Il est
temps de raconter comment le Premier Consul, après s'être délivré des
mécontents de l'armée du Rhin, se débarrassa de l'opposition qui
l'importunait le plus, je veux dire de celle du Tribunat et du Corps
législatif. Qu'il fût depuis longtemps décidé à en finir avec elle, rien de
plus certain ; il avait maintes fois annoncé tout haut ses projets. Quant au
mode d'agir, il devait être laissé aux circonstances. La session de l'an X (1801 - 1802) s'était ouverte le 22 novembre,
vers le moment même où l'armée du Rhin s'embarquait pour Saint-Domingue. On y
avait mis une certaine solennité ; on l'avait inaugurée avec des salves
d'artillerie, et le ministre de l'intérieur, précédé de deux messagers
d'État, s'était rendu en personne dans la salle des séances du Corps
législatif. Cet appareil inusité n'était nullement un hommage rendu aux
représentants de la nation ; on avait voulu seulement donner plus d'éclat à
ce que le ministre appelait « la fermeture du temple de Janus, » c'est-à-dire
à l'enregistrement des traités de paix que le gouvernement venait de conclure
avec les États de l'Europe, car bien que le Premier Consul déniât au Corps
législatif le droit de ratification que la Constitution lui accordait, il
n'avait pu se dispenser de les lui soumettre au moins pour la forme. Le
lendemain, Thibaudeau lut à l'assemblée cet exposé de la situation de la
République dont nous avons déjà examiné quelques passages, vaste tableau en
trompe-l'œil, où tout était sacrifié à l'effet, et où les événements les
mieux connus étaient audacieusement dénaturés toutes les fois qu'on y avait
quelque intérêt. On ne saurait nier que l'ensemble des résultats obtenus ne
fût des plus imposants, mais comme ils n'avaient en eux aucune garantie de
durée ni de solidité, on ne pouvait y voir que les témoignages d'une grandeur
plus fictive que réelle, et des arrangements faits pour le plaisir des yeux.
Le gouvernement annonçait dans son exposé la conclusion des traités, la
présentation du Concordat, celle du Code civil, enfin celle d'un projet de
loi relatif à la réorganisation de l'instruction publique, magnifique
programme, témoignage de l'activité d'un homme de génie, mais d'une activité
hâtive et jalouse, ne souffrant ni collaborateur, ni contrôle, et rapportant
tout à elle-même, ce qui rendait ses travaux stériles, faute de sagesse, de
maturité et de désintéressement. Le
Corps législatif avait élu pour son président Dupuis, l'auteur du livre sur
l'origine de tous les cultes, et dans cette nomination on avait vu un
symptôme d'opposition au Concordat. La députation chargée de complimenter les
consuls au sujet de l'exposé, choisit gour orateur l'abbé Grégoire, ce qui
fut considéré comme une manifestation également significative. Tous deux
étaient néanmoins d'une modération extrême, et Grégoire se borna dans son
discours à mêler aux félicitations d'usage des vœux fort légitimes en faveur
d'une politique pacifique. « Les nations fatiguées de discordes sanglantes,
dit-il, détrompées des fausses idées de grandeur, éprouvant le besoin de
s'aimer, de s'unir, étendent les unes vers les autres des mains fraternelles.
Malheur à celle qui tenterait de fonder sa prospérité sur le désastre des
autres ! » Dans les séances suivantes le gouvernement présenta
successivement les premiers titres du Code civil, les divers traités conclus
avec les puissances. Tous ces traités, à l'exception d'un seul, furent
approuvés à la presque unanimité, et, pour ainsi dire, sans contradiction.
Celui qui avait été conclu avec la Russie souleva une assez vive opposition
au sein du Tribunat. Un de ses articles, d'ailleurs très mal rédigé,
contenait la disposition suivante : « Art.
3. Les deux parties contractantes promettent mutuellement de ne pas souffrir
qu'aucun de leurs sujets se permette d'entretenir une correspondance
quelconque avec les ennemis intérieurs du gouvernement actuel des deux États,
d'y propager des principes contraires à leurs constitutions respectives ou
d'y fomenter des troubles ; et par une suite de ce concert, tout sujet de
l'une des deux puissances qui, en séjour nant dans l'autre, attenterait à sa
sûreté, sera de suite éloigné dudit pays et transporté hors des frontières
sans pouvoir, en aucun cas, se réclamer de la protection de son gouvernement.
» Cet
article était d'abord fort obscur, car il semblait s'appliquer tantôt aux
menées des résidents à l'étranger contre le gouvernement du pays où ils se
seraient établis, et dans ce cas il était inutile ; tantôt aux menées des
réfugiés contre le gouvernement qui les aurait proscrits, et dans ce cas il
était peu généreux. Il contenait en outre une dérogation formelle à tous les
précédents de la diplomatie républicaine, dérogation trop importante pour
n'être pas calculée. La République française n'avait jamais admis l'emploi du
mot sujet, pour désigner les citoyens français. Dans tous ses traités
antérieurs, elle avait substitué à cette expression la formule les
citoyens et sujets, et le gouvernement consulaire s'était lui-même
conformé à cet usage dans ses autres transactions. Aussi, lorsque le tribun
Thibault interrompit la lecture du traité pour faire remarquer cette
innovation en ajoutant que « les Français étaient des citoyens et non
des sujets », lui fut-il répondu presque d'une seule voix par ses
collègues « que c'était une faute de copiste[1] ». D'autres le prièrent de
réserver ses réflexions pour le moment de la discussion, tant il est faux de
dire que la scène ait été concertée. Il n'y eut ni agitation ni tumulte, mais
une simple observation présentée avec convenance, écoutée avec calme. Quelques
jours après, Costaz fit son rapport au nom de la commission chargée
d'examiner le traité. Il reconnaissait que l'emploi du mot sujet était
insolite, que la République française l'avait toujours exclu de ses
protocoles, gue cette dénomination était impropre et mal sonnante, bien que
selon le dictionnaire de ['Académie, on pût dire les sujets d'une république
aussi bien que les sujets d'une monarchie. Mais il avait reçu, disait-il, des
explications du gouvernement ; il en résultait que 1 'article en question
avait été fait principalement pour prévoir le cas cc où quelque émigré admis
au service russe prétendrait s'autoriser de son uniforme étranger pour venir
en France comme sujet russe en dépit des magistrats. Ge cas aurait pu amener
entre les deux gouvernements des explications toujours désagréables et qui
sont bien souvent des germes da mésintelligence[2]. » L'invraisemblance
de cette éventualité, contre laquelle il était d'ailleurs superflu de se
prémunir, rendait l'éclaircissement dérisoire. La vérité était que
l'obscurité répandue à dessein sur la rédaction de l'article cachait un
marché assez honteux, en vertu duquel Bonaparte promettait de livrer, le cas
échéant, au czar les réfugiés polonais, à charge pour celui-ci d'en faire
autant à l'égard des émigrés français. Costaz avoua que l'article était en
partie dirigé contre ceux de ces derniers qui, résidant en Russie,
entretenaient des correspondances avec les ennemis du gouvernement français à
l'intérieur, et c'est pourquoi on ne devait pas leur donner, selon lui, le
titre de citoyens. Il alla plus loin et prétendit que la stipulation n'était
pas réciproque, « car, disait-il, il y avait en Russie des Français
hostilement organisés contre le gouvernement de la République.... Mais
avons-nous vu en France des Russes occupés à détruire le gouvernement de leur
pays ? » Le rapporteur feignait ainsi de ne pas comprendre que
l'article avait en vue ces milliers de proscrits polonais qui combattaient
dans nos rangs en attendant une chance qui leur permit de reconquérir leur
patrie, mais cet abandon, pour être consenti sous forme de sous-entendu, n'en
était ni moins lâche, ni moins ingrat. En conséquence, la commission du
Tribunat proposait à l'unanimité l'approbation du traité[3]. Le
lendemain, Jard Panvilliers proposa, vu « la nécessité d'apporter les
plus grands ménagements dans une affaire de cette importance », une
conférence particulière entre les Tribuns. « Je demande, dit-il, que nous
nous expliquions familièrement sur la matière qui nous occupe, ensuite nous
délibérerons publiquement. » On adopta sa proposition. C'est cette sorte de
conversation particulière, connue seulement par des on dit, et dépourvue de
tout caractère de publicité, qui a servi le plus souvent de texte aux
accusations dirigées contre le Tribunat. Cette résolution de délibérer en
comité secret, pour ménager la susceptibilité du gouvernement que le Tribunat
avait pour mission de contrôler, était un excès de prudence peu digne d'une
assemblée libre, car la publicité était le premier de ses devoirs envers la
nation ; mais cet acte de faiblesse, inspiré par un esprit de conciliation
excessif, prouve assez combien les Tribuns étaient éloignés du parti pris de
dénigrement et d'hostilité qu'on a si longtemps persisté à leur attribuer sur
la foi des déclamations de celui qui les calomniait pour les perdre. Une
fois le huis clos prononcé, les opinions purent se manifester plus librement,
mais avec toute l'incohérence et la confusion d'une conversation privée. Ce
qui fut dit dans ces deux séances secrètes, ne fut connu du public que par
des rapports vagues, incomplets, contradictoires, n'ayant pour la plupart
aucun caractère d'authenticité ; c'est donc une affirmation toute gratuite
que de dire « qu'elles produisirent dans Paris un effet pénible[4] », car elles n'y
produisirent d'effet d'aucun genre. Tout ce qu'on en sait encore aujourd'hui[5], c'est que la discussion porta
moins sur le fond même de l'article que sur la malencontreuse expression
qu'on y avait relevée. Ce n'était qu'un mot, a-t-on dit, et c'est vrai ; mais
ce sont les choses qui donnent leur valeur aux mots, et tout ce qui s'était
fait depuis le 18 brumaire donnait à celui-ci un sens accablant pour des âmes
républicaines. Ce mot était le trait de lumière qui éclairait une situation
déjà faite, mais sur laquelle on avait encore des illusions ; il lui
apportait son vrai nom, son nom consacré par l'ancienne servitude, et tous
ces hommes généreux qui s'étaient résignés à une dictature temporaire, mais
qui avaient gardé au cœur toutes les grandes ambitions de 1789, reculaient
saisis d'horreur et de dégoût devant cette évocation imprévue des vieilles
superstitions monarchiques. Ils protestèrent vainement contre le mystère que
leur imposait une majorité craintive, qui voulait que son vote seul fût connu
de la France ; mais, malgré toutes les précautions, le trait par lequel
Chénier ferma la discussion, retentit au dehors comme une parole de liberté ;
il restera comme l'arrêt mémo de l'avenir sur cette période de notre histoire
: Nos armées, dit-il, ont combattu pendant dix ans pour que nous fussions
citoyens, et nous sommes devenus des sujets ! Ainsi s'est accompli le vœu de
la double coalition ! Ce mot
prononcé dans le secret du huis clos, et comme l'expression d'une opinion
individuelle, fut toute la censure qu'osa se permettre le Tribunat contre le
traité qui lui déplaisait. Il ne reprit la publicité des séances que pour
voter, et son vote, seul témoignage légal de sa volonté, fut une approbation
à soixante-dix-sept voix contre quatorze. C'est là ce que Bonaparte et ses
panégyristes ont appelé les provocations du Tribunat, c'est là le genre
d'opposition que le Premier Consul déclarait incompatible avec son propre
pouvoir ; c'est là enfin ce qui lui faisait dire : « Les Tribuns sont
des chiens que je rencontre partout[6]. » Quoi d'étonnant d'ailleurs ?
Il était alors sur le point de faire un coup d'État contre les sénateurs
eux-mêmes, car il n'était pas jusqu'à l'opposition à genoux du Sénat qui ne
lui parût insupportable et attentatoire à sa souveraineté. Trois places de
sénateurs se trouvaient vacantes au Sénat ; or, d'après la Constitution, ce
corps devait choisir entre les candidats présentés par le Tribunat, le Corps
législatif et le Premier Consul. Le
Tribunat porta candidat pour la première de ces trois places Desmeuniers,
homme qui votait habituellement avec la majorité ; le Corps législatif avait
porté Grégoire, un des caractères les plus irréprochables de ce temps. Quant
au Premier Consul, il présenta d'un seul coup ses trois candidats c'étaient
trois militaires, Jourdan, Lamartillière et Berruyer. Et pour donner à sa
présentation un caractère plus impératif, il la motiva par un message, ce qui
était inconstitutionnel. La paix générale était. disait-il, une occasion « de
donner aux armées un témoignage de la satisfaction et de la reconnaissance nationale.
» Le
Sénat, qui avait alors une velléité non pas de résister, mais d'avertir, osa
nommer Grégoire. L'ancien évêque de Blois n'avait marqué par aucun acte
d'opposition contre le gouvernement consulaire ; tout récemment il s'était
démis de son siège avec le plus honorable désintéressement peur faciliter les
négociations avec Rome. Le Premier Consul avait eu même recours à ses
lumières en cette circonstance ; il avait pris la peine de le tromper en lui
demandant des conseils qu'il était bien décidé à ne pas suivre. Ce choix lui
parut néanmoins une véritable révolte de la part d'une assemblée jusque-là si
docile. Il éclata en menaces contre Sieyès, auquel il attribuait cette
nomination. Deux places restaient à pourvoir. Le Corps législatif et le
Tribunat portèrent simultanément Daunou, l'esprit le plus libéral et le plus
ferme, la probité la plus pure et la plus respectée qui eût survécu à nos
tourments politiques. Cette double présentation donnait de grands avantages à
Daunou, et sa nomination ne paraissait pas douteuse. Cette fois Bonaparte ne
contint plus sa colère, et interpellant le Sénat en pleine audience :
« Je vous déclare, dit-il aux sénateurs, que si vous nommez Daunou
sénateur, je prendrai cela pour une insulte personnelle, et vous savez que je
n'en ai jamais souffert aucune !... » Il prit ensuite à partie le vieux
Kellermann et le malmena comme un écolier pris en faute. « Il y a parmi vous,
ajouta-t-il, en fixant ses regards sur Sieyès, des gens qui veulent nous
donner un grand électeur, qui songent à un prince de la maison d'Orléans, le
gouvernement a les yeux sur eux[7]. » Rien n'était plus faux que
cette accusation, et personne ne le savait mieux que Bonaparte, mais Sieyès
s'était mis dans l'impossibilité de protester, et il dévora l'injure en
silence. Telles
furent les avanies qu'encourut le Sénat pour avoir osé nommer Grégoire, homme
inoffensif, mais qui avait commis le crime de se montrer indépendant. Jamais
Tibère n'avait traité le Sénat romain avec un pareil mépris. Les sénateurs ne
voulurent pas s'exposer une seconde fois à une scène qui disait assez tout ce
dont son auteur était capable, et Daunou fut sacrifié ; mais on conçoit quels
trésors de haine une si mortelle humiliation devait amasser dans ces âmes condamnées
à une invariable adulation et plus flétries encor-3 par le bienfait que par
l'outrage. C'est à ces mêmes hommes que Bonaparte reprocha plus tard leur
ingratitude, récrimination qu'on appellerait naïve, si elle n'avait eu pour
objet de tromper la postérité en surprenant la pitié des cœurs généreux, Le
Corps législatif et le Tribunat venaient de combler la mesure de leurs torts
en rejetant à quelques voix de majorité les premiers titres du Code civil. Le
grand travail de refonte et de coordination de nos lois civiles ordonné par
la Constituante, réalisé en grande partie, mais non achevé par la Convention,
ajourné par le Directoire, était enfin sorti à l'état de projet complet et définitif
de la filière d'épreuves fort heureusement conçue laquelle on l'avait soumis.
La commission, nommée en juillet 1800, avait mis dans un ordre simple et
logique les dispositions de nos lois empruntées soit au droit romain, soit
aux vieilles coutumes, soit enfin aux décrets de nos diverses assemblées. Ede
en avait écarté ce qui s'y trouvait d'incompatible avec les nouveaux
principes proclamés par la Révolution. Les écrits de Domat et de Pothier, les
décrets de la Constituante, les deux projets de la Convention, rédigés l'un
en 1793, l'autre en 1795, une troisième esquisse écrite par Cambacérès pour
le Conseil des Cinq-Cents, tels étaient les principaux éléments de cet
amalgame, dont le mérite était surtout de réunir en un seul corps de
législation des actes jusque-là épars, et dans lesquels il était difficile de
distinguer ce qui devait garder force de loi de ce qui était invalidé. Cette
première rédaction avait été adressée au tribunal de cassation et à tous les
tribunaux d'appel de la République, et le projet enrichi de leurs
observations était revenu à la section de législation du Conseil d'État.
Discuté à nouveau par cette section, il avait été ensuite soumis à l'examen
du Conseil d'État tout entier. C'est dans cette dernière assemblée seulement
que le Premier Consul avait pris part aux discussions. Désireux de
s'attribuer l'honneur de l'entreprise, il avait voulu qu'on y vît sa main s
Il s'était mêlé aux débats par des sorties d'une verve impétueuse et
originale dont il serait injuste de nier la force et l'éclat oratoire, mais
dont le succès a été dû surtout au contraste qu'elles formaient avec le
langage grave et mesuré des jurisconsultes. Initié à la connaissance de ces
matières comme il l'avait été à celle du droit canonique, par quelques
lectures faites à la hâte et par de nombreuses conversations avec Cambacérès
et Portalis, s'adressant à un public composé de ses complaisants et de ses
familiers, contredit seulement dans la mesure qui était propre à le faire
valoir et à exciter son éloquence, tantôt il semblait diriger les débats,
qu'il ne faisait en réalité que suivre, tantôt il intervenait tout à coup
dans la discussion par de vives échappées à phrases tranchantes et
sentencieuses ; sa décision, semblable à ces coups réservés dont on offrait
dans les tournois l'honneur aux souverains, faisait le plus souvent pencher
la balance, bien que sur des points secondaires on se permit quelquefois de
lui tenir tête, ce qui complétait l'illusion, et il laissait les auditeurs
naïfs éblouis de son érudition de la veille et pénétrés de son omniscience.
Le lendemain, Locré faisait la toilette de ces improvisations pour la
postérité, avant de les livrer à la publicité du Moniteur. Thibaudeau assure
que ce remaniement les affaiblissait : cela est probable en ce qui concerne
le pittoresque et l'énergie de certaines expressions, mais en revanche Locré
leur donnait une correction que Bonaparte ne posséda jamais dans notre
langue, et il effaçait les excentricités qui eussent trahi le législateur
novice. Il est
d'ailleurs facile, grâce aux procès-verbaux qui nous ont été conservés,
d'apprécier la part réelle que le Premier Consul a prise à l'élaboration du
Code civil. Tout en reconnaissant que son intervention a été heureuse sur
quelques points de détail, comme par exemple pour la disposition relative aux
actes de l'état civil des armées en campagne, pour la détermination des
formalités qui accompagnent la célébration du mariage[8], pour celle-ci les garanties
contenues dans le titre relatif aux absents[9], en accordant qu'il se montre
plus favorable qu'on ne l'était de son temps à l'extension de la liberté
testamentaire, bien que son opinion à cet égard se soit traduite par une
proposition tout à fait impraticable[10], on doit dire que ses vues sur
les sujets de législation dans lesquels cette intervention a été le plus
marquante, lui ont été inspirées le plus souvent par des préoccupations
personnelles ou par des considérations politiques auxquelles le législateur doit
demeurer étranger. Ainsi les dispositions qui rendirent si facile et si
fréquent le recours au divorce, prévalurent par son influence contre le
sentiment de la majorité, qui eût voulu créer la possibilité, mais empêcher
l'abus. Il alla jusqu'à demander que le divorce pût être prononcé
non-seulement sur la demande d'un seul des époux, mais même à l'occasion de
faits non prouvés « attendu, disait-il, que le jugement qui prononcerait le
divorce serait déshonorant s'il était fondé sur des faits prouvés[11]. » Des arrière-pensées tontes
personnelles pouvaient seules inspirer une doctrine aussi insensée. Il
pensait en effet dès lors à divorcer avec Joséphine dont il n'espérait plus
avoir un fils, et celle-ci qui l'avait deviné, suivait cette discussion avec
une anxiété facile à comprendre. On remarqua vers la même époque qu'il fit
sanctionner par un mariage religieux l'union purement civile de plusieurs des
membres de sa famille, en se dispensant soigneusement lui-même de recourir à
cette consécration qui avait pourtant manqué à son mariage avec Joséphine.
Cette rupture n'était toutefois pas définitivement arrêtée dans son esprit,
il pensait aussi par moments à une adoption. De là les singulières variations
de son langage sur ce dernier sujet au sein du Conseil d'État. Sa première
intention était de donner à l'adoption une solennité extraordinaire, d'en
faire une sorte d'acte créateur sanctionné par le pouvoir législatif et
entouré d'un prestige sacré : cc cet acte devait partir d'en haut comme la
foudre ! Le législateur interviendrait comme un grand pontife entouré des
cérémonies les plus augustes » paroles qui expriment bien son goût pour le
merveilleux et le théâtral, mais où l'on voit qu'il pensait à lui-même, car
s'il aimait l'effet, ce n'était pas pour les autres. Mais l'année suivante, à
la reprise des travaux du Code, cette fantaisie passagère s'étant évanouie,
l'adoption n'était plus « qu'une simple transmission de noms et de biens[12] », n'ayant plus d'intérêt
à ses yeux. De tels
caprices étaient, il faut en convenir, des mobiles fort insuffisants pour
faire de lui un grand jurisconsulte. Il en fut de même au sujet du maintien
de la mort civile à l'égard des émigrés, disposition que Tronchet voulait
classer parmi les mesures administratives, et que Bonaparte s'efforçait de
faire admettre dans le Code, bien qu'il fût presque à la veille de proclamer
l'amnistie des émigrés. En tout et toujours l'intérêt de son pouvoir ou même
de sa personne équivalait pour lui à l’intérêt social, et comme le premier
changeait souvent, il s'ensuivait que la loi eût dû être dans une incessante
métamorphose. En
général, lorsque le Premier Consul aborde des sujets tout pratiques qui sont
naturellement de la compétence des hommes qui ont beaucoup agi, vu et
comparé, on retrouve la supériorité de son génie ; mais il est inutile
d'ajouter qu'elle ne saurait suppléer aux connaissances spéciales qui lui
manquent. Lorsqu'il veut toucher à des problèmes de législation pure, sa
science juridique ressemble un peu au grec et au latin du médecin malgré lui.
C'est ainsi qu'il fait voter au conseil d'État que la donation est un acte et
non un contrat, parce que, dit-il, le contrat implique un engagement pour les
deux parties[13], et personne ne proteste en lui
rappelant l'existence des contrats unilatéraux. S'il avait eu les vues
élevées qu'il est de tradition de lui attribuer, son influence aurait trouvé
amplement matière à s'exercer en réagissant contre certaines tendances
exagérées de son époque, notamment en ce qui concerne la propriété et la
constitution de la famille ; mais il fit plus pour fortifier ces préjugés que
pour les combattre. Il voyait avec plaisir la désagrégation de tous les
groupes naturels, bien sûr que son pouvoir éprouverait moins de résistance en
s'exerçant sur une surface plus unie. Il traita la famille comme tous les
autres genres d'association qu'il pulvérisait systématiquement au profit de
l'État. Il professait au sujet des femmes des opinions à la turque, d'un
positivisme brutal et soldatesque dont on ne retrouve que trop de traces dans
la théorie du Code, et, chose caractéristique, il prétendait les moraliser en
abaissant leur condition. Il augmenta donc leur dépendance, mais ce ne fut
pas au profit de la famille, car il la frappait en même temps par la facilité
exagérée du divorce. Aussi peu soucieux des droits de l'autorité paternelle
que de la solidité et de la durée des liens conjugaux, il poussait à
l'émancipation prématurée des enfants ; il introduisait là comme partout la
main de l'État, qui dissolvait sous prétexte de protéger. Il mettait à sa
merci la propriété déjà exténuée par une division excessive, en maintenant
avec soin le droit de confiscation, en la soumettant non-seulement à une réglementation
étroite, minutieuse, tracassière, mais à un droit d'expropriation d'où il
avait fait disparaître le payement préalable de l'indemnité, principale
garantie de l'exproprié I et lorsque plus tard effrayé lui-même dei ruines
qu'il avait faites, il voulut remédier aux inconvénients de cet état de
choses, il ne sut trouver rien de mieux que le rétablissement des majorats. En
tout cela il était loin de pouvoir alléguer pour excuse la nécessité de
ménager les opinions de ses contemporains, car sur plusieurs de ces points il
restait plutôt au-dessous du niveau général des idées de l'époque, ainsi que
l'attestent les discussions du moment, et le projet de la Convention si
supérieur en certaines de ses parties à la compilation du Conseil d'État. C'est
ainsi que Bonaparte en était arrivé peu à peu à se considérer comme le
créateur principal d'une œuvre collective à laquelle il n'a guère fait que
prêter son nom, et qui aurait fort probablement beaucoup gagné à ce qu'il ne
vint pas mêler ses préoccupations d'homme d'action et de pouvoir aux vues
nécessairement plus désintéressées, plus larges et plus humaines des éminents
jurisconsultes dont il a cherché à usurper la gloire. La part, sinon
très-efficace, du moins très-apparente et très-grossie qu'il avait prise à la
rédaction du Gode explique en partie l'incroyable irritation que lui
causèrent les premières critiques du Tribunat, lorsqu'il se décida, non sans
répugnance, à soumettre son projet à la sanction législative. Plus que jamais
préoccupé de saisir fortement les esprits, de donner au dedans comme au
dehors une grande idée de sa puissance, il eût voulu, nouveau Moïse,
promulguer ses tables de la loi du haut d'un Sinaï, entouré de la foudre et
des éclairs ; il fallait au lieu de cela appeler l'analyse sur une œuvre qui
ne la supporterait pas toujours, écouter les objections bonnes et mauvaises,
endurer des contradictions qu'il considérait comme dirigées contre lui-même.
Il était impossible qu'il laissât prendre une telle liberté à une assemblée à
laquelle il ne voulait pas même laisser le libre choix de ses candidats. Pour
apprécier la conduite du Tribunat et du Corps législatif, lors de la
discussion du Code civil, il est indispensable de se rappeler que ces deux
assemblées n'avaient à aucun degré le droit d'amender les projets qu'on leur
présentait : elles étaient invariablement forcées d'opter entre une adoption
ou un rejet. Les vices calculés de la Constitution de l'an vin aboutissaient
ici à un monstrueux non-sens. L'impossibilité d'amender équivalait à une
véritable annulation du contrôle législatif. C'était en présence de cette
tâche difficile, délicate, d'une complexité infinie, réclamant les lumières
de tous, intéressant au plus haut point les générations futures, qu'on
semblait vouloir lier les mains aux représentants de la nation, en leur
interdisant le pouvoir de faire passer une seule amélioration, et même un
seul mot dans les lois civiles de leur pays. Quel que fut le mérite des
rédacteurs du Code, une foule d'imperfections et d'obscurités s'étaient
nécessairement glissées dans un travail d'une aussi vaste étendue, vu surtout
la rapidité avec laquelle il avait été achevé. L'énorme quantité de questions
controversées qui est restée dans notre jurisprudence atteste encore
aujourd'hui les équivoques et les vices de rédaction de nos codes en dépit
des perfectionnements qu'ils ont reçus depuis. Jamais donc révision n'avait
été plus nécessaire, jamais le concours du Corps législatif n'avait été plus
indiqué par la force des choses ; et l'on devait d'autant moins s'en défier
que l'on n'avait pas à craindre ici de le voir dénature par les passions
politiques ; mais tout, dans l'organisation des pouvoirs comme dans
l'attitude du gouvernement, était combiné pour rendre son contrôle illusoire. Malgré
ce fâcheux état de choses le Tribunat considéra sa tâche législative comme un
devoir patriotique et résolut de la remplir jusqu'au bout. Dépourvu du droit
d'amendement, il adopta le seul parti avouable par sa conscience et
compatible avec sa dignité, celui de n'accepter les divers titres du Code
qu'autant qu'ils seraient amenés à ce degré de perfection qu'on devait exiger
pour la législation d'un grand pays. C'est dans ces dispositions qu'il
examina les premiers titres du Code civil. Le titre préliminaire composé de
quelques articles était relatif à la publication, aux effets, à l'application
des lois. C'était une sorte de déclaration de principes qui fut critiquée par
Andrieux comme étant défectueuse dans sa rédaction, illogique dans certaines
de ses conséquences, enfin incomplète et déplacée. Plusieurs de ces critiques
étaient justes, notamment celles qui s'adressaient au mode adopté pour la
promulgation des lois ; elles ne furent pas réfutées ; quelques-unes
s'inspiraient d'un idéal trop exigeant ou d'une appréciation erronée, mais on
ne pouvait dans tous les cas leur reprocher d'être dictées par le
dénigrement. Le discours d'Andrieux célébrait sur tous les tons l'activité
infatigable et féconde du gouvernement.... les précieux travaux d'un génie bienfaisant....
les admirables combinaisons dont le vulgaire s'étonne, mais dans lesquelles
l'observateur reconnaît la main du génie qui maîtrise les événements. XI Ce
n'était pas là à coup sûr, le langage d'un opposant insensé et furieux, comme
le dit une certaine espèce d'histoire à propos du Tribunat. Après une
discussion longue et approfondie, les conclusions d'Andrieux, soutenues par
Chazal et Thiessé prévalurent dans cette assemblée et le Corps législatif les
adopta également en repoussant à son tour ce titre préliminaire malgré les
efforts de Portalis et de Boulaye de la Meurthe. L'échec
était de peu d'importance. Présenté de nouveau avec une rédaction plus
claire, plus précise et plus complète, le titre eût été sur-le-champ adopté,
car ses adversaires ne l'avaient emporté au Corps législatif qu'à trois voix
de majorité. Deux autres titres du Code étaient en discussion. L'un était
relatif à la jouissance et à la privation des droits civils, l'autre aux
actes de l'état civil. Siméon, qui fut le rapporteur du premier, tint à
justifier le Tribunat de la sévérité qu'il apportait dans son examen : « Il
n'en est pas du Code, dit-il, comme d'une loi de circonstance. Celle-ci
est-elle nécessaire, dès qu'elle ne blesse pas l'intérêt national, le
Tribunat l'adopte quoiqu'elle pût être meilleure. Mais un Code doit être
aussi parfait qu'il puisse le devenir. Dans sa décision, dans sa rédaction
tout importe, rien n'est minutieux. Il faut travailler pour la postérité et
lui offrir un ouvrage aussi pur que l'or, et plus durable que l'airain. » Le
projet contenait le rétablissement du droit d'aubaine, c'est-à-dire de la
réciprocité de traitement à l'égard des étrangers, disposition odieuse et
inhospitalière, flétrie par Montesquieu, abolie en partie par l'ancien régime
et définitivement rayée de nos lois par la Constituante. Malgré ce retour
fâcheux à des usages tombés en désuétude, la commission, disait Siméon,
aurait voté le projet de loi sans les vices plus graves qui déparaient une
autre de ses parties. Ces vices n'étaient autres que les rigueurs
draconiennes dont on avait entouré la mort civile, c'est-à-dire la
confiscation, la dissolution du mariage malgré les deux époux, la ruine et le
déshonneur des enfants. Ils furent relevés par Thiessé avec beaucoup
d'énergie et d'éloquence, et le temps a mille fois donné raison à ses justes
remontrances. « Tribuns, dit-il, que le mot de confiscation ne se trouve
désormais dans aucune de nos lois, c'est l'intérêt des enfants malheureux,
c'est celui des familles, le dirai-je ? c'est l'intérêt de tous les Français.
Longtemps des provinces, des États ont mis au rang de leurs plus précieux
privilèges celui de ne pas craindre les confiscations. Proclamons-le ce
privilège comme une franchise, inhérente à tout citoyen français.... Les
biens du criminel, ils sont à ses enfants, ils sont à ses créanciers, ils
sont le gage et le réparateur du tort qu'il a causé. Voilà les principes
éternels de toute justice, de toute équité, de toute sûreté pour l'intérêt
général, pour tous les intérêts particuliers. Mais sous prétexte de crime
enlever les biens du criminel, c'est dépouiller un cadavre après l'avoir
immolé. » Le
Tribunat s'honora en repoussant cette législation inhumaine à laquelle le
gouvernement avait voulu ajouter un complément par la proposition de rétablir
la marque également abolie par la Constituante. Le droit d'aubaine, la
confiscation, la marque, tels étaient les étranges perfectionnements par
lesquels se signalait dès ses premiers pas le nouveau législateur. Tous les
>cœurs généreux se récrièrent contre cette restauration des pénalités les
plus décriées de l'ancien régime ; Boissy d'Anglas, Ganilh, Chazal, Chénier
et un grand nombre d'autres orateurs la combattirent avec une chaleur
persuasive, mais sans sortir un instant de la modération dont ils s'étaient
fait une loi. Le projet fut écarté par le Tribunat dans la séance du 1er
janvier 1802. Quelques jours auparavant, il avait pour faire preuve de -bonne
volonté voté à une majorité considérable le projet relatif aux actes de
l'état civil, malgré deux admirables discours de Benjamin Constant qui, bien
qu'approuvant l'ensemble de la loi, la repoussait à cause d'une disposition
évidemment défectueuse qu'on en fit disparaître plus tard, lorsque ce ne fut
plus un tribun qui en proposa la suppression[14]. Le
Tribunat avait donc, en ce qui concerne le code civil, repoussé deux projets
de loi et il en avait adopté un. Il avait en outre voté tous les traités et
une foule de lois moins importantes. Ce n'était pas là l'attitude d'une
assemblée factieuse. Dans ses deux votes négatifs, ii avait obéi aux dures
conditions que la Constitution lui imposait « en le plaçant sans cesse, comme
le rappelait Benjamin Constant, dans la pénible alternative ou de repousser
pour un seul article des projets de loi dont toutes les autres parties
étaient sagement combinées, ou d'admettre une espèce de compensation en vertu
de laquelle il adoptait en bloc les projets de loi qui contenaient plus de
dispositions utiles que de dispositions défectueuses[15]. » Quant au Corps législatif,
il n'avait repoussé qu'un seul projet, le second ne lui ayant pas encore été
soumis ; le Premier Consul ne voulut pas même attendre cette seconde épreuve.
Dès le lendemain du rejet par le Tribunat un message vint annoncer que le
gouvernement retirait tous les projets de loi, attendu « que le temps n'était
pas venu où l'on portât dans ces grandes discussions le calme et l'unité
d'intention qu'elles réclamaient. » (2 janvier 1802.) Le
Premier Consul était enfin résolu à exécuter ses menaces, et il y préludait
en mettant, comme il l'avait dit souvent, « le Corps législatif à la diète
des lois. » Mais cette satisfaction ne pouvait lui suffire ; ce qu'il voulait
c'est qu'on le délivrât pour toujours de cette opposition insolente ; au
besoin il en appellerait une seconde fois à son épée. Il se livrait aux plus
violentes invectives au sein du Conseil d'État. Tantôt il se bornait à
vouloir annihiler le Tribunat : « on ne pouvait rien faire, disait-il, avec
une institution aussi désorganisatrice ! Il fallait diviser le Tribunat
en sections et y rendre les délibérations secrètes : on bavarderait alors
autant qu'on le voudrait. » Tantôt il voulait le supprimer tout à fait : « Il
ne faut pas d'opposition. En Angleterre, elle n'offre aucun danger. Les
hommes qui la composent ne sont pas des factieux. Ils ont l'influence
légitime du talent et ne cherchent qu'à se faire acheter par la Couronne.
Chez nous c'est bien différent. Ces gens-là ne briguent pas seulement des
places et de l'argent : il faut aux uns le règne des clubs, aux autres
l'ancien régime[16]. » Aveu naïf mais qui exprime
bien la vérité des choses ; le principal tort, en effet, de l'opposition du
Tribunat c'est qu'elle n'était pas à vendre. Elle ne laissait à Bonaparte d'autre
alternative que celle de compter avec elle ou de la briser violemment. Il se
disposait à prendre ce dernier parti, lorsque celui que l'on a nommé le sage
Cambacérès, parce qu'il excellait à corrompre au lieu de frapper, à tourner
les difficultés qu'on n'osait pas aborder de front, à éviter le scandale, à
ruser avec la loi, à substituer des moyens doux à l'emploi brutal de la
force, à couvrir la tyrannie du masque de la légalité, suggéra au Premier
Consul l'idée lumineuse de se servir de la Constitution pour tuer la dernière
garantie que cette Constitution même avait laissée subsister dans nos lois
politiques. L'article 38 avait disposé que les membres du Tribunat et du
Corps législatif seraient renouvelés tous les ans par cinquième à partir de
l'an X. Quant à la question de savoir comment se ferait la désignation des
membres sortants, la chose allait tellement de soi que personne n'avait songé
à la fixer. La date était échue ; on avait, au dire du sage Cambacérès, un
moyen bien simple de chasser l'opposition en évitant un éclat fâcheux,
c'était de faire déterminer ce cinquième sortant par le Sénat au lieu de s'en
remettre au sort comme on l'avait toujours fait dans les occasions de ce
genre. Cette opposition si redoutable ne comptait pas, en effet, plus de
quinze à vingt voix dans le Tribunat, mais elle grandissait tous les jours en
talents, en lumières, en considération. Ce lâche expédient fut adopté par le
Premier Consul, mais forcé alors de partir pour la Consulte de Lyon, il en
laissa l'exécution à ses deux collègues. Ceux-ci obtinrent facilement
l'adhésion du Sénat qui procéda immédiatement à l'épuration du Tribunat et du
Corps législatif. Ainsi furent éliminés de ces deux assemblées les hommes qui
avaient mérité la haine du nouveau despotisme par l'élévation de leur esprit,
l'indépendance de leur caractère ou de leurs opinions, Daunou, Benjamin
Constant, Chénier, Bailleul, Ganilh, Thiessé, Ginguené, Chazal, Isnard, tous
ceux en un mot qui osaient encore faire entendre à leur pays le nom importun
de liberté. Cette opposition à la fois si ferme et si modérée fut étouffée
sans bruit dans le piège savamment combiné d'un légiste ; et l'appui de
l'opinion qui avait manqué à ses luttes, manqua également à son obscure
défaite. Mais le souvenir de sa courageuse résistance ne périra pas, et
l'impopularité qui a été si longtemps la seule récompense de ses efforts,
sera un jour son meilleur titre de gloire. Avec elle succombèrent nos
dernières garanties. AL dater de ce moment tout vestige du- gouvernement
représentatif disparut de nos institutions. Le
Sénat procéda ensuite à la nomination des nouveaux membres du Tribunat et du
Corps législatif. Ils étaient presque sans exception des créatures du Premier
Consul. Parmi ceux qui avaient consenti à prendre la place des éliminés du
Tribunat, on remarquait avec surprise le nom glorieux de Carnot. C'était le
seul républicain qu'on eût porté sur cette liste, et il avait accepté avec sa
faiblesse ordinaire, peut-être sans comprendre le triste usage auquel on
faisait servir son nom. Parmi les soixante membres nouveaux du Corps
législatif, on comptait quinze généraux ou officiers supérieurs, et
vingt-cinq fonctionnaires[17] de tout ordre, ce qui donne une
idée suffisante de l'esprit dans lequel avaient été faits les choix. Pendant
que s'accomplissait ce coup d'État hypocrite, plus odieux que les usurpations
même de brumaire, qui avaient du moins procédé à visage découvert, le Premier
Consul en surveillait de loin l'exécution ; il eût voulu anéantir du même
coup jusqu'à l'opposition tremblante du Sénat, mais elle trouva grâce à ses
yeux par son impuissance et sa servilité. « Sieyès, écrivait-il de Lyon à
Cambacérès, devrait bien faire brûler un cierge à Notre-Dame pour s'être tiré
de là si heureusement et d'une façon si inespérée ! » (18 janvier.) Lorsqu'il revint avec le double
prestige des ovations lyonnaises et des honneurs presque royaux que les
Cisalpins lui avaient décernés, il vit tous les corps de l'État à ses pieds.
Il se hâta de profiter de sa victoire en faisant voter aux deux assemblées
dont il s'était assuré la soumission des projets de loi qu'il n'avait osé
leur proposer jusque-là et qui étaient la préface ou l'accompagnement obligé
du grand changement qu'il méditait au profit de sa propre autorité. Ces
projets de loi étaient relatifs au Concordat, à l'amnistie des émigrés, aux
contributions de l'an XI, à la réorganisation de l'instruction publique,
enfin au traité d'Amiens et à la légion d'honneur. Après avoir imposé au
Tribunat un règlement qui l'annulait, Bonaparte rouvrit la session
législative le 5 avril 1802. Depuis
la conclusion du Concordat, la guerre qui ne pouvait manquer d'éclater entre
deux puissances si absolues et si exigeantes, n'avait cessé de couver
sourdement sous les démonstrations peu sincères qu'échangeait le pape avec le
Premier Consul. L'espérance de retirer de grands avantages de cette
transaction était toutefois restée assez forte de part et d'autre pour faire
supporter les sujets de mécontentement. La cour de Rome, qui par situation se
trouvait la plus faible, eut à subir des déboires et des humiliations qui lui
firent cruellement expier son triomphe. Ce n'était pas assez d'avoir à
consacrer, à son corps défendant, les douze évêques constitutionnels, il lui
fallut entendre Portalis avouer hautement dans son fameux rapport les mobiles
tout politiques qui avaient inspiré Bonaparte, déclarer que la religion était
un ressort, une influence, et qu'à ce titre le gouvernement avait dû
l'utiliser ; il lui fallut assister à la déloyale surprise de la publication
des articles organiques, imprimés d'abord avec le Concordat comme ayant eu
son assentiment, et ensuite maintenus malgré ses protestations. Elle n'eut
pas même la consolation de voir les dissidents se rétracter, car le semblant
de désaveu que Caprara obtint de Bernier fut presque aussitôt démenti par
ceux dont il était censé être l'ouvrage. Quant à la sanction législative,
elle fut une sorte d'offense pour Rome, tant elle parut un acte d'obéissance
passive et machinale. Le Concordat et les articles furent présentés, discutés
et votés en deux séances. C'était la rapidité et la précision d'une manœuvre
militaire mises au service des opérations législatives. Jamais pourtant
projet n'avait été plus impopulaire. L'armée seule osa faire entendre un mot
d'opposition. Augereau vint au nom de plusieurs de ses camarades demander à
Bonaparte l'autorisation de ne pas assister au Te Deum qu'on fit chanter à Notre-Dame
le jour de Pâques, pour célébrer la réconciliation de l'Église avec l'État.
Il reçut pour toute réponse l'ordre d'obéir. Delmas osa répondre au Premier
Consul qui lui demandait comment il avait trouvé la cérémonie : « Très-belle,
mon général, il n'y manquait qu'un million d'hommes qui se sont fait tuer
pour détruire ce que vous rétablissez. » Il fut exilé. L'amnistie
des émigrés fut pour Bonaparte une nouvelle occasion d'essayer l'espèce de
pouvoir constituant dont il avait investi le Sénat, et dont il se proposait
de faire avant peu un large usage. Ce corps étant spécialement chargé
d'interpréter la Constitution, on pouvait, sous ce prétexte, la lui faire
transformer entièrement par voie de sénatus-consulte. C'était par des
interprétations de ce genre qu'il en avait déjà obtenu la déportation des
Jacobins lors de la machine infernale, puis l'épuration du Corps législatif
et du Tribunat. L'article de la Constitution qu'il s'agissait d'interpréter
cette fois était ainsi conçu : « La nation française déclare qu'en aucun
cas elle ne souffrira le retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie
depuis le 14 juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées
aux lois contre les émigrés.... Les biens des émigrés seront irrévocablement
acquis au profit de la République. » Tel était le texte d'où il prétendait
faire sortir le retour des émigrés, convaincu qu'après an pareil tour de
force il pourrait faire dire à la Constitution tout ce qu'il lui plairait.
Bonaparte avait pris dès le début du Consulat des mesures en contravention
avec cet article, rien ne l'empêchait d'en décréter de nouvelles, mais ce qu'il
voulait ici c'était placer de plus en plus le Sénat au-dessus de la Constitution,
afin que, grâce à tous ces précédents, le service qu'il allait bientôt lui
demander parût chose toute simple. Le Sénat, qui se figurait accroître ses
propres prérogatives, lui accorda avec empressement ce nouveau
sénatus-consulte, attendu, disait-il, dans ses considérants, « que la mesure
était conforme à l'esprit de la Constitution. » On décida donc que les
émigrés seraient admis à rentrer sauf les principaux chefs, et qu'on leur
rendrait leurs biens non vendus, à l'exception des bois et forêts, propriété
énorme dont Bonaparte se réserva de disposer comme d'une prime destinée à
favoriser les conversions et à récompenser les dévouements. Le
projet de loi sur les contributions contenait la même violation de la
Constitution que celui des années précédentes, violation aggravée encore,
puisqu'il ne s'y trouvait cette fois ni état des recettes, ni état des
dépenses, et cette récidive indiquait un parti pris que ni le Corps
législatif, ni le Tribunat n'eussent toléré avant leur épuration ; « mais,
leur dit Defermon, on ne devait pas s'arrêter à la lettre de la Constitution
; elle ne pouvait exiger qu'un simple aperçu de chaque genre de dépenses et
de chaque nature de recettes... et comment d'ailleurs le gouvernement
aurait-il pu évaluer les recettes et les dépenses de l'an XI, lorsqu'il avait
à peine le moyen de faire connaître celles de l'an X ?[18] » Cette commode théorie ne
souleva plus aucune protestation, et le contrôle financier alla rejoindre les
autres garanties constitutionnelles. Le gouvernement fixa désormais ses
budgets comme il l'entendit, ratifiant lui-même les dépenses qu'il avait
faites, et n'en faisant connaître au Corps législatif que ce qu'il lui
convenait d'en publier. Cependant le Tribunat osa encore lui faire entendre
quelques timides conseils, à l'occasion de la loi sur l'instruction publique. Cette
loi, qui était un premier pas vers l'établissement du grand monopole
universitaire, réorganisait l'instruction publique, d'après la classification
encore subsistante aujourd'hui, en écoles primaires et secondaires, en lycées
et enfin en écoles spéciales. Elle était en grande partie l'œuvre de
Fourcroy, qui l'avait rédigée sous la direction du Premier Consul. C'était un
véritable type de la centralisation appliquée à la pédagogie : tout au
centre, rien aux extrémités. En haut la culture officielle, en bas
l'ignorance. Laissant de côté comme trop dispendieuses les nobles visées de
la Constituante et de la Convention, qui avaient voulu que l'enseignement
élémentaire fût gratuit pour être accessible à tous, ce projet sacrifiait
l'instruction primaire en l'abandonnant à la tutelle insuffisante des
communes et à la solde précaire des familles. Il retirait l'appui de l'État à
l'instruction populaire, la seule branche de renseignement qui ne puisse à
aucun prix se passer de ses encouragements, et il prodiguait cette même
protection à l'enseignement supérieur jusqu'à l'en accabler. C'était une
création bureaucratique, dans laquelle l'État, considérant l'instruction
comme sa chose et son instrument, y étouffait systématiquement tout ce qui
n'émanait pas de lui. C'est ce que le sentencieux Rœderer qui excellait à
trouver de maximes pour toutes les pratiques exprimait parfaitement lorsqu'il
disait : « L'institution que l'on vous propose n'est pas purement morale,
elle est aussi une institution politique.... Elle a pour but d'unir au
gouvernement et la génération qui commence et celle qui finit... d'attacher
au gouvernement les pères par les enfants et les enfants par les pères,
d'établir une sorte de paternité publique. » En conséquence, l'État exerçait
sa paternité en nommant les titulaires à six mille quatre cents bourses, sûr
moyen, en effet, de tenir les pères par les enfants. C'était le
fonctionnarisme commençant dès le collège. Il y avait, en outre « des
méthodes consacrées par l'État, » il y avait aussi une littérature d'État,
des sciences reconnues ou non reconnues par l'État. C'est ainsi qu'on avait
rayé du programme de l'enseignement l'histoire et la philosophie,
connaissances qui élèvent le plus l'esprit de l'homme, mais que l'État
jugeait superflues ou dangereuses. En revanche, on installa dans les lycées
des « professeurs d'exercice militaire. » — « On a cessé, disait
Rœderer, de faire de l'histoire un enseignement particulier, l'histoire
proprement dite n'ayant besoin que d'être lue pour être apprise[19]. » Voilà à quelles inepties
aboutissait dès lors l'influence des préoccupations po-tiques dans
l'enseignement. On toléra pourtant la logique, moins suspecte de sédition.
C'est en vertu du même principe, c'est-à-dire de la prétendue utilité de
l'État, qu'on avait à la fois réduit le nombre des centres d'instruction, car
trente lycées étaient loin d'équivaloir à cent écoles centrales, et restreint
l'enseigne ment scientifique, car, disait encore Rœderer « il importe
infiniment à l'État, il importe aux particuliers, il importe aux sciences
elles-mêmes, qu'elles ne soient distribuées qu'à un nombre de citoyens
proportionné à l'état de la société. Or, il
en est dans l'ordre des lumières comme dans celui des affections : qui craint
d'en trop donner n'en donne pas assez. Tout dans cette nouvelle organisation
était donc subordonné à l'intérêt réel ou supposé de l'État. Elle ne
contenait aucune disposition relativement à l'éducation des filles —
qu'importait, en effet, à l'État ? On ne pouvait faire des filles ni des
administrateurs, ni des soldats. Fourcroy ne nia pas cette lacune, mais il
assura que les familles s'empresseraient d'y suppléer spontanément. Un des
défenseurs du projet, Challan, fut plus net : « Disons-le franchement,
s'écria-t-il, c'est aux soins du ménage que doit être particulièrement
habituée cette intéressante moitié de la société ! » La mère de
famille suffisait amplement à cette éducation, et l'État, n'avait pas à s'en
mêler[20]. Si le projet tuait
l'enseignement libre alors très-florissant, en ne lui laissant accessible que
l'instruction secondaire et en le soumettant à la nécessité d'une
autorisation préalable, c'est qu'on ne pouvait lui permettre d'empiéter sur
les fonctions de l'État, et si on laissait tomber l'instruction primaire dans
une détresse humiliante, c'est que l'État ne voyait aucun profit, du moins
immédiat, à recueillir de l'initiation des classes pauvres à un commencement
de culture intellectuelle ; tandis qu'il croyait avoir un grand avantage à
jeter dans son moule uniforme, et à marquer de son empreinte toutes les
intelligences plus développées. Étant donné le goût invétéré de la nation
pour les faveurs gouvernementales, on était sûr de voir tous les pères de
familles étendre la main vers les six mille quatre cents bourses. « Quoi de
plus doux, disait Rœderer, que de voir ses enfants en quelque sorte adoptés
par l'État, au moment qu'il s'agit de pourvoir à leur établissement ? » Rien
de plus doux en effet, si ce n'est de les voir adoptés dès le berceau, ainsi
que nos utopistes l'ont souvent rêvé, et de trans, former l'État en un
immense hospice des En (aras trouvés. L'État s'assurait par-là une vaste
émulation de convoitises parmi les parents, et parmi les fils une pépinière
d'agents dociles et dévoués. C'était là le renversement de l'ordre naturel
des choses ; car si l'accès de l'instruction doit être facile et ouvert à
tous à son degré inférieur, elle ne peut que gagner, à mesure qu'elle
s'élève, à être le prix d'un labeur volontaire et persévérant. L'inévitable
résultat du système entier était la routine dans les méthodes, la stagnation
dans l'enseignement, l'inertie dans les maîtres ; car l'instruction ne peut
se passer du stimulant de l'activité libre ; elle a besoin d'être vivifiée et
renouvelée incessamment par la concurrence des énergies individuelles, et les
monopoles n'y ont jamais produit qu'une languissante et stérile immobilité.
Chassiron releva quelques-unes des lacunes du plan de Fourcroy ; il réclama
des « maisons d'institution pour les instituteurs », comme en Allemagne,
des chaires d'économie politique et rurale, comme à Milan. Duchesnes prouva
avec beaucoup de raison qu'avec l'argent consacré aux six mille quatre cents
bourses, on pouvait organiser sur-le-champ la gratuité de l'instruction
primaire, en la réduisant, il est vrai, au plus strict nécessaire. Il évaluait
la dépense à un peu plus de quatre millions. Mais Siméon se hâta de réfuter
ce « roman d'instruction gratuite. » Le peuple, disait-il, ne la désirait
nullement ; il faudrait forcer les parents à se soumettre à cette obligation,
comme on faisait autrefois pour la corvée. Fourcroy compléta cette réfutation
en exagérant la dépense pour discréditer l'institution, selon une méthode
assez connue. Il évaluait ces frais à au moins vingt millions. Toutes les
objections furent ainsi mises à néant ; j'ai dû les rappeler pourtant afin de
montrer que si ce mauvais système prévalut alors, ce ne fut ni par ignorance
ni par erreur, mais en vertu d'un choix logique et raisonné, d'un plan parfaitement
lié à l'ensemble de la politique consulaire. Le
traité d'Amiens était signé depuis la fin de mars 1802 mais on en avait
retardé la présentation au Corps législatif en vue de la grande manifestation
que je vais bientôt raconter. Après de longs débats motivés par une défiance
réciproque, Joseph et Cornwalis avaient fini par se mettre d'accord sur les
deux difficultés les plus apparentes de la négociation, c'est-à-dire sur la
question de Malte et des prisonniers ; mais le Premier Consul n'avait pu,
malgré ses efforts, amener le cabinet anglais à reconnaître la République
ligurienne, non plus que la Cisalpine et le royaume d'Étrurie. Cornwalis
avait offert la reconnaissance pour ce dernier royaume seulement, mais à la
condition que le Piémont fût déclaré indépendant, ce que Bon :1pc rte refusa
obstinément. Tous ces refus étaient peu rassurants pour l'avenir, et le
Premier Consul fit dès sors connaître de quelle façon il entendait en tirer
parti : « Puisque Sa Majesté Britannique, disait-il dans une note
adressée à Joseph, refusait de reconnaître ces trois Etats.... s'ils venaient
à chercher un refuge dans une incorporation à une grande puissance
continentale, Sa Majesté Britannique perdrait donc le droit de s'en plaindre, »
singulier raisonnement qui équivalait à dire que refuser de reconnaître un
commencement d'incorporation, c'était accepter l'incorporation complète ! Une
autre de ses prétentions n'était pas moins alarmante, en raison de
l'exorbitante susceptibilité qu'elle annonçait : Joseph eut l'ordre de
demander que l'extradition des meurtriers et des faussaires fût étendue « aux
libellistes », c'est-à-dire aux écrivains proscrits qui attaquaient en
Angleterre la politique du Consul. Il ne lui suffisait plus d'avoir tué la
liberté en France, il ne pouvait la supporter même chez les nations voisines.
« On est étonné, disait Talleyrand dans une note à Joseph, qu'un
gouvernement qui s'honore d'être avancé dans la civilisation, tolère sur son
territoire d'aussi dégoûtants libelles et leurs misérables auteurs ![21] » Ainsi
la civilisation eût consisté à violer la Constitution anglaise qui consacrait
la liberté de la presse, et à livrer des exilés, au mépris du droit des gens,
pour complaire au Premier Consul ! Ses exigences furent repoussées, mais
c'était un présage menaçant pour la paix future qu'il eût osé les produire.
Tout entier à la joie de voir la tranquillité assurée, le public ignora ces
fâcheux symptômes ; la paix avec l'Angleterre était à ses yeux la paix avec
toute l'Europe, il en jouit avec ivresse. C'est cette reconnaissance sans
mélange mais non sans illusions, que Bonaparte avait résolu d'exploiter en
tenant en réserve la ratification du traité d'Amiens pour former comme le
couronnement de la session législative. Les
ennemis du dehors étaient vaincus comme ceux du dedans, l'opposition était
abattue, la presse muette et enchaînée ; le moment était venu pour le Premier
Consul de recueillir le fruit de cette longue série d'actes préparatoires qui
remontaient à la publication du parallèle entre Cromwell, César et Bonaparte.
Qu'il eût dès cette époque la pensée de se faire décerner un pouvoir non plus
temporaire, mais viager et au besoin héréditaire, il est impossible d'en
douter. Le public ayant toutefois montré plus de surprise que d'empressement
à se rendre à l'invitation qui lui était adressée, on avait ajourné le projet
; mais tous les actes du Consul avaient depuis lors tendu vers ce but unique.
C'était en vue de ce plan favori qu'il avait conclu le Concordat, moyen sûr
d'enrôler la remuante armée des prêtres ; qu'il avait rappelé et caressé les
émigrés, propagateurs naturels des mœurs et des idées monarchiques ; qu'il
avait montré à la France un roi de sa façon en la personne du roi d'Étrurie ;
qu'il avait mis au-dessus de la Constitution l'autorité des sénatus-consultes
; qu'il avait provoqué à Lyon les serviles ovations des Cisalpins ; qu'il
avait à Paris chassé du Tribunat et du Corps législatif tous les hommes qui
auraient pu faire entendre à leur pays les accents d'une voix libre, Ceux qui
ne voient pas la progression et l'enchaînement de ces actes, justification
éclatante de l'opposition qui s'efforça d'en arrêter le fatal développement,
ceux-là ne sont pas dignes de tenir la plume de l'historien. Le terrain étant
ainsi préparé, il était temps de donner à tous ces faits leur conclusion
naturelle en portant hardiment la main sur le pouvoir suprême. Cependant au
moment d'agir, Bonaparte hésitait. C'est qu'en dépit de tout ce qu'il aval
fait pour corrompre l'opinion et entraîner le sentiment public, il était à
peu près seul à désirer cette transformation critique. Sauf ses frères et
quelques-uns de ses familiers, monarchistes décidés, tels que Talleyrand, Rœderer,
Regnault de Saint-Jean-d’Angély, Cambacérès, personnages d'ailleurs
intéressés à entrer dans ses vues, personne n'éprouvait le besoin de voir
accroître le pouvoir déjà écrasant d'un homme qui paraissait redoutable aux
moins clairvoyants par l'impétuosité, la violence de ses passions et par son
indomptable orgueil. Depuis longtemps ses désirs n'étaient plus un secret,
car tout marchait vers le dénouement prévu ; mais comme on en craignait la
réalisation sans oser y mettre obstacle, on s'abstenait également d'y
concourir et de s'y opposer ; c'était tout ce qu'on pouvait attendre de
l'inertie de cette génération lassée. Cette
attitude neutre et passive qu'il trouvait jusque dans son entourage
embarrassait souverainement le Premier Consul, qui voulait répéter ici la
comédie si bien jouée dans la Consulte de Lyon et avoir l'air de céder
presque malgré lui au vœu unanime de la nation. N'ayant plus à vaincre
d'obstacle matériel, il voyait se dresser devant lui cette nécessité morale qui
lui faisait un devoir, au nom même de la durée de son œuvre, de couvrir ses
vues égoïstes du prétexte spécieux des intérêts généraux et de la volonté
nationale, et il sentait au dernier moment que l'apparence même de ce
prétexte allait lui manquer. De là son trouble, sa timidité extraordinaire
lorsqu'il fallut agir et se prononcer. Il était arrêté et convenu depuis
longtemps qu'on allait terminer la session en réclamant pour lui une
augmentation de pouvoir, mais lorsqu'il fut question de décider dans quelle
mesure et sous quel titre elle lui serait décernée, Cambacérès, qui était alors
son confident le plus intime, ne put tirer de lui un seul mot de nature â
l'éclairer sur ses secrets désirs. Voulait-il une simple prolongation de
pouvoir ? Voulait-il être Consul à vie, protecteur, président, empereur ou
roi ? Cambacérès ne put rien savoir. Tout ce qu'il en put obtenir, en
employant les plus pressantes instances, c'est que quelle que fût la
récompense dont les grands corps de l'État le jugeraient digne, il
l'accepterait avec reconnaissance. Avec quelques conseillers d'Etat qui
voulaient avoir toute sa pensée, il poussa encore plus loin la dissimulation
; il leur déclara qu'il était satisfait de ses honneurs et ne voyait pas la
nécessité de les accroitre. Ayant tout préparé pour l'exécution de ses
desseins il voulait qu'on lui fît violence, qu'on feignit de lui imposer ce
qu'il brûlait de prendre. Il se croyait sûr d'avoir été deviné par le Sénat,
et il n'admettait pas qu'ayant été deviné il ne fût pas obéi. Enfin il lui
semblait impossible qu'on osât lui offrir la partie quand il ne tenait qu'à
lui de prendre le tout. La
détermination du but étant ainsi laissée au zèle spontané des sénateurs, on
adopta pour moyen une motion du Tribunat. Il y avait un raffinement ingénieux
et cruel à faire prendre une telle initiative au Corps qu'on venait de
mutiler : on lui portait le dernier coup en exploitant son ancienne
réputation d'incorruptibilité, et en déshonorant sa mémoire. Le jour où le
traité d'Amiens fut communiqué à cette assemblée, le 6 mai 1802, son
président Chabot de l'Allier, aussitôt la lecture achevée, proposa que le
Tribunat émît le vœu et qu'il fût donné au général Bonaparte, Premier Consul,
un gage éclatant de la reconnaissance nationale. » Le trait le plus
curieux de l'intrigue, c'est que Chabot ne se doutait de rien : on lui avait
fait croire qu'il ne s'agissait ici que d'un simple témoignage honorifique[22]. La proposition fut aussitôt
votée qu'émise, et Siméon vint à la tête d'une députation apporter à
Bonaparte le vœu du Tribunat. Après avoir retracé les grandes actions du
héros dans un langage hyperbolique, « je me hâte, disait Siméon, je crains de
paraître louer quand il ne s'agit que d'être juste. Nous attendons que le
premier Corps de la nation se rende l'interprète de ce sentiment général dont
il n'est permis au Tribunat que de désirer et de voter l'expression. A Le
Premier Consul resta fidèle à son attitude énigmatique. « Il ne désirait
d'autre gloire que celle d'avoir rempli sa tâche. Il n'ambitionnait d'autre
récompense que l'affection de ses concitoyens. La vie ne lui était chère que
par les services qu'il pouvait rendre à la patrie, et la mort n'aurait pas
d'amertume pour lui si ses derniers regards pouvaient voir le bonheur de la
République aussi assuré que sa gloire ! » Le
Sénat n'en était pas moins mis en demeure d'imposer au Premier Consul le
sacrifice de ses goûts modestes et désintéressés. Les sénateurs, malgré leur
complaisance déjà proverbiale, auraient pour la plupart désiré faire la
sourde oreille, car s'ils étaient pusillanimes ils étaient aussi prudents, et
ne voyaient pas sans effroi les folles allures de cette ambition effrénée.
Mais ne pouvant songer à reculer en présente d'une sommation aussi directe
que la motion du Tribunat, ils feignirent de prendre au sérieux le
désintéressement du Premier Consul. En dépit des protestations de Cambacérès,
ils affectèrent de croire que lui offrir une magistrature à vie serait
outre-passer ses désirs, peut-être même offenser ses sentiments républicains,
et ils proposèrent une simple prorogation de ses pouvoirs pour dix ans. Cette
proposition fut acceptée, grâce surtout à Tronchet alors président du Sénat,
esprit sensé et prévoyant, nullement hostile, mais justement alarmé des
témérités du nouveau César. Le Sénat rédigea en conséquence un
sénatus-consulte qui réélisait pour dix ans le citoyen Napoléon Bonaparte à
dater de l'expiration des dix années pour lesquelles il avait déjà été nommé.
Il y eut une seule voix d'opposition, celle de Lanjuinais, un des derniers
survivants de la Gironde, digne de protester au nom des traditions de ce
noble parti. En
apprenant le résultat de ce vote Bonaparte éprouva un véritable accès de
fureur. Ces honneurs qu'il s'était déclaré prêt à accepter avec
reconnaissance quels qu'ils fussent, n'étaient plus à ses yeux qu'une sorte
d'outrage ; le Sénat n'avait plus aucun droit de les lui décerner, c'était de
sa part une usurpation sur les droits du peuple ; tel fut le sens de la
réponse qu'il écrivit dans ce premier mouvement, et l'on ne sait à quelles
extrémités l'aurait poussé sa colère d'avoir été pris dans son propre piège
par les hommes sur lesquels il comptait le plus, si le sage Cambacérès
n'était de nouveau intervenu avec ses ingénieux expédients. Puisque le Sénat
montrait si peu de bonne volonté et comprenait si mal sa mission, que ne
s'adressait-on à la nation elle-même beaucoup moins subtile et moins avare de
ses faveurs ? Le peuple souverain pouvait encore être bon à quelque chose. Il
était absolument muet et annulé depuis la création des listes de notabilité ;
mais on pouvait lui rendre la parole pour cette occasion, sauf à le faire
rentrer ensuite dans le silence. Grâce à
ce stratagème le Premier Consul put tout à la fois dissimuler son
mécontentement et prendre sa revanche de la déception que lui avait infligée
le Sénat. « Sénateurs, dit-il dans sa réponse au message, le suffrage du
peuple m'a investi de la suprême magistrature. Je ne me croirais pas assuré
de sa confiance si l'acte qui m'y retiendrait n'était pas encore sanctionné
par son suffrage. Dans les trois années qui viennent de s'écouler la fortune
a souri à la République, mais la fortune est inconstante et combien d'hommes
qu'elle avait comblés de ses faveurs ont vécu trop de quelques années... Vous
jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice : je le ferai, si le vœu du
peuple me commande ce que votre suffrage autorise. » Ce
qu'il ne disait pas toutefois dans cette déclaration en style antique, c'est
que ce nouveau sacrifice, au sujet duquel il allait consulter le peuple avant
de s'y soumettre, serait beaucoup plus étendu que celui que le Sénat avait
voulu lui imposer ; car au lieu d'une prorogation de dix ans, il se proposait
de demander le Consulat à vie. On ne pouvait pousser plus loin la soif des
sacrifices ! Cette variante introduite dans la proposition du Sénat s'opéra
au moyen du Conseil d'État dont la majorité était au fond aussi mal disposée
que les sénateurs, mais ne pouvait qu'obéir au mot d'ordre. Dubois, le préfet
de police, vint y déposer que le public était très-mécontent de ce qu'on
n'eût pas décerné à Bonaparte le Consulat à vie, sur quoi on décida presque sans
discussion que le peuple serait consulté sur la question de savoir si le
Premier Consul serait nommé à vie. Rœderer, mû par un excès de zèle, y fit
ajouter que Bonaparte aurait le droit de désigner son successeur. Mais ce
dernier, qui depuis quelque temps déclamait beaucoup contre l'hérédité, signe
certain qu'il y pensait pour lui-même et qu'il voulait en donner l'idée aux
autres, biffa de l'arrêté du Conseil la clause officieusement imaginée par Rœderer
comme empiétant sur les droits du peuple. Le Moniteur du 11 mai 1802
annonça en conséquence, que des registres seraient ouverts dans toutes les
mairies, dans les greffes des tribunaux et chez les notaires pour recevoir
les votes sur cette question : « Napoléon Bonaparte sera-t-il élu Consul
à vie ? » Tous
les corps de l'État vinrent alors le féliciter de sa déférence pour la
volonté nationale, et un immense mouvement d'adresses de congratulation fut
provoqué chez les fonctionnaires de tout ordre afin de donner l'impulsion au
peuple. On peut citer comme type de ces manifestations l'adresse de Beugnot,
préfet de la Seine-Inférieure : « Chaque citoyen, disait-il, croira tout
faire pour la patrie, en exprimant le vœu que la durée de vos pouvoirs soit
la même que celle de votre vie.. Si elle pouvait égaler celle de votre gloire
les destinées de la France seraient fixées. Mais la nature compte et termine
les jours de celui qui a le plus de droits à l'immortalité. » Ce fut
pendant cette sorte d'interrègne de trois semaines que Bonaparte fit voter
par le Corps législatif deux lois ou plutôt deux institutions qui étaient à
ses yeux comme les pierres d'attente du nouveau régime. L'une était le
rétablissement de l'esclavage dans nos colonies, l'autre était
l'établissement de la Légion d'honneur. La première de ces mesures fut
déguisée sous le nom discret de projet relatif aux colonies restituées par le
traité d'Amiens et aux autres colonies françaises ; elle rétablissait non-seulement
l'esclavage, mais la traite et l'importation des noir, comme avant 1789. Rien
n'était encore décidé à Saint-Domingue ; aussi avait-on évité avec soin de
prononcer le nom de cette colonie et elle semblait rester en dehors de la
mesure conformément aux solennelles promesses de Bonaparte, déjà violées en
ce qui concernait la Guadeloupe. Mais un article spécial avait pourvu à cette
lacune en statuant « que nonobstant toute loi antérieure le régime des
colonies serait soumis pendant dix ans aux règlements faits par le
gouvernement, :0 disposition obscure que le conseiller d'État rapporteur,
Dupuy, interprétait fort clairement en disant « que dans les colonies où les
lois révolutionnaires avaient été mises à exécution — c'est-à-dire à
Saint-Domingue —, on se hâterait de substituer aux séduisantes théories un
système réparateur dont les combinaisons, variant avec les circonstances,
seraient confiées à la sagesse du gouvernement. » A cet égard le passé
répondait de l'avenir ; mais il ne fut pas au pouvoir du gouvernement de
réaliser ses bienfaisantes intentions, et les noirs, délivrés de leurs
sauveurs par la fièvre jaune, se trouvèrent heureux de continuer à vivre sous
le joug de ce que les défenseurs de la loi appelaient « une cruelle
philanthropie. La
Légion d'honneur était une création toute personnelle du Premier Consul ;
elle lui a survécu, car elle était fondée à la fois sur l'intérêt du
gouvernement et sur la vanité des particuliers ; et elle est restée si chère
aux amours-propres qu'il faut quelque indépendance d'esprit pour en parler
librement. C'était peut-être de toutes ses conceptions celle qui lui tenait
le plus à cœur. Il appartenait en effet à celui qui avait mis tous les
intérêts, toutes les libertés, toutes les fortunes et toutes les vies dans
les mains du gouvernement, d'y mettre aussi, sinon l'honneur des citoyens
comme le nom de l'institution semblait le dire, du moins leurs titres à la
considération et à l'honorabilité. Que l'État s'efforçât de rémunérer comme
il l'entendait les services qu'on lui rendait, rien de plus naturel et de
plus légitime, car il ne fait en cela que payer sa dette ; mais qu'il
s'érigeât en juge souverain des talents et des vertus dans toutes les sphères
de l'activité humaine, qu'il prétendit classer le mérite et fixer à chacun la
part de considération qui lui était due, c'était là une pensée qui ne pouvait
germer que dans l'âme d'un despote, et qui ne devait plaire qu'à des cœurs
sans fierté. Jamais une nation vraiment orgueilleuse ne lui eût reconnu une
telle compétence, plus offensante que les privilèges même de la naissance,
car le hasard n'a pas du moins la prétention de juger. Mais la vanité étant
infiniment plus commune que l'orgueil, le calcul qui avait inspiré Bonaparte
était juste et profond. Une institution qui spécule sur de telles faiblesses
est toujours assurée de réussir, mais le genre d'émulation qu'elle développe
n'est pas de nature à élever le niveau moral d'une nation. Si un bon système
de récompenses publiques est chose extrêmement rare et délicate, que penser
de celui qui dès le début impliquait la soif des distinctions, l'esprit
d'intrigue et de servilité chez les justiciables, l'incompétence chez le juge
? Tant que l'État récompense au nom d'un intérêt public nettement défini, il
est dans son rôle et s'acquitte d'un devoir, mais du moment où il se
transforme en grand pontife du génie, de la vertu et de l'honneur, il
s'arroge une tâche au-dessus de sa portée, car le propre de l'honneur est de
ne reconnaître d'autre juge que lui-même, et le génie comme la vertu
échappent aux évaluations officielles. Ce n'était là toutefois que le côté
moral de la question : la mesure avait au point de vue politique un
inconvénient bien plus grave-que celui de remplacer les mobiles élevés par
une vanité mesquine et misérable ; c'était le danger d'ajouter un instrument
de domination des plus puissants à toutes les prises que le gouvernement
avait déjà sur la nation. Sa force était sans contre-poids, irrésistible, que
deviendrait-elle avec un pareil moyen d'influence agissant non plus par la
contrainte, mais par une tentation universelle et incessante ? Ce vice
radical et indélébile d'une institution plus digne de la Chine que de la
France de 1789, fut celui qui alors frappa le moins les esprits. Le projet
était très-mal vu par l'opinion, la preuve en est dans ce fait qu'il fut
combattu avec une très- grande vivacité au sein du Conseil d'État où l'on
n'était guère porté à l'opposition, et qu'il passa à quelques voix de
majorité seulement dans le Tribunat et le Corps législatif même épurés ; mais
ses adversaires Mathieu Dumas, Thibaudeau, l'amiral Truguet d'une part,
Savoye Rollin et le marquis de Chauvelin de l'autre, le repoussèrent comme
favorable aux préjugés aristocratiques. ils ne s'aperçurent, pas ou peut-être
n'osèrent pas s'apercevoir, qu'il était encore bien plus favorable au
despotisme, car les distinctions dont le gouvernement devenait le
dispensateur étaient de nature à lui donner une action puissante sur les
classes les plus indépendantes par leur position. Au reste, personne ne
caractérisa mieux l'institution que son auteur lui-même, lorsqu'après avoir
épuisé les sophismes pour la justifier, il en avoua nettement l'esprit et le
but dans un mouvement d'impatience. On sait la réponse qu'il adressa à
Berlier et à Truguet au milieu de la discussion au Conseil d'État : « On
appelle cela des hochets, s'écria-t-il, eh bien, c'est avec des hochets qu'on
mène les hommes I Je ne dirais pas cela à une tribune, mais dans un conseil
de sages et d'hommes d'État, on doit tout dire. Je ne crois pas que les
Français aiment la liberté et l'égalité ; ils n'ont pas été changés par dix
ans de révolution ; ils sont ce qu'étaient les Gaulois, il leur faut des
distinctions. Voyez comme le peuple se prosterne devant les crachats des
étrangers ! » C'était assez dire qu'il ne voulait pas contrarier le goût
français, et que l'institution n'était favorable ni à la liberté ni à
l'égalité, bien que ses statuts imposassent aux légionnaires le serment de
défendre ces deux principes. Ii ne pouvait mieux réfuter ses propres
déclarations sur la nécessité « de créer des institutions intermédiaires
entre le gouvernement et la nation, de jeter quelques blocs de granit au
milieu de tous ces grains de sable qui formaient le peuple français. »
C'était en effet tout le contraire qu'il faisait, puisqu'il renforçait encore
le gouvernement en mettant dans ses mains un levier d'une puissance
incalculable. La vérité est qu'il voyait, selon son expression, dans la
Légion d'honneur un moyen de plus de mener les hommes, c'est-à-dire
d'exploiter leurs passions et leurs faiblesses, de les tromper, de les
abaisser, de les asservir. Pendant
ce temps, les registres avaient été envoyés au Sénat, qui en fit le
dépouillement. Les votes affirmatifs montaient à plus de trois millions cinq
cent mille ; les opposants ne comptaient que quelques milliers de voix. Mais
leur petit nombre avait un commentaire significatif, c'était l'entraînement,
l'intimidation, l'absence de tout contrôle. La Fayette motiva son vote en
écrivant sur le registre « qu'il ne pouvait voter une telle magistrature
tant que la liberté politique ne serait pas garantie. » Il développa ses
motifs dans une lettre adressée au Premier Consul. Après lui avoir exprimé sa
reconnaissance pour le service qu'il avait reçu de lui, il disait : « Il
est impossible que vous, général, le premier dans cet ordre d'hommes qui pour
se comparer et se placer embrassent tous les siècles, vouliez qu'une telle
révolution, tant de victoires et de sang, de douleurs et de prodiges n'aient
pour vous d'autre résultat qu'un régime arbitraire ! » Ce conseil, qui ne fut
pas écouté, mit fin à leurs relations, et la Fayette rentra dans sa retraite
pour n'el plus sortir jusqu'à la chute de l'Empire. Il est des temps
déshérités où l'on voit toute une nation se précipiter vers la servitude.
L'avis d'un seul homme qui ose résister au courant a plus de poids alors que
celui de tout un peuple. La France, la vraie France de 1789, toujours vivante
malgré le vertige momentané des esprits, était toute entière en la Fayette.
Il pouvait dire avec le poète : Rome est toute où je suis ! Mais ce
n'était pas tout que d'avoir vaincu, il fallait encore profiter de la
victoire, et c'est dans cet art surtout qu'excellait Bonaparte. On a vu
comment du traité d'Amiens il- avait fait sortir, malgré les répugnances des
sénateurs, une prorogation de pouvoir pour dix ans ; comment ensuite de cette
prorogation de dix ans, il avait tiré par une sorte de tour de
prestidigitation le Consulat à vie. Il allait maintenant se servir du vote
sur le Consulat à vie pour une opération analogue, car il fallait lui faire
porter tous ses fruits. Ceux qui après ce nouveau succès le croyaient rassasié
de pouvoir au moins pour un temps, purent voir combien ils connaissaient mal
cette ambition jamais assouvie et possédée de ce que l'Écriture appelle la
voracité de l'abîme. » En essayant d'apaiser la soif qui le dévorait on
n'avait fait que l'irriter. Le jour
où le Sénat lui porta le résultat du recensement des votes, le 3 août 1802,
la France apprit par le discours du Premier Consul, qu'en votant la
magistrature à vie, elle avait aussi voté des institutions nouvelles, et
qu'il allait interpréter le plébiscite avec autant de liberté que le
sénatus-consulte : « Sénateurs, dit-il, la vie d'un citoyen est à sa
patrie. Le peuple français veut, que la mienne tout entière lui soit
consacrée. J'obéis à sa volonté. En me donnant un nouveau gage, un gage
permanent de sa confiance, il m'impose le devoir d'étayer le système de ses
lois sur des institutions prévoyantes... » Le plan
de ces institutions prévoyantes était déjà disposé et rédigé de toutes
pièces. Elles avaient bien entendu pour but « de mettre la liberté et
l'égalité à l'abri des caprices du sort et de l'incertitude de l'avenir. » Il
n'était pas un acte d'oppression, pas une mesure tyrannique qui ne fût mise
sous la protection de cette formule magique ; on eût dit qu'elle avait la vertu
de purifier les actes les plus iniques, et loin de s'étonner de la dérision
insultante dont elle était perpétuellement l'objet, on continuait à y voir un
hommage rendu aux principes de la Révolution, illusion qui serait
inexplicable si l'on ne se souvenait que la démocratie de ce temps,
indifférente à la liberté, n'était plus attachée qu'à ses intérêts, dont
Bonaparte représentait encore le triomphe et la consolidation. Les
modifications apportées à la Constitution de l'an viii supprimaient
entièrement les faibles apparences de contrôle et de garantie qu'on y avait
laissé subsister. Les listes de notabilité étaient remplacées par des
assemblées de canton désignant des candidats, soit pour les justices de paix,
soit pour les conseils municipaux, et par des collèges électoraux
d'arrondissement et de département. Les colléges d'arrondissement composés au
plus de deux cents membres, désignaient des candidats pour le Tribunat ; les
colléges de départements, composés au plus de trois cents membres,
présentaient des candidats pour les conseils généraux, le Corps législatif et
le Sénat. Tous ces électeurs, dont le rôle se bornait à combiner des
candidatures que le gouvernement seul pouvait transformer en choix, étaient
nommés à vie par les assemblées de canton. Le Tribunat, réduit à cinquante
membres, était divisé en sections et délibérait à huis clos, à côté du
Conseil d'État, dont il n'était plus qu'une succursale. Celui-ci voyait
lui-même, avec un déplaisir très-marqué, ses attributions fort diminuées par
suite de la création d'un conseil privé, chargé de donner son avis sur les
traités et de préparer les sénatus-consultes. Le Conseil d'État avec toute sa
docilité ressemblait encore trop à une assemblée libre ; Bonaparte y
rencontrait parfois des semblants de contradiction. Le Sénat seul gagnait un
énorme accroissement d'autorité. Il pouvait suspendre la Constitution, casser
les arrêts des tribunaux, interpréter la Constitution par des
sénatus-consultes, dissoudre le Corps législatif et le Tribunat ; mais ce qui
réduisait à néant ces attributions si magnifiques en apparence, c'est qu'il
ne pouvait faire tout cela que sur l'initiative du gouvernement[23], disposition trop souvent
passée sous silence et qui montre au profit de qui le Sénat avait reçu cette
formidable extension de pouvoir. Le Premier Consul, si prodigue envers cette
assemblée, avait voulu se traiter beaucoup plus modestement lui-même ; il
n'avait accepté que le droit de faire grâce et de désigner son successeur,
modération vraiment digne d'être admirée, si elle ne trouvait son explication
dans l'article que je viens de citer. Il s'était en outre réservé, nonobstant
le droit des colléges électoraux, la faculté de nommer quarante nouveaux
sénateurs sans présentation préalable de candidats. Grâce à cette faculté et
à la création des sénatoreries, le Sénat était désormais à l'abri de l'esprit
de sédition. Quelques
anciens constituants de 9I, dont Camille Jordan s'était fait l'organe,
avaient poussé au changement d'institutions ; ils avaient été jusqu'à
demander le rétablissement de la monarchie en faveur de Bonaparte, dans
l'espoir d'obtenir de lui en échange le rétablissement des formes et des
garanties constitutionnelles. Camille Jordan exprima avec éloquence ces
généreuses illusions dans une brochure qui eut un grand retentissement[24]. Après avoir rendu l'hommage le
plus flatteur aux services et aux talents de Bonaparte, il constatait que sa
personne était tout dans nos institutions ; il rappelait que l'ordre n'est
rien sans la liberté. Il se demandait ensuite ce que le Premier Consul allait
faire de son pouvoir : cc il a moissonné, disait-il, tous les lauriers de la
guerre ; il s'est assis au sommet de la puissance ; il a épuisé les louanges
que la renommée prodigue aux victorieux ; que peut-il rester à cette âme
ardente, avide d'émotions nouvelles, tourmentée du besoin des grandes choses,
si ce n'est de profiter d'une situation unique dans les annales du monde pour
améliorer les destinées de l'espèce humaine, de poser lui-même à ce pouvoir
immense dont il est investi la limite que réclame la justice, et de mener
sans crainte avec le souple lien des lois populaires une grande nation dans
ces voies brillantes tracées par les lumières du siècle ? Voilà ce que
l'Europe attend de lui ; voilà ce qui donnera sa vraie mesure. » La
réponse de Bonaparte à ces nobles exhortations ne se fit pas attendre : il
fit saisir la brochure de Camille Jordan comme factieuse. « Je les ai laissé aller, dit-il au Conseil d'État, j'ai reçu tous leurs plans, et j'ai été mon train.... La Fayette et Latour Maubourg m'ont écrit qu'ils diraient oui, à à condition que la liberté de la presse serait rétablie. Que peut-on espérer de ces hommes qui sont toujours à cheval sur leur métaphysique de 1789 ? La liberté de la presse ! Je n'aurais qu'à la rétablir, j'aurais de suite trente journaux royalistes, autant de journaux jacobins, et il me faudrait gouverner encore avec une minorité ! » |
[1]
Archives parlementaires : Séance du 30 novembre.
[2]
Séance du 6 décembre.
[3]
M. Thiers qui parle sans cesse des violences du Tribunat, violences dont on ne
trouve aucune trace dans les procès-verbaux de cette assemblée, dit ici que «
le traité fut l'objet des plus violentes discussions dans la commission du
Tribunat. » Cependant elle vota l'unanimité le rapport si bénin de Costaz.
[4]
Thiers.
[5]
Cette séance n'est guère connue que par ce qu'en a dit Stanislas Girardin qui
déclara lui-même au Premier Consul après la séance, « que l'adoption du traité
n'avait pas été un seul instant douteuse. »
[6]
Journal de Stanislas Girardin.
[7]
Journal et souvenirs de Stanislas Girardin.
[8]
Locré, Législation de la France, t. III.
[9]
Locré, Procès–verbaux du conseil d'État, t. I, séances des 16 et 24
fructidor, an IX.
[10]
Locré, Législation de la France, t. XI.
[11]
Locré, Procès-verbaux du conseil d'État, t. I, séance du 14 vendémiaire
an X.
[12]
Procès-verbaux, t. II, séance du 27 brumaire an XI.
[13]
Locré, Procès-verbaux, t. II, séance du 7 pluviôse an XI : « Le Premier
Consul dit que le contrat impose des charges mutuelles aux deux contractants,
qu'ainsi cette expression ne peut convenir à la donation. »
[14]
Édouard Laboulaye, Benjamin Constant.
[15]
Séance du 25 décembre.
[16]
Thibaudeau.
[17]
Extrait des registres du Sénat conservateur, communiqué au Corps législatif
dans la séance du 5 avril 1802.
[18]
Discours de Defermon, séance du 3 mai 1802.
[19]
Discours au Corps législatif, séance du 1er mai 1802.
[20]
Discours au Tribunat : séance di 25 avril.
[21]
Talleyrand à Joseph, 2 février 1802.
[22]
Journal de Stanislas Girardin.
[23]
Article 56 du Sénatus-consulte organique de la Constitution.
[24]
Vrai sens du vote national sur le Consulat à vie, sans nom d'auteur.