâte sur le rapport de Lacépède, le digne chantre
des reptiles, les sénateurs se précipitent sur la route de Saint-Cloud pour
aller porter leurs hommages au nouvel empereur. Le régicide Cambacérès, le
premier, le salue du nom de Majesté ; il rappelle en termes hyperboliques les
services rendus, la victoire ramenée sous nos drapeaux, l'économie rétablie
dans les dépenses publiques, les autels relevés, la fureur des partis calmée.
En décernant à Bonaparte la dignité impériale la nation n'a fait que payer un
tribut à sa propre dignité. « J'accepte, répond Bonaparte, le titre que vous
croyez utile à la gloire de la nation. J'espère que la France ne se repentira
jamais des honneurs dont elle environne ma famille. Dans tous les cas, mon
esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l'amour
et la confiance de la grande nation ! » Cette
formule mystique dans laquelle Napoléon montrait son esprit planant sur ses
successeurs n'était déjà plus d'un souverain, mais d'un homme qui s'essayait
au demi-Dieu. Il se pare aussitôt de son titre sans attendre la consécration
du vote populaire, cérémonie dérisoire qu'on estimait à sa juste valeur en la
traitant avec ce mépris si peu dissimulé. Pendant ce temps, à Paris, un
groupe de sénateurs et d'officiers, avec accompagnement de trompettes et de timbaliers,
parcourt les rues en proclamant le nouveau régime au milieu d'une population
indifférente ou étonnée. On publie le partage des nouvelles dignités, les
faveurs et les distinctions honorifiques dont elles seront entourées.
Cambacérès et Lebrun, les deux consuls sortants, seront affublés des titres
grotesques d'archichancelier et d'architrésorier ; ils auront droit désormais
à se faire appeler Altesses sérénissimes ! Les deux frères de
l'empereur, qui, par leur docilité et leur honnête insignifiance, ont mérité
d'être admis à l'hérédité, Joseph et Louis, seront, l'un grand électeur,
l'autre grand connétable ; ils auront le titre d'Altesses impériales ;
à côté d'eux trôneront les princesses, leurs sœurs, bien éloignées de ce
temps où le jacobin Fréron était pour elles un prétendant inespéré, et
au-dessus d'eux Madame mère, cette curieuse figure de l'incrédulité qui ne
vit jamais dans sa propre fortune qu'une fantasmagorie invraisemblable, et
traversa tout l'Empire en économisant sur ses revenus en prévision des
mauvais jours[12] ! Les ministres auront
droit au titre d'Excellence ; Talleyrand, trop spirituel et trop
sagace pour être favorisé, sera puni de toutes ses complaisances passées par
la charge de grand chambellan, symbole et châtiment de sa courtisanerie.
D'autres fonctions de cour étaient destinées à rehausser l'éclat du trône :
il y avait des darnes d'honneur, des dames d'atour, des pages ; il y avait un
grand aumônier, un grand maréchal du palais, un grand écuyer, un grand
veneur, un grand maitre des cérémonies ; car on n'éprouve jamais plus le
besoin de prodiguer la grandeur dans les mots que lorsque la petitesse est
dans les choses. Mais tous ces hommes, depuis le maitre jusqu'au valet, avaient
beau se guinder sous leur pourpre ou sous leur livrée, tout cela sentait la
parodie, l'emprunt, le clinquant, les oripeaux d'une représentation de
théâtre ou d'une scène de carnaval ; on ne pouvait oublier que ces parvenus,
ces jacobins, ces terroristes, ces régicides, si étrangement travestis en
hommes de cour, avaient gagné tout ce qu'ils avaient de pouvoir, d'influence,
de richesse, à déclamer ou à combattre contre ces titres, ces dignités, ces privilèges
dont ils s'emparaient avec tant d'effronterie ; on ne pouvait oublier qu'ils
avaient les mains encore teintes du sang de leurs prédécesseurs clans ces
mêmes fonctions, qu'ils s'étaient enrichis de leurs dépouilles, que le monde
avait retenti de leurs serments contre l'aristocratie et la royauté ; on ne
pouvait oublier que ces nobles ralliés, gagnés à prix d'argent, devenus les humbles
courtisans de leurs anciens proscripteurs, détestaient au fond du cœur une
usurpation dont ils semblaient vouloir se venger en Lui imposant tous les
ridicules d'une étiquette surannée ; ni le temps, ni la tradition, ni la
superstition populaire ne prêtaient leur prestige à ce ramassis de renégats
de tous les régimes ; et c'est trop demander à l'histoire que d'exiger
qu'elle prenne au sérieux une si méprisable bouffonnerie. La
seule création sincère et originale du nouveau régime était l'institution des
maréchaux, fondement rationnel d'un ordre de choses qui reposait unique- ment
sur la force militaire. Ces grands commandements, nés d'un système de
conquêtes et ne pouvant se maintenir que par lui, n'avaient rien de rassurant
pour l'Europe. Ils revenaient de droit aux lieutenants et aux compagnons
d'armes de Bonaparte, Murat, Berthier, Masséna, Lannes, Soult, Brune, Ney, Augereau,
Moncey, Mortier, Davout, Jourdan. Ceux qui n'étaient plus propres au service
actif comme Kellermann, Pérignon, Lefebvre, Sérurier, reçurent le titre de
maréchaux honoraires. Bernadotte qui avait failli un instant comme Lafayette
lui-même[13] être enveloppé dans le sort de
Moreau, car Bonaparte avait voulu profiter de la conspiration pour se
débarrasser de tous ses ennemis à la fois, fut également fait maréchal au
lieu d'être envoyé en prison, échappant, grâce à l'amitié de Joseph, à un
malheur dont toute sa dextérité n'eût pas suffi à le préserver, sans les
liens de famille qui t'unissaient à l'empereur. De tous les amis et
lieutenants de Moreau, pas un seul ne figurait sur la liste des maréchaux
pour y représenter la noble armée du Rhin. Beaucoup d'entre eux étaient
ensevelis dans les mornes de Saint-Domingue. Richepance
était mort obscurément à la Guadeloupe. Parmi les survivants, Decaen était aux Indes, Dessolles, Gouvion Saint-Cyr,
Macdonald allaient servir en sous-ordre, malgré leur supériorité
d'intelligence et d'instruction sur la plupart des maréchaux, Sainte-Suzanne était
enterré dans le Sénat, et le plus illustre de tous, Lecourbe, général
incomparable, le second de Masséna à Zurich, le bras droit de Moreau dans la
double campagne de 1800, allait expier, dans l'obscurité et l'oubli d'une
retraite définitive, le crime de sa fidèle et courageuse amitié pour son
ancien frère d'armes. Pendant
que la nouvelle cour enivrée de son triomphe, gorgée de richesses et
d'honneurs, étalait dans des fêtes bruyantes tout le luxe sinon toute
l'élégance des anciennes pompes monarchiques, le général Moreau, après une
longue et pénible attente, était enfin appelé à comparaître devant ses juges.
Les débats du procès s'ouvrirent le 28 mai 1804, en présence d'un public
composé de tous les hommes que pouvait émouvoir encore le spectacle d'une
infortune imméritée. On voyait confondus dans l'auditoire quelques-uns des
vieux soldats de l'armée du Rhin à côté des membres les plus illustres du
barreau de Paris ; les vaincus de la liberté, les amis politiques de Moreau à
côté de ses anciens frères d'armes, tous suspects ou odieux à Bonaparte. Le
rapprochement qu'en ne pouvait manquer de faire entre tant de malheur et une
si insolente fortune, s'était offert à tous les esprits ; jamais contraste
n'avait été plus criant ; et lorsqu'on vit paraître sur le banc des criminels
un homme illustré par tant d'actions grandes et glorieuses, des larmes
jaillirent de bien des yeux. Il était naturel, d'ailleurs, que l'intérêt du
procès se concentrât tout entier sur lui seul, bien qu'on vit
à ses côtés Georges, les Polignac et les autres conjurés dont on l'accusait
d'avoir été le complice, car c'était surtout contre lui que cette vaste
instruction avait été dirigée, et en ce qui concernait ces derniers, ni leurs
intentions, ni leur sort ne pouvaient être douteux. En revanche, rien n'était
moins démontré que la participation de Moreau à leur complot. Son attitude
dans cette dure épreuve ne démentit en rien la haute opinion qu'on avait de
lui, et plus d'une fois le président du tribunal fut à ce point troublé par
la noblesse, le calme et la force de ses réponses que l'accusé sembla transformé
en juge. Toutes les précautions avaient été prises pour que le jugement fût
une condamnation. Sans doute, on n'avait pas confié cette tâche à une
commission militaire, bien qu'on eût encore sous la main celle qui avait si
promptement expédié le duc d'Enghien. On avait reculé devant le mauvais effet
qu'eût produit une telle récidivé ; mais on avait supprimé le jury, on avait
repoussé toutes les récusations proposées par les défenseurs de Moreau, on
avait enfin introduit dans la composition du tribunal quelques juges de choix
comme Hémart le président, Thuriot
le juge d'instruction, Gérard, Selves, Granger, Bourguignon. Le général était
si fort de son innocence qu'il attachait peu d'importance à la suppression du
jury pourvu qu'il fût jugé par des hommes honnêtes cc Tâche, écrivait-il à sa
femme peu de temps avant le procès, tâche qu'on s'assure si ceux qui doivent
me juger sont des hommes justes, incapables de trahir leur conscience. Si je
suis jugé par d'honnêtes gens, je ne puis pas me plaindre, quoiqu'il paraisse
qu'on a supprimé le jury[14]. » Les
débats du procès réduisirent singulièrement les charges qu'on se flattait
d'avoir réunies au moyen d'aveux en partie extorqués, en partie détour nés de
leur vrai sens. Ils ne révélèrent aucun fait nouveau, si ce n'est la violence
dont quelques-uns des accusés avaient été l'objet. L'un de ceux dont les
dénonciations avaient le plus d'importance, Picot, le domestique de Georges,
déclara qu'elles lui avaient été arrachées par la torture et par l'appât de
cinq cents louis. Il les rétracta toutes et montra au tribunal ses poignets
encore meurtris. Déjà dans le procès Céracchi, et
dans celui de la machine infernale des accusés s'étaient plaints d'avoir été
torturés quand ils refusaient des aveux, Toutes les dépositions furent
reprises, rectifiées et complétées. Il en ressortit, avec une lumière
éclatante, que les royalistes de Londres, abusés par leurs propres illusions
et par les fausses assurances de Lajolais, avaient
aveuglément compté sur Moreau ; que Lajolais avait
agi sans aucun mandat de sa part et n'avait pu même obtenir de lui la somme
nécessaire à son voyage ; enfin que Moreau avait obstinément refusé d'entrer
dans la conspiration. Ici tous les témoignages s'accordaient ; ce fait
capital, décisif, irrécusable, du refus de Moreau avait la clarté de l'évidence
; c'était même là ce qui avait perdu les conjurés en les forçant à ajourner
leurs projets. Plusieurs témoins déposèrent que Pichegru en avait été
découragé au point qu'à la suite de leurs entrevues il était décidé à quitter
la France. Que restait-il donc à la charge du général ? D'avoir consenti à se
réconcilier avec le traître Pichegru, ainsi que le lui reprocha le président ?
« Depuis le commencement de la Révolution, répondit Moreau, il y a eu
beaucoup de traîtres. Il y a eu des hommes traîtres en 1789 qui ne l'ont pas
été en 1793. D'autres l'ont été en 93 et ne l'ont pas été en 95 ; d'autres
qui le furent en 95 ne l'ont pas été depuis. Beaucoup furent républicains qui
ne le sont plus maintenant ! Le général Pichegru peut avoir eu des
relations avec Condé en l'an IV ; je crois qu'il en a eu. Mais il a été
enveloppé dans la proscription de Fructidor ; on doit le considérer comme un
de ces proscrits Quand j'ai vu les fructidorisés à la tête des autorités de
l'État, quand l'armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du
Premier Consul, je pouvais bien m'occuper de rendre à la France le vainqueur
de la Hollande ! » Lui reprochait-on de ne s'être pas fait le dénonciateur
d'un homme qui était venu s'ouvrir à lui ? Ce n'était pas là comme il le dit
lui-même avec une juste fierté, un rôle à accepter pour le vainqueur de
Hohenlinden. D'avoir eu deux ou trois entrevues avec lui ? Il n'avait pas
dépendu de lui de les éviter, et des entrevues n'étaient point un crime. S'il
avait vu Georges, il l'avait vu malgré lui et seulement pour repousser ses
offres. Mais il n'était nullement prouvé qu'il l'eût ; jamais vu. Lajolais, le seul témoin qui eût parlé de visu de
l'entrevue du boulevard de la Madeleine, avouait maintenant qu'il n'y avait
pas vu Georges ; il avait seulement montré Moreau à Pichegru. De n'avoir pas
caché les sentiments de haine que lui inspirait le gouvernement consulaire ?
Ces sentiments étaient honorables pour lui, et aucune loi ne lui défendait de
les exprimer dans la liberté d'un entretien privé. Une seule déposition était
invoquée contre lui au procès comme elle l'est encore par les ennemis de sa
mémoire[15], c'est celle de Rolland, homme
extrêmement suspect et contredit par tous les autres témoignages Rolland, qui
pendant tout le cours de l'instruction avait joui des plus étranges immunités
comme d'être détenu à l'Abbaye, et de sortir de sa prison accompagné
seulement du concierge qui était son ami[16], avait déclaré dans son second
interrogatoire être allé de la part de Pichegru chez le général Moreau pour
savoir ses dispositions définitives à l'égard de la conspiration. « Je ne
puis, lui aurait dit Moreau, me mettre à la tête d'aucun mouvement pour les
Bourbons. Mais si Pichegru fait agir dans un autre sens, et dans ce cas je
lui ai dit qu'il faudrait que les consuls et le gouverneur de Paris
disparussent, je crois avoir un parti assez fort pour obtenir l'autorité ; je
m'en servirai aussitôt pour mettre tout le monde à couvert ; ensuite de quoi
l'opinion dictera ce qu'il conviendra de faire. C'était sur ce mot « il
faudrait que les consuls disparussent », mot rapporté de souvenir
d'une conversation tenue longtemps auparavant, que l'accusation établissait
la complicité de Moreau. Selon elle, et selon les historiens qui ont adopté
ce thème, cela voulait dire : Assassinez d'abord, et je viendrai ensuite pour
profiter de l'assassinat et couvrir les assassins ! Mais Rolland
lui-même désavoua le sens qu'on voulait donner à ses paroles : « Le général,
s'écria-t-il, n'a pas dit qu'il fallait faire disparaître les Consuls ; il a
dit seulement : dans ce cas il faudrait qu'ils disparaissent[17]. » Ce
n'était donc là à toute rigueur, qu'une simple hypothèse de sa part. Mais
comment admettre les absurdes contradictions qu'elle impliquait ? comme le
fit remarquer Moreau, c'était un projet ridicule que de se servir des
royalistes dans l'espoir que s'ils étaient victorieux ils lui remettraient le
pouvoir. « Or, ajoutait-il très-noblement, j'ai fait dix ans la guerre, et
pendant ces dix ans je n'ai pas fait que je sache des choses ridicules....
Moi, me faire dictateur ! disait-il encore, et l'on ne me donne pour
complices que des partisans des Bourbons ! Où sont donc mes soldats ? où sont
donc ceux que j'ai séduits dans le Sénat, dans le conseil d'État, dans
l'armée ?» Enfin, à supposer Moreau assez niaisement crédule pour espérer que
le premier usage que les royalistes feraient de leur victoire serait de lui
déférer la dictature, à prendre même à la lettre ce témoignage isolé et d'une
si évidente invraisemblance, qu'en résultait-il en définitive ? Que Moreau
faisait des vœux en faveur des conspirateurs et se réservait d'entrer en
scène après leur succès pour en profiter ; mais jusque-là il n'était ni leur
associé ni leur complice, il restait dans son attitude d'expectative et
d'abstention ; on n'avait aucun acte à lui reprocher, en sorte que
l'accusation de ce témoin unique, dont les mobiles furent suffisamment
dévoilés par l'indulgence exceptionnelle dont le gouvernement usa à son
égard, ne pouvait motiver une condamnation en admettant même qu'elle fût
suffisante comme preuve, ce qui était contraire non-seulement à toute
justice, mais à toute jurisprudence. Le fait
qu'on prétendait établir sur la déposition de Rolland supposait dans Moreau
une impatience d'ambition poussée jusqu'à la folie ; or, rien n'était plus
contraire au caractère connu du général qui se distinguait éminemment par le
calme, la sagesse et la modération de sa conduite. Tout en gardant des
convictions politiques très-arrêtées, Moreau avait toujours manifesté pour la
politique une sorte d'éloignement instinctif ; il y fallait, de son temps,
trop d'intrigues, d'arrière-pensées, de voies souterraines ; il répétait
volontiers qu'il était fait pour la guerre et qu'il voulait s'en tenir à ce
rôle. Il était, en effet, né pour être le premier soldat d'une république à
la Washington, le général citoyen d'un pays libre ; il en possédait toutes
les grandes vertus ; il n'avait rien de ce qu'il fallait pour être l'idole
d'une démocratie avide, conquérante, vaniteuse, insatiable de flatteries, qui
ne se donnait qu'à ceux qui savaient la caresser et la brutaliser tour à
tour. Ce qu'il était le moins, c'était à coup sûr cet ambitieux vulgaire, à
la fois dupe et trompeur, tel que le dépeignait Rolland ; toute sa carrière
était là pour l'attester. Jamais, comme tant d'autres généraux, il ne s'était
mêlé à nos troubles civiques, jamais il n'avait songé à exploiter sa gloire
et son influence sur l'armée pour intervenir dans les querelles des partis ou
réclamer sa part dans le pouvoir. Au 18 brumaire, trompé comme les hommes les
plus clairvoyants de l'époque par les déclarations républicaines de
Bonaparte, il s'était effacé derrière son rival, avait accepté de lui la
mission la plus compromettante. Si c'était là le fait d'un esprit trop
confiant, ce n'était certainement pas celui d'un ambitieux. Mais il avait
mieux à faire valoir ; il y avait dans sa vie passée un fait, alors de
notoriété publique, et qui était une preuve encore plus péremptoire de son
désintéressement. C'était son refus d'accepter les offres de Sieyès, lorsque
ce directeur lui avait proposé de faire lui-même le coup d'État et de
s'emparer de la dictature peu de temps avant que Bonaparte ne fût revenu
d'Égypte. Ce fait concluant, s'il en fut, avait une grande importance comme
effet moral sinon comme argument immédiat pour la défense, et Moreau fit
prier Sieyès de venir l'attester devant le tribunal ; mais ce sénateur, dont
la prudence naturelle s'était encore accrue depuis les menaces et les injures
que son opposition à l'époque du Consulat à vie lui avait attirées de la part
de Bonaparte, fit répondre à Moreau : « qu'il espérait que le général
serait assez bon pour ne pas le perdre en insistant sur sa demande[18]. » Moreau se borna, en
conséquence, à rappeler le fait sans invoquer le témoignage de Sieyès. Au
reste, les réponses de Moreau étaient si fortes de raison et de bon sens
qu'elles pouvaient se passer de tout secours étranger. Quelque brillantes
qu'elles fussent par la noblesse et la fierté, elles se distinguaient encore
plus par cette justesse saisissante qui s'impose à l'esprit et coupe court
aux objections. Les deux témoins qui avaient conduit Pichegru chez lui
convenant que l'entrevue n'avait duré qu'environ un quart d'heure : « Un
quart d'heure ! dit-il, c'est peu pour discuter un plan de gouvernement ! »
Et comme ils constataient que Pichegru était sorti mécontent : « Si Pichegru
était mécontent, c'est qu'apparemment nous n'étions pas d'accord ! »
Lorsqu'il fut question du voyage de Lajolais :
« J'ai vu, dit-il, M. Lajolais à Paris au mois
de juin ; M. Lajolais est arrivé à Londres au mois
de décembre suivant. Il faut convenir que j'avais là un messager qui ne
faisait pas grande diligence ! » Comme Rolland racontait qu'il était allé lui
faire des propositions de la part de Pichegru : « Voilà deux hommes, s'écria
Moreau, dont l'un fait des propositions et l'autre les accepte. Quel est le
plus coupable ? Celui qui les fait. Pourquoi depuis notre détention suis-je
tenu au secret, tandis que M. Rolland a été mis à l'Abbaye chez un de ses
amis, jouissant de la plus grande liberté ? » Le président lui ayant demandé
avec une certaine insistance s'il n'était pas payé par le gouvernement et
combien il recevait : « Je vous en prie, monsieur, lui dit Moreau, ne mettons
pas en balance mes services avec mon traitement. » Il n'eut qu'un seul mot à
l'adresse de Bonaparte, un mot sans colère mais du plus sanglant mépris. Ce
fut lorsqu'on produisit comme pièce de conviction sa lettre confidentielle au
Premier Consul : « Le Premier Consul, dit-il, a sans doute regardé cette
lettre comme un moyen justificatif ! il est trop magnanime pour ne l'avoir
pas gardée si elle contenait quelque chose qui pût me compromettre ! » Lorsque
les interrogatoires furent terminés, Moreau demanda à être entendu lui-même
avant ses défenseurs. Il présenta un résumé de sa vie passée en quelques mots
d'une simplicité antique, qu'il déclarait vouloir adresser non à la justice,
mais à la nation, et qui étaient dignes en effet d'avoir tout un peuple pour
auditoire. « Des circonstances malheureuses, dit-il, produites par le
hasard ou préparées par la haine, peuvent obscurcir pendant quelques instants
la vie du plus honnête homme ; avec beaucoup d'adresse un criminel peut
éloigner de lui les soupçons et les preuves de ses crimes. Une vie entière
est toujours le plus sûr témoignage pour et contre un accusé ; c'est donc ma
vie entière que j'oppose aux accusateurs qui me poursuivent ; elle a été
assez publique pour être connue. « J'étais
voué à l'étude des lois au commencement de cette révolution qui devait fonder
la liberté du peuple français ; elle changea la destination de ma vie ; je la
vouai aux armes. Je n'allai pas me placer parmi les soldats de la liberté par
ambition ; j'embrassai l'état militaire par respect pour les droits de la
nation. Je devins guerrier parce que j'étais citoyen. Je portai ce
caractère sous les drapeaux, je l'y ai toujours conservé. Plus j'aimais la
liberté, plus je fus soumis à la discipline. J'avançai assez rapidement, mais
toujours de grade en grade et sans jamais en franchir aucun ; toujours en
servant la patrie, jamais en flattant les comités. Parvenu au commandement en
chef, lorsque la victoire nous fais3it avancer au milieu des nations ennemies,
je ne m'appliquai pas moins à leur faire respecter le caractère du peuple
français qu'à leur faire redouter ses armes. La guerre sous mes ordres ne fut
un fléau que sur le champ de bataille ; plus d'une fois les nations et les
puissances ennemies m'ont rendu ce témoignage, et cette conduite je la
croyais aussi propre que nos victoires à faire des conquêtes à la France ! » Il
rappela ensuite sa disgrâce après le 18 fructidor « pour avoir été trop
lent à dénoncer un homme dans lequel il ne pouvait voir qu'un frère d'armes
jusqu'au moment, où il serait convaincu par l'évidence des preuves, » sa
constance à servir dans des postes subordonnés, et comment « reporté au
commandement en chef par les revers de nos armes, il fut en quelque sorte
renommé général par nos malheurs ; » il rappela son refus de s'emparer du
pouvoir avec Sieyès, « se croyant fait pour commander aux armées et ne
voulant pas commander à la République, » sa coopération imprévoyante,
mais à coup sûr désintéressée au 18 brumaire, ses services si éclatants dans
la campagne d'Ulm et de Hohenlinden, et enfin son retour au sein de la vie
privée. Qu'avait-on à lui reprocher depuis sa retraite ? Aucun autre crime
que la liberté de ses discours. « Ses discours ? ils avaient été souvent
favorables aux opérations du gouvernement, et si quelquefois ils ne l'avaient
pas été, pouvait-il croire que cette liberté fût un crime chez un peuple qui
avait tant de fois décrété celle de la presse, et
qui en avait joui sous les rois même ! « Si
j'avais voulu, ajoutait-il, concevoir et suivre des plans de conspiration,
j'aurais dissimulé mes sentiments et sollicité tous les emplois qui auraient
pu me replacer au milieu des forces de la nation. Pour me tracer cette
marche, à défaut d'un génie politique que je n'eus jamais, j'avais des
exemples connus de tout le monde et rendus imposants par le succès. Je
savais peut-être bien que Monck ne s'était pas éloigné
des armées lorsqu'il avait voulu conspirer ; et que Cassius et Brutus
s'étaient rapprochés du cœur de César pour le percer. » Cette
harangue avait un accent d'honneur et de probité qui ne s'imite pas ; elle
excita dans l'auditoire une émotion inexprimable. A plusieurs reprises
l'assistance éclata en applaudissements ; une lumière soudaine se fit dans
les esprits : le vainqueur de Hohenlinden assis sur la sellette des accusés
paraissait plus grand que le nouvel empereur sur son trône. Les juges
voyaient avec consternation ce triomphe inattendu qui semblait proclamer
d'avance, au nom de l'opinion publique, l'innocence et l'acquittement d'un
homme qu'ils avaient reçu mission de condamner. Plusieurs d'entre eux,
contraints par l'évidence de la vérité et par le cri de leur conscience,
étaient devenus favorables à l'accusé à la suite des débats du procès ;
quelques-uns ne figuraient dans ce tribunal qu'à titre d'instruments et ils
étaient décidés à remplir ce rôle infâme jusqu'au bout ; mais tous savaient
qu'acquitter Moreau c'était condamner un maitre implacable ; dilemme terrible
pour le juge le plus intègre dans la situation dépendante où était tombée la
magistrature. L'attitude
de Georges pendant le procès fut telle qu'on pouvait l'attendre d'un vaincu
qui ne voulait pas survivre à sa défaite, et d'un homme dont la force d'âme
n'avait jamais été méconnue, même par ses ennemis. Ayant fait le sacrifice de
sa vie, il dédaigna de la défendre et ne répondit à l'interrogatoire du
président que dans la mesure où il pouvait soit relever l'honneur de son
parti, soit servir l'intérêt de ses coaccusés. Georges ne se défendit que sur
un point, sur sa prétendue participation au complot de la machine infernale ;
il le fit avec la plus grande énergie et démontra par les raisons les plus
concluantes que le billet signé : Gédéon, la seule pièce qu'on
produisit contre lui, n'était pas de son écriture, et ne pouvait avoir été
envoyé par lui. Quant à la conspiration actuelle, le thème de l'assassinat
était devenu insoutenable en présence de l'unanimité des témoignages. Ce
hardi partisan avait comploté un 18 brumaire au profit de la royauté, il
n'avait pas préparé un assassinat. A ceux mêmes qui s'obstinaient à l'appeler
un brigand il sut faire admirer le superbe sang-froid de ses réponses,
l'habileté de ses explications, et le hautain persiflage avec lequel il
traitait les hommes qui tenaient sa vie dans leur main. Il semblait les
presser d'en finir, les défier de l'amener à prendre au sérieux le simulacre
de procédure qui s'instruisait devant eux, il le considérait comme une pure
formalité et une hypocrisie inutile. Très-sensible au malheur de ses
compagnons, il montrait sur son propre sort la plus profonde insouciance ; il
les soutenait sans cesse de ses encouragements et de ses exhortations, les
nourrissait en quelque sorte de son âme et de sa vie et leur montrait par son
propre exemple, par son stoïque mépris de la mort, que leur plus grande force
consistait à ne plus rien espérer. Il semblait jouer par avance avec
l'instrument du supplice comme pour les familiariser avec l'idée de la mort.
Il est impossible de lire ces débats qui furent le testament de Georges sans
se dire que ce n'était pas là l'âme d'un assassin. Le 9
juin à huit heures du matin, les juges entrèrent en délibération pour
formuler leur sentence. L'un d'entre eux, l'intègre Lecourbe, le frère du
général, a conservé pour l'histoire le récit des péripéties de cette journée
néfaste, digne du temps de Tibère. Ils avaient été pressés, circonvenus de
mille manières par les familiers du palais, surtout par Réal, l'intermédiaire
naturel entre la justice et le pouvoir. On avait mis en jeu tous les mobiles
capables de les influencer, l'ambition, la servilité, la crainte ; on s'était
adressé même à leurs scrupules d'humanité. L'empereur, disait-on, voulait
pour Moreau une condamnation à mort : c'était une satisfaction qu'on lui
devait sous peine de lui infliger un démenti personnel ; ruais s'il désirait
voir condamner Moreau, c'était uniquement pour avoir le plaisir de lui faire
grâce. Il fallait s'en remettre à la générosité impériale. Acquitter l'accusé
c'était au contraire le perdre sûrement, car l'empereur agirait alors en chef
d'État qui a à prononcer non plus sur un débat judiciaire, mais sur une
question politique ; il ne prendrait plus conseil que de l'intérêt de sa
couronne. Ces motifs, qui n'étaient que trop présents à la pensée des juges,
furent développés de nouveau par Thuriot dans la
chambre du conseil ; il insista particulièrement sur la volonté de l'empereur
et sur son intention de faire grâce. C'est alors qu'emporté par l'invincible
élan d'une conscience droite, l'helléniste Clavier s'écria : Et qui nous la
fera à nous ? Ce cri de l'honneur et de la probité indignée l'emporta tout
d'abord : sur les douze juges, sept se prononcèrent pour l'acquittement du
général Moreau et cinq seulement pour sa condamnation. Mais le président Hémart refusa de fermer la discussion et ces lamentables
débats se prolongèrent encore pendant de longues heures. Pendant
ce temps, Bonaparte tenu au courant des péripéties de la délibération par des
communications fréquentes, et irrité de la résistance imprévue qu'il
rencontrait chez des magistrats dont la docilité avait paru assurée,
s'emportait à l'idée de voir sa proie lui échapper ; il s'efforçait par tous
les moyens en son pouvoir de faire revenir les juges de leur premier
mouvement. On alla, par son ordre, soumettre des accusés désormais hors de
cause par la clôture des débats à une sorte de question extraordinaire pour
leur arracher de nouveaux aveux, il n'hésita pas à affirmer qu'ils avaient
fourni de nouvelles charges contre Moreau, et il se hâta d'écrire lui-même à
Cambacérès[19] « qu'il paraissait que
des accusés avaient déclaré qu'au lieu de trois entrevues entre Pichegru et
Moreau, il y en avait eu cinq ; et qu'il désirait en conséquence que le
procureur général demandât l'entrée à la séance, vu que les juges étaient
encore en délibération, pour dénoncer à la cour un nouvel ordre de choses....
Cette dénonciation, ajoutait-il, serait jointe à la procédure et donnerait
lieu à une rédaction de sentence plus conforme à la justice ft à l'intérêt de l'État. » Ces derniers mots prouvent
jusqu'à l'évidence qu'il connaissait le premier résultat de la délibération,
et que pour faire reculer les juges il n'hésitait pas à leur signifier son
mécontentement. La communication fut faite et la délibération reprise. Thuriot revint sur la pénible extrémité à laquelle on
allait réduire le gouvernement en le forçant à faire un coup d'État. Hémart insista sur le mauvais effet qui serait produit à
l'extérieur par l'acquittement de Moreau. Les puissances seraient heureuses
d'un tel prétexte pour refuser de reconnaître l'empereur. Lecourbe proteste
énergiquement contre les manœuvres employées pour influencer les juges ; ses
collègues commencent à faiblir. Alors Bourguignon propose un moyen terme qui
consiste à condamner Moreau en lui assurant le bénéfice des circonstances
atténuantes : les juges donneront ainsi à la fois satisfaction à leur
conscience en le frappant d'une peine légère, et au gouvernement en lui
offrant la condamnation qu'il réclame. Cette Cran sac ton est aussitôt
acceptée par la faiblesse des uns et la complaisance des autres. Lecourbe et
Rigaud persistent seuls dans leur opinion et soutiennent jusqu'au bout
l'honnête homme victime de la plus lâche et de la plus odieuse persécution.
Moreau est condamné à deux ans de prison ; vingt autres accusés, parmi
les, quels Georges, les Polignac, le marquis de Rivière, sont condamnés à
mort ; le reste est acquitté[20]. En
apprenant que Moreau avait échappé à la peine capitale, Bonaparte eut un
transport de fureur, probablement, comme l'insinuent ses panégyristes, pour
avoir perdu l'occasion d'exercer son droit de grâce. N'ont-ils pas été
jusqu'à écrire que les juges avaient subi une pression de l'opinion publique
qui leur avait imposé une indulgence contraire à tous leurs sentiments et
fait sacrifier le devoir à la popularité ? Une pression de l'opinion dans un
temps où l'opinion était terrifiée ! Dans un temps où il n'y avait ni une
tribune ni un journal où pût se faire entendre une voix libre ! Dans un temps
où le pouvoir tenait toutes les existences dans sa main ! Selon ces honteuses
apologies, la victime dans ce procès n'était pas Moreau, mais Bonaparte ; et
ils donnent comme preuve de ses intentions clémentes, son empressement à
commuer les deux années de détention en un exil perpétuel qui le débarrassait
pour toujours de Moreau ! Citer de pareilles aberrations, c'est en faire
justice. Moreau fut moins sensible à la peine en elle-même qu'à la
déclaration inique qui l'affirmait coupable. « On vient, écrivait-il au
sortir de l'audience, de me condamner à deux ans de prison. C'est le comble
de l'horreur et de l'infamie. Si je suis un conspirateur, je dois périr.
Certes, il ne peut y avoir de circonstance atténuante comme le jugement le
porte.... S'il était constant que j'avais pris part à la conspiration,
disait-il encore, je devais être condamné à mort comme le chef. Personne ne
croira que j'y aie joué le rôle d'un caporal[21]. » La,
commutation de la peine en un exil perpétuel fut non pas demandée par Moreau,
comme on l'a dit, mais proposée par Fouché au nom du gouvernement à Mme
Moreau qui tremblait que son mari n'éprouvât le sort de Pichegru et qui
accepta sans hésiter. Moreau resta étranger à la négociation. « Si le
gouvernement, écrivait-il à ce sujet, ne se trouve pas encore assez rassuré
par nia détention dans une prison d'État, s'il lui faut un exil hors de
France, je m'y soumettrai, puisqu'il n'y a jamais déshonneur à obéir à la
force, mais je ne puis-négocier sur ce point ; mon consentement ferait de
cette nouvelle peine une grâce et je n'en veux pas[22]. » Ses pressentiments ne le
trompaient pas ; c'était en effet une faveur que Bonaparte prétendait avoir
accordée à Moreau, en le bannissant de sa patrie ; et il s'efforça de faire
croire que cette grâce n'avait été octroyée qu'à la prière du général : «
Vous av3.- sollicité, lui écrivait le grand juge à la date du 2I juin 1804,
la faculté de vous rendre aux États-Unis, et l'intention de Sa Majesté est
que vous ne puissiez rentrer en France sans avoir préalablement obtenu sa
permission expresse. » La réponse de Mme Moreau, faite au nom de son mari
malade, prouve que non-seulement le général était resté étranger à la
démarche, mais que la durée de l'exil n'avait pas été prévue, et que le
prétendu bienfait cachait un nouveau piège. « C'est moi seule,
écrivit-elle, qui ai désiré que Sa Majesté nous permit de quitter notre
patrie. Mon mari n'a fait que se conformer à l'arrêté qui a été pris ; mais
il était loin de s'attendre à un exil indéfini[23]. » L'empereur
fit acheter la terre et l'hôtel de Moreau et les donna à deux de ses
généraux. On jugea nécessaire de précipiter le départ du proscrit, car on
savait que si la grande masse était indifférente à son malheur, il avait pour
lui tous les cœurs généreux, et l'attitude d'un certain nombre de ses anciens
compagnons d'armes n'était pas sans inspirer quelques alarmes. Pendant tout
le cours du procès, les soldats de garde lui avaient rendu les honneurs
militaires, et le jour où il était rentré dans son cachot après sa
condamnation, le prisonnier l'avait trouvé orné de fleurs par des mains
amies, touchants et discrets hommages qui ne s'adressaient plus qu'au malheur
et qui avaient mille fois plus de prix que tous ceux qui avaient salué ses
triomphes 1 Ces témoignages d'une pitié réduite à se cacher furent la seule
récompense qu'il emporta d'un pays auquel il avait rendu de si glorieux
services. Pendant ce temps, l'auteur de son infortune, l'homme qui l'avait
entraîné en brumaire à commettre la faute presque unique qu'on pût jusque-là
reprocher à sa vie, l'homme dont la carrière politique comparée à celle de
Moreau n'avait été qu'une longue suite de trahisons, de violences et de
criminelles intrigues, marchait d'ovations en ovations, acclamé par un peuple
de prétoriens ; exemple de justice distributive qui n'est ni nouveau ni
unique et qui doit raffermir les hommes appelés à subir de semblables
épreuves en leur montrant que d'autres ont su les supporter avant eux dans
des temps encore plus difficiles et avec des mérites supérieurs. Sur le
point de s'embarquer pour l'Amérique le général Moreau dut s'arrêter à Cadix
pour les couches de sa femme qui avait voulu l'accompagner malgré un état de
grossesse très-avancée. Fouché se hâta de réclamer auprès du gouvernement
espagnol pour presser le départ et au besoin l'expulsion du proscrit. « Il y
a quatre ans, écrivit Moreau[24], qu'à pareil jour je gagnai la
bataille de Hohenlinden. Cet événement, assez glorieux pour mon pays, a
procuré à mes concitoyens un repos dont ils étaient privés depuis longtemps ;
moi seul n'ai pu encore l'obtenir. Me le refuserait-on à l'extrémité de l'Europe,
à cinq cents lieues de ma patrie ? » A
quelque temps de là le magistrat Lecourbe, celui qui avait osé soutenir
jusqu'au bout l'innocence de Moreau, s'étant présenté à une audience des
Tuileries avec les membres de la Cour de Paris, Bonaparte s'avança vivement
vers lui et l'interpellant avec violence : « Comment, lui dit-il, avez-vous
osé souiller mon palais de votre présence ? Sortez, juge prévaricateur,
sortez ![25] » Le 26
juin, Georges fut exécuté avec onze de ses compagnons. Bonaparte avait fait
grâce au marquis de Rivière, aux Polignac et à cinq autres des condamnés sur
les supplications de leur famille et de la sienne propre. On remarqua que les
grâces n'avaient été accordées qu'à des gentilshommes et Murat, dit-on, le
lui reprocha avec amertume. Ainsi douze têtes tombèrent pour une conspiration
en grande partie provoquée par la police, et qui n'avait eu pour tout
commencement d'exécution que des conciliabules. C'est là ce qu'on a appelé la clémence de Napoléon. |
[1]
Memorials and correspondence,
published by lord Russell, vol. III.
[2]
Adresse du Sénat.
[3]
Miot de Mélito.
[4]
Lettre à Soult, 14 avril 1804.
[5]
Signé le 24 mai 1804.
[6]
Note du 30 avril.
[7]
Bonaparte à Talleyrand, 13 mai 1804.
[8]
Note de lord Hawkesbury, 30 avril 1804. Annual
register : state papers.
[9]
Thibaudeau. Pelet de la Lozère.
[10]
Sénatus-consulte du 18 mai 1804, titre VIII.
[11]
Titre X.
[12]
Mémoires du comte Beugnot.
[13]
Mémoires de Lafayette.
[14]
Lettre inédite de Moreau, communiquée par Mme la comtesse de Courval.
[15]
Thiers, Histoire du Consulat. Thibaudeau, etc.
[16]
Ces faits furent constatés dans le cours des débats.
[17]
Procès instruit par la Cour de justice criminelle contre Georges, Pichegru,
Moreau, etc. — 8 vol. Paris, 1804.
[18]
Notes manuscrites du tribun Moreau, communiquées per Mme la comtesse de
Courval.
[19]
Bonaparte à Cambacérès, 9 juin 1804.
[20]
Lecourbe, Opinion sur le procès de Moreau. — Procès-verbal de ce qui
s'est passé dans la Chambre du Conseil.
[21]
Lettres inédites de Moreau.
[22]
Lettre inédite de Moreau.
[23]
Lettre communiquée par Mme la comtesse do Courval.
[24]
Lettre inédite de Moreau.
[25]
Thibaudeau ; Lecourbe ; Lafayette.