La
prépondérance extraordinaire que s'arrogeait la France depuis quelques années
avait causé beaucoup d'alarmes aux puissances ; notre prise d'armes contre
l'Angleterre leur donna de grands avantages contre nous. Bonaparte parut
sentir la nécessité de les ménager ; il poussa d'abord les égards jusqu'à la
flatterie, surtout envers la Prusse et la Russie. Mais ses démonstrations
n'avaient au fond qu'un but, c'était de les entraîner dans une ligue contre
l'Angleterre, car l'idée fixe au service de laquelle il devait dépenser tant
de trésors et tant de sang, l'absurde et stérile idée fixe de frapper
l'Angleterre en lui fermant le continent, c'est-à-dire en l'armant tout
entier contre nous, s'était déjà emparée de son esprit jusqu'à en troubler la
lucidité. Au début, connaissant la jeunesse, l'inexpérience et la vanité
d'Alexandre, son ambition de jouer un grand rôle, et préoccupé de la
nécessité de gagner du temps pour sauver notre marine, il n'avait pas hésité
à lui proposer l'arbitrage du démêlé entre la France et l'Angleterre, dans
l'espoir de le gagner si l'Angleterre n'acceptait pas, de le jouer comme à
Ratisbonne si elle consentait. Ce qui autorise cette conjecture, c'est qu'il
offrait des conditions qu'il avait toujours repoussées jusque-là et dont H
n'a pas voulu entendre parler plus tard. Tt admettait à peu près tous les
points stipulés dans l'ultimatum de lord Whitworth, la cession de Lampédouse
à l'Angleterre, l'évacuation de la Suisse et de la Hollande, l'indemnité pour
le roi de Piémont, mais il avait grand soin d'y ajouter une clause dont il
savait que l'Angleterre ne voulait à aucun prix, la cessation immédiats des
hostilités[1]. Cette puissance qui ne s'était
décidée à faire la guerre qu'après de longues hésitations mais qui voulait
maintenant la faire décisive, n'avait garde d'accepter un arbitrage sans
appel et dans lequel elle avait tant de raisons de craindre un piège, mais
elle se déclara prête à accepter une médiation, pourvu que la négociation
portât « sur tous les différends qui avaient donné lieu à la guerre entre la
France et l'Angleterre. » Alexandre
désirait sincèrement maintenir la paix de l'Europe ; son ambition de
souverain n'excluait pas des passions généreuses et élevées, qui lui
donnaient souvent les apparences du donquichottisme ; il avait toutefois
assez de finesse pour deviner le calcul qui avait inspiré la démarche du
Premier Consul. Il voyait bien en outre qu'en lui déférant ce suprême
arbitrage, on semblait le considérer lui-même comme n'ayant aucun intérêt
dans la question, et comme étranger aux querelles de l'Europe, Bonaparte s'était
en effet flatté de neutraliser la Russie au prix de ce vain titre de
puissance médiatrice, et d'une suprématie tolérée sur la république des Sept
Îles. C'eût été acheter à bon marché la complaisance et les services
d'Alexandre. Mais c'était un peu trop compter sur son ingénuité ; et ce
prince sut déjouer cette façon adroite de le mettre hors du débat, de lui
ôter la pensée d'y intervenir pour son propre compte. Si l'on se rappelle que
la Russie n'avait jamais cessé d'intercéder auprès de notre diplomatie en
faveur de ses clients de Naples, de Piémont et d'Allemagne, que nous lui
avions toujours répondu par de fausses promesses ou par des fins de
non-recevoir, on n'aura pas de peine à concevoir qu'elle avait trop de griefs
communs avec l'Angleterre pour s'irriter beaucoup du refus de cette puissance
de se soumettre à un arrêt arbitraire et sans appel, qui ne devait trancher
qu'une partie des questions engagées dans le débat. Non-seulement Alexandre
ne se brouilla pas avec l'Angleterre comme le Premier Consul l'espérait, mais
il renouvela en son propre nom ses anciennes réclamations, et protesta avec
vivacité contre l'occupation du Hanovre et la nouvelle expédition dirigée
contre Naples. La
Russie était représentée à Paris par M. de Markoff, diplomate hautain, fort
peu conciliant, mais esprit très-pénétrant, dévoué aux intérêts de son pays,
et qui avait vu avec regret et humiliation la duperie dont son souverain
avait été l'objet lors de la médiation germanique. Au lieu de chercher à
adoucir et à atténuer les représentations dont il était chargé, Markoff les
accentua de la façon la plus énergique ; il se sentait fort du mécontentement
de sa nation contre la France, et en plusieurs occasions il ne craignit pas
de dire que derrière le Czar il y avait les Russes, affirmation à laquelle la
fin tragique de Paul Ier donnait une certaine force. L'irritation de
Bonaparte en présence de cette attitude de la Russie fut d'autant plus
violente qu'il s'y attendait moins de la part d'Alexandre et des jeunes gens
qui étaient alors ses amis et ses conseillers. Incapable de dissimuler son
dépit, il s'en prit à Markoff, renouvela à son égard les avanies qu'il avait
fait subir à lord Whitworth, et finit par le dénoncer directement à Alexandre
comme « se mêlant fréquemment et d'une façon désagréable des intrigues
du pays[2] » ce qui lui donnait le
droit de demander le rappel de ce « polisson[3] ». Malgré cette mauvaise
humeur réciproque, la Russie persista à offrir non plus son arbitrage mais sa
médiation. Elle
soumit vers le milieu du mois d'août au gouvernement français un aperçu
général des concessions qu'elle jugeait propres à amener une réconciliation
entre les parties belligérantes. Mais le Premier Consul qui avait invoqué
l'arbitrage ne voulait plus entendre parler de la médiation, et les
conditions qu'il avait lui-même mises en avant, dans le but unique d'obtenir
une suspension d'armes et d'entraîner la Russie, lui paraissaient maintenant
d'une absurdité choquante. Il exprima ses idées à cet égard dans une série de
communications dont le désordre et l'incohérence trahissent le trouble de son
esprit[4]. Il ne veut plus à aucun prix
consentir à cette cession de Lampédouse qu'il proposait deux mois auparavant
; il refuse de traiter avec l'Angleterre des affaires du continent ; il est
tout prêt à évacuer la Hollande et la Suisse, mais il ne stipulera jamais
cette clause dans un article. Quant aux indemnités demandées pour le roi
de Sardaigne, il n'y consentira « que si l'Angleterre rend Ceylan à la
Hollande ou la Trinité à l'Espagne. Il va jusqu'à dire qu'il ne menace ni ne
gêne en rien la neutralité des petits États ; s'il y a fait entrer ses
troupes, c'est uniquement « parce que l'Angleterre a gardé Malte et
violé l'indépendance germanique[5]. » Ces propositions, les
seules qui se détachent nettement au milieu d'un flot de déclamations,
peuvent faire juger du degré de bonne foi qu'il apportait dans le débat, et
des arrière-pensées qui lui avaient dicté sa demande d'arbitrage. Elles
mirent fin à la médiation russe ; mais cet avortement laissa à Alexandre
quelque chose de plus que le souvenir d'une déconvenue ; car il avait échoué
pour son propre compte aussi bien que pour celui de l'Angleterre. Le
résultat fut presque le même avec la Prusse qui avait pourtant beaucoup de
raisons d'être moins susceptible que la Russie. Loin d'être animée contre
nous de sentiments agressifs, cette puissance nous avait toujours témoigné
les dispositions les plus amicales. Particulièrement désireuse d'être
agréable au Premier Consul, elle lui avait donné récemment une marque non
équivoque de son bon vouloir, en se chargeant de négocier pour lui une sorte
d'abdication de la maison de Bourbon en sa faveur, moyennant une somme de
quelques millions, proposition que Louis XVIII repoussa avec beaucoup de
noblesse et de hauteur, et que Bonaparte se hâta de désavouer aussitôt qu'il
en connut l'insuccès et le pitoyable effet[6]. La Prusse avait vu avec une
satisfaction nullement dissimulée les coups que nous avions portés à
l'Autriche ; elle avait profité avec son avidité déjà proverbiale des pertes
qu'avait subies la vieille organisation germanique ; elle s'était depuis
longtemps fait de la neutralité un système dont elle espérait tôt ou tard
recueillir de grands avantages. Mais depuis que notre armée s'était emparée
du Hanovre, depuis que nous avions mis la main sur le port de Cuxhaven qui
appartenait au territoire de Hambourg, depuis que nous menacions ouvertement
pour le punir de quelques démonstrations inoffensives, le Danemark, un de ces
États maritimes qui étaient censés gémir le plus sous la tyrannie des mers,
la Prusse avait commencé à perdre un peu de sa sécurité et donnait des signes
évidents d'inquiétude. Le
blocus que les Anglais établirent à l'embouchure de l'Elbe et du Weser, pour
punir l'Empire germanique de n'avoir pas défendu la neutralité du Hanovre comme
c'était son devoir, les plaintes des commerçants ruinés, les alarmes des
petits États allemands, les remontrances de la Russie mécontente, avaient mis
le comble aux perplexités de la Prusse. Il eût été d'une bonne politique de
les dissiper. Une telle puissance, jeune, remuante, ambitieuse, partagée entre
ses craintes et ses convoitises, était pour Bonaparte s'il eût voulu la
ménager, le plus précieux des auxiliaires dans l'état actuel de l'Europe. Sa
neutralité seule suffisait pour tenir une coalition continentale en échec.
Elle s'offrit à garantir non-seulement la sienne propre, mais celle de l'Allemagne
; pour récompense de sa bonne volonté, elle demandait bien peu de chose,
l'évacuation du port de Cuxhaven que nous venions de prendre aux Hambourgeois
contre tout droit, et une réduction au minimum nécessaire de notre armée
d'occupation dans le Hanovre. Ces offres si modérées du roi de Prusse furent
apportées au Premier Consul à Bruxelles, par Lombard, le secrétaire du
cabinet prussien, partisan très-décidé de notre influence ainsi que le comte d'Haugwitz
son patron. Malheureusement Bonaparte, ici comme avec la Russie, voulait tout
ou rien ; il n'avait que faire de la neutralité de la Prusse, il lui fallait
son alliance et sa coopération active dans la guerre. Il répondit à ses
avances par une contre-proposition contenant la promesse de la cession du -Hanovre
en échange d'un traité d'alliance offensive et défensive. Mais quelque
séduisante que fût pour la Prusse la perspective de l'acquisition du Hanovre,
l'engagement qu'on lui demandait était beaucoup trop illimité, trop absolu,
et surtout trop compromettant eu égard aux intérêts de tout genre qu'elle
avait à ménager, soit en Allemagne, soit en Europe, pour tenter sa prudence
ou ébranler son indécision. Un parti considérable s'était d'ailleurs formé
dans son sein, pour y combattre notre politique et dénoncer les dangers de la
prépondérance française. Elle refusa nos offres, sans cesser toutefois de
renouveler ses doléances. Jusqu'à la fin de 1E03, elle continua à nous
proposer la garantie de la neutralité germanique en échange d'une complète
évacuation du Hanovre, et le gouvernement français persista dans ses refus.
Ainsi -la seule puissance qui fût bien disposée pour nous en Europe, celle
que sa position, ses antécédents, ses intérêts bien ou mal compris rendaient
en quelque sorte solidaire de la France, fut peu à peu amenée à un état de
froideur et presque d'hostilité à notre égard par des exigences aussi
injustes qu'inopportunes. Cette
situation inquiétante du continent, si paisible à la surface et au fond si
profondément troublé, était faite ce semble pour refroidir nos ardeurs
conquérantes. Tous les éléments d'une grande coalition européenne étaient
prêts, elle n'attendait qu'une occasion pour se former ; les grandes
puissances étaient jalouses et irritées, les petits États tremblaient devant
nous en invoquant tout bas un libérateur, et parmi tant de sujets, nous
n'avions plus un seul allié : à ne considérer les choses qu'au point de vue
du succès t-t de la prudence, il y avait là de quoi faire naître des doutes
sur l'opportunité d'une expédition d'Angleterre, car en mettant les choses au
mieux et en supposant notre armée débarquée par miracle au-delà du détroit,
pour peu que la nation anglaise eût l'idée de prolonger sa résistance, comme
il était assez naturel de le craindre, la France allait se trouver découverte
et à la merci de ses nombreux ennemis. Ces considérations ne pouvaient
échapper à l'esprit pénétrant de Bonaparte, mais il était déjà trop enivré de
sa toute-puissance pour paraître reculer après tant de bruyantes
forfanteries. Il était de retour à Paris depuis le 15 août, après un voyage
qui n'avait été qu'une longue ovation. Partout on l'avait acclamé comme le «
vainqueur de l'Angleterre » et partout il avait accepté, avec son impassible
assurance, ces félicitations un peu anticipées. A Anvers, le président du
conseil général des deux Nèthes l'avait salué du nom de « Napoléon le Grand »,
manifestation qui, on peut le croire, ne fut pas absolument spontanée, car la
gradation d'honneurs et de flatteries qu'elle couronnait, était trop savante pour
avoir été inspirée par le seul enthousiasme. A Rome, le mot maximus
était celui qui précédait immédiatement le mot imperator. Il fallait que ce
mot eût été prononcé pour que Séguier pût lui dire en le complimentant lors
de son retour à Paris « Les magistrats sont fiers d'apporter à vos pieds
le tribut de leurs cœurs. » Celui
qui encourageait de telles paroles au sein d'un État encore républicain de
nom, et qui brûlait d'impatience de consommer tous les changements qu'elles annonçaient,
ne pouvait revenir en arrière sans diminuer le prestige auquel il tenait le
plus, celui de sa force et de sa supériorité militaire, et par suite sans exposer
ses projets les plus chers à de nouveaux ajournements. Pour faire ce dernier
pas vers le pouvoir suprême, pour saisir cette couronne tant convoitée, il
lui fallait soit de grands succès qui lui permissent de réclamer une pareille
récompense, soit une crise qui lui offrit un prétexte pour invoquer le salut public.
Il s'efforçait en conséquence de maintenir le pays dans cet état de fièvre
qui prépare les esprits aux grands événements. Il activait les apprêts de son
invincible armada, concentrait peu à peu ses bâtiments dans les
bassins de Boulogne, hérissait nos côtes de canons pour tenir les Anglais à
distance, fanatisait ses troupes par ses excitations en même temps qu'il les
disciplinait par de continuels exercices. Le
Moniteur reprit la polémique contre l'Angleterre avec un redoublement de
haine et de violence. Cette fois il n'était plus permis de s'y tromper,
Bonaparte n'était plus seulement l'inspirateur, mais le plus souvent l'auteur
de ces manifestes injurieux qui ont été en partie conservés parmi ses œuvres. Ces
invectives, dont le ton rappelle assez fidèlement celui des polémiques
jacobines — car Bonaparte ne put jamais se défaire complétement de ce style
pour l'avoir trop longtemps pratiqué — étaient d'ordinaire des réponses à des
articles extraits des journaux anglais, souvent même elles n'étaient que de
simples notes jetées au bas de la page, mais leur accent péremptoire et
provoquant formait une complète dissonance avec les allures composées du
journal officiel et trahissait la main du maître. Ces curieux factums
commençaient assez souvent sur un ton de modération et de haute impartialité
des plus édifiants, mais bientôt le tempérament reprenait le dessus, et il
était rare qu'ils ne finissent pas par un torrent d'insultes. Le Morning-Post
ayant avancé dans un de ses numéros que jamais le peuple anglais n'avait
montré autant de vigueur, d'unanimité, d'esprit public et de zèle pour la
défense nationale, ce qui est un fait rigoureusement historique, le Moniteur
s'empressa de relever cette affirmation qui ne pouvait être de son goût : « Vous
aviez en Europe, dit-il, la réputation d'une nation sage, mais vous avez bien
dégénéré de vos pères ! Tous vos discours inspirent sur le continent le
mépris et la pitié.... L'état de maladie de votre roi s'est communiqué à
la nation entière. Jamais peuple n'a été entrainé si rapidement par cet
esprit de vertige qui se manifeste chez les peuples quand Dieu le permet. »
Comme preuve de cet état de folie et d'insanité, il leur citait le blocus de
l'Elbe et du Weser qui avait selon lui compromis l'intérêt de leur commerce
et de leurs manufactures, auquel visiblement ils n'entendaient plus rien. Il
leur reprochait ensuite comme un autre trait d'aveuglement leur levée en
masse, « la plus funeste des extrémités auxquelles puisse être réduite
une nation. Vous nous menacez, ajoutait-il, de M. Pitt, de lord Whitworth,
que vous faites colonels, et votre roi exerce à cheval sa troupe afin de lui communiquer
cette ardeur guerrière et cette expérience qu'il a acquises dans tant de
combats !!... » Quelle
que fût l'inexpérience de ces soldats improvisée, il était évident que la
levée en masse déplaisait à Bonaparte, et en cela le sarcasme n'était pas
heureux. La situation de l'Irlande lui fournissait un argument plus solide et
plus juste. L'insurrection de Robert Emmett et de Thomas Russell, encouragée
et préparée en partie par le gouvernement français, venait d'échouer
misérablement clans ce malheureux pays (en juillet 1803). Les conjurés forcés d'agir
prématurément, par suite de l'explosion d'un magasin à poudre, avaient, été
dispersés, puis arrêtés après une lutte insignifiante ; ils n'avaient pu
qu'honorer leur cause par la noblesse et la fermeté de leur attitude dans le
procès qui aboutit à leur condamnation. On se rappelle que Pitt avait quitté
le ministère, pour avoir tenté, contre la volonté d'un roi bigot et obstiné,
de relever les catholiques irlandais de leurs incapacités civiles et
politiques. L'insurrection qui était venue justifier la prévoyance du
ministre avait confirmé le roi Georges Hl dans son absurde résistance. Le proche
adressé à l'Angleterre au sujet des Irlandais était donc juste, même dans la
bouche de Bonaparte, et bien qu'il eût déjà fait autour de lui plusieurs
Ir-landes, niais il le faussait par la ridicule exagération avec laquelle il
l'exprimait. Feignant de croire que les Irlandais n'avaient pas le libre
exercice de leur religion, parce qu'elle n'y jouissait pas de tous les privilèges
accordés à l'Église anglicane : « Vous savez bien pourtant, s'écriait-il, que
la chose la plus sacrée parmi les hommes, c'est la conscience, et que l'homme
a une voix secrète qui lui crie que rien ne peut l'obliger à croire ce qu'il
ne croit pas. La plus horrible de toutes les tyrannies est celle qui oblige
les dix-huit vingtièmes d'une nation à embrasser une religion contraire à
leur croyance, sous peine de ne pouvoir ni exercer les droits de citoyen ni
posséder aucun bien.... Ils étaient dépourvus de toute pudeur ces hommes qui
ont brigué la honte de succéder aux Pitt et aux Grenville aux conditions
imposées par un prince malade, sans foi, qui dans le siècle où nous sommes a
rétabli les lois des Néron et des Domitien, et persécuté comme eux l'Église
catholique ! Ils n'ont pas trouvé cet exemple dans votre histoire ; vos
pères avaient plus de vertu, plus de respect national. Quel est donc le sort
que le destin vous a préparé ? Il échappe aux calculs de toute intelligence humaine....
Le ciel ne donne aux nations des princes vicieux ou aliénés que pour châtier
et abaisser leur orgueil[7]. » Dans
cette longue diatribe, le général écrivain abusait quelque peu d'un fait
après tout fort honorable pour la nation anglaise et surtout pour ses
institutions. Le roi Georges III avait été à plusieurs reprises, pendant le
cours d'un règne déjà long, frappé d'aliénation mentale sais que les affaires
publiques en eussent ressenti le moindre inconvénient Au moment où elles
étaient le plus prospères ou le plus embrouillées, le public apprenait à
l'improviste que le roi avait eu une rechute et qu'on lui avait mis la
camisole de force, et il n'en était pas plus ému, preuve évidente s'il en fut
jamais, que la nation se gouvernait elle-même et que le souverain n'y était
pas tout. Qu'on se demande ce qui serait advenu en France à la même époque,
silo Premier Consul y avait éprouvé un semblable accident ! De quel prix ne
devions-nous pas payer plus tard la démence beaucoup moins caractérisée, mais
beaucoup plus dangereuse qui le conduisit à Moscou ? Il y avait donc à la
fois mauvais goût et maladresse à exploiter contre l'Angleterre une
circonstance glorieuse pour elle. Il n'était ni généreux ni noble de relever
un fait pénible, indépendant de toute volonté humaine et affligeant même pour
des ennemis ; mais c'était la récrimination à laquelle le Moniteur revenait
le plus volontiers et le plus fréquemment. « Pourquoi sommes-nous en guerre ?
répondait-fi vers le même temps à un pamphlet anglais ; parce que le peuple anglais
n'a pour diriger ses affaires qu'un roi fou et un premier ministre qui a le
caractère d'une vieille gouvernante[8] ! » On ne
se contentait pas de ces basses insultes, on y joignait les plus sinistres
prédictions, et le journal officiel ne se lassait pas de prophétiser la ruine
et l'humiliation de l'Angleterre. Il lui annonçait toutes les convulsions que
nous avions éprouvées pendant la tourmente révolutionnaire. Dans leur levée
en masse, disait-il, les propriétaires anglais n'ont eu d'autre objet en vue
que la conservation des trésors qu'ils disent menacés par les sans-culottes
français ; de là l'indifférence des sans-culottes anglais au milieu de ce
prétendu mouvement national, et bientôt sans doute leur révolte contre leurs
maîtres. Ceux-ci figuraient seuls dans les levées de volontaires ; le peuple
se gardait bien de s'y laisser enrégimenter ; on aurait donc bon marché de
cette armée de parade : « si les légions de César ajustent aux visages,
gare que cette belle troupe ne s'occupe bientôt de pourvoir à sa sûreté
individuelle ! » Ces rassurantes prophéties étaient confirmées par
des notes qui étaient censées émaner de voyageurs ou de prisonniers français
retenus en Angleterre, et dépeignaient comme imminente dans ce pays la
révolte du pauvre contre le riche. Maintenant que le pauvre était armé, cette
guerre sociale devenait inévitable[9]. Aux
prédictions se joignirent bientôt les présages. Le Premier Consul étant
reparti pour Boulogne vers le commencement du mois de novembre, le Moniteur
imprima gravement la correspondance suivante quelques jours après son départ : « On
a remarqué comme des présages, qu'en creusant ici pour établir le campement
du Premier Consul, on a trouvé une hache d'armes qui parait avoir appartenu à
l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. » Le fait était en effet singulier,
mais après tout il n'avait rien que de fort possible. Mais un événement
analogue s'était passé au même moment à Ambleteuse, et cette fois encore
c'était à l'occasion du campement du Premier Consul : « On a trouvé aussi,
ajoutait la note, à Ambleteuse, en travaillant à placer la tente du
Premier Consul, des médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut
convenir que ces circonstances sont au moins bizarres ; et elles
paraissent plus singulières encore si on se rappelle que lorsque Bonaparte
visita les ruines de Péluse, en Égypte, il y trouva un camée de Jules
César[10]. » Et tout
ce merveilleux était daté de Boulogne, le dix-huit brumaire ! On voit par-là
que si Bonaparte croyait au fatalisme, il possédait aussi l'art de s'en
servir, et savait à l'occasion faire parler le Destin. Le correspondant du
Moniteur négligeait d'ajouter que ces médailles de Guillaume étaient
commémoratives de la conquête ; c'était de la modération de sa part. En ce
qui concerne le camée de Péluse, la vérité avait été quelque peu embellie.
D'abord il n'était pas de César mais d'Auguste, et ensuite il n'avait pas été
trouvé par Bonaparte, mais par un savant attaché à l'expédition, ce qui
n'avait plus rien de surnaturel. Quand on examine de près par quels moyens
misérables on réussit à s'emparer des imaginations, à faire croire à son
étoile et à se faire appeler l'homme du destin, on prend l'humanité en
dégoût, et l'on ne saurait dire qui l'on méprise le plus ou de celui qui
s'est abaissé à de si grossières jongleries, ou de ceux qui ont pu en être
dupes. Parmi
tous les moyens propres à exciter l'imagination des hommes, il n'y en avait
plus qu'un qui n'eût pas été mis en œuvre : c'était la poésie, inspiration
venue du ciel comme les oracles, mais qu'il était moins facile de faire bien
parler. Ç'a été particulièrement le désespoir de Bonaparte de n'avoir jamais
réussi à mettre la main sur un grand poète, pour lui faire chanter ses
exploits et réveiller à l'occasion l'ardeur guerrière de la nation. Il
n'avait en matière d'art et de littérature qu'un goût des plus discutables,
car sa passion même pour Ossian n'avait été qu'une affectation imaginée à
l'époque où il jouait au héros de désintéressement ; mais il sentait qu'il y
avait là une grande force ; et c'est à ce titre qu'il eût voulu utiliser la
poésie. Il eût volontiers enrôlé dans son armée une cohorte de poètes, qui
eussent été quelque chose comme des tambours d'un ordre tout à fait
supérieur. Mais la fortune lui refusa toujours cette faveur ; il s'étonnait
lui-même de ne pouvoir inspirer que des Tyrtées de bas étage, et il avait
coutume de se plaindre amèrement de cette injustice du sort. Jamais il ne lui
vint à l'esprit que de l'argent et de bonnes places ne fussent pas un attrait
suffisant pour faire créer des chefs-d'œuvre. Il éprouva cependant d'assez
bonne heure l'inefficacité de cette méthode, pour réformer ses idées à cet
égard. A l'occasion du renouvellement de la guerre, un appel général fut
adressé à tous les rimeurs en disponibilité, et des récompenses furent
promises à ceux qui se distingueraient le plus dans ce concours d'outrages et
d'imprécations ouvert contra l'Angleterre. Mais le résultat ne répondit pas à
l'attente du Premier Consul. Il est difficile d'imaginer quelque chose de
plus plat, de plus morne et de plus lamentable que ces productions écloses
sous l'œil d'une police tutélaire. Le journal officiel publia une série de
ces poèmes, vers la même époque où il annonça l'exposition de la tapisserie
de Bayeux et commenta à sa façon cette illustration des exploits de
Guillaume. Ces poèmes étaient d'une inspiration tellement pauvre et piteuse
qu'ils avaient de quoi dégoûter à tout jamais le public des passions qu'on
voulait lui inspirer, si le public les avait lus. Lebrun-Pindare ouvrit la
marche par une ode nationale, composition des plus grotesques dans laquelle
il dépeignait tous les fleuves de la terre poussés à bout par les procédés de
la Tamise, venant crier vengeance contre elle au tribunal de Neptune. Le
morceau principal était un discours de la Seine, dans lequel la Tamise, sa
perfidie et son arrogance étaient appréciées à leur juste valeur et dénoncées
à l'indignation du genre humain. La pièce se terminait par une prédiction où
la ville de Londres était fort maltraitée : Tremble,
nouvelle Tyr, un nouvel Alexandre Sur
l'oncle où tu régnais va disperser ta cendre, Ton nom môme n'est plus ![11] Cette
ode avait été payée trois mille francs à Lebrun qui était déjà pensionné
comme poea cesarea. On pouvait s'attendre à avoir pour ce prix des
vers de meilleure qualité. On eut
ensuite la « poésie sur la Descente », par Crauzet, autre
versificateur du temps[12], et une multitude d'autres
élucubrations du genre noble, dont la monotonie était égayée parfois par des
pièces en style plaisant, afin qu'il y en eût pour tous les goûts. Mais la
gaieté stipendiée était encore plus triste que l'enthousiasme par ordre ; elle
tournait tout à fait au lugubre. On ne trouverait dans aucune littérature un
morceau aussi nauséabond et aussi accablant pour l'esprit, que le poème drolatique
en quatre chants sur les Goddam par un French dong, et occupant dix colonnes
du Moniteur, qui eut pour mission de mettre les rieurs de notre côté et de
nous gagner les sympathies des loustics européens[13]. De telles productions
n'étaient-guère plus propres à stimuler l'humeur belliqueuse de la nation
qu'à assurer à celui qui les payait le titre traditionnel de protecteur des
lettres. Les lettres n'étaient &ors que trop protégées et c'est justement
là ce qui les tuait. S'il arrivait en effet par une sorte de miracle, qu'il
se produisit quelque œuvre spontanée, si misérable qu'elle fût, en dehors de
l'inspiration officielle, c'était aussitôt un cri d'alarme et de suspicion,
et le malheureux auteur était signalé, menacé, comme s'il avait empiété sur
les droits les plus sacrés de l'État. Un inconnu ayant écrit, sans être payé
pour cela, ce qui parut prodigieusement suspect, quelques couplets intitulés
: Invitation à partir pour l'Angleterre, Bonaparte écrit aussitôt au grand
juge Régnier : « Il
est convenable de connaître l'auteur de cette chanson. Quoiqu'elle paraisse
faite clans des intentions louables, l'autorité de la police ne doit être
étrangère à aucun mouvement[14]. » Etrangère à aucun mouvement
! Quoi ! pas même au mouvement d'un rimailleur composant une chanson ? Ainsi
la police était, dès cet âge d'or du Consulat, le collaborateur obligé des
écrivains, et l'on cherche la cause de l'épuisement et de la nullité de cette
littérature I Il n'y a jamais eu de grande époque littéraire sans une entière
indépendance de l'esprit. On pourrait prouver que même sous Louis XIV, du
moins pendant la période ascendante de sa fortune, les auteurs écrivaient
conformément à leur manière de sentir et de penser, et les lettres
commencèrent à décliner aussitôt que cette liberté leur manqua. Tout régime
de compression amène fatalement le règne du convenu, de la déclamation et du
mensonge. L'inspiration cède la place à la rhétorique et il n'y a plus de
publicité que pour les sophistes et les arrangeurs de mots. Le mal est encore
plus sensible si le temps dont il s'agit est une époque philosophique,
c'est-à-dire pouvant moins que toute autre se passer de liberté de penser. Un
tel régime équivaut pour elle à un complet anéantissement. Dans les lettres
et la philosophie, comme dans la religion, Bonaparte ne vit jamais qu'une
dépendance et un instrument de l'administration. C'est pourquoi il n'eut
jamais qu'une littérature policière. En même
temps que l'on prodiguait les encouragements à la presse vénale et aux
écrivains mercenaires, on n'avait que des persécutions pour les glorieux
esprits qui devaient rester le seul honneur de cette époque déshéritée.
Napoléon a souvent répété après sa chute que si Corneille avait vécu de son
temps il l'aurait fait prince tant que dura son règne il n'eut que des
outrages et des ordres d'exil pour tous ceux qui montrèrent dans leurs écrits
quelque étincelle de ce mâle et fier génie. Chateaubriand avait prodigué les
adulations au « restaurateur des autels » et n'avait par conséquent rien
fait encore pour mériter sa haine : on crut lui donner une récompense
éclatante en employant ses talents dans un poste en sous-ordre auprès de
la cour romaine. Mais Benjamin Constant, Daunou et Chénier avaient été
chassés du tribunat et ne pouvaient pas plus écrire que parler. Mme de Staël
venait de subir un exil de deux ans pour quelques propos de salons. Espérant
se faire oublier à force de prudence et de modération, elle rentra en France
à la dérobée et vint se réfugier non à Paris, mais à la campagne, à dix
lieues de là chez une de ses amies, près de Beaumont-sur-Oise. Elle n'y était
pas depuis un mois qu'on lui signifia brutalement l'ordre de s'éloigner de
nouveau : « Faites-lui connaître, écrit Bonaparte au grand juge, que si dans
cinq jours elle se trouve là elle sera reconduite à la frontière par la
gendarmerie. L'arrivée de cette femme, comme celle d'un oiseau de mauvais
augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n'est pas
qu'elle reste en France[15]. » Voilà
comment l'homme qui devait être plus tard le sensible philanthrope de
Sainte-Hélène, se croyait le droit de traiter une femme de génie dont le nom
vivra aussi longtemps que notre langue et dont le seul tort était d'aimer la
liberté et d'avoir une âme fière. En revanche il pensionnait Mme de Genlis,
dont le très-médiocre esprit façonné de longue date aux habitudes de la haute
domesticité, n'avait pour lui que des adulations. Des mesures d'un caractère
plus général vinrent compléter l'effet de ces rigueurs en leur donnant toute
la portée d'un système. Des persécutions individuelles peuvent se ralentir,
mais une institution demeure ; la plus marquante de ces mesures fut la
réorganisation de l'Institut. On a déjà vu ce que Bonaparte entendait par
réorganisation ; c'était avec ce mot remplacé parfois par celui d'épuration,
qu'il avait tué tout ce qui avait dans l'État une ombre d'indépendance et de
vitalité. La réorganisation de l'institut n'avait pas d'autre but que la
suppression de la classe des sciences morales et politiques, dernier asile de
ce qu'il appelait l'idéologie, c'est à-dire de la libre discussion appliquée
à un ordre d'idées qui lui était odieux. Morales et politiques ?
Qu'entendait-on par ces expressions malsonnantes ? que la politique avait
quelque chose à démêler avec la morale ? Et par ce mot de science ? qu'elle
admit des principes, c'est-à-dire des droits et des devoirs ? qu'il y eût des
vérités éternelles en dehors des faits et au-dessus des atteintes de la force
brutale ? Il était urgent de ne plus laisser s'accréditer des erreurs si
dangereuses et de disperser cette espèce de tribunat philosophique. Cette-
classe factieuse fut en conséquence supprimée ; et on ne laissa subsister à
l'Institut que les quatre classes comprenant les différentes sciences
positives, les beaux-arts, la littérature et enfin l'histoire, science
suspecte qu'on avait bannie d e l'enseignement €t qu'on s'abstint de
proscrire tout à fait par un respect mal entendu pour les préjugés du siècle.
Les membres de "Institut reçurent un traitement de quinze cents francs,
qui avait ce semble, moins pour but d'assurer leur existence que de leur
rappeler leur valeur relative dans l'État, La création des sénatoreries
venait d'ajouter un supplément de vingt- cinq à trente mille francs aux
traitements des sénateurs. Il y avait dans ce simple rapprochement de quoi
pénétrer les littérateurs et les savants de la modestie de leurs fonctions. Quarante
membres représentaient l'ancienne Académie française au sein du nouvel
Institut. On peut s'étonner de ce que Bonaparte qui a tant emprunté à
l'ancien régime, n'ait pas songé à rétablir purement et simplement cette
académie elle-même. Cette institution ne s'était en effet jamais montrée
l'ennemie du despotisme. Formée par la monarchie et pour la monarchie,
éminemment favorable à l'esprit d'intrigue, de vanité et de courtisanerie,
dépourvue de sérieux et de haute ambition, incapable d'une tâche collective
et suivie, étrangère à ces grands travaux poursuivis en commun qui légitiment
si glorieusement l'existence des corporations scientifiques, occupée
exclusivement (L, minuties et de futilités qu'elle a l'art d'ennoblir, fatale
à l'émulation, qu'elle prétend développer, par les coin promis et les calculs
qu'elle lui impose, dirigée en (otite chose par de petites considérations et
dépensant toute son activité dans ces tournois puérils où les flatteries
qu'on a pour autrui ne sont que la rémunération anticipée des compliments
qu'on attend pour soi-même, l'Académie française semble avoir reçu de ses
fondateurs la mission spéciale de transformer le génie en bel esprit, et l'on
pourrait à peine citer un talent qu'elle n'ait pas diminué. Elle a toujours
eu quelque chose de ce sénat que rêvait Sieyès ; lorsque par hasard elle
couronne un homme de génie, c'est pour l'absorber, aussitôt qu'elle a pris
possession de lui, elle l'énerve, l'endort et l'éteint. Attirée malgré elle
vers la politique, elle la recherche et la fuit tour à tour, mais elle en
aime surtout les commérages ; et lorsqu'elle s'émancipe jusqu'à l'opposition,
c'est en gardienne zélée des vieux préjugés. Si l'on examine son influence
sur l'esprit national, on reconnaîtra qu'elle lui a donné une souplesse, un
brillant et un poli qu'il n'avait pas, mais aux dépens de ses mâles et fortes
qualités, aux dépens de son originalité, de sa vivacité prime-sautière, de sa
vigueur, de son allure franche et hardie, de ses grâces naïves. Elle l'a
discipliné, mais amolli, appauvri et immobilisé. Elle a pour idéal
l'agrément, et ferait volontiers de la littérature une dépendance de l'Art de
plaire. Elle voit dans le goût non le sens du beau, mais un certain type de
correction qui n'est qu'une forme élégante de la médiocrité. Elle a substitué
la pompe à la grandeur, les procédés d'école l'inspiration personnelle, la
recherche à la simplicité, l'élégance étudiée au naturel, la fadeur et la
monotonie des orthodoxies littéraires à la variété, cette source du
renouvellement intellectuel, et dans les œuvres nées sous son inspiration on
découvre le rhéteur et l'écrivain, jamais l'homme. Par son
esprit, par ses traditions, par tous ses précédents historiques, l'Académie
française était ; faite pour être l'ornement naturel d'une grande société
monarchique, le complément indispensable de ses institutions. Richelieu
l'avait conçue et créée comme une sorte de centralisation supérieure
appliquée aux choses de l'esprit, comme une espèce de haute cour littéraire
destinée à maintenir l'unité intellectuelle, à sévir contre les innovations :
elle avait, justifié sa confiance en condamnant les hérésies du Cid, et elle
était restée depuis lors la personnification même de la littérature d'État. A
tous ces titres l'Académie avait, à plus d'une reprise, attiré l'attention de
Bonaparte, qui était fait plus que personne pour apprécier les avantages d'un
mandarinat suprême dans tout despotisme bien organisé ; il avait été sur le
point de la rétablir dans ses anciens privilèges. Mais les Quarante avaient
contre eux une chose que le Premier Consul détestait à l'égal de la liberté,
c'était l'esprit. L'esprit frondeur, l'esprit aimable et charmant de la
nation française avait eu pendant tout le dix-huitième siècle ses
représentants les plus brillants à l'Académie, et l'ancien régime, quelque
ombrageux qu'il fût, l'avait non-seulement laissé vivre de bonne grâce, mais
comblé de faveurs et de bienfaits. Nos rois par la grâce de Dieu savaient du
moins supporter un bon mot, et n'avaient pas l'inquiète susceptibilité des
parvenus. Bonaparte qui ne pouvait souffrir l'esprit, cet éternel sceptique,
ennemi né de la fausse grandeur, mortel au charlatanisme, et qui le
persécutait jusque dans les réunions inoffensives des salons de Paris,
n'avait garde de lui rendre l'espèce de cour où il avait régné avec tant
d'éclat. L'Académie réduite au rôle modeste d'une classe de l’Institut, mais
ne possédant ni Futilité de sa nouvelle condition ni le prestige l'autorité
-et les agréments de sa situation première, put vivre dans un demi-jour
mystérieux en regrettant ses anciens honneurs, mais sans oser recourir à la
consolation qui d'ordinaire lui fait supporter ses disgrâces avec une
parfaite philosophie, la consolation de l'épigramme. La
réorganisation de l'Institut précéda de peu de temps une autre
réorganisation, qu'on pouvait croire consommée après tous les changements qui
avaient été déjà introduits dans les prérogatives des assemblées publiques ;
mais il semble que sous ce rapport, rien ne pût, satisfaire Bonaparte jusqu'à
ce que, de réorganisation en réorganisation, il les eût complétement
anéanties. L'épuration du tribunat semblait avoir épuisé la mesure des
améliorations destinées à annuler le Corps législatif. Il n'en était rien
pourtant. Le 7 janvier, à l'ouverture de la session de 1804, le gouvernement
vint notifier à cette assemblée un sénatus-consulte organique, ayant pour
but, disait-on, de lui rendre enfin l'éclat et l'importance qui étaient dus à
sa haute mission. Le Premier Consul voulait se mettre désormais en
communication directe avec les représentants de la nation ; le
sénatus-consulte statuait qu'il ferait en personne et avec le plus grand
appareil l'ouverture des sessions législatives ; il s'y présenterait entouré
de douze sénateurs, et mettrait, pour ce jour-là son gouverneur du palais et
sa garde consulaire à la disposition de l'assemblée. Ces immenses
concessions, que le gouvernement annonçait comme destinées à ouvrir une ère
nouvelle, étaient accompagnées de quelques dispositions de détail qui en
précisaient nettement le sens et la portée. Le Premier Consul voulait faire
au Corps législatif l'honneur d'élire lui-même son président sur une liste de
cinq candidats ; il poussait la bonne volonté jusqu'à vouloir aussi nommer
les questeurs, et enfin il mettait le comble à ses faveurs en décidant a que,
lorsque le gouvernement ferait une communication au Corps législatif,
celui-ci pourrait délibérer sa réponse en comité secret. » Afin qu'il n'y eût
pas d'équivoque au sujet de cette disposition, Treilhard prit soin de la
préciser : « Vous pourrez, dit-il, offrir au gouvernement, qui vous aura
interrogés (c'est-à-dire lorsqu'il vous aura interrogés !), le tribut entier
de vos sentiments et de vos lumières. » Il s'attacha ensuite à démontrer tous
les avantages de la nomination du président par le Premier Consul. « Cette
nomination serait plus solennelle, les fonctions de président plus durables,
sa dignité plus imposante. » Boissy d'Anglas remercia le gouvernement de tant
de bienfaits, quoique ses collègues fussent en réalité fort peu charmés ;
niais le résultat le plus clair de ces belles paroles fut la nomination de
Fontanes, qui n'était nullement agréable à la majorité du Corps législatif,
et n'avait eu que 88 voix sur 239 votants. Le nouveau président se hâta de
témoigner sa reconnaissance en saluant l’avènement d'un temps meilleur pour
nos assemblées publiques : « La liberté, s'écria-t-il dans une sorte de
transport, revient dans les assemblées nationales sous les auspices de la
raison et de l'expérience[16] ! » Cette
mesure était le préliminaire obligé de la complète suppression du tribunat,
qui n'était encore que projetée. Bonaparte s'en expliqua très-catégoriquement
au sein du conseil d'État. Le tribunat n'était qu'un rouage inutile, quand il
n'était pas dangereux ; il devait être réuni au Corps législatif, qui
lui-même n'aurait à voter que l'impôt et les lois civiles. Il n'avait pas à
s'occuper de politique, le gouvernement étant le seul véritable représentant
de la nation. Le Sénat devait pleinement suffire au surplus de la besogne
législative. Des sessions d'un mois ou six semaines au plus étaient tout ce
qu'il fallait au Corps législatif[17]. Ainsi
allait, se resserrant sans cesse, cette terrible simplification du
despotisme, qui tue tout autour de lui sans s'apercevoir jamais qu'il s'isole
et ruine ses propres appuis. Un autre sénatus-consulte venait de simplifier
la justice, en suspendant le jury dans huit départements, selon la faculté
créée par la fameuse loi sur les tribunaux spéciaux. Le grand juge laissa
entrevoir, dans un discours adressé à la Cour de cassation, que cette mesure
serait tôt ou tard généralisée et étendue à la France entière. Muraire
présenta, dans la même circonstance, le tableau des améliorations à
introduire dans la législation, et flétrit, sans aucun ménagement,
l'indulgence dont le jury avait cru devoir user en certaines occasions « Les
tribunaux criminels, dit-il, ont prononcé, en faveur de quelques grands
coupables, des absolutions inattendues ; mais elles doivent être rejetées sur
la pusillanimité, l'ignorance et la prévarication du jury[18] ! » Que
penser des garanties et de l'indépendance d'une justice que le gouvernement
pouvait malmener d'une façon aussi ignominieuse ? Les acquittements, qui
avaient excité à ce point les mécontentements du Premier Consul, avaient été
prononcés surtout pour des délits commis en matière de conscription.
L'indulgence lui semblait ici une conspiration directe et flagrante contre
son pouvoir. La conscription était, en effet, le grand ressort de son
gouvernement : « Le recrutement, écrivait-il à Berthier dès
1802, est la première et la grande affaire de l'État[19]. » Il en faisait dès lors le
principal objet de sa sollicitude. Les lois déjà si dures sur la conscription
lui paraissaient indulgentes jusqu'à la faiblesse ; il s'attacha à diminuer
les motifs d'exemption, et rendit à peu près illusoire celui qu'on avait tiré
jusque-là de l'exiguïté de la taille. Il avait créé à cet effet des
compagnies de voltigeurs, spécialement composées d'hommes de petite stature,
et il y doubla en peu de temps le rendement de la conscription. Ii voulait
que la conscription pour la marine commençât dès l'âge de dix ou douze ans,
et que les hommes fussent toute leur vie astreints à ce service[20] ; mais la consommation d'hommes
qu'exigèrent bientôt ses armées de terre lui fit perdre de vue ses plans sur
la marine. Les préfets ne réussissant pas à faire apprécier à la nation les
bienfaits de la conscription, les évêques durent leur venir en aide par leurs
mandements, et bientôt un arrêté consulaire vint aggraver les pénalités déjà
portées contre les conscrits réfractaires[21]. La mort fut prononcée contre
tout déserteur coupable d'avoir emporté ses armes. Les autres châtiments
étaient le boulet, les travaux publics et l'amende dans tons les cas. Cependant la gigantesque entreprise, qui servi if de mobile ou de prétexte à la plupart de ces mesures, avançait avec plus de lenteur qu'on ne l'avait supposé. Un premier mouvement de concentration encore partiel de la flottille à Boulogne s'était accompli avec suces, grâce aux batteries qui garnissaient nos côtes ; les bateaux plats, n'exigeant que des eaux fort peu profondes, avaient pu exécuter leur évolution sans difficulté, en côtoyant le rivage hors de la portée du canon anglais. Cependant cette marche si facile et les petits engagements auxquels elle avait donné lieu avec quelques bâtiments ennemis, avaient révélé, dans l'organisation de la flottille, une foule d'inconvénients, dont les hommes spéciaux eux-mêmes ne s'étaient pas douté jusque-là et qui étaient de nature à faire redouter ceux que révélerait plus tard une traversée en pleine mer ; malheureusement on ne pourrait avoir une idée de ces derniers que lorsqu'il ne serait plus temps d'y remédier. Il fallut modifier l'arrimage, changer non-seulement le calibre des pièces, mais leurs affuts et leur disposition sur les bâtiments, écarter une partie des bateaux plats, déclarés invalides avant d'avoir servi, pour s'en procurer d'autres. Le Premier Consul, qui avait employé plus de la moitié du mois de novembre à tout voir de ses yeux à Boulogne et à tout régler par lui-même, jusqu'au point de prévoir le nombre de cris que les matelots et soldats devaient pousser en son honneur, jusqu'à ordonner qu'ils crieraient e trois fois vive le Premier Consul ! » ce qui était un bon moyen d'avoir de l'enthousiasme[22], n'avait pas tardé à reconnaître la nécessité d'un ajournement. Il commençait à comprendre maintenant l'insuffisance de la flottille réduite a ses seules forces, il s'était décidé à lui assurer le concours de nos escadres ; mais on voit par une lettre adressée à Ganteaume[23], et par les diverses combinaisons qu'il lui soumettait, que ses idées sur le mode selon lequel devait s'exercer ce concours, étaient encore extrêmement indécises. Il indiquait la fin de février comme le moment où pourrait se produire cette diversion de nos escadres de Toulon, de Brest et de Rochefort en faveur de la flottille ; mais la date était évidemment prématurée, et il ne pouvait pas espérer raisonnablement être prêt avant la fin du printemps pour tenter cette grande aventure. La jonction des escadres de Toulon et de Rochefort devait avoir lieu soit à Cadix, soit à Lisbonne, soit à Toulon même ; elles pourraient ensuite passer impunément devant Brest sous les yeux de Cornwallis, obligé de serrer la côte pour bloquer ce port, puis de là se porter sur Boulogne. Mais, pour la réussite de ce plan, il fallait supposer Nelson trompé par de fausses démonstrations et voguant vers l'Égypte ; il fallait, en outre, déjouer la vigilance des croisières britanniques qui observaient les côtes de France et d'Espagne. Ce n'est que vers la fin de décembre, selon toute apparence, que Bonaparte commença à entrevoir la possibilité d'un rendez-vous général de nos flottes dans la mer des Antilles, pour les faire revenir de là sur Boulogne, et cette idée fut probablement suggérée à ses conseillers par la nécessité de secourir la Martinique : c'est du moins à ce moment, c'est-à-dire le 29 décembre 1803, que Ganteaume reçut l'ordre de faire voile vers la Martinique pour Ÿ débarquer du renfort[24]. La jonction à cette distance était non-seulement beaucoup moins périlleuse, mais faite pour déconcerter l'ennemi, déjouer sa poursuite, et nous donner sur ses forces divisées la supériorité qui résulte de l'ensemble et d'un but nettement défini. |
[1]
A la date du 18 juin 1803.
[2]
Bonaparte à Alexandre, 29 juillet 1803.
[3]
A Talleyrand, 23 août.
[4]
Elles consistent dans deux lettres suivies de deux annexes très-prolixes,
adressées à Talleyrand (23 août 1803).
[5]
Première annexe.
[6]
La négociation eut lieu par l'entremise du président de Meyer, en février 1803
; elle ne fut connue du public qu'au mois de juillet suivant, par un article du
Morning-Chronicle.
[7]
Moniteur du 13 octobre 1803.
[8]
Voir, entre autres, le Moniteur des 10, 20 et 22 novembre 1803.
[9]
Moniteur du 10 novembre 1803.
[10]
Moniteur du 12 novembre 1803.
[11]
Moniteur du 30 août,
[12]
Moniteur du 25 décembre.
[13]
Moniteur du 26 décembre.
[14]
Note de Bonaparte, adressée au grand juge, 14 octobre 1803.
[15]
Bonaparte à Régnier, 3 octobre 1803.
[16]
Séance du 12 janvier 1804. Archives parlementaires.
[17]
Thibaudeau, Mémoires d'un conseiller d'État.
[18]
Moniteur du 28 septembre 1803.
[19]
Bonaparte à Berthier, 13 décembre 1802.
[20]
Thibaudeau.
[21]
Moniteur du 28 novembre 1803.
[22]
Bonaparte à Decrès, 1cr janvier 1804.
[23]
Bonaparte à Ganteaume, 7 décembre 1803.
[24]
Bonaparte à Ganteaume, 29 décembre 1803.