En
dépit de tous ses efforts pour surexciter l'opinion publique, le Premier
Consul avait à subir un temps d'arrêt inévitable. Ses projets de
transformation politique, forcément subordonnés à ses projets militaires, ne
rencontraient aucune opposition directe, mais il leur manquait cet
imperceptible complément de maturité qui fait naître l'occasion ; la force ou
plutôt l'inertie des choses leur résistait. Après un premier moment d'une
ivresse guerrière un peu factice, la nation retombait peu à peu dans son apathie
; l'expédition d'Angleterre traînait en longueur et laissait prévoir de
nouveaux ajournements ; l'Europe inquiète et hostile épiait nos mouvements et
se tenait prête à profiter de nos fautes. Cette situation n'avait rien de
rassurant elle laissait aux esprits le loisir de se calmer et de faire des
réflexions, elle n'offrait surtout aucun prétexte de nature à justifier la
nouvelle usurpation que Bonaparte était impatient de consommer. Pour réclamer
cette couronne depuis si longtemps l'objet de ses convoitises, il lui fallait
ou le prestige d'un grand succès ou l'excuse d'une grande commotion
intérieure. L'un et l'autre lui manquant, L'expectative à laquelle il était
condamné ne pouvait lui être que contraire, car par cela seul que sa fortune
cessait de grandir, elle tendait à décroître. C'est à ce moment critique, que
ses combinaisons, merveilleusement secondées par l'imprudence et la folie de
ses ennemis, vinrent faire surgir le prétexte dont, il avait besoin. On peut
affirmer hardiment qu'aucune époque de notre histoire n'a été l'objet d'une
falsification plus complète et plus audacieuse que celle qui est relative à
la conspiration de Georges, à la fin tragique de Pichegru et du duc
d'Enghien, au procès de Moreau. Jamais plus noires trames n'ont été
enveloppées de plus épaisses ténèbres ; et ce fait s'explique facilement si
l'on songe à l'intérêt qu'avaient tant de personnages puissants à atténuer
leur rôle, à donner le change sur leurs intentions, à effacer les traces de
leurs actes. Lorsqu'on réfléchit aux facilités dont ils ont joui pour faire
disparaître les preuves qui pouvaient les accuser, au silence forcé de la
presse, à l'absence de tout contrôle et de toute publicité, à la terreur qui
pesait sur le public, on est encore surpris qu'ils aient laissé venir jusqu'à
nous autant d'éléments d'information. Il est depuis longtemps de notoriété
publique que nos archives ont été, à plusieurs reprises, fouillées par les
principaux intéressés, que certaines pièces ont été supprimées, d'autres
supposées, en sorte que nous ne pouvons juger les coupables que sur les
documents qu'ils ont bien voulu nous livrer, et sur ceux qui ont échappé à
leur clairvoyance. Encore ces documents nous sont-ils en partie interdits,
car l'État qui en est le dépositaire pour la portion inédite, se regarde
comme le maître et le dispensateur de la vérité historique ; cependant il est
douteux que l'interdiction soit ici bien regrettable, du moins en ce qui
concerne Bonaparte. L'homme qui faisait enlever des archives toutes les
pièces relatives à la bataille de Marengo, pour leur substituer un bulletin
de fantaisie rédigé plusieurs années après l'événement, n'a pas dû y laisser
subsister beaucoup de témoignages sur des affaires infiniment moins glorieuses
pour lui. A
toutes ces causes d'obscurité sont venus s'ajouter des mensonges
artificieusement élaborés pour tromper la postérité. Ces fictions ont été en
quelque sorte consacrées par un long et général assentiment ; elles font
partie de la légende napoléonienne ; elles ont été adoptées avec avidité par
cet engouement sans exemple qu'aucune fable si grossière qu'elle fût, ne
semblait autrefois pouvoir assouvir ni rebuter, et que nous voyons
aujourd'hui mourir de satiété. Au premier rang de ces inventions il faut placer
les différents récits qui ont été fabriqués à Sainte-Hélène sous
l'inspiration de Napoléon et les mémoires de Savary, duc de Rovigo ; nos
historiens les plus autorisés semblent trop souvent n'avoir eu d'autre objet
que de développer le thème qui leur a été fourni par cette double tradition.
Sans doute, aucune déposition ne doit être rejetée, si ce n'est après un
sérieux examen : quoique remplis de faussetés palpables et évidentes, les
récits de Sainte-Hélène ne doivent pas être écartés d'une façon absolue, car
ils contiennent des aveux précieux à recueillir, et leurs artifices eux-mêmes
en disent long sur le caractère de celui qui les a imaginés. Leur parfaite
concordance dans le mensonge comme clans la vérité est d'ailleurs une preuve
incontestable qu'ils émanent de l'acteur principal et méritent d'être
discutés comme son témoignage sur lui-même. Mais au-dessus des systèmes
arrangés après coup, il y a heureusement un certain nombre de faits d'une
vérité inattaquable ; il suffit de les rétablir et de les préciser pour
renverser ce laborieux échafaudage ; ils ne peuvent sans doute nous donner la
lumière complète ; ils sont assez concluants néanmoins pour rendre à ces
événements leur physionomie générale et leur vraie signification. Une
critique sévère a pour premier devoir de n'admettre que des faits démontrés ;
mais par cela seul qu'elle dégage des points élucidés, il arrive souvent
qu'elle éclaire d'un jour tout nouveau ceux qui restaient dans l'ombre.
L'histoire devient alors comme une inscription à laquelle il manque quelques
caractères qu'un œil exercé rétablit de lui-même. Les
nombreux ennemis du gouvernement consulaire avaient été tour à tour
déconcertés par l'éclat de ses succès et frappés.de stupeur par sa marche
rapide et violente ; la rupture avec l'Angleterre leur rendit quelque espoir.
Mais ce sentiment, contenu à Paris par l'évidente impossibilité d'une
résistance quelconque, et réduit à attendre au lieu d'agir, s'exalta bientôt
jusqu'à l'ivresse chez les adversaires que ce gouvernement comptait à
l'étranger, particulièrement chez les émigrés qui résidaient en Angleterre. A
l'intérieur, les chefs de l'opposition militaire- et civile, Moreau,
Bernadotte, Carnot, Lafayette, les glorieux proscrits du tribunat étaient
trop clairvoyants pour espérer quelque chose d'une nation indifférente et
résignée à tout ; mais ils croyaient que le bien pourrait, à la longue sortir
de l'excès du mal ; et le plus sûr édit à leurs yeux de laisser ce pouvoir se
perdre lui-même par l'insupportable insolence de ses procédés et l'aveugle
témérité de sa politique. A l'étranger, grâce à cette illusion d'optique qui
trouble la vue des exilés et leur fait si facilement croire ce qu'ils
désirent, toutes les difficultés se simplifiaient merveilleusement. Emportés
par le mouvement guerrier qu'ils voyaient se produire autour d'eux, les
émigrés qui résidaient en Angleterre le considéraient volontiers comme
irrésistible ; ils oubliaient la force de leur terrible adversaire,
s'exagéraient follement ses embarras, prédisaient sa chute prochaine et
demandaient une action immédiate. Le comte d'Artois, esprit frivole et léger,
aussi dépourvu d'étendue que de pénétration, entretenait leurs chimères et
partageait leur impatience. On voyait autour de lui quelques-uns des princes
de sa famille, le duc de Berry, le prince de Condé, et à côté d'eux des
hommes dont le dévouement, l'énergie et l'intelligence eussent mérité un plus
digne emploi ; des gentilshommes ardents et aventureux, restés fidèles à la
cause royaliste en dépit des séductions de Bonaparte, comme MM. de Polignac,
de Rivière, de Vioménil, de Durfort, de Vaudreuil ; d'anciens serviteurs
comme Bertrand de Molleville, le comte d'Escars, l'évêque d'Arras ; de hardis
partisans, d'une trempe de fer, comme Georges Cadoudal, enfin des épaves
égarées de nos orages révolutionnaires comme Villot, Dumouriez et Pichegru.
Tous ces hommes divisés d'opinion et même d'intérêt, unis seulement par une
haine commune et par le désir de revoir leur patrie, assiégeaient de leurs
conseils et de leurs plans le cabinet anglais qui avait malheureusement
intérêt à les encourager, dans le but de créer une diversion à l'intérieur. Il y
avait en Allemagne un autre centre d'émigrés dont le comte de Provence était
l'âme ; mais ce dernier, beaucoup plus perspicace que son frère, alliant à un
fonds de résignation sceptique tous les dehors de la confiance la plus
sereine et la plus imperturbable, ce qui formait un singulier amalgame de
noblesse et de puérilité, avait à plusieurs reprises blâmé les imprudences
d'une politique dont le seul résultat net avait été jusque-là le désastre de
Quiberon et l'extermination de la Vendée. Il attendait le salut de causes
plus générales, du réveil de l'opinion publique, des fautes du Premier
Consul, du travail sourd mais continu de la diplomatie européenne pour
reconstituer une grande coalition. Il entretenait des intelligences avec un
comité de Paris, mais ce comité discret, observant à petit bruit, écrivant
beaucoup plus qu'il n'agissait, avait le caractère d'une agence d'in- formations
plutôt que les allures d'une conspiration. Des dissentiments politiques déjà
très-marqués entre les deux frères aggravaient cette divergence de vues sur
la conduite à tenir dans la lutte engagée contre Bonaparte. Le comte de
Provence avait sur le rôle nouveau de la royauté et sur les concessions à faire
aux principes et aux intérêts de la Révolution, des idées toutes différentes
de celles du comte d'Artois qui en était resté sous ce rapport, au manifeste
de Brunswick. Mais pour ce motif même, toute la partie militante et
passionnée de l'émigration s'était ralliée autour du comte d'Artois ; car ce
qu'il faut avant tout pour le combat, ce sont des passions. Des
plans très-divers avaient été tour à tour débattus et rejetés dans les
conseils du comte d'Artois. De tristes et sanglantes leçons avaient tout
récemment démontré l'inutilité d'un mouvement en Vendée, à supposer qu'il fût
encore possible de réveiller une insurrection d'un instant dans cette
province épuisée. La révolte pouvait s'y maintenir quelque temps au prix
d'efforts héroïques, mais elfe y était fatalement circonscrite et sans aucune
action sur les provinces voisines. D'autre part, les services de l'émigration
comme corps auxiliaire à la suite des armées étrangères étaient encore plus
inefficaces ; ils étaient surtout peu proportionnés à l'importance qu'elle
s'attribuait. De nombreuses défections avaient rendu plus sensible encore une
infériorité numérique qui rendait presque nulle son influence sur le sort
d'une bataille. C'était d'ailleurs s'exposer à de bien longs ajournements que
d'attendre sa délivrance du sort de la guerre. On s'arrêta à des expédients
plus propres à satisfaire des cœurs impatients d'agir. Ce n'était pas aux
extrémités, mais au centre qu'il fallait frapper ce pouvoir qui avait tout
absorbé autour de lui, si l'on voulait l'atteindre sûrement. On savait qu'il
y avait dans l'armée beaucoup de généraux mécontents, les uns pour des motifs
personnels, parce que le despotisme finit toujours par blesser ceux qu'il a
le plus intérêt à ménager, les autres parce qu'ils désapprouvaient la marche
du gouvernement. Il fallait avant tout s'assurer le concours de ces hommes
d'action, dont l'exemple et l'initiative entraînerait tôt ou tard les
opposants plus timides qui se cachaient un peu partout et jusqu'au sein du
Sénat. Avec l'appui de ces généraux et les moyens dont elle croyait disposer,
l'émigration se flattait d'organiser à Paris même un mouvement de force à
renverser le gouvernement consulaire. Tel fut dans sa donnée primitive ce
plan fameux qui obtint tout aussitôt l'approbation du cabinet anglais. Ce plan
avait beaucoup d'inconvénients ; mais le plus grave de tous c'est qu'il était
une suggestion de la police française. Ce fait, soupçonné quelquefois, plus
souvent nié, se trouve constaté officiellement dans un ouvrage imprimé et
publié en avril 1804 par le gouvernement français lui-même, sous le titre d'Alliance
entre les Jacobins français et les ministres anglais. Ce libelle était
l'œuvre du fameux Méhée de la Touche, ancien septembriseur, déporté comme
jacobin à l'époque de l'attentat de nivôse, évadé depuis de l'île d'Oléron et
réfugié en Angleterre, où il avait le talent de se faire stipendier à la fois
comme agent de la cause royaliste et comme espion de la police consulaire.
Méhée y racontait ses rapports avec les émigrés en se glorifiant de son
infamie. Réfugié en Angleterre depuis le mois de décembre 1802, accueilli par
le ministre Pelham et par Bertrand de Molleville, il leur avait soumis un
mémoire dans lequel il dé- montrait que Bonaparte ne pouvait être renversé
que par une coalition entre les émigrés et les républicains de France ; il y
détaillait les conditions de cette alliance, et les moyens d'insurrection
qu'on devait employer. Son plan n'avait pas été adopté intégralement, mais il
était devenu l'idée mère du projet dos royalistes ; Méhée avait été
récompensé, et grâce à lui, grâce à d'autres agents qu'elle entretenait à
Londres, la police française était instruite de tout ce qui se tramait dans
les conseils des émigrés. Le
préliminaire indispensable de ces ambitieux projets était l'adhésion du
général Moreau aux vues de l'émigration. De tous les mécontents, Moreau était
non-seulement le plus illustre, le plus estimé, le plus populaire, mais le
seul dont l'exemple pût entraîner dans une entreprise si hasardeuse des
généraux distingués mais qui ne pouvaient rien sans lui, tels que Bernadotte,
Macdonald, Souham, Delmas et d'autres, dont les dispositions étaient connues.
On crut avoir trouvé un moyen sûr de le gagner dans l'affiliation au complot
du général Pichegru, qui avait été son protecteur et son ami. Cet homme
étrange, qui restera une des personnalités les plus énigmatiques de
l'histoire, était réfugié à Londres depuis sa miraculeuse évasion de Cayenne,
où il avait été transporté avec les proscrits de fructidor. Exclu par
Bonaparte de la mesure réparatrice qui rouvrit les portes de la France aux
rares survivants de cette proscription, Pichegru, après de longs malheurs et
des maux sans nombre qui auraient vaincu une âme moins forte que la sienne,
se trouvait enfin parmi les hommes pour lesquels il était descendu du rôle de
général patriote à celui de transfuge. Il commençait une seconde expiation
qui devait être plus triste encore que la première, à quel mobile précis, à
quelles secrètes suggestions avait-il cédé au début, lorsqu'il échangea son
titre de premier soldat de la république contre les assurances équivoques du
subtil agent de Condé ? Jusqu'à quel point put-il se faire illusion ? Dans
quelle mesure agirent sur lui l'ambition, la corruption, le découragement,
l'erreur d'un patriotisme égaré, c'est ce qui restera probablement toujours
un mystère ; et ce n'est pas le moindre châtiment de ces ténébreuses menées
qu'on puisse toujours les attribuer sans invraisemblance aux mobiles les plus
bas et les plus pervers, bien qu'elles aient pu être parfois inspirées par
des scrupules sincères. La seule crainte d'une pareille confusion devrait
toujours suffire pour faire reculer un homme d'honneur au moment où on le
sollicite de s'y engager ; car le doute même est ici une condamnation. En ce
qui concerne Pichegru, le doute serait un excès d'indulgence, et sa mémoire
ne saurait en invoquer le bénéfice, parce qu'il y a dans sa conduite des
traits qu'aucune intention ne peut justifier. Il y avait en lui de grandes
qualités que ses ennemis eux-mêmes ont reconnues ; il alliait un rare
sang-froid à l'énergie du caractère ; il avait la suite et la volonté d'une
âme profonde ; quoi qu'on ait dit de sa vénalité, il était resté pauvre après
avoir conquis la Hollande, et la simplicité de ses goûts, de ses habitudes ne
permet pas d'attribuer sa défection à une basse cupidité ; mais cela admis, il
restera toujours à expliquer comment le protégé et le confident de
Saint-Just, le général favori de la démocratie terroriste a pu devenir
l'instrument de Condé presque sans transition, et sur le premier signe que
lui fit le rusé Fauche Borel. La brusquerie de cette conversion serait à elle
seule une tache indélébile, car il est une certaine fidélité qu'on se doit à
soi-même, indépendamment de celle qu'on doit aux principes ; mais comment
justifier la longue hypocrisie qu'elle lui imposa ? Sans doute il y avait
alors dans les esprits beaucoup de lassitude et la révolution s'était
souillée de tels excès qu'on commençait à ne plus croire en elle ; mais à
supposer que ces déceptions aient eu encore plus de part à la détermination
de Pichegru que les promesses à l'aide desquelles on s'efforça de stimuler
son ambition, il ne tenait pas moins son mandat d'un gouvernement qu'il
trahissait ; il n'était pas moins le soldat d'une cause qu'il désertait en
feignant de la servir ; la sincérité des intentions ne sert ici de rien, et
l'honneur comme la conscience protestent justement contre l'ignominie d'un
tel rôle. Moreau
avait eu le premier dans les mains la preuve des relations de Pichegru avec
le prince de Condé : il s'était d'abord abstenu de les faire connaître, ne
jugeant plus Pichegru dangereux depuis qu'il avait perdu son commandement,
répugnant au rôle de dénonciateur, et retenu d'ailleurs par le souvenir d'une
ancienne amitié. Mais au moment où se fit le coup d'État de fructidor, ayant
reconnu que le secret ne pouvait être gardé plus longtemps, parce que ses
principaux officiers avaient tous lu cette correspondance accusatrice, il
avait non pas dénoncé -Pichegru au Directoire, comme on le dit trop souvent,
mais adressé les papiers saisis au directeur Barthélemy qu'il savait
favorable au général, en lui laissant la faculté d'en faire l'usage qu'il
jugerait convenable. Barthélemy avait été lui-même frappé, les papiers
Étaient tombés dans les mains de ses collègues, et Moreau avait expié par une
longue disgrâce noblement supportée, le tort d'une hésitation dont le
principe était honorable pour lui. Bien que les charges qu'il avait produites
contre Pichegru n'eussent ajouté qu'un complément superflu à celles que
Bonaparte avait déjà livrées au Directoire pour perdre ce général, son cœur
naturellement bon et généreux s'était reproché la part involontaire qu'il avait
prise à ce triste événement, car beaucoup d'hommes innocents avaient été
enveloppés dans le crime de Pichegru. Les malheurs de ce général, le souvenir
des services rendus, des dangers partagés, et de tant de glorieux travaux
supportés en commun, l'amnistie étendue depuis lors à tant d'exilés moins
dignes d'intérêt que le vainqueur de la Hollande, faisaient désirer à Moreau
qu'on rendit au proscrit sinon ses anciens honneurs, du moins un refuge dans
le pays qu'il avait sauvé. Ses
sentiments étant connus à Londres, on pensa aussitôt à les utiliser pour
ménager entre les deux généraux une réconciliation qui elle-même devait les
amener promptement à une entente plus complète. On savait Moreau mécontent et
très-opposé au régime consulaire, on en conclut qu'il était prêt à se mettre
au service d'une conspiration royaliste ; et des intermédiaires intéressés à
se faire valoir ou dupes de leur propre crédulité, ne firent rien pour
dissiper ce mal- entendu. On se trompait en effet très-gravement en prêtant à
Moreau de telles dispositions. Par le fonds de ses opinions, Moreau était
resté ce qu'il était au début de la Révolution. Il était resté le patriote de
89 et le volontaire de 92. Aveuglé par ses rancunes contre le Directoire, il
avait, comme beaucoup d'hommes honnêtes, prêté au 18 brumaire une coopération
inconsidérée, mais il avait promptement reconnu et déploré son erreur, et
depuis son admirable campagne de Hohenlinden, il vivait dans une retraite
presque absolue malgré tout l'intérêt qu'il avait à ménager le Premier
Consul, et sans ignorer qu'on lui faisait un crime de son éloignement. Loin
de rêver une restauration, les institutions qu'il avait le plus blâmées dans
le nouveau régime étaient précisément celles qui se rapprochaient de
l'ancien, comme le Concordat et la Légion d'honneur. On pourrait s'en
rapporter sur ce point au témoignage de ceux qui ont le plus fait pour
noircir sa mémoire ; son ennemi Savary atteste en termes formels que Moreau « était
un républicain de bonne foi, et n'avait que de l'éloignement pour les
Vendéens[1]. » Desmarest, l'un des directeurs
de la police consulaire, lui rend le même témoignage[2] avec plus de force encore. « Le
rôle de Monk, dit-il, est celui pour lequel Moreau avait le moins de
dispositions.... Combien il y avait loin de sa mauvaise humeur ou de sa haine
à la résolution d'un renversement et plus encore à l'action elle-même ! » Mais
on peut citer à ce sujet l'opinion d'un homme plus digne à tous égards
d'éclairer le jugement de l'histoire. Lafayette raconte[3] que s'étant cassé le col du
fémur dans le cours du mois de mars 1803, il reçut les plus touchantes
marques d'intérêt du général Moreau, qui envoya prendre presque chaque jour
de ses nouvelles. Il eut à cette époque plusieurs entrevues avec lui, et
particulièrement une conversation où toutes les chances de l'avenir furent
discutées. Moreau s'expliqua sans détour sur la tyrannie de Bonaparte ; puis,
après avoir passé en revue les différents partis : « Les Bourbons,
dit-il, se sont rendus trop méprisables pour être à craindre. » Et il
ajouta, en forme de conclusion : « Dans tous les cas, nous sommes bien
sûrs vous et moi de nous trouver et d'agir ensemble, car j'ai toujours pensé et
voulu les mêmes choses que vous. » Ces
paroles étaient l'expression exacte des opinions politiques de Moreau, comme
de toute la partie saine de la nation. En dépit de la réserve qu'il
s'imposait, ses sentiments étaient bien connus à la cour consulaire ; ils
n'avaient pas peu contribué à envenimer la haine que lui avait vouée
Bonaparte depuis ses grands succès militaires de l'année 1800. Ce que le
Premier Consul détestait en lui ce n'était pas seulement son rival de gloire,
c'était son successeur désigné, le seul homme que l'opinion considérât comme
un chef de gouvernement possible en cas d'accident. Ne pouvant le gagner, il
devait, songer à se défaire de lui, car il regardait comme son ennemi
quiconque n'était pas son ami. Mais Moreau vivait dans l'isolement, sans donner
aucune prise contre lui, et l'on ne pouvait citer à sa charge que des propos
qui ne fournissaient pas des armes suffisantes pour frapper un homme si haut
placé dans l'estime publique. Il n'était cependant pas invraisemblable
d'espérer qu'un personnage aussi en vue, et en situation de rallier bon gré,
mal gré autour de lui toutes les oppositions, se laisserait tôt ou tard
entraîner à quelque démarche compromettante, au moins par les apparences ; de
là la surveillance extrême dont il était l'objet de la part de la police
consulaire. A l'espionnage officiel, il faut ajouter les investigations
assidues de Fouché, Breton comme lui, lié avec son secrétaire Fresnière, et
qui le faisait observer par des hommes de sa province, dans l'espoir de
rentrer en grâce auprès du Premier Consul par quelque révélation importante.
Grâce à tous ces moyens, la police était au courant de tout ce qui se disait
chez Moreau, elle se tenait prête à profiter de sa première imprudence pour
le perdre. Telle
était l'étroite surveillance qui s'exerçait autour de Moreau, lorsque pour
son malheur et pour celui de la cause qu'il servait, le comité royaliste de Londres
eut la fâcheuse idée de spéculer sur sa générosité naturelle en opérant sa
réconciliation avec Pichegru, dans l'espoir de l'entraîner ensuite vers le but
où l'on voudrait le conduire. Fauche Borel, le hardi et rusé tentateur, qui
le premier avait abordé Pichegru au nom des Bourbons, vint à Paris, se
présenta chez Moreau, obtint de lui des assurances d'intérêt et d'amitié pour
un ancien frère d'armes, mais rien de plus. Il avoue lui-même dans ses
très-curieux mémoires, où il y a, parmi beaucoup de choses exactes, quelques
fictions dictées par la vanité, « que Moreau ne voulait point faire de
conjuration et disait qu'il fallait laisser user les choses et les hommes[4]. » Fauche fut arrêté
très-peu de temps après cette entrevue, et ce qui prouve qu'on était bien
informé au sujet de sa mission, c'est que la première question qu'on lui
adressa était relative au général Moreau. Le projet de réconciliation fut
alors confié à l'abbé David, agent royaliste, qui connaissait personnellement
les deux généraux. La police avertie pensa cette fois mettre la main sur des
pièces compromettantes, et l'abbé David fut saisi à Calais avec tous ses
papiers, au moment où il allait s'embarquer pour l'Angleterre. On trouva
parmi ces papiers plusieurs pièces constatant le raccommodement projeté entre
Moreau et Pichegru, entre autres une lettre de Moreau qui figura plus tard
dans son procès, et dans laquelle il assurait à David n'avoir jamais été
opposé à la rentrée de Pichegru, et être prêt à faire cesser les
obstacles qui la retardaient. Il s'y trouvait encore des lettres
affectueuses de Macdonald et de Barthélemy pour leur ancien ami, mais rien
qui ressemblait à une conspiration. « Moreau fut agité par cette nouvelle,
dit le rapport officiel où furent constatés ces faits[5] ; il fit des démarches pour
savoir si le gouvernement était instruit. — Tout se tut. » Et on
ajoute ce mot significatif : 'œil de la police suivait tous les pas des
agents de l'ennemi. » Mais la
police faisait mieux que les suivre, elle les encourageait ; si la lumière
n'est pas encore complète à cet égard, en ce qui concerne Georges et
Pichegru, elle est, on peut l'affirmer, d'une clarté foudroyante en ce qui
concerne Moreau, celui de ces trois hommes que Bonaparte détestait le plus,
et celui surtout qu'il était de beaucoup le plus intéressé à perdre. Les
indignations bruyantes de ses apologistes toutes les fois que ce fait a été
entrevu ou soupçonné, seraient ridicules si elles n'étaient avant tout d'une
révoltante hypocrisie. Quoi ! ce procédé de perdre ses ennemis en les
impliquant dans des complots auxquels ils étaient étrangers, était donc bien
nouveau chez Bonaparte ? Quel homme inventa jamais de plus noires
machinations pour se défaire de ceux qui lui faisaient obstacle ? Comment
avait-il agi envers le gouvernement de Venise, lorsqu'il avait résolu de
détruire cette infortunée république ? en lui prêtant, non en une
circonstance, mais pendant toute une année, une longue série de complots dont
il avait été lui-même le seul artisan. Comment avait-il agi au 18 fructidor
lorsqu'il avait voulu perdre les constitutionnels modérés, Dumolard, Carnot,
Barthélemy et les autres ? en leur imputant des projets d'assassinat contre
lui-même, de prescription contre l'armée, d'usurpation contre la république
qu'ils défendaient ! Gomment avait-il procédé au 18 brumaire, lorsqu'il avait
voulu renverser les institutions républicaines ? en inventant le grand
complot jacobin dont il ne parvint pas même à créer les apparences. Comment
s'y était-il pris enfin, la première fois qu'il avait rêvé le pouvoir
héréditaire, lors du fameux parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte ? en
entraînant pour ainsi dire malgré eux, dans la conspiration tramée par son
agent Harel, de malheureux artistes intempérants de langage, niais qui se
seraient évanouis devant une épée nue, et qui ne furent pas même capables de
se rendre sur le théâtre du crime. Il faut être dénué de toute pénétration
historique pour ne pas être frappé du penchant inné de Bonaparte pour ces
perfides combinaisons qui répugnent à toutes les âmes nobles et élevées. Il
avait un goût naturel pour les guet-apens qui éclate à toutes les époques de
sa carrière, dans les petites comme dans les grandes choses. Qu'il s'agisse
du commissaire de la Convention en Corse, alors que Bonaparte n'avait encore
que vingt ans, ou de la république de Venise, de Toussaint-Louverture ou du roi
d'Espagne, de Mourad Bey ou de sir George Rumbold, du marquis de Frotté ou de
la république helvétique, du libraire Palm ou du duc d'Enghien, de Drake ou
des opposants du tribunat, on le trouve toujours semblable à lui-même,
toujours procédant par des pièges et des machinations souterraines, et l'on
peut affirmer que personne n'a jamais excellé comme lui dans l'art de tendre
des embûches à un ennemi, de l'attirer pas à pas vers l'abîme où on veut le
précipiter, et selon son expression favorite, de l'endormir jusqu'au moment
du réveil. Sa diplomatie tout entière n'est pas autre chose que l'art d'imputer
les conspirations qu'il invente lui-même à tous les gouvernements qu'il veut
frapper. Ce trait de caractère est si profond chez lui qu'il se retrouve jusque
dans sa stratégie militaire, la plus féconde qui fut jamais en surprises, en
feintes et en stratagèmes. Et l'on se récrie devant la supposition que
Bonaparte aurait été fidèle aux habitudes de toute sa vie en ce qui concerne
l'homme qu'il a le plus détesté comme le plus dangereux pour lui, envers
Moreau que, jusqu'à son dernier jour, il s'est attaché à calomnier et à flétrir
! On se révolte à l'idée qu'il aurait pu songer à perdre Moreau, lui qui
avait voulu perdre jusqu'à Kléber lui-même, et qui avait tant de fois mis à
prix la tête de ses adversaires ! Quel sentiment l'en aurait donc détourné,
ou quel scrupule ? ce mot fait rire appliqué à l'homme qui dans une matinée a
pu faire égorger à coups de baïonnettes les deux mille prisonniers de Jaffa !
L'invraisemblance n'est pas ici chez ceux qui accusent, elle est chez ceux
qui justifient. Depuis
l'arrestation de l'abbé David, et par la lecture de ses papiers, la police
consulaire savait donc deux choses : d'abord que Moreau était disposé à une
réconciliation avec Pichegru, ensuite que jusqu'à ce moment il n'y avait pas
trace de conspiration dans leurs rapports et par suite aucun moyen sérieux de
compromettre Moreau ; mais par ses agents de Londres, elle savait aussi les
espérances que l'émigration fondait sur ce raccommodement, et le parti que
Pichegru lui-même se flattait d'en tirer. Au lieu d'arrêter les entremetteurs
de cette transaction, il fallait donc les laisser faire, au besoin les
encourager jusqu'à l'instant où leurs démarches et leurs intrigues auraient
créé des apparences suffisantes contre celui qu'on voulait perdre. Les deux premiers
négociateurs, Fauche Borel et David, avaient été arrêtés sans résultat ; il
était évident que si l'on continuait ainsi, la conspiration n'aurait pas même
un commencement d'existence. On changea donc de système à l'égard du
troisième émissaire ; on se contenta de le suivre et de l'observer dans ses
allées et venues de Londres à Paris[6]. Ce nouvel intermédiaire
choisi, malgré les répugnances de Moreau[7], était le général Lajolais, ami
particulier de Pichegru, compromis avec lui lors du 18 fructidor et en
disponibilité depuis cette époque. Moreau était si peu disposé à se servir de
Lajolais et à entrer dans ses vues qu'il lui refusa douze buis qui lui
étaient nécessaires pour son voyage à Londres ; et cette somme lui fut prêtée
par Couchery, ancien employé du service de la gendarmerie, qui joua dans
cette affaire un rôle assez suspect[8]. Esprit brouillon,
présomptueux, indiscret, tourmenté de l'ambition de jouer un rôle, dévoré de
besoins d'argent, Lajolais était l'homme le plus dangereux qui pût être
employé dans une situation si délicate. Sa principale préoccupation dans une
affaire si grave et qui pouvait compromettre tant d'illustres existences,
parait, avoir été de jouer à l'homme d'importance, et de tirer de l'argent
soit du gouvernement anglais, soit des comités royalistes. Connaissant les griefs
de Moreau contre le Premier Consul, sa haine contre le nouveau despotisme,
ses liaisons avec les principaux mécontents, soit dans le sénat, soit dans l'armée,
Lajolais ne craignit pas de représenter ce général comme disposé à se mettre
lui-même à la tête d'un mouvement contre le gouvernement consulaire, ce que
Moreau considérait comme impossible dans la circonstance actuelle ; puis
bientôt, il alla beaucoup plus loin encore et osa se porter caution des
dispositions de Moreau en faveur de la cause royaliste, ce qui était un
mensonge effronté. Tous les plans de l'émigration n'en furent pas moins
échafaudés sur ce mensonge que Moreau ne pouvait ni connaître ni démentir. Il
eut un vague soupçon des intrigues de Lajolais, sans en connaître l'étendue ;
il fit prévenir Pichegru de se méfier de lui et de ses alentours ; mais en
raison de la difficulté des communications, cet avis ne parvint pas à son
adresse. Ce fut
donc sur les fausses assurances données par Lajolais que le plan des
royalistes reçut sa forme définitive. Il fut convenu que Georges, accompagné
des chouans les plus déterminés, viendrait à Paris pour préparer le terrain
et réunir les éléments d'insurrection que pouvait fournir encore l'ancienne
cause vendéenne. Pichegru viendrait ensuite pour se concerter avec Moreau,
avec les généraux mécontents, avec les opposants du sénat, du tribunat, des
anciennes assemblées publiques ; quand tout serait prêt, le comte d'Artois, suivi
du duc de Berry et des principaux membres de la noblesse française,
arriverait en personne pour se mettre à la tête du mouvement destiné à
renverser le Premier Consul. La participation de personnages si marquants, et
dont la plupart étaient des hommes pleins d'honneur et de loyauté, excluait
jusqu'â l'idée de l'assassinat qu'on a voulu leur imputer plus tard ; et
Georges qui avait été impliqué sans preuves dans l'affaire de la machine
infernale, tenait particulièrement à ne pas s'exposer de nouveau à une telle
accusation. Il s'en expliqua à plusieurs reprises avec ses coopérateurs, dont
le témoignage est sur ce point unanime et décisif. Il voulait un combat et,
s'il était, possible, une insurrection ; il repoussait avec énergie toute
idée d'attentat, et de fait, s'il en avait eu l'idée, rien ne lui aurait été
plus facile que de le consommer pendant les six mois qu'il passa à Paris
avant son arrestation[9]. A dé faut d'un mouvement,
lorsqu'il en prévit l'impossibilité, il prépara une attaque de vive force à
nombre égal contre l'escorte du Premier Consul, composée ordinairement de
vingt gardes à cheval[10]. Ici encore il est de tradition
de se récrier avec horreur : « le croirait-on ? ils s'imaginaient qu'en
attaquant ainsi le Premier Consul entouré de ses gardes, ils livraient une
sorte de bataille et n'étaient pas des assassins ! apparemment qu'ils étaient
les égaux du noble archiduc Charles combattant le général Bonaparte au
Tagliamento ou à Wagram ![11] » Non, mais ils étaient au
moins les égaux du général Bonaparte attaquant à main armée, le 18 brumaire,
les députés désarmés des Cinq cents ! ils ne méritaient pas plus que lui le
nom d'assassins. C'est en vain qu'un pouvoir né d'un coup de violence s'efforce
de ravir à ses adversaires l'arme dont il s'est servi lui-même ; ils ont à en
faire usage le même droit que lui, et quant aux ratifications populaires
qu'il invoque à l'appui de son inviolabilité, comme elles sont les humbles
servantes du succès, on peut toujours affirmer qu'on les aura pour soi après
avoir réussi. Ce recours, toujours ouvert contre les usurpations de la force,
devient plus inattaquable encore lorsque le pouvoir s'est manifestement mis
au-dessus des lois et qu'il n'y a plus contre lui aucune action légale.
Chaque citoyen devient alors son juge légitime, et la justice, bannie des
institutions, se retrouve avec tous ses droits dans la conscience
individuelle, son premier et son indestructible Ce ne
sont donc ni ses voies ni son principe que les partisans du 18 brumaire
pouvaient reprocher à la conspiration de Georges ; la seule chose qu'on eût
le droit de blâmer en elle c'est son but, c'est-à-dire le régime qu'elle se
proposait de substituer au gouvernement consulaire. La restauration qu'elle
avait en vue, dans un moment où les royalistes de toute nuance étaient encore
fort éloignés des concessions auxquelles ils se résignèrent plus tard, ne
valait en effet guère mieux que les abus qu'on voulait détruire. Quant au
plan considéré en lui-même, il était, on peut le dire, d'une simplicité
enfantine, et l'on est étonné que des hommes comme Pichegru et Georges aient
pu y prêter la main. Il y avait un excès de candeur, rare chez des
conspirateurs, à croire que Georges avec de nombreux agents pourrait
séjourner à Paris et y comploter pendant plusieurs mois, sans attirer
l'attention d'une police si ombrageuse et si défiante. Il était plus puéril
encore de supposer que sur les assurances d'un homme déconsidéré comme
Pichegru, tous ces chefs républicains, qui avaient une gloire acquise ou une
situation faite, et qui pouvaient croire la tyrannie actuelle peu durable,
allaient du jour au lendemain se jeter dans les bras de l'ancien régime, se
mettre à la remorque du général de la chouannerie Une telle illusion ne peut
s'expliquer que par l'impatience naturelle aux exilés, par le désir de
mériter l'appui de l'Angleterre, par l'aveugle imprudence dont le comte
d'Artois donna plus tard tant d'autres preuves, enfin par les instigations
perfides des agents qui circonvenaient quelques-uns des membres les plus
influents de l'émigration. Quoi
qu'il en soit, Georges débarqua dès le 21 août 1803, à la falaise de Biville,
avec un premier groupe de conjurés, et de là ils se rendirent tous à Paris
par des chemins à eux connus et en évitant les grandes routes. On les y
laissa dans une complète sécurité, soit qu'on n'ait pas connu immédiatement
leur arrivée, soit qu'on ait voulu permettre au complot de s'organiser, afin
d'attirer en France les autres conspirateurs qui devaient rejoindre Georges,
et d'offrir i. ceux qu'on voulait perdre les occasions de se compromettre. On
se contenta d'arrêter, en septembre et en octobre, les uns à Paris, les
autres au moment où ils débarquaient à Pont-Audemer, des complices
subalternes comme Lebourgeois, Picot, Querelle, etc. Le Moniteur
constate formellement que « la police avait été avertie du départ et de la
mission[12] » des deux premiers,
particularité qui n'est pas une des moins embarrassantes pour ceux qui ont
voulu établir qu'elle n'avait pas été avertie du départ de Georges et de ses
nombreux compagnons, hommes beaucoup plus en évidence que ces obscurs
aventuriers. Dans tous les cas, elle ne tarda pas à connaître leur présence à
Paris. Sans doute elle ne pouvait pas suivre minutieusement toutes leurs
démarches et elle perdait souvent leur piste, mais elle savait le plus
important, redoublait de surveillance autour de la demeure de Moreau et de
ses amis, de précautions autour de la personne du Premier Consul[13]. Les confidences de Napoléon à O'Meara,
bien que le plus souvent mensongères, contiennent à cet égard un demi-aveu,
qui fait entrevoir la vérité : « Ils restèrent, dit-il, à Paris pendant
quelque temps sans être découverts, quoique la police en eût quelque
connaissance par Méhée qui était payé par vos ministres[14]. » Ainsi s'explique un mot
de Desmarest sur l'attitude singulière de Bonaparte lorsque ses agents lui
parlaient du complot avant qu'on sût la participation de Pichegru : « Vous ne
connaissez pas, disait-il, le quart de cette affaire-là » Méhée-raconte de son
côté, dans son libelle publié par ordre de Bonaparte, avoir reçu à Londres,
de l'évêque d'Arras, la confidence du projet de débarquement de Monsieur, de
Pichegru, et des principaux chefs royalistes[15]. De l'aveu du gouvernement
français on était donc instruit à Paris du projet des conjurés longtemps
avant sa réalisation. Un fait qui n'est pas moins significatif c'est que ces
malheureux dont on connaissait si bien la mission, et parmi lesquels se trouvait
ce Querelle, dont les révélations furent une des principales pièces qui
servirent à établir le complot, restèrent plusieurs mois en prison sans être
jugés. Particularité vraiment étrange et bien digne d'attention ! Quoi !
voilà des hommes qu'on sait venir d'Angleterre pour conspirer contre le
Premier Consul, on dit même pour l'assassiner, on les arrête, on les tient à
discrétion et on les laisse là pendant des mois sans les interroger, sans les
examiner, sans songer à tirer parti d'une circonstance si accusatrice contre
le gouvernement anglais C'est là il faut l'avouer, un fait bien
extraordinaire pour qui connaît les antécédents de Bonaparte ; mais il
s'explique tout naturellement quand on observe que le moment n'était pas
encore venu de les faire parler, et qu'un tel éclat eût donné l'éveil aux
autres conjurés. En même
temps que ces conspirateurs malavisés, l'homme qui avait le plus contribué à
les attirer dans le piège, le septembriseur Méhée, était revenu en France.
Une fois Georges et les chouans débarqués, il était, en effet, beaucoup plus
utile à Paris qu'à Londres. Méhée quitta Londres le. 22 septembre, prit par
le Holstein, et avant de rentrer en France alla voir à Munich, Drake le
chargé d'affaires anglais. Le Premier Consul reçut de lui, par
l'intermédiaire du Grand Juge, des rapports qui n'ont pas été publiés, mais
dont l'objet ne peut être douteux : « J'ai lu, écrivait-il à Régnier, les
rapports qui vous m'avez envoyés ; ils m'ont paru assez intéressants. Il ne
faut pas se presser pour les arrestations. Lorsque l'auteur aura donné tous
les renseignements, on arrêtera un plan avec lui et on verra ce qu'il y aura
à faire[16]. » Des arrestations prématurées
eussent, en effet, rendu tout complot impossible. Mais ce n'était pas tout ;
il avait résolu d'utiliser Méhée pour une machination à laquelle il
n'attachait pas moins d'importance ; il voulait impliquer et compromettre
dans la conspiration de Georges les nombreux représentants que l'Angleterre
avait auprès des cours germaniques, afin d'amener, s'il était possible, une
sorte de rupture diplomatique entre elle et l'Allemagne. Méhée avait connu en
Angleterre Drake, le plus remuant de ces ministres ; il le savait tout
disposé à favoriser un mouvement à l'intérieur contre le gouvernement
français ; il fallait, en feignant d'entrer dans ses vues, le pousser, si
l'on pouvait, à une participation au prétendu attentat contre la personne du
Premier Consul, afin d'en rejeter toute la honte sur le cabinet britannique.
Méfiée devait profiter de sa crédulité pour tromper le ministère anglais sur
nos projets militaires, pour lui tirer de l'argent et pour obtenir de lui
tout au moins « le nom des agents royalistes et l'adresse des maisons où l'on
pourrait se réfugier pour gagner les pays étrangers. » Telle est l'ignoble trame
que le Premier Consul ne rougit pas de combiner avec ce misérable, dans le
but de rendre plus complets les résultats qu'il espérait de la conspiration de
Georges. « Je désire, continuait-il, en s'adressant à Régnier, que Méhée
écrive à Drake et que pour lui donner confiance, il lui fasse
connaître qu'en attendant que le grand coup puisse être porté, il
croit pouvoir promettre de faire prendre sur la table même du Premier Consul,
dans son cabinet secret et écrites de sa propre main, des noies relatives à
sa grande expédition ou tout autre papier important ; que cet espoir, est
fondé sur un huissier du cabinet, etc. » Suivaient tous les détails
propres à donner confiance au ministre britannique et l'exposé des conditions
pécuniaires que Méhée mettait à ses services. Tout cela, qu'on ne l'oublie
pas, était écrit à la date du ter novembre 1803. Quel était donc ce grand
coup dont parlait ici Bonaparte comme devant être frappé plus tard, ce grand
coup qu'il annonçait si longtemps avant la découverte officielle de la
conspiration, si comme on a osé le dire, il ignorait encore le projet de ses
ennemis ? Il le connaissait d'autant mieux qu'il y travaillait lui-même.
Certain de leurs dispositions, il leur offrait des facilités auxquelles ils
n'avaient pas songé, mais en ne négligeant rien pour les prévenir à temps.
L'occasion lui semblait bonne pour perdre à la fois tous ceux qui lui portaient
ombrage. On voit par les mémoires de Consalvi que, dès la fin d'octobre, il
accusait l'émigré Vernègues de faire partie du grand complot qu'il est censé
n'avoir connu que dans le mois de février suivant. Il s'embarrassait ainsi
dans ses propres ruses. Il croyait que l'idée de la conspiration une fois
évoquée, tous ses adversaires devaient nécessairement l'embrasser avec
empressement. Au reste, il était mieux instruit à cet égard que les ministres
anglais, car Drake lui-même ne savait pas le premier mot de la conspiration de
Georges, et son ignorance lui fit éviter le piège qu'on lui tendait. S'il
avait des intelligences à Paris, il ne les fit point connaître, et Méhée ne
put tirer de lui que de l'argent. Les lettres de Drake que le Moniteur publia
si bruyamment, le 25 mars 1804, ne démontrent que 3a parfaite innocence de
cet agent diplomatique dans l'affaire de Georges. Comme son compatriote
Spencer Smith à Munich, Drake s'efforça de travailler à un mouvement
semblable à celui que Bonaparte préparait en Irlande contre le gouvernement
anglais, mais il resta jusqu'au bout étranger à la vraie conspiration. Un
second débarquement dirigé par le capitaine Wright, qui avait déjà amené
Georges en France, eut lieu au mois de décembre ; le troisième eut lieu le 16
janvier. Cette fois, Pichegru faisait partie de l'expédition avec le marquis
de Rivière, les deux Polignac et les principaux chefs de l'émigration
militante. Le comte d'Artois et le duc de Berry ne devaient arriver qu'au
dernier moment et lorsque tous les préparatifs seraient terminés. Le complot
si artificieusement favorisé, si non organisé par la police consulaire,
touchait à son dénouement ; car, sans connaître ni le point précis du
débarquement ni les lieux de refuge, elle savait que la plupart des conjurés
étaient à Paris ou sur le point de s'y rendre. La veille du jour où Pichegru
débarquait, le 15 janvier 1804, l'orateur du gouvernement lisait au Corps
législatif son exposé de la situation de la république, où se trouvaient ces
paroles remarquables : « Le gouvernement britannique tentera de jeter, et il
a peut-être déjà jeté, sur nos côtes quelques-uns de ces monstres qu'il a
nourris pour déchirer le sol qui les a vus naître ! » Cette prédiction, faite
à coup sûr, avait pour but de préparer les esprits à ce qui allait se passer.
Le moment était, en effet, venu d'agir, car on ne pouvait, sans s'exposer à
des risques assez sérieux, laisser aux conjurés une plus longue liberté
d'action dans Paris. Le 21 janvier, six jours après le débarquement de
Pichegru en France, le Premier Consul se décide enfin à faire mettre en juge
ment les chouans Picot, Lebourgeois Querelle, etc., qu'il dit être venus de
Londres avec mission de l'assassiner, et qu'il a pourtant laissés en prison
depuis le mois de septembre. Il se décide, a-t-il dit à Sainte-Hélène, au
milieu de la nuit, sur un hasard qui lui fait croire que ces hommes
doivent tout savoir[17], sur une sorte d'inspiration,
ont répété ses apologistes[18] avec leur complaisance
accoutumée. Cette divination est toute légendaire : oz J'ai, dit-il, dans une
note adressée à Cambacérès, des renseignements secrets qui me font croire que
Querelle n'était venu ici que pour assassiner[19]. » Ceci est plus précis. Et,
chose remarquable, il est tellement sûr de son fait qu'il les place de suite
dans l'alternative de parler ou d'être fusillés. Les deux premiers, refusant
l'aveu qu'on leur demande, sont sur-le-champ passés par les armes. Le troisième,
Querelle, au moment de subir le même sort, demande à faire des révélations,
et sa déposition fournit le point de départ indispensable à toute instruction
judiciaire. On peut, grâce à lui, constater juridiquement l'arrivée de
Georges en France, et on apprend, ce qu'on avait ignoré jusque-là l'endroit
précis où s'est opéré le débarquement et l'itinéraire suivi par les conjurés.
Cette déclaration se trouvant confirmée par celle du nommé Troche qui leur
avait servi de guide, le Premier Consul envoie à la falaise de Biville son
homme de confiance Savary qui s'y installe en permanence, reconnaît le brick
anglais, et, faute de connaître les signaux convenus, multiplie vainement les
fausses démonstrations pour attirer sur la côte les derniers conjurés. Il passe
là vingt-huit jours entiers à attendre et à épier la proie qui lui échappe[20]. A
partir du moment où il s'était décidé à faire parler Querelle, le Premier
Consul avait déployé dans les poursuites une activité extraordinaire. On le
voit dans sa Correspondance[21] indiquer lui-même les maisons
qu'on doit fouiller, désigner les individus, qui donneront les
renseignements, presser les arrestations, diriger les interrogatoires, donner
enfin les indications les plus minutieuses pour amener la découverte de ceux
dont il suit la piste. Tous les moyens lui -sont bons dans cette poursuite
acharnée. Il va jusqu'à soin mer le ministre espagnol de lui livrer ou
d'envoyer aux présides d'Afrique deux -évêques français réfugiés qu'il
accuse de connivence avec ses ennemis[22]. D'autres évêques lui servent
d'espions contre la chouannerie. Outre Régnier, Réal, Fouché, le chef de la
gendarmerie Moncey, il y emploie l'évêque d'Orléans, l'ex-abbé Bernier qui
est resté lié avec quelques chouans, et qui travaille de son mieux à perdre
ses anciens coreligionnaires. Il eût enrôlé le pape lui-même dans sa police,
s'il eût jugé la chose possible ; il y avait déjà songé en ce qui concernait
l'Irlande : « Je désirerais savoir, lui écrivait-il le 1er janvier, si votre sainteté
a quelques renseignements et fils en Irlande, et de quelle manière elle y
influe sur les catholiques. » L'évêque d'Orléans rivalisa de zèle avec
Fouché. Celui-ci venait en amateur s'informer du résultat des recherches et
donner son avis sur la direction à suivre ; et comme ses renseignements se
trouvaient presque toujours plus justes que ceux du grand jugé ; « Vous
vous occupez donc toujours de police ? lui disait Bonaparte avec une sorte
d'admiration. — Oh
répondait modestement Fouché, j'ai conservé quelques amis qui me tiennent au
courant, » Cependant
les prisons se remplissaient d'hommes arrêtés ; il était impossible que,
parmi tant de cerveaux faibles ou exaltés, il ne se trouvât pas quelqu'un pour
livrer, en les dénaturant, les projets réels ou imaginaires de la
conspiration, et surtout pour constater le fait auquel on tenait le plus, à
savoir la réalité de rapports récents, quels qu'ils fussent, entre Pichegru
et Moreau. Cet incident inévitable et prévu se produisit dans la nuit du 13
au 14 février. Un des lieutenants de Georges, Bouvet de Lozier, homme à
l'imagination impressionnable, essaya de se soustraire par un suicide à
l'horreur de sa situation. Rendu malgré lui à la vie, grâce à l'intervention
de ses gardiens, il fit le lendemain, en présence de Réal, la déclaration
fameuse qui devait perdre Moreau. Sa déposition, évidemment arrangée par Réal[23], était un exposé assez fidèle
du plan général de la conspiration, tel que pouvait le connaître et le
concevoir un acteur subalterne. Il racontait _les allées et venues de
Lajolais de Paris à Londres, le débarquement de Georges et, de Pichegru, le
projet de Monsieur de passer en France pour se mettre à la tête du parti
_royaliste ; il attestait, en outre, un événement capital pour ceux qui
voulaient exploiter le complot contre Moreau, l'entrevue de ce général avec
Pichegru et Georges sur le boulevard de la Madeleine. Mais indépendamment de
la réalité du fait, qui par lui-même ne prouvait rien, quelles charges
positives contenait contre Moreau cette déposition accusatrice ? Chose
étrange, presque impossible à croire, quand on considère l'usage qu'on allait
en faire contre lui, elle l'accusait précisément d'avoir fait échouer le
complot par son opposition ! « Moreau, disait Bouvet de Lozier, avait
promis de se réunir à la cause des Bourbons. Les royalistes rendus en France,
Moreau se rétracte. Il leur propose de travailler pour lui et de le faire
nommer dictateur[24]. » Et quelle preuve donne-t-il
de ces prétendues promesses de Moreau ? Aucune, si ce n'est les assurances
que Lajolais a portées à Londres sans mandat. Avant peu d'ailleurs, Bouvet
devait reconnaître lui-même qu'il y avait cru sans preuve et qu'il n'y croyait
plus. Quelle preuve de cette autre affirmation, encore plus invraisemblable,
que Moreau a proposé aux royalistes de le nommer dictateur ? Aucune, si ce
n'est ses propres conjectures fondées sur le refus de Moreau d'entrer dans le
complot. Au reste cette déposition même, qu'il devait rétracter pins tard,
contenait ces propres paroles : « L'accusation que je porte contre Moreau
n'est appuyée peut-être que sur des demi-preuves. » Des demi-preuves ! il
n'en fallait pas tant pour perdre celui qu'il accusait. Le seul
point de fait clairement établi qui résultât de la déclaration de Bouvet de
Lozier, c'est que le$ conjurés avaient compté sur Moreau et que Moreau
refusait obstinément de les servir, ce qui avait jeté parmi eux le trouble et
le découragement. Était- ce là une action dont on pût lui faire un crime ? Y
avait-il là un motif suffisant pour déshonorer le premier général de la
république ? Dans tout ce que Bouvet lui imputait, ses promesses seules
eussent constitué un tort moins envers le Premier Consul qu'envers les
royalistes qu'elles auraient attiré dans le piège ; mais avant d'admettre un
fait aussi contraire au caractère connu du général Moreau, ne convenait-il
pas d'en établir la réalité, au moins par quelques apparences ? Pouvait-on
croire que Moreau, aspirant à la dictature, allait la demander aux Bourbons après
les avoir trompés ? Pouvait-on supposer un instant qu'un homme, qui n'était
pas un aliéné, pût se servir d'un pareil subterfuge ? et celui qui était
censé l'employer ici, était le vainqueur de Hohenlinden ; c'était le seul
général qui n'eût jamais trempé dans aucune intrigue politique ; c'était
l'homme qui avait repoussé les offres de Sieyès avant le 18 brumaire !
Bonaparte a senti lui-rame l'invraisemblance du prétexte dont se servit sa
haine, et il s'est efforcé, selon sa coutume, d'accréditer à cette occasion
une fable qui a été jusqu'ici admise sans examen. 1l s'est représenté
lui-même comme ne pouvant croire à la culpabilité de Moreau, et résistant aux
sollicitations, de ceux qui le pressaient de le faire arrêter. Il s'y refusa,
dit-il, pendant plusieurs jours, et répondit en fin de compte à leurs
instances : « Eh bien ! prouvez-moi que Pichegru est ici, et je signe
l'arrestation de Moreau ! Comme s'il avait dû, pour prendre ce parti extrême,
faire violence à ses propres sentiments ! Et il ajoutait qu'il ne s'y était
décidé qu'après avoir obtenu d'un frère de Pichegru la certitude de la
présence de ce général à Paris, ce qui l'avait forcé de se rendre à
l'évidence. On peut
demander d'abord qui pouvait avoir un si grand intérêt à perdre Moreau, parmi
les familiers du Premier Consul, pour solliciter avec tant d'ardeur son
arrestation ; il était disgracié, vivait dans la retraite et ne portait
ombrage à personne. Bonaparte seul le haïssait, parce qu'il voyait en lui son
successeur désigné et son rival de gloire. On cherche vainement ensuite ce
que la présence de Pichegru ajoutait aux charges qui pesaient sur Moreau.
Qu'il y eût eu entre eux un raccommodement, on le savait depuis la saisie des
papiers de l'abbé David ; ce n'était point là un fait nouveau ; mais que,
malgré la présence de Pichegru à Paris et malgré les souvenirs de leur
ancienne amitié, Moreau eût refusé de servir la conspiration, comme Bouvet le
lui reprochait si amèrement, ce n'était certes pas là une circonstance de
nature à aggraver sa situation, puisqu'elle le justifiait de tous les
soupçons qu'on avait pu concevoir contre lui. Ceci n'est rien encore.
Bonaparte affirme avoir hésité plusieurs jours avant de se décider à
faire arrêter Moreau, après la déposition de Bouvet de Lozier ; or, cette déposition
fut faite dans la journée du 14 février, et l'arrestation fut décidée dans un
conseil tenu le soir même[25]. Il affirme n'avoir pas voulu
le signer avant de s'assurer de la présence de Pichegru à Paris ; or il y a
mille preuves qu'il connaissait depuis plusieurs jours non-seulement la
présence de ce général, mais même les maisons dans lesquelles il avait
séjourné. Dès le 13 février, il écrivait à Soult « qu'il était depuis huit
jours à la poursuite de Georges et de sa bande, que Pichegru était avec
Georges, et qu'il savait où ils avaient couché le dimanche précédent. » Le
même fait est constaté un peu plus tard par le Moniteur lui-même, qui
ne pouvait prévoir de si loin le singulier alibi que Bonaparte devait
invoquer un jour : « Ce n'est que depuis le 8 février, dit ce
journal, que la police a su que Pichegru est dans la capitale, et s'est mise
à sa poursuite[26]. » Il est fort probable qu'elle
l'avait su avant, mais sans avoir à cet égard des données assez positives
pour pouvoir suivre ses traces. Ainsi
tombent les inventions imaginées par Bonaparte pour justifier une mesure qui
ne peut s'expliquer que par l'impatience de sa haine. Régnier, qui fut chargé
d'interroger Moreau après son arrestation avait ordre de lui proposer de le
conduire sur-le-champ auprès du Premier Consul, s'il voulait consentir à
racheter par un aveu spontané les torts qu'on lui attribuait, et l'on n'a pas
manqué de faire ressortir, d'après les Mémoires de Sainte-Hélène, tout ce qu'il
y avait de clément dans cette offre et d'endurcissement dans le refus que lui
opposa Moreau. Il n'est pas douteux que si Moreau avait consenti à aller demander
grâce et à s'humilier pour un crime qu'il n'avait pas commis, Bonaparte n'eût
été heureux de l'accabler de son pardon et de ses faveurs ; mais une telle
démarche est difficile à obtenir d'un honnête homme injustement persécuté et
fort de son innocence ; Bonaparte dut renoncer à cette satisfaction, non sans
dépit. Il s'en prit à Régnier, ne pouvant admettre que le malheur eût aussi
sa dignité : « Voilà ce que c'est que d'avoir affaire à un imbécile ! »
s'écria-t-il lorsque le grand juge lui annonça le résultat de sa mission[27]. Le 17
février, Regnauld de Saint-Jean-d'Angély vint lire au tribunat le rapport du
grand juge sur la conspiration, rapport spécialement dirigé contre Moreau, où
sa conduite était odieusement dénaturée, et dans lequel se trouvait cet aveu
significatif « que l'œil de la police avait suivi tous les pas des
agents de l'ennemi. » On aurait même pu dire qu'elle les avait guidés.
L'assemblée écouta cette lecture avec stupeur. Les uns étaient incrédules,
les autres indignés ; mais personne n'osait plus manifester ses sentiments
secrets. Le frère de Moreau, qui était membre du tribunat, éleva seul la voix
au milieu d'un morne silence, et avec l'accent de la plus vive douleur : « Je
le déclare, s'écria-t-il, à l'assemblée, à la nation tout entière, mon frère
est innocent des crimes atroces qu'on lui impute ! ... Qu'on lui donne
les moyens de se justifier, et il se justifiera. Je demande en son nom, au
mien, au nom de toute sa famille éplorée, au nom de son pays qu'il a servi
avec tant de gloire, qu'on donne à son jugement toute la solennité qu'exige
l'accusation ; je demande qu'il soit jugé par ses juges naturels, et
j'affirme que tout ce qu'on a dit ici n'est qu'un tissu d'infâmes calomnies !
» C'était un juste pressentiment qui lui faisait invoquer ici les garanties
protectrices des accusés. L'assemblée était émue, mais ne témoignait ni
sympathie ni blâme. Treilhard, un des orateurs du gouvernement, repoussa
comme une injure le doute que contenaient implicitement les dernières paroles
du tribun Moreau : « Le gouvernement, dit-il, s'est trop constamment montré
scrupuleux observateur de la justice pour qu'on ait le droit de supposer
qu'il veut s'en écarter[28]. » Quelques
jours après, cet engagement solennel fut confirmé par ces paroles du Premier
Consul qu'on se pressa un peu trop de publier pour en faire ressortir toute
la magnanimité C'est ici une procédure ordinaire, et j'entends que toutes
les formes soient scrupuleusement observées[29]. » On s'aperçut alors qu'on
avait promis plus qu'on ne pouvait tenir ; car, dans de telles conditions,
l'acquittement de Moreau était inévitable. Les charges qui pesaient sur lui
se réduisaient à si peu de chose qu'on ne pouvait obtenir sa condamnation que
d'une magistrature intimidée ou vendue. Le 25 février parut, en conséquence,
un sénatus-consulte qui suspendait le jury dans le département de la Seine.
Ce n'était pas assez d'avoir supposé le crime, si l'on ne s'assurait des
juges[30]. En même temps, on faisait un
nouvel appel au moyen dont on s'était servi quelques mois auparavant pour
exciter les esprits contre l'Angleterre, et l'on provoquait au sein de l'armée
et de tous les corps constitués tin immense mouvement d'adresses contre
l'illustre accusé qu'il s'agissait de flétrir. L'arrestation de Moreau, le
souvenir de ses grandes actions, une si cruelle récompense de tant de gloire
et de pureté avaient éveillé en sa faveur l'intérêt de tous les cœurs
généreux et même des indifférents qui n'avaient pas le moindre soupçon des
noires trames dont il était victime. Il fallait étouffer ces importunes
réclamations de la pitié sous le cri d'une colère aveugle et brutale ; il
fallait gagner l'opinion publique comme on suborne un faux témoin ; or l'on
ne pouvait la gagner qu'en la trompant. Les corps de l'État, où se trouvaient
tant d'hommes qui eussent applaudi avec transport à l'élévation de Moreau
s'empressèrent d'accourir aux Tuileries étaler une indignation de commande.
Le président du tribunat se permit seul de parler d'une dénonciation là où
tout le monde parlait d'un crime : « Quoi ! s'écria Bonaparte ; Moreau
est déjà coupable aux yeux des corps de l'État, et vous ne le regardez pas
même comme un accusé[31] ! » Le Moniteur
retrancha de la harangue du tribunat tout ce qui avait déplu au Premier
Consul. Tous les chefs de l'armée vinrent ensuite successivement payer leur
tribut d'in suites contre le glorieux capitaine qui les avait tant de fois
conduits à la` victoire. Sans attendre qu'aucun éclaircissement eût confirmé
l'accusation, ils lui prodiguaient les noms de traître et de brigand, et
semblaient mettre dans l'outrage une sorte d'émulation, soit qu'ils y vissent
le meilleur moyen de s'assurer les faveurs du maitre, soit que la noble
attitude de Moreau fût depuis longtemps à leurs yeux une critique indirecte
de leur propre abaissement. Murat donna des premiers le signal, et, pendant
plusieurs mois, le Moniteur fut rempli d'adresses injurieuses et
menaçantes, auxquelles, selon le procédé déjà consacré, se joignirent bientôt
les mandements de l'épiscopat. « Vengeance ! vengeance ! vengeance !
voilà notre cri de ralliement ! » s'écriait dans une de ces adresses le
général Baraguey d'Hilliers[32] ; la plupart de ces harangues
pouvaient se résumer dans ces quelques mots. Cependant un petit nombre de
généraux osèrent laisser voir timidement leur intérêt en faveur de l'accusé,
parmi eux étaient Dessolles et les rares survivants de cette armée du Rhin,
qui avait péri presque tout entière à Saint-Domingue. La 26e division
militaire, en garnison à Mayence, exprima son étonnement « de ce qu'un homme,
qui avait servi l'État et qui naguère était cher aux armées, eût pu
s'associer à ces brigands. Cette idée fait peine[33], » ajoutaient ces braves
gens. Pour compléter l'effet produit par ces
excitations, on publia avec ostentation des bruits qui étaient censés avoir
été répandus par les conjurés au sujet de l'assassinat prochain de
'Bonaparte, dans le but, d'y préparer les esprits. Ces bruits arrivèrent à
point nommé, et au moment où l'on en avait le plus besoin[34] pour perdre les conjurés, ce
qui est un premier motif de défiance. On peut voir par maint endroit de la
correspondance de Napoléon qu'il ne se faisait aucun scrupule de fabriquer
lui-même soit des nouvelles, soit de faux extraits de journaux étrangers
qu'il publiait ensuite comme très - authentiques. On donnait ces bruits plus
que suspects comme venant de Londres, de -Vienne, des principales villes du
continent et même des Antilles. Un maître de langues, disait le Moniteur,
avait affiché à Londres un avis portant « que l'assassinat de Bonaparte et la
restauration des Bourbons étant sur le point de s'effectuer, les Français
retournaient en France, ce qui engageait l'auteur de l'affiche à offrir ses
services comme maître de langues. » Et à quelle date avait été affiché, selon
le Moniteur, cet avis si étrangement conçu en style d'agent provocateur ? A
la date du 30 janvier, c'est à-dire au moment même où Bonaparte s'était
décidé à faire parler Querelle et à poursuivre la conspiration, au moment où
les conspirateurs avaient le plus besoin de mystère et de secret i S'ils
avaient eu réellement ce projet d'assassinat qu'on leur prêtait, n'était-il
pas pour eux de la plus vulgaire prudence, ou pour mieux dire d'un intérêt
capital de ne pas le divulguer prématurément ? Au
surplus cette thèse de l'assassinat n'était déjà plus soutenable alors qu'on
l'exploitait le plus bruyamment. A mesure que les arrestations et les
interrogatoires se multipliaient, il n'était plus possible de se méprendre
sur le vrai caractère de la conjuration, et la police consulaire savait à
n'en pas douter que le complot devait avoir pour but un mouvement
insurrectionnel et non un assassinat. Par les nouvelles déclarations de
Bouvet, de Picot, de Lajolais et des autres détenus, elle connaissait la complicité
du comte d'Artois, du duc de Berry et des principaux membres de la noblesse
française, les uns déjà arrivés à Paris, les autres sur le point de s'y
rendre, et il n'était admissible pour personne que tant de personnages d'une
si haute distinction se fussent avancés à ce point pour compromettre leur
cause dans un assassinat. Quant à Moreau, le fait de ses entrevues avec Pichegru
subsistait, mais aussi celui de son refus de prendre part au complot. Il
avait en effet vu à deux ou trois reprises différentes son ancien compagnon
d'armes, il n'avait pas fait mystère de sa haine contre le despotisme de
Bonaparte et de son désir de le renverser s'il en voyait la possibilité ;
mais il avait énergiquement témoigné à Pichegru son regret de le voir engagé
avec les Bourbons, son invincible répugnance à travailler pour eux ; enfin
s'il avait vu Georges, ce qui n'était nullement prouvé, il ne l'avait vu qu'à
son corps défendant, comme un homme qu'on prend à l'improviste. Mais d'après
l'odieux qu'on jetait sur ses démarches les plus simples, il lui était facile
de prévoir le parti qu'on tirerait contre lui de cette circonstance, et dans
ses premiers interrogatoires il nia tout ; détermination qui ne lui fut pas
moins fatale qu'un aveu dans une situation où aucun parti ne pouvait le
sauver. Cependant
ni Pichegru ni Georges n'étaient encore arrêtés, et Savary, toujours à son
poste d'observation à la falaise de Biville, s'efforçait en vain d'attirer
par ses signaux les grands personnages désignés pour le quatrième
débarquement. Dès le 13 février Bonaparte, écrivant à Soult au sujet de
Georges et de Pichegru, lui disait : e Nous les aurons ce soir ! » Depuis
lors quinze jours s'étaient écoulés ; sa police-les avait poursuivis d'asile
en asile, traqués dans Paris comme des bêtes fauves mais sans parvenir à
s'emparer d'eux ; ce mécompte avait porté au paroxysme son impatience et son
irritation, et comme dans toutes les occasions où sa volonté était tenue en
échec par quelque grand obstacle, on vit reparaître en lui l'aine effrénée
des Césars de la décadence. Il présenta et tit voter au Corps législatif une
loi atroce qui punissait de la peine de mort quiconque donnerait asile soit à
Pichegru, soit à ses complices, et de six ans de travaux forcés quiconque
ayant seulement connu leur retraite ne les aurait pas dénoncés. Cette mesure
fut a 'optée sur-le-champ, et l'on décida qu'elle aurait force de loi dès le
jour même de son adoption. En même temps les barrières de Paris furent
fermées, la rivière fut gardée par des lignes de bateaux, et des sentinelles
à vue furent placées le long des murailles afin qu'on ne pût les escalader.
Paris livré à la police, plongé dans de continuelles alarmes, vit renaître
les dénonciations, les violations de domiciles, les arrestations nocturnes et
toutes les turpitudes de la terreur, sans aucun des dangers publics qui
servaient d'excuse à ces temps de malheur, car un seul homme était en cause,
et dans le même moment où pour une satisfaction de vengeance et d'orgueil il
jetait le trouble dans tant d'existences, cet homme écrivait à M. de Melzi,
son représentant dans la Cisalpine, ces paroles qui resteront comme le
dernier mot de l'histoire sur cette conspiration factice : « Je n'ai
couru aucun danger réel, car la police avait les yeux sur toutes ces
machinations[35]. » Pichegru,
livré par l'ami auquel il avait demandé asile, fut, arrêté le 28 février, le
jour même où cette loi de salut public avait été votée. Georges ne fut pris
que le 9 mars. Reconnu au moment où il mentait en cabriolet en sortant d'une
maison cernée par la police, non loin du Panthéon, il fut poursuivi par les
agents jusqu'à la rue Monsieur-le-Prince, où l'un d'eux put se jeter à la
tête du cheval. Georges l'étendit mort d'un coup de pistolet, il mit hors de
combat d'un second coup un autre agent qui voulait l'arrêter, mais des
passants s'étant alors jetés sur lui il fut saisi et garrotté. Peu de jours
auparavant avaient été arrêtés les deux Polignac et le marquis de Rivière.
Tous les principaux conspirateurs se trouvèrent ainsi dans les mains du gouvernement
; Paris commença à respirer, mais les barrières furent encore fermées et les
mesures de terreur maintenues pendant plusieurs jours. Fidèle à son système
de calomnie et de mensonge, le gouvernement publia que Georges interrogé œ
avait déclaré sans hésitation qu'il se trouvait à Paris depuis plusieurs mois
et que sa mission était d'assassiner le Premier Consul[36]. » C'était justement le
contraire de la vérité. Georges avait protesté avec énergie contre le dessein
qu'on lui prêtait ; il était venu h Paris non pour assassiner le Premier
Consul, mais pour l'affronter à armes égaies au milieu de sa garde, et, s'il
était possible, s'emparer die sa personne ; il ne devait agir qu'en compagnie
d'un prince français qu'on attendait encore, et seulement sous sa direction[37]. Du reste il ne voulut nommer
personne. L'attitude
de Pichegru n'était pas moins ferme. Après avoir expliqué son retour en
France par le désir de revoir son pays, Pichegru s'enferma dans un système de
dénégation absolue, en se contentant de dire qu'il parlerait devant le
tribunal. On n'obtenait rien de plus de Moreau ; le fait de ses entrevues
avec Pichegru était constaté par de nouvelles dépositions, mais elles
attestaient également son refus de servir la conspiration. On ne négligea
aucun moyen pour leur arracher des aveux compromettants. Pour parvenir à ce
but, on mit en jeu l'espérance mille fois plus dangereuse que la crainte.
Réal vint voir Pichegru, lui exprima les regrets du Consul de voir le
vainqueur de la Hollande réduit à un tel excès d'humiliation ; il lui annonça
qu'on avait à son égard les intentions les plus généreuses et les plus
clémentes. Pichegru avait habité la Guyane pendant sa déportation, il
connaissait les ressources du pays ; Bonaparte avait le projet de relever et
d'agrandir cette colonie, il serait heureux de confier au général cette
occasion de se réhabiliter par de nouveaux services rendus à la France[38]. Pichegru sembla écouter avec
joie ces propositions, mais il ne s'ouvrit point à l'homme de police qui
n'ayant rien pu tirer de lui, ne lui reparla plus de la Guyane. Réal fut plus
heureux auprès de Moreau dont l'âme simple et bonne n'ayant pas les mêmes secrets
à garder, et incapable d'une longue défiance, se laissa entraîner à une
démarche inopportune. Depuis le jour où il avait refusé de se laisser
conduire auprès du Premier Consul, on avait souvent répété à Moreau que
Bonaparte n'avait pas de griefs contre lui, qu'il n'en voulait qu'aux
royalistes, qu'il ne désirait de lui qu'une déclaration franche et loyale au
sujet de sa conduite dans les derniers événements, et qu'une fois cet aveu
obtenu, il serait heureux de tendre la main à son ancien rival de gloire. Ces
assurances plusieurs fois renouvelées, les supplications d'une famille au
désespoir, la crainte d'obéir à son insu à des préventions peut-être
injustes, décidèrent Moreau à accepter ces avances d'une générosité simulée.
Il écrivit au Premier Consul, non pour lui demander grâce comme on l'a dit[39], mais pour mettre en quelque
sorte les pièces du procès sous ses yeux par un sincère exposé des faits. Sa
lettre (en
date du 7 mars),
calme et digne, est un récit très-exact de ses rapports avec Pichegru avant
et depuis la conspiration ; elle est une sorte de déposition plutôt qu'une
apologie ; mais bien que la mémoire de Moreau n'ait rien à en désavouer[40], on sent combien elle a dû
coûter à sa fierté, car s'adresser au Premier Consul c'était le transformer
en juge, lui qui jusque-là n'était qu'un ennemi ! Par ce seul motif-cette
lettre était une faute. Bonaparte n'eut pas plutôt reçu cette douloureuse confidence
adressée à sa générosité, confiée à b on honneur, arrachée à la détresse de
l'homme qu'il avait lui-même attiré dans le piège, qu'il se hâta de la faire
joindre au dossier de Moreau : « J'ai mis hier votre lettre sous les
yeux du Premier Consul, lui écrivit à ce sujet le grand juge[41] ; son cœur a été vivement
affecté des mesures de rigueur que la sûreté de l'État lui a
suggérées.... Maintenant que les poursuites sont commencées, les lois veulent
qu'aucune pièce ne soit soustraite aux juges, et le gouvernement m'a ordonné
de !oindre votre lettre à la procédure. » Quelque
satisfaisants que fussent pour Bonaparte les résultats obtenus, ils n'avaient
pas répondu à son attente, car d'une part les charges relevées contre Moreau
étaient fort insuffisantes pour établir sa culpabilité, de l'autre la capture
à laquelle il attachait le plus de prix, celle du comte d'Artois et du duc de
Berry, lui avait définitivement échappé. Depuis quelque temps les rapports de
Savary lui avaient fait prévoir l'inutilité d'une plus longue surveillance
sur le point désigné pour le débarquement. Décidé comme il l'était à frapper
personnellement les Bourbons pour les dégoûter des conspirations et terrifier
leurs partisans, il s'était aussitôt enquis s'il n'y avait pas à sa portée
quelque autre membre de cette famille doublement détestée, et depuis qu'elle
luttait corps à corps avec lui, et depuis qu'elle avait rejeté avec mépris
son offre de doux millions pour prix d'une renonciation à la couronne de France.
Ce Bourbon s'était, rencontré malheureusement pour la gloire du Premier
Consul ; il résidait depuis près de deux ans à Ettenheim, tout près de
Strasbourg, mais sur le territoire badois. C'était le duc d'Enghien,
petit-fils du prince de Condé, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure,
toujours au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'armée de
son grand-père. Retiré à Ettenheim depuis la fin de la guerre, il y vivait
fixé par une passion romanesque pour la princesse Charlotte de Rohan qu'il
avait épousée secrètement, et le voisinage de la Forêt-Noire lui permettait
de satisfaire son goût pour la chasse. Complétement étranger à la
conspiration, dont il ne connaissait pas même l'existence, il attendait pour
reprendre son service dans les corps d'émigrés, un signal du cabinet anglais
qui lui servait une pension. On l'avait fait observer par un ancien serviteur
de sa maison, nommé Lamothe, dont le rapport n'établissait en rien sa
complicité avec les conjurés de Paris[42], mais mentionnait deux
circonstances de nature à faire naître quelques doutes : la première était la
présence, à Ettenheim> de Dumoutier, dont l'agent avait par erreur
confondu le nom avec celui du marquis de Thumery ; la seconde était un bruit
assez répandu, quoique également erroné[43] d'après lequel le duc d'Enghien
se serait parfois aventuré jusqu'à entrer à Strasbourg pour y assister à une
représentation théâtrale. Mais ces deux faits, à les supposer établis, ce qui
n'était pas, étaient loin de constituer une présomption sérieuse, car rien
jusque-là ne prouvait que Dumouriez fit partie de la conspiration, et si le
duc allait furtivement à Strasbourg, il n'en résultait pas qu'il fût venu
jusqu'à Paris. Le gouvernement avait d'ailleurs dans les mains la
correspondance de Drake avec Méfiée, il avait les rapports de ses agents
auprès de Taylor et de Spencer Smith, il avait les dépêches de M. de Massias,
notre ministre à Bade ; il savait d'autant mieux qu'il n'y avait rien au fond
de la conspiration de Drake que Bonaparte lui-même l'avait organisée et
tenait dans sa main tous les fils de cet imbroglio. Si le duc d'Enghien eût
joué à Ettenheim le rôle qu'on lui prêtait, il n'est pas douteux qu'il n'en
eût transpiré quelque chose dans ces divers documents qui étaient tous muets
à son égard. Napoléon ne put pas croire un instant que le duc d'Enghien
conspirait contre lui ; et l'on ne doit voir qu'une abominable comédie dans
la fameuse scène, tant de fois reproduite que Desmarest a racontée pour la
première fois : oz Eh bien I monsieur Réal, vous ne me dites pas que le duc
d'Enghien est à quatre lieues de ma frontière organisant des complots
militaires ? Suis-je donc un chien que le premier venu peut assommer
impunément ? » Survient alors Talleyrand qui reçoit le même accueil, puis
Cambacérès qui en apprenant qu'il s'agit de faire enlever et fusiller le duc
d'Enghien exprime respectueusement l'espoir que la rigueur n'irait pas si
loin ! « Sachez ! lui répond Bonaparte que je ne veux pas
ménager mes assassins[44] ! » Au reste cette
explosion de colère jouée paraît si peu motivée à l'auteur même de ce récit
qu'il l'explique par la persuasion où devait être Napoléon que le duc
d'Enghien était le prince français qui devait se mettre à la tête des
conjurés. Mais ce prince français, ils l'avaient nommé, il y avait plus d'un
mois, dans leurs dépositions ; c'était le comte d'Artois suivi du duc de
Berry. Ce prince devait venir d'Angleterre et non des bords du Rhin, et
c'était lui que Savary venait d'attendre pendant vingt-huit jours à la
falaise de Biville Cette seconde erreur est donc moins admissible encore que
la première. Le seul crime du duc d'Enghien était de se trouver à la portée
de la main de Bonaparte dans un moment où il fallait à Bonaparte le sang d'un
Bourbon, et c'est pour cette raison unique qu'il fut choisi et frappé. Aucun
des systèmes imaginés alors ou depuis pour rejeter sur des hasards ou sur des
instruments passifs la responsabilité du meurtre, ne tient devant un simple
exposé des faits. C'est dans les derniers jours de février que Bonaparte
apprend qu'il doit définitivement renoncer à l'espoir de faire tomber le
comte d'Artois dans l'embuscade de Biville ; il fait aussitôt écrire par Réal
au préfet de Strasbourg, pour savoir si le duc d'Enghien est à Ettenheim.
Dans cette lettre du 1er mars à M. Shée, Réal ne demande pas : Le duc
conspire-t-il ? Avez-vous quelque renseignement à transmettre sur lui ? Il
demande simplement ceci : « Le Duc est-il toujours à Ettenheim[45] ? » Le rapport de Lamothe
arrive le 9 mars, le 10 mars il donne à Caulaincourt et à Ordener l'ordre de
franchir la frontière et d'investir l'un Offenbourg, l'autre Ettenheim. Ce
fait est intimement lié à tout ce qui précède, c'est la résolution d'une âme
violente et impatiente de frapper. Comment l'attribuer à un autre qu'à celui
qui alors était tout et qui seul dans cette affaire était emporté par la
passion et aveuglé par l'intérêt personnel ! Dans ses confidences de
Sainte-Hélène, tantôt il revendique la détermination pour lui seul[46], tantôt il l'impute aux
conseils perfides des acteurs sans volonté qui se trouvèrent mêlés à ce
triste drame, comme s'il avait l'habitude de se laisser influencer par son
entourage, surtout dans des questions d'une aussi grande importance ! Et qui
en accuse-t-il ? l'homme qui par situation avait le moins intérêt à le
pousser à un semblable excès et qui par caractère y répugnait le plus,
Talleyrand[47], le froid, le prudent, le
modéré Talleyrand, l'homme des moyens termes, l'ennemi des partis extrêmes,
nature complaisante jusqu'à la lâcheté mais ni méchante ni cruelle. Et dans
quel but Talleyrand aurait-il imaginé ce crime ? dans le but de compromettre
à tout jamais Bonaparte avec les Bourbons et de rendre le retour de ceux-ci
impossible ! Mais pourquoi ? quelle crainte ou quelle ambition pouvait lui
inspirer une telle frénésie ? cette race royale était-elle entre lui et le
trône ? qu'avait-il tant à redouter des Bourbons, lui qui n'avait trempé
clans aucun des excès de la Révolution, qui n'avait été ni un régicide comme
Fouché, ni un terroriste comme Bonaparte, lui qui était même un des -seuls
hommes de gouvernement possibles dans l'hypothèse d'une restauration ? A cette
fausse et lâche excuse invoquée par un homme qui tantôt reculait devant son
propre crime, tantôt s'en glorifiait avec un orgueil cynique, selon qu'il
songeait à fléchir ou à étonner l'histoire, les apologistes du règne[48] ont ajouté des justifications
auxquelles il n'avait jamais lui-même pensé, et dont le succès lui eût
probablement fourni de nouvelles raisons de mépriser les hommes plus
ingénieux que le tyran liai-même pour amnistier la tyrannie. Telle est la
légende d'un prétendu quiproquo qui aurait été le motif
déterminant de Bonaparte. Ce roman qui paraît avoir été dans l'origine
inventé par Réal et Savary, personnages fort intéressés à disculper leur
maitre pour laver leur propre mémoire, consiste à soutenir que l'arrestation
du duc d'Enghien ne fut résolue que sur la conviction qu'il était un certain
personnage mystérieux, désigné sous le nom de Charles, que quelques-uns des
prévenus disaient avoir vu chez Georges, et dont ils donnaient le
signalement. D'après cette version, Bonaparte se serait persuadé que ce
personnage était le prince qui devait se mettre à la tête de la conspiration
pour la diriger, et il n'aurait fait enlever le duc d'Enghien « qu'afin de le
faire confronter avec les témoins[49] » ; c'est-à-dire afin de
faire constater son identité avec cet inconnu ; de là l'erreur fatale qui
amena la catastrophe de Vincennes. En premier lieu on ne trouve aucune trace
de cette préoccupation dans les documents originaux ; on avait le signalement
le plus minutieux du personnage mystérieux ; « chauve, blond, taille
médiocre, etc. », ce signalement ne répondait en rien à celui du duc
d'Enghien, il eût suffi du premier gendarme venu pour le constater et l'on ne
posa pas même la question à l'agent envoyé à Ettenheim pour épier le duc I En
second lieu, ce signalement n'était autre que celui de Charles Pichegru, dont
on avait pu d'autant plus facilement constater l'identité qu'il était
enfermé, depuis plus de dix jours, au Temple, avec les prévenus qui l'avaient
dénoncé, et lorsqu'on eut pris le duc d'Enghien, personne ne songea un
instant à la confrontation. En troisième lieu, enfin, Bonaparte savait depuis
le 14 février, c'est-à-dire depuis un mois, par la déposition de Bouvet de
Lozier que les chefs de la conspiration étaient le comte d'Artois et le duc
de Berry, qu'ils venaient d'Angleterre, centre du complot, et non des bords
du Rhin ; et ce n'était que faute d'avoir pu s'emparer de leur personne qu'il
avait pensé à faire saisir le duc d'Enghien, dont le nom n'avait pas même été
prononcé dans une seule déposition. Il y a
plus ; il résulte des pièces publiées au procès de Georges que l'accusé
Picot, interrogé sur le nom du personnage mystérieux, dès le 14 février,
répondit que ce ne pouvait être que Pichegru, et sa déclaration à cet égard
fut confirmée par tous les autres détenus. Ni ces allégations, ni les
variantes qu'on y a introduites depuis, pour leur donner plus de
vraisemblance, ne résistent à un examen attentif[50] ; non-seulement la
détermination originelle appartient à Bonaparte, mais jamais résolution n'a
été plus librement raisonnée et voulue, plus indépendante de ces fatalités,
de ces erreurs qui influent si souvent sur nos desseins, et pour tout dire,
plus personnelle ; elle porte sa signature et n'a rien de commun avec les
atrocités révolutionnaires, où l'on rencontre toujours l'aveugle
inflexibilité d'un principe. La terreur frappait au nom de la loi, ici c'est
la vendetta corse qui poursuit un ennemi, dans ses enfants, dans sa famille
et au besoin clans sa parenté la plus éloignée. Il y
eut, dit-on, un conseil[51] où la mesure ne fut discutée
que pour la forme et où Cambacérès s'attribue l'honneur d'avoir fait entendre
des conseils de modération trop timides pour être écoutés, ce qui lui aurait
attiré cette réplique fameuse : « Vous êtes devenu bien avare du sang
des Bourbons ! » Mais il faut mettre au rang des fables l'anecdote d'un
prétendu rapport que Talleyrand aurait lu à l'appui de la mesure, et qui,
dérobé par lui aux archives pour être brûlé, aurait été laissé par mégarde au
fond d'un tiroir[52], où une providence vengeresse
prit soin de le conserver. Ce sont là de grossières inventions qui ne
méritent pas même d'être discutées. La seule pièce que Talleyrand ait rédigée
à ce moment, et c'est déjà beaucoup trop pour son honneur, est celle où, en
sa qualité de ministre des affaires étrangères, il notifiait à l'électeur de
Bade la violation de territoire à laquelle le Premier Consul avait dû se
résigner « avec la plus profonde douleur. » Le 15
mars 1804, un détachement de dragons, parti de Schelestadt au milieu de la
nuit, sous les ordres du colonel Ordener, franchit le Rhin, enveloppa
Ettenheim et cerna la maison où se trouvait le duc. Le premier mouvement du
duc d'Enghien fut de répondre à la sommation d'ouvrir en faisant feu sur ses
agresseurs : il en fut détourné par un officier allemand qui se trouvait
auprès de lui et qui lui ayant demandé « s'il était compromis »,
sur sa réponse négative, lui fit remarquer l'inutilité de la résistance[53] ; il se rendit prisonnier pour
ne pas exposer ses amis. On s'empara alors de tous ses papiers, et on le
conduisit à la citadelle de Strasbourg, où il fut enfermé avec le marquis de
Thumery et les personnes qu'on avait trouvées chez lui. De toutes ces
personnes qui étaient au nombre de huit, le marquis seul et le colonel
Grunstein appartenaient à l'émigration militante, les autres étaient des
ecclésiastiques et des domestiques[54]. On eut ainsi sur-le-champ la
preuve de la fausseté des rapports et sur la présence de Dumouriez, et sur la
complicité du duc avec la conspiration de Paris dont il n'y avait pas trace
dans ses papiers, et même sur le rôle militaire qu'on lui attribuait en
prévision de la prochaine guerre, car il vivait là en simple particulier ; et
les rassemblements d'émigrés qui étaient censés se grouper autour de lui
étaient purement imaginaires. Mais la
perte de l'infortuné jeune homme était résolue, et d'autant plus inévitable
qu'elle se liait à un calcul politique. Dès le 12 mars, Bonaparte va
s'enfermer à la Malmaison où il sera à la fois à l'abri de sollicitations
qu'il est décidé à ne pas écouter, et éloigné du théâtre du crime, car il ne
veut pas que sa personne paraisse dans un acte où sa volonté est tout. C'est
Murat qu'il vient de nommer gouverneur de Paris, Réal le chef de sa police,
Savary son homme d'exécution, qui figureront en première ligne dans un drame
où ils ne sont que ses instruments. Dès le 15 mars, il écrit à Réal de faire
tout préparer au château de Vincennes[55]. Le 17 mars il a dans les mains
toute la correspondance du duc d'Enghien ; il la renvoie deux jours après à
Réal, en lui recommandant « d'empêcher qu'on ne tienne aucun propos sur
le plus ou moins de charges que contiennent ses papiers[56]. » II sait que toutes ces
charges se réduisent à une seule, au tort d'avoir servi dans l'armée des
émigrés et d'être prêt à y servir de nouveau, tort qu'il a amnistié chez tant
de milliers d'hommes infiniment moins excusables que l'héritier d'une famille
si cruellement frappée par la Révolution ; il sait que tous les soupçons
qu'on a pu avoir contre lui n'ont aucun fondement. La fable impudente de
Savary relative à la confusion « avec le personnage mystérieux »
devient ici tellement insoutenable que ses continuateurs sont obligés de
convenir que Bonaparte ne pouvait plus avoir cette fausse idée, niais,
disent-ils, il craignit alors de « s'exposer à provoquer un rire de mépris de
la part des royalistes. » Singulière raison pour immoler un innocent ! Bonaparte
n'avait d'ailleurs rien de semblable à craindre de la part d'un parti
terrifié. Il n'avait plus ni crainte ni illusion, il agissait en parfaite
connaissance de cause. Il reçoit, le 18 mars, une dépêche de M. de Massias,
notre ministre à Bade, qui atteste -« que la conduite du duc a toujours été
innocente et mesurée. » D'après la légende consacrée, cette dépêche aurait
été interceptée par M. de Talleyrand ; mais cette activité dans une haine
sans motifs parait bien peu conciliable avec les passions nonchalantes de cet
homme d'État. M. de Massias fit plus ; il alla à Strasbourg avertir le
préfet, M. Shée, qu'il n'y avait à Ettenheim ni conspiration ni rassemblement
d'émigrés[57]. Faut-il croire que M. Shée
avait fait comme Talleyrand le serment de perdre le duc ? La conduite et les
intentions du duc d'Enghien importaient fort peu à Bonaparte ; ce qu'il
voulait c'était se défaire de lui. Sur tous ces points sa conviction est si bien
formée que dans le projet d'interrogatoire qu'il envoie à Réal le 20 mars au
matin — et plus probablement le soir du 19[58] — le grief de complicité dans
la conspiration n'est pas même mentionné : on ne l'accuse plus « que
d'avoir porté les armes contre sa patrie, » et de faits accessoires, liés à
ce fait principal ; on se borne à lui faire demander en dernier lieu « s'il a
eu connaissance du complot, et si, ce complot ayant réussi, il ne devait pas
entrer en Alsace. » On ne prend plus la peine d'invoquer de faux
prétextes, on se contente du motif qui suffit pour l'envoyer à la mort, car
c'est là tout ce que l'on veut. Pendant
que -tout se prépare pour un dénouement tragique, Bonaparte reste enfermé à
la Malmaison, inaccessible à tout le monde, excepté à ses familiers les plus
intimes. Il leur récite, dit-on, des vers de nos grands poètes sur la
clémence, polar prévenir leurs supplications en faisant croire à des
sentiments qui n'étaient pas dans son cœur. Ses hommes d'exécution Réal et
Savary, ont avec lui des communications de chaque instant ; ils règlent
ensemble toutes les mesures à prendre. Aucun homme connu ne se souciant
d'apposer son nom à un arrêt déshonorant, on fera juger le prince par une
commission composée des colonels de la garnison de Paris, hommes tout dévoués
et peu capables de discerner la gravité de l'acte qu'on leur demande. Réal
lui-même ne se compromettra pas dans un interrogatoire fait pour la forme :
il sera suppléé par un capitaine rapporteur que choisit Murat. Dans le cas où
le prisonnier demandera à voir Bonaparte, on ne tiendra aucun compte de sa
réclamation[59]. Le Premier Consul ordonne que
le jugement sera exécuté sur-le-champ, for- mule sinistre qui disait assez la
nature de ce jugement. En dépit de tous les mensonges qu'on a entassés sur cet
incident de sa vie, il n'y a pas trace d'un fait qui prouve qu'il ait éprouvé
un seul instant d'hésitation ; tout démontre au contraire que jamais meurtre
n'a été plus froidement consommé. On l'a dépeint se promenant seul pendant
des heures entières dans les allées de la Malmaison, inquiet, incertain, et
l'esprit profondément troublé. « La preuve de ses agitations, a-t-on écrit,
est dans son oisiveté même, car il ne dicta presque pas une lettre pendant
les huit jours de son séjour à la Malmaison, exemple d'oisiveté unique
dans sa vie[60] ! » Un simple coup d'œil jeté
sur sa correspondance du 15 au 23 mars ; suffit pour démontrer la complète inexactitude
de cette allégation ; dans ce court espace de temps, il dicte vingt-sept
lettres, dont quelques-unes très-volumineuses et relatives à des affaires de
tout genre. Dans la seule journée du 10 mars, où ses agitations ont dû
apparemment être portées au paroxysme, il en dicte jusqu'à sept, et dans le
nombre, il s'en trouve une écrite à Soult et d'une longueur exceptionnelle,
où il n'est question que du calibre des mortiers à placer à Boulogne et au
fort Rouge, des modifications à donner à la plate-forme des bateaux
canonniers, des péniches, de la flottille batave, et enfin « des
ballots de coton empoisonnés que les Anglais ont vomis sur nos côtes pour
empester le continent ![61] » idée qui paraîtrait
ridicule dans toute autre circonstance et qui est d'une imagination
singulièrement assombrie, mais nullement d'un esprit tourmenté, par le remords. Le duc
d'Enghien arriva à Paris, le 20 mars, vers onze heures du matin : on le
retint à la barrière jusqu'à quatre heures du soir, évidemment pour attendre
de nouveaux ordres de la Malmaison. De là il fut conduit par les boulevards
extérieurs au donjon de Vincennes où Bonaparte avait placé comme gouverneur
un homme de confiance tout à fait digne de la tache à laquelle il devait
présider. C'était ce même Harel qui lui avait livré les têtes innocentes
d'Arena, Ceracchi, Topino-Lebrun et Demerville, pour un crime dont il était
le seul instigateur et le seul artisan. Le prince put alors prendre un peu de
nourriture et de repos_ Il résulte de l'enquête minutieuse qu'on fit plus
tard sur ce lugubre événement, qu'à l'heure où le duc d'Enghien arriva à
Vincennes pour y être jugé, sa fosse était déjà creusée[62]. Vers minuit il est réveillé
par le capitaine Dautancourt qui vient procéder à un interrogatoire
préliminaire, comme rapporteur de la commission. Ses réponses sont simples,
pleines de noblesse et de modestie, d'une grande netteté et parfaitement
véridiques. Il convient qu'il a fait toute la guerre d'abord comme
volontaire, ensuite comme commandant de l'avant-garde du corps de Bourbon ;
qu'il reçoit un traitement de l'Angleterre et n'a que cela pour vivre. Mais
il nie avoir jamais connu Dumoutier ni Pichegru. Au moment de signer le
procès-verbal il écrit de sa main sur la minute « qu'il fait avec instance la
demande d'avoir une audience particulière du Premier Consul. Mon nom, mon
rang, ma façon de penser et l'horreur de ma situation, ajoute-t-il, me font
espérer qu'il ne se refusera pas à ma demande[63]. » Le choix seul de l'heure
indiquait que son sort était décidé. C'est cette requête d'un mourant,
renouvelée quelques instants après devant la commission, et non-seulement
prévue, mais rejetée à l'avance, comme l'attestent à la fois Hullin et
Savary, qui se transforme dans les relations de Sainte-Hélène en une lettre
que retient Talleyrand toujours altéré du sang des Bourbons : « Le duc,
dit Napoléon, m'avait écrit une lettre dans laquelle il n'offrait ses
services et me demandait le commandement d'une armée, et ce scélérat de
Talleyrand ne me la remit que deux jours après la mort du prince[64] ! » Il y a ici une
double et honteuse calomnie, l'une contre Talleyrand, l'autre contre le duc
d'Enghien, et celle-ci est particulièrement odieuse : elle est comme le
soufflet dont le bourreau frappait le visage de la victime après l'avoir
décapitée. Le duc n'écrivit pas de lettre ni à plus forte raison une lettre
aussi déshonorante, mais l'eût-il écrite soit de Strasbourg, soit de
Vincennes, elle n'eût été dans aucun cas remise à M. de Talleyrand. Elle eût
été, comme tous ses autres papiers, envoyée directement à la Malmaison, ou,
dans le cas bien invraisemblable d'une confusion, au grand juge ou à Réai,
chargé de la police, ou encore à Murat, gouverneur de Paris. Il n'y avait
aucune possibilité qu'elle fût adressée à M. de Talleyrand, alors ministre
des affaires étrangères. A supposer qu'il fût le monstre de cruauté qu'un tel
acte dénoterait, Talleyrand était trop souple, trop avisé pour se le
permettre envers un homme comme Bonaparte. Cette anecdote ne peut faire tort
qu'à la mémoire de celui qui l'a inventée, et à l'intelligence de ceux qui
l'adoptent. A deux
heures du matin[65], le prince est introduit devant
la commission militaire que préside le général Hullin. A la physionomie morne
et impassible de ces hommes habitués à l'obéissance passive, il est facile de
voir qu'ils ont une consigne, et la condamnation de l'accusé est écrite
d'avance sur leur visage sévère et triste. Tout en eux et autour d'eux
dénonce le rôle lugubre qu'ils ont accepté ; les ténèbres dont ils
s'environnent, le mystère avec lequel ils procèdent, le silence.et
l'isolement de cette heure nocturne, l'absence des témoins, du public, des
défenseurs qu'on ne refuse pas au dernier des assassins, le déni de toutes
les formes protectrices des accusés[66], l'empressement furtif avec
lequel ils expédient leur besogne, toutes ces choses muettes ont une voix
terrible qui crie : Ce ne sont pas là des juges ! En voyant leur attitude le
prisonnier a deviné le sort qui l'attend. Le noble jeune homme se redresse,
il répond avec une dignité simple et virile aux questions sommaires que lui
adresse Hullin. Ces questions faites pour la forme ne sont que la
reproduction abrégée de celles du capitaine rapporteur : elles ne constatent
d'autre fait que celui d'avoir porté les armes contre la république, fait qui
n'était pas contesté par l'accusé. On dit que lorsque Hullin lui demanda s'il
avait trempé dans un complot contre la vie du Premier Consul, le sang des
Condé se révolta en lui et qu'il repoussa le soupçon avec une rougeur de
colère et d'indignation ; mais les dures invectives que vingt ans après
Savary plaça dans la bouche de Hullin sont dépourvues de toute vraisemblance,
car les juges étaient plus embarrassés que le coupable. Hullin, qui est
beaucoup plus digne de foi, assure au contraire s'être efforcé de suggérer au
prisonnier des réticences qui pouvaient le sauver et qu'il repoussa avec une
noble indignation comme indignes de lui, L'interrogatoire terminé, le prince
renouvelle sa demande d'un entretien avec le Premier Consul. Alors Savary qui
jusque-là s'était tenu silencieusement devant la cheminée et derrière le
fauteuil du président : « Maintenant, dit-il, cela me regarde[67] f » Après une demi-heure de
huis clos nécessaire à un semblant de délibération et à la rédaction d'un
arrêt s'igné en blanc, on vient chercher le prisonnier. Harel se présente un
flambeau à la main, il le conduit à travers un sombre passage jusqu'à un escalier
donnant sur les fossés du château[68]. Arrivés là ils se trouvent en
présence d'une compagnie des gendarmes de Savary, rangés en bataille, on lit
au prince sa sentence à côté de la fosse creusée d'avance où son corps va
être jeté. Une lanterne déposée près de la fosse[69] prête sa lueur sinistre à cette
scène de meurtre. Le condamné, s'adressant alors aux assistants, leur demande
si quelqu'un d'eux peut se charger du message suprême d'un mourant. Un
officier sort des rangs ; le duc lui confie un paquet de cheveux destinés à
une personne aimée. Quelques instants après il tombé sous les balles des
soldats. Tel fut
ce guet-apens, un des plus lâches qui aient été commis dans tous les temps. A
en croire les apologies de ceux qui ont pris part à son exécution, personne
n'en serait responsable, et la fatalité seule aurait commis le crime. A tous
les hasards malheureux qu'ils ont découverts après coup dans ce triste
événement, il faudrait en ajouter un dernier plus lamentable encore et qui
aurait seul perdu le prince. Réal, chargé de l'interroger, aurait ouvert trop
tard le message qui lui confiait cette mission, et il ne serait arrivé à
Vincennes qu'après l'exécution. Mais si Réal avait dû faire l'interrogatoire,
comment Murat qui maudissait son rôle dans cette circonstance aurait-il pris
sur lui d'en charger le capitaine Dautancourt ? Et si Réal est accouru à
Vincennes, comment écrit-il à Hullin deux lettres successives clans la
matinée pour le prier de lui envoyer le jugement et les interrogatoires ?
Jamais misérables subterfuges n'ont été imaginés pour dérober des coupables
au juste mépris de l'histoire. Il faut mettre sur la même ligne le récit de
Savary au sujet de l'accueil que lui fait Bonaparte lorsqu'il vient à la
Malmaison rendre compte de sa mission : « Il m'écoute avec la plus
grande surprise !... Il me fixe avec des yeux de lynx : « Il y a là,
dit-il, quelque chose qui me passe.... Le jugement ne devait avoir lieu
qu'après que Réal aurait interrogé le prisonnier sur un point qu'il
nous importe d'éclaircir.... Voilà un crime et qui ne mène à rien ! »
Le point à éclaircir c'était encore la question de l'identité du duc avec
le personnage mystérieux, chauve, blond, de taille médiocre ! Quand on pense
que de si impudentes inventions ont été acceptées par toute une génération,
on se demande si le mensonge n'a pas par lui-même une saveur et un attrait si
irrésistibles pour les appétits vulgaires que la vérité ne peut plus leur
paraître que répulsive. Non, il n'y a eu dans la catastrophe-de Vincennes ni
hasard, ni confusion, ni méprise ; tout y a été conçu, prémédité, combiné
avec un soin d'artiste, et il faut avoir perdu le sens à force de prévention
pour accepter les fables accréditées par le criminel lui-même. Comment l'homme
qu'on voit dans sa Correspondance si minutieux, si attentif aux plus
imperceptibles détails, si pénétrant et si inquisitif lorsqu'il s'agit des
agents les plus insignifiants de la conspiration, l'homme qui dictait
lui-même les interrogatoires et dirigeait toutes les poursuites contre le
prévenu Querelle ou la femme Pocheton, aurait-il pu devenir du jour au
lendemain le jouet des quiproquos, des distractions et des bévues énormes
qu'on lui prête lorsqu'il s'agit d'un Bourbon et d'un Condé ? Comment
admettre qu'un esprit si clairvoyant, un caractère si entier et si absolu n'ait
plus été en cette circonstance critique qu'un docile mannequin dans la main
de Talleyrand ? Non, en dépit des falsifications et des mensonges, en dépit d'une
hypocrisie plus odieuse que le crime lui-même, il ne lui sera pas donné
d'échapper à la responsabilité de l'acte où il a mis le plus de calcul ;
l'œuvre restera sienne devant Dieu et devant les hommes, et l'histoire
n'admettra pas même en sa faveur ce partage d'ignominie que créent les
complicités au bénéfice du coupable, car dans le meurtre du duc d'Enghien il
y a eu un auteur principal et des instruments ; il n'y a pas eu de complices. La
nouvelle de l'exécution du duc d'Enghien ne fut connue à Paris que dans la
soirée du 21 mars ; elle y produisit l'impression la plus sinistre. C'était
en effet la terreur, mais la terreur au profit d'un seul homme, la terreur
moins le fanatisme, la terreur moins la publicité et le grand jour, car tout
dans cette ignoble tragédie s'était passé de nuit, l'arrestation, le
jugement, l'exécution. Cependant l'opinion publique dépourvue de tout moyen
d'exprimer sa réprobation resta forcément muette, et la sensation fut
passagère. Les hommes sont si peu capables de consistance même dans la haine,
que moins de trois mois après le meurtre, ceux qu'il avait le plus indignés
pétitionnaient auprès du meurtrier pour obtenir quelque place dans ses
antichambres. Il n'y eut qu'une seule protestation, celle de Chateaubriand,
qui donna sa démission de chargé d'affaires auprès de la république du
Valais. Fourcroy reçut un discours de clôture tout rédigé qu'il se hâta
d'aller prononcer au Corps législatif[70] pour congédier cette assemblée.
Bonaparte vint en personne au conseil d'État et s'y livra à un de ces
monologues dans lesquels il semblait prendre à partie un interlocuteur
imaginaire, comme s'il eût senti tout ce que le silence général cachait de
réprobation : « La population de Paris n'était qu'un ramas de
badauds.... elle avait toujours fait le malheur de la France !... Quant à
l'opinion publique, il fallait respecter ses jugements, mais mépriser ses
caprices.... Au reste, il avait cinquante mille hommes pour faire respecter
la volonté de la nation ! » Il entra ensuite dans des explications sans fin
que personne ne lui demandait ; puis comme irrité du mutisme obstiné qu'il
trouvait autour de lui, il leva brusquement la séance. Les journaux eurent
l'ordre de se taire. Le Moniteur eut ce jour-là et le lendemain, 22 mars, une
physionomie à part, pleine de mystère, de douceur et de componction. Le 21
mars, il débutait par une lettre du pape Pie VII « à son très-cher fils
en Jésus-Christ Napoléon Bonaparte » au sujet des églises d'Allemagne,
témoignage d'affection précieux à faire valoir auprès des âmes pieuses dans
ces circonstances difficiles. Il ne contenait pas un mot au sujet du tragique
événement qui était dans toutes les bouches. Une courte note apprenait
toutefois au public l'existence de rassemblements d'émigrés sur la rive
droite du Rhin, et encombrée de ces nouveaux légionnaires. ' Sans nommer le
duc d'Enghien, elle disait « qu'un prince Bourbon, avec son état-major et
quelques bureaux, était fixé sur ce point d'où il dirigeait le mouvement. »
Honteux mensonge, calculé pour préparer l'opinion, car on avait depuis
plusieurs jours la liste nominative des huit personnes parfaitement
inoffensives qui se trouvaient auprès du prince[71], et il fallait une singulière
audace pour les transformer en un état-major et en bureaux d'enrôlement. Le
lendemain 22 mars, c'est encore par une pièce de la piété la plus édifiante
que débute le journal officiel ; il est de plus en plus confit en dévotion.
Cette fois, c'est l'évêque de Coutances qui vient se porter garant des
sentiments religieux du Premier Consul. Au milieu d'une messe solennelle
demandée par les vétérans pour remercier Dieu de la découverte de la
conspiration, l'évêque a proposé en exemple à ces militaires la foi exaltée
du nouveau Constantin : « Soldats, leur a- t-i I dit, ne l'oubliez jamais ce
Dieu que le vainqueur de Marengo adore, ce Dieu devant qui on l'a vu dans la
cathédrale de Milan courber son front couronné par la victoire etc. » Après
ce prélude plein d'édification et à la suite des nouvelles du jour, à la
place la moins apparente de la feuille officielle, on trouve un document qui
semble rejeté là comme quelque pièce historique insignifiante, sans
préparation ni réflexion, ni rien qui attire les yeux, c'est le jugement de
la commission militaire contre le nommé. Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc
d'Enghien. Et pour achever de caractériser tout ce qu'il y avait eu de
perfidie et de préméditation dans cet arrangement, ce jugement même était un,
faux. L'arrêt original porté à la Malmaison par Iléal avait paru trop brutal
dans son éloquente brièveté, et l'on y avait rétabli quelques formules et
quelques semblants de formes judiciaires. L'émotion
produite par la mort du duc d'Enghien commençait à peine à se calmer, lorsque
le 6 avril on apprit que le général Pichegru avait été trouvé étranglé dans
sa prison. « Le 5 avril, vers onze heures du soir, raconta le Moniteur,
Pichegru ayant pris un fort bon repas, se coucha vers minuit. Le garçon de
chambre qui le servait s'étant retiré, Pichegru tire de dessous son chevet,
où H l'avait placée, une cravate de soie noire dont il s'enlace le cou. Une
branche de fagot qu'il avait mise en réserve lui aide alors à exécuter son
projet de suicide. Il introduit ce bâton dans les deux bouts de sa cravate
assujettis par un nœud. Il tourne ce petit bâton près des parties
glandulaires du cou autant de fois qu'il est nécessaire de le faire pour
clore les vaisseaux aériens ; près de perdre la respiration, il arrête le
bâton derrière son oreille et se couche sur cette même oreille pour empêcher
le bâton de se relâcher. Pichegru, naturellement replet, sanguin, suffoqué
par les aliments qu'il vient de prendre et par la forte pression qu'il
éprouve, expire pendant la nuit. » Ce
récit, précis et circonstancié comme s'il avait été écrit par un témoin
oculaire, n'était nullement propre à prévenir ou à dissiper les soupçons
qu'un tel événement devait faire naître. Il a le tort très-fâcheux en
pareille circonstance de vouloir trop prouver. Pour quiconque sait, par
exemple, ce que l'agonie produite par la strangulation a d'angoisses et de
convulsions, il est difficile d'admettre que Pichegru, dans ce moment suprême
où le mouvement survit à la conscience et à la volonté, ne se soit pas
involontairement débattu et soit resté jusqu'au bout immobile, couché sur
l'oreille, pour empêcher le bâton de se relâcher, selon l'intention que lui
assigne, avec une si imperturbable assurance, l'auteur de cet étrange
procès-verbal. D'autres particularités suspectes pouvaient être relevées soit
dans le rapport des chirurgiens nommés pour visiter le corps, soit dans la
déposition des gardiens. Les chirurgiens constatèrent que Pichegru avait sur
la joue gauche « une égratignure transversale d'environ six cent mètres[72] », et ils l'attribuaient
au mouvement rotatoire du bâton, chose assez peu vraisemblable si ce
mouvement avait été produit par le général lui-même. Cette brutalité
attestait l'intervention d'une main étrangère. Écoutons maintenant le gardien
de service auprès de Pichegru. Il déclare « être entré le matin dans la
chambre de Pichegru pour y allumer du feu, et que ne l'entendant et ne le
voyant remuer, et craignant qu'il ne fût arrivé quelque accident, il est allé
sur-le-champ prévenir le citoyen Fauconnier, le concierge du Temple[73], » sans autrement vérifier si
sa supposition est fondée ou non, sans voir ni mentionner aucun des détails
d'une scène qui était si bien faite pour frapper ses yeux. Et chose non moins
extraordinaire, ce vague rapport « qu'on n'a pas entendu Pichegru remuer suffit
au geôlier Fauconnier, il n'a pas besoin d'un plus ample informé ; sur ce
simple renseignement il court tout droit chez le colonel Ponsard et chez le
juge d'instruction Thuriot[74]. Le Moniteur
revint encore sur la mort de Pichegru ; il raconta « que le soir
Pichegru avait demandé un Sénèque, et qu'ouvrant ce livre à la page où le
philosophe dispute sur les malheurs de la vie et le passage facile à
l'éternité, Pichegru avait essayé le suicide. » Réal et ses amis
racontèrent de leur côté que Pichegru avait emprunté ce Sénèque à Réal
plusieurs jours auparavant, et qu'il le laissa ouvert à la page où le moraliste
dit « que celui qui veut conspirer doit avant tout ne pas craindre la mort. »
Ainsi Pichegru voulant quitter la vie aurait pris soin d'écarter lui-même
toutes les apparences qui auraient pu faire croire à un assassinat ! Pour
faire connaître son intention de se suicider il aurait songé à demander un
Sénèque au lieu d'écrire un mot sur ses dernières volontés ; il aurait choisi
ce moyen indirect et détourné, ce moyen théâtral et contraire à son caractère
; il aurait voulu préparer cette justification à son plus mortel ennemi ! Il
faut convenir qu'on sent là trop d'artifice et d'arrangement, et ce dernier
trait dépasse la mesure, car il est plutôt de nature à faire naître les
doutes qu'à les dissiper. Il faut en dire autant de la première exclamation
qui selon le témoignage de Savary échappe à Réal lorsqu'il est informé de
l'événement : « Eh bien ! quoiqu'il n'y ait rien de plus évidemment
démontré que ce suicide, on dira toujours que n'ayant pu le convaincre nous
l'avons étranglé[75]. » Telle
fut en effet l'impression universelle au moment où l'on apprit cette mort et
où toutes les circonstances de l'événement étaient encore gravées dans les
esprits. On alla jusqu'à désigner les exécuteurs, c'étaient ces mameluks que
Bonaparte avait ramenés d'Orient et dont il s'entourait, ministres bien
choisis en effet pour cette exécution à la turque. Les prisonniers
racontèrent que la nuit ils avaient entendu le bruit d'une lutte dans le
cachot de Pichegru[76]. Savary atteste que de longues
années après un haut fonctionnaire qui était son ami lui parla de
l'assassinat de Pichegru « comme d'une vérité dont il ne doutait pas. » Le
baron de Dalberg, alors représentant de Bade à Paris, était l'interprète du
sentiment général du corps diplomatique lorsqu'il annonçait à son
gouvernement « que Pichegru avait été choisi comme victime. L'histoire
des empereurs romains, le bas empire, ajoutait-il, voilà le tableau de ce
pays, de ce règne[77], » comparaison d'autant plus
juste qu'à ce moment même, et comme s'il avait voulu en confirmer
l'exactitude, Bonaparte irrité des murmures des salons de Paris faisait
insérer dans tous les journaux un article « sur les causes qui avaient pu
déterminer Constantin à former une nouvelle capitale. » Il avait plus
d'une fois annoncé tout haut son intention vraie ou fausse de transporter la
capitale à Lyon, et il choisit ce moment pour publier cette menace des plus
transparentes à l'adresse des Parisiens. Depuis cette époque, le temps qui affaibli t toutes les impressions a presque effacé les soupçons auxquels avait donné lieu la mort de Pichegru ; mais pour qui se transporte au milieu des circonstances du moment et les examine avec une froide attention, les motifs de suspicion restent intacts, indépendamment des points de fait que nous avons établis, la mort de Pichegru donne lieu à une double question. Bonaparte était-il capable d'employer un tel moyen pour se défaire de Pichegru ? Le meurtre du duc d'Enghien, victime infiniment plus pure, plus innocente, plus intéressante que Pichegru, et qui avait été sacrifiée quinze jours auparavant, dispense de répondre cette question. On peut se demander ensuite s'il y avait intérêt ? Pichegru avait constamment déclaré dans ses interrogatoires qu'il ne parlerait que devant le tribunal ; depuis la duperie dont il avait été l'objet de la part de Réal, il s'expliquait en termes très-amers au sujet du Premier Consul ; on savait qu'il avait été le dépositaire de plus d'un secret à l'époque du 18 fructidor, et depuis, concernant le général Bonaparte ; on connaissait son caractère énergique et résolu ; on n'ignorait pas enfin qu'il était poussé à bout, prêt à déchirer tous les voiles. Il n'en fallait certainement pas davantage pour décider un ennemi tout-puissant, aux yeux de qui la vie d'un homme ne comptait pas plus que celle d'un moucheron. Mais le Premier Consul, a-t-on dit souvent, n'avait-il pas un plus grand intérêt encore à se défaire de Moreau, et dans ce cas, pourquoi frapper Pichegru ? La réponse est facile. Pichegru était tellement compromis qu'il n'avait plus rien à ménager ni à espérer ; il ne pouvait se relever un peu devant l'opinion qu'à la condition d'attaquer ouvertement la tyrannie de Bonaparte ; Moreau était au contraire dans une situation où il ne pouvait pas même exprimer un blâme sur la politique du Consul sans s'exposer au soupçon d'une hostilité personnelle ; il n'y avait contre lui que des charges très-légères, il leur eût donné du poids, en prenant dans le procès le rôle d'un rival ou même d'un opposant ; il devait se renfermer strictement dans la discussion des faits qu'on lui reprochait. C'étaient là des raisons décisives de ne pas craindre de sa part ce qu'on redoutait de celle de Pichegru ; et d'ailleurs comment faire croire que Moreau, contre qui on n'avait aucune preuve, avait pu s'abandonner lui-même au point de se suicider ? Pour expliquer une pareille détermination, il eût fallu une situation désespérée. Ce n'est pas tout. Pichegru était déconsidéré, il n'inspirait plus d'intérêt qu'à l'émigration, on pouvait le faire disparaître sans danger ; Moreau était estimé même de ses ennemis, il était adoré de ses anciens soldats, il avait de nombreux partisans parmi les chefs de l'armée et jusque dans le sénat, et si un tel homme avait été étranglé dans sa prison, le gouvernement consulaire n'eût pas selon toute apparence porté son crime bien loin. Il résulte de ces considérations, que si le meurtre de Pichegru ne peut pas être donné comme un fait rigoureusement démontré, il n'a non plus rien qui soit invraisemblable. Le mystère ne sera peut-être jamais éclairci, et l'accusation serait téméraire, mais le soupçon sera toujours légitime. |
[1]
Mémoires du duc de Rovigo.
[2]
Quinze ans de Haute police sous Napoléon.
[3]
Mémoires de Lafayette : mes rapports avec le premier Consul.
[4]
Mémoires de Fauche Borel, tome III.
[5]
Rapport du grand juge Régnier, lu au Corps législatif dans la séance du 17
février 1804.
[6]
Le fait est constaté officiellement par le rapport même du Grand Juge cité plus
haut.
[7]
Fauche Borel en donne plusieurs preuves concluantes. Mémoires, tome III.
Ce fait fut d'ailleurs démontré jusqu'à l'évidence dans les débats du procès de
Moreau.
[8]
Opinion sur le procès de Moreau par Lecourbe, juge en la cour criminelle
de justice.
[9]
C'est ce que constate formellement Desmarest, le chef de la police de sûreté :
« Georges, dit-il, animé d'une haine invétérée contre Napoléon, s'arrête quand
il tient dans ses mains la vie de son ennemi. Le chef de guérilla régie ses
coups sur des convenances d'honneur et de haute politique. » (Quinze ans de
haute police sous Napoléon.)
[10]
Et non de dix ou douze, comme dit M. Thiers. Bonaparte à Soult, 19 février
1804.
[11]
Thiers, Histoire du Consulat, tome IV.
[12]
Moniteur du 30 janvier 1804.
[13]
Le fait est constaté par Méneval lui-même dans ses Souvenirs.
[14]
Mémorial d'O'Meara.
[15]
Alliance des Jacobins français, etc.
[16]
Bonaparte à Régnier, 1er novembre 1803.
[17]
Mémorial de Las Cases.
[18]
Thibaudeau, Savary, Bignon, Desmarest, Thiers, etc.
[19]
21 janvier 1804. Correspondance.
[20]
Mémoires de Rovigo.
[21]
Voir la Correspondance du 25 janvier au 15 février 1804.
[22]
Bonaparte à Talleyrand, 16 février,
[23]
Il suffit, pour le démontrer, de citer les premières lignes de la déposition de
Bouvet : « C'est un homme qui sort des portes du tombeau, encore couvert
des ombres de la mort, qui demande vengeance de ceux qui par leur perfidie
l'ont jeté lui et son parti l'abîme où il se trouve. »
[24]
Déclaration de Bouvet.
[25]
La date de la déclaration de Bouvet est établie par l'acte d'accusation et les
pièces du procès. Quant à l'ordre, il fut décidé le soir du 14 et signé le
lendemain matin : Bonaparte à Régner, 15 février 1804.
[26]
Moniteur du 23 février 1804.
[27]
Thibaudeau.
[28]
Archives parlementaires, séance du 17 février 1805.
[29]
Moniteur du 23 février.
[30]
« C'était, dit M. Thiers, une faute dont le principe était honorable. »
[31]
Miot de Melito, Mémoires.
[32]
Moniteur du 19 février 1804.
[33]
Moniteur du 23 février 1804.
[34]
Moniteur du 23 et du 29 février.
[35]
Bonaparte à M. de Melzi, 6 mars 1804.
[36]
Moniteur du l0 mars.
[37]
1er et 2e interrogatoire du 9 mars.
[38]
Desmarest, Témoignages historiques, ou quinze ans de haute police sous
Napoléon.
[39]
Thibaudeau.
[40]
Sauf un mot peut-être : « des ennemis nous ont séparés depuis ce temps. » Entre
Moreau et Bonaparte il y avait autre chose que des ennemis.
[41]
Le 8 mars 1804. Moniteur.
[42]
Rapport du maréchal des logis de gendarmerie Lamothe, en date du 5 mars 1804.
[43]
Il a été démontré tel non-seulement par la correspondance du duc mais par le
témoignage de ses officiers.
[44]
Quinze ans de haute police, etc.
[45]
Document cité par Nougarède de Fayet, Recherches historiques sur le procès du
duc d'Enghien.
[46]
Testament de Napoléon.
[47]
O’Meara, Las Cases.
[48]
Savary, Méneval, Desmarets, Bignon, Thiers.
[49]
Paroles de Réal, rapportées par Savary,
[50]
M. Thiers substitue au thème de Savary un autre quiproquo fondé sur un mot de
Léridant dans sa déposition du 10 mars, mais cette version est encore moins
soutenable, car à cette date tout était décidé. M. Thiers n'a qu'une idée vague
des faits. Il va jusqu'à attribuer les sorties de Bonaparte contre Markoff à la
complicité de ce diplomate avec les conjurés ! Or, ces scènes avaient eu lieu
six mois auparavant et Markoff avait quitté la France depuis le 28 novembre
1803.
[51]
Selon Desmarest ce conseil se réduirait à la conversation rapportée plus haut,
ce qui est fort probable.
[52]
Méneval, Savary.
[53]
Rapport du citoyen Charlot, chef du 38e escadron de gendarmerie. — Journal
du duc d'Enghien.
[54]
Rapport de Charlot
[55]
Bonaparte à Réal.
[56]
Bonaparte à Réal, 1er mars.
[57]
Lettre à M. de Bourrienne sur l'affaire du duc d'Enghien, par le baron
de Massias, 1829.
[58]
Bonaparte à Réal, 20 mars : date supposée. Correspondance.
[59]
Hullin et Savary reconnaissent également la réalité de cette consigne, et ils
se rejettent mutuellement la honte de l'avoir acceptée, ce qui importe peu.
[60]
Thiers.
[61]
Bonaparte à Soult, 20 mars 1804.
[62]
Lettre de M. Laporte Lalanne, l'un des commissaires chargés de de
l'enquête. — Procès-verbal des commissaires. — Déposition du sieur Bonnalet
terrassier.
[63]
Rapport du capitaine Dautancourt.
[64]
O'Meara, Las Cases.
[65]
L'heure est constatée sur la minute originale du jugement ; mais cette date a
été raturée après coup comme trop accusatrice pour les juges.
[66]
Ces violations des formes judiciaires ont été relevées en détail dans
l'éloquent mémoire de Dupin : Discussion des actes de la commission,
militaire, etc.
[67]
Hullin, Explications au sujet de la commission militaire chargée de juger le
duc d'Enghien.
[68]
Déposition du brigadier Aufort,
[69]
Procès-verbal d'enquête. L'anecdote de la lanterne placée sur le cœur du duc
d'Enghien est controuvée.
[70]
Pelet de la Lozère.
[71]
C'étaient avec Thumery, le colonel Grunstein, deux abbés, un secrétaire, trois
domestiques. -- Rapport de Charlot.
[72]
Rapport des chirurgiens nommés par le tribunal, etc.
[73]
Déposition du porte-clef Popon.
[74]
Déposition de Fauconnier.
[75]
1Mémoires de Savary.
[76]
Fauche Borel.
[77]
Dépêche du 11 avril 1804.