HISTOIRE DE NAPOLÉON IER

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE PREMIER. — UN MOUVEMENT NATIONAL EN 1803. - LE CAMP DE BOULOGNE. - LES RECETTES EXTÉRIEURES.

 

 

J'aborde maintenant le récit des prospérités inouïes qui ont signalé le début et l'apogée de l'époque impériale. Malgré les maux sans nombre et les effroyables calamités dont elles ont été accompagnées et suivies, ces grandeurs si chèrement payées ont laissé après elles un tel éblouissement que notre nation n'a su pendant longtemps ni se consoler de les avoir perdues, ni les juger avec sang-froid en reconnaissant tout ce qu'elles avaient d'éphémère. On ne saurait s'étonner de son obstination à garder des illusions si flatteuses pour son orgueil ; tous les peuples qui ont-rêvé l'empire du monde en ont été punis par ce long aveuglement. C'est sans doute une tâche ingrate que d'avoir à les détromper, de montrer à une nation si fière de ce court moment de son histoire qu'elle a manqué à sa destinée en se faisant l'instrument généreux d'une domination perverse ; il n'y a là ni gloire, ni popularité à recueillir, et ce devoir est particulièrement pénible dans un pays de routine, amoureux du lieu commun, et où l'on ne pardonne jamais à quiconque a touché à certaines superstitions. Mais l'expérience nous a prouvé si ces erreurs sur le passé sont sans danger pour l'avenir ; nous avons vu quelles déplorables résurrections peuvent amener ces méprises d'une admiration malentendue. Au reste ce point de vue est lui-même secondaire. Que la vérité nous déplaise ou non, elle nous domine, et l'expérience n'a été en tout ceci que sa très-humble servante. L'histoire a une autre mission que celle de plaire. Elle n'est pas plus faite pour être le courtisan d'un peuple que pour être le courtisan d'un roi. Il faut que les préjugés soi-disant patriotiques en prennent leur parti, il n'est plus possible aujourd'hui à l'historien d'être national dans le sens étroit du mot. Son patriotisme à lui c'est l'amour de la vérité. Il n'est pas l'homme d'une race ou d'un pays, il est l'homme de tous les pays, il parle au nom de la civilisation générale ; il appartient aux intérêts communs de toutes les nations, aux intérêts de l'humanité, et son peuple est le peuple qui les sert le mieux. S'il est par exemple avec la France contre l'Espagne de Charles-Quint, il est avec l'Espagne contre la France de Napoléon. Il est tour à tour Hollandais contre Philippe II, Anglais contre Louis XIV, citoyen des États-Unis contre George III ; mais il ne peut revêtir en quelque sorte ces individualités diverses qu'après les avoir dépouillées de ce qu'elles ont eu de passionné et d’excessif. Sa patrie plane au-dessus de toutes les frontières, et sa cause est la cause universelle, immuable, du droit contre la force, de la liberté contre l'oppression. L'exclusivisme qu'on voudrait lui imposer était à la rigueur possible dans le petits États de l'antiquité qui traitaient en ennemi tout ce qui était étranger, il ne peut se soutenir au milieu de la grande communauté européenne qui vit d'une même vie et se nourrit d'une même pensée. Encore Rome, en conquérant le monde, a-t-elle su s'élever à la notion de l'humanité, et c'est là ce qui fait la grandeur incomparable de Tacite. On retrouve en lui, malgré ses préjugés, l'homme de tous les temps et de tous les pays, ou plutôt on croit entendre le genre humain lui-même prononçant sur sa propre histoire d'ineffaçables arrêts. Aujourd'hui les peuples européens sont tellement solidaires qu'il ne faut pas un grand effort d'impartialité ni de compréhension pour discerner ce qui, dans leurs vues particulières, peut servir ou compromettre la cause des intérêts généraux ; et là se trouve la seule règle de jugement que puisse accepter un esprit libre.

Ces réflexions supposent que les peuples ont leur responsabilité moins claire et moins distincte, mais non moins réelle que celle des individus. Ceux qui le nient auraient dû pour être conséquents s'interdire les dangereuses flatteries qu'ils ont si souvent prodiguées à notre vanité nationale, car la louange implique cette responsabilité tout autant que le blâme. Les peuples, on ne saurait trop le leur rappeler, ne sont grands que clans la mesure où ils savent s'élever à la dignité d'une personne, où ils se montrent capables de discernement, de volonté, de persévérance ; là est tout le secret de leur gloire ou de leur ignominie. La France avait commis une grande faute envers elle-même en s'abandonnant sans réserve et sans garantie à l'homme qui avait fait le 18 brumaire ; elle en commit une plus grande encore envers l'Europe en le suivant les yeux fermés dans la politique folle et téméraire qui aboutit à la rupture de la paix d'Amiens. Les conséquences de cette double faute ne se firent pas attendre ce fut au dedans l'aggravation du despotisme, au dehors l'adoption définitive du système des conquêtes.

La guerre une fois déclarée à l'Angleterre, le Premier Consul résolut de la rendre terrible et décisive. Dans l'état encore mal assuré de ses usurpations, au dedans comme au dehors, il était dangereux pour lui de laisser voir trop longtemps le vainqueur de l'Europe ténu en échec par ce qu'il appelait avec dédain « ce peuple de marchands ». Aussi avait-il marqué par une mesure significative, dès le premier jour de la rupture du traité d'Amiens, le caractère implacable qu'il voulait imprimer aux hostilités. L'arrestation des familles anglaises qui voyageaient en France sur la foi des traités et des déclarations rassurantes du Moniteur, était un acte sans précédents comme sans excuse. Il avait été motivé sur le plus faux des prétextes[1], et son auteur lui-même en a reconnu plus tard l'iniquité[2] en avouant avec une sorte de machiavélisme ingénu, n'avoir eu d'autre but en cette occasion que de soulever la nation britannique contre ses ministres. Quelle qu'eût été son intention, après un pareil acte de violence, on ne pouvait plus faire qu'une guerre à mort. Il s'y prépara en effet en employant toute la formidable activité de son génie à réunir dans sa main les moyens de frapper au cœur la seule nation qui, au milieu de la soumission universelle, eût osé contrarier ses desseins et dédaigner ses menaces. Il la haïssait dès lors d'une haine mortelle, de toute la force de son orgueil blessé, de toute la violence de ses rancunes contre les idées de liberté, de toute la frénésie de sa dévorante ambition. Il avait depuis longtemps réfléchi à l'attaque qu'il voulait diriger contre elle ; il avait souvent calculé la force et l'étendue donner à ses armements ; mais il sentait avant tout la nécessité d'avoir pour lui l'opinion de l'Europe et surtout celle de la France.

Loin de partager alors son extrême irritation contre l'Angleterre, la nation française, devenue grâce à lui à peu près étrangère aux affaires publiques, avait à peine une vague idée des griefs tout personnels qui avaient amené la rupture. Elle n'avait nul souci des articles des gazettes anglaises qu'elle ne lisait pas ; elle se sentait trop forte sur le continent pour s'alarmer outre mesure de l'occupation de l'ile de Malte ; c'était là à ses yeux une question de point d'honneur plutôt que d'honneur. C'était avec une joie sincère et profonde qu'elle avait salué la conclusion de la paix d'Amiens ; elle commençait à en recueillir les fruits réparateurs, elle en attendait tous les bienfaits de la prospérité intérieure. Il fallait donc réveiller en elle des haines assoupies ; il fallait la livrer de nouveau au démon de la guerre pour la pousser toute armée contre son ancienne rivale. Quant à l'Europe, elle semblait momentanément indifférente et comme en- dormie. Une partie des puissances avait été à demi gagnée par les flatteries ; les promesses, ou les réels avantages qu'on leur avait prodigués lors du partage des indemnités germaniques ; les autres, muettes et terrifiées, étaient encore trop mal remises de leurs blessures pour laisser percer leurs véritables dispositions. Tous ces États, soit peur, soit résignation, paraissaient décidés à rester simples spectateurs du combat il fallait les séduire, les attirer, les compromettre, et, s'il se pouvait, les forcer insensiblement à prendre parti contre l'ennemi commun. Telle est la double tâche à laquelle travaillait Bonaparte avec une activité où l'on retrouve à un degré inaccoutumé cet étonnant mélange de calcul et de furie qui rendait ses facultés si redoutables.

En France, l'opinion publique avait perdu tous ses organes naturels. On avait pris soin que le sentiment national ne pût s'y manifester ni par une presse libre ni par des assemblées indépendantes. Mais si l'on ne pouvait compter sur l'élan spontané d'un esprit public qu'on avait systématiquement énervé et anéanti, il était facile d'en créer le semblant, grâce à cette organisation savante et docile qui avait mis toutes les forces et tous les pouvoirs de la nation dans la main du gouvernement. On peut dire que Bonaparte a proprement inventé l'art, si exploité depuis, de suppléer au sentiment public absent par une opinion factice, imitant les mouvements de l'opinion vraie comme les contorsions d'un mannequin singent ceux de la vie. L'ancien régime avait dédaigné ce moyen. La Révolution avait vécu de la puissance de l'opinion ; les partis l'avaient violentée au profit de leurs passions, mais ils ne l'avaient ni confisquée ni falsifiée. Bonaparte, qui l'avait d'abord réduite au silence, résolut de s'approprier cette force précieuse en la mettant en jeu avec des ressorts plus dociles. La centralisation avait placé tous ces ressorts dans sa main. Tous les corps de l'État, toutes les administrations, toutes les assemblées, tous les citoyens disposant d'une influence quelconque, étaient nommés et payés par lui, se mouvaient sur un signe de sa volonté. Il suffisait d'un mot pour mettre en action l'immense machine qui saisissait le pays tout entier et le remuait dans ses dernières profondeurs. On avait besoin d'un mouvement national ; on le commanda, et on en eut aussitôt un parfait simulacre exécuté avec la ponctualité d'une évolution sur un champ de manœuvres. Ce fut l'affaire d'une consigne donnée aux préfets et aux évêques. Et l'on vit ce pays affamé de repos, rassasié de gloire militaire, possédant plus de conquêtes qu'il n'en pouvait garder, étranger aux querelles de son maitre et désirant avant tout la paix, retentir tout à coup d'un long cri de guerre qu'il était étonné d'entendre ; on le vit, trompé peu à peu par l'illusion de cette agitation factice, s'enflammer d'une ardeur nouvelle contre des ennemis qui ne l'avaient point provoqué, en faveur d'une cause qui n'était plus la sienne. Ce fut là à la fois le coup d'essai et le triomphe de cette centralisation que Bonaparte venait de restaurer avec un instinct si profond des conditions du despotisme. Ce fut aussi le premier châtiment de la lâché apathie avec laquelle la nation avait souffert qu'on lui imposât ce honteux régime. Elle y avait cherché le repos, elle y trouvait la guerre.

Le signal fut comme toujours donné à Paris. Les assemblées publiques reçurent les premières, le mot d'ordre. Tour à tour amoindries, épurées, annulées par une longue série de remaniements et de savantes réglementations, elles vivaient entourées de silence, confinées' obscurément dans des questions de droit civil et d'administration ; elles s'étaient déjà habituées à considérer la politique comme un domaine exclusivement réservé au pouvoir exécutif. On leur rendit la parole pour la circonstance en leur communiquant une très-faible partie des pièces diplomatiques relatives à la rupture avec l'Angleterre. Daru lut un rapport apologétique au Tribunat sur ces négociations et fut appuyé par Regnault qui s'attacha à mettre en lumière « l'inaltérable modération du Premier Consul ». (23 mai 1803.) Les tribuns répondirent à l'appel avec l'ensemble et le zèle d'une assemblée où depuis l'épuration il ne restait plus un homme indépendant. Boissy d'Anglas prédit avec assurance que dans cette nouvelle guerre tous les peuples allaient être infailliblement nos alliés contre l'Angleterre, parce que cette puissance ne voulait que des esclaves. Carrion-Nisas s'éleva surtout contre la perfidie des Anglais, contre leur cupidité mercantile, contre leur impudence barbaresque. Quoi ! dit-il, ils osent demander l'évacuation de la Hollande, celle de la Suisse, et des indemnités pour le Piémont ! ct Encore quatre ou cinq notes et ils auraient demandé Marseille, Brest, Toulon ; ils auraient demandé les anciennes conquêtes du Prince noir, et aussi celles de Marlborough !... Oui, Français, ils vous auraient mis sur le lit de Mézence ![3] » Riouffe se leva alors, et après avoir encore renchéri sur ces déclamations, il proposa et fit voter que le Tribunat irait en corps « remercier le Premier Consul de sa magnanimité et de sa modération à toute épreuve ». Riouffe avait déjà fait maintes fois ses preuves de zèle ; il alla peu de temps après se reposer de ses travaux oratoires dans la confortable préfecture de la Côte-d'Or.

Le 25 mai 1803, le Tribunat en corps, et les députations du Sénat et du Corps législatif, vinrent féliciter le Premier Consul selon le thème qui leur avait été fourni d'avance. Il n'y avait qu'un seul mot remarquable dans ces harangues stéréotypées, c'était le mot de majesté consulaire qui se trouvait dans le discours que le général Harville prononça au nom du Sénat. Cette expression annonçait des temps nouveaux. Bonaparte leur répondit par une allocution dont le ton calme et mesuré formait un contraste évidemment calculé avec l'allure despotique et violente de son langage dans de semblables occasions. Il voulait frapper les esprits par l'apparente modération de son attitude. En revanche, son discours contenait des allégations d'une fausseté insoutenable, et qui juraient singulièrement avec cet accent de victime innocente et immaculée. « II était forcé de faire la guerre pour repousser une injuste agression, il promettait de la faire avec gloire. La justice de notre cause était reconnue par nos ennemis eux-mêmes, puisqu'ils s'étaient vus obligés de refuser la médiation de la Russie et de la Prusse, de falsifier ou de soustraire une partie des pièces de la négociation, de lui attribuer des discours qu'il n'avait jamais prononcés tels que la conversation rapportée par lord Whitworth qui était Un faux matériel ! Le gouvernement anglais traitait la France comme une province de l'Inde. S'il attendait de nous la permission de violer à son gré les traités, il fallait s'affliger sur le sort de l'humanité ! Dans tous les cas nous lui laisserions toujours l'initiative des procédés violents contre la paix et l'indépendance des nations, et l'Angleterre recevrait de nous l'exemple de la modération qui seule peut maintenir l'ordre social. »

Il y avait dans ces paroles une audacieuse et complète interversion des rôles. L'agression venait tout entière de lui et de lui seul ; le gouvernement britannique ne s'était décidé à la guerre qu'après mille provocations, et s'il avait refusé une médiation offerte au dernier moment par la Russie, c'est qu'il n'y avait vu qu'un moyen de gagner du temps imaginé par son adversaire. La conversation avec lord Whitworth était d'une authenticité indiscutable, et quant aux suppressions et aux altérations des pièces diplomatiques, il suffisait de rapprocher les quelques notes communiquées à nos assemblées du volumineux recueil des documents soumis au parlement anglais pour décider de quel côté était la loyale publicité des pays libres, et de quel côté l'hypocrisie des régimes despotiques.

Il sentait d'ailleurs si bien lui-même la faiblesse et l'invraisemblance de ses récriminations contre l'Angleterre, récriminations dont il était malheureusement difficile pour le public de contrôler la vérité, qu'il ne se lassait pas d'y revenir ; il en avait l'esprit comme obsédé, et les reproduisait sans cesse comme pour les défendre contre les objections d'un interlocuteur imaginaire. Au conseil d'État, dans ses conversations privées, dans le Moniteur, il reprenait sans cesse ce thème inépuisable, le retournait sous toutes ses faces ; il entrait dans des justifications sans fin, comme s'il devinait un démenti intime et persistant jusque sous l'approbation empressée de ses complaisants, comme s'il sentait l'impossibilité de se contenter lui-même et de convaincre les autres. Le Moniteur publia, le 12 juin, la déclaration dans laquelle le gouvernement anglais avait exposé ses griefs contre le gouvernement consulaire ; Bonaparte la fit accompagner d'une interminable réfutation qu'on peut considérer comme l'expression la plus sérieuse de ces apologies plus verbeuses que substantielles. Si l'on y néglige certaines questions de détail démesurément grossies et développées dans le but évident de détourner l'attention du principal pour la porter sur l'accessoire, et si l'on s'en tient aux points d'une réelle importance, on y cherche en vain une réponse quelque peu spécieuse aux reproches formulés par le cabinet anglais. Au grief relatif à l'occupation de la Hollande, dont le traité de Lunéville avait garanti l'indépendance, on répond que cette occupation s'est faite et se maintient par la volonté du gouvernement hollandais ! Au grief relatif à l'occupation de la Suisse, déguisée sous le nom de médiation, on répond que cette occupation s'est faite par la volonté de l'Europe ! Quant à la réunion du Piémont, à la main mise ouvertement ou secrètement sur Parme et Plaisance, sur la Cisalpine, sur Gênes, sur le royaume d'Étrurie, on se borne à répondre plus brièvement que cela ne regarde pas l'Angleterre. On donne un nouveau démenti aussi énergique et aussi peu sincère que le premier à la dépêche de Whitworth sur son entrevue avec le Premier Consul. Loin d'avoir eu un caractère d'irritation, « la conversation a été de la part du Premier Consul pleine de douceur, de vues conciliatrices, d'envie de lever les difficultés. » Enfin on établit non moins péremptoirement que le fameux rapport de Sébastiani n'a nullement insulté l'armée anglaise, que Bonaparte n'a pas le moindre projet sur l'Égypte, que le passage si regrettable et si fâcheux de l'Exposé de la situation de la République, où l'on mettait l'Angleterre au défi de lutter seule contre la France, n'avait fait que constater un fait reconnu de tout le monde, et n'était qu'une réponse légitime aux attaques des journalistes anglais.

Déjà l'écho de ces mensonges inventés pour égarer l'opinion était bruyamment répété par les mille voix de l'immense armée des fonctionnaires. Ils avaient sur-le-champ répondu à l'appel du gouvernement dans toute l'étendue du territoire français, et chaque matin le Moniteur publiait d'innombrables adresses pleines d'imprécations contre l'Angleterre et de flatteries pour le héros, pour le grand homme, pour l'homme providentiel qui était si visiblement destiné à châtier la « nouvelle Carthage ». Conseils généraux, conseils d'arrondissement, conseils municipaux, préfets, maires, magistrats, généraux, soldats, tout ce qui dépendait à un degré quelconque de l'État dut bon gré ou malgré figurer dans ce monotone défilé et apporter son double contingent d'injures et d'adulations. Mais le ton uniforme de ces productions, leur invariable obséquiosité, la discipline circonspecte et étudiée qu'elles observaient au milieu de leurs prétendus élans d'enthousiasme, sentaient le mot d'ordre et trahissaient leur origine. Cette explosion de colère officielle et de dévouement imposé laissait froids les esprits clairvoyants, mais le contre-coup s'en communiquait peu à peu aux masses populaires, habituées de longue main à recevoir l'impulsion du gouvernement au lieu de la lui imprimer. La mise en scène de cette agitation avait d'ailleurs été conçue et préparée avec l'art incomparable de ce maître en coups de théâtre. ll avait tout combiné de façon que l'effet allât crescendo jusqu'à Ce qu'il eût atteint son point culminant. Au moment où le mouvement des adresses commençait à s'épuiser et à se ralentir, après avoir rempli les colonnes du Moniteur pendant tout le mois de juin 1803, on vit tout à coup la procession de « messieurs les évêques » succéder au défilé des fonctionnaires. Après avoir fait appel au sentiment patriotique, on s'adressait au sentiment religieux. L'agitation des mandements et des prières publiques vint continuer et soutenir celle des adresses. Les évêques avaient été nettement invités, par une courte circulaire émanée du cabinet du Premier Consul[4], à ordonner des prières pour le succès de la guerre contre le roi d'Angleterre, « qui violait la foi des traités en refusant de rendre Malte à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem ». Malte était en effet un bien d'église. Mais était-ce bien au premier spoliateur de l'ordre de Malte d'oser se faire un argument de ce refus de restitution ? Ils obéirent à cette invitation avec un zèle inespéré, en employant leur ministère de paix à transformer cette guerre en croisade. La plupart de ces vénérables personnages avaient été accueillis eu Angleterre pendant l'émigration ; ils y avaient trouvé non-seulement asile et protection, mais les secours et les égards les plus généreux ; ils avaient mangé pendant dix ans le pain de l'hospitalité britannique. Ils en témoignaient aujourd'hui leur reconnaissance en appelant tous les fléaux de Dieu sur le peuple qui les avait nourris. Ils prêchaient la haine et la fureur ; ils invoquaient le ciel, ils soulevaient les populations en faveur d'une guerre dont ils étaient mieux à même que personne de connaître l'iniquité ; ils trompaient sciemment les âmes simples qui se confiaient à leur parole. Mais ne fallait-il p3S payer au nouveau Constantin le prix du concordat ? Tels étaient les fruits édifiants de cette réconciliation tant célébrée de l'Église avec l'État.

Lorsque les appels belliqueux de ces âmes évangéliques eurent cessé de se faire entendre, l'agitation recommença de plus belle au moyen de l'enregistrement des dons volontaires, offerts plus ou moins spontanément par les départements, les communes et les particuliers pour aider le gouvernement à subvenir aux frais de l'expédition dirigée contre l'Angleterre. Ces offrandes, bruyamment divulguées par le Moniteur, consistaient soit en sommes d'argent, soit en constructions navales de toute forme et de toute grandeur ; elles étaient accompagnées, de nouvelles invectives patriotiques dont la violence était d'autant plus accentuée que chez les uns l'excitation commentait devenir sincère, tandis qu'elle se compliquait chez les autres de toute la mauvaise humeur de contribuables exaspérés de ce surcroît de charges imprévues. Ces derniers, dans l'impossibilité d'exhaler leur ressentiment contre les véritables auteurs de leurs maux, étaient bien aise de pouvoir s'en prendre à la perfide Albion.

Pour se faire une idée exacte du retentissement de ces manifestes pleins de haine et de colère contre le peuple qu'on appelait notre éternel ennemi, contre son insolence et sa foi punique, contre cette grande nation tourmentée du spleen et courant aveuglément à sa perte[5], pour bien juger de l'effet qu'ils devaient produire sur un peuple chez qui il n'était que trop facile de réveiller les passions guerrières et les antiques préjugés nationaux, il importe de se rappeler qu'a la tribune comme dans la presse, on n'entendait plus en France qu'une seule voix, celle du gouvernement et de ses créatures. La situation de la presse était à cet égard plus humiliante et plus déplorable encore que celle des assemblées publiques. Une simple statistique en dira plus long sur ce triste état de choses que la plus éloquente dissertation. Des douze journaux auxquels l'arrêté consulaire de l'an vin avait réduit la presse de Paris, il n'en restait plus aujourd'hui que huit, grâce aux nouvelles suppressions ordonnées par Bonaparte, et ces huit journaux comptaient un nombre total de dix-huit mille six cent trente abonnés ! Ce chiffre significatif témoignait assez haut de l'indifférence du public ; mais s'il ne lisait plus ces feuilles délaissées, ce n'était nullement par un oubli mal entendu de ses propres intérêts, c'était par une conviction trop justifiée de ne plus y trouver l'ombre d'une opinion indépendante. Ces journaux, sévèrement maintenus sous la surveillance d'une police ombrageuse et brutale, toujours tremblants pour leur existence qu'un mot pouvait compromettre, n'avaient plus d'autre souci que de deviner la pensée du maitre et se bornaient à commenter timidement les nouvelles qu'on voulait bien leur permettre de publier. Quant aux livres, les libraires ne devaient les mettre en vente que sept jours après en avoir remis un exemplaire à la police, « afin qu'on pût les arrêter aussitôt qu'il y avait un mauvais ouvrage tel que le potine de la Pitié ou le livre du citoyen de Sales[6]. » Ce pauvre de Sales avait écrit un livre insignifiant sur la Révolution, et Bonaparte écrivait lettre sur lettre pour qu'on le fit chasser de l'Institut comme déshonorant ce corps. Voir dans quelle dégradation était tombée cette presse de Paris autrefois si brillante et estimée dans le monde entier ! cette presse qui, quelques années auparavant, comptait dans ses rangs un Mirabeau et un Camille Desmoulins ! Et celui qui avait tant contribué à la réduire à cet état d'abaissement, loin d'être désarmé par l'impuissance où elle était de lui nuire, semblait ne pouvoir se rassasier du spectacle de son avilissement : la main de la police lui semblait trop légère et trop douce ; il lui reprochait sa lenteur et ses ménagements ; il allait jusqu'à écrire trois lettres dans la même journée au grand juge Régnier pour stimuler son zèle. Dans l’une, il l'invitait à réprimander les propriétaires du Journal des Débats et du Publiciste, pour avoir des nouvelles empruntées aux journaux allemands et relatives à de prétendus armements dans les ports de la Russie ! Dans l'autre, il lui ordonnait d'enjoindre au propriétaire du Citoyen français d'avoir à changer de rédacteur. Dans la troisième, il lui prescrivait d'interdire aux journaux la reproduction « des nouvelles politiques tirées des gazettes étrangères. » Du reste, ajoutait-il, il demeure toujours libre aux journalistes de répéter les nouvelles qui pourront être publiées par le journal officiel[7]. Ils avaient le droit de copier le Moniteur ; c'était la seule liberté qu'il leur eût laissée !

Ainsi non-seulement toute discussion politique était interdite à la nation française, mais les nouvelles, c'est-à-dire les faits eux-mêmes, cette partie matérielle, immuable, indestructible de la vérité, qui est indépendante de nos interprétations et qui, aussitôt qu'elle a été, demeure éternellement, ne devaient lui être connues que dans la mesure des convenances de son gouvernement. Par ce moyen tous les faits qui auraient pu servir à faire juger sa politique et à éclairer les esprits étaient de droit supprimés. Un événement n'existait pas tant qu'il n'avait pas été dûment constaté et légalisé par le Moniteur. Nelson pouvait anéantir notre marine à Trafalgar, ce fait insolent n'était pas reconnu, et malheur à qui eût osé y faire allusion ! il ne commença à exister qu'à la chute de l'empire. Ce n'était plus là du despotisme même à la façon de l'ancien régime : Pour trouver quelque chose d'analogue il fallait reculer jusqu'à la barbarie asiatique.

La France ne lisait donc en réalité qu'un seul journal, le Moniteur, et ce journal, à l'époque de la rupture avec l'Angleterre, ne fut rempli durant des mois entiers que d'adulations abjectes à la louange d'un seul homme, et d'insultes sanglantes à l'adresse de la nation qu'il voulait perdre. Quand on songe à tout ce que Bonaparte avait fait jusque-là pour préparer le terrain, on est porté à croire qu'il dépassait la mesure et s'exagérait les difficultés. Il n'en fallait pas tant en effet pour mener à bonne fin le double objet qu'il avait en vue, je veux dire son élévation à l'Empire, et la prédominance définitive de l'esprit militaire et du système de la conquête. Pour réaliser le premier de ces faits, il n'y avait qu'un mot à changer en tête de la constitution ; quant au second il y travaillait depuis l'établissement du Consulat, et il pouvait le considérer comme aussi facile à conso ramer, témoin l'ardeur guerrière qui allait grandissant chaque jour, grâce à ses excitations et au souvenir de ses merveilleux succès. Il résolut d'accélérer encore ce mouvement en se mettant en communication directe avec les provinces que leur situation géographique appelait à prendre la principale part à la lutte contre l'Angleterre. Indépendamment de l'utilité d'inspecter le littoral de l'océan, de Boulogne à Anvers, et d'imprimer une activité nouvelle aux préparatifs maritimes, ce voyage lui offrait l'avantage de faire converger sur Paris trop froid les échos de l'enthousiasme provincial si facile à surprendre, si prompt à se donner à tout ce qui a les apparences de la force, du pouvoir et de la grandeur. Les populations belges, animées d'un sourd mécontentement, seraient gagnées à leur tour par la contagion de l'ivresse universelle, éblouies par le prestige de tant de gloire et de puissance.

Il était parti le 24 juin pour exécuter ce voyage d'environ deux mois, qui ne devait être qu'une longue ovation, partout les populations accouraient sur son passage pour voir l'homme extraordinaire dont les exploits, la fortune inouïe avaient déjà si vivement frappé leur imagination. Les villes envoyaient au-devant de lui leurs magistrats qui lui apportaient les clefs, selon l'antique cérémonial usité avec les rois. il traversait la cité sous des arcs de triomphe, entouré des escortes d'honneur qui étaient venues à sa rencontre ; il se rendait d'ordinaire à l'hôtel de ville, à travers les rues jonchées de fleurs, s'informait avec une habile ostentation des besoins à satisfaire, des améliorations à réaliser ; en faisait dresser devant lui le devis, puis repartait après un court séjour, en laissant comme souvenir de son passage le plan de quelques travaux d'utilité publique ou d'embellissement, destinés le plus souvent à rester à l'état de projet. Le thème obligé de toutes les harangues prononcées dans ces solennelles réceptions était plus que jamais la guerre à l'Angleterre, et les têtes se laissaient d'autant mieux gagner par le vertige qu'on voulait leur communiquer, que ce mot de guerre sans cesse prononcé au milieu des fêtes et des banquets n'offrait à l'esprit que des idées de gloire, de grandeur et de prospérité au lieu des images funèbres qu'il évoque d'ordinaire. La conquête semblait ne devoir être qu'une sorte de promenade triomphale. Personne-ne pouvait mettre-en doute le succès d'une entreprise inaugurée avec tant d'allégresse, et la ville d'Amiens, anticipant sur les victoires futures, n'hésita pas à placer au-dessus de la porte par laquelle sortit le Premier Consul un arc de triomphe au front duquel on lisait cette inscription : Chemin de 1' Angleterre ! C'était bien là en effet le chemin que venait de prendre Bonaparte en déclarant cette guerre funeste ! ce chemin qu'il ne devait plus quitter, ce chemin qu'il continuait à suivre à son insu lorsqu'il entrait en conquérant à Vienne, à Berlin, à Moscou, allait être à la fois plus long qu'il ne le supposait, et illustré par des miracles sans nombre ; mais à l'extrémité de cette avenue triomphale, si son œil eût pu percer les ténèbres de l'avenir, il eût aperçu avec épouvante, non la victoire qu'il rêvait, mais le Bellérophon immobile et attendant son hôtel

Lui cependant ne partageait en rien l'ivresse qu'il encourageait chez les autres. Laissant ces âmes légères exhaler l'enthousiasme et les confiantes illusions qu'il se proposait d'exploiter en les dédaignant, il était tout entier à ses combinaisons politiques et militaires, et n'attendait son succès que d'elles seules. Il surveillait surtout d'un œil attentif le développement des préparatifs de l'expédition. La France s'était comme transformée soudainement en un vaste chantier maritime. En présence de l'impossibilité S'entasser dans nos ports de l'ouest toutes les constructions navales dont on avait besoin, on les avait distribuées dans toutes les villes de l'intérieur communiquant avec les affluents de l'Océan, soit par un cours d'eau, soit par un canal ; ce qui avait le double avantage d'éviter l'encombrement et d'alléger la tâche en la divisant. Le Premier Consul avait conçu l'ambitieux et démesuré dessein de créer une flottille assez nombreuse pour jeter d'un seul coup cent cinquante mille hommes sur les côtes de la Grande-Bretagne. Jusque- là les divers projets d'invasion mis en avant, soit par le Directoire, soit par Bonaparte lui-même, n'avaient été que des épouvantails que personne n'avait pris au sérieux. Cette fois il avait résolu de réaliser la menace qu'il avait faite à lord Whitworth ; il s'y était déterminé contre l'avis de tous les hommes compétents, et il portait dans la poursuite de cette chimère, qui n'était guère moins folle que celle qui lui fit entreprendre plus tard l'expédition de Russie, la précision, le froid calcul, l'acharnement méthodique qui rachetaient si souvent dans la pratique ce que ses plans avaient d'insensé comme conception. Quelque insurmontables que fussent les difficultés inhérentes à ce projet, il suffisait qu'il se fût emparé d'un esprit tel que le sien pour prendre des proportions sinistres et effrayantes.

Nos marins les plus expérimentés, Decrès, le ministre de la marine, l'amiral Ganteaume, Villeneuve, I3ruix lui-même, ne croyaient pas ou croyaient peu à la possibilité du succès ; ils s'efforcèrent tour à tour de le détourner de son entreprise. Ils estimaient que, possédant aujourd'hui, grâce à nos conquêtes, une immense étendue de côtes, disposant des ports de la Hollande, de ceux de la Ligurie, de la Toscane, et au besoin de l'Italie entière, ayant dans nos mains les ressources d'un si vaste empire, il était plus sûr  plus sage d'en profiter pour rétablir peu à peu notre marine déjà renaissante, et d'attendre ainsi le jour où ses forces lui permettraient d'affronter de nouveau la marine anglaise selon la méthode ordinaire des guerres maritimes. Mais un pareil plan promettant des résultats trop incomplets et surtout trop lents pour plaire à cet impétueux génie. Tout ou rien, telle était déjà sa devise. Ce qu'il voulait ce n'était pas une lutte plus ou moins avantageuse, c'était anéantir la puissance anglaise dans un duel à mort, au risque d'y compromettre pour toujours la nôtre. Il avait écouté ces représentations avec l'impatience d'un homme qui a un parti pris, et que des succès extraordinaires avaient dès lors habitué à ne plus croire à l'impossible. Leurs objections, inspirées par des connaissances professionnelles dont l'acquisition exige une longue expérience, lui paraissaient dictées par l'esprit de routine ; il n'y voyait que la timidité d'intelligences incapables de s'élever à la hauteur de ses vues, ou le dénigrement naturel aux hommes spéciaux pour tous les plans qui n'émanent pas d'un initié. Il ne savait pas cacher l'irritation que lui causaient leurs critiques : or comme ces amiraux avaient appris ce qu'il en coûtait pour s'opposer à ses desseins, comme ils savaient ètre à l'occasion aussi bons courtisans qu'habiles marins, ils s'étaient mis à l'œuvre avec ardeur afin de diminuer autant qu'il était en eux les mauvaises chances de l'entreprise qu'ils n'avaient pu empêcher, et que pour la plupart ils déploraient au fond du cœur.

Il restait un nombre considérable des bâtiments de la flottille que Nelson avait tenté d'incendier en 1801 ; ils formèrent le premier fonds de la flottille de 1803. On y joignit une innombrable quantité d'embarcations construites sur de nouveaux modèles, dont les dimensions variaient selon la nature du chargement auquel elles étaient destinées. La flottille était principalement formée de bateaux plats ayant le grave inconvénient de ne pouvoir supporter une grosse mer, mais avec l'avantage de pouvoir s'échouer à volonté, ce qui devait rendre le débarquement plus facile. Ces bateaux divisés en chaloupes canonnières, en bateaux canonniers, en grandes et petites péniches, en prames, enfin en simples bateaux pécheurs destinés au transport des munitions, étaient pour la plupart armés d'artillerie ; ils marchaient à la rame et à la voile ; ils avaient un tirant d'eau qui variait de huit à deux pieds ; ils pouvaient porter chacun de cinquante à cent hommes avec leurs armes et leurs munitions ; et les plus profonds de ces bâtiments devaient servir au transport des chevaux et de l'artillerie. Leur nombre total devait s'élever à un peu plus de deux mille. Bonaparte calculait qu'à l'aide de cet immense armement, et à la faveur d'une journée de calme ou de brume qui tromperait la flotte ennemie ou la réduirait à l'immobilité, il pourrait en quelques heures franchir les dix lieues qui séparent les côtes de Boulogne de celles d'Angleterre et jeter d'un seul coup ses cent cinquante mille hommes sur un point du littoral anglais. Ce n'est que plus tard, et sur les conseils réitérés de ses marins, qu'il songea à faire concourir ses flottes à l'opération de la descente, en leur donnant rendez-vous dans le canal, où elles auraient pour mission de neutraliser les croisières britanniques. S'il parvenait à débarquer son armée, il ne doutait pas du succès définitif ; c'en était fait selon lui de la puissance anglaise. En attendant que l'achèvement de ses préparatifs lui permit de frapper ce grand coup, son projet lui offrait de grands avantages même dans la supposition qu'il resterait inexécuté. Il allait faire vivre l'Angleterre dans de continuelles alarmes, l'obliger à des mesures de défense ruineuses ; il allait exercer les forces de notre armée tenue sans cesse en éveil et employée comme l'armée romaine à élever des fortifications, à creuser les nouveaux bassins des ports de Boulogne, de Vimereux, d'Ambleteuse ; et puisque nos conquêtes nous obligeaient à garder sur pied une armée considérable pour tenir le continent en respect, il valait mieux l'avoir à Boulogne et dans les camps qui bordaient les côtes d'Anvers à Bayonne, toute concentrée, rompue aux fatigues, prête à entrer en campagne, que de la laisser dispersée dans ses garnisons ; enfin la présence du plus gros de celte armée, animée d'un dévouement enthousiaste pour son chef, à une si courte distance de Paris, devait inévitablement réagir sur l'esprit des multitudes et faciliter le changement décisif que Bonaparte méditait dans nos institutions.

Ces considérations accessoires, qui avaient à ses yeux une importance capitale, contribuaient sans doute à l'aveugler sur les difficultés à peu près insurmontables que la nature des choses opposait à son entreprise. Envisagé d'ensemble, en escomptant un peu largement les faveurs du hasard, le projet semblait d'une exécution simple et facile ; examiné en détail dans toutes les phases successives de son accomplissement et avec le sang-froid de l'analyse, il semblait la gageure la plus folle qui eût jamais tenté la fantaisie d'un joueur. Cette innombrable flottille avait un premier inconvénient, c'était celui de ne pouvoir supporter une grosse mer. Les bateaux plats chaviraient au premier coup de vent ; encombrés de soldats comme ils devaient l'être, il eût suffi d'une mer quelque peu houleuse pour les mettre en péril. Il fallait donc compter sur un calme absolu pendant au moins deux ou trois jours, car, ainsi que l'expérience ne tarda pas à le révéler, la flottille ne pouvait appareiller dans une seule marée. Napoléon, lui-même, en fait l'aveu formel en maint endroit de sa correspondance, particulièrement dans une lettre à Decrès[8], où il reconnaît en outre que depuis que les Anglais ont fait cette découverte, la flottille ne leur inspire plus aucune crainte. Le temps de calme ne nous préservait pas d'inconvénients d'une autre nature, qui n'étaient guère moins graves. S'il levait l'obstacle résultant du vent, il ne parait pas au danger que créent ces courants qui rendent si difficile la navigation de la Manche. La mer qui s'engouffre dans cet étroit passage, à chaque marée montante ou descendante, est en effet une des plus tourmentées que l'on connaisse, par suite de l'espace insuffisant qui lui est laissé et de l'inégalité de ccs côtes si profondément déchirées. La force de ces courants produisait sur nos embarcations des dérivations auxquelles on ne pouvait remédier ni par la voilure devenue inutile en temps de calme et d'ailleurs trop légère eu égard à la masse qu'elle avait à mouvoir, ni par le maniement des rames, qui sort tout à fait insuffisantes à elles seules, pour surmonter les courants. Ce n'est pas tout ; ces dérivations inévitables, qui nous exposaient à débarquer très-loin du point d'attaque désigné, devaient avoir pour effet, infaillible de diviser la flottille, et de la pousser à l'ennemi dans un état désastreux de dispersion. Nos embarcations devaient couvrir un espace de plusieurs lieues ; or, non-seulement la force des courants était sujette à varier sur un tel espace et devait s'y faire sentir inégalement, mais elle devait avoir une action très-diverse sur des bâtiments dont les uns pouvaient lutter contre elle, tandis que les autres étaient hors d'état de lui résister ; elle devait, en un mot, produire autant d'espèces de dérivations qu'il y avait de dimensions différentes dans la flottille, qui en comptait au minimum cinq ou six. On conçoit le désordre qui devait en résulter dans sa marche, surtout si l'on tient compte de l'inexpérience de nos marins et de l'encombrement produit par ce gigantesque chargement ; et pourtant toute l'entreprise était échafaudée sur l'hypothèse d'un débarquement opéré sur un seul point. On a rappelé avec raison, à ce sujet, la dispersion qu'avaient subie, en 1801, les divisions de Nelson, lors de sa tentative pour incendier mitre première flottille, et cependant ces divisions étaient composées de bateaux à quille infiniment plus résistants que des bateaux plats ; elles étaient montées par les plus habiles marins du monde entier ; elles  étaient parties non du rivage opposé, mais d'un point beaucoup plus rapproché ; enfin le nombre total de leurs embarcations équivalait à peine au vingtième de notre flottille actuelle. Qui peut dire ce que la rencontre, même partielle, des forces britanniques eût ajouté à de telles causes de perturbation ?

Ces forces n'étaient pas un simple épouvantail ; il était plus facile de les nier que de les vaincre. Les adresses françaises invoquaient invariablement le souvenir de César et de Guillaume le Conquérant ; mais les temps étaient prodigieusement changés depuis ces deux époques. César n'avait pas trouvé en face de lui une seule barque ennemie pour défendre à ses huit cents vaisseaux l'accès de ce rivage : il n'avait eu à combattre en Angleterre que des peuplades à demi sauvages. La conquête de Guillaume n'avait pas rencontré d'obstacles beaucoup plus redoutables. Depuis lors, tous les éléments divers, Celtes, Danois, Saxons, Normands, qui formaient le fonds de la nationalité anglaise avaient été mêlés et fondus, et de ce mélange il était résulté un peuple admirablement équilibré et pour ainsi dire fait pour la politique, habitué à se gouverner lui-même, fier de ses libertés, placé au premier rang par l'intelligence, par l'énergie, par les lumières, par les richesses, par l'esprit national. Depuis un siècle surtout, ses forces et ses ressources avaient pris une telle extension, et il avait tant de fois lutté avec avantage contre nous malgré l'infériorité numérique de sa population qu'il pouvait considérer sans effroi la nouvelle tempête qui s'apprêtait à fondre sur lui. Le gouvernement britannique ne se dissimulait pas toutefois que ce n'était plus une guerre ordinaire, mais un duel à mort qu'il venait d'engager avec e Premier Consul ; il savait, ne fat-ce que par le tableau que lui offrait en ce moment l'Europe entière complaisante ou subjuguée, tout ce dont était capable le génie de son adversaire, et il avait proportionné les efforts à la grandeur de la lutte qui allait s'ouvrir. Il n'avait eu, d'ailleurs, sous ce rapport aucun besoin de stimuler le patriotisme de la nation par les feintes démonstrations d'un zèle de commande. Tenue, dès l'origine, au courant de toutes les phases du débat par les discussions quotidiennes d'une presse libre, par les admirables harangues de ses hommes d'État et de ses grands orateurs, la nation anglaise n'était pas restée étrangère à une question qui intéressait si directement son honneur, elle avait pris parti avec une ardeur passionnée, elle avait ressenti comme adressés à elle-même les outrages de Bonaparte contre ses représentants et ses institutions, et vers les derniers temps surtout son sentiment s'était manifesté avec assez de force pour mettre Addington, jusque-là indécis, dans l'alternative de rompre avec la France ou de quitter le ministère. Il n'y avait donc pas à exciter l'élan national, mais seulement à le diriger. C'est à quoi s'employa non un corps de fonctionnaires obéissant à une consigne, exhalant avec discipline une fureur réglée sur le diapason d'une circulaire ministérielle, et singeant de son mieux la spontanéité et l'entraînement des agitations populaires, mais l'élite même de la nation, tout ce qui comptait en Angleterre par le rang, la richesse, la popularité, le génie ou la vertu. Partout l'initiative privée vint soutenir et souvent devancer celle du gouvernement, et loin de se plaindre des sacrifices qu'il demandait à la nation, les citoyens ne lui reprochaient que de n'en pas demander assez. Cela est si vrai que pour renverser le cabinet Addington, Pitt n'employa d'autre arme que des motions réclamant des forces additionnelles.

L'Angleterre possédait au moment de la rupture une armée régulière de 130.000 soldats et une milice montant à environ 70.000 hommes ; on y ajouta d'abord une réserve de 50.000 hommes fournie par le tirage au sort ; puis l'annonce d'une descente à laquelle on ne croyait pas tout d'abord prenant plus de probabilité et de consistance, le ministère présenta et fit voter, à la requête de l'opposition elle-même, qui lui représentait incessamment l'insuffisance de ses mesures, un bill du service militaire lui accordant le droit d'enrôler tous les hommes valides de dix-sept à cinquante-cinq ans. Ce droit, dont il n'usa qu'avec modération, produisit avant la fin de l'été de 1803, selon le témoignage d'Addington, une armée de 300.000 volontaires s'exerçant sans relâche au maniement des armes. Ces divers effectifs formaient un nombre total de 550.000 hommes d'une valeur il est vrai fort inégale, mais d'autant plus susceptibles de s'améliorer, qu'ils auraient à combattre non pour quelque conquête lointaine, mais pour leurs foyers et pour leur existence nationale. Il résulte d'un relevé officiel qu'au mois de décembre de la même année le nombre des volontaires s'élevait en Angleterre à 379.943, en Irlande à 82.241 progression significative s'il en fut[9]. On a parlé de cette armée avec un dédain où il y a à la fois peu de discernement et peu de mémoire : nos volontaires de 1792 et 93, ceux de l'Espagne dans les années qui ont suivi l'invasion, ceux de la Prusse en 1813, ont suffisamment prouvé ce que peuvent de telles armées à l'heure des grandes crises. Voudrait-on soutenir que le moral du peuple anglais était alors inférieur en énergie et en patriotisme à celui des nations que je viens de citer ? Il n'y aurait pas même lieu de réfuter une thèse aussi étrange, et encore convient-il d'ajouter à l'avantage de la défensive anglaise, qu'une fois débarqués dans l'île les 150.000 hommes de Bonaparte y devaient rester enfermés comme dans un champ clos et sans aucun moyen d'y réparer leurs pertes. On organisa en même temps tous les moyens de défense que les circonstances rendaient nécessaires. On éleva autour de Londres des fortifications capables de mettre cette capitale à l'abri d'un coup de main et de donner à l'armée le temps d'accourir à son secours. On disposa un système de signaux destinés à donner l'alarme à la première apparition de l'ennemi, et de grands chariots attelés de six chevaux et pouvant transporter jusqu'à 60 hommes à la fois furent mis à la disposition de chaque corps pour faciliter la concentration des troupes sur les points de ralliement.

Les préparatifs de la marine n'étaient pas inférieurs à ceux de l'armée de terre. Dès le 10 juin, une levée de 40.000 matelots avait été ajoutée aux 80.000 que l'Angleterre possédait déjà sur ses vaisseaux de guerre. Soixante-quinze vaisseaux de ligne, qui bientôt après dépassèrent le chiffre de cent, plus de cent frégates, plusieurs centaines de bricks et de corvettes, huit cents chaloupes canonnières employées plus spécialement à la défense des côtes, enfin une quantité innombrable d'avisos fonctionnant comme une sorte de réseau télégraphique, tel était le formidable armement[10] qui tout à la fois protégeait l'Angleterre comme un rempart mouvant, bloquait nos ports, et poursuivait sur les mers nos escadres fugitives. Et pour donner une idée de l'élan patriotique qui le secondait dans la nation entière, il suffira de rappeler qu'un homme comme Pitt, je veux dire un homme ayant acquis mille droits de croire qu'il faisait assez pour son pays en se bornant à tenir sa place dans les conseils de l'État, usait les restes de sa vie déjà visiblement atteinte à exercer chaque jour les 3000 volontaires qu'il avait enrôlés lui-même à Walmer Castle, et faisait voter jusqu'à cent cinquante canonnières par les localités environnantes. Quant aux dépenses que nécessitait un tel déploiement de forces, on y avait subvenu provisoirement' par un emprunt de douze millions de livres sterling (300 millions de francs), et par une augmentation de l'excise et de l'income-tax pour une somme presque égale à celle de l'emprunt. Ces ressources extraordinaires ajoutées à celles du budget énorme dont l'Angleterre supportait dès lors, avec aisance, les charges écrasantes pour toute autre nation, devaient à la fois suffire aux premières nécessités et mettre le cabinet anglais à même de nous créer des diversions, soit en Europe, soit en France même.

A côté de ce tableau il convient de mettre en regard un rapide aperçu de nos propres finances et surtout des moyens à l'aide desquels on se proposait de couvrir l'excédant de dépenses occasionné par la guerre, car si les formules et les errements- budgétaires de ce temps sont assez semblables à ceux du nôtre et offrent peu d'intérêt pour l'histoire, il n'en est pas de même du mode employé pour la création et la perception des ressources extraordinaires. Le budget voté en mars 1803, sous l'imminence de la rupture avec l'Angleterre, avait déjà prévu en partie les nécessités onéreuses dont cette éventualité nous menaçait ; on avait augmenté de 89 millions les contributions publiques qui l'année précédente n'avaient pas dépassé 500 millions. Mais ce budget, quelque considérable qu'il fût pour l'époque, était bien loin de suffire aux dépenses qu'exigeait une aussi colossale entreprise. Pour celui qui l'avait conçue, et sur qui seul en devait retomber la responsabilité, il n'y avait que deux façons honorables et régulières d'en couvrir les frais, c'était d'adresser un loyal appel à la nation soit pour un emprunt, soit pour une augmentation d'impôts. Puisqu'elle voulait la guerre, on le disait du moins, elle devait savoir ce qu'il en coûtait pour la faire et être prête à en payer le prix. Mais le Premier Consul avait, a-t-on dit, un grand goût pour l'économie, et un emprunt répugnait à ses principes. Ses principes s'accommodaient pourtant d'une foule de procédés beaucoup plus scabreux, et il n'est pas difficile de découvrir ici son vrai mobile. Que fût devenue la popularité de cette guerre, que fût devenue surtout celle de sort auteur s'il avait fallu énumérer à l'avance les sacrifices de tout genre que le pays eût dû s'imposer ? On peut sans crainte demander des sacrifices pour une guerre nationale, mais il est dangereux d'en réclamer pour une guerre d'ambition. Entre Bonaparte et la turbulente démocratie qui applaudissait à tous ses projets militaires, il y avait dès lors un pacte tacite : il pourrait à son gré la jeter dans la guerre, mais à la condition qu'au lieu d'en sentir le poids, elle n'en connaîtrait jamais que les avantages.

Le Premier Consul n'avait d'ailleurs malheureusement plus aucun effort d'invention à faire pour créer un supplément gratuit de ressources à nos finances insuffisantes : sa conduite passée lui offrait à cet égard tous les expédients dont il pouvait avoir besoin. Dans la première guerre d'Italie il avait relevé par ses exactions le trésor épuisé du Directoire ; mais, bien que perçues sur des populations que nous étions censés délivrer, ces contributions spoliatrices pouvaient dans une certaine mesure invoquer pour excuse l'axiome que ((la guerre doit nourrir la guerre. » Mais dès son avènement au consulat ce fait jusque-là exceptionnel avait été généralisé ; il était devenu normal ; il avait été appliqué non plus en terre conquise ou en pays ennemi, mais chez les nations alliées. Les deux campagnes de l'année 1800 avaient été en grande partie préparées et soutenues avec l'argent de peuples amis devenus nos tributaires[11]. La paix avait diminué les charges qui pesaient sur eux, mais elle n'y avait pas  mis un terme. Tout se tient en effet dans un système politique, et toute oppression implique nécessairement une spoliation. L'attitude à demi menaçante que Bonaparte avait prise vis-à-vis des grandes puissances européennes, ses envahissements consommés ou projetés sur les puissances faibles lui imposaient l'entretien d'une armée hors de toute proportion avec les ressources de la France. Cette armée, il était forcé d'en faire en partie supporter les frais aux voisins que nous étions censés protéger. Nos budgets contenaient, même en temps de paix, de véritables subsides inscrits sous le nom de recettes extérieures, ingénieux euphémisme qui donnait un air décent et régulier à un acte qui l'était peu. La portion de ce tribut que le gouvernement voulait bien livrer à la publicité, — ce qui ne lui convenait pas toujours, — s'élevait pour l'Italie du nord seulement à une somme de 23 millions. Aujourd'hui, grâce à la guerre, c'était une somme de cent millions au moins qu'il fallait se procurer annuellement. Il résolut en conséquence de l'extorquer de gré ou de force non-seulement aux peuples qui étaient nos vassaux, tels que la Hollande, Gênes, la Cisalpine, mais à tous ceux que leur faiblesse empêchait de se défendre contre nous, comme Naples, l'Espagne, le Portugal, le Hanovre.

Le Hanovre avait pour souverain le roi d'Angleterre, mais depuis longtemps l'administration de ce pays était entièrement indépendante du cabinet anglais. On avait vu, à la suite des guerres du dix-huitième siècle, des ministres se rendre populaires en soutenant que le Hanovre était un embarras pour l'Angleterre, et devait former un état à part. Il faisait partie de l'Empire germanique, se gouvernait lui-même, et bien que l'électeur du Hanovre ne fit qu'un avec le roi George III, les cieux souverainetés étaient en réalité distinctes et séparées. Cette situation, qui n'était pas unique en Europe, avait été consacrée par les traités et reconnue par la république française elle-même. En 1 7 9 51 lors du traité de Bâle, elle avait reconnu la neutralité de George en sa qualité d'électeur de Hanovre alors qu'elle était en guerre contre lui comme roi d'Angleterre. Mais de telles distinctions étaient à la fois trop métaphysiques et trop favorables à l'indépendance des faibles pour plaire au Premier Consul : « Si le Hanovre pouvait fournir deux cent mille hommes, fit-il dire au Moniteur, le roi George n'invoquerait pas la neutralité[12] » ; L'hypothèse lui semblait amplement suffisante pour justifier les hostilités. Dès le lendemain de la rupture, Mortier s'était élancé sur le Hanovre. L'armée hanovrienne, hors d'état de nous résister, avait été contrainte de capituler ; et l'électorat restait dans nos mains malgré les alarmes de la Prusse inquiète et les mécontentements de la confédération humiliée. L'occupation du Hanovre était peut-être la guerre avec l'Europe dans un délai plus ou moins éloigné, mais en attendant on mettait la main sur toutes les ressources de ce pays, on y confisquait toutes les propriétés de l'électeur, on s'y emparait de trois mille chevaux, et c'étaient trente mille hommes de nos troupes logés, nourris et équipés aux frais de l'étranger : notre politique ne prévoyait pas au-delà de cet avantage immédiat.

Le royaume de Naples était encore plus étranger que le Hanovre à la nouvelle guerre. Bien qu'à une autre époque il eût été l'allié de l'Angleterre, il avait fait avec nous une paix séparée et ne demandait qu'a maintenir sa neutralité. Mais ne nous fallait-il pas la position de Tarente pour menacer Malte et l'Égypte et n'avions-nous pas également besoin de ses subsides ? Le général Saint-Cyr reçut donc l'ordre d'entrer sans plus de cérémonie dans les États du roi de Naples, de mettre garnison dans Pescara, Otrante, Brindisi, Tarente, et d'exiger que ses troupes fussent « soldées, nourries et habillées par le roi de Naples[13] ». On eut, grâce à ce procédé expéditif, une seconde armée entretenue aux dépens de l'étranger. La reine de Naples ayant écrit à Bonaparte pour tâcher de le fléchir, il lui répondit en protestant de son désir constant 'de lui être agréable. Il convenait en principe qu'il était de la politique traditionnelle de la France d'aider un État plus faible, dont le bien-être était utile à notre commerce. Mais « pourquoi conservait-elle à la tête de l'administration un homme qui avait centralisé en Angleterre ses richesses et toutes ses affections ? » En d'autres termes, pourquoi osait-elle se permettre de gouverner son royaume comme elle l'entendait ? Au reste, continuait Bonaparte, il lui répugnait beaucoup de se mêler des affaires intimes des autres États ; ce n'était que pour être sincère qu'il donnait à la reine la véritable raison de sa conduite[14] ! Le général Olivier qui commandait nos troupes dans ce prétendu royaume d'Étrurie, cédé moins de deux ans auparavant en toute propriété à la maison d'Espagne et gouverné aujourd'hui comme un département français, reçut en même temps de Paris l'intimation de mettre Livourne en état de siège. Murat fut invité à faire connaître « ce que le royaume pourrait fournir à la défense commune. :0 La Ligurie, qui nous servait déjà de garnison et de station navale, s'accrut par la même occasion d'un supplément de troupes qu'elle dut également entretenir à ses frais, en contractant en outre l'obligation de fournir un nouveau corps de douze cents hommes. Bientôt après, un traité en règle, en date du 24 février 1804, que par une précaution bien superflue Bonaparte fit signer à cette malheureuse république sous prétexte « de resserrer de plus en plus les liens qui unissaient les cieux États[15] » l'obligea à nous fournir un corps de quatre mille matelots. En retour de ce sacrifice énorme pour un si petit territoire, le Premier Consul osa offrir aux Génois la dérisoire compensation d'une promesse par laquelle il s'engageait lui-même à forcer l'Angleterre à reconnaître l'indépendance de la Ligurie ! (Article VI.)

L'Italie entière se trouvant ainsi mise à contribution, une autre convention conclue à Paris, le 25 juin 1803, régla la part afférente de la Hollande. La république batave n'avait qu'un- intérêt clans ce débat, c'était de garder sa neutralité et, s'il se pouvait, son indépendance. A l'époque des négociations pour la paix d'Amiens, déjà subjuguée et entraînée malgré elle à la remorque de la France, elle s'était efforcée timidement de faire introduire dans le traité une clause ayant pour but de consacrer en fait l'existence indépendante, qu'on lui reconnaissait si libéralement en paroles : mais une injonction aussi dure que péremptoire, dictée par le Premier Consul à M. d'Hauterive l'avait aussitôt rappelée à la réalité de sa situation : « les Etats qui comme la Hollande, disait cette note, ont été vaincus et conquis après avoir fait la guerre à la France, devraient nous épargner l'embarras de les rappeler au principe de leur existence actuelle : cette existence c'est de nous qu'ils la tiennent ; nous ne leur devons rien, et ils nous doivent tout ![16] » S'il en était ainsi, à quoi bon la longue et odieuse comédie du traité de Lunéville, et de tant de déclarations solennelles, garantissant l'indépendance de la république batave ? Et à quoi bon des conventions avec un pays vaincu et conquis ? Il y a quelque chose de plus révoltant que les brutalités de la force, ce sont ses lâchetés et ses hypocrisies. Quoi qu'il en soit, s'il restait quelque illusion aux patriotes qui s'étaient flattés de sauvegarder les intérêts de leur pays à force de soumission et de déférence envers le gouvernement français, le traité du 25 juin leur montra combien ils s'étaient trompés. La république batave devait entretenir dix-huit mille hommes de nos troupes, indépendamment des siennes propres montant à seize mille, ce qui formait un total de trente-quatre mille hommes. Elle devait fournir en outre cinq vaisseaux de guerre, cinq frégates, cent chaloupes canonnières, portant de trois à quatre cents canons, deux cent cinquante bateaux plats, plusieurs centaines de bâtiments de transport. Telle était l'effroyable réquisition qu'on osait faire peser sur un pays ami qui, tirant sa subsistance de sa marine et de ses colonies, avait vu tarir en même temps toutes les sources de sa richesse. En retour la république française lui garantissait l'intégrité de son territoire, et la restitution de ses colonies (art. V). Le Premier Consul s'engageait ainsi à résoudre le singulier problème qui consistait à restituer la partie en gardant le tout !

La république helvétique, devenue notre sujette depuis l'acte de médiation, exigeait beaucoup plus de ménagements que la Hollande. La Suisse, par sa situation géographique, et par l'énergie de ses habitants, pouvait à un moment donné devenir un grave danger pour nous ; elle n'offrait d'ailleurs que peu de ressources matérielles, et les exactions qui avaient fourni les fonds de l'expédition d'Égypte l'avaient pour longtemps ruinée. On ne pouvait donc songer à lui arracher de l'argent, on lui demanda des hommes. Elle s'engagea par une capitulation signée à Fribourg, le 27 septembre 1803, à nous fournir une armée de seize mille hommes, plus un dépôt de quatre mille hommes destiné à l'alimenter. Ces troupes durent être entretenues à nos frais. Un traité d'alliance offensive et défensive, signé le même jour, stipula que clans le cas d'une attaque dirigée contre le territoire français, les cantons nous fourniraient huit mille hommes de plus, ce qui porta le nombre total du contingent suisse à vingt-huit mille hommes. C'était mettre près (lu vingtième de la population mâle à la merci des hasards de la guerre, et cela pour la défense du pouvoir qui avait ôté à la Suisse son existence nationale

Restaient à rançonner l'Espagne et le Portugal. Le Portugal était, fort heureusement pour lui, placé un peu loin de notre portée, pas assez toutefois pour être complétement à l'abri de nos exigences. Entraîné bon gré ou mal gré dans l'orbite de l'Angleterre, ce petit État s'était trouvé autrefois en état de guerre avec nous, mais sans pouvoir nous faire par lui-même ni bien ni mal ; tout son tort était de s'être livré à nos ennemis, contre lesquels il lui était impossible de se défendre. Il avait expié ce tort ; et nous lui avions imposé une paix des plus onéreuses, grâce au secours que nous avait fourni l'Espagne. Il ne nous avait donné depuis lors aucun sujet de plainte. Quant à l'Espagne, elle avait depuis longtemps mille raisons d'être mécontente et irritée contre nous. Les ingérences du Premier Consul dans les affaires intérieures de ce pays, son attitude ouvertement menaçante, à l'époque de la coopération espagnole contre le Portugal, son manque de foi cynique au sujet de ce royaume d'Étrurie en échange duquel il avait reçu la Louisiane, et dont il n'avait pas cessé un instant de rester le maitre absolu, ses procédés insultants envers un roi faible d'esprit, mais plein de bonté, d'attachement et d'admiration pour lui, enfin le sacrifice qu'à l'époque du traité d'Amiens il avait imposé à l'Espagne par l'abandon de Pile de la Trinité, abandon contraire à tous nos engagements, et par-dessus tout cela les rancunes d'un favori vaniteux et léger, mais nullement pervers, qu'il s'était plu tantôt à caresser, tantôt à humilier sans mesure, tous ces griefs accumulés avaient jeté beaucoup de froideur dans nos relations avec le gouvernement espagnol. Comme la Hollande, comme Naples, comme la Suisse, comme Gènes, comme le Portugal et l'Étrurie, l'Espagne épuisée eût été heureuse de rester neutre dans la querelle qui venait de s'engager ; mais pour maintenir une telle position une chose lui manquait, la seule qui fût alors efficace, la force Le Premier Consul avait d'ailleurs contre elle une arme terrible dont il n'était pas homme à se dessaisir : c'était le traité de Saint-Ildephonse.

Ce traité conclu en 1796, entre le roi d'Espagne et la république française, avait lié les deux États par une alliance à perpétuité, aux termes de laquelle ils s'engageaient à se soutenir l'un l'autre en cas de guerre, par des forces de terre et de mer dont la quotité même était prévue et fixée. Pour mettre la puissance requise en demeure de s'exécuter, une simple demande devait suffire, « sans qu'il fût nécessaire d'entrer dans aucune discussion relative à la question si la guerre était offensive ou défensive » (art. VIII)[17]. Une telle convention était un monument de l'imbécillité du monarque et de l'imprévoyance du ministre, car elle avait pour effet infaillible de mettre la puissance faible à la discrétion de la puissance la plus forte.

Pour juger du genre d'interprétation que Bonaparte donnait à ce traité, il n'est pas besoin de se demander ce qu'il aurait répondu si le roi d'Espagne avait eu la fantaisie d'invoquer ses secours pour une guerre quelconque, il suffit de se rappeler sa conduite à l'époque de la conclusion du traité d'Amiens. L'Espagne ne voulait alors à aucun prix céder l'île de la Trinité, elle avait mille fois le droit de réclamer le casus fœderis et de nous requérir de continuer la guerre ; il l'avait contrainte par ses menaces et ses intimidations, à abandonner aux Anglais cette rançon de nos propres colonies. Cependant le traité de Saint-Ildephonse disait en propres termes que la paix cc ne devait être faite que d'un commun accord ; n il ajoutait que la puissance attaquée ne pourrait faire de paix séparée qu'à la condition cc qu'il n'en résultât aucun préjudice contre la puissance auxiliaire » (art. XIV).

Ce traité léonin, surpris à l'incapacité d'un ministre frivole, n'était pas seulement nul de plein droit dès l'origine, parce qu'à supposer qu'il eût été exécuté de bonne foi, il mettait les deux nations à la merci du caprice d'un gouvernement étranger, il avait été invalidé depuis par toutes les violences que le Premier Consul avait fait subir à l'Espagne, et par toutes les infractions qu'il y avait lui-même commises. Bonaparte ne l'invoqua pas moins pour contraindre l'Espagne à déclarer la guerre à une nation avec laquelle elle avait toute sorte de bonnes raisons de vivre en paix ; mais comme il attendait peu d'efficacité d'une coopération arrachée par la force, il déclara être prêt à se contenter d'un subside en argent qu'il fixa lui-même à six millions par mois ou soixante-douze millions par an. On fit savoir en même temps à la cour de Madrid que, si elle refusait de se soumettre à ces conditions, Augereau allait entrer en Espagne, avec l'armée qui campait à Bayonne. Cette cour, tremblante, partagée entre la crainte d'une invasion et le désir de se soustraire au joug, embrassait tour à tour les résolutions les plus opposées. Tantôt elle proposait des rabais sur le prix véritablement immodéré auquel on mettait son repos, tantôt elle se décidait à des mesures de vigueur, se promettait de résister, annonçait une levée de cent mille hommes pour maintenir l'indépendance nationale. A ces fluctuations sans dignité elle ajouta des torts de conduite qui donnaient prise contre elle, laissa enlever deux de nos vaisseaux sous le canon d'Algésiras, montra une mauvaise volonté, d'ailleurs assez naturelle, à nos escadres qui relâchaient dans ses ports. Notre ambassadeur Beurnonville reçut ordre d'exiger sur-le-champ que le gouverneur d'Algésiras fût puni, et la levée de cent mille hommes contremandée, sans quoi notre armée allait aussitôt entrer en Espagne, et c'en était fait de la monarchie espagnole. « Il faut, disait Bonaparte en forme de conclusion, que j'arrive à l'une de ces trois choses : ou que l'Espagne déclare la guerre à l'Angleterre ; ou qu'elle paye le subside ; ou que nous lui fassions la guerre, car cela ne peut durer[18]. » Avec un ministre un peu plus fier que le prince de la Paix, ce dernier résultat eût été rendu inévitable par de pareils procédés ; mais le Premier Consul savait à n'en pas douter que la peur qu'il inspirait au favori l'emportait de beaucoup sur ses timides velléités de révolte ; et le consentement de la cour d'Espagne au traité de subsides se faisant encore attendre malgré ces menaces, il résolut de la frapper d'épouvante par une de ces terribles surprises dont il avait seul le secret. Le secrétaire d'ambassade Hermann fut envoyé à Beurnonville avec une lettre du Premier Consul pour le roi d'Espagne, et avec une note destinée à M. de Cevallos, le ministre des affaires étrangères. La première de ces pièces révélait au roi les trahisons et les machinations dont il était censé être victime de la part du favori, la seconde qui était une confidence adressée à tout un ministère, allait avoir pour effet de rendre sa honte publique en d1nonçant les relations du favori avec la reine. Beurnonville devait communiquer au prince de la Paix une copie de la lettre et de la note, il devait lui faire connaître que l'une et l'autre ne seraient remises à leur adresse qu'autant qu'il refuserait de consentir au traité. Le prince reçut en effet cette communication des mains du secrétaire Hermann ; il y lut, en versant des larmes de honte et de colère, la dénonciation de ses rapports avec la reine, désignés en termes voilés mais suffisamment clairs dans la lettre au roi, révélés ouvertement dans la note destinée au ministre, et accompagnés dans l'une et dans l'autre des plus sanglantes insultes que puisse recevoir un homme. La note disait « que les Français qui avaient placé les Bourbons sur le trône d'Espagne sauraient retrouver le chemin de Madrid, pour en expulser un homme qui avait vendu la France à Badajoz, ce favori parvenu par la plus criminelle de toutes les voies à un degré de faveur inouï dans les fastes de l'histoire moderne[19]. » La lettre adressée au roi n'était guère moins explicite, Bonaparte le priait « d'ouvrir les yeux sur le gouffre creusé sous le trône. L'Europe entière était affligée autant qu'indignée de l'espèce de détrônement dans lequel le prince de la Paix se plaisait à présenter S. M. à tous les gouvernements. C'est lui, continuait-il, qui est le véritable roi d'Espagne, et je prévois avec peine que je serai forcé de faire la guerre à ce nouveau roi.... Que V. M. remonte sur son trône, qu'elle éloigne d'elle un homme qui s'est par degré emparé de tout le pouvoir royal, et qui conservant dans son rang les passions basses de son caractère, ne s'est jamais élevé à aucun sentiment qui pût l'attacher à la gloire, n'a existé que par ses propres vices, et sera toujours gouverné uniquement par la soif de l'or. Je dois croire qu'on aura tellement caché tous les événements à V. M. que ma lettre lui sera pour ainsi dire toute nouvelle, et je suis véritablement affecté de la peine que je prévois qu'elle lui fera. Mais enfin ne vaut-il pas mieux qu'elle voie clairement le véritable état des affaires de son royaume[20] ? »

Qu'on les envisage au point de vue des rapports d'homme à homme, ou au point de vue de la dignité du souverain, cette note et cette lettre constituaient la plus mortelle injure qui pût être infligée à celui qu'elles prétendaient éclairer. Et quels étaient les torts de ce roi débonnaire qu'on souffletait à la fois comme homme, comme monarque et comme époux ? Il avait été l'admirateur enthousiaste du général Bonaparte ; il faisait profession d'être son ami ; il avait été notre plus fidèle allié. Mais on avait cruellement abusé de sa bonne foi. On l'avait violenté à l'époque du traité de Badajoz, dupé dans l'affaire du royaume d'Étrurie, dupé et violenté à la fois à l'époque du traité d'Amiens ; et au moment de voir son pays entraîné par nous dans une guerre injuste et ruineuse il avait des scrupules, il tergiversait. Pour en finir avec ses hésitations le Premier Consul allait lui infliger publiquement un de ces affronts irréparables devant lesquels les hommes les plus grossiers reculent d'ordinaire, comme s'ils ne se reconnaissaient pas le droit de faire une blessure que rien ne peut venger ni guérir, comme s'ils sentaient que ces outrages avilissent encore plus celui qui les fait que celui qui les reçoit. Adressée à un être faible, sans défense, écrasé sous le poids de ses responsabilités, l'offense prenait un caractère bas et répugnant, elle avait quelque chose du coup de stylet porté dans l'obscurité à un adversaire désarmé. Jamais un homme, ayant le sentiment de l'honneur ou les délicatesses de cette civilisation si humaine du dix-huitième siècle, n'aurait consenti à employer ce guet-apens à la Borgia. On retrouve là tout entier comme dans toutes les situations extrêmes, le Corse à l'esprit subtil, aux passions violentes et sauvages, qui ne recule devant aucun moyen pour arriver à son but. La tragédie si connue de Bayonne, que Bonaparte, ainsi qu'on le voit, prépara de longue main, se présente sans doute à l'esprit sous des couleurs plus noires, mais elle a peut-être quelque chose de moins odieux que cette trahison consommée avec une cruauté si doucereuse.

Cependant le coup fut en partie manqué. Le favori ayant, malgré les menaces du Premier Consul, refusé de nouveau d'accéder à toutes les clauses du traité, résistance très-honorable pour lui, car elle pouvait le perdre et ne lui offrait aucun avantage personnel, Beurnonville se présenta hardiment chez le roi et lui remit en propres mains la lettre de Bonaparte ; mais le roi, prévenu qu'elle contenait des expressions désobligeantes, refusa de l'ouvrir et assura l'ambassadeur qu'il était inutile de la lire puisque le ministre d'Espagne à Paris avait reçu l'ordre de signer le traité. C'est ce qui eut lieu en effet. M. d'Azara, averti qu'il fallait se soumettre, conclut cette étrange alliance le 19 octobre 1803 en faisant accepter en partie au cabinet français les restrictions qu'avait soutenues le prince de la Paix, dont les efforts ne furent pas tout à fait perdus pour son pays.

Ainsi fut obtenu de l'Espagne le subside de six millions par mois. C'est à ce prix, et en quelque sorte le couteau sur la gorge, que le roi crut acheter sa neutralité dans la nouvelle guerre, car il se flatta qu'en dépit de cette coopération si mal déguisée l'Angleterre consentirait à épargner l'Espagne, et à lui laisser ses colonies. La soumission de l'Espagne entraînait forcément celle du Portugal jusque-là récalcitrant. La première de ces puissances dut même s'engager par un article du traité (art. 7) à contraindre son faible voisin à signer également un traité de subsides : n'était-ce pas le sublimé de l'art que d'employer l'opprimé à soutenir et à propager l'oppression ? Cette convention fut consentie par le Portugal le 19 décembre de la même année ; elle est remarquable par la façon dont elle fut motivée. Cet État, ne nous ayant donné aucun sujet de plainte qu'on pût exploiter contre lui avec quelque vraisemblance, était censé convertir en un subside pécuniaire de seize millions les obligations résultant de son premier traité de paix avec la république française, signé le 29 septembre 1801. Or ces obligations  n'étaient ait Ires que l'engagement de fermer ses ports aux Anglais « jusqu'à la paix entre la France et l'Angleterre, » c'est-à-dire pendant toute la durée de la guerre, alors sur le point de finir. Cette guerre avait pris fin, la paix d'Amiens avait été conclue, l'obligation relative à la fermeture des ports était par conséquent éteinte. Le Portugal ne dut pas moins payer seize millions de subside pour se dispenser d'exécuter de nouveau cette disposition frappée de caducité, et pour conserver une neutralité dont il ne pouvait plus sauver que les apparences.

Grâce à ces secours, si singulièrement obtenus, aux ressources produites par les offrandes soi-disant volontaires de nos départements et de nos villes, à la vente de la Louisiane dont nous allions recevoir le prix après l'avoir acquise par un marché où nous n'avions donné que de la fausse monnaie, Bonaparte se trouva en état de faire face aux frais de la guerre sans avoir à recourir, pour le moment du moins, ni aux augmentations d'impôt ni aux emprunts, que l'Angleterre moins hardie dans sa façon de comprendre la politique était obligée de subir. Ce système financier était, il faut en convenir, ingénieusement imaginé pour nous empêcher de sentir le poids de la guerre, car il en faisait retomber tout le fardeau sur des peuples qui n'en devaient avoir ni la gloire ni les profits, et qui ne pouvaient attendre de la victoire qu'une aggravation de leurs maux ; mais inique et révoltant au point de vue du droit, il était désastreux au point de vue de notre influence en Europe. « Le Premier Consul, a-t-on écrit à ce sujet, avait pris une résolution dont on ne saurait nier la justice ; c'était de faire concourir toutes les nations maritimes à notre lutte contre la Grande-Bretagne[21]. » EL l'on part de là pour justifier les odieuses exactions que je viens d'exposer. N'était-il pas, ajoute-t-on, de l'intérêt de ces nations que l'Angleterre fût écrasée ? Ne devaient-elles pas désirer mettre fin à la tyrannie des mers ?

On peut essayer d'expliquer de pareilles aberrations par le long et mémorable aveuglement qui les a produites, mais il y aurait quelque ridicule à entreprendre de les réfuter. Les peuples sur qui pesait alors la dure tyrannie déjà maîtresse de la moitié du continent, songeaient, on peut le croire, fort peu à s'insurger contre la tyrannie du droit de visite ! Ils savaient faire la différence entre un procédé vexatoire qui s'exerçait sur quelques vaisseaux marchands et l'impitoyable domination qui envahissait tout chez eux depuis le gouvernement jusqu'aux propriétés privées. Ils avaient appris dès lors à discerner par quels moyens Bonaparte se proposait de faire leur bonheur malgré eux ! Ils ne se consolaient pas en se disant que c'était pour leur plus grand bien et avec les meilleures intentions qu'il les dépouillait : pour détester en lui leur oppresseur, il leur suffisait de voir le mépris, la brutalité et le cynisme avec lesquels s'étalait au grand jour ce banditisme international. A supposer que de pareilles iniquités nous épargnassent quelques embarras pour le présent, que nous préparaient-elles pour l'avenir ? Quels sentiments pouvaient-elles faire naître chez les peuples que nous exploitions après les avoir humiliés ? et quelles haines implacables ne devaient-elles pas laisser chez ces souverains, ces hommes d'État si cruellement blessés ? Le prince de Machiavel eût peut-être été aussi impitoyable envers eux, mais après en avoir fait des ennemis, il ne les eût pas laissé vivre. Il fallait ou l'imiter jusqu'au bout ou ne pas se faire son plagiaire. Oui, cette politique économisait l'argent de la France, mais à quel prix ? au prix de son honneur, au prix de son renom de courtoisie et de générosité, au prix de sa popularité parmi les nations, au prix du prestige que lui avaient valu dans le monde les principes nobles, humains, désintéressés de sa révolution. La prodigalité la plus effrénée eût été moins ruineuse et moins funeste qu'une pareille économie. Le Moniteur dénonçait chaque matin cc l'infernal génie » de l'Angleterre et les moyens honteux qu'elle employait pour nous créer des ennemis en Europe. Honteux ou non, elle avait à cet égard un système qui différait beaucoup du nôtre. Notre politique consistait à extorquer aux gouvernements étrangers le plus d'argent que nous pouvions ; la sienne consistait à leur n offrir et à leur en donner. On peut l'en blâmer ou l'en absoudre, mais il était impossible qu'à la longue les peuples ne fussent pas frappés de la différence de ces deux procédés, et dans un sens qui ne devait pas nous être favorable.

 

 

 



[1] L'ordre de mettre l'embargo sur les bâtiments ennemis avait été donné par Bonaparte trois jours avant d'être donné par l'Angleterre. Quant au motif tiré de l'absence d'une déclaration de guerre formelle, il n'était pas plus sincère, car l'Angleterre ne déclarait jamais la guerre autrement qu'en retirant son ambassadeur.

[2] Mémorial de Las Cases.

[3] Archives parlementaires publiées par Laurent et Mavidal ; séance du 23 mai 1803.

[4] En date du 7 juin 1803.

[5] Moniteur du 10 juillet 1803.

[6] Bonaparte à Régnier, 7 juillet 1803.

[7] Bonaparte à Régnier, 3 juin 1803.

[8] A la date du 8 septembre 1805.

[9] Annual register for the year 1803.

[10] Je donne ici les résultats réalisés après la rentrée de Pitt au ministère, car sous le cabinet précédent ils étaient un peu inférieurs à ce chiffre, comme on peut le voir par un discours de Tierney en faveur de l'administration de Lord Saint Vincent alors chef de l'amirauté : Annual regicter for the year 1804.

[11] Voir à ce sujet, le tonie II.

[12] Moniteur du 14 juin 1803.

[13] Bonaparte à Murat, 23 mai.

[14] Bonaparte à la reine de Naples, 28 juillet 1803.

[15] C'est la formule même employée dans le traité. Voir de Clercq, Recueil des traités de la France, etc., tome II.

[16] Dépêche de M. d'Hauterive à Joseph, 6 janvier 1802.

[17] De Clercq, Recueil des traités de la France, etc., tome Ier.

[18] Bonaparte à Talleyrand, 14 et 16 août 1803.

[19] Bignon, Histoire diplomatique,

[20] Bonaparte au roi d'Espagne, 18 septembre 1803.

[21] Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire.