HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE IV. —  L'EMPIRE. — LE PROCÈS ET LA PROSCRIPTION DE MOREAU.

 

 

Si le motif des facilités et des encouragements de toute sorte que le gouvernement avait prodigués à une conspiration qui sans lui n'aurait peut-être jamais eu un commencement d'existence, était un seul instant douteux pour l'histoire, l'empressement éhonté qu'on mit à tirer de cette noire combinaison les résultats qu'on en attendait, suffirait à lui seul pour donner une clarté parfaite aux intentions de ceux qui la favorisèrent. L'art avec lequel on exploita le complot explique merveilleusement la coopération qu'on lui avait prêtée. Ce sont deux coups montés en même temps, deux parties liées qui n'ont qu'un seul et même enjeu, deux entreprises qui visent au même but. Ce but si ardemment et si perfidement poursuivi, ce n'était pas seulement la perte de Moreau et de tous ses amis qui allaient être enveloppés dans sa disgrâce, ce n'était pas seulement la mort de Pichegru, de Georges, du duc d'Enghien, la suppression violente de tout ce qui restait d'éléments énergiques au sein du parti royaliste, c'était encore le couronnement de ces espérances depuis si longtemps ajournées, dont le pamphlet de Fontanes avait été la première manifestation, dont la conspiration de Ceracchi avait été le prétexte savamment préparé, dont le Consulat à vie avait été l'avortement passager, par suite de la dissimulation obstinée de Bonaparte, c'était le rêve dont on ne voulait pas attendre la réalisation des triomphes devenus un peu problématiques de l'expédition d'Angleterre ; c'était en un mot l'Empire. La commotion produite par les derniers événements, l'ébranlement communiqué à tant de têtes faibles et légères, si promptes à se jeter d'un extrême à l'autre, les protestations de dévouement provoquées au sein de tous les corps officiels, de toutes les as- semblées administratives à l'occasion des dangers auxquels le Premier Consul disait avoir échappé, rendaient facile l'introduction de l'objet déjà connu de ses désirs sous forme d'adresse ou de pétition, et la question, une fois introduite, était d'avance résolue.

Depuis longtemps les mots d'Empire d'Occident, d'Empire des Gaules, avaient été mis en avant par des hommes zélés, jaloux de prendre date, et sûrs de plaire au maître en prononçant tout haut le nom qui ne quittait plus sa pensée. Mais ces mots n'avaient pas trouvé d'échos, ils n'avaient été accueillis que par l'indifférence publique. Dès la rupture de la paix d'Amiens, Fox écrivait à son neveu que le bruit courait que Bonaparte allait se faire proclamer empereur des Gaules[1]. L'annonce était prématurée, mais l'évènement était résolu. Il avait d'abord fallu faire "naître l'occasion ; aujourd'hui on la tenait : choisir, pour opérer cette transformation, l'échec d'une conspiration était un procédé indiqué et devenu banal depuis Machiavel. Pendant même qu'on fusillait le duc d'Enghien à Vincennes, des adresses signées par des fonctionnaires, des conseils électoraux et des conseils municipaux, demandaient que Bonaparte mît fin aux inquiétudes de la nation et consolidât les institutions, en rétablissant l'hérédité. Le signal avait été donné au fond d'une province éloignée par un collège obscur que présidait Ganteaume. Cette requête ne répondait en rien au sentiment général, c'était le gouvernement qui se l'adressait à lui-même, par la main de ses créatures. La France était passive et subjuguée, elle n'avait plus ni volonté ni opinion, elle était surtout crédule, ignorante, et n'avait presque aucun moyen de connaître la vérité sur les faits qui venaient de se passer ; elle se laissa pousser avec résignation dans la voie où l'on voulait l'entraîner. Jamais révolution ne fut moins spontanée, moins motivée, moins appelée par le vœu public ; jamais crise n'a été provoquée avec plus de mépris pour les droits du peuple ; jamais on n'a plus audacieusement insulté au bon sens et à la vérité qu'en affirmant que l'Empire était souhaité par la nation. Dans l'entourage même de Bonaparte, les personnages les plus éclairés étaient pour la plupart opposés au nouveau changement ; ils s'effrayaient pour eux-mêmes d'une ambition qui semblait devenir plus insatiable en raison même des satisfactions qu'on lui prodiguait afin de l'apaiser. Ainsi pensait Cambacérès lui-même, le grand meneur du Consulat à vie, devenu hostile aux projets annoncés non par scrupule c d par principe, mais par prévoyance et par crainte de l'avenir si imprudemment escompté. Bonaparte n'avait pour lui que ceux qui spéculaient d'avance sur les faveurs d'un régime nouveau. A leur tête s'était placé Fouché, fatigué de sa longue inertie, et impatient de reconquérir sa place dans le gouvernement. Fouché fut, à défaut de Cambacérès, l'instrument principal de cette transformation ; ouvrier digne d'une telle tâche. Les services qu'il rendait ici n'étaient d'ailleurs que la continuation de ceux qu'il avait rendus dans la trame ourdie contre Moreau. Ii y déploya sa vieille expérience de roué politique, et toute sa science de l'intrigue. Le meurtre du duc d'Enghien produisit un mouvement d'horreur, mais n'arrêta pas des manifestations organisées, dans lesquelles l'opinion publique n'était pour rien. Ii ne s'agit bientôt plus que d'y faire participer les grands corps d'État, plus dociles encore que tous les autres : ils n'attendaient que le mot d'ordre pour obéir.

On trouva un moyen très-simple d'engager le Sénat. Dans le but de faire diversion à la fâcheuse impression produite en Europe par la violation du territoire germanique, le Premier Consul avait fait rédiger par le Grand Juge un rapport concernant les intrigues de Drake, de Spencer Smith en Allemagne et la duperie dont ils avaient été l'objet de la part de 1V1éhée et du capitaine Rosey. On joignit à ce rapport comme pièce de conviction la correspondance de ces agents diplomatiques avec les deux agents provocateurs, et pour donner le plus grand éclat possible à ces lettres fort insignifiantes, on les appuya par une circulaire des plus bruyantes et des plus déclamatoires, que Talleyrand adressa à toutes les cours européennes, pour flétrir une fois de plus les abominables menées du cabinet britannique. C'était tirer doublement parti de cette médiocre production, que de la communiquer au Sénat dans la circonstance présente. La commission nommée pour examiner le rapport au nom de cette assemblée, ignorant ce qu'on allait exiger d'elle, ne proposa qu'un projet d'adresse contenant les félicitations obligées ; mais Fouché avait reçu mission d'éclairer le Sénat. Bonaparte jugeait inutile de recommencer cette fois la comédie du Consulat à vie, car il en avait été le premier puni ; il s'était expliqué nettement au sujet de ses intentions. Fouché fit connaître aux sénateurs un désir qui était pour eux un ordre. Il n'eut pas de peine à les convaincre de l'avantage qu'il y aurait pour le Sénat à devancer une volonté à laquelle il ne pouvait faire obstacle : l'adresse projetée se changea aussitôt en une invitation à s'emparer de la couronne. Le 27 mars, alors que le corps de la victime de Vincennes était à peine refroidi, et que l'impression était encore toute vive dans les esprits, les personnages les plus considérables de l'État, au milieu de la stupeur universelle, s'empressèrent d'offrir au meurtrier la récompense du crime. « Vous fondez, lui disaient-ils, une ère nouvelle, mais vous devez l'éterniser ; l'éclat n'est rien sans la durée. Ne différez pas, grand homme, achevez votre ouvrage en le rendant immortel comme votre gloire. Vous nous avez tirés du chaos du passé, vous nous faites bénir les bienfaits du présent, garantissez-nous l'avenir ![2] »

Bonaparte accueillit avec une calme gravité le vœu des sénateurs, mais il crut devoir manifester l'étonnement d'un homme pris au dépourvu. Il demanda à réfléchir avant de répondre à une proposition dont il avait eu seul l'initiative. Ce qu'il voulait en réalité c'était gagner le délai indispensable pour tout régler et pour préparer les esprits à une transformation dont personne ne sentait la nécessité. En même temps donc qu'il faisait débattre au conseil d'État par ses orateurs les avantages comparés du système électif et du système héréditaire, en même temps qu'il affectait avec certains personnages d'hésiter entre un empire et un stathoudérat[3], il pressait ses préfets d'activer les démonstrations de toutes les assemblées placées sous leur dépendance ; il chargeait ses ambassadeurs de négocier la reconnaissance de son nouveau titre auprès des cours étrangères, particulièrement de la Prusse et de l'Autriche ; il discutait avec ses frères Joseph et Louis tantôt l'éventualité d'un divorce, tantôt le mode d'après lequel devait être réglée l'hérédité ; il s'efforçait de faire accepter à Louis l'idée d'une adoption devant laquelle ce dernier se récriait avec horreur, disant qu'on voulait le déshonorer et confirmer les bruits injurieux auxquels avait donné lieu la naissance de son premier fils ; enfin il mandait à ses généraux[4] de consulter l'opinion de l'armée, en ayant soin toutefois de n'adresser cette invitation qu'à ceux qui étaient capables d'en comprendre le sens. Cette dernière formalité était d'autant plus dérisoire que les vœux des soldats étaient d'avance exploités comme une menace auprès des membres du Sénat, du Corps législatif et du Tribunat. On leur faisait dire sous-main « que l'armée était impatiente, que ses chefs craignaient de ne pouvoir bientôt plus la contenir, qu'il fallait donc se hâter si l'on ne voulait pas voir consommée par la force militaire une révolution qui devait être faite par les pouvoirs civils ! » L'armée était donc au fond le levier qui faisait mouvoir tout l'État. Il est facile de comprendre le résultat de ce mouvement général imprimé à cette machine si bien organisée pour le despotisme ; une fois jeté dans la filière l'Empire 'suivait une marche régulière, prévue, que rien ne pouvait arrêter désormais, si ce n'est un hasard extraordinaire.

L'Europe étant moins disciplinée se montra moins complaisante. Nous avons vu comment Bonaparte, à la suite de la rupture du traité d'Amiens, en était arrivé en peu de temps à exaspérer contre nous par ses exigences intraitables les États les mieux disposés en notre faveur, et cela au moment où la guerre dans laquelle nous venions de nous engager nous imposait plus que jamais le devoir de les ménager. Nous l'avons vu s'aliénant le cœur des peuples alliés par ses déprédations, pressurant sans pitié les nations dépendantes, humiliant sans mesure l'Autriche vaincue, irritant la Russie faute d'avoir pu l'amener à prendre parti contre l'Angleterre, repoussant enfin avec une aveugle infatuation la main que lui tendait la Prusse pour une clause qu'elle refusait à son obstination. Un complet isolement fut la conséquence naturelle de cette politique. Les sentiments d'hostilité que l'attitude énigmatique des puissances révélait eussent suffi à eux seuls pour faire reculer le Premier Consul devant un fait aussi énorme que l'enlèvement du- duc d'Enghien en pleine paix sur le territoire germanique, s'il eût possédé ce génie politique qu'on lui a si facilement attribué. Si en effet il ne prévoyait pas les conséquences inévitables d'un tel événement, dans la disposition peu amicale où se trouvait l'Europe, il faut lui dénier presque absolument ce tact et cette justesse d'esprit sans lesquels il n'y a jamais eu de grande politique ; s'il les prévoyait et si, selon une expression qu'on surprit plus d'une fois sur ses lèvres, il voulait « vaincre l'Angleterre en battant l'Europe, » s'il préféra sa vengeance à la paix du monde, s'il commit froidement ce crime avec la conscience des calamités qu'il allait attirer sur son pays, il n'était dès lors qu'un insensé et un furieux à mettre hors la loi du genre humain..

L'impression produite sur les puissances européennes par l'enlèvement et le meurtre du duc d'Enghien fut un sentiment unanime d'indignation, mais elles étaient loin de se trouver toutes en état de le manifester. La Prusse ne témoigna son mécontentement que par un profond silence ; mais elle se lia aussitôt à la Russie par un traité secret[5]. Les deux puissances s'engageaient à nous déclarer- la guerre dès « le premier empiétement du gouvernement français contre les États du nord. 3). Le cas seul d'une augmentation de nos troupes clans le Hanovre suffirait pour leur donner le droit de réclamer le casus fœcleris. L'Autriche, alors isolée par suite du partage des indemnités germaniques, resta dans l'attitude craintive que lui commandait la prudence et continua à nous témoigner de froids égards. M. de Cobentzel eut même la faiblesse de dire à notre ambassadeur Champagny, mais seulement dans une conversation privée, « que son maître comprenait les nécessités de la politique, » ce qu'on fit saloir à Paris comme une adhésion du cabinet autrichien. Les petites cours germaniques terrifiées parurent ignorer l'événement. La Russie seule protesta énergiquement. Cette puissance eut en cette occasion l'honneur d'être l'interprète de l'opinion du monde entier. Aussitôt que la nouvelle parvint à Saint-Pétersbourg, Alexandre fit prendre le deuil à toute sa cour. Quelques jours après, une note sévère et hautaine à l'adresse du cabinet français vint préciser le sens de cette manifestation[6]. Après avoir exprimé les sentiments « de douleur et d'étonnement » que l'événement d'Ettenheim avait causés à l'Empereur, la note relevait l'infraction au droit des gens, commise par la violation d'un territoire neutre, et annonçait que le gouvernement russe se réservait d'agir auprès de la Diète. La petite cour de Suède imita courageusement la conduite de la Russie. La réponse du Premier Consul ne se fit pas attendre ; elle est restée mémorable par le mal qu'elle nous a fait. S'il ne s'était agi que de répliquer par un sanglant affront à de trop justes plaintes, cette réponse aurait pleinement atteint son but. Mais s'il s'agissait d'éviter une rupture imminente par une habile temporisation, de pallier en les atténuant des faits éternellement regrettables, de laisser en un mot une porte ouverte à la conciliation, la note du cabinet français était aussi funeste qu'inopportune : « La plainte que la Russie élève aujourd'hui, disait-elle, conduit à demander si, lorsque l'Angleterre médita, l'assassinat de Paul ter, on eût eu connaissance que les auteurs du complot se trouvaient à une lieue des frontières, on n'eût pas été empressé de les faire saisir. »

Cette allusion à l'impunité dont jouissaient les meurtriers de Paul était en effet une foudroyante réplique, mais elle sacrifiait les intérêts de notre politique à une satisfaction d'amour-propre, et elle faisait une blessure irréparable au cœur du jeune souverain, car Alexandre avait subi son élévation comme un malheur et profité du meurtre sans en être complice. Les raisonnements qu'on avait joints à cette déclaration injurieuse dans le but de prouver que, les puissances germaniques se tenant pour satisfaites, la Russie n'avait aucun droit de se plaindre, étaient d'ailleurs fort superflus, car lorsqu'on frappe, il est inutile de raisonner. A supposer que la maxime fort contestable de qui ne dit mot consent, fût applicable ici, il y avait au-dessus des intérêts allemands un intérêt plus général, il y avait un droit public européen ; et si les gouvernements germaniques étaient trop faibles pour oser l'invoquer, n'était-ce pas une raison de plus pour les États farts de prendre la défense de l'indépendance commune ? Bonaparte prescrivit en même temps à Talleyrand de rappeler sur-le-champ notre ambassadeur de Saint-Pétersbourg en y laissant un simple chargé d'affaires ; il lui dicta le langage qu'il devait tenir auprès de cette cour : « Je ne veux pas la guerre, lui disait-il, mais je ne la crains avec personne.... C'est bien assez d'avaler sur mer les avanies de l'Angleterre sans être obligé d'avaler encore les impertinences de la Russie... Toute l'Europe, disait-il encore, me rend la justice que je ne me mêle des affaires intérieures d'aucun État ; et je ne souffrirai pas qu'on veuille faire le contraire en France[7]. » On a vu précédemment par le récit de nos rapports avec l'Espagne, avec la Suisse, avec la Hollande, avec l'Italie, avec l'Angleterre elle-même, comment Bonaparte ne se mêlait des affaires intérieures d'aucun État. » Dans ce moment même il venait de forcer la cour de Rome à lui livrer, par la plus lâche complaisance et au mépris de tous les droits, l'émigré Vernègues, naturalisé russe, qu'il avait voulu un instant impliquer dans la conspiration de Georges. Mais peu de temps après, embarrassé de sa capture il favorisa sous-main son évasion, lorsqu'il s'aperçut que ses menaces contre la Russie avaient produit en Europe un effet tout contraire à celui qu'il en attendait.

Cet effet était de moins en moins favorable à mesure que l'ensemble des derniers événements était mieux connu. Le rapport relatif aux Menées de Drake, publié si bruyamment pour détourner contre l'Angleterre l'indignation produite par la catastrophe de Vincennes, avait complètement manqué son but malgré les gros mots dont Talleyrand avait émaillé sa circulaire aux membres du corps diplomatique. Quel était en effet le crime de Drake et de Spencer Smith ? D'avoir accueilli les ouvertures d'un agent de police qui leur promettait de faire enlever dans le cabinet du Premier Consul un portefeuille contenant des secrets d'État ? d'avoir essayé de nouer des intelligences avec un comité royaliste imaginaire ? Mais ce qu'ils avaient tenté vainement de faire dans un pays avec lequel leur patrie était en guerre, combien de fois Bonaparte ne l'avait-il pas fait avec un plein succès dans des pays avec lesquels il était en paix ? Toute sa politique n'avait consisté, le plus souvent, que dans des pratiques de ce genre, mais ses menées à lui étaient mille fois plus odieuses parce qu'il les employait envers des alliés ou envers des faibles et parce qu'à la ruse il savait joindre la violence. L'Angleterre n'avait fait d'ailleurs que lui emprunter son moyen favori en lui suscitant des ennemis en France, dans un moment où, pour réparer l'échec de son essai d'insurrection en friande, il formait à Boulogne des régiments d'Irlandais pour un nouveau soulèvement. S'il ne faisait pas plus, c'est qu'il ne le pouvait pas ; c'est qu'avec toutes ses promesses de délivrer le peuple anglais de son aristocratie et de lui apporter les bienfaits de l'égalité, il n'aurait pas entraîné en Angleterre le dernier des mendiants.

Lors donc que Talleyrand s'écriait avec une feinte indignation dans son manifeste : « Une telle prostitution étonnera et affligera l'Europe comme le scandale d'un crime inouï et que jusqu'ici les gouvernements les plus pervers n'avaient pas osé méditer ! » ces paroles retombaient de tout leur poids sur celui qui les avait dictées. Lord Hawkesbury n'éprouva aucun embarras à justifier son gouvernement des accusations du cabinet français. En repoussant avec mépris toute participation à un projet d'assassinat, en signalant cette accusation comme un moyen « de détourner l'attention de l'Europe de l'action sanguinaire qui venait d'être perpétrée par l'ordre direct du Premier Consul, » il restait dans la stricte vérité. Enfin en affirmant sans détour son droit et son intention « de profiter de tous les mécontentements existant dans les pays avec lesquels il était en guerre[8] », il eut aux yeux de toute l'Europe, sur le gouvernement français, l'avantage de la franchise et de la dignité.

Près d'un mois s'était écoulé depuis que le Sénat avait invité Bonaparte à achever son ouvrage et à affermir nos institutions par le rétablissement du trône. Pendant ce temps il avait eu le loisir de terminer ses réflexions, c'est-à-dire de s'assurer de l'assentiment, de la Prusse et de l'Autriche, des dispositions de ses soldats, de l'inépuisable docilité de la nation. L'immense troupeau des fonctionnaires s'était précipité avec son zèle accoutumé clans la voie qu'on lui avait ouverte ; les chefs de l'armée avaient saisi avec avidité un moyen d'avancement plus rapide et moins dangereux que celui des combats ; et durant tout le mois d'avril la France avait retenti des protestations du dévouement officiel et de ses vœux en faveur de l'Empire. Quant à cette nation singulière, mélange désespérant d'inconsistance et de grandeur, de faiblesse et de générosité, tout émue encore de son indignation de la veille, partagée un instant entre l'idolâtrie et l'horreur, mais trop démoralisée et trop sceptique pour avoir une volonté, elle semblait ne pouvoir plus résister à la fascination du crime et de la gloire ; elle s'abandonnait elle-même avec une sorte d'ivresse, semblable à ces femmes avilies qui se donnent de préférence à celui qui les méprise et les violente. Le 23 avril, le signal fut enfin donné. Le tribun Curée, homme choisi en raison de son obscurité même, pour mieux laisser toute leur valeur aux arrêts du Destin, déposa sur le bureau du Tribunat une motion demandant l'établissement de l'Empire en faveur de Napoléon Bonaparte et de sa famille. Alors le Premier Consul se décide à répondre à l'adresse des sénateurs :

« Votre adresse, leur dit-il, n'a pas cessé d'être présente à ma pensée, elle a été l'objet de mes méditations les plus constantes. Vous avez jugé l'hérédité de la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple français à l'abri des complots de nos ennemis et des agitations qui naîtraient d'ambitions rivales. Plusieurs de nos institutions vous ont en même temps paru devoir être perfectionnées pour assurer sans retour le triomphe de l'égalité et de la liberté publique, et offrir à la nation et au gouvernement la double garantie dont ils ont besoin.... J'ai senti de plus en plus combien les conseils de votre sagesse et de votre expérience m'étaient nécessaires pour fixer toutes mes idées. Je vous invite donc à me faire connaître votre pensée tout entière.... Je désire que nous puissions dire au peuple français, le 14 juillet de cette année il y a quinze ans par un mouvement spontané vous courûtes aux armes, vous acquîtes la liberté, l'égalité, la gloire. Aujourd'hui ces premiers biens des nations assurés sans retour sont à l'abri de toutes les tempêtes, ils sont conservés à vous et à vos enfants ! » (25 avril.)

Comme au lendemain du 1.8 brumaire, c'était sous la protection des grands souvenirs de 89 que se plaçait ce nouveau coup d'État destiné à effacer les derniers vestiges des libertés publiques. Mais plus grande était la force de celui qui recourait à de pareils artifices, plus odieuse était son hypocrisie. On ne saurait d'ailleurs nier que ce charlatanisme cynique, employé systématiquement dans les plus petites choses, n'ait puissamment contribué à maintenir le pouvoir de Bonaparte. Il savait bien que les hommes éclairés n'étaient pas dupes d'un si grossier mensonge, mais la grande masse qu'on conduit avec des mots et qui est fort insensible à l'existence des garanties politiques, retrouvant sans cesse dans les discours officiels les formules les plus populaires de la révolution, ne demandait pas mieux que de prendre au sérieux un langage dont elle était peu en état de comprendre toute la fausseté. Aux yeux de cette masse, la révolution c'était la possession des biens nationaux, c'était l'avancement dans l'armée et l'admissibilité à tous les emplois, c'était l'abolition des privilèges nobiliaires Tous ces biens, Bonaparte les lui assurait ; il n'en fallait pas plus au grand nombre pour suivre aveuglément un homme qu'on n'avait plus aucun moyen de démasquer, et qui avait du reste l'art de satisfaire quelques-uns des appétits les plus chers de la démocratie sinon ses instincts élevés. Là est le premier secret de cette surprenante popularité.

Le discours du Premier Consul venait d'ouvrir la lice aux ambitieux, aux courtisans, aux spéculateurs, aux coureurs de place : tous s'y précipitent à l'envi, ne cherchant plus qu'à se gagner de vitesse et à se devancer les uns les autres, et les timides les y suivent par crainte de voir leur peu d'empressement dénoncé comme une conspiration. Au. Tribunat, dans la séance du 30 avril, Curée développe sa motion au milieu des applaudissements de l'assemblée. Siméon, jaloux de faire oublier son passé de royaliste et son opposition d'un jour, l'appuie avec enthousiasme‘ Il montre l'Empire étouffant comme Hercule les serpents qui se sont glissés dans son berceau. Il compare Bonaparte à Hugues Capet et à Charlemagne. Il rappelle le juste décret qui renversa les Stuarts. Parmi les orateurs qui lui succèdent, c'est à qui le dépassera par la hardiesse de ses flatteries. C'est l'émulation dans la servilité, comme on l'a vue quelquefois dans l'indépendance. Duveyrier demande qu'on fasse enfin violence « aux vertueux scrupules et à la touchante réserve de Bonaparte.... seul il résiste encore, il balance, en a-t-il le droit ? » — « On compare Bonaparte à Charlemagne ! se récrie Carrion de Nisas avec une sorte d'indignation. A Dieu ne plaise que je veuille déprécier ce grand conquérant et ce grand législateur. Mais Charlemagne devait la moitié de sa force et de sa grandeur à l'épée de Charles Martel et à celle de Pépin. Celui-ci doit tout à lui-même, et c'est par ce caractère surtout qu'il nous plaît et nous convient ! »

Au milieu de cette scène d'avilissement, un homme seul se tint debout et montra qu'il se souvenait et de son propre passé et de la dignité de son pays. Cet homme était Carnot, représentant d'une génération plus fière, dont le rêve le plus cher allait s'évanouir, et digne encore, malgré beaucoup de faiblesses, de rendre témoignage en faveur de la grande cause qui succombait en cet instant. Carnot avait servi jus- qu'à l'aveuglement la fortune de Bonaparte, il l'avait seul défendu contre la juste défiance du Directoire, alors que la conduite du jeune général en Italie tra- hissait si clairement une ambition effrénée ; depuis cette époque, bien que payé de la plus noire ingratitude, il avait mis sa popularité de républicain et sa vieille réputation d'intégrité au service du 18 brumaire en acceptant le ministère de la guerre. Plus tard même il avait consenti à remplacer un des éliminés du Tribunat. C'étaient là autant d'actes qui accusaient son caractère et son intelligence ; il les effaça tous par son honorable et ferme attitude dans cette triste journée, et son opposition tardive fut d'autant plus méritoire qu'elle devait lui faire perdre tout le fruit de ses complaisances passées. Au reste ces services seuls lui valurent l'honneur de pouvoir faire entendre une patriotique protestation au milieu du silence imposé à tous ceux dont la parole aurait pu éclairer la France. Il dut toutefois se borner à constater dans un discours froidement méthodique que rien dans la situation actuelle ne nécessitait le changement projeté, et que le pouvoir absolu n'avait jamais été un élément de stabilité. Un mot expressif de ce discours révélait la profondeur des illusions qu'avait nourries Carnot : « Aujourd'hui, disait-il, se découvre enfin d'une manière positive le terme de tant de mesures préliminaires ! » Voilà donc ce qu'il avait fallu pour lui faire reconnaître que le 18 brumaire conduisait à la monarchie et que Bonaparte n'avait pas cessé un seul jour de marcher vers ce terme de son ambition ! c'était seulement à l'époque du Consulat à vie qu'il avait commencé à ouvrir les yeux. Si un homme si bien placé pour observer les événements avait pu être à ce point dupe des dénégations effrontées que le Premier Consul opposait à ceux qui dénonçaient ses projets, comment s'étonner de leur succès auprès des classes populaires ? Un autre trait, frappant dans sa brièveté, mérite de rester : « Vous dites, s'écriait-il, que Bona- parte a opéré le salut de son pays, qu'il a restauré la liberté publique ; est-ce donc une récompense à lui offrir que le sacrifice de cette même liberté ? »

Carnot fut à peine écouté par une assemblée possédée du délire de l'adulation et impatiente de se précipiter- dans la servitude. Une armée d'orateurs se leva pour protester contre Carnot. Quand tous ont pu prendre date et étaler leur zèle, le Tribunat vote d'enthousiasme la motion de Curée. Son vœu est aussitôt porté au Sénat, qui, plus froid parce qu'il a moins à gagner au changement, s'efforce de faire acheter son acquiescement par quelques faveurs nouvelles, comme s'il dépendait de lui d'imposer des conditions à l'homme de qui il tient tout. Le mémoire sénatorial, qui accompagnait l'offre du trône, faisait ressortir la nécessité d'appuyer la nouvelle monarchie sur de fortes institutions ; il réclamait plus de liberté pour les citoyens, plus d'indépendance pour les pouvoirs publics. Le Sénat en particulier ne pouvait se passer de la garantie de l'hérédité ; il devait avoir un veto sur les actes ou les lois contraires à l'esprit des institutions ; il devait être investi lui-même du droit d'interpréter les sénatus-consultes qu'il rendait ; enfin il voulait être chargé spécialement du soin de veiller sur la liberté de la presse et la liberté individuelle. Nul doute qu'en exprimant ces vœux, et malgré ce qu'ils avaient d'intéressé, les sénateurs ne fussent dans la logique et dans l'esprit des grandes institutions monarchiques. De telles institutions ne peuvent en effet durer qu'à la condition de porter en elles-mêmes un principe rénovateur nécessaire à leur force de conservation ; mais ils méconnaissaient étrangement le caractère d'un homme qui n'avait jamais pu souffrir aucune influence en dehors de la sienne. Si Bonaparte faisait ce dernier pas, c'était, non pour partager son pouvoir en vue d'une consolidation indéfinie dont il se préoccupait fort peu, mais pour le rendre encore plus entier et plus irrésistible. Il s'indigna en plein conseil d'État de l'insatiable avidité des sénateurs, il signala avec force le danger de leur ambition. « Les sénateurs, si on les laissait faire, iraient jusqu'à absorber le Corps législatif, et qui sait ? peut-être jusqu'à rappeler les Bourbons I lis voulaient à la, fois légiférer, juger et gouverner. Une telle réunion de pouvoirs serait monstrueuse ; il ne la souffrirait pas ![9] »

Mais ces pouvoirs, selon lui monstrueux dans une assemblée, il lui semblait tout naturel qu'ils fussent concentrés dans la main d'un seul homme. Il ne tint donc aucun compte de ces conseils ridicules, et quelques jours après, Cambacérès apporta tout rédigé aux sénateurs le plan des perfectionnements complémentaires qui étaient censés émaner de leur propre initiative. Le Sénat s'empressa aussitôt de les convertir en sénatus-consulte. Ces nouveautés déplaisaient également et à celui qui les proposait et à ceux qui étaient appelés à les voter ; mais ils n'étaient plus en état de rien refuser à la volonté qui les imposait. La dignité impériale était déférée à Napoléon Bonaparte et à ses descendants ; à défaut d'héritier naturel ou adoptif, elle était dévolue à ses frères Joseph et Louis, à l'exclusion de Lucien et de Jérôme, que des mariages contractés contre son aveu avaient fait tomber en disgrâce auprès du nouveau souverain. A côté des grands dignitaires dont les noms étaient en partie empruntés à l'empire germanique, en partie à l'ancien régime, devaient briller les grands officiers, indispensable ornement d'une cour au fond toute militaire. Le Sénat voyait accroître le nombre de ses membres, mais il ne recevait en fait d'attributions nouvelles que le droit de former deux commissions dites l'une de la liberté individuelle, l'autre de la liberté de la presse. Après trois instances consécutives de ces commissions auprès du ministre, le Sénat avait la faculté de déclarer « qu'il y avait de fortes présomptions que ces libertés avaient été violées[10] », solennelle sinécure, prérogative vide de sens, du moment où cette assemblée restait dans la situation dépendante que lui avait créée le Consulat à vie, et ne pouvait exercer les droits en apparence si importants qu'on lui avait confiés à cette époque, que sur l'initiative du gouvernement. Le Corps législatif acquérait aussi le droit de parler, mais en comité secret, et ses discussions ne devaient être ni divulguées ni imprimées[11] ; en revanche, le Tribunat était de plus en plus subdivisé et annulé. Il ne pouvait plus en aucun Cas discuter les lois en assemblée générale. En dernier lieu, une haute cour était instituée pour connaître des crimes commis par les membres de la famille impériale, les ministres, les grands dignitaires, des abus et prévarications commis par les fonctionnaires et administrateurs de tout ordre, etc. On l'avait pourvue des plus magnifiques et des plus redoutables prérogatives, mais elle n'était là que pour la forme et ne se réunit jamais. Ainsi disparaissaient les fantômes d'institutions créés par la constitution de Fan VIII. Bonaparte n'avait pu supporter même ces formes sans réalité, il ne laissait plus à leur place que des mots qui bientôt allaient être oubliés à leur tour. En consommant cette dernière révolution, il ne faisait pas seulement, violence au génie de son temps, il faisait tort à sa propre intelligence et injure au caractère de la nation française ; car à supposer que la France ne fût plus alors ni digne ni capable d'être libre, on pouvait tout au moins dire d'elle ce que le vieux Galba disait à Pison du peuple romain : « Imperaturus es hominibus qui nec totam servitutem pati possunt, nec totam libertatem. »

Ces dispositions votées à la hâte sur le rapport de Lacépède, le digne chantre des reptiles, les sénateurs se précipitent sur la route de Saint-Cloud pour aller porter leurs hommages au nouvel empereur. Le régicide Cambacérès, le premier, le salue du nom de Majesté ; il rappelle en termes hyperboliques les services rendus, la victoire ramenée sous nos drapeaux, l'économie rétablie dans les dépenses publiques, les autels relevés, la fureur des partis calmée. En décernant à Bonaparte la dignité impériale la nation n'a fait que payer un tribut à sa propre dignité. « J'accepte, répond Bonaparte, le titre que vous croyez utile à la gloire de la nation. J'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environne ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité le jour où elle cesserait de mériter l'amour et la confiance de la grande nation ! »

Cette formule mystique dans laquelle Napoléon montrait son esprit planant sur ses successeurs n'était déjà plus d'un souverain, mais d'un homme qui s'essayait au demi-Dieu. Il se pare aussitôt de son titre sans attendre la consécration du vote populaire, cérémonie dérisoire qu'on estimait à sa juste valeur en la traitant avec ce mépris si peu dissimulé. Pendant ce temps, à Paris, un groupe de sénateurs et d'officiers, avec accompagnement de trompettes et de timbaliers, parcourt les rues en proclamant le nouveau régime au milieu d'une population indifférente ou étonnée. On publie le partage des nouvelles dignités, les faveurs et les distinctions honorifiques dont elles seront entourées. Cambacérès et Lebrun, les deux consuls sortants, seront affublés des titres grotesques d'archichancelier et d'architrésorier ; ils auront droit désormais à se faire appeler Altesses sérénissimes ! Les deux frères de l'empereur, qui, par leur docilité et leur honnête insignifiance, ont mérité d'être admis à l'hérédité, Joseph et Louis, seront, l'un grand électeur, l'autre grand connétable ; ils auront le titre d'Altesses impériales ; à côté d'eux trôneront les princesses, leurs sœurs, bien éloignées de ce temps où le jacobin Fréron était pour elles un prétendant inespéré, et au-dessus d'eux Madame mère, cette curieuse figure de l'incrédulité qui ne vit jamais dans sa propre fortune qu'une fantasmagorie invraisemblable, et traversa tout l'Empire en économisant sur ses revenus en prévision des mauvais jours[12] ! Les ministres auront droit au titre d'Excellence ; Talleyrand, trop spirituel et trop sagace pour être favorisé, sera puni de toutes ses complaisances passées par la charge de grand chambellan, symbole et châtiment de sa courtisanerie. D'autres fonctions de cour étaient destinées à rehausser l'éclat du trône : il y avait des darnes d'honneur, des dames d'atour, des pages ; il y avait un grand aumônier, un grand maréchal du palais, un grand écuyer, un grand veneur, un grand maitre des cérémonies ; car on n'éprouve jamais plus le besoin de prodiguer la grandeur dans les mots que lorsque la petitesse est dans les choses. Mais tous ces hommes, depuis le maitre jusqu'au valet, avaient beau se guinder sous leur pourpre ou sous leur livrée, tout cela sentait la parodie, l'emprunt, le clinquant, les oripeaux d'une représentation de théâtre ou d'une scène de carnaval ; on ne pouvait oublier que ces parvenus, ces jacobins, ces terroristes, ces régicides, si étrangement travestis en hommes de cour, avaient gagné tout ce qu'ils avaient de pouvoir, d'influence, de richesse, à déclamer ou à combattre contre ces titres, ces dignités, ces privilèges dont ils s'emparaient avec tant d'effronterie ; on ne pouvait oublier qu'ils avaient les mains encore teintes du sang de leurs prédécesseurs clans ces mêmes fonctions, qu'ils s'étaient enrichis de leurs dépouilles, que le monde avait retenti de leurs serments contre l'aristocratie et la royauté ; on ne pouvait oublier que ces nobles ralliés, gagnés à prix d'argent, devenus les humbles courtisans de leurs anciens proscripteurs, détestaient au fond du cœur une usurpation dont ils semblaient vouloir se venger en Lui imposant tous les ridicules d'une étiquette surannée ; ni le temps, ni la tradition, ni la superstition populaire ne prêtaient leur prestige à ce ramassis de renégats de tous les régimes ; et c'est trop demander à l'histoire que d'exiger qu'elle prenne au sérieux une si méprisable bouffonnerie.

La seule création sincère et originale du nouveau régime était l'institution des maréchaux, fondement rationnel d'un ordre de choses qui reposait unique- ment sur la force militaire. Ces grands commandements, nés d'un système de conquêtes et ne pouvant se maintenir que par lui, n'avaient rien de rassurant pour l'Europe. Ils revenaient de droit aux lieutenants et aux compagnons d'armes de Bonaparte, Murat, Berthier, Masséna, Lannes, Soult, Brune, Ney, Augereau, Moncey, Mortier, Davout, Jourdan. Ceux qui n'étaient plus propres au service actif comme Kellermann, Pérignon, Lefebvre, Sérurier, reçurent le titre de maréchaux honoraires. Bernadotte qui avait failli un instant comme Lafayette lui-même[13] être enveloppé dans le sort de Moreau, car Bonaparte avait voulu profiter de la conspiration pour se débarrasser de tous ses ennemis à la fois, fut également fait maréchal au lieu d'être envoyé en prison, échappant, grâce à l'amitié de Joseph, à un malheur dont toute sa dextérité n'eût pas suffi à le préserver, sans les liens de famille qui t'unissaient à l'empereur. De tous les amis et lieutenants de Moreau, pas un seul ne figurait sur la liste des maréchaux pour y représenter la noble armée du Rhin. Beaucoup d'entre eux étaient ensevelis dans les mornes de Saint-Domingue. Richepance était mort obscurément à la Guadeloupe. Parmi les survivants, Decaen était aux Indes, Dessolles, Gouvion Saint-Cyr, Macdonald allaient servir en sous-ordre, malgré leur supériorité d'intelligence et d'instruction sur la plupart des maréchaux, Sainte-Suzanne était enterré dans le Sénat, et le plus illustre de tous, Lecourbe, général incomparable, le second de Masséna à Zurich, le bras droit de Moreau dans la double campagne de 1800, allait expier, dans l'obscurité et l'oubli d'une retraite définitive, le crime de sa fidèle et courageuse amitié pour son ancien frère d'armes.

Pendant que la nouvelle cour enivrée de son triomphe, gorgée de richesses et d'honneurs, étalait dans des fêtes bruyantes tout le luxe sinon toute l'élégance des anciennes pompes monarchiques, le général Moreau, après une longue et pénible attente, était enfin appelé à comparaître devant ses juges. Les débats du procès s'ouvrirent le 28 mai 1804, en présence d'un public composé de tous les hommes que pouvait émouvoir encore le spectacle d'une infortune imméritée. On voyait confondus dans l'auditoire quelques-uns des vieux soldats de l'armée du Rhin à côté des membres les plus illustres du barreau de Paris ; les vaincus de la liberté, les amis politiques de Moreau à côté de ses anciens frères d'armes, tous suspects ou odieux à Bonaparte. Le rapprochement qu'en ne pouvait manquer de faire entre tant de malheur et une si insolente fortune, s'était offert à tous les esprits ; jamais contraste n'avait été plus criant ; et lorsqu'on vit paraître sur le banc des criminels un homme illustré par tant d'actions grandes et glorieuses, des larmes jaillirent de bien des yeux. Il était naturel, d'ailleurs, que l'intérêt du procès se concentrât tout entier sur lui seul, bien qu'on vit à ses côtés Georges, les Polignac et les autres conjurés dont on l'accusait d'avoir été le complice, car c'était surtout contre lui que cette vaste instruction avait été dirigée, et en ce qui concernait ces derniers, ni leurs intentions, ni leur sort ne pouvaient être douteux. En revanche, rien n'était moins démontré que la participation de Moreau à leur complot. Son attitude dans cette dure épreuve ne démentit en rien la haute opinion qu'on avait de lui, et plus d'une fois le président du tribunal fut à ce point troublé par la noblesse, le calme et la force de ses réponses que l'accusé sembla transformé en juge. Toutes les précautions avaient été prises pour que le jugement fût une condamnation. Sans doute, on n'avait pas confié cette tâche à une commission militaire, bien qu'on eût encore sous la main celle qui avait si promptement expédié le duc d'Enghien. On avait reculé devant le mauvais effet qu'eût produit une telle récidivé ; mais on avait supprimé le jury, on avait repoussé toutes les récusations proposées par les défenseurs de Moreau, on avait enfin introduit dans la composition du tribunal quelques juges de choix comme Hémart le président, Thuriot le juge d'instruction, Gérard, Selves, Granger, Bourguignon. Le général était si fort de son innocence qu'il attachait peu d'importance à la suppression du jury pourvu qu'il fût jugé par des hommes honnêtes cc Tâche, écrivait-il à sa femme peu de temps avant le procès, tâche qu'on s'assure si ceux qui doivent me juger sont des hommes justes, incapables de trahir leur conscience. Si je suis jugé par d'honnêtes gens, je ne puis pas me plaindre, quoiqu'il paraisse qu'on a supprimé le jury[14]. »

Les débats du procès réduisirent singulièrement les charges qu'on se flattait d'avoir réunies au moyen d'aveux en partie extorqués, en partie détour nés de leur vrai sens. Ils ne révélèrent aucun fait nouveau, si ce n'est la violence dont quelques-uns des accusés avaient été l'objet. L'un de ceux dont les dénonciations avaient le plus d'importance, Picot, le domestique de Georges, déclara qu'elles lui avaient été arrachées par la torture et par l'appât de cinq cents louis. Il les rétracta toutes et montra au tribunal ses poignets encore meurtris. Déjà dans le procès Céracchi, et dans celui de la machine infernale des accusés s'étaient plaints d'avoir été torturés quand ils refusaient des aveux, Toutes les dépositions furent reprises, rectifiées et complétées. Il en ressortit, avec une lumière éclatante, que les royalistes de Londres, abusés par leurs propres illusions et par les fausses assurances de Lajolais, avaient aveuglément compté sur Moreau ; que Lajolais avait agi sans aucun mandat de sa part et n'avait pu même obtenir de lui la somme nécessaire à son voyage ; enfin que Moreau avait obstinément refusé d'entrer dans la conspiration. Ici tous les témoignages s'accordaient ; ce fait capital, décisif, irrécusable, du refus de Moreau avait la clarté de l'évidence ; c'était même là ce qui avait perdu les conjurés en les forçant à ajourner leurs projets. Plusieurs témoins déposèrent que Pichegru en avait été découragé au point qu'à la suite de leurs entrevues il était décidé à quitter la France. Que restait-il donc à la charge du général ? D'avoir consenti à se réconcilier avec le traître Pichegru, ainsi que le lui reprocha le président ? « Depuis le commencement de la Révolution, répondit Moreau, il y a eu beaucoup de traîtres. Il y a eu des hommes traîtres en 1789 qui ne l'ont pas été en 1793. D'autres l'ont été en 93 et ne l'ont pas été en 95 ; d'autres qui le furent en 95 ne l'ont pas été depuis. Beaucoup furent républicains qui ne le sont plus maintenant ! Le général Pichegru peut avoir eu des relations avec Condé en l'an IV ; je crois qu'il en a eu. Mais il a été enveloppé dans la proscription de Fructidor ; on doit le considérer comme un de ces proscrits Quand j'ai vu les fructidorisés à la tête des autorités de l'État, quand l'armée de Condé remplissait les salons de Paris et ceux du Premier Consul, je pouvais bien m'occuper de rendre à la France le vainqueur de la Hollande ! » Lui reprochait-on de ne s'être pas fait le dénonciateur d'un homme qui était venu s'ouvrir à lui ? Ce n'était pas là comme il le dit lui-même avec une juste fierté, un rôle à accepter pour le vainqueur de Hohenlinden. D'avoir eu deux ou trois entrevues avec lui ? Il n'avait pas dépendu de lui de les éviter, et des entrevues n'étaient point un crime. S'il avait vu Georges, il l'avait vu malgré lui et seulement pour repousser ses offres. Mais il n'était nullement prouvé qu'il l'eût ; jamais vu. Lajolais, le seul témoin qui eût parlé de visu de l'entrevue du boulevard de la Madeleine, avouait maintenant qu'il n'y avait pas vu Georges ; il avait seulement montré Moreau à Pichegru. De n'avoir pas caché les sentiments de haine que lui inspirait le gouvernement consulaire ? Ces sentiments étaient honorables pour lui, et aucune loi ne lui défendait de les exprimer dans la liberté d'un entretien privé. Une seule déposition était invoquée contre lui au procès comme elle l'est encore par les ennemis de sa mémoire[15], c'est celle de Rolland, homme extrêmement suspect et contredit par tous les autres témoignages Rolland, qui pendant tout le cours de l'instruction avait joui des plus étranges immunités comme d'être détenu à l'Abbaye, et de sortir de sa prison accompagné seulement du concierge qui était son ami[16], avait déclaré dans son second interrogatoire être allé de la part de Pichegru chez le général Moreau pour savoir ses dispositions définitives à l'égard de la conspiration. « Je ne puis, lui aurait dit Moreau, me mettre à la tête d'aucun mouvement pour les Bourbons. Mais si Pichegru fait agir dans un autre sens, et dans ce cas je lui ai dit qu'il faudrait que les consuls et le gouverneur de Paris disparussent, je crois avoir un parti assez fort pour obtenir l'autorité ; je m'en servirai aussitôt pour mettre tout le monde à couvert ; ensuite de quoi l'opinion dictera ce qu'il conviendra de faire. C'était sur ce mot « il faudrait que les consuls disparussent », mot rapporté de souvenir d'une conversation tenue longtemps auparavant, que l'accusation établissait la complicité de Moreau. Selon elle, et selon les historiens qui ont adopté ce thème, cela voulait dire : Assassinez d'abord, et je viendrai ensuite pour profiter de l'assassinat et couvrir les assassins ! Mais Rolland lui-même désavoua le sens qu'on voulait donner à ses paroles : « Le général, s'écria-t-il, n'a pas dit qu'il fallait faire disparaître les Consuls ; il a dit seulement : dans ce cas il faudrait qu'ils disparaissent[17]. »

Ce n'était donc là à toute rigueur, qu'une simple hypothèse de sa part. Mais comment admettre les absurdes contradictions qu'elle impliquait ? comme le fit remarquer Moreau, c'était un projet ridicule que de se servir des royalistes dans l'espoir que s'ils étaient victorieux ils lui remettraient le pouvoir. « Or, ajoutait-il très-noblement, j'ai fait dix ans la guerre, et pendant ces dix ans je n'ai pas fait que je sache des choses ridicules.... Moi, me faire dictateur ! disait-il encore, et l'on ne me donne pour complices que des partisans des Bourbons ! Où sont donc mes soldats ? où sont donc ceux que j'ai séduits dans le Sénat, dans le conseil d'État, dans l'armée ?» Enfin, à supposer Moreau assez niaisement crédule pour espérer que le premier usage que les royalistes feraient de leur victoire serait de lui déférer la dictature, à prendre même à la lettre ce témoignage isolé et d'une si évidente invraisemblance, qu'en résultait-il en définitive ? Que Moreau faisait des vœux en faveur des conspirateurs et se réservait d'entrer en scène après leur succès pour en profiter ; mais jusque-là il n'était ni leur associé ni leur complice, il restait dans son attitude d'expectative et d'abstention ; on n'avait aucun acte à lui reprocher, en sorte que l'accusation de ce témoin unique, dont les mobiles furent suffisamment dévoilés par l'indulgence exceptionnelle dont le gouvernement usa à son égard, ne pouvait motiver une condamnation en admettant même qu'elle fût suffisante comme preuve, ce qui était contraire non-seulement à toute justice, mais à toute jurisprudence.

Le fait qu'on prétendait établir sur la déposition de Rolland supposait dans Moreau une impatience d'ambition poussée jusqu'à la folie ; or, rien n'était plus contraire au caractère connu du général qui se distinguait éminemment par le calme, la sagesse et la modération de sa conduite. Tout en gardant des convictions politiques très-arrêtées, Moreau avait toujours manifesté pour la politique une sorte d'éloignement instinctif ; il y fallait, de son temps, trop d'intrigues, d'arrière-pensées, de voies souterraines ; il répétait volontiers qu'il était fait pour la guerre et qu'il voulait s'en tenir à ce rôle. Il était, en effet, né pour être le premier soldat d'une république à la Washington, le général citoyen d'un pays libre ; il en possédait toutes les grandes vertus ; il n'avait rien de ce qu'il fallait pour être l'idole d'une démocratie avide, conquérante, vaniteuse, insatiable de flatteries, qui ne se donnait qu'à ceux qui savaient la caresser et la brutaliser tour à tour. Ce qu'il était le moins, c'était à coup sûr cet ambitieux vulgaire, à la fois dupe et trompeur, tel que le dépeignait Rolland ; toute sa carrière était là pour l'attester. Jamais, comme tant d'autres généraux, il ne s'était mêlé à nos troubles civiques, jamais il n'avait songé à exploiter sa gloire et son influence sur l'armée pour intervenir dans les querelles des partis ou réclamer sa part dans le pouvoir. Au 18 brumaire, trompé comme les hommes les plus clairvoyants de l'époque par les déclarations républicaines de Bonaparte, il s'était effacé derrière son rival, avait accepté de lui la mission la plus compromettante. Si c'était là le fait d'un esprit trop confiant, ce n'était certainement pas celui d'un ambitieux. Mais il avait mieux à faire valoir ; il y avait dans sa vie passée un fait, alors de notoriété publique, et qui était une preuve encore plus péremptoire de son désintéressement. C'était son refus d'accepter les offres de Sieyès, lorsque ce directeur lui avait proposé de faire lui-même le coup d'État et de s'emparer de la dictature peu de temps avant que Bonaparte ne fût revenu d'Égypte. Ce fait concluant, s'il en fut, avait une grande importance comme effet moral sinon comme argument immédiat pour la défense, et Moreau fit prier Sieyès de venir l'attester devant le tribunal ; mais ce sénateur, dont la prudence naturelle s'était encore accrue depuis les menaces et les injures que son opposition à l'époque du Consulat à vie lui avait attirées de la part de Bonaparte, fit répondre à Moreau : « qu'il espérait que le général serait assez bon pour ne pas le perdre en insistant sur sa demande[18]. » Moreau se borna, en conséquence, à rappeler le fait sans invoquer le témoignage de Sieyès.

Au reste, les réponses de Moreau étaient si fortes de raison et de bon sens qu'elles pouvaient se passer de tout secours étranger. Quelque brillantes qu'elles fussent par la noblesse et la fierté, elles se distinguaient encore plus par cette justesse saisissante qui s'impose à l'esprit et coupe court aux objections. Les deux témoins qui avaient conduit Pichegru chez lui convenant que l'entrevue n'avait duré qu'environ un quart d'heure : « Un quart d'heure ! dit-il, c'est peu pour discuter un plan de gouvernement ! » Et comme ils constataient que Pichegru était sorti mécontent : « Si Pichegru était mécontent, c'est qu'apparemment nous n'étions pas d'accord ! » Lorsqu'il fut question du voyage de Lajolais : « J'ai vu, dit-il, M. Lajolais à Paris au mois de juin ; M. Lajolais est arrivé à Londres au mois de décembre suivant. Il faut convenir que j'avais là un messager qui ne faisait pas grande diligence ! » Comme Rolland racontait qu'il était allé lui faire des propositions de la part de Pichegru : « Voilà deux hommes, s'écria Moreau, dont l'un fait des propositions et l'autre les accepte. Quel est le plus coupable ? Celui qui les fait. Pourquoi depuis notre détention suis-je tenu au secret, tandis que M. Rolland a été mis à l'Abbaye chez un de ses amis, jouissant de la plus grande liberté ? » Le président lui ayant demandé avec une certaine insistance s'il n'était pas payé par le gouvernement et combien il recevait : « Je vous en prie, monsieur, lui dit Moreau, ne mettons pas en balance mes services avec mon traitement. » Il n'eut qu'un seul mot à l'adresse de Bonaparte, un mot sans colère mais du plus sanglant mépris. Ce fut lorsqu'on produisit comme pièce de conviction sa lettre confidentielle au Premier Consul : « Le Premier Consul, dit-il, a sans doute regardé cette lettre comme un moyen justificatif ! il est trop magnanime pour ne l'avoir pas gardée si elle contenait quelque chose qui pût me compromettre ! »

Lorsque les interrogatoires furent terminés, Moreau demanda à être entendu lui-même avant ses défenseurs. Il présenta un résumé de sa vie passée en quelques mots d'une simplicité antique, qu'il déclarait vouloir adresser non à la justice, mais à la nation, et qui étaient dignes en effet d'avoir tout un peuple pour auditoire. « Des circonstances malheureuses, dit-il, produites par le hasard ou préparées par la haine, peuvent obscurcir pendant quelques instants la vie du plus honnête homme ; avec beaucoup d'adresse un criminel peut éloigner de lui les soupçons et les preuves de ses crimes. Une vie entière est toujours le plus sûr témoignage pour et contre un accusé ; c'est donc ma vie entière que j'oppose aux accusateurs qui me poursuivent ; elle a été assez publique pour être connue.

« J'étais voué à l'étude des lois au commencement de cette révolution qui devait fonder la liberté du peuple français ; elle changea la destination de ma vie ; je la vouai aux armes. Je n'allai pas me placer parmi les soldats de la liberté par ambition ; j'embrassai l'état militaire par respect pour les droits de la nation. Je devins guerrier parce que j'étais citoyen. Je portai ce caractère sous les drapeaux, je l'y ai toujours conservé. Plus j'aimais la liberté, plus je fus soumis à la discipline. J'avançai assez rapidement, mais toujours de grade en grade et sans jamais en franchir aucun ; toujours en servant la patrie, jamais en flattant les comités. Parvenu au commandement en chef, lorsque la victoire nous fais3it avancer au milieu des nations ennemies, je ne m'appliquai pas moins à leur faire respecter le caractère du peuple français qu'à leur faire redouter ses armes. La guerre sous mes ordres ne fut un fléau que sur le champ de bataille ; plus d'une fois les nations et les puissances ennemies m'ont rendu ce témoignage, et cette conduite je la croyais aussi propre que nos victoires à faire des conquêtes à la France ! »

Il rappela ensuite sa disgrâce après le 18 fructidor « pour avoir été trop lent à dénoncer un homme dans lequel il ne pouvait voir qu'un frère d'armes jusqu'au moment, où il serait convaincu par l'évidence des preuves, » sa constance à servir dans des postes subordonnés, et comment « reporté au commandement en chef par les revers de nos armes, il fut en quelque sorte renommé général par nos malheurs ; » il rappela son refus de s'emparer du pouvoir avec Sieyès, « se croyant fait pour commander aux armées et ne voulant pas commander à la République, » sa coopération imprévoyante, mais à coup sûr désintéressée au 18 brumaire, ses services si éclatants dans la campagne d'Ulm et de Hohenlinden, et enfin son retour au sein de la vie privée. Qu'avait-on à lui reprocher depuis sa retraite ? Aucun autre crime que la liberté de ses discours. « Ses discours ? ils avaient été souvent favorables aux opérations du gouvernement, et si quelquefois ils ne l'avaient pas été, pouvait-il croire que cette liberté fût un crime chez un peuple qui avait tant de fois décrété celle de la presse, et qui en avait joui sous les rois même !

« Si j'avais voulu, ajoutait-il, concevoir et suivre des plans de conspiration, j'aurais dissimulé mes sentiments et sollicité tous les emplois qui auraient pu me replacer au milieu des forces de la nation. Pour me tracer cette marche, à défaut d'un génie politique que je n'eus jamais, j'avais des exemples connus de tout le monde et rendus imposants par le succès. Je savais peut-être bien que Monck ne s'était pas éloigné des armées lorsqu'il avait voulu conspirer ; et que Cassius et Brutus s'étaient rapprochés du cœur de César pour le percer. »

Cette harangue avait un accent d'honneur et de probité qui ne s'imite pas ; elle excita dans l'auditoire une émotion inexprimable. A plusieurs reprises l'assistance éclata en applaudissements ; une lumière soudaine se fit dans les esprits : le vainqueur de Hohenlinden assis sur la sellette des accusés paraissait plus grand que le nouvel empereur sur son trône. Les juges voyaient avec consternation ce triomphe inattendu qui semblait proclamer d'avance, au nom de l'opinion publique, l'innocence et l'acquittement d'un homme qu'ils avaient reçu mission de condamner. Plusieurs d'entre eux, contraints par l'évidence de la vérité et par le cri de leur conscience, étaient devenus favorables à l'accusé à la suite des débats du procès ; quelques-uns ne figuraient dans ce tribunal qu'à titre d'instruments et ils étaient décidés à remplir ce rôle infâme jusqu'au bout ; mais tous savaient qu'acquitter Moreau c'était condamner un maitre implacable ; dilemme terrible pour le juge le plus intègre dans la situation dépendante où était tombée la magistrature.

L'attitude de Georges pendant le procès fut telle qu'on pouvait l'attendre d'un vaincu qui ne voulait pas survivre à sa défaite, et d'un homme dont la force d'âme n'avait jamais été méconnue, même par ses ennemis. Ayant fait le sacrifice de sa vie, il dédaigna de la défendre et ne répondit à l'interrogatoire du président que dans la mesure où il pouvait soit relever l'honneur de son parti, soit servir l'intérêt de ses coaccusés. Georges ne se défendit que sur un point, sur sa prétendue participation au complot de la machine infernale ; il le fit avec la plus grande énergie et démontra par les raisons les plus concluantes que le billet signé : Gédéon, la seule pièce qu'on produisit contre lui, n'était pas de son écriture, et ne pouvait avoir été envoyé par lui. Quant à la conspiration actuelle, le thème de l'assassinat était devenu insoutenable en présence de l'unanimité des témoignages. Ce hardi partisan avait comploté un 18 brumaire au profit de la royauté, il n'avait pas préparé un assassinat. A ceux mêmes qui s'obstinaient à l'appeler un brigand il sut faire admirer le superbe sang-froid de ses réponses, l'habileté de ses explications, et le hautain persiflage avec lequel il traitait les hommes qui tenaient sa vie dans leur main. Il semblait les presser d'en finir, les défier de l'amener à prendre au sérieux le simulacre de procédure qui s'instruisait devant eux, il le considérait comme une pure formalité et une hypocrisie inutile. Très-sensible au malheur de ses compagnons, il montrait sur son propre sort la plus profonde insouciance ; il les soutenait sans cesse de ses encouragements et de ses exhortations, les nourrissait en quelque sorte de son âme et de sa vie et leur montrait par son propre exemple, par son stoïque mépris de la mort, que leur plus grande force consistait à ne plus rien espérer. Il semblait jouer par avance avec l'instrument du supplice comme pour les familiariser avec l'idée de la mort. Il est impossible de lire ces débats qui furent le testament de Georges sans se dire que ce n'était pas là l'âme d'un assassin.

Le 9 juin à huit heures du matin, les juges entrèrent en délibération pour formuler leur sentence. L'un d'entre eux, l'intègre Lecourbe, le frère du général, a conservé pour l'histoire le récit des péripéties de cette journée néfaste, digne du temps de Tibère. Ils avaient été pressés, circonvenus de mille manières par les familiers du palais, surtout par Réal, l'intermédiaire naturel entre la justice et le pouvoir. On avait mis en jeu tous les mobiles capables de les influencer, l'ambition, la servilité, la crainte ; on s'était adressé même à leurs scrupules d'humanité. L'empereur, disait-on, voulait pour Moreau une condamnation à mort : c'était une satisfaction qu'on lui devait sous peine de lui infliger un démenti personnel ; ruais s'il désirait voir condamner Moreau, c'était uniquement pour avoir le plaisir de lui faire grâce. Il fallait s'en remettre à la générosité impériale. Acquitter l'accusé c'était au contraire le perdre sûrement, car l'empereur agirait alors en chef d'État qui a à prononcer non plus sur un débat judiciaire, mais sur une question politique ; il ne prendrait plus conseil que de l'intérêt de sa couronne. Ces motifs, qui n'étaient que trop présents à la pensée des juges, furent développés de nouveau par Thuriot dans la chambre du conseil ; il insista particulièrement sur la volonté de l'empereur et sur son intention de faire grâce. C'est alors qu'emporté par l'invincible élan d'une conscience droite, l'helléniste Clavier s'écria : Et qui nous la fera à nous ? Ce cri de l'honneur et de la probité indignée l'emporta tout d'abord : sur les douze juges, sept se prononcèrent pour l'acquittement du général Moreau et cinq seulement pour sa condamnation. Mais le président Hémart refusa de fermer la discussion et ces lamentables débats se prolongèrent encore pendant de longues heures.

Pendant ce temps, Bonaparte tenu au courant des péripéties de la délibération par des communications fréquentes, et irrité de la résistance imprévue qu'il rencontrait chez des magistrats dont la docilité avait paru assurée, s'emportait à l'idée de voir sa proie lui échapper ; il s'efforçait par tous les moyens en son pouvoir de faire revenir les juges de leur premier mouvement. On alla, par son ordre, soumettre des accusés désormais hors de cause par la clôture des débats à une sorte de question extraordinaire pour leur arracher de nouveaux aveux, il n'hésita pas à affirmer qu'ils avaient fourni de nouvelles charges contre Moreau, et il se hâta d'écrire lui-même à Cambacérès[19] « qu'il paraissait que des accusés avaient déclaré qu'au lieu de trois entrevues entre Pichegru et Moreau, il y en avait eu cinq ; et qu'il désirait en conséquence que le procureur général demandât l'entrée à la séance, vu que les juges étaient encore en délibération, pour dénoncer à la cour un nouvel ordre de choses.... Cette dénonciation, ajoutait-il, serait jointe à la procédure et donnerait lieu à une rédaction de sentence plus conforme à la justice ft à l'intérêt de l'État. » Ces derniers mots prouvent jusqu'à l'évidence qu'il connaissait le premier résultat de la délibération, et que pour faire reculer les juges il n'hésitait pas à leur signifier son mécontentement. La communication fut faite et la délibération reprise. Thuriot revint sur la pénible extrémité à laquelle on allait réduire le gouvernement en le forçant à faire un coup d'État. Hémart insista sur le mauvais effet qui serait produit à l'extérieur par l'acquittement de Moreau. Les puissances seraient heureuses d'un tel prétexte pour refuser de reconnaître l'empereur. Lecourbe proteste énergiquement contre les manœuvres employées pour influencer les juges ; ses collègues commencent à faiblir. Alors Bourguignon propose un moyen terme qui consiste à condamner Moreau en lui assurant le bénéfice des circonstances atténuantes : les juges donneront ainsi à la fois satisfaction à leur conscience en le frappant d'une peine légère, et au gouvernement en lui offrant la condamnation qu'il réclame. Cette Cran sac ton est aussitôt acceptée par la faiblesse des uns et la complaisance des autres. Lecourbe et Rigaud persistent seuls dans leur opinion et soutiennent jusqu'au bout l'honnête homme victime de la plus lâche et de la plus odieuse persécution. Moreau est condamné à deux ans de prison ; vingt autres accusés, parmi les, quels Georges, les Polignac, le marquis de Rivière, sont condamnés à mort ; le reste est acquitté[20].

En apprenant que Moreau avait échappé à la peine capitale, Bonaparte eut un transport de fureur, probablement, comme l'insinuent ses panégyristes, pour avoir perdu l'occasion d'exercer son droit de grâce. N'ont-ils pas été jusqu'à écrire que les juges avaient subi une pression de l'opinion publique qui leur avait imposé une indulgence contraire à tous leurs sentiments et fait sacrifier le devoir à la popularité ? Une pression de l'opinion dans un temps où l'opinion était terrifiée ! Dans un temps où il n'y avait ni une tribune ni un journal où pût se faire entendre une voix libre ! Dans un temps où le pouvoir tenait toutes les existences dans sa main ! Selon ces honteuses apologies, la victime dans ce procès n'était pas Moreau, mais Bonaparte ; et ils donnent comme preuve de ses intentions clémentes, son empressement à commuer les deux années de détention en un exil perpétuel qui le débarrassait pour toujours de Moreau ! Citer de pareilles aberrations, c'est en faire justice. Moreau fut moins sensible à la peine en elle-même qu'à la déclaration inique qui l'affirmait coupable. « On vient, écrivait-il au sortir de l'audience, de me condamner à deux ans de prison. C'est le comble de l'horreur et de l'infamie. Si je suis un conspirateur, je dois périr. Certes, il ne peut y avoir de circonstance atténuante comme le jugement le porte.... S'il était constant que j'avais pris part à la conspiration, disait-il encore, je devais être condamné à mort comme le chef. Personne ne croira que j'y aie joué le rôle d'un caporal[21]. »

La, commutation de la peine en un exil perpétuel fut non pas demandée par Moreau, comme on l'a dit, mais proposée par Fouché au nom du gouvernement à Mme Moreau qui tremblait que son mari n'éprouvât le sort de Pichegru et qui accepta sans hésiter. Moreau resta étranger à la négociation. « Si le gouvernement, écrivait-il à ce sujet, ne se trouve pas encore assez rassuré par nia détention dans une prison d'État, s'il lui faut un exil hors de France, je m'y soumettrai, puisqu'il n'y a jamais déshonneur à obéir à la force, mais je ne puis-négocier sur ce point ; mon consentement ferait de cette nouvelle peine une grâce et je n'en veux pas[22]. » Ses pressentiments ne le trompaient pas ; c'était en effet une faveur que Bonaparte prétendait avoir accordée à Moreau, en le bannissant de sa patrie ; et il s'efforça de faire croire que cette grâce n'avait été octroyée qu'à la prière du général : « Vous av3.- sollicité, lui écrivait le grand juge à la date du 2I juin 1804, la faculté de vous rendre aux États-Unis, et l'intention de Sa Majesté est que vous ne puissiez rentrer en France sans avoir préalablement obtenu sa permission expresse. » La réponse de Mme Moreau, faite au nom de son mari malade, prouve que non-seulement le général était resté étranger à la démarche, mais que la durée de l'exil n'avait pas été prévue, et que le prétendu bienfait cachait un nouveau piège. « C'est moi seule, écrivit-elle, qui ai désiré que Sa Majesté nous permit de quitter notre patrie. Mon mari n'a fait que se conformer à l'arrêté qui a été pris ; mais il était loin de s'attendre à un exil indéfini[23]. »

L'empereur fit acheter la terre et l'hôtel de Moreau et les donna à deux de ses généraux. On jugea nécessaire de précipiter le départ du proscrit, car on savait que si la grande masse était indifférente à son malheur, il avait pour lui tous les cœurs généreux, et l'attitude d'un certain nombre de ses anciens compagnons d'armes n'était pas sans inspirer quelques alarmes. Pendant tout le cours du procès, les soldats de garde lui avaient rendu les honneurs militaires, et le jour où il était rentré dans son cachot après sa condamnation, le prisonnier l'avait trouvé orné de fleurs par des mains amies, touchants et discrets hommages qui ne s'adressaient plus qu'au malheur et qui avaient mille fois plus de prix que tous ceux qui avaient salué ses triomphes 1 Ces témoignages d'une pitié réduite à se cacher furent la seule récompense qu'il emporta d'un pays auquel il avait rendu de si glorieux services. Pendant ce temps, l'auteur de son infortune, l'homme qui l'avait entraîné en brumaire à commettre la faute presque unique qu'on pût jusque-là reprocher à sa vie, l'homme dont la carrière politique comparée à celle de Moreau n'avait été qu'une longue suite de trahisons, de violences et de criminelles intrigues, marchait d'ovations en ovations, acclamé par un peuple de prétoriens ; exemple de justice distributive qui n'est ni nouveau ni unique et qui doit raffermir les hommes appelés à subir de semblables épreuves en leur montrant que d'autres ont su les supporter avant eux dans des temps encore plus difficiles et avec des mérites supérieurs.

Sur le point de s'embarquer pour l'Amérique le général Moreau dut s'arrêter à Cadix pour les couches de sa femme qui avait voulu l'accompagner malgré un état de grossesse très-avancée. Fouché se hâta de réclamer auprès du gouvernement espagnol pour presser le départ et au besoin l'expulsion du proscrit. « Il y a quatre ans, écrivit Moreau[24], qu'à pareil jour je gagnai la bataille de Hohenlinden. Cet événement, assez glorieux pour mon pays, a procuré à mes concitoyens un repos dont ils étaient privés depuis longtemps ; moi seul n'ai pu encore l'obtenir. Me le refuserait-on à l'extrémité de l'Europe, à cinq cents lieues de ma patrie ? »

A quelque temps de là le magistrat Lecourbe, celui qui avait osé soutenir jusqu'au bout l'innocence de Moreau, s'étant présenté à une audience des Tuileries avec les membres de la Cour de Paris, Bonaparte s'avança vivement vers lui et l'interpellant avec violence : « Comment, lui dit-il, avez-vous osé souiller mon palais de votre présence ? Sortez, juge prévaricateur, sortez ![25] »

Le 26 juin, Georges fut exécuté avec onze de ses compagnons. Bonaparte avait fait grâce au marquis de Rivière, aux Polignac et à cinq autres des condamnés sur les supplications de leur famille et de la sienne propre. On remarqua que les grâces n'avaient été accordées qu'à des gentilshommes et Murat, dit-on, le lui reprocha avec amertume. Ainsi douze têtes tombèrent pour une conspiration en grande partie provoquée par la police, et qui n'avait eu pour tout commencement d'exécution que des conciliabules.

C'est là ce qu'on a appelé la clémence de Napoléon.

 

 

 



[1] Memorials and correspondence, published by lord Russell, vol. III.

[2] Adresse du Sénat.

[3] Miot de Mélito.

[4] Lettre à Soult, 14 avril 1804.

[5] Signé le 24 mai 1804.

[6] Note du 30 avril.

[7] Bonaparte à Talleyrand, 13 mai 1804.

[8] Note de lord Hawkesbury, 30 avril 1804. Annual register : state papers.

[9] Thibaudeau. Pelet de la Lozère.

[10] Sénatus-consulte du 18 mai 1804, titre VIII.

[11] Titre X.

[12] Mémoires du comte Beugnot.

[13] Mémoires de Lafayette.

[14] Lettre inédite de Moreau, communiquée par Mme la comtesse de Courval.

[15] Thiers, Histoire du Consulat. Thibaudeau, etc.

[16] Ces faits furent constatés dans le cours des débats.

[17] Procès instruit par la Cour de justice criminelle contre Georges, Pichegru, Moreau, etc. — 8 vol. Paris, 1804.

[18] Notes manuscrites du tribun Moreau, communiquées per Mme la comtesse de Courval.

[19] Bonaparte à Cambacérès, 9 juin 1804.

[20] Lecourbe, Opinion sur le procès de Moreau. — Procès-verbal de ce qui s'est passé dans la Chambre du Conseil.

[21] Lettres inédites de Moreau.

[22] Lettre inédite de Moreau.

[23] Lettre communiquée par Mme la comtesse do Courval.

[24] Lettre inédite de Moreau.

[25] Thibaudeau ; Lecourbe ; Lafayette.