HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE II. — LA MÉDIATION RUSSE. - POLÉMIQUE CONTRE L'ANGLETERRE. - RÉORGANISATION DE L'INSTITUT.

 

 

La prépondérance extraordinaire que s'arrogeait la France depuis quelques années avait causé beaucoup d'alarmes aux puissances ; notre prise d'armes contre l'Angleterre leur donna de grands avantages contre nous. Bonaparte parut sentir la nécessité de les ménager ; il poussa d'abord les égards jusqu'à la flatterie, surtout envers la Prusse et la Russie. Mais ses démonstrations n'avaient au fond qu'un but, c'était de les entraîner dans une ligue contre l'Angleterre, car l'idée fixe au service de laquelle il devait dépenser tant de trésors et tant de sang, l'absurde et stérile idée fixe de frapper l'Angleterre en lui fermant le continent, c'est-à-dire en l'armant tout entier contre nous, s'était déjà emparée de son esprit jusqu'à en troubler la lucidité. Au début, connaissant la jeunesse, l'inexpérience et la vanité d'Alexandre, son ambition de jouer un grand rôle, et préoccupé de la nécessité de gagner du temps pour sauver notre marine, il n'avait pas hésité à lui proposer l'arbitrage du démêlé entre la France et l'Angleterre, dans l'espoir de le gagner si l'Angleterre n'acceptait pas, de le jouer comme à Ratisbonne si elle consentait. Ce qui autorise cette conjecture, c'est qu'il offrait des conditions qu'il avait toujours repoussées jusque-là et dont H n'a pas voulu entendre parler plus tard. Tt admettait à peu près tous les points stipulés dans l'ultimatum de lord Whitworth, la cession de Lampédouse à l'Angleterre, l'évacuation de la Suisse et de la Hollande, l'indemnité pour le roi de Piémont, mais il avait grand soin d'y ajouter une clause dont il savait que l'Angleterre ne voulait à aucun prix, la cessation immédiats des hostilités[1]. Cette puissance qui ne s'était décidée à faire la guerre qu'après de longues hésitations mais qui voulait maintenant la faire décisive, n'avait garde d'accepter un arbitrage sans appel et dans lequel elle avait tant de raisons de craindre un piège, mais elle se déclara prête à accepter une médiation, pourvu que la négociation portât « sur tous les différends qui avaient donné lieu à la guerre entre la France et l'Angleterre. »

Alexandre désirait sincèrement maintenir la paix de l'Europe ; son ambition de souverain n'excluait pas des passions généreuses et élevées, qui lui donnaient souvent les apparences du donquichottisme ; il avait toutefois assez de finesse pour deviner le calcul qui avait inspiré la démarche du Premier Consul. Il voyait bien en outre qu'en lui déférant ce suprême arbitrage, on semblait le considérer lui-même comme n'ayant aucun intérêt dans la question, et comme étranger aux querelles de l'Europe, Bonaparte s'était en effet flatté de neutraliser la Russie au prix de ce vain titre de puissance médiatrice, et d'une suprématie tolérée sur la république des Sept Îles. C'eût été acheter à bon marché la complaisance et les services d'Alexandre. Mais c'était un peu trop compter sur son ingénuité ; et ce prince sut déjouer cette façon adroite de le mettre hors du débat, de lui ôter la pensée d'y intervenir pour son propre compte. Si l'on se rappelle que la Russie n'avait jamais cessé d'intercéder auprès de notre diplomatie en faveur de ses clients de Naples, de Piémont et d'Allemagne, que nous lui avions toujours répondu par de fausses promesses ou par des fins de non-recevoir, on n'aura pas de peine à concevoir qu'elle avait trop de griefs communs avec l'Angleterre pour s'irriter beaucoup du refus de cette puissance de se soumettre à un arrêt arbitraire et sans appel, qui ne devait trancher qu'une partie des questions engagées dans le débat. Non-seulement Alexandre ne se brouilla pas avec l'Angleterre comme le Premier Consul l'espérait, mais il renouvela en son propre nom ses anciennes réclamations, et protesta avec vivacité contre l'occupation du Hanovre et la nouvelle expédition dirigée contre Naples.

La Russie était représentée à Paris par M. de Markoff, diplomate hautain, fort peu conciliant, mais esprit très-pénétrant, dévoué aux intérêts de son pays, et qui avait vu avec regret et humiliation la duperie dont son souverain avait été l'objet lors de la médiation germanique. Au lieu de chercher à adoucir et à atténuer les représentations dont il était chargé, Markoff les accentua de la façon la plus énergique ; il se sentait fort du mécontentement de sa nation contre la France, et en plusieurs occasions il ne craignit pas de dire que derrière le Czar il y avait les Russes, affirmation à laquelle la fin tragique de Paul Ier donnait une certaine force. L'irritation de Bonaparte en présence de cette attitude de la Russie fut d'autant plus violente qu'il s'y attendait moins de la part d'Alexandre et des jeunes gens qui étaient alors ses amis et ses conseillers. Incapable de dissimuler son dépit, il s'en prit à Markoff, renouvela à son égard les avanies qu'il avait fait subir à lord Whitworth, et finit par le dénoncer directement à Alexandre comme « se mêlant fréquemment et d'une façon désagréable des intrigues du pays[2] » ce qui lui donnait le droit de demander le rappel de ce « polisson[3] ». Malgré cette mauvaise humeur réciproque, la Russie persista à offrir non plus son arbitrage mais sa médiation.

Elle soumit vers le milieu du mois d'août au gouvernement français un aperçu général des concessions qu'elle jugeait propres à amener une réconciliation entre les parties belligérantes. Mais le Premier Consul qui avait invoqué l'arbitrage ne voulait plus entendre parler de la médiation, et les conditions qu'il avait lui-même mises en avant, dans le but unique d'obtenir une suspension d'armes et d'entraîner la Russie, lui paraissaient maintenant d'une absurdité choquante. Il exprima ses idées à cet égard dans une série de communications dont le désordre et l'incohérence trahissent le trouble de son esprit[4]. Il ne veut plus à aucun prix consentir à cette cession de Lampédouse qu'il proposait deux mois auparavant ; il refuse de traiter avec l'Angleterre des affaires du continent ; il est tout prêt à évacuer la Hollande et la Suisse, mais il ne stipulera jamais cette clause dans un article. Quant aux indemnités demandées pour le roi de Sardaigne, il n'y consentira « que si l'Angleterre rend Ceylan à la Hollande ou la Trinité à l'Espagne. Il va jusqu'à dire qu'il ne menace ni ne gêne en rien la neutralité des petits États ; s'il y a fait entrer ses troupes, c'est uniquement « parce que l'Angleterre a gardé Malte et violé l'indépendance germanique[5]. » Ces propositions, les seules qui se détachent nettement au milieu d'un flot de déclamations, peuvent faire juger du degré de bonne foi qu'il apportait dans le débat, et des arrière-pensées qui lui avaient dicté sa demande d'arbitrage. Elles mirent fin à la médiation russe ; mais cet avortement laissa à Alexandre quelque chose de plus que le souvenir d'une déconvenue ; car il avait échoué pour son propre compte aussi bien que pour celui de l'Angleterre.

Le résultat fut presque le même avec la Prusse qui avait pourtant beaucoup de raisons d'être moins susceptible que la Russie. Loin d'être animée contre nous de sentiments agressifs, cette puissance nous avait toujours témoigné les dispositions les plus amicales. Particulièrement désireuse d'être agréable au Premier Consul, elle lui avait donné récemment une marque non équivoque de son bon vouloir, en se chargeant de négocier pour lui une sorte d'abdication de la maison de Bourbon en sa faveur, moyennant une somme de quelques millions, proposition que Louis XVIII repoussa avec beaucoup de noblesse et de hauteur, et que Bonaparte se hâta de désavouer aussitôt qu'il en connut l'insuccès et le pitoyable effet[6]. La Prusse avait vu avec une satisfaction nullement dissimulée les coups que nous avions portés à l'Autriche ; elle avait profité avec son avidité déjà proverbiale des pertes qu'avait subies la vieille organisation germanique ; elle s'était depuis longtemps fait de la neutralité un système dont elle espérait tôt ou tard recueillir de grands avantages. Mais depuis que notre armée s'était emparée du Hanovre, depuis que nous avions mis la main sur le port de Cuxhaven qui appartenait au territoire de Hambourg, depuis que nous menacions ouvertement pour le punir de quelques démonstrations inoffensives, le Danemark, un de ces États maritimes qui étaient censés gémir le plus sous la tyrannie des mers, la Prusse avait commencé à perdre un peu de sa sécurité et donnait des signes évidents d'inquiétude.

Le blocus que les Anglais établirent à l'embouchure de l'Elbe et du Weser, pour punir l'Empire germanique de n'avoir pas défendu la neutralité du Hanovre comme c'était son devoir, les plaintes des commerçants ruinés, les alarmes des petits États allemands, les remontrances de la Russie mécontente, avaient mis le comble aux perplexités de la Prusse. Il eût été d'une bonne politique de les dissiper. Une telle puissance, jeune, remuante, ambitieuse, partagée entre ses craintes et ses convoitises, était pour Bonaparte s'il eût voulu la ménager, le plus précieux des auxiliaires dans l'état actuel de l'Europe. Sa neutralité seule suffisait pour tenir une coalition continentale en échec. Elle s'offrit à garantir non-seulement la sienne propre, mais celle de l'Allemagne ; pour récompense de sa bonne volonté, elle demandait bien peu de chose, l'évacuation du port de Cuxhaven que nous venions de prendre aux Hambourgeois contre tout droit, et une réduction au minimum nécessaire de notre armée d'occupation dans le Hanovre. Ces offres si modérées du roi de Prusse furent apportées au Premier Consul à Bruxelles, par Lombard, le secrétaire du cabinet prussien, partisan très-décidé de notre influence ainsi que le comte d'Haugwitz son patron. Malheureusement Bonaparte, ici comme avec la Russie, voulait tout ou rien ; il n'avait que faire de la neutralité de la Prusse, il lui fallait son alliance et sa coopération active dans la guerre. Il répondit à ses avances par une contre-proposition contenant la promesse de la cession du -Hanovre en échange d'un traité d'alliance offensive et défensive. Mais quelque séduisante que fût pour la Prusse la perspective de l'acquisition du Hanovre, l'engagement qu'on lui demandait était beaucoup trop illimité, trop absolu, et surtout trop compromettant eu égard aux intérêts de tout genre qu'elle avait à ménager, soit en Allemagne, soit en Europe, pour tenter sa prudence ou ébranler son indécision. Un parti considérable s'était d'ailleurs formé dans son sein, pour y combattre notre politique et dénoncer les dangers de la prépondérance française. Elle refusa nos offres, sans cesser toutefois de renouveler ses doléances. Jusqu'à la fin de 1E03, elle continua à nous proposer la garantie de la neutralité germanique en échange d'une complète évacuation du Hanovre, et le gouvernement français persista dans ses refus. Ainsi -la seule puissance qui fût bien disposée pour nous en Europe, celle que sa position, ses antécédents, ses intérêts bien ou mal compris rendaient en quelque sorte solidaire de la France, fut peu à peu amenée à un état de froideur et presque d'hostilité à notre égard par des exigences aussi injustes qu'inopportunes.

Cette situation inquiétante du continent, si paisible à la surface et au fond si profondément troublé, était faite ce semble pour refroidir nos ardeurs conquérantes. Tous les éléments d'une grande coalition européenne étaient prêts, elle n'attendait qu'une occasion pour se former ; les grandes puissances étaient jalouses et irritées, les petits États tremblaient devant nous en invoquant tout bas un libérateur, et parmi tant de sujets, nous n'avions plus un seul allié : à ne considérer les choses qu'au point de vue du succès t-t de la prudence, il y avait là de quoi faire naître des doutes sur l'opportunité d'une expédition d'Angleterre, car en mettant les choses au mieux et en supposant notre armée débarquée par miracle au-delà du détroit, pour peu que la nation anglaise eût l'idée de prolonger sa résistance, comme il était assez naturel de le craindre, la France allait se trouver découverte et à la merci de ses nombreux ennemis. Ces considérations ne pouvaient échapper à l'esprit pénétrant de Bonaparte, mais il était déjà trop enivré de sa toute-puissance pour paraître reculer après tant de bruyantes forfanteries. Il était de retour à Paris depuis le 15 août, après un voyage qui n'avait été qu'une longue ovation. Partout on l'avait acclamé comme le « vainqueur de l'Angleterre » et partout il avait accepté, avec son impassible assurance, ces félicitations un peu anticipées. A Anvers, le président du conseil général des deux Nèthes l'avait salué du nom de « Napoléon le Grand », manifestation qui, on peut le croire, ne fut pas absolument spontanée, car la gradation d'honneurs et de flatteries qu'elle couronnait, était trop savante pour avoir été inspirée par le seul enthousiasme. A Rome, le mot maximus était celui qui précédait immédiatement le mot imperator. Il fallait que ce mot eût été prononcé pour que Séguier pût lui dire en le complimentant lors de son retour à Paris « Les magistrats sont fiers d'apporter à vos pieds le tribut de leurs cœurs. »

Celui qui encourageait de telles paroles au sein d'un État encore républicain de nom, et qui brûlait d'impatience de consommer tous les changements qu'elles annonçaient, ne pouvait revenir en arrière sans diminuer le prestige auquel il tenait le plus, celui de sa force et de sa supériorité militaire, et par suite sans exposer ses projets les plus chers à de nouveaux ajournements. Pour faire ce dernier pas vers le pouvoir suprême, pour saisir cette couronne tant convoitée, il lui fallait soit de grands succès qui lui permissent de réclamer une pareille récompense, soit une crise qui lui offrit un prétexte pour invoquer le salut public. Il s'efforçait en conséquence de maintenir le pays dans cet état de fièvre qui prépare les esprits aux grands événements. Il activait les apprêts de son invincible armada, concentrait peu à peu ses bâtiments dans les bassins de Boulogne, hérissait nos côtes de canons pour tenir les Anglais à distance, fanatisait ses troupes par ses excitations en même temps qu'il les disciplinait par de continuels exercices.

Le Moniteur reprit la polémique contre l'Angleterre avec un redoublement de haine et de violence. Cette fois il n'était plus permis de s'y tromper, Bonaparte n'était plus seulement l'inspirateur, mais le plus souvent l'auteur de ces manifestes injurieux qui ont été en partie conservés parmi ses œuvres.

Ces invectives, dont le ton rappelle assez fidèlement celui des polémiques jacobines — car Bonaparte ne put jamais se défaire complétement de ce style pour l'avoir trop longtemps pratiqué — étaient d'ordinaire des réponses à des articles extraits des journaux anglais, souvent même elles n'étaient que de simples notes jetées au bas de la page, mais leur accent péremptoire et provoquant formait une complète dissonance avec les allures composées du journal officiel et trahissait la main du maître. Ces curieux factums commençaient assez souvent sur un ton de modération et de haute impartialité des plus édifiants, mais bientôt le tempérament reprenait le dessus, et il était rare qu'ils ne finissent pas par un torrent d'insultes. Le Morning-Post ayant avancé dans un de ses numéros que jamais le peuple anglais n'avait montré autant de vigueur, d'unanimité, d'esprit public et de zèle pour la défense nationale, ce qui est un fait rigoureusement historique, le Moniteur s'empressa de relever cette affirmation qui ne pouvait être de son goût : « Vous aviez en Europe, dit-il, la réputation d'une nation sage, mais vous avez bien dégénéré de vos pères ! Tous vos discours inspirent sur le continent le mépris et la pitié.... L'état de maladie de votre roi s'est communiqué à la nation entière. Jamais peuple n'a été entrainé si rapidement par cet esprit de vertige qui se manifeste chez les peuples quand Dieu le permet. » Comme preuve de cet état de folie et d'insanité, il leur citait le blocus de l'Elbe et du Weser qui avait selon lui compromis l'intérêt de leur commerce et de leurs manufactures, auquel visiblement ils n'entendaient plus rien. Il leur reprochait ensuite comme un autre trait d'aveuglement leur levée en masse, « la plus funeste des extrémités auxquelles puisse être réduite une nation. Vous nous menacez, ajoutait-il, de M. Pitt, de lord Whitworth, que vous faites colonels, et votre roi exerce à cheval sa troupe afin de lui communiquer cette ardeur guerrière et cette expérience qu'il a acquises dans tant de combats !!... »

Quelle que fût l'inexpérience de ces soldats improvisée, il était évident que la levée en masse déplaisait à Bonaparte, et en cela le sarcasme n'était pas heureux. La situation de l'Irlande lui fournissait un argument plus solide et plus juste. L'insurrection de Robert Emmett et de Thomas Russell, encouragée et préparée en partie par le gouvernement français, venait d'échouer misérablement clans ce malheureux pays (en juillet 1803). Les conjurés forcés d'agir prématurément, par suite de l'explosion d'un magasin à poudre, avaient, été dispersés, puis arrêtés après une lutte insignifiante ; ils n'avaient pu qu'honorer leur cause par la noblesse et la fermeté de leur attitude dans le procès qui aboutit à leur condamnation. On se rappelle que Pitt avait quitté le ministère, pour avoir tenté, contre la volonté d'un roi bigot et obstiné, de relever les catholiques irlandais de leurs incapacités civiles et politiques. L'insurrection qui était venue justifier la prévoyance du ministre avait confirmé le roi Georges Hl dans son absurde résistance. Le

proche adressé à l'Angleterre au sujet des Irlandais était donc juste, même dans la bouche de Bonaparte, et bien qu'il eût déjà fait autour de lui plusieurs Ir-landes, niais il le faussait par la ridicule exagération avec laquelle il l'exprimait. Feignant de croire que les Irlandais n'avaient pas le libre exercice de leur religion, parce qu'elle n'y jouissait pas de tous les privilèges accordés à l'Église anglicane : « Vous savez bien pourtant, s'écriait-il, que la chose la plus sacrée parmi les hommes, c'est la conscience, et que l'homme a une voix secrète qui lui crie que rien ne peut l'obliger à croire ce qu'il ne croit pas. La plus horrible de toutes les tyrannies est celle qui oblige les dix-huit vingtièmes d'une nation à embrasser une religion contraire à leur croyance, sous peine de ne pouvoir ni exercer les droits de citoyen ni posséder aucun bien.... Ils étaient dépourvus de toute pudeur ces hommes qui ont brigué la honte de succéder aux Pitt et aux Grenville aux conditions imposées par un prince malade, sans foi, qui dans le siècle où nous sommes a rétabli les lois des Néron et des Domitien, et persécuté comme eux l'Église catholique ! Ils n'ont pas trouvé cet exemple dans votre histoire ; vos pères avaient plus de vertu, plus de respect national. Quel est donc le sort que le destin vous a préparé ? Il échappe aux calculs de toute intelligence humaine.... Le ciel ne donne aux nations des princes vicieux ou aliénés que pour châtier et abaisser leur orgueil[7]. »

Dans cette longue diatribe, le général écrivain abusait quelque peu d'un fait après tout fort honorable pour la nation anglaise et surtout pour ses institutions. Le roi Georges III avait été à plusieurs reprises, pendant le cours d'un règne déjà long, frappé d'aliénation mentale sais que les affaires publiques en eussent ressenti le moindre inconvénient Au moment où elles étaient le plus prospères ou le plus embrouillées, le public apprenait à l'improviste que le roi avait eu une rechute et qu'on lui avait mis la camisole de force, et il n'en était pas plus ému, preuve évidente s'il en fut jamais, que la nation se gouvernait elle-même et que le souverain n'y était pas tout. Qu'on se demande ce qui serait advenu en France à la même époque, silo Premier Consul y avait éprouvé un semblable accident ! De quel prix ne devions-nous pas payer plus tard la démence beaucoup moins caractérisée, mais beaucoup plus dangereuse qui le conduisit à Moscou ? Il y avait donc à la fois mauvais goût et maladresse à exploiter contre l'Angleterre une circonstance glorieuse pour elle. Il n'était ni généreux ni noble de relever un fait pénible, indépendant de toute volonté humaine et affligeant même pour des ennemis ; mais c'était la récrimination à laquelle le Moniteur revenait le plus volontiers et le plus fréquemment. « Pourquoi sommes-nous en guerre ? répondait-fi vers le même temps à un pamphlet anglais ; parce que le peuple anglais n'a pour diriger ses affaires qu'un roi fou et un premier ministre qui a le caractère d'une vieille gouvernante[8] ! »

On ne se contentait pas de ces basses insultes, on y joignait les plus sinistres prédictions, et le journal officiel ne se lassait pas de prophétiser la ruine et l'humiliation de l'Angleterre. Il lui annonçait toutes les convulsions que nous avions éprouvées pendant la tourmente révolutionnaire. Dans leur levée en masse, disait-il, les propriétaires anglais n'ont eu d'autre objet en vue que la conservation des trésors qu'ils disent menacés par les sans-culottes français ; de là l'indifférence des sans-culottes anglais au milieu de ce prétendu mouvement national, et bientôt sans doute leur révolte contre leurs maîtres. Ceux-ci figuraient seuls dans les levées de volontaires ; le peuple se gardait bien de s'y laisser enrégimenter ; on aurait donc bon marché de cette armée de parade : « si les légions de César ajustent aux visages, gare que cette belle troupe ne s'occupe bientôt de pourvoir à sa sûreté individuelle ! » Ces rassurantes prophéties étaient confirmées par des notes qui étaient censées émaner de voyageurs ou de prisonniers français retenus en Angleterre, et dépeignaient comme imminente dans ce pays la révolte du pauvre contre le riche. Maintenant que le pauvre était armé, cette guerre sociale devenait inévitable[9].

Aux prédictions se joignirent bientôt les présages. Le Premier Consul étant reparti pour Boulogne vers le commencement du mois de novembre, le Moniteur imprima gravement la correspondance suivante quelques jours après son départ :

« On a remarqué comme des présages, qu'en creusant ici pour établir le campement du Premier Consul, on a trouvé une hache d'armes qui parait avoir appartenu à l'armée romaine qui envahit l'Angleterre. » Le fait était en effet singulier, mais après tout il n'avait rien que de fort possible. Mais un événement analogue s'était passé au même moment à Ambleteuse, et cette fois encore c'était à l'occasion du campement du Premier Consul : « On a trouvé aussi, ajoutait la note, à Ambleteuse, en travaillant à placer la tente du Premier Consul, des médailles de Guillaume le Conquérant. Il faut convenir que ces circonstances sont au moins bizarres ; et elles paraissent plus singulières encore si on se rappelle que lorsque Bonaparte visita les ruines de Péluse, en Égypte, il y trouva un camée de Jules César[10]. »

Et tout ce merveilleux était daté de Boulogne, le dix-huit brumaire ! On voit par-là que si Bonaparte croyait au fatalisme, il possédait aussi l'art de s'en servir, et savait à l'occasion faire parler le Destin. Le correspondant du Moniteur négligeait d'ajouter que ces médailles de Guillaume étaient commémoratives de la conquête ; c'était de la modération de sa part. En ce qui concerne le camée de Péluse, la vérité avait été quelque peu embellie. D'abord il n'était pas de César mais d'Auguste, et ensuite il n'avait pas été trouvé par Bonaparte, mais par un savant attaché à l'expédition, ce qui n'avait plus rien de surnaturel. Quand on examine de près par quels moyens misérables on réussit à s'emparer des imaginations, à faire croire à son étoile et à se faire appeler l'homme du destin, on prend l'humanité en dégoût, et l'on ne saurait dire qui l'on méprise le plus ou de celui qui s'est abaissé à de si grossières jongleries, ou de ceux qui ont pu en être dupes.

Parmi tous les moyens propres à exciter l'imagination des hommes, il n'y en avait plus qu'un qui n'eût pas été mis en œuvre : c'était la poésie, inspiration venue du ciel comme les oracles, mais qu'il était moins facile de faire bien parler. Ç'a été particulièrement le désespoir de Bonaparte de n'avoir jamais réussi à mettre la main sur un grand poète, pour lui faire chanter ses exploits et réveiller à l'occasion l'ardeur guerrière de la nation. Il n'avait en matière d'art et de littérature qu'un goût des plus discutables, car sa passion même pour Ossian n'avait été qu'une affectation imaginée à l'époque où il jouait au héros de désintéressement ; mais il sentait qu'il y avait là une grande force ; et c'est à ce titre qu'il eût voulu utiliser la poésie. Il eût volontiers enrôlé dans son armée une cohorte de poètes, qui eussent été quelque chose comme des tambours d'un ordre tout à fait supérieur. Mais la fortune lui refusa toujours cette faveur ; il s'étonnait lui-même de ne pouvoir inspirer que des Tyrtées de bas étage, et il avait coutume de se plaindre amèrement de cette injustice du sort. Jamais il ne lui vint à l'esprit que de l'argent et de bonnes places ne fussent pas un attrait suffisant pour faire créer des chefs-d'œuvre. Il éprouva cependant d'assez bonne heure l'inefficacité de cette méthode, pour réformer ses idées à cet égard. A l'occasion du renouvellement de la guerre, un appel général fut adressé à tous les rimeurs en disponibilité, et des récompenses furent promises à ceux qui se distingueraient le plus dans ce concours d'outrages et d'imprécations ouvert contra l'Angleterre. Mais le résultat ne répondit pas à l'attente du Premier Consul. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus plat, de plus morne et de plus lamentable que ces productions écloses sous l'œil d'une police tutélaire. Le journal officiel publia une série de ces poèmes, vers la même époque où il annonça l'exposition de la tapisserie de Bayeux et commenta à sa façon cette illustration des exploits de Guillaume. Ces poèmes étaient d'une inspiration tellement pauvre et piteuse qu'ils avaient de quoi dégoûter à tout jamais le public des passions qu'on voulait lui inspirer, si le public les avait lus. Lebrun-Pindare ouvrit la marche par une ode nationale, composition des plus grotesques dans laquelle il dépeignait tous les fleuves de la terre poussés à bout par les procédés de la Tamise, venant crier vengeance contre elle au tribunal de Neptune. Le morceau principal était un discours de la Seine, dans lequel la Tamise, sa perfidie et son arrogance étaient appréciées à leur juste valeur et dénoncées à l'indignation du genre humain. La pièce se terminait par une prédiction où la ville de Londres était fort maltraitée :

Tremble, nouvelle Tyr, un nouvel Alexandre

Sur l'oncle où tu régnais va disperser ta cendre,

Ton nom môme n'est plus ![11]

Cette ode avait été payée trois mille francs à Lebrun qui était déjà pensionné comme poea cesarea. On pouvait s'attendre à avoir pour ce prix des vers de meilleure qualité.

On eut ensuite la « poésie sur la Descente », par Crauzet, autre versificateur du temps[12], et une multitude d'autres élucubrations du genre noble, dont la monotonie était égayée parfois par des pièces en style plaisant, afin qu'il y en eût pour tous les goûts. Mais la gaieté stipendiée était encore plus triste que l'enthousiasme par ordre ; elle tournait tout à fait au lugubre. On ne trouverait dans aucune littérature un morceau aussi nauséabond et aussi accablant pour l'esprit, que le poème drolatique en quatre chants sur les Goddam par un French dong, et occupant dix colonnes du Moniteur, qui eut pour mission de mettre les rieurs de notre côté et de nous gagner les sympathies des loustics européens[13]. De telles productions n'étaient-guère plus propres à stimuler l'humeur belliqueuse de la nation qu'à assurer à celui qui les payait le titre traditionnel de protecteur des lettres. Les lettres n'étaient &ors que trop protégées et c'est justement là ce qui les tuait. S'il arrivait en effet par une sorte de miracle, qu'il se produisit quelque œuvre spontanée, si misérable qu'elle fût, en dehors de l'inspiration officielle, c'était aussitôt un cri d'alarme et de suspicion, et le malheureux auteur était signalé, menacé, comme s'il avait empiété sur les droits les plus sacrés de l'État. Un inconnu ayant écrit, sans être payé pour cela, ce qui parut prodigieusement suspect, quelques couplets intitulés : Invitation à partir pour l'Angleterre, Bonaparte écrit aussitôt au grand juge Régnier :

« Il est convenable de connaître l'auteur de cette chanson. Quoiqu'elle paraisse faite clans des intentions louables, l'autorité de la police ne doit être étrangère à aucun mouvement[14]. » Etrangère à aucun mouvement ! Quoi ! pas même au mouvement d'un rimailleur composant une chanson ? Ainsi la police était, dès cet âge d'or du Consulat, le collaborateur obligé des écrivains, et l'on cherche la cause de l'épuisement et de la nullité de cette littérature I Il n'y a jamais eu de grande époque littéraire sans une entière indépendance de l'esprit. On pourrait prouver que même sous Louis XIV, du moins pendant la période ascendante de sa fortune, les auteurs écrivaient conformément à leur manière de sentir et de penser, et les lettres commencèrent à décliner aussitôt que cette liberté leur manqua. Tout régime de compression amène fatalement le règne du convenu, de la déclamation et du mensonge. L'inspiration cède la place à la rhétorique et il n'y a plus de publicité que pour les sophistes et les arrangeurs de mots. Le mal est encore plus sensible si le temps dont il s'agit est une époque philosophique, c'est-à-dire pouvant moins que toute autre se passer de liberté de penser. Un tel régime équivaut pour elle à un complet anéantissement. Dans les lettres et la philosophie, comme dans la religion, Bonaparte ne vit jamais qu'une dépendance et un instrument de l'administration. C'est pourquoi il n'eut jamais qu'une littérature policière.

En même temps que l'on prodiguait les encouragements à la presse vénale et aux écrivains mercenaires, on n'avait que des persécutions pour les glorieux esprits qui devaient rester le seul honneur de cette époque déshéritée. Napoléon a souvent répété après sa chute que si Corneille avait vécu de son temps il l'aurait fait prince tant que dura son règne il n'eut que des outrages et des ordres d'exil pour tous ceux qui montrèrent dans leurs écrits quelque étincelle de ce mâle et fier génie. Chateaubriand avait prodigué les adulations au « restaurateur des autels » et n'avait par conséquent rien fait encore pour mériter sa haine : on crut lui donner une récompense éclatante en employant ses talents dans un poste en sous-ordre auprès de la cour romaine. Mais Benjamin Constant, Daunou et Chénier avaient été chassés du tribunat et ne pouvaient pas plus écrire que parler. Mme de Staël venait de subir un exil de deux ans pour quelques propos de salons. Espérant se faire oublier à force de prudence et de modération, elle rentra en France à la dérobée et vint se réfugier non à Paris, mais à la campagne, à dix lieues de là chez une de ses amies, près de Beaumont-sur-Oise. Elle n'y était pas depuis un mois qu'on lui signifia brutalement l'ordre de s'éloigner de nouveau : « Faites-lui connaître, écrit Bonaparte au grand juge, que si dans cinq jours elle se trouve là elle sera reconduite à la frontière par la gendarmerie. L'arrivée de cette femme, comme celle d'un oiseau de mauvais augure, a toujours été le signal de quelque trouble. Mon intention n'est pas qu'elle reste en France[15]. »

Voilà comment l'homme qui devait être plus tard le sensible philanthrope de Sainte-Hélène, se croyait le droit de traiter une femme de génie dont le nom vivra aussi longtemps que notre langue et dont le seul tort était d'aimer la liberté et d'avoir une âme fière. En revanche il pensionnait Mme de Genlis, dont le très-médiocre esprit façonné de longue date aux habitudes de la haute domesticité, n'avait pour lui que des adulations. Des mesures d'un caractère plus général vinrent compléter l'effet de ces rigueurs en leur donnant toute la portée d'un système. Des persécutions individuelles peuvent se ralentir, mais une institution demeure ; la plus marquante de ces mesures fut la réorganisation de l'Institut. On a déjà vu ce que Bonaparte entendait par réorganisation ; c'était avec ce mot remplacé parfois par celui d'épuration, qu'il avait tué tout ce qui avait dans l'État une ombre d'indépendance et de vitalité. La réorganisation de l'institut n'avait pas d'autre but que la suppression de la classe des sciences morales et politiques, dernier asile de ce qu'il appelait l'idéologie, c'est à-dire de la libre discussion appliquée à un ordre d'idées qui lui était odieux. Morales et politiques ? Qu'entendait-on par ces expressions malsonnantes ? que la politique avait quelque chose à démêler avec la morale ? Et par ce mot de science ? qu'elle admit des principes, c'est-à-dire des droits et des devoirs ? qu'il y eût des vérités éternelles en dehors des faits et au-dessus des atteintes de la force brutale ? Il était urgent de ne plus laisser s'accréditer des erreurs si dangereuses et de disperser cette espèce de tribunat philosophique. Cette- classe factieuse fut en conséquence supprimée ; et on ne laissa subsister à l'Institut que les quatre classes comprenant les différentes sciences positives, les beaux-arts, la littérature et enfin l'histoire, science suspecte qu'on avait bannie d e l'enseignement €t qu'on s'abstint de proscrire tout à fait par un respect mal entendu pour les préjugés du siècle. Les membres de "Institut reçurent un traitement de quinze cents francs, qui avait ce semble, moins pour but d'assurer leur existence que de leur rappeler leur valeur relative dans l'État, La création des sénatoreries venait d'ajouter un supplément de vingt- cinq à trente mille francs aux traitements des sénateurs. Il y avait dans ce simple rapprochement de quoi pénétrer les littérateurs et les savants de la modestie de leurs fonctions.

Quarante membres représentaient l'ancienne Académie française au sein du nouvel Institut. On peut s'étonner de ce que Bonaparte qui a tant emprunté à l'ancien régime, n'ait pas songé à rétablir purement et simplement cette académie elle-même. Cette institution ne s'était en effet jamais montrée l'ennemie du despotisme. Formée par la monarchie et pour la monarchie, éminemment favorable à l'esprit d'intrigue, de vanité et de courtisanerie, dépourvue de sérieux et de haute ambition, incapable d'une tâche collective et suivie, étrangère à ces grands travaux poursuivis en commun qui légitiment si glorieusement l'existence des corporations scientifiques, occupée exclusivement (L, minuties et de futilités qu'elle a l'art d'ennoblir, fatale à l'émulation, qu'elle prétend développer, par les coin promis et les calculs qu'elle lui impose, dirigée en (otite chose par de petites considérations et dépensant toute son activité dans ces tournois puérils où les flatteries qu'on a pour autrui ne sont que la rémunération anticipée des compliments qu'on attend pour soi-même, l'Académie française semble avoir reçu de ses fondateurs la mission spéciale de transformer le génie en bel esprit, et l'on pourrait à peine citer un talent qu'elle n'ait pas diminué. Elle a toujours eu quelque chose de ce sénat que rêvait Sieyès ; lorsque par hasard elle couronne un homme de génie, c'est pour l'absorber, aussitôt qu'elle a pris possession de lui, elle l'énerve, l'endort et l'éteint. Attirée malgré elle vers la politique, elle la recherche et la fuit tour à tour, mais elle en aime surtout les commérages ; et lorsqu'elle s'émancipe jusqu'à l'opposition, c'est en gardienne zélée des vieux préjugés. Si l'on examine son influence sur l'esprit national, on reconnaîtra qu'elle lui a donné une souplesse, un brillant et un poli qu'il n'avait pas, mais aux dépens de ses mâles et fortes qualités, aux dépens de son originalité, de sa vivacité prime-sautière, de sa vigueur, de son allure franche et hardie, de ses grâces naïves. Elle l'a discipliné, mais amolli, appauvri et immobilisé. Elle a pour idéal l'agrément, et ferait volontiers de la littérature une dépendance de l'Art de plaire. Elle voit dans le goût non le sens du beau, mais un certain type de correction qui n'est qu'une forme élégante de la médiocrité. Elle a substitué la pompe à la grandeur, les procédés d'école l'inspiration personnelle, la recherche à la simplicité, l'élégance étudiée au naturel, la fadeur et la monotonie des orthodoxies littéraires à la variété, cette source du renouvellement intellectuel, et dans les œuvres nées sous son inspiration on découvre le rhéteur et l'écrivain, jamais l'homme.

Par son esprit, par ses traditions, par tous ses précédents historiques, l'Académie française était ; faite pour être l'ornement naturel d'une grande société monarchique, le complément indispensable de ses institutions. Richelieu l'avait conçue et créée comme une sorte de centralisation supérieure appliquée aux choses de l'esprit, comme une espèce de haute cour littéraire destinée à maintenir l'unité intellectuelle, à sévir contre les innovations : elle avait, justifié sa confiance en condamnant les hérésies du Cid, et elle était restée depuis lors la personnification même de la littérature d'État. A tous ces titres l'Académie avait, à plus d'une reprise, attiré l'attention de Bonaparte, qui était fait plus que personne pour apprécier les avantages d'un mandarinat suprême dans tout despotisme bien organisé ; il avait été sur le point de la rétablir dans ses anciens privilèges. Mais les Quarante avaient contre eux une chose que le Premier Consul détestait à l'égal de la liberté, c'était l'esprit. L'esprit frondeur, l'esprit aimable et charmant de la nation française avait eu pendant tout le dix-huitième siècle ses représentants les plus brillants à l'Académie, et l'ancien régime, quelque ombrageux qu'il fût, l'avait non-seulement laissé vivre de bonne grâce, mais comblé de faveurs et de bienfaits. Nos rois par la grâce de Dieu savaient du moins supporter un bon mot, et n'avaient pas l'inquiète susceptibilité des parvenus. Bonaparte qui ne pouvait souffrir l'esprit, cet éternel sceptique, ennemi né de la fausse grandeur, mortel au charlatanisme, et qui le persécutait jusque dans les réunions inoffensives des salons de Paris, n'avait garde de lui rendre l'espèce de cour où il avait régné avec tant d'éclat. L'Académie réduite au rôle modeste d'une classe de l’Institut, mais ne possédant ni Futilité de sa nouvelle condition ni le prestige l'autorité -et les agréments de sa situation première, put vivre dans un demi-jour mystérieux en regrettant ses anciens honneurs, mais sans oser recourir à la consolation qui d'ordinaire lui fait supporter ses disgrâces avec une parfaite philosophie, la consolation de l'épigramme.

La réorganisation de l'Institut précéda de peu de temps une autre réorganisation, qu'on pouvait croire consommée après tous les changements qui avaient été déjà introduits dans les prérogatives des assemblées publiques ; mais il semble que sous ce rapport, rien ne pût, satisfaire Bonaparte jusqu'à ce que, de réorganisation en réorganisation, il les eût complétement anéanties. L'épuration du tribunat semblait avoir épuisé la mesure des améliorations destinées à annuler le Corps législatif. Il n'en était rien pourtant. Le 7 janvier, à l'ouverture de la session de 1804, le gouvernement vint notifier à cette assemblée un sénatus-consulte organique, ayant pour but, disait-on, de lui rendre enfin l'éclat et l'importance qui étaient dus à sa haute mission. Le Premier Consul voulait se mettre désormais en communication directe avec les représentants de la nation ; le sénatus-consulte statuait qu'il ferait en personne et avec le plus grand appareil l'ouverture des sessions législatives ; il s'y présenterait entouré de douze sénateurs, et mettrait, pour ce jour-là son gouverneur du palais et sa garde consulaire à la disposition de l'assemblée. Ces immenses concessions, que le gouvernement annonçait comme destinées à ouvrir une ère nouvelle, étaient accompagnées de quelques dispositions de détail qui en précisaient nettement le sens et la portée. Le Premier Consul voulait faire au Corps législatif l'honneur d'élire lui-même son président sur une liste de cinq candidats ; il poussait la bonne volonté jusqu'à vouloir aussi nommer les questeurs, et enfin il mettait le comble à ses faveurs en décidant a que, lorsque le gouvernement ferait une communication au Corps législatif, celui-ci pourrait délibérer sa réponse en comité secret. » Afin qu'il n'y eût pas d'équivoque au sujet de cette disposition, Treilhard prit soin de la préciser : « Vous pourrez, dit-il, offrir au gouvernement, qui vous aura interrogés (c'est-à-dire lorsqu'il vous aura interrogés !), le tribut entier de vos sentiments et de vos lumières. » Il s'attacha ensuite à démontrer tous les avantages de la nomination du président par le Premier Consul. « Cette nomination serait plus solennelle, les fonctions de président plus durables, sa dignité plus imposante. » Boissy d'Anglas remercia le gouvernement de tant de bienfaits, quoique ses collègues fussent en réalité fort peu charmés ; niais le résultat le plus clair de ces belles paroles fut la nomination de Fontanes, qui n'était nullement agréable à la majorité du Corps législatif, et n'avait eu que 88 voix sur 239 votants. Le nouveau président se hâta de témoigner sa reconnaissance en saluant l’avènement d'un temps meilleur pour nos assemblées publiques : « La liberté, s'écria-t-il dans une sorte de transport, revient dans les assemblées nationales sous les auspices de la raison et de l'expérience[16] ! »

Cette mesure était le préliminaire obligé de la complète suppression du tribunat, qui n'était encore que projetée. Bonaparte s'en expliqua très-catégoriquement au sein du conseil d'État. Le tribunat n'était qu'un rouage inutile, quand il n'était pas dangereux ; il devait être réuni au Corps législatif, qui lui-même n'aurait à voter que l'impôt et les lois civiles. Il n'avait pas à s'occuper de politique, le gouvernement étant le seul véritable représentant de la nation. Le Sénat devait pleinement suffire au surplus de la besogne législative. Des sessions d'un mois ou six semaines au plus étaient tout ce qu'il fallait au Corps législatif[17].

Ainsi allait, se resserrant sans cesse, cette terrible simplification du despotisme, qui tue tout autour de lui sans s'apercevoir jamais qu'il s'isole et ruine ses propres appuis. Un autre sénatus-consulte venait de simplifier la justice, en suspendant le jury dans huit départements, selon la faculté créée par la fameuse loi sur les tribunaux spéciaux. Le grand juge laissa entrevoir, dans un discours adressé à la Cour de cassation, que cette mesure serait tôt ou tard généralisée et étendue à la France entière. Muraire présenta, dans la même circonstance, le tableau des améliorations à introduire dans la législation, et flétrit, sans aucun ménagement, l'indulgence dont le jury avait cru devoir user en certaines occasions « Les tribunaux criminels, dit-il, ont prononcé, en faveur de quelques grands coupables, des absolutions inattendues ; mais elles doivent être rejetées sur la pusillanimité, l'ignorance et la prévarication du jury[18] ! »

Que penser des garanties et de l'indépendance d'une justice que le gouvernement pouvait malmener d'une façon aussi ignominieuse ? Les acquittements, qui avaient excité à ce point les mécontentements du Premier Consul, avaient été prononcés surtout pour des délits commis en matière de conscription. L'indulgence lui semblait ici une conspiration directe et flagrante contre son pouvoir. La conscription était, en effet, le grand ressort de son gouvernement : « Le recrutement, écrivait-il à Berthier dès 1802, est la première et la grande affaire de l'État[19]. » Il en faisait dès lors le principal objet de sa sollicitude. Les lois déjà si dures sur la conscription lui paraissaient indulgentes jusqu'à la faiblesse ; il s'attacha à diminuer les motifs d'exemption, et rendit à peu près illusoire celui qu'on avait tiré jusque-là de l'exiguïté de la taille. Il avait créé à cet effet des compagnies de voltigeurs, spécialement composées d'hommes de petite stature, et il y doubla en peu de temps le rendement de la conscription. Ii voulait que la conscription pour la marine commençât dès l'âge de dix ou douze ans, et que les hommes fussent toute leur vie astreints à ce service[20] ; mais la consommation d'hommes qu'exigèrent bientôt ses armées de terre lui fit perdre de vue ses plans sur la marine. Les préfets ne réussissant pas à faire apprécier à la nation les bienfaits de la conscription, les évêques durent leur venir en aide par leurs mandements, et bientôt un arrêté consulaire vint aggraver les pénalités déjà portées contre les conscrits réfractaires[21]. La mort fut prononcée contre tout déserteur coupable d'avoir emporté ses armes. Les autres châtiments étaient le boulet, les travaux publics et l'amende dans tons les cas.

Cependant la gigantesque entreprise, qui servi if de mobile ou de prétexte à la plupart de ces mesures, avançait avec plus de lenteur qu'on ne l'avait supposé. Un premier mouvement de concentration encore partiel de la flottille à Boulogne s'était accompli avec suces, grâce aux batteries qui garnissaient nos côtes ; les bateaux plats, n'exigeant que des eaux fort peu profondes, avaient pu exécuter leur évolution sans difficulté, en côtoyant le rivage hors de la portée du canon anglais. Cependant cette marche si facile et les petits engagements auxquels elle avait donné lieu avec quelques bâtiments ennemis, avaient révélé, dans l'organisation de la flottille, une foule d'inconvénients, dont les hommes spéciaux eux-mêmes ne s'étaient pas douté jusque-là et qui étaient de nature à faire redouter ceux que révélerait plus tard une traversée en pleine mer ; malheureusement on ne pourrait avoir une idée de ces derniers que lorsqu'il ne serait plus temps d'y remédier. Il fallut modifier l'arrimage, changer non-seulement le calibre des pièces, mais leurs affuts et leur disposition sur les bâtiments, écarter une partie des bateaux plats, déclarés invalides avant d'avoir servi, pour s'en procurer d'autres. Le Premier Consul, qui avait employé plus de la moitié du mois de novembre à tout voir de ses yeux à Boulogne et à tout régler par lui-même, jusqu'au point de prévoir le nombre de cris que les matelots et soldats devaient pousser en son honneur, jusqu'à ordonner qu'ils crieraient e trois fois vive le Premier Consul ! » ce qui était un bon moyen d'avoir de l'enthousiasme[22], n'avait pas tardé à reconnaître la nécessité d'un ajournement. Il commençait à comprendre maintenant l'insuffisance de la flottille réduite a ses seules forces, il s'était décidé à lui assurer le concours de nos escadres ; mais on voit par une lettre adressée à Ganteaume[23], et par les diverses combinaisons qu'il lui soumettait, que ses idées sur le mode selon lequel devait s'exercer ce concours, étaient encore extrêmement indécises. Il indiquait la fin de février comme le moment où pourrait se produire cette diversion de nos escadres de Toulon, de Brest et de Rochefort en faveur de la flottille ; mais la date était évidemment prématurée, et il ne pouvait pas espérer raisonnablement être prêt avant la fin du printemps pour tenter cette grande aventure. La jonction des escadres de Toulon et de Rochefort devait avoir lieu soit à Cadix, soit à Lisbonne, soit à Toulon même ; elles pourraient ensuite passer impunément devant Brest sous les yeux de Cornwallis, obligé de serrer la côte pour bloquer ce port, puis de là se porter sur Boulogne. Mais, pour la réussite de ce plan, il fallait supposer Nelson trompé par de fausses démonstrations et voguant vers l'Égypte ; il fallait, en outre, déjouer la vigilance des croisières britanniques qui observaient les côtes de France et d'Espagne. Ce n'est que vers la fin de décembre, selon toute apparence, que Bonaparte commença à entrevoir la possibilité d'un rendez-vous général de nos flottes dans la mer des Antilles, pour les faire revenir de là sur Boulogne, et cette idée fut probablement suggérée à ses conseillers par la nécessité de secourir la Martinique : c'est du moins à ce moment, c'est-à-dire le 29 décembre 1803, que Ganteaume reçut l'ordre de faire voile vers la Martinique pour Ÿ débarquer du renfort[24]. La jonction à cette distance était non-seulement beaucoup moins périlleuse, mais faite pour déconcerter l'ennemi, déjouer sa poursuite, et nous donner sur ses forces divisées la supériorité qui résulte de l'ensemble et d'un but nettement défini.

 

 

 



[1] A la date du 18 juin 1803.

[2] Bonaparte à Alexandre, 29 juillet 1803.

[3] A Talleyrand, 23 août.

[4] Elles consistent dans deux lettres suivies de deux annexes très-prolixes, adressées à Talleyrand (23 août 1803).

[5] Première annexe.

[6] La négociation eut lieu par l'entremise du président de Meyer, en février 1803 ; elle ne fut connue du public qu'au mois de juillet suivant, par un article du Morning-Chronicle.

[7] Moniteur du 13 octobre 1803.

[8] Voir, entre autres, le Moniteur des 10, 20 et 22 novembre 1803.

[9] Moniteur du 10 novembre 1803.

[10] Moniteur du 12 novembre 1803.

[11] Moniteur du 30 août,

[12] Moniteur du 25 décembre.

[13] Moniteur du 26 décembre.

[14] Note de Bonaparte, adressée au grand juge, 14 octobre 1803.

[15] Bonaparte à Régnier, 3 octobre 1803.

[16] Séance du 12 janvier 1804. Archives parlementaires.

[17] Thibaudeau, Mémoires d'un conseiller d'État.

[18] Moniteur du 28 septembre 1803.

[19] Bonaparte à Berthier, 13 décembre 1802.

[20] Thibaudeau.

[21] Moniteur du 28 novembre 1803.

[22] Bonaparte à Decrès, 1cr janvier 1804.

[23] Bonaparte à Ganteaume, 7 décembre 1803.

[24] Bonaparte à Ganteaume, 29 décembre 1803.